Poétique et politique de la régénération - CORE · corruptibilité du politique de quoi fonder...

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Poétique et politique de la régénération Les Ruines de Volney et le moment révolutionnaire par Georges Benrekassa Protesseur à l'Université de Paris VII QUITTE à choquer ceux qui depuis plus de vingt ans s'efforcent de redonner vie à l'oeuvre des Idéologues, il faut bien convenir qu'une oeuvre comme Les Ruines, la plus écrite, la plus inspirée des oeuvres de Volney, paraît être une oeuvre culturellement morte : entendons par que nul ne semble plus fondé à la lire pour « se former ». Mais, par un paradoxe qui n'est qu'apparent, c'est faire oeuvre de culture que d'essayer de rendre lisible dans son moment et son mouvement propre un texte qui porte (trop) l'empreinte des débats majeurs du siècle et qui témoigne (indirectement) de l'époque éclatante où il paraît (septembre 1791) : si Volney en dépose un exemplaire sur le bureau de la Constituante, qui vient d'achever son ouvrage propre, il faut accorder quelque prix à cette offrande... C'est faire oeuvre de culture non aux fins d'une improbable résurrection, mais pour rappeler à ceux qui ne connaissent que les noms de Rétif ou de Sade ou à ceux qui préfèrent oublier à jamais Marie-Joseph Chénier, que la période révolutionnaire voit apparaître et paraître des oeuvres d'une richesse intellectuelle et spri- tuelle indéniable, même si cette richesse ne nous est plus évidente. Entre 1790 et 1793: LHomme de désir de Louis-Claude de Saint-Martin, Les Ruines de Volney, Sur les générations actuelles de Se- nancour... Les voyageurs curieux dont parlait méchamment Nietzsche, qui ont le loisir de faire autre chose que de l'histoire « monumen- tale », peuvent faire le lien entre l'histoire de la culture et la culture vivante : ils savent avec quel intérêt Leibniz ou Montesquieu ont lu l'Histoire des Sévarabes, et ils ont le goût de se demander pourquoi des pamphlets de circons- tance peuvent rester des oeuvres immortelles et pourquoi des méditations qui prétendent surplomber leur temps paraissent mortellement datées. Précisément, Les Ruines, à moins qu'on ne les prenne, comme J. Gaulmier pour une continuation du Voyage en Egypte et en Syrie1, ce qui nous paraît inacceptable, valent la peine d'être interrogées non comme le prolongement philosophique d'une démarche positive, mais comme le témoignage, voire le symptôme d'une ambivalence fatale, d'une discordance dans la manière d'interroger les temps, ou même plus solennellement le Temps, l'oeuvre n'arrivant pas à dégager ou plus encore à prolonger sa modernité propre à cause de sa fidélité à un monde intellectuel révolu. Et elles restent par là peut-être plus qu'un document capital de notre histoire culturelle. L'examen analytique le plus simple de ces « méditations sur les révolutions des empires » (que de pluriels d'amplitude et de majesté !), révèle tout de suite le point de vue qui peut faire comprendre cette ambivalence. Il y a des oeuvres rebelles à tout résumé, et tout leur prix vient de là : quelque chose se dit dans la subtilité de leur démarche, qui résiste à l'enca- drement rhétorique, et qui actualise un travail de l'esprit en dessus ou à côté du commerce ordinaire des « idées ». Les Ruines à cet égard, paraissent en première approche se situer à l'opposé, offrir une armature idéologique trop nette, la clarté d'un message immédiatement perceptible. Et pourtant, au coeur de la thèse, se révèlent, peut-être à cause de la marche même de l'Histoire, les lignes de fracture qui rendent sensible ce que le titre de l'ouvrage a d'emblématique de sa texture idéologique : comme dans certaines constructions de Rome, se prolongent dans un ensemble des architec- tures détruites et hétérogènes... On essaiera de montrer que l'ouvrage « survit », relativement, à partir de ces lignes de fracture, autant qu'à 1.On renverra à son ouvrage, qui reste la somme de toutes les connaissances sur Volney, L'idéologue volney, 1757-1820, Contribution à l'histoire de l'orientalisme en France, 1951, Slatkine reprints, Genève Paris, 1980. Le chapitre II dela 2e partie est consacré à un examen des Ruines. On renverra également aux actes d'un colloque récent, Volney et les Idéologues, Presses de l'Université d'Angers, 1988.

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Poétique et politique de la régénération

Les Ruines de Volney et le moment révolutionnaire

parGeorges Benrekassa

Protesseur à l'Université de Paris VII

QUITTE à choquer ceux qui depuis plus devingt ans s'efforcent de redonner vie à

l'oeuvre des Idéologues, il faut bien convenirqu'une oeuvre comme Les Ruines, la plusécrite, la plus inspirée des oeuvres de Volney,paraît être une oeuvre culturellement morte :entendons par là que nul ne semble plus fondéà la lire pour « se former ». Mais, par unparadoxe qui n'est qu'apparent, c'est faireoeuvre de culture que d'essayer de rendrelisible dans son moment et son mouvementpropre un texte qui porte (trop) l'empreintedes débats majeurs du siècle et qui témoigne(indirectement) de l'époque éclatante où ilparaît (septembre 1791) : si Volney en déposeun exemplaire sur le bureau de la Constituante,qui vient d'achever son ouvrage propre, il fautaccorder quelque prix à cette offrande... C'estfaire oeuvre de culture non aux fins d'uneimprobable résurrection, mais pour rappeler àceux qui ne connaissent que les noms de Rétifou de Sade ou à ceux qui préfèrent oublier àjamais Marie-Joseph Chénier, que la périoderévolutionnaire voit apparaître et paraître desoeuvres d'une richesse intellectuelle et spri-tuelle indéniable, même si cette richesse nenous est plus évidente.

Entre 1790 et 1793: LHomme de désir deLouis-Claude de Saint-Martin, Les Ruines deVolney, Sur les générations actuelles de Se-nancour... Les voyageurs curieux dont parlaitméchamment Nietzsche, qui ont le loisir defaire autre chose que de l'histoire « monumen-tale », peuvent faire le lien entre l'histoire dela culture et la culture vivante : ils savent avecquel intérêt Leibniz ou Montesquieu ont lul'Histoire des Sévarabes, et ils ont le goût de sedemander pourquoi des pamphlets de circons-tance peuvent rester des oeuvres immortelleset pourquoi des méditations qui prétendentsurplomber leur temps paraissent mortellementdatées. Précisément, Les Ruines, à moins qu'onne les prenne, comme J. Gaulmier pour une

continuation du Voyage en Egypte et en Syrie1,

ce qui nous paraît inacceptable, valent la peined'être interrogées non comme le prolongementphilosophique d'une démarche positive, maiscomme le témoignage, voire le symptômed'une ambivalence fatale, d'une discordancedans la manière d'interroger les temps, oumême plus solennellement le Temps, l'oeuvren'arrivant pas à dégager ou plus encore àprolonger sa modernité propre à cause de safidélité à un monde intellectuel révolu. Et ellesrestent par là peut-être plus qu'un documentcapital de notre histoire culturelle.L'examen analytique le plus simple de ces« méditations sur les révolutions des empires »(que de pluriels d'amplitude et de majesté !),révèle tout de suite le point de vue qui peutfaire comprendre cette ambivalence. Il y a desoeuvres rebelles à tout résumé, et tout leur prixvient de là : quelque chose se dit dans lasubtilité de leur démarche, qui résiste à l'enca-drement rhétorique, et qui actualise un travailde l'esprit en dessus ou à côté du commerceordinaire des « idées ». Les Ruines à cet égard,paraissent en première approche se situer àl'opposé, offrir une armature idéologique tropnette, la clarté d'un message immédiatementperceptible. Et pourtant, au coeur de la thèse,se révèlent, peut-être à cause de la marchemême de l'Histoire, les lignes de fracture quirendent sensible ce que le titre de l'ouvrage ad'emblématique de sa texture idéologique :comme dans certaines constructions de Rome,se prolongent dans un ensemble des architec-tures détruites et hétérogènes... On essaiera demontrer que l'ouvrage « survit », relativement,à partir de ces lignes de fracture, autant qu'à

1. On renverra à son ouvrage, qui reste la somme de toutes lesconnaissances sur Volney, L'idéologue volney, 1757-1820,Contribution à l'histoire

de l'orientalisme en

France, 1951, Slatkinereprints, Genève Paris, 1980. Le chapitre II de la 2e partie estconsacré à un examen des Ruines. On renverra également auxactes d'un colloque récent, Volney et les Idéologues, Presses del'Université d'Angers, 1988.

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travers son étrange facture, qui fait entendre

une espèce d'« arrière-fable » où se devinentdes enjeux dont la pensée explicite de Volneyne sait que faire.

Une nouvelle mythistoire

On sait que le terme de « mythistoire » queBronislav Baczko a forgé pour caractériser unedémarche chère à Rousseau, mais qui ne lui estpas propre2, définit une forme de pensée« généalogique » des sociétés humaines quiarrache notre destinée au marais des contin-gences plurielles, et donc le récit de notrehistoire à l'éparpillement de la polymathie, enmême temps qu'elle évite la sécheresse prin-cipielle et les pétitions de principe de toutegeneratio civitatis, d'Aristote aux philosophesdu Droit Naturel, ou, dans une autre dimension,de Bossuet à Locke. La mythistoire que dessineici Volney, quelque rapport qu'elle ait avec lesdiverses légendes des philosophies éclairées,

a une ligne tout à fait originale, qui a unprofond rapport avec le moment où il la met aujour.

Au coeur de la thèse, on retrouve, dans leschapitres IV à VIII des Ruines, la double pos-tulation familière aux héritiers de la penséed'Helvétius : on peut expliquer l'homme par sonéducation, ses passions, ses intérêts, dans lamesure où il est en état de s'y conformer; maisil n'y a pas de fatalité dans le destin despeuples, qui sont responsables de ce qu'ils fontde ce qu'on a fait d'eux, pour reprendre uneformule des philosophies modernes de la li-berté et de la nécessité. Mais, à l'opposé decelles-ci, cette double postulation en appelleune autre en amont, celle d'un équilibre naturel

2. Voir Bronislav BACZKO, Lumières de l'Utopie, Paris, Payot, 1978.

corrompu par les passions sociales, ce qui nese comprend pas comme chez Rousseau parl'opposition de l'amour de soi et de l'amour-propre, par les pièges inéluctables d'une dia-lectique du désir, mais qui se constate à toutesles étapes du développement de l'aventurehumaine, et s'accentue avec l'accroissementdes sociétés, à cause de la multiplication deshommes, de la complication croissante de leursrapports, de la difficile démarcation de leursdroits naturels. La vieille idée de décadence,qui n'est pas seulement un héritage des philo-sophies cycliques, mais qui est constammentprésente au coeur de l'optimisme éclairé3,reçoit une légitimation permanente, fort éloi-gnée de la pensée rousseauiste de la dénatura-tion : Si « les lois et les gouvernements d'abordsages et justes ensuite se dépravent, c'est quel'alternative du bien et du mal tient à la naturedu coeur de l'homme, à la succession de sespenchants, au progrès de ses connaissances, àla combinaison des circonstances et des évé-nements »4. Alors que la dénaturation selonJean-Jacques installe au coeur de l'homme unmanque fondamental, en même temps qu'elleest le ressort de l'évolution des sociétés aussibien que d'une quête pour échapper à leurvice essentiel, l'aberration humaine ne coupejamais totalement, selon Volney, du droit fil dudéveloppement d'une perfectibilité qui reposeà la fois sur la possibilité de l'épanouissementd'une physique sensualiste et sur l'accroisse-ment de ressources propre à l'histoire de l'es-prit humain : c'est ce que ponctue avec force lechapitre XII des Ruines.

C'est à ce point qu'il faut souligner fortement cequi est en fait la première démarche de Volney,sans laquelle son ouvrage serait aussi plat queles textes politiques de D'Holbach. La nécessitéd'expliciter la notion de décadence, voire dedégénérescence, des sociétés de façon plusapprofondie, le conduit à mettre d'abord l'ac-cent sur la corruptibilité du social autrementque par le simple jeu des « passions », et surune espèce de genèse permanente des crimeset des erreurs de l'homme. Le hobbisme n'estpas acceptable, mais il n'en faut pas moins toutde suite mettre en évidence que, comme ledisait déjà Montesquieu dans le livre I del'Esprit des Lois, l'apparition des organisationssociales donne le signal de la guerre et touscontre tous; et, au-delà des modèles typologi-

3. On renverra à l'ouvrage de Henry Vyverbert, Historicalpessimism in the French Enlightenment ?, Cambridge, HarvardUniversity press, 1958.4. Les Ruines, édition Lebrige, Paris, 1833, reprint, Ed.d'Aujourd'hui, 1976. C'est avec l'édition Slatkine, l'étude la plusaccessible du texte.

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ques habituels, le politique lui-même génère

un cycle original de dissolution des sociétés etdes Etats. Comme le suggère le chapitre XI del'ouvrage, on va du cycle classique de dépéris-sement des formes politiques à une espèce dedésagrégation récurrente, et projetée dans unpassé historique semi-mythique, de l'objetpolitique lui-même : nations tyrannisées et divi-sées, conquêtes démentes, dissolution d'empi-

res informes et gigantesques... Volney voit le

processus répété encore de son temps à lapériphérie de l'Europe, et incessamment me-naçant (ch. XII « Leçons des temps passésrépétées sur les temps présents »). Il ne resterien évidemment de la vision tout à fait mythi-que des despotismes et de leur histoire impo-sée par une théorie des climats, que Volney arépudiée avec force dans le Voyage en Egypteet en Syrie5. Ce qui le préoccupe davantage etassure à première vue la cohérence de sadémarche, c'est de trouver dans ces formes decorruptibilité du politique de quoi fonder ce quiest en fait l'idée essentielle et l'enjeu de sonoeuvre la destruction de la conjonction dupolitique et du religieux: l'espérance reli-gieuse et la désespérance humaine s'alimen-tent à la même source. Culpabilité, souffrance,

5. Voir Voyage en Egypte et en Syrie, Paris, 1787, ch. 40. et J.Gaulmier, op. cit., 1ère partie, ch. 7.

dégoût de la vie et de la vraie partie deshommes, abjuration de l'amour de soi (qui,

comme chez Rousseau, est à la fois un bon etun mauvais principe) : tout cela conduit à cettealternance de soumissions dégradantes à lafable et de mobilisations fanatiques et insen-sées qui font s'entredéchirer les hommes aunom de messages à prétentions universelles :le religieux sourd de la corruption du politique.

Mythistoire et moment historique

C'est le moment révolutionnaire qui rend pos-sible l'issue aux alternatives aléatoires de lacorruption et de la renaissance, c'est lui quioffre une authentique issue régénératrice; etl'événement n'est plus simplement avénement,il permet, par choc en retour, de donner unebonne logique à l'histoire humaine. Car, dans

ce qui précède, amour de soi protecteur etperfectibilité éventuellement salvatrice ont unevaleur qui reste ambigüe : les chapitres VIII etIX montrent précisément une dégénérescencenée du perfectionnement des relations humai-

nes ; et l'amour de soi alimente les passions

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égoïstes. Mais, tout à coup, tout se passecomme si le vieux principe augustinien Corrup-tio optimi pessima ne pouvait plus se vérifier,mieux encore ne devait jamais plus se vérifiercomplètement. Fort théâtralement, les chapitresXIII et XIV, plus encore qu'ils n'annoncent lanouvelle fondation, déplacent l'idée de révolu-tion contenue dans le titre de l'ouvrage sousson ancienne forme astronomique : car, ici, larévolution avant même de créer du neuf, ce quiest possible dans le procès cyclique, crée dudéfinitivement révolu. Non seulement l'universde la loi naturelle est enfin atteint, comme entémoigne le chapitre sur les droits de l'homme,

ce qui nourrit autrement l'espérance humaineet noue fermement le début de l'aboutissementdes temps, mais surtout apparaît un nouvel étatde choses théoriquement irréversible, quelsque puissent être les désenchantements de lapratique : ce qui n'est pas sans pouvoir êtrerapproché des mémorables conclusions deKant sur la Révolution française dans le Conflitdes Facultés.

Ne reste alors qu'à réduire, si faire se peut,cette difficulté essentielle, qui ne peut pas êtreeffacée par l'assemblée générale de peupleset sa communion : cette méconnaissance de soi,cette persévérance dans l'erreur, cette servi-tude volontaire intellectuelle toujours menaçan-tes. Il faut que l'Histoire, comme le soulignentles chapitres ultimes, XXIII et XXIV, soit uneespèce de création continuée, et la critiqueradicale de la croyance et des certitudes usur-pées, par quoi avaient commencé les Lumiè-

res, est toujours à reprendre : c'est le symétri-

que et l'inverse de la nouvelle fondation théori-quement irréversible. Cela demande que soitélucidé le statut du transhistorique dans l'His-toire, et une lecture attentive des Ruines montrequ'il ne faut pas s'en tenir à la pédagogiecathartique de la connaissance empirique ra-tionnelle, à laquelle retourne le chapitre XXIV,et qui peut d'ailleurs surtout se comprendrecomme la seule vraie promesse de bonheur.Ceux qui sont convoqués pour faire front contreles chefs de secte, les imposteurs et les dupes

au début du chapitre XXIV, ce sont les hommes« des classes du peuple » des « sauvages detout pays et de toute nation, sans prophètes,sans docteurs, sans code religieux... ». Ce que

nous appelons « transhistorique » c'est bien cequi est, réellement et fantasmatiquement, auprincipe de la régénération. Et la constructionintellectuelle des Ruines reprend appui, dansson mouvement ultime, sur le moment révolu-tionnaire. La critique religieuse, qui occupetant de place dans l'ouvrage alors mêmequ'elle le relègue à beaucoup d'égards dansdes débats passés, le fait en quelque sorteanticiper sur ce qui sera la pierre d'achoppe-ment des jacobins extrêmes. Elle réalise, oucroit réaliser, un divorce radical de la raison etde la foi devant lequel ceux-ci reculeront en finde compte. « L'athéisme est aristocratique »dira Saint-Just; ou peut-être bon pour la petitecohorte, finalement fort élitiste, des idéologues.

Lignes de fracture :

l'impasse idéologique

Telles seraient donc, à notre sens, les lignes deforce d'une analyse qui se voudrait moderne etcohérente des Ruines, dans leur lien avec lemoment de leur apparition. Mais pareille sys-tématique risque de conduire à négliger l'es-sentiel, au profit d'un discours faussementphilosophique: les obstacles à quoi seconfronte la marche d'une pensée, et même lepoids de son impensé, dût ce terme déplaireà ceux qui croient à la revanche des platitudesen histoire des idéologies. En fait, l'ordonnanceque nous avons décrite est parcourue par uncertain nombre de lignes de fracture, d'oùsurgissent des questionnements auxquels lemoment d'apparition de l'oeuvre ne permetpeut-être pas d'apporter des éclaircissementsimmédiats, mais qui ont avec lui un rapportessentiel plus complexe.

Il est trop évident que c'est précisément lefondement philosophique même de la démar-che qui en est le point le plus fragile et le plusincertain. Est-il vraiment soutenable que « lamorale est une science physique », au sens oùl'entend Volney, c'est-à-dire qu'existe en amontla garantie d'un développement qui conduitdes lois de la sensibilité droite (comme dansles philosophies idéalistes, il existait potentiel-lement une raison droite, échappant aux piègesdu corps et de l'imagination) aux lois d'unbonheur enfin bien compris, en harmonie avecles « vrais » intérêts de l'homme ? Dans LesRuines, au-delà de la référence aux dévelop-pements des philosophies positives, sensualis-tes ou carrément matérialistes, il n'existe en faitque deux points d'appui à ce socle philosophi-que. C'est d'abord une certaine expériencehistorique de la perfectibilité humaine, telle

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qu'elle est exposée au chapitre XIII, qui permetde conclure virtuellement des individus perfec-tionnés par les Lumières à la société perfec-tionnée par une « masse progressive d'instruc-tion ». C'est ensuite l'affirmation, au chapitreXXII, de la caution de l'Etre suprême : l'homme

« conçoit que les sens et la raison émanésimmédiatement de Dieu, ne sont pas une loimoins sainte, un guide moins sûr que les codesmédiats et contradictoires des prophètes».Mais il n'est possible d'articuler dans le tempsdégénerescence et régénération que si la loide perfectibilité garde un statut ambigu déjàévoqué plus haut, à la fois certaine et aléatoire,salvatrice et réversible. Et on voit bien com-ment la caution divine intervient, ce qui, au seinmême de l'exclusion du religieux, est plusimportant que le fait de son intervention : ellepermet l'illusion de la possibilité d'une relationnon médiate totalement fantastique et anhisto-rique à l'oeuvre de vérité. De fait, cette longueméditation sur la décadence et la régénération

a besoin de se référer à un ordre fondateur quicomporte la même ambiguïté que l'idée denature dans le premier âge de la philosophiedes Lumières : il recouvre à la fois un étant etun devant être6. Encore faut-il souligner qu'il

ne peut vraiment émerger que dans le registredu virtuel, et, comme nous l'avons indiqué,seulement grâce au moment révolutionnaire.Les calmes certitudes des philosophes matéria-listes deviennent alors des espèces de véritéseschatologiques. La vraie question que faitsurgir cette étrange position ne comporte pasencore de réponse possible, au moment de lamontée de l'activisme révolutionnaire : à quellenouvelle race de psychopompes va-t-on faireappel pour que cette pensée de l'ordre, pourque ce nouvel ordre de la pensée s'impose ?Il arrive qu'en histoire des idéologies, la rela-tion à l'Histoire qui se fait n'apparaisse que si

on renonce à une idée simpliste de la contem-poranéité.La seconde ligne de fracture se révèle si onessaye d'éclaircir plus profondément la « my-thistoire » à laquelle Volney a recours, ou plutôtles « mythistoires » concurrentes et peut-êtreincompatibles qu'il met en oeuvre pour nousconduire à une nouvelle fondation. S'en tien-drait-on seulement à la ligne générale telle quenous l'avons tracée, la question de la premièrecorruption des sociétés humaines pose unétrange problème, qui n'est pas sans rappeler

6. Voir Jean Ehrard, L'idée de nature en France dans la premièremoitié du XVIIIe siècle, Paris SEVPEN, 1963.

les difficultés de la dialectique de Rousseaudans le second Discours. Pour Rousseau, lasociabilité est un malheur, ou une étape inéluc-table ; mais dans le processus qui éloignel'homme de sa bonté, de sa tranquilité, de saneutralité originelles, il y a des moments, ou dumoins un moment d'excellence auquel l'huma-nité aurait pu, a pu même dans certains cas,s'arrêter : appelons-le, comme il nous y inviteailleurs, « âge des cabanes ». Il faut que lacorruption ou la corruptibilité, en un sens, soitet ne soit pas toujours déjà là. Dans la mythis-toire selon Volney, il y a une première consti-tution du politique, qui est bonne, il y a unesagesse première des lois et des gouverne-ments qui garantit en quelque sorte le terminusad quem. Ce n'est pas exactement le momentheureux de la renaissance dans la mythologiecyclique, ce sera peut-être même le signe d'undoute sur l'inéluctabilité des renaissancesqu'elles annoncent. En tout état de cause, il fauttoujours ménager en amont une autre origineprivilégiée, qui donne au développement tem-porel une étrange dimension, faite de résur-gences et d'annonces.

Au-delà de cette difficulté première, quand onentre dans le détail des dégénérescences dupolitique, il apparaît très vite qu'on a affaire àune espèce de contamination de modèles lé-gendaires peu compatibles. Il y a d'abord dansle chapitre XI pour expliquer la ruine desanciens Etats », l'émergence de quelque chosequi ressemble fort aux descriptions aristotéli-ciennes : transformations des démocraties endémagogies, des aristocraties en oligarchies,des monarchies en tyrannies. Mais, conjointe-ment, se manifeste le souvenir d'une autreforme de corruption première, qui renvoie auxmythologies historiques de Boulanger ou duVoltaire de la Philosophie de l'Histoire: cellequi est dûe aux imposteurs sacrés, aux prêtresmenteurs et criminels, aides de la théocratie.Quant au cycle ultime de la décomposition desEtats à travers des despotismes énormes fina-

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lement éclatés, il a les mêmes sources quecertaines conceptions historiques de Montes-quieu dans les livres XVII et XVIII de l'Espritdes Lois : sources historico-politiques liées à larésurgence du rêve et à la condamnation durêve de la monarchie universelle, et à unetransformation de l'idée impériale, jadis posi-tive. Enfin, last but not least, si Volney peututiliser l'ambivalence des effets de la perfecti-bilité, cela n'est possible que jusqu'à un certainpoint, en faisant jouer des anamorphoses assezmystérieuses : toute la construction met en faiten péril le chant au progrès des Lumières quis'exprime dans le chapitre XIII. On voit donc, dece triple point de vue, ce qu'est notre secondeligne de fracture : elle menace l'unité de lapensée du politique à travers ses mythes fonda-teurs, ou plus précisément l'unité de la pensée,conjointement, de l'historique et du politique.Qui se contenterait de faire à notre philosopheun procès au nom de la « cohérence » ne seraitqu'un sot.Car, de cette seconde ligne de fracture, surgitun second questionnement en rapport avecl'époque, beaucoup plus important que lacohésion totale d'une systématique. La Révolu-tion liquidera, à plus ou moins longueéchéance, beaucoup de légendes historico-politiques d'apparence solide, parfois totale-ment obsolètes, l'un n'empêche pas l'autre : leslégendes germaniste et romaniste en sont unbel exemple, alors même qu'on les utilisesporadiquement dans le moment révolution-naire. Peut-être met-elle aussi en péril, aumoment même où naît sa nouvelle légende, lespossibilités que la Raison a d'établir sa propreperpétuité, comme disaient les anciens théolo-giens : Les Ruines seraient à cet égard un texteexemplaire, contemporain de toutes les célé-brations de la Raison triomphante.

Lignes de fracture :

raison et espérance

Reste ce qui concerne ce que nous avonsdésigné comme le coeur de l'affaire, la conjonc-tion du politique et du religieux, ou plus préci-sément la foi religieuse comme prolongementde la déchéance politique, la puissance politi-que comme dangereux supplément de l'auto-rité de la parole et de la foi. Ici la marche dela démonstration peut paraître parfaitementcohérente, d'autant que le problème de lagénéalogie de la croyance et de la traditionl'emporte largement sur le fantasme de la

conspiration des puissants et des imposteurs,l'absurde espérance d'un monde désespéré surla mystification d'une canaille abrutie. Il n'em-pêche : cette unité et cette hiérarchie sonttrompeuses et n'arrivent pas tout à fait à déro-ber à la réflexion trois points de ruptures quiinterdisent à cette pensée d'avoir une vraieforce idéologique.

En premier lieu, il y a la critique de la croyanceet de la genèse de l'erreur, qui nous ramènentà l'aube des Lumières et à l'essor de la critiquede la vérité révélée, à laquelle Rousseaudonnera sa forme la plus achevée dans laseconde moitié de la Profession de foi duvicaire savoyard. Bayle, dans la préface duDictionnaire ou dans les notes de l'article« Florimond de Rémon » démontre de manièrevertigineuse l'impuissance de la vérité devantles capacités de mobilisation de l'erreur la plusgrossière, pourvu qu'elle flatte les passions, etla conspiration des intérêts humains contrel'établissement même des faits : ce qui lui avaitpermis des années auparavant, paradoxale-ment, de réserver les droits de la conscienceerrante... Pour Volney, désormais, la vérité esttrop positive et trop liée à des garanties physi-ques, mystérieusement défaillantes. C'estpourquoi en second lieu, on n'en finit plusd'attendre l'avènement d'un « règne de l'évi-dence »: les physiocrates avaient la chance, sion peut dire, de coupler cette abominableutopie avec une théorie rigide du despotismelégal; le texte de Volney est secrètement hanté,quel que soit l'acte de foi dans la parousierévolutionnaire, par les images de la failliterationnelle et du vertige des adhésions. Et il nes'avance que très vaguement vers ce que Kantdésigne comme le seul remède, qui est lafondation d'une communauté politique univer-selle, substituée à l'unité de l'humanité postuléepar les stoïciens comme par les chrétiens.Enfin, le problème qui hantera héritiers etcritiques des Lumières, de Rousseau àConstant, et bien avant qu'Hegel ne dénoncedans l'Aufklärung une vanité de l'entendement,c'est bien celui de l'origine et de la source dusentiment religieux. On a l'impression avecVolney de se trouver devant un point aveuglede même nature que la théorie des terreursnocturnes chez Buffon, que Rousseau évoquedans l'Emile, sans oser trop la critiquer7: lesterreurs nocturnes ne peuvent s'expliquer quepar des illusions de la perception dues à l'ab-sence de lumière... Ignorance, méconnais-sance et peur de soi-même, ou alternanced'aliénation douloureuse et de sentiment de

7. Voir l'Emile, livre II, in OC, la Pléiade, t. IV, p. 382 sq.

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radicale incomplétude, tout cela ne relève qued'une chute inexplicable dans des ténèbrespassagères. Ces trois points de rupture ponc-tuent donc de façon intellectuellement encoreplus inquiétante notre troisième ligne de frac-ture, et renvoient aussi à une question à la foisconjoncturelle et fondamentale. Raison, où estta victoire ? Pas plus qu'elle ne peut se permet-tre de méconnaître les inerties propres dusocial, l'oeuvre de vérité en politique, l'oeuvrede vérité politique, ne peut peut-être se passerdes dimensions et des conditions fondatricesde l'espérance - même si celles-ci ont aussipartie liée avec ce qui écrase ou humiliel'homme. C'est la question qui hantera Quinetdans son livre sur la Révolution 8.

On peut dès lors mieux comprendre le discours

que nous tient Volney, ou, mieux encore, lalangue qu'il nous parle. L'étrange poétique desRuines ne relève pas d'une simple étude litté-raire « complémentaire ». La facture de l'oeu-vre a un rapport fondamental avec les véritésqu'elle tente d'annoncer, et dont nous avons vuqu'elles n'arrivent aucunement à être dogmati-

ques. Il faut envisager successivement la posi-tion de discours qui règle le rapport del'homme à sa propre historicité au-delà desschémas conceptuels; la dramaturgie qui animele mouvement de l'aventure humaine; l'« idéeartistique » d'une oeuvre, qui ne commandepas seulement son unité, mais règle des rap-ports intertextuels qui en déterminent le poidsculturel.

Langage du révolu,

dramaturgie de l'histoire

Il n'est que trop évident qu'on peut paraphraserChateaubriand et dire qu'on a affaire à un livreécrit « du point de vue de la mort ». La médi-tation devant les ruines de Palmyre établitd'emblée une complicité avec l'ordre du dé-funt : donnons à ce terme sa résonance mallar-méenne, pour évoquer une aridité et un deuilde l'âme. Certes, la contemplation des ruines,dès avant l'intervention du fantomatique Génie,est reliée au projet positif : il doit y avoir desleçons du passé. « Ah, quand le songe de la viesera terminé, à quoi auront servi ses agitations,si elles ne laissent la trace de l'utilité ». Mais lapensée de l'aventure humaine ne prend sa

8. On renverra à la préface de C. Lefort de la réédition du livre,Paris, Belin, 1987.

véritable intensité que dans la perspective durévolu : « Mon coeur trouve à contempler [lesruines] le charme des sentiments profonds etdes hautes pensées » et c'est cette quasi-vo-lupté qui intéresse au sort des hommes, et nonquelque sentiment de fraternité abstraite:« J'aimerai les hommes sur des souvenirs ». Lethème chrétien, mais, aussi bien, commun auxsagesses antiques, de l'égalisation des hommesdevant la mort, est lié à tous les éléments depoésie « biblique » qui marquent l'écriture dutexte 9 ; mais, surtout, il nourrit une espèced'amertume première devant l'oeuvre d'unenégativité qui n'est pas saisie du tout commepuissance de dépassement. Ce livre qui est enprincipe orienté vers les perspectives de libé-ration de l'humanité paraît contaminé parl'image d'un avenir de destruction, alors mêmeque l'intervention du Génie initiateur va dé-tourner de l'idée d'une fatalité : « Réfléchissantque telle avait été jadis l'activité des lieux queje contemplais; que sais-je, me dis-je, si tel nesera pas un jour l'abandon de nos proprescontrées ». L'Europe prospère d'aujourd'huipeut être l'Asie ruinée de demain. Le desseinde l'ouvrage entraîne paradoxalement qu'il vase construire tout entier contre cette ouverturefunèbre. Toutefois, celle-ci détermine profon-dément le rapport du narrateur au sentiment del'historicité. Que provoque la vision des rui-nes ? La fascination d'un non lieu, d'où on peutparler du malheur des hommes sans êtreenglué, voire englouti, par la richesse qui lescorrompt ou le malheur qui le dégrade : « Je meséparerai des sociétés corrompues; des palaisou l'âme se déprave par la satiété et descabanes où elle s'avilit par la misère. J'irai dansla solitude vivre parmi les ruines ». Tout sepasse comme si l'abstraction philosophiqueavait besoin préalablement d'une espèce d'abs-traction poétique. Et on ne peut s'empêcher depenser que celle-ci, au moment où elle sedévoile, est le signe d'une forme de non-com-promission qui n'est pas sans faire problème.

9. Ces traits stylistiques ont été révélés par J. Gaulmier qui rappelleque Volney est aussi un lecteur du Coran.

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Comment construire alors une dramaturgie del'Histoire qui réponde à l'objet de l'oeuvre ? Onpeut distinguer sur la scène où elle se dérouletrois manières de conduire l'action qui doit lamener à son terme bénéfique. Il y a à la baseune sorte de psychomachie assez étrange oùentrent en lice aussi bien des passions quasi-ment allégorisées que des concepts animés, cequi produit une espèce de rhétorique solen-nelle et désuète, finalement privée de toutpathos efficace. Certes entrent en jeu dans ladécadence des problèmes démographiques,ou d'organisation sociale et juridique; maissurtout surgissent « la Passion... l'Ignorance... laCupidité », où se manifestent la perfectibilité,la tolérance ou le fanatisme : plus elles sontmontrées en majesté, moins les formes de lanégativité ou de la positivité paraissent avoir deconsistance.

A un niveau plus théâtral, il y a une utilisationdu tableau, bouleversements de grands empi-res à la dérive ou assemblée générale despeuples, qui paraît traduire la nécessité derecourir à des formes très artificielles, à unstyle d'opéra plus proche du Tarare de Beau-marchais que de la Flûte enchantée, lorsqu'ilest question d'évoquer la communauté dedestin des peuples, qui est tout de suite perçuecomme un pur être de raison. Mais surtout, c'estquand il s'agit d'exhiber sur la scène les acteursou les agents de l'Histoire que la facture desRuines révèle un arrière-plan de l'oeuvre quin'est pas du tout conforme au déploiement dela rationalité par-delà les contingences et lesaberrations. C'est dans tout ce qui concerne lescénario de la régénération que cela est le plussensible. C'est bien de quelque chose commeune nouvelle alliance qu'il est question ici pourannoncer l'avènement des temps nouveaux, auchapitre XIX, par la voix du « Législateur »,aussi pédagogiquement manifeste que celui duContrat social se dérobait aux regards : « Ha-bitants de la terre... Une nation libre et puis-sante vous adresse des paroles de justice et depaix... Elle a vu qu'il existait dans l'ordre mêmede l'univers et dans la constitution physique del'homme des lois éternelles et immuables, quin'attendaient que ses regards pour le rendreheureux. » Il y avait donc quand même quel-que chose comme un médiateur à cette véritéque l'on croyait non médiate, et l'action « illu-ministe » dépend d'un agent exemplaire, et, onpeut bien le dire, élu. Du reste, cela étaitannoncé avec force, et dans un style mosaïque,au chapitre XIII : « Qu'il se montre un chefvertueux ! Qu'un peuple puissant et juste pa-raisse ! et la terre l'élève au pouvoir suprême :la terre attend un peuple législateur, elle ledésire, elle l'appelle, et mon coeur l'entend ».

Est-il besoin de souligner que l'agent efficacede la régénération ne peut se manifester sansrésurrection d'un religieux qu'on voue parailleurs à l'abomination précisément dans sonaction prosélyte ? Il est peut-être encore plusintéressant de voir apparaître conjointement,avant même le mouvement qui va des Giron-dins à Bonaparte, quelque chose qui s'appa-rente au thème de la « Grande Nation »...Quand on envisage donc ainsi ce que révèle lalettre même du texte, on est moins enclin ànégliger l'appareil d'imagination qui soutient etencadre cette suite de méditations et de dis-cours. Il y a ici une espèce de prosopographieabstraite qui fait apparaître des êtres moraux àl'aide de figures traditionnelles venues appor-ter la bonne nouvelle, génie, fantôme, législa-teur. Les Ruines sont contemporaines, au senslarge, de Walpole ou de Beckford, et en mêmetemps, elles se rattachent à un genre trèsparticulier qui prolonge la série vénérable dessonges initiatiques et/ou politiques, Songed'Enfer, Songe du Vergier, Songe de Polyphileet, bien entendu, Songe de Scipion... Celafigure bien un rapport à la vérité qui n'est pascomplètement discursif, et une manifestationde celle-ci comme pensée intérieure et révé-lation personnelle, qui ne peuvent manquerd'être soulignés à l'intérieur d'une oeuvre dontl'axe est un procès de la croyance, source desmalheurs de l'humanité. Cela crée une sorte deprocessus de déréalisation qui place le texte enporte-à-faux par rapport aux autres types d'écri-ture qu'a pratiqués Volney, récit de voyage etétude ethnographique, cathéchisme, leçonsdidactiques, et surtout dans un étrange systèmeintertextuel qui le lie à la fois à des représen-tations culturelles dépassées et à des thémati-ques tout à fait contemporaines, de Young àChateaubriand. Les Ruines risquent d'être doncun de ces livres tellement intertextuels qu'ils nepeuvent survivre dans l'histoire de la culture,ce qui répondrait à la question que nous avonsinitialement posée... Pour en revenir à l'appa-reil d'imagination et à son effet induit sur latonalité idéologique de l'oeuvre, on suggéreraenfin qu'il inverse deux motifs fondamentauxde la littérature « monumentale » - entendonspar là celle qui utilise les vestiges du passé oules constructions imaginaires pour nous mettreà l'écoute de la voix de l'humanité. Les ruinesici évoquées, contrairement à celles qu'onfabrique dans les jardins anglais de l'époqueou à celles que les bergers d'Arcadie dePoussin et tous leurs successeurs idylliquesdécouvrent, sont des ruines qu'on ne fait pasaimablement « parler », mais des ruines deve-nues muettes, recouvertes par une éloquencequi leur impose sens et nouveau passé en

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même temps. Et ces ruines sont donc lecontraire exact de ces « architectures parlan-tes » qu'évoque J. Starobinski, et qui représen-tent l'aboutissement le mieux dessiné des fasteséclairés 10. C'est là qu'on aperçoit à quel pointl'oeuvre ne peut être. définie par rapport aumoment révolutionnaire qu'à travers un proces-sus contradictoire très complexe, trop com-plexe peut-être pour la sauvegarder du risquerécurrent d'une mort intellectuelle.Point n'est besoin d'être grand clerc pourcomprendre que la haine d'une histoire qui nese résorberait pas en sociologie ou en écono-mie politique, au sens ancien du terme, tellequ'on la verra se manifester dans les Leçonsd'Histoire quelques années plus tard11, vient defort loin. Par-delà la défiance envers le récit, lemémoratif, la tradition, la rémanence enl'homme de ses enracinements qu'on voit s'yaffirmer, c'est la rupture totale entre langage dudéfunt et parole de la fondation qu'il s'agit cettefois de vraiment consommer. Resterait à savoirsi s'interdire les résurgences d'un langageancien ne revient pas à s'interdire de dire quoique ce soit de neuf, ou ne condamne pas àcroire dire des choses neuves qui sont immé-diatement révolues. Mais c'est le genre dequestions que la démarche future de Volneyest faite pour condamner. Les Ruines ne méri-tent l'attention, nous croyons l'avoir montré, quepar les failles philosophiques qu'on peut aper-cevoir à travers une poétique encore tributaire,en profondeur, de ces langages anciens.

On sait de reste combien ce qu'on appellel'âme romantique ou, beaucoup plus tôt, les

10. Voir 1789, Les emblèmes de la Raison, Paris, Flammarion, 1979.11. Voir la réédition des Leçons d'histoire (1795) avec La Loinaturelle, par J. Gaulmier, Paris, Garnier, 1980.

« illuministes » aimeront l'idée de palingéné-sie, distinguée triplement des vieilles philoso-phies cycliques, d'un mythe rédempteur quiétoile l'histoire de l'humanité autour d'un uni-que événement, ou de la pensée politiqued'une nouvelle fondation régénératrice. Ainsil'espérance ne se coupe-t-elle pas d'une jouis-

sance essentielle à la pensée, et qu'il fautdistinguer de la mélancolie nostalgique : c'estle fameux mouvement libératoire, l'expansionde l'âme dans le cadre des traces calmementprésentes de l'aboli que Diderot décrit parlantde ruines, dans un passage célébre du Salonde 176712. Et nul n'ignore le charme desmonuments parisiens représentés en ruines parHubert Robert, qui n'évoquent pas une penséede la catastrophe, mais une ouverture vers lalumière, vers une animation charmante quivient à la rencontre des constructions de l'artheureusement tronquées et du beau désordredu temps. La pensée de Volney ignore cebonheur autant que l'espérance des palingéné-sies. S'en prendra-t-on à l'artiste ? On préférera

se référer encore une fois pour finir au momentrévolutionnaire. La formation, les goûts deVolney, les milieux qui l'ont formé, tout cela leportait vers une forme de sérieux qui était aussicelle du temps de solennités confraternelles,des codes et des textes fondateurs. Peut-être ya-t-il incompatibilité entre ces temps d'établis-sement d'urgence où la pensée se doit d'êtreimmédiatement acte, et la dimension de libertéinventive sans laquelle il n'y a pas de vraiepensée fécondante.

avril 1989

12. Diderot, Salon de 1767, in OC, Club français du livre, t. VII, Paris1970, p. 264-267.