Norbert Alter L'INNOVATION ORDINAIRE Puf / Sociologies 2000

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B. Lebeaupin CNAM/ DEA DRH Séminaire Ethique et RH Sommaire : - L'auteur - Les hypothèses - Mode de démonstration - Le résumé L’AUTEUR Norbert Alter est professeur de sociologie à l'Université Paris 9 (Dauphine), et directeur du Centre d'Etude et de Recherche en Sociologie des Organisations (CERSO). Il a travaillé pendant 12 ans comme sociologue dans une grande entreprise. Spécialiste de l'innovation, il a notamment publié " Informatique et management, la crise " (86), " La gestion du désordre en entreprise " (90), " Le manager et le sociologue " (94), " Sociologie de l'entreprise et de l'innovation " (96). LES FICHES DE LECTURE de la Chaire D.S.O. Norbert Alter "L'INNOVATION ORDINAIRE" Puf / Sociologies 2000 Page 1 of 28 Norbert Alter "L'INNOVATION ORDINAIRE" 07/01/2010 http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/alter.html

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B. Lebeaupin CNAM/ DEA DRH Séminaire Ethique et RH

Sommaire :

- L'auteur - Les hypothèses - Mode de démonstration - Le résumé

L’AUTEUR Norbert Alter est professeur de sociologie à l'Université Paris 9 (Dauphine), et directeur du Centre d'Etude et de Recherche en Sociologie des Organisations (CERSO). Il a travaillé pendant 12 ans comme sociologue dans une grande entreprise. Spécialiste de l'innovation, il a notamment publié " Informatique et management, la crise " (86), " La gestion du désordre en entreprise " (90), " Le manager et le sociologue " (94), " Sociologie de l'entreprise et de l'innovation " (96).

LES FICHES DE LECTURE de la Chaire D.S.O.

Norbert Alter

"L'INNOVATION ORDINAIRE"

Puf / Sociologies

2000

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LES HYPOTHÈSES Reprenant les éléments décrits par Joseph Schumpeter sur le déroulement des cycles d'innovation, Norbert Alter élabore une théorie originale basée sur l'idée que c'est désormais le mouvement, bien plus que la stabilité, qui caractérise les situations de travail. Cet état de fait conduit l'auteur à considérer alors l'organisation comme une trajectoire, charriant pêle-mêle des éléments hétéroclites et contradictoires, et luttant contre elle-même dans une forme de désordre permanent.

MODE DE DÉMONSTRATION La démonstration s'appuie sur des exemples nombreux, issus des travaux antérieurs de Nobert Alter et d'études réalisées par d'autres chercheurs. Elle articule les éléments suivants : L'absence de stabilité provoque l'exacerbation de l'activité organisationnelle. Celle-ci déploie des inventions visant à encadrer l'action et répondant aux normes de la dirigeance. Ces inventions peuvent faire l'objet d'un processus d'appropriation critique par le corps social et devenir des innovations. Elles peuvent également être ignorées, ou encore être maintenues de force. Elles représentent alors des inventions dogmatiques, qui détruisent les formes de socialisation antérieures sans y substituer de nouvelles. Le processus d'appropriation critique et de création de sens qui caractérise l'innovation repose sur la déviance. Il résulte d'une multitude d'actions quotidiennes, banales, qui supposent un investissement en temps, travail et identité de la part des acteurs. Cet investissement n'est pas prescriptible et jamais acquis. L'ensemble reste soumis à des conflits de temporalité, issus de la juxtaposition de processus d'innovation morcelés et d'inventions dogmatiques. La compétence collective des innovateurs ne suffit pas à rattraper le déficit général de régulation. C'est alors, plus que l'ordre, le désordre qui caractérise le fait organisationnel.

LE RÉSUMÉ 1ère partie : Problématique et acteurs de l'innovation 2ème partie : Le mouvement et la forme 3ème partie : Les ambiguïtés de l'ensemble

1ère partie Problématique et acteurs de l'innovation

Chapitre 1 : LA TRAJECTOIRE, DES INNOVATIONS.

1. Le passage de l'invention à l'innovation. L'innovation diffère de l'invention, en le sens où elle représente la mise en œuvre de cette invention et son intégration dans un milieu social. C'est le processus selon lequel un corps social confronte les qualités théoriques de l'invention qui lui est proposée à la réalité et aux contingences du milieu d'où il agit. S'il se l'approprie, alors l'invention devient innovation, et les effets de sa mise en œuvre sont multiples.

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2. Les séquences du processus. Selon Joseph Schumpeter, le développement de l'innovation se fait en trois temps : C'est au départ le fait de quelques personnes qui prennent un risque par rapport aux routines en usage en élaborant de " nouvelles combinaisons " de ressources. C'est ensuite, une fois l'intérêt de ces nouvelles combinaisons démontré, l'apparition d'imitateurs " par grappe " qui viennent bouleverser l'ordre établi en les généralisant et en développant des innovations secondaires. Le troisième temps est caractérisé par un retour à l'ordre et par la définition progressive de nouvelles règles du jeu qui entérinent le nouvel ordre social issu de ces bouleversements. Ce développement peut être représenté par une courbe en S, correspondant à la diffusion de l'innovation. Nombre de travaux réalisés sur les innovations retrouvent ainsi un découpage en séquences, dont le nombre varie selon les auteurs et selon la nature des cas étudiés. Mais plus que le nombre de séquences, il est important, pour comprendre le déroulement du processus, de considérer ces étapes d'un point de vue social, irréductible à la seule logique économique, et mettant en jeu des effets de réseaux, de normes et d'action collective.

3. Le conflit avec l'ordre. Avant de parvenir à l'inversion des normes, les acteurs de l'innovation se heurtent à l'ordre établi. Pour Schumpeter, c'est la figure de " l'entrepreneur " qui témoigne de cette lutte. Elaborant de nouvelles combinaisons, il subit des contraintes objectives, puisqu'il n'existe pas d'expériences antérieures lui permettant de conduire son action de façon " rationnelle " du point de vue de la gestion, subjectives, parce qu'il doit imaginer des situations pour lesquelles il ne dispose pas de repères, et enfin sociales, car dans cette action il se heurte à des partenaires routiniers dont il transgresse les normes. Ceci permet de comprendre les difficultés du développement de l'innovation, et la position particulière de l'innovateur, qui ne s'oppose pas aux buts poursuivis par la collectivité à laquelle il appartient, mais se trouve en situation critique par rapport aux moyens mis en œuvre pour les atteindre. Il doit composer avec l'ordre établi, quitte à dissimuler son action jusqu'à obtenir la reconnaissance sociale qui se traduit par l'inversion, complète ou partielle, des normes. Il se trouve donc, à un moment donné, en situation de déviance par rapport aux normes du groupe, passible de sanctions, sans pour autant être assuré d'obtenir la reconnaissance de son action. Comment peut s'expliquer cette prise de risque ?

4. L'innovation est une action non logique. Il semble que, pas plus que le registre des " actions logiques ", les théories de la rationalité économique ne puissent rendre compte de cette question. L'idée de " rationalité limitée ", développée par Simon, a mis en évidence le caractère non logique des décisions de gestion : la décision est non-logique parce que le décideur ne peut, en pratique, disposer de l'ensemble de l'information nécessaire : c'est la limite objective de la rationalité. Mais elle est également limitée de façon subjective : par les normes sociales, les jugements moraux ou les investissements subjectifs. Ainsi, nombre de décisions non-logiques ne peuvent être expliquées par le seul fait du " déficit d'information. Cela rejoint la perspective mise en avant par Schumpeter, pour qui, la décision d'entreprendre (d'innover) est d'abord issue du plaisir de l'action. Viennent ensuite la volonté d'imposer des vues nouvelles et la reconnaissance sociale associée à la réussite. Le développement économique n'est que le cadre dans lequel l'innovateur réalise une ambition plus vaste, et l'on voit que l'on peut donc dissocier les motivations de l'action, de type social, affectif ou symbolique, des résultats économiques obtenus. De la même façon, l'examen des investissements immatériels destinés à soutenir l'innovation en entreprise montre combien cette activité échappe à tout critère gestionnaire rationnel : non seulement nombre de ces

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investissements, qu'ils concernent la Recherche et Développement, la formation et le conseil, l'informatisation ou le marketing, ne peuvent être appréhendés en totalité par les outils classiques de gestion et restent difficilement quantifiables, mais il n'existe pas non plus, dans la plupart des cas, d'outil permettant de rendre compte du mode de valorisation de ces investissements, ou de mesurer strictement le retour attendu. L'incertitude est donc généralisée, tant au niveau de la dépense réelle, qu'à celui de l'usage qui en sera fait, ou encore à celui du retour sur investissement. Cette incertitude est caractéristique des processus qui tendent à faire passer des inventions au statut d'innovations, qui échappent ainsi à toute tentative de rationalisation gestionnaire. Comment comprendre alors la décision d'investir ?

5. La nécessité de croire. Ce sont les croyances qui, comblant la sphère du déficit d'information, permettent l'investissement. Ces croyances, qu'elles soient de nature positive (je crois, sans pouvoir le prouver, que cela est bénéfique) ou normative (je le fais parce que d'autres le font) peuvent être analysée comme les causes de l'investissement. Mais elles en sont également la raison : Participer à un système de croyances permet la réalisation des projets soutenus par ce système. Les croyances permettent de justifier des actions non logiques, sans qu'il soit nécessaire de s'interroger sur la validité des modes de calcul, des prévisions, des évaluations, des corrélations entre indicateurs chiffrés présentés comme preuve de la rationalité des choix. Sans être dupe de l'approximation de la démonstration, l'innovateur répond ainsi à la demande sociale de justification en adoptant le credo du système dominant.

6. C'est une activité ordinaire. L'innovation s'oppose à l'organisation et à la rationalisation du travail : non seulement elle suppose de croire, mais elle suppose également de transgresser les règles de l'ordre établi. Le traitement de ce paradoxe réclame de porter une attention particulière à l'activité quotidienne de travail. Les travaux classiques limitent généralement l'étude de l'innovation aux secteurs qui sont formellement sensés la produire, comme les services de Recherche et Développement. Mais ce prisme fait oublier que le destin d'une invention ne repose pas sur les seules épaules de son inventeur, et que son développement n'est ni prescriptible ni prévisible. La trajectoire d'une innovation dépend essentiellement des raisons pour lesquelles des acteurs sociaux seront amenés (ou non) à s'en saisir, à lui donner du sens. L'innovation a besoin de "passeurs" . Ce passage est le fait d'une action quotidienne, banale, qui suppose un investissement en travail, action et identité de la part d'un grand nombre d'acteurs. On peut définir six dimensions qui participent à la mise en évidence de cette trajectoire : · Le processus de transformation d'une invention en innovation n'est jamais acquis, quelle que soit la qualité intrinsèque de l'invention. · Ce processus obéit à des séquences qui marquent, dans le temps, son appropriation par le corps social. · L'innovation se heurte à l'ordre établi, et suppose une rupture, qui s'appuie sur la déviance. · Cette activité n'est ni prévisible, ni prescriptible. Elle n'est pas liée à une fonction, et peut être le fait quotidien d'opérateurs quelconques. · Elle ne répond pas à la seule rationalité économique, mais bien plus à un désir de reconnaissance sociale. Elle est appuyée sur des croyances. · Ces croyances représentent un système qui permet aux individus et aux groupes de s'engager dans le processus, bien plus que ne le font les analyses rationnelles. Ainsi, l'invention représente une incertitude pour le corps social. La question est de savoir comment celui-ci en tire, ou non, parti.

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Chapitre 2 : INVENTIONS ORGANISATIONNELLES ET DECISION NORMEES Les décisions organisationnelles ne sont, au départ, que des inventions, qui répondent plus aux normes des milieux de la dirigeance qu'à un réel calcul économique.

1. L'indépendance des fins et des moyens. La part de croyances associée aux investissements immatériels, assortie des évolutions récentes, qui font de l'entreprise un univers instable où nombre de décisions doivent être prises dans l'urgence, nous invite à penser que les décisions de changement, parfois qualifiées " d'innovations organisationnelles " ne sont en fait que des inventions. Ces inventions semblent être désirées plus pour leur qualité intrinsèque que pour l'usage auquel on les destine. L'observation de ce phénomène conduit au constat surprenant de l'indépendance, pour le management, des fins (améliorer le fonctionnement) et des moyens (les inventions organisationnelles) Une expérience permet de mettre ceci en lumière : On demande à un premier groupe de stagiaires d'identifier quelques problèmes concrets rencontrés par le management au sein de leur organisation. Parallèlement, on demande à un second groupe de lister les méthodes de gestion des ressources humaines actuellement en vogue. Les listes de chaque groupe sont ensuite croisées de façon aléatoire. Le résultat ne devrait avoir aucun sens, mais on s'aperçoit en fait que chaque proposition est susceptible d'apporter une réponse apparemment acceptable aux problèmes posés : Ainsi, à la question " comment réduire les frais généraux ", on pourra argumenter utilement sur les solutions que représentent la " communication interne ", la " qualité totale ", les " groupes projet ", la " formation du personnel " ou encore les " indicateurs de gestion " Cette opération pourra être répétée pour la question " comment mobiliser le personnel ", et ainsi de suite…

2. La banalité de la déraison Il existe donc ici une indépendance certaine des questions et des réponses, et leur association peut se faire sans aucun lien logique, sauf à croire que les solutions proposées sont adaptées à la totalité des problèmes de gestion. Ce manquement à la raison, en matière de décision organisationnelle, peut être encore exploré en variant l'exercice : on peut confronter aux cinq réponses toutes sortes de questions importantes dans la vie de l'entreprise (flexibilité du travail, évaluation du personnel…) ; on peut remplacer les réponses initiales par d'autres, sélectionnées sur des critères aberrants, comme l'utilisation exclusive d'anglicismes (reingienering, benchmarking, donwsizing, brainstorming…) ou celle de méthodes considérées comme dépassées (DPO, participation, boîte à idées…) ; on peut également choisir d'intervertir question et réponse, etc… Malgré l'absence de lien logique, peu de propositions ainsi formulées apparaîtront réellement incongrues. On peut alors penser trouver la réponse " adaptée " avant même de connaître la question. Cette banalité de la déraison paraît être la règle dominante en matière de décision organisationnelle. Comment expliquer une telle attitude ?

3. Le modèle de la poubelle Des éléments d'explication nous sont fournis par le " modèle de la poubelle " développé par Cohen, March et Olsen, comme analyse critique de la théorie du choix rationnel appliquée aux organisations. Issu de l'analyse des universités américaines, considérées par les auteurs comme des " anarchies organisées ", le modèle consiste à considérer la décision comme une corbeille à papier où sont jetés en vrac solutions et problèmes. Les auteurs distinguent quatre types d'explications à cette

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situation : · Les décisions sont élaborées selon des préférences variées, peu cohérentes et mal définies. · La technologie est floue et les membres de l'organisation ne comprennent ou n'admettent pas les procédures qui leur sont proposées. Il n'y a pas d'évaluation possible de l'activité · La participation des membres est fluctuante, et chacun peut choisir d'intervenir ou de se retirer à son grée. · Les moments de décision représentent l'occasion d'inventer l'interprétation de ce qui est fait tout en le faisant. Ainsi, le choix de la réponse précède souvent l'examen du problème.

Pour pertinente qu'elle soit, cette analyse n'explique cependant que partiellement les éléments décrits plus haut : · Les situations évoquées par les auteurs sont considérées comme des errements, au contraire des inventions organisationnelles, lesquelles, appuyées sur des croyances, représentent l'ordinaire de la décision et s'apparentent plutôt à un exercice de sorcellerie, socialement rassurant en période d'incertitude. · Dans le modèle développé, l'indépendance des questions et de réponses reste lié à l'évanescence des individus, qui entrave l'action. Le phénomène des inventions organisationnelles est différent, en ce sens qu'il peut être considéré comme le début d'un processus d'innovation. · Enfin, la fréquence du phénomène invite, en ce qui concerne l'invention organisationnelle, à la considérer plutôt comme le résultat d'une norme sociale pesant sur la décision.

4. La norme comme principe La décision obéit d'abord à la norme, et non l'examen rationnel des situations. La gestion des ressources humaines en donne un bon exemple : Il y a accord aujourd'hui, chez les observateurs du monde du travail, sur le décalage existant entre le travail prescrit, dicté par la règle, et le travail réel, qui correspond à l'activité effectuée. Cette activité est le résultat d'un aménagement, par les opérateurs, de ce qui est prescrit. Cet aménagement permet, en général, de faire plus et mieux que ce que l'on obtiendrait par la stricte application des règles, laquelle s'apparente à la " grève du zèle ". Ce constat, partagé par différentes disciplines des sciences sociales, n'empêche pas le management d'entreprise, au rebours de son propre intérêt, de rechercher sans relâche à renforcer la prescription, tout en continuant à ignorer l'apport considérable et spontané que constitue le travail réel. Trois hypothèses sont couramment avancées pour expliquer cette situation. La première est celle d'une volonté totalitaire de l'action dirigeante. Mais cette réponse tient mal face aux contraintes économiques que l'entreprise doit traiter. La seconde considère cette relation comme résultant de la division du travail, mais elle n'explique pas pourquoi la motivation spontanée des salariés n'est pas mieux exploitée. La troisième consiste à penser que les dirigeants n'ont pas encore identifié cette ressource, mais que, dès qu'ils l'auront fait, ils changeront leurs pratiques. Cette idée ne résiste pas au constat des échanges multiples entre chercheurs en sciences sociales et management d'entreprise. L'explication ne peut donc être recherchée ni dans l'ignorance, ni dans la recherche du profit, ni encore dans une structure naturelle de la division du travail. Elle réside en fait dans les normes du management, qui fondent cette démarche de trois façons distinctes : · Le décideur doit décider, montrer qu'il sait faire des choix et arbitrer entre différentes solutions. · Il décide en fonction de sa propre représentation de la raison managériale : Les bonnes idées (efficaces) viennent du sommet, et non de la base. · Il doit tenir son rôle face à ses collègues. Un directeur qui ajourne une

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décision pour consulter la base déchoit de son rang : il ne dirige plus. Les normes pèsent ainsi plus sur la décision que la rationalité économique. Même s'il a conscience de la faible rationalité de ses choix, un décideur ne prendra pas le risque de transgresser la norme du groupe auquel il appartient. Confronté à une situation d'incertitude, il aligne sa position sur celle de ses pairs. Les raisons de son choix sont avant tout sociales. C'est ainsi qu'un processus d'innovation peut avoir pour point de départ une décision peu fondée. Encore faut-il que le corps social parvienne à se saisir de l'invention et à la transformer suffisamment pour lui donner un sens et une utilité.

Chapitre 3 : LES PROCESSUS CREATEURS

1. L'invention comme incitation à l'innovation L'innovation ne se décrète pas. Mais l'invention organisationnelle, souvent étrange, non-adaptée, peut être conçue comme une incitation à l'innovation. La démonstration s'appuie ici sur le cas d'une entreprise d'assurance étudiée par Norbert Alter en 1990. Cette entreprise réalise essentiellement des activités de type " back-office ", n'ayant pas subies de modification importante depuis les années 50. Les agences ont une activité plus distributive que commerciale, et sont administrées par un centre au fonctionnement taylorien, marqué par une forte division du travail tant sur le plan vertical que sur le plan horizontal. Une invention y est introduite dans le milieu des années 80. L'entreprise s'engage dans une politique commerciale caractérisée par la diversification de l'offre, et intègre une nouvelle activité : la gestion des produits financiers liés à l'épargne retraite. L'invention, qui touche l'organisation comme les produits, se traduit par des modifications importantes, qui concernent essentiellement le secteur de la production : les groupes auparavant constitués par thème d'expertise deviennent polyvalents. Le premier niveau hiérarchique est supprimé. Il est créé un " groupe fonctionnel ", à vocation de conseil, qui rassemble d'anciens experts et agents de maîtrise laissés sur le carreau par la réorganisation. Commence alors la période de latence qui suit l'implantation des inventions organisationnelles : La direction pense être sur la bonne voie, les opérateurs s'attendent à être contraints à des actions qui sortent de la conception qu'ils ont eux-même de leur travail. Nobert Alter observe que cette confrontation est souvent génératrice d'attitudes à mi-chemin entre blocage et retrait, évoquant une guerre de tranchée.

2. L'appropriation L'appropriation suppose de transformer la décision en incitation. C'est une création de sens, d'abord initiée par quelques acteurs, qui tentent ensuite de l'imposer en retournant la norme. Cette appropriation exige que la direction renonce au caractère formel de l'invention, et qu 'elle laisse aux acteurs des marges d'interprétation. Ces zones d'ombre sont les niches de l'innovation.

Les passeurs de l'innovation sont ici les agents du groupe fonctionnel, qui vont se saisir du flou de la réorganisation pour acquérir une nouvelle identité. Ils adoptent pour cela une démarche stratégique, d'abord en recherchant des " clients " en interne, puis en développant en direct avec les opérateurs des solutions originales, et en s'imposant progressivement comme un interlocuteur incontournable sur les questions relatives à la modernisation des services. Ce travail est le fruit d'une action quotidienne qui ronge l'organisation et contourne les circuits établis. Ils trouvent dans ces actions des alliés, notamment au service des ressources humaines, qui peut ainsi faire valoir ses propres conceptions de modes de gestion participatifs. C'est d'abord une action clandestine, appuyée sur un réseau

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et des contacts informels. Dans un second temps, une large publicité est faite sur les résultats positifs obtenus (les expériences non concluantes sont passées sous silence) Cette publicité s'accompagne de la dénonciation, auprès de la direction, des rigidités qui s'opposent à la généralisation des solutions développées. Les tenants de l'ordre (services en charge de l'informatique et de l'organisation, de la gestion, et certains responsables hiérarchiques) pointent quant à eux l'aspect aventureux et le désordre créé par les actions du groupe. Mais la légitimité économique de ces actions les conduit à en intégrer certains éléments à la règle, dans le but de réduire l'incertitude et de transformer les stratégies d'innovation en simples fonctions

3. L'institutionnalisation L'institutionnalisation est la troisième phase du processus, la direction intervenant pour arbitrer le conflit entre la logique de l'ordre et la logique de l'innovation. Elle rend alors obligatoire une partie des pratiques développées par les innovateurs mais en rejette d'autres. C'est une action diachronique, qui vise à canaliser l'action au fur et à mesure que parviennent les leçons de l'expérience : Elle ne peut ainsi se résumer à une simple rationalisation du travail. · C'est une activité collective, qui n'est pas issue d'une science organisationnelle extérieure, mais qui s'appuie sur le sens développé par les acteurs et tire parti de la concurrence entre l'ordre et l'innovation. · Elle représente des choix, destinés à arrêter le déroulement d'un processus. Mais ces choix sont effectués ex post, et non ex ante à la manière de la rationalisation taylorienne. · Elle redéfinit le cadre de la sociabilité professionnelle, de façon à assurer un équilibre entre l'ordre et l'innovation. Elle constitue la règle à un moment donné, mais pas durablement.

4. L'élaboration collective de l'innovation L'invention n'est au départ qu'une idée. Elle ne se transforme en innovation que si des acteurs parviennent à lui donner un sens. Cette création de sens passe par des découvertes intermédiaires, la mise en œuvre d'usages imprévus et une capacité collective à en tenir compte. Cet exercice suppose la déviance. Les opérateurs sont amenés à transgresser la règle en fonction de leur propre conception du bien. Ce faisant, ils participent au développement de l'entreprise, par le jeu de la concurrence entre logique de l'ordre et logique de l'innovation. Mais cette situation les exposent à la sanction : elle est génératrice d'anxiété. Dans le conflit entre l'ordre et l'innovation, tous les acteurs ne se replient pas derrière la règle : certains militent pour la transformer. Cette capacité critique est celle des innovateurs. Ils ne l'exercent pas comme une fonction, mais parce qu'ils saisissent, en s'appropriant et en détournant l'invention, l'opportunité de réaliser des projets différents de ceux de l'institution. C'est une activité banale, qui n'est pas le fait des décideurs, mais beaucoup plus d'acteurs qui ne sont justement pas les décideurs.

5. Dirigeance et consistance des acteurs L'innovation organisationnelle représente cependant un type d'innovation spécifique en ceci qu'elle reste encadrée par la direction. Par l'invention, comme par le pouvoir d'institutionnalisation, la direction se situe en aval et en amont du processus, mais elle ne peut décréter le mouvement : elle ne fait qu'en marquer les limites. L'institutionnalisation même réclame une conversion, au moins partielle, de la direction, qui doit accepter l'innovation comme une action collective ne répondant pas formellement à ses intentions initiales. Pour que la minorité que représentent les innovateurs parvienne à retourner le système dominant, le groupe doit être consistant. Cette consistance lui permettra de mettre au défi le consensus social sur lequel repose la norme, et d'emporter, le cas échéant, l'adhésion de la direction qui imposera à la majorité les pratiques

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des innovateurs, tout en les réintégrant dans le giron institutionnel. Le processus repose alors sur trois dimensions : · L'existence d'une capacité critique · La capacité du management à tenir compte de cette critique · La présence d'acteurs suffisamment consistants pour assurer cette conversion La diffusion d'une innovation organisationnelle diffère ainsi de celle d'autres innovations en ce sens que le rôle de la direction reste déterminant. Mais cette particularité n'efface pas le fait qu'elle apparaît bien comme une action collective, même si celle-ci ne fédère pas ses membres en un tout homogène.

Chapitre 4 : LES INVENTIONS DOGMATIQUES Une invention qui ne fait l'objet d'aucune appropriation est destinée à disparaître. Mais il se peut qu'elle soit maintenue de force dans les pratiques sociales. Erigée en dogme, elle participe alors au mouvement en détruisant les formes de sociabilités antérieures, sans en créer de nouvelles. Les transformations récentes de la gestion de l'emploi dans le secteur public témoignent de cette situation. Des recherches d'Emmanuelle Reynaud servent de support à cette analyse.

1. Le pacte de l'emploiJusque dans les années 90, le secteur est marqué par la notion de " pacte de l'emploi ". Cette situation se caractérise par : · Une situation de routine adaptative. Les règles de gestion sont largement indépendantes des activités réalisées par les agents. Elles sont issues d'une répartition des emplois en trois catégories (employés, ouvriers/ techniciens, agents de maîtrise/ cadres, cadres supérieurs) Le passage d'une catégorie à l'autre n'est possible que par examen professionnel, portant sur des connaissances générales et théoriques. Chaque catégorie est découpée en une quinzaine de grades, chaque grade correspondant à une fonction. Le passage d'un grade à l'autre se fait à l'ancienneté. La mobilité spatiale des agents est gérée de façon purement mécanique. Cet ensemble rigide fait l'objet, à partir des années 80, d'une série d'adaptations ponctuelles destinées à l'assouplir. Elles portent notamment sur des possibilités de promotion internes, l'assouplissement de la corrélation grade/fonction, l'introduction de primes " au mérite ", la modulation du caractère mécanique de la gestion de la mobilité géographique. Ces adaptations sont parfois clandestines, parfois réglementaires, mais elles ne sont jamais structurées selon une politique globale, et tendent à installer un flou considérable entre les principes de gestion et la réalité de leur application. · L'inscription sociale de l'emploi. La relation qui lie l'agent à l'entreprise est ici de nature sociale plutôt que strictement économique : il s'agit avant tout du choix d'un mode de vie. La sécurité de l'emploi est acquise, de même que la possibilité, après une période donnée, de " retour au pays " Le déroulement de carrière est prévisible et facilite la mise en œuvre de projets personnels. Le statut est valorisé à travers la notion de "service public". De plus l'agent peut bénéficier de conditions avantageuses quant à l'organisation de son temps et à l'autonomie dont il dispose dans l'exécution de son travail. La rétribution ne se limite donc pas à la rémunération formelle et intègre nombre de données non économique. · Un investissement à long terme. Pour l'agent en poste, la situation est le fruit d'un investissement : Les premières années sont souvent marquées par un déracinement douloureux qui associé au faible niveau du salaire, génère des situations difficiles. Ce sont également les années où, situés en bas de l'échelle, les nouveaux arrivés occupent les postes les plus durs, et doivent soumettre aux exigences des anciens, jusqu'à grimper

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eux mêmes dans les échelons de la hiérarchie. La notion de civisme implique par ailleurs un investissement personnel important, et la conscience de participer au service public conduit souvent à dépasser largement le seul cadre des obligations professionnelles. Enfin, la nécessité d'adaptation permanente aux changements techniques qui marquent l'évolution des situations de travail du service public réclame également une implication particulière. · Les termes de l'échange. Le type d'échange qui s'établit entre l'agent et l'entreprise doit alors s'analyser plus en termes de " don et contre-don ", tels que définis par Mauss, qu'en terme de relation économique. Le premier principe de l'échange est la durée : il s'établit tout au long de la carrière. Il n'est pas basé sur la valeur intrinsèque de ce qui est échangé, mais plutôt sur ce que suppose la relation d'échange, en termes d'utilité, de réciprocité, de symbole et d'appartenance. Ceci n'empêche pas la manifestation de l'intérêt, mais c'est ici un intérêt de " rang social " et non économique. La relation joue sur le principe de l'endettement mutuel plutôt que sur celui de l'équivalence : le contre-don n'efface pas le don, il n'y a pas de quitus, mais une chaîne que chacun souhaite préserver, ce qui suppose que les partenaires se montrent suffisamment désintéressés pour que l'autre accepte d'intégrer le dispositif. · Un système d'échange collectif. Le système est collectif car il ne peut être contrôlé par un individu : c'est un système global d'échange, qui ne s'appuie pas sur des négociations interpersonnelles, mais sur une forme de consentement basé sur un consensus durable, et où les décisions individuelles sont étroitement encadrées. Ce qui est donné n'est d'ailleurs pas la propriété d'un seul, et les dirigeants ne sont que les dépositaires de ce que l'institution alloue à ses agents.

2. Une invention non transformée. A la fin des années 80, les directions des entreprises publiques mettent en place une politique de ressources humaines destinée à substituer à la rigidité et au flou du modèle présenté un système plus souple et transparent, inspiré des méthodes du secteur privé. Cet ensemble représente : · Des mesures cohérentes, mais peu rationnelles. Les mesures s'orientent dans cinq directions : - Les examens sont supprimés au profit d'entretiens d'évaluation menés annuellement avec le supérieur hiérarchique, et transmis à la DRH désormais en charge de la gestion des " potentiels " plutôt que du parcours administratif des agents. - Aux trois catégories et à la cinquantaine de grades sont substituées six nouvelles catégories, elles même subdivisées en une dizaine de niveaux. - Les mobilités géographiques sont désormais gérées en fonction de l'adéquation du profil des candidats avec le besoin défini localement. La mobilité fonctionnelle implique par ailleurs la mobilité géographique. - Les plus anciens sont incités à la préretraite et le recrutement privilégie les jeunes diplômés de l'enseignement supérieur. - Le système des rémunérations est revu pour permettre une carrière plus rapide à ceux dont les résultats sont considérés comme bon. Les primes occultes sont supprimées au profit d'un système qui se veut totalement transparent. Cet ensemble repose sur un travail consistant à identifier et peser l'ensemble des postes d'après des critères dits objectifs, puis à identifier l'activité de chaque agent afin de l'intégrer dans l'une des nouvelles catégories. Ces décisions sont cohérentes les unes par rapport aux autres. Elles apparaissent par ailleurs " normales " dans ce type de situation. Mais il semble pourtant que, sur le modèle des décisions normées décrit au chapitre 2, le choix des solutions ait précédé ici l'examen des problèmes : - La méthode d'élaboration du système de classification postule d'un déroulement de carrière linéaire et ascensionnel. La mise en relation

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compétence, niveau, classification, affectant des valeurs différentes à chaque activité ne prend pas en compte la réalité qui fait que les agents tournent, pour occuper successivement différentes fonctions autour d'un même métier. - La volonté de transparence qui préside à la réforme des rémunérations bute sur ses propres exigences : Elle réclame, pour asseoir une politique d'envergure nationale, de connaître parfaitement les différentes formes de rétributions, au niveau local, et de les traduire de manière à en permettre la comparaison. - Le recrutement systématique de jeunes diplômés a pour premier effet de bloquer les possibilités de promotion interne, et semble susceptible d'entraîner une opposition jeunes/ vieux qui n'a rien d'efficace. - L'association de la mobilité fonctionnelle à une mobilité géographique poussera les responsables locaux à différer la promotion des "meilleurs éléments" et à favoriser celle des moins efficaces. La peur d'être promu, et donc délocalisé, pourra aussi pousser les agents à moduler leur investissement au travail. - La mesure de la compétence, lors de l'entretien d'évaluation, reste aléatoire. Il n'existe pas de critère strictement " objectif ", et l'évaluation passe d'abord par la relation interpersonnelle. La part d'arbitraire qui subsiste invite à penser qu'elle est réalisée "à la tête du client". Ces éléments sont, dans leur déraison, ordinaires. Nombre d'innovations organisationnelles trouvent cependant leurs sources dans des inventions de ce type. Mais pour cela nous avons vu qu'il était nécessaire qu'elles puisent faire l'objet d'une appropriation.

· La puissance du dogme. C'est à travers un processus critique que certaines inventions parviennent à se transformer en innovation. Ceci réclame une attitude particulière de la direction, une forme de tolérance, ou au moins de laisser-faire. A défaut, l'invention non transformée aboutit à la construction d'un dogme, présenté comme une vérité incontestable et inamovible, maintenu par l'autorité. - Le processus d'innovation se déroule selon les séquences : incitation, appropriation, institutionnalisation. Dans le cas de la gestion de l'emploi en secteur public, les choses sont différentes : le discours institutionnel est présent dès la phase d'incitation. Cette inversion des séquences empêche le déroulement du processus critique. - L'innovation suppose la transgression des normes. Mais ici, la déviance est rigoureusement surveillée : son contrôle fait partie du projet. L'appareil de procédures qui l'accompagne est développé en ce sens et ne laisse pas de place à l'appropriation. - Le conflit avec l'ordre antérieur aboutit à sa transformation. La situation est ici particulière : si la transformation de la gestion est bien en conflit avec l'ordre antérieur, caractérisé par le pacte, c'est une seul et même acteur qui provoque, gère et solde ce conflit. Cette situation de prééminence de l'acteur dirigeant est caractéristique du domaine de l'organisation. - L'innovation est une activité banale et non prescriptible. L'invention dogmatique repose aussi sur une activité banale, qui lui permet de prendre pied dans les pratiques. Mais elle est prescrite et ne produit pas de sens. - L'innovation exige la conversion des dirigeants aux représentations construites par la base. Les salariés n'ont ici pas d'influence sur les représentations des dirigeants : ils peuvent les accepter, ou s'en tenir à l'écart, mais ils ne tentent pas de les transformer. - L'innovation implique l'existence d'un acteur minoritaire, critique et consistant. Pas l'invention dogmatique : elle n'a pas à apprendre. Elle exclut du système ceux qui refusent ou ne parviennent pas à intégrer la conception de l'ordre qu'elle édicte. C'est le cas des anciens, invités à partir en préretraite, des syndicats, qui adopte une position défensive en raison de leurs engagements antérieurs, des salariés peu qualifiés, peu

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investis dans les dynamiques de carrière, ou de ceux qui pensent " avoir déjà donné ", qui se mettent en retrait. La direction ne rencontre pas d'acteurs consistants, elle est isolée.

Il n'y a donc pas de possibilité de remise en cause de la décision initiale, et des croyances sur lesquelles elle s'appuie. Elle s'impose comme un dogme aux membres du corps social.

3. La gestion de l'emploi comme cadre général des inventions dogmatiques L'invention dogmatique est génératrice de souffrance et de désarroi. D'un pacte centré sur l'échange social, la gestion de l'emploi passe brutalement au registre de l'échange économique sous sa forme la plus étroite. Cette transformation anéantit le passé, détruit la relation antérieure. Les agents restent sur le sentiment d'avoir été floués, volés, comme si, en cours de partie, on avait changé les règles du jeu, sans tenir compte des investissements antérieurs. Réduite à la stricte dimension économique, la relation d'emploi est désormais instantanée, et ne s'établit plus sur la durée. Les dimensions symboliques et sociales sur lesquelles s'appuyait la régulation antérieure sont évacuées. Le travail et l'emploi sont à présent une ressource parmi d'autres, et sont gérés comme telle.

Plus que la seule volonté managériale, c'est le poids du risque de perte d'emploi qui permet à ces logiques de se déployer. Ce risque habite désormais l'univers des salariés, du public comme du privé. C'est sous cette menace qu'ils acceptent la transformation brutale des règles du jeu. Trois thèmes principaux ressortent de leurs témoignages : · La prédominance du registre économique · La surabondance et l'absurdité des moyens de contrôle · La violence de certaines mesures Ces constats semblent envahir non seulement la relation d'emploi, mais également l'ensemble de la sphère du travail. D'autres inventions s'y implantent, qui mettent à mal les modes de socialisation antérieurs. C'est le cas de la relation " client/fournisseur " entre collègues, qui conduit à inscrire les relations interpersonnel dans un registre comptable, bien différent de celui qui préside généralement à ces contacts. La mise en œuvre des politiques de "qualité totale ", parce qu'elle implique de redéfinir, de manière scientifique et programmée, les gestes et les relations de travail, s'inscrit dans le même registre. Ces inventions, parce qu'elles nient le passé et le capital professionnel accumulé par les opérateurs, bloquent le présent, et empêchent les acteurs de se projeter dans l'avenir. Ce n'est pas le cas de toutes les inventions. Mais il existe bien deux types de transformation en entreprise : Les processus créateurs d'une part, et, d'autre part, les inventions dogmatiques, destructrices. Ces registres constituent, aussi bien l'un que l'autre, le quotidien du travail.

2ème partie

Le mouvement et la forme

Chapitre 5 : L'ORGANISATION EN MOUVEMENT Les processus décrits jusqu'ici ne correspondent pas à l'idée classique du changement : ils prennent en compte la trajectoire de l'organisation. Plutôt que la constatation du changement, ils s'intéressent d'abord au mouvement, compris comme le flux ininterrompu des transformations.

1. La conception classique du changement

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La conception classique du changement oppose un état A, situation de départ, à un état B, situation d'arrivée. L'analyse du changement se fait alors par le jeu des différences constatées entre deux états réputés stables. De nombreuses recherches apportent ainsi une lecture du phénomène et permettent de mettre en avant les conséquences sociales et les effets systémiques du changement. Elles ont en commun trois perspectives : · Elles mettent en scène des efforts de rationalisation du travail, en butte à des difficultés de mise en œuvre, et dont la réalisation n'est jamais parfaite. · Elles s'intéressent d'abord à ce qui a changé, plutôt qu'à ce qui change. · Elles considèrent le changement comme un phénomène extraordinaire, par rapport au quotidien des organisations, marqué par la stabilité.

2. Du changement au mouvement La donne actuelle conduit à réorienter largement ces perspectives. Le cas de l'évolution du secteur bancaire en donne une bonne idée : Initialement, l'activité est stable, et caractérisée par un fonctionnement bureaucratique dans un environnement de type administratif. Au début des années 80, l'activité se commercialise et se complexifie. Les opérateurs sont invités à se rapprocher des clients, à faire preuve de souplesse face aux procédures, alors que le nombre des produits proposés augmente considérablement. Ces changements se produisent sans planification au niveau de la formation, du développement des systèmes ou de la stratégie commerciale. Les opérateurs se " débrouillent ", parfois avec un sentiment d'abandon, pour tenter d'assumer ces nouvelles contraintes. Parallèlement, de nouvelles formes d'organisation sont expérimentées. On peut citer, en vrac, les cercles de qualité, les équipes polyvalentes, l'analyse de la valeur, la réduction des niveaux hiérarchiques, le réingiéniéring, le marketing opérationnel, etc…Mais ces pratiques ne durent pas et se succèdent comme des modes. Dans les années 90 apparaît une volonté de rationalisation de l'activité commerciale, qui se traduit notamment par la définition de types de marchés, auxquels sont liés de nouvelles procédures et des stratégies spécifiques. Des indicateurs sont mis en place pour permettre le suivi des activités, au niveau individuel comme au niveau global. Ce parcours pourrait être compris comme la succession de trois phases, logiquement articulées : Une situation bureaucratique, marquée par la prédominance des règles, une période d'ouverture, caractérisée par des tâtonnements successifs, et une phase de " reprise en main ", identifiée par le développement de la segmentation et l'apparition de nouvelles procédures de contrôle. Mais cette reconstruction ne rend pas compte de la façon dont s'effectuent ces changements : Il s'agit d'un mouvement continu, bien plus que d'une succession d'étapes. Y sont associés des transformations portant sur les modalités de gestion du travail (comptabilité analytique), des compétences (entretiens, modes d'évaluation), du management (obligation de mobilité), et des transformations techniques (succession des plans informatiques, des matériels et logiciels…) Aucun de ces changements n'est abouti. Au mieux, certains sont en cours et tentent de rattraper l'évolution constante des logiques et des situations de travail. Leur accumulation ne garantit en rien le passage d'un état à un autre, mais provoque au contraire une sorte de dilution de la rationalité organisationnelle. Cette dynamique est caractérisée par l'instabilité des systèmes d'ensemble, par le fait que les structures sont dorénavant entre deux états, partant de A vers B, sans que B puisse être décrit.

3. L'absence d'état stable La situation ordinaire devient donc celle du passage. C'est celle où prennent place les processus créateurs, mais également les inventions dogmatiques. Les premiers accélèrent le temps, les secondes l'arrêtent.

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L'institutionnalisation ne représente pas la fin d'un processus, mais une étape qui ouvre la voie à de nouvelles incitations, de nouvelles transgressions, de nouvelles appropriations. L'analyse de l'innovation nous conduit alors à considérer l'organisation comme un ensemble de mouvements, et, selon le concept développé par Strauss, comme une trajectoire. Le concept de trajectoire permet de mieux comprendre la logique du mouvement, parce qu'il rend compte de la succession infinie d'actions tendant à déformer et à reconstruire le cadre organisationnel. Il permet de concevoir ici une ligne brisée, marquée par des retours en arrière, heurtée par des conflits de temporalité, chahutée par l'hétérogénéité et la juxtaposition des phénomènes qui l'influencent et des actions qui la nourrissent. C'est un mouvement continu et dense, charriant des éléments humains, techniques, économiques et organisationnel. Ainsi, l'analyse de l'innovation ne se rapporte pas à l'analyse du changement : Le changement pourrait représenter l'aboutissement de l'innovation, mais celle-ci n'est jamais aboutie.

Chapitre 6 : ORGANISATION ET ACTIVITE ORGANISATRICE L'organisation renvoie soit à la forme, soit à l'action qui vise à concevoir cette forme. En matière d'organisation du travail, ces deux registres sont généralement associés. Pourtant les éléments que nous avons décrits montrent combien la forme reste, en raison du mouvement, indépendante de l'activité organisatrice, malgré les efforts constants que cette dernière déploie.

1. L'incertitude comme contrainte C'est l'incertitude liée à l'évolution constante des contraintes qui contraint le fonctionnement des organisations, plus que les contraintes elles-mêmes. Pour l'économie, l'incertitude est la situation dans laquelle on ne peut peser par avance les conséquences d'une décision. En sociologie des organisations, elle désigne ce qui n'est pas contrôlé dans le déroulement de l'activité, et qui permet aux acteurs d'adapter leur conduite indépendamment de la règle. Dans les deux cas, elle correspond à un déficit d'information. Ce déficit est repérable, en matière d'organisation : · Du point de vue des dispositifs techniques : l'évolution technologique, qui entraîne le renouvellement incessant des matériels implique un processus d'apprentissage permanent, mais jamais abouti. · Du point de vue des produits : dans le cas de la banque, la multiplication de l'offre associée à l'assouplissement des procédures et à personnalisation de la relation génère des situations toujours nouvelles et mal codifiées. · Du point de vue des règles : le mouvement entraîne la juxtaposition et l'inachèvement des règles. Les opérateurs sont constamment entre deux états. · Dans le rapprochement du marché : La relation au client amène à inventer des solutions personnalisées dans des situations parfois urgentes et complexes. · Dans l'évaluation des activités : les indicateurs ne prennent en compte qu'une partie de l'activité, et ignorent largement la réalité du travail. Ils ne suivent qu'avec retard les évolutions des situations de travail. L'incertitude est alors partagée entre les opérateurs, qui ne savent pas sur quels critères ils vont être évalués, et les évaluateurs, qui connaissent le côté incomplet des outils de mesure.

2. Organisation et activité organisatrice Ce développement de l'incertitude ne concerne pas nécessairement au même titre l'ensemble l'entreprise. Certaines activités sont largement

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prévisibles et codifiées. Elles sont structurées rationnellement, et correspondent à de sous-ensembles bureaucratiques. A l'inverse, d'autres activités échappent à toute codification, et répondent à un fonctionnement " adhodratique ", (qui se définit de manière ad hoc, selon l 'expression de Mintzberg). Entre ces deux pôles, le degré de rationalisation dépend du degré d'incertitude propre à l'activité de chaque service, et non d'une politique globale. Cette différenciation n'est pas issue d'une volonté managériale : elle résulte des pratiques professionnelles mise en œuvre par les opérateurs, pour faire face aux contraintes auxquelles ils sont confrontés. L'activité organisatrice consiste alors à coordonner et à intégrer ces différents segments. Moins la structure d'ensemble est formelle, plus cette activité se développe. L'activité des opérateurs tend à déformer et à segmenter le cadre opérationnel. L'activité organisatrice tend à intégrer ces pratiques en définissant de nouvelles formes. C'est un effort de rationalisation constant. Ceci est particulièrement vérifiable dans les situations de mouvement : au fur et à mesure que l'effort de rationalisation avance, de nouveaux changements interviennent et réintroduisent de l'incertitude. Dans le cas de la banque, les politiques privilégiant successivement une logique de distribution, puis une logique de vente, puis une logique de marketing, puis une logique financière génèrent des conflits de temporalité entre les pratiques et l'évolution des conceptions qu'elles mettent en œuvre. Ce mouvement tend à disloquer toute cohérence d'ensemble. Il ne reste plus alors qu'un émiettement de politiques contradictoires. Mais cette dislocation ne décourage pas pour autant la volonté de rationalisation.

3. Principes, pratiques et formes de l'organisation. C'est Taylor qui, le premier, a théorisé l'organisation rationnelle du travail. Sa réflexion articule trois dimensions qui sont les principes généraux de l'organisation, les techniques d'organisation et les formes de division du travail. · Le premier principe est d'ordre économique. C'est la recherche de la prospérité maximum, partagée par les employeurs et les salariés, qui doit fonder l'effort de productivité. Le second vise à réduire l'importance du facteur humain dans le processus de production, qui ne doit dépendre que des qualités du système, et ne plus être soumis à l'initiative des salariés. · Les techniques d'organisation répondent à l'idée de science. C'est le travail d'un expert, chargé d'analyser le travail, d'en redéfinir et d'en codifier les gestes, puis de recomposer, de coordonner et de programmer l'ensemble des activités entrant dans le processus de production. Les salaires sont définis de façon individualisée et "objective", en fonction des résultats obtenus. La technique du "travail à la chaîne", qui consiste à transformer le processus de production en process et qui matérialise l'idéal de fluidité associé à l'organisation scientifique du travail correspond à son aboutissement. · La mise en œuvre de ces principes et de ces techniques aboutit à une forme spécifique d'organisation, caractérisée par : la notion de poste de travail, spécialisé dans la réalisation d'une activité parcellaire répétée sur des cycles courts ; des cadences élevées, comme sources de productivité ; la spécialisation des activités de maintenance (service d'entretien) et coordination (bureau des méthodes) ; des flux d'information descendant et verticaux ; un contrôle du travail effectué en amont (définition des procédures et cadences) et durant le processus (contrôle des comportements).

4. Que reste-t-il du Taylorisme ? Certains observateurs font état aujourd'hui d'une évolution de ce mode d'organisation. Mais cette évolution n'affecte pas également les différentes dimensions de la logique du taylorisme.

Le toyotisme, consacrant le changement de logique industrielle qui

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privilégiera les " économies d'envergure ", fondée sur la flexibilité, aux " économies d'échelle " sur lesquelles reposaient le développement du fordisme, en donne une illustration : les principes qui président à l'action restent inchangés. L'action organisatrice est nuancée par une écoute plus grande apportée aux opérateurs, mais elle reste largement le fait d'experts. Le changement est plus notable dans la forme de division du travail : les ouvriers sont déspécialisés et rendus polyvalents. Les tâches de maintenance et dépannage sont intégrées aux activités. L'information n'est plus verticale, mais partagée de façon horizontale. On assiste donc à une transformation des formes d'organisation, mais cette transformation n'emporte pas celle de l'activité organisatrice. Ce même phénomène apparaît dans les études portant sur la modernisation des entreprises publiques. Si le pesage des postes et la définition des profils sont plus fin de ceux qu'envisageaient Taylor (ils tentent de prendre en compte une partie du travail " réel ") ils restent réalisés par des experts, en charge de rationaliser l'activité de travail par un processus de décomposition et de recomposition " scientifique ". Les formes d'organisation sont quant à elles ambiguës : il existe une tension entre le principe de contrôle et le principe d'initiative. La spécialisation verticale tend à diminuer, le nombre de niveau hiérarchique se réduit. Parallèlement, la spécialisation horizontale se développe. L'augmentation de la productivité ne s'appuie pas sur des économies d'échelle, mais, comme pour le toyotisme, sur des économies d'envergure délivrées par la flexibilité et la polyvalence des équipes et de l'organisation. Ces exemples montrent que les structures contemporaines n'obéissent plus totalement à la logique taylorienne. Mais elles n'impliquent pas pour autant l'avènement d'un nouveau modèle : si les formes changent, les principes et les techniques qui les fondent demeurent.

5. La confusion entre organisation et activité organisatrice Ce constat bat en brèche l'idée couramment avancée que le taylorisme est aujourd'hui dépassé. On met en avant l'idée de " modèles " différents (japonais, matriciels, réticulaires, professionnels, divisionnels, adhocratiques…) vendus par les cabinets conseils comme autant de produits " clefs en main ". Mais ces modèles ne sont que des représentations simplifiées dont le succès ne s'explique que par le fait qu'ils permettent d'envisager les mondes de travail comme des touts cohérents et cohésifs. Ils n'ont que peu de rapports avec le fait organisationnel même, marqué par la relative incohérence et l'hétérogénéité des situations. Le taylorisme survit à la modernisation des entreprises parce qu'il est en même temps plus et moins qu'un modèle. Il est plus qu'un modèle parce que l'ambition de rationalisation scientifique qu'il recèle est indépendante de toutes structure. Elle est le fait de toute activité organisatrice. Il est moins qu'un modèle parce les principes et les techniques d'organisation qu'il met en œuvre ne sont pas nécessairement liés à la forme d'organisation et de division du travail qu'il préconise. Nous avons ainsi mis en avant l'existence d'une double dynamique : d'une part, l'augmentation de l'incertitude et l'impossibilité de disposer de formes organisationnelles durablement rationalisées, et, d'autre part, le développement considérable de l'activité organisatrice entraîné par cet état de fait. L'organisation représente donc en même temps un effort, celui de l'activité organisationnelle, et un idéal, celui d'une forme durable et contraignante. Elle ne suit qu'avec retard et difficulté l'évolution des pratiques sociales.

Chapitre 7 : L'AUTONOMIE RELATIVE DES FORMES Quelle que soit leur nature, les formes sociales établies s'opposent aux forces de la transformation. La prise de risque, la déviance sont alors les

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moyens banals et quotidiens du mouvement.

1. Formes et forces L'ordre social résiste à sa propre transformation. Parce qu'il représente le cadre, mais aussi l'expression de la vie sociale, il échappe en partie aux hommes qui l'ont créé. Le concept de forme, développé par Simmel, éclaire cette question. Les formes sont la cristallisation des actions antérieures. Ces " configurations cristallisées " acquièrent une autonomie et fonctionnent selon une logique indépendante de leurs créateurs. Elles sont à la fois le fruit d'un construit humain et la matérialisation de la contrainte sociale. L'organisation scientifique du travail est ainsi une contrainte, comme un construit, de même que la conception du travail bien fait ou les normes de relation entre collègues. Dans une perspective diachronique, il existe donc un antagonisme entre la vie, l'action, qui construit la forme, et la forme, qui s'impose de façon autonome à la vie. Ceci vaut, pour Simmel, pour l'ensemble des règles sociales. La forme ne résiste pas à l'action uniquement par inertie, mais également parce qu'elle témoigne de l'existence du lien social, parce qu'elle est, en elle-même, une source de satisfaction, parce que la cristallisation atteste de son indépendance par rapport aux intérêts particuliers. La routinisation qu'elle engendre est également source de plaisir: elle permet d'échapper au risque, de se projeter dans l'avenir, d'engager des actions réciproques assurant la possibilité de vie en commun. L'autonomie relative des formes permet la socialisation. Mais elles s'opposent ainsi à l'élaboration d'autres formes. Pour retrouver une autonomie créatrice, les forces doivent se détacher des formes qui les socialisent. Cela suppose que les acteurs parviennent à imaginer collectivement une nouvelle situation, porteuse de plus d'avantages ou de plaisir que celle qu'ils vivent en fonction des formes instituées. C'est la problématique même de l'innovation : les acteurs la construisent, puis elle leur échappe en s'institutionnalisant. Elle ne fait pas que transformer les formes antérieures, elle les détruit, parce que celles-ci ne sont pas que des règles, mais bien des formes anciennes de sociabilité. Ainsi, les formes représentent un état, et l'exercice des forces l'activité qui tend à le transformer, par la construction du nouveau et la destruction de ce qui était.

2. La prise de risque et la déviance comme crise de temporalité C'est la déviance qui permet à l'innovateur de passer outre, et d'anticiper sur l'élaboration de nouvelles formes. Ce faisant, il prend le risque de se voir juger et sanctionner, selon les critères de l'ordre établi. A. La prise de risque comme ressource. Le risque est lié à l'incertitude des conséquences d'un acte, d'une situation. La prise de risque consiste en un pari sur ces conséquences, sur la sanction dont on ne peut savoir si elle sera positive ou négative. Le pari se fait dans l'espoir d'obtenir quelque chose que l'on n'a pas la possibilité d'obtenir autrement. Il augmente simultanément le potentiel de gain, comme de sanction : c'est le célèbre " dilemme du prisonnier " qui rend compte ici du calcul dont il peut faire l'objet. Mais les situations de travail ne sont jamais aussi claires. Les options y sont plus diffuses, les intérêts moins tranchés. Pour l'innovateur, c'est pourtant cette prise de risque qui ouvre la possibilité de se dégager des contraintes imposées par les formes, qui permet d'acquérir une autonomie. Les témoignages des membres d'un groupe responsable de la création d'un centre pour enfants en milieu hospitalier, illustrent cette dimension : Après l'institutionnalisation du service, au départ créé de façon informelle, ils sont amenés, pour échapper aux règles générales de gestion et assurer la pérennité de leur dessein, à " bricoler ", " mentir ", " trafiquer ", " menacer "… Cette position, tenue sur une durée de 20 ans, est caractéristique des situations d'innovation. Elle met en lumière trois types de transgression des formes : dans le rapport aux collègues, dans le rapport aux règles de gestion et dans le rapport à

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l'évaluation du travail Cette récurrence de la transgression, que l'on retrouve dans les exemples cités à propos des processus créateurs, est nécessaire pour accéder à l'autonomie et à la reconnaissance sociale. Mais elle représente aussi une prise de risque. L'opposition entre forces créatrices et formes de socialisation obéit à trois principes : · Elle concerne autant les pratiques de gestion que la culture du milieu · Elle ne passe pas par la négociation, mais par l'accomplissement des projets de la minorité · C'est un processus de " participation critique ", qui ne peut être réduit au seul conflit

B. La déviance ordinaire. Le vecteur du mouvement est alors la déviance. Elle est au cœur du mouvement, en est le lot quotidien. Elle est le fait d'acteurs qui transgressent les règles, et contestent la validité des principes qui les fondent. Mais elle constitue en elle-même un moyen de socialisation, et se situe aux frontières de la norme, plutôt qu'à l'extérieur. Elle est caractérisée par quatre dimensions : · C'est une notion relative, et les normes peuvent différer au sein d'un même ensemble social. · La sanction peut être modulée selon les circonstances, et selon le statut de celui qui l'encourt · La transgression fait par son auteur l'objet d'un apprentissage, d'une découverte progressive. · Elle ne se définit pas par des actions, mais par le jugement porté sur ces actions. C'est une contribution active à l'élaboration de nouvelles formes. Mais cette contribution ne peut être réalisée qu'en dehors des formes établies, parce que ces dernières n'autorisent pas leur propre transformation. Elle consiste alors, selon l'idée de Merton, à mettre en œuvre des moyens illicites pour atteindre un but valorisé par la société. Selon les résultats, et la reconnaissance dont elle pourra, ou non, bénéficier, la fin légitimera ces moyens, au point de les institutionnaliser, à travers le renversement des normes et la cristallisation de formes nouvelles. C'est l'avènement du processus de " destruction créatrice ", décrit par Schumpeter. Cette violence est issue du mouvement, non d'une technique ou d'une méthode, mais d'un enchevêtrement de circonstances, d'un flux où le risque et la déviance représentent une situation banale.

3ème partie

Les ambiguïtés de l'ensemble

Chapitre 8 : MORCELLEMENT ET DYSCHRONIE La rencontre entre forces d'innovation et formes instituées engage la réflexion tirée de la pratique. Mais cette réflexion est en partie déficiente : Elle est débordée par la densité du mouvement, et par l'hétérogénéité des éléments qu'il charrie.

1. Réflexion et réflexivité La réflexion correspond ici à l'examen des faits, à leur lecture à travers une représentation donnée, comme un reflet dans un miroir. La réflexivité consiste alors en un retour sur la pensée elle-même, capable d'interroger les moyens de la représentation. Ces deux notions doivent être utilisées simultanément pour appréhender un processus d'innovation. · La faiblesse des moyens de réflexion. Les moyens de réflexion dont on dispose pour représenter l'activité économique d'une entreprise consistent généralement en une batterie d'indicateurs, lus à travers des critères de

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performance tels que l'efficacité, l'efficience ou l'effectivité. Mais ces critères sont équivoques, et susceptibles de livrer différentes analyses selon la primauté accordée à la productivité, à la compétitivité, ou encore à la rentabilité. Coexistants au sein d'un même ensemble, ils peuvent générer des politiques contradictoires. Les outils de gestion qui fournissent les éléments de la représentation sont par ailleurs imparfaits : ils ne délivrent qu'une vision tronquée et simplifiée de la réalité. Ils ont de plus un caractère modélisant. A la manière des formes évoquées par Simmel, ils acquièrent une indépendance. Ils ne peuvent permettre la remise en cause des croyances, ni la mise à distance nécessaire à la compréhension des pratiques. · La force relative de la réflexivité. La mise à distance heuristique, permettant le retour sur les pratiques, est le fait de la réflexivité, comme capacité collective. Trois perspectives théoriques permettent d'en rendre compte : - La sociologie des organisations et des rapports de pouvoir, de Crozier et Friedberg, qui ont mis en évidence, par l'identification du mécanisme des " cercles vicieux bureaucratiques ", l'impossibilité d'évolution des systèmes sans remise en cause de leurs principes de fonctionnement. - L'apprentissage organisationnel, concept élaboré par Argyris et Schön, et qui s'appuie sur le passage du retour réflexif en " simple boucle " au retour en " double boucle ", ce dernier permettant de ré interroger les normes et les principes qui fondent l'action. - L'apprentissage culturel, développé par Sainsaulieu, qui montre que le développement identitaire des groupes constitutifs d'une organisation passe par la transformation des relations (et des représentations) sociales, associée à une augmentation de la capacité de négociation. Pour Sainsaulieu, les transformations positives sont celles qui président à un plus large partage de l'identité. Ces trois perspectives mettent en avant la dimension d'apprentissage collectif que revêt la réflexivité. Cet apprentissage n'est pas donné, et suppose que les acteurs y trouvent un intérêt, et disposent d'assez d'influence pour faire valoir leur position critique. Le cas des inventions dogmatiques montre que l'oubli peut l'emporter sur l'apprentissage. La réflexivité n'est pas non plus acquise une fois pour toutes, et ne concerne pas également l'ensemble des expériences de la pratique : elle reste partielle, bornée, limitée dans son objet, encadrée par des formes.

2. Les dyschronies Le mouvement apparaît alors comme une constellation, abritant un ensemble de processus morcelés, d'éléments hétéroclites soumis à des temporalités et des logiques différentes. La confrontation de ces temporalités génère des problèmes de fonctionnement ou d'évolution globale : ce sont les dyschronies, qui touchent aussi bien les dispositifs techniques ou de gestion que les investissements réalisés par les acteurs, que leurs représentations ou leurs sentiments. Qu'elles soient liées aux erreurs de planification, à l'incompatibilité entre changements, à la concurrence des procédures, ou aux différentes valeurs du temps mises en œuvre, les dyschronies bousculent les situations de travail. L'absence de synchronisation de l'ensemble contraint les opérateurs à effectuer des arbitrages permanents. Plus qu'une " résistance " du social au " changement ", il s'agit bien donc d'une difficulté du social à vivre le mouvement, parce que celui-ci est hétérogène, parce qu'il génère, par la cohabitation forcée de temporalités différentes, des dyschronies.

3. Le morcellement du mouvement. La situation se complique encore parce que le mouvement est morcelé : il abrite des processus créateurs et des inventions dogmatiques. Les acteurs peuvent simultanément participer aux premiers et ignorer ou subir les secondes. Et la participation, quand elle a lieu, ne s'opère pas également.

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Les différents champs d'une invention peuvent représenter différents états d'avancement du processus d'appropriation. Certains éléments peuvent n'avoir encore " aucun sens " alors que d'autres en sont pourvus, ou d'autres encore seulement partiellement investis. On constate au sein d'un même ensemble, différentes situations, témoignant de différents niveaux d'apprentissage. Cette hétérogénéité pose des problèmes de cohérence.

4. Retour sur la question de la rationalité. La rationalité ne peut être construite de façon globale, cohérente ou " scientifique ". L'irréductibilité du morcellement et l'interdépendance des actions réduisent la capacité politique de l'ensemble. Dans le cas de la banque, le développement commercial conduit à une politique agressive, destinée à maximiser les ventes, au détriment des obligations liées au risque de contentieux. Des pratiques sont ainsi progressivement institutionnalisées par la direction commerciale parce qu'elles répondent à la logique et à la stratégie développées. Parallèlement, les fonctions de gestion et de contrôle se modernisent, et développent de leur côté des procédures destinées à cadrer l'activité commerciale, dans le but d'en réduire les risques et d'évaluer la rentabilité des opérations à partir de critères financiers. Ces deux logiques sont, en elles-mêmes, cohérentes. Mais leur juxtaposition crée des problèmes constants : l'urgence et la volonté de " faire du chiffre " s'opposent à la lourdeur des procédures ; les investissements immatériels, comme le temps passé avec le client, ne sont pas pris en compte. La standardisation, qui consiste à examiner de la même façon les dossiers des particuliers, que ceux-ci soient aisés ou démunis, génère des situations absurdes, du point de vue relationnel. Cette confrontation est encore compliquée par la dynamique propre au développement des systèmes d'information, censés structurer et outiller ces évolutions, mais qui ne les suivent que de façon partielle et décalée. Cette problématique se retrouve, pour la gestion des ressources humaines, dans la contradiction entre les techniques utilisées et l'évolution des pratiques : Les salariés sont évalués d'après des objectifs définis en début d'année, sans pouvoir se soustraire aux sollicitations multiples liées au déroulement de l'activité, qui les détournent, dans la réalité quotidienne du travail, de la réalisation d'objectifs fixés a priori. De la même façon, c'est au moment ou l'interdépendance, liée à la complexité croissante des activités, devient la principale contrainte des situations de travail, que l'évaluation individuelle est érigée en principe par les DRH. Ces situations représentent une sorte de désordre généralisé, qui fait le quotidien des organisations. Comment comprendre alors que de tels ensembles continuent à fonctionner ?

Chapitre 9 : L'ECHANGE SOCIAL COMME COMPETENCE La régulation appartient en fait bien plus aux opérateurs qu'aux différentes procédures qui visent à stabiliser les situations de travail. Mais cette régulation reste partielle et ambiguë.

1. L'élaboration du travail Dans les perspectives que nous avons évoquées, la capacité à mener une action efficace semble correspondre plus à celle de l'élaboration du travail qu'à celle de sa seule réalisation. Les données de l'activité, (procédures, nature des tâches, degré d'urgence, coopération…) sont alors le matériau de cette élaboration. Dans les cas recensés, la complexité des situations comme les conflits issus de la juxtaposition des éléments constitutifs du mouvement ne permettent pas d'appliquer strictement la règle. Celle-ci doit constamment être réinterprétée par les opérateurs, dans un exercice d'arbitrage et d'imagination permanent qui vise à reconstruire les situations de travail. Cette capacité pourrait définir la compétence. Elle

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échappe pourtant en grande partie aux outils destinés à l'évaluer : ces outils restent centrés sur le " travail prescrit ", et ne prennent pas en compte le " travail réel ", qui consiste à adapter le prescrit de façon à mener une action efficace. L'espace qui sépare le prescrit du réel reste celui de l'incertitude, des pratiques informelles, de l'adaptation de la lettre à la réalité. Au mieux, l'activité organisatrice ignore ce travail, au pire, elle le sanctionne.

2. Compétence de professionnel ou d'artiste ? La sociologie nord-américaine a largement exploré le champ des professions, en faisant ressortir notamment le fort degré d'incertitude des activités, la rareté de la compétence mise en œuvre et l'existence d'un corps. Ces perspectives amènent à considérer un fonctionnement autonome des " professions " par rapport au monde classique du travail, qui s'appuie d'abord une capacité intrinsèque à traiter les incertitudes de certaines situations complexes. La professionnalisation consiste alors en la construction de cette capacité. Comme le montre Stinchcombe, moins l'activité est " routinisable ", plus les décisions sont directement intégrées à la compétence de l'opérateur. Ceci veut dire que c'est l'incertitude, ou au moins la capacité à intervenir en situation de travail incertaine qui produit la compétence, plutôt que le degré de formation. Les capacités que nous avons décrites plus haut correspondent bien à un " professionnalisme " de ce type, sans corps, ni code, ni statut juridique, mais défini par un rapport d'autonomie et d'inventivité à la tâche. Ceci peut être rapproché des observations de Becker, sur les mondes de la production artistique : Il existe bien, dans ces activités, un rapport créatif à l'incertitude, ce rapport n'excluant pas une division poussée du travail. Mais cette division ne règle pas les questions relatives à la création collective, laquelle suppose une multitude d'arrangement, de formes de coopérations informelles, de réseaux. Ici, comme dans la banque, l'écart entre la règle et les pratiques ne permet pas d'appréhender " l'art " de travailler à travers les seuls programmes de gestion. La compétence apparaît comme une capacité collective, celle d'un milieu qui s'arrange, tout en les subissant, avec les règles de gestion et de production.

3. Les réseaux de compétence collective Cette capacité s'appuie sur des réseaux qui assurent la mise en commun des savoirs. Cinq critères permettent de définir ici ce type de réseau : · C'est un ensemble de relation où les contacts ne dépendent pas d'une structure centrale · La nature des échanges qu'il supporte lui est spécifique. · Il dépasse les structures institutionnelles dans lesquelles il est intégré · Il est toujours plus ou moins clandestin · Son existence reste liée à son efficacité Il représente une forme d'organisation informelle et particulière. Sa position, vis à vis du management, est ambiguë : Il partage les finalités de l'entreprise, mais possède sa propre conception de l'efficacité. Le capital de savoir qu'il accumule appartient à la communauté qu'il représente, qui ne peut se confondre avec l'entreprise.

4. Le don contre don comme modèle d'échange A la manière des situations évoquées au chapitre 4, le caractère collectif de la compétence repose sur le système du don contre don, théorisé par Mauss. La coopération n'est pas mécanique et répond à un système d'obligation mutuelle, teinté d'affectivité. L'échange n'est ni économique, ni traditionnel, mais plutôt socioprofessionnel. Cet échange social correspond aux différentes dimensions identifiées par Godbout et Cailler : il s'établit sur la durée, n'est par destiné à s'interrompre, il ne fonctionne pas en équivalence et il exclut l'argent. Il reste encadré par des normes qui concernent la réciprocité de

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l'échange, et également le caractère collectif de l'action, qui ne doit pas faire l'objet d'appropriation individuelle. Il suppose entraide, convivialité et manifestations de sympathie. Ces normes s'appuient sur l'existence de sanctions qui, comme dans toutes situations sociales, se traduisent par l'exclusion.

5. L'utilité de l'altruisme Cet échange reste néanmoins intéressé. Les membres tirent un bénéfice de leur appartenance au réseau et ce bénéfice est parfois inégal. Par ailleurs, tous ne sont pas admis à y participer : il faut disposer de ressources permettant de payer le " ticket d'entrée ". Il croise donc deux dimensions contradictoires : celle d'une générosité relative (une solidarité qui ne " compte " pas) et celle de l'utilitarisme.

6. Coopération et concurrence Cet utilitarisme inclut la permanence de calculs égoïstes ou de stratégies individuelles, qui sont source de tiraillements pour le groupe. Mais la concurrence n'exclut pas la coopération, et peut même la favoriser : Les acteurs sont associés dans une lutte indirecte autour d'un même enjeu (reconnaissance et progression individuelle, possibilités de promotion…) sans pour autant être en conflit, la décision finale revenant par ailleurs à un tiers, et non à la partie concurrente. Le caractère indirect de cette lutte préserve le lien coopératif, alors le partage des visées individuelles favorise la sociabilité et les rapprochements. Ces relations restent toutefois profondément ambiguës, et la solidarité est toujours susceptible de céder devant les intérêts particuliers.

7. Trahison et calcul entre pairs La coopération est ainsi habitée d'une multitude de calculs individuels, qui peuvent pousser les membres à transgresser les règles de l'échange, soit qu'ils s'approprient, à titre individuel, le résultat d'une action, soit qu'ils " changent de camp " en passant du côté des services centraux, soit encore qu'ils refusent, à un moment donné, le système et brisent le processus d'échange. Ces transgressions, fréquentes, représentent une forme de trahison. La sanction est alors l'exclusion du "traître". Elle est modérée, car, contrairement à ce qui ce passe dans les sociétés traditionnelles étudiées par Mauss, le mouvement lui fournit d'autres possibilités d'inclusion. Mais cette faiblesse relative de la sanction n'explique pas à elle seule la fréquence des transgressions. Celle-ci s'explique plutôt par l'existence d'une norme intégrant des écarts, parce que les intérêts individuels sont ici reconnus aussi comme légitimes, et sont une des données de la coopération. La norme consiste alors à savoir arbitrer entre égoïsme et altruisme

8. Dérèglement des échanges et incapacité collective. La compétence collective ouvre des possibilités de traitement des situations aléatoires. Mais elle ne comble que partiellement le déficit général de régulation. Les règles formelles, inachevées, contradictoires, ne font plus l'objet d'une connaissance précise. Il n'existe plus de cadre stable. Les règles informelles ne sont pas plus structurantes, elles ne peuvent se substituer aux premières et restent morcelées, dépendantes de conceptions divergentes du travail. Ceci rejoint les observations effectuées par Strauss sur le fonctionnement des hôpitaux psychiatriques. Ici, les membres de l'équipe de soin oublient les règles formelles, mais oublient également celles qu'ils définissent eux-mêmes collectivement, qui n'ont de fait qu'une durée de vie très courte. Les objectifs de chacun varient en fonction du métier, mais aussi de la manière dont les personnes s'y investissent. N'étant plus réglementée, l'action fait l'objet d'accords. Mais ces accords sont difficiles, chaque métier (médecins, infirmières, aides soignante) ayant une vision spécifique du " bien ".

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Perturbé constamment par des événements externes, cet agencement fragile d'accords fait l'objet d'une reconstruction permanente. Mais Strauss indique clairement que cette situation fait l'objet d'une forme de consensus, le développement réglementaire doublé d'une prise de distance systématique à l'égard des règles permettant au final de disposer d'un ensemble suffisamment souple pour absorber les contraintes d'improvisation et de changement. Cette conclusion ne peut, cependant, être appliquée aux entreprises, qui diffèrent, au moins en deux points, des structures étudiées par Strauss: Les entreprises sont soumises à des contraintes de rentabilité, qui pèsent sur les décisions. Les "professionnels" n'y disposent pas du pouvoir dont disposent les médecins face à l'appareil administratif. Leur situation reste celle d'une incapacité collective à s'accorder sur " les règles du jeu ".

9. Le désordre : un déficit global de régulation Le terme de régulation renvoie aux travaux de J-D Reynaud, pour qui cette activité représente la principale caractéristique des organisations. Il analyse trois types de régulation : la régulation autonome, propre au groupe et qui assure son organisation interne et sa cohésion, la régulation de contrôle, exercée par les groupes extérieurs sur les activités du premier groupe, et la régulation conjointe, issue de la rencontre des deux premières et de la négociation menée au niveau institutionnel. La dynamique des systèmes sociaux résulte des interactions entre ces trois dimensions : La régulation conjointe ne constitue pas un point d'équilibre, mais de convergence des attentes de chaque groupe. Le fonctionnement des organisations ne repose pas alors sur les règles, formelles ou informelles, mais sur l'activité même de régulation exercée par les acteurs, qui fonde l'action collective. Les éléments décrits jusqu'ici ne rentrent qu'imparfaitement dans ce cadre : Au sein du mouvement, la coopération reste ambiguë, morcelée, habitée par des calculs individuels ; L'autonomie des formes par rapport aux forces implique l'absence d'ajustement synchronique, et l'existence de la déviance ; Les acteurs, individuels et sociaux, ne disposent pas d'une position égale en matière d'influence ; L'efficacité est un souci partagé, mais reste une notion relative ; La négociation institutionnelle est souvent détachée des problèmes de l'innovation et la régulation conjointe peut parfois déboucher sur des inventions dogmatiques. Le mouvement reste donc marqué par un déficit global de régulation, qui s'oppose à la situation " normale " des organisations. C'est le désordre qui le caractérise.

Chapitre 10 : L'AMBIVALENCE DES ACTEURS L'innovation reste un processus douloureux, qui renforce la capacité des acteurs à s'engager et, simultanément, à se distancier.

1. L'action suppose l'effort L'action implique le travail des forces sur les formes. Cet effort est celui des acteurs qui s'y engagent. Il représente un investissement considérable, affectif, social et souvent matériel. Il suppose une prise de risque face aux publics, aux collègues, à l'institution, un alourdissement des charges de travail, une implication psychologique importante. Pourtant, lorsqu'elle est institutionnalisée, l'innovation pour laquelle ils s'étaient engagés leur échappe. Elle peut même aboutir à une série de contraintes supplémentaires, rendant obligatoire les charges auparavant librement consenties, réduisant les marges d'autonomie. Ce retour à la " rationalité scientifique " heurte les innovateurs, qui poursuivent leur effort, en transgressant à nouveau les règles. Ils doivent par ailleurs, tout au long de ce parcours, effectuer le deuil de leurs projets professionnels initiaux, réaliser la distance entre leurs aspirations premières et la réalité

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de l'activité à laquelle ils sont confrontés, remettre en cause leurs propres représentations. Pour l'innovateur, l'action suppose de vaincre des résistances multiples : celles des formes, celles des autres, et la sienne.

2. L'investissement au travail et la crise du sujet Parce qu'elle exige un investissement lourd, constamment réitéré, oblige à la prise de risque, à la remise en cause, au retour sur soi-même dans une situation d'incertitude, tant vis à vis de l'action que vis à vis de la reconnaissance dont elle pourra faire l'objet, la position d'innovateur est susceptible d'entraîner la crise du sujet. La rupture du lien de confiance, la rupture des cadres normatifs du comportement, la crise de sens ou le caractère absurde des situations vécues sont les éléments constitutifs de cette situation critique. L'innovation a un effet pathogène sur l'identité, dans la mesure où elle exige un investissement, génère une anxiété et provoque la remise en cause des représentations antérieures. Elle est ainsi génératrice de souffrance.

3. La lassitude des acteurs Mais les acteurs peuvent échapper à cette souffrance, ou au moins se ménager des moments de répit : ils choissent alors de se replier, de se démettre de leur influence, parce que l'action s'avère trop compliquée ou trop coûteuse. La rationalité peut ainsi être limitée par le coût de son exercice. Quatre formes de désengagement témoignent de cette perspective : · La spécialisation dans le discours sur l'innovation, dans une position d'audit ou de conseil. · La construction d'un espace professionnel fermé, permettant de préserver les acquis tout en en réduisant les coûts, par l'élaboration d'une forme de " micro corporatisme " · L'utilisation systématique de la mobilité spatiale ou fonctionnelle, sur un rythme permettant de lancer des projets, puis de changer de poste avant que n'apparaissent les difficultés, dysfonctions et dyschronies liées aux changements · L'abandon par manque de moyen, qui entraîne le retour pur et simple à l'étroitesse du cadre formellement défini. Ces attitudes ont en commun de privilégier le rôle à l'action, que ce soit à travers un processus d'adaptation primaire (se conformer) ou secondaire (utiliser la conformité du rôle). C'est une démarche ritualiste qui consiste à renoncer aux buts, en privilégiant des moyens institués.

4. La part du choix Le choix ne peut être considéré ici comme l'expression d'une stratégie individuelle, ou encore celle d'une volonté, sur le modèle développé par Hirsmann. Les travaux d'Hirsmann formalisent trois types de comportements par rapport à une contrainte : la protestation (voice), la défection (exit) ou l'acceptation (loyalty). Mais la capacité de choix ne recouvre pas ici ce type de manifestation : en même temps qu'un renoncement le rôle constitue pour l'acteur une alternative, une possibilité de repli face aux contraintes de l'action et à la lassitude qu'elle peut engendrer.

5. La capacité d'arbitrage et la circulation des acteurs Comment l'entreprise peut-elle assurer alors la permanence de la capacité d'innovation ? Plusieurs modèles proposent une explication : le premier consiste à considérer des politiques basées sur l'idée de " travailleur jetable " : une fois frappé de lassitude, l'opérateur est éjecté, ou mis au placard. Cette pratique existe et elle peut engendrer des situations dramatiques. Le second considère que certains acteurs ne se lassent jamais " d'entreprendre " et servent de locomotive à l'ensemble. Le troisième consiste à penser que les positions sont fluctuantes, et qu'il

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existe pour la plupart, une capacité à choisir entre celle d'acteur de l'innovation, de défenseur des règles et d'acteur de rôle. L'acteur devient ainsi occasionnel, et sa position évolue en fonction des arbitrages qu'il est amené à réaliser, entre son désir d'identité, sa conception du bien, son fonds culturel, le coût de l'investissement, l'état de ses ressources propres. Il peut par ailleurs adopter simultanément, selon les circonstances et les projets, des positions opposées : militer pour l'ordre sur tel sujet, pour l'innovation sur tel autre, alors qu'un troisième le laissera indifférent. Mais c'est sur la durée que s'établit cette capacité d'arbitrage : le retour réflexif permet à l'acteur de peser ses choix, de définir ses priorités, de concentrer ou de ménager ses forces, de se mettre à la distance nécessaire pour évaluer ses investissements. C'est un apprentissage individuel, différent de la réflexivité des systèmes, qui restent encombrée par les formes antérieures, décalée face aux pratiques.

6. L'espace comédique de l'action La distance de l'acteur par rapport à l'activité explique la permanence de situations absurdes : ces situations représentent une forme de farce, dans laquelle chacun tient son rôle de façon distancié, personne n'étant prêt à assumer l'investissement que représenterait la dénonciation de ces situations. Ceci apparaît dans les " jeux de rôles " proposés en formation pour favoriser la " mobilisation " du personnel, mais également dans bien des dispositifs concernant la gestion ou la production, dont l'enjeu n'apparaît pas suffisamment important pour motiver l'effort d'un investissement critique.

7. L'ambivalence de l'acteur Mais le comportement des acteurs répond aussi à des logiques d'engagement, qui coexistent avec les logiques de distanciation : Le salarié peut, par exemple, rester engagé dans l'exécution de son travail alors qu'il se met à distance de l'entreprise elle-même. Cette dualité représente le moyen de supporter les situations décrites. L'entretien annuel d'évaluation en donne un bon exemple : bien que contestant profondément ce dispositif, le " noté " est bien obligé de s'y engager, d'y souscrire, au moins partiellement, d'argumenter, d'habiter son rôle. De son côté, le notateur n'est pas non plus dupe de la situation : il connaît les limites de l'exercice, en perçoit la mascarade, mais lui-même est contraint à jouer le jeu, à investir sa fonction. Il ne peut déchoir de sa position et doit inscrire son action dans la politique globale de l'entreprise. Pour les deux, l'identification au rôle est le moyen de supporter la situation.

8. L'autre est un étranger Le mouvement entraîne la distanciation, et la distanciation relativise la notion de collectif. Le groupe, la communauté de travail en sortent ainsi fragilisé. Les constantes évolutions des systèmes, les mobilités qu'elles engendrent tendent à individualiser les parcours. Les relations de travail s'établissent sur la base d'un partenariat, plutôt que sur celle d'une appartenance commune. Elles sont conçues comme autant de transactions réfléchies : l'autre devient un moyen, une fonction nécessaire, approché pour ce qu'il représente socialement, et non pour ce qu'il est. Simmel explique ainsi que dans un couple, l'un et l'autre peuvent être plus attachés à l'idée du couple lui-même, à l'utilité de la forme qu'il représente, plutôt qu'à l'être aimé. La réflexivité permet ce type de compréhension. Elle autorise ainsi la continuité du mouvement, souvent aux dépends de l'instantanéité qui fonde l'authenticité des relations. C'est un apprentissage parfois amer.

Conclusion

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L'innovation est devenue une action banale, quotidienne et collective. Elle porte le mouvement, qui charrie en un même flot des éléments hétéroclites et contradictoires. Mais si celui-ci autorise, par l'incertitude dont il est porteur, l'innovation, il n'autorise pas, pour la même raison, la socialisation. L'activité organisatrice reste largement débordée par ce flux. Elle peut contrôler les rôles, mais pas les acteurs. Elle reste impuissante à inscrire le mouvement dans des formes durables, à définir des règles qui " font sens ". Cette création pose problème parce que les règles doivent intégrer des temporalités différentes. Elles sont par ailleurs édictées par rapport à un état donné. Mais l'action des innovateurs correspond à l'émergence d'un autre état, ce qui implique leur transgression. Cette difficulté suppose d'imaginer des règles basées sur une représentation du monde comme mouvement. La création de sens est enfin une activité collective et opportuniste : elle ne se décrète pas, et reste peu prévisible. L'innovation pose ainsi la question de la capacité à vivre collectivement dans un univers en constant déficit de régulation. Cette capacité ne repose pas sur l'évolution des structures, toujours en retard face aux pratiques sociales, mais sur la prise de distance qui permet aux acteurs d'arbitrer leur choix, de participer ou non aux processus d'innovation, de déterminer leur position au fur et à mesure de l'évolution des situations. L'habillage rationnel des pratiques de gestion ne sert aujourd'hui qu'à faire partager les croyances dominantes. Mais celles-ci pourraient être dépassées, pour peu que les acteurs puissent disposer de suffisamment d'influence et de capacité critique pour ce faire.

Actualité de la question

Essentiellement centré sur la problématique de " l'innovation organisationnelle ", le livre de Norbert Alter traite d'une actualité brûlante : Ces questions sont aujourd'hui au cœur des débats sur l'évolution des systèmes de production, la " gestion de la compétence ", la " modernisation " des organisations privées ou publiques, ou encore la " refondation sociale ".

Reprenant l'intuition première de Joseph Schumpeter, celle de la " destruction créatrice ", Norbert Alter réoriente cette perspective pour aboutir, sur la base d'une argumentation très outillée, au constat d'une incapacité générale de l'entreprise à réguler ses propres forces. Sa démonstration mobilise différents domaines de la sociologie classique, et fait ainsi appel au concept de " forme " développé par G.Simmel, à celui de l'échange en " don contre don " développé par Mauss, ou encore à celui de la " rationalité limitée " développé par Simon. Il enrichit son analyse de perspectives théoriques issues de la sociologie des organisations et de résultats de recherches récentes, qui viennent illustrer et renforcer son propos.

La description qu'il livre du désordre organisationnel est très convaincante, et parfois réjouissante. Norbert Alter tord le cou, avec un plaisir évident, à un certain nombre de préjugés sur la rationalité de l'entreprise. Les décisions de la dirigeance obéissent plus à des normes ou à des modes qu'à la raison, et l'entreprise parait déployer une énergie intense à lutter contre elle-même. La force de la démonstration s'appuie sur l'irréductibilité quasi mécanique du désordre : le mouvement apparaît comme une spirale infernale, nourrie par l'instabilité chronique des situations, la prolifération des inventions, la juxtaposition et l'inachèvement des règles, et les efforts constants de l'activité organisatrice, qui, telle Sisyphe, semble condamnée à poursuivre un but qu'elle ne peut atteindre. La clef de cette dynamique, c'est l'innovation,

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comme capacité collective des acteurs à s'approprier et à transformer quelques inventions, à leur conférer du sens, à transgresser et déformer le cadre qui leur est proposé. Mais cette ouverture relance et exacerbe l'activité organisatrice. Elle reste par ailleurs partielle, morcelée, insuffisante. Elle est sans action sur les inventions dogmatiques. Elle exige un effort que les acteurs ne sont pas toujours prêts à consentir. C'est alors un constat amer, qui relativise l'optimisme dont sont parfois teintées les perspectives constructivistes. L'acteur " sauve sa peau ", et sa capacité d'innovation, en apprenant à choisir ses combats, à gérer ses ressources, à arbitrer entre distance et engagement, en fonction de ses sentiments, ses désirs, ses convictions, sa conception du bien, ses intérêts, ses moyens. Il apprend à tolérer et à vivre l'absurde, et à regarder l'autre comme un étranger.

Ceci pose la question du sens et de l'action collective. Mais tout au long de cette démonstration, ce n'est pas tant le modèle même de l'entreprise qui est remis en cause, que son incapacité à évoluer harmonieusement, à fédérer des actions porteuses de sens. Ceci marque peut-être la limite de l'exercice, qui ne comprend pas l'exploration d'autres manifestations du " fait organisationnel " que pourraient par exemple représenter associations ou coopératives.

La question du sens renvoie à celles des principes et des finalités de l'action. Norbert Alter observe que le principe taylorien de " prospérité partagée " n'a pas été rediscuté, malgré l'éclatement du compromis fordiste et le renoncement à l'équation " efficacité économique = efficacité sociale ". On assiste au contraire à la multiplication des inventions qui visent à le réaffirmer, alors que la " prospérité " de l'entreprise ne semble aujourd'hui plus à même de garantir le seul maintien de l'emploi (ce qui est déjà fort différent de la " prospérité " du salarié). Dégager un sens général qui autorise une cohésion minimale devient alors effectivement un exercice difficile. Mais il semble que cela vaut surtout pour l 'entreprise capitaliste, fortement arrimée à la pensée taylorienne, plutôt que pour le fait organisationnel d'une manière générale. De ce point de vue, on peut regretter l'absence de différentiation qu'opère Norbert Alter entre entreprises privées et secteur public : le service public semble, au moins en théorie, disposer, pour inciter à la création de sens, de ressources différentes de celles du secteur privé. L'action n'y est pas " normalement " censée répondre au principe de " prospérité maximum ", mais à ceux " d'égalité ", de " continuité " et de " mutabilité ", reconnus par la doctrine et qui font aujourd'hui débat, en raison des transformations constatées par Norbert Alter. Parler d'entreprise quand on désigne un service de santé public ou un collège, participe déjà d'un certain constat, sinon d'une intention. Il est cependant vrai que les études présentées montrent la forte perméabilité de ce secteur, par ailleurs désormais mal délimité, aux normes de la dirigeance d'entreprise, sous la double pression que représentent d'une part la menace d'un possible désengagement de l'Etat, et de l'autre le spectre d'une concurrence acharnée et sans merci.

Tout comme les entreprises privées, les organisations du secteur public n'échappent alors ni au mouvement, et le débat dont elles font l'objet en témoigne, ni au déploiement de la " rationalité dirigeante ", avec son cortège de croyances, de certitudes et de techniques. Mais en raison de leur fonds culturel, les inventions, qu'elles soient dogmatiques ou incitatives et propres à engendrer des processus créateurs, y sont peut-être reçues de manière différente, plus durement pour les premières, plus féconde pour les secondes, dans la mesure où la notion de " service public " semble susceptible de fédérer l'action collective, sous réserve, bien entendu, qu'elle soit mise en avant et puisse faire l'objet d'un processus d'appropriation critique par des acteurs " consistants ". Il semblerait intéressant, du point de vue de la construction sociale comme de celui de

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l'action, de vérifier cette hypothèse et les exceptions qu'elle serait, ou non, susceptible d'admettre. Les perspectives développées par Norbert Alter pourraient être ici articulées avec le modèle d'analyse proposé par Renaud Sainsaulieu, mettant en avant la dimension de construction (ou destruction) identitaire de ces processus, et les travaux de Jean-Daniel Reynaud sur la régulation, que Norbert Alter écarte un peu rapidement : Dans une acceptation élargie, telle que l'envisage Reynaud dans la seconde édition des " règles du jeu ", la régulation conjointe, qui naît de la rencontre entre la régulation autonome, qui assure la cohésion (la consistance ?) d'un groupe, et les régulations de contrôle (la pression exercée par d'autres groupes sur les activités du premier) ne semble pas si éloignée de la situation qui résulte du processus d'innovation. C'est un compromis, un point de convergence, issu de la rencontre, arbitrée par un tiers, de plusieurs légitimités, et qui autorise, mais pas durablement, la coopération entre acteurs sociaux. L'auteur insiste par ailleurs sur la multiplicité (et sur l'instabilité) des sources légitimes de régulation, que l'on pourrait considérer comme autant de caractéristiques du mouvement. Cette perspective s'inscrit " en biais " par rapport au processus d'isolement identitaire que Norbert Alter décrit comme consécutif à l'apprentissage réflexif des acteurs, en ce sens qu'elle permettrait, en incorporant l'action collective comme élément de socialisation, de moduler le diagnostic de montée de l'individualisme engendré par le mouvement et d'intégrer l'idée de " déplacement identitaire " ou " d'identités évolutives " évoquée par Sainsaulieu à propos des processus de modernisation et d'innovation.

Ceci n'emporte pas, au contraire, les qualités de la charge que Norbert Alter opère contre la " rationalité " de la dirigeance des entreprises dans son incapacité chronique à appréhender le jeu des rapports sociaux dans leur complexité et à valoriser ses propres ressources, et l'éclairage remarquable qu'il apporte sur ce qui semble constituer, à l'aube du troisième millénaire, la nouvelle donne de l'action organisée : le mouvement. Cette nouvelle donne implique que l'effort de compréhension du social s'inscrive désormais dans une perspective résolument dynamique.

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