Norbert Alter La gestion du désordre

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 N orbert ALTER LA GESTION DU DÉSORDRE EN ENTREPRISE Nouvelle édition augmentée L'Harmattan L 'Harmattan Inc.

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N orbert ALTER

LA GESTION DU DSORDRE EN ENTREPRISENouvelle dition augmente

L'Harmattan 5-7, rue de l'colePolytechnique 75005 Paris.. FRANCE

L 'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montral (Qc) - CANADA H2Y IK9

Collection Logiques Sociales fOl'ldepar Dominique Desjeux et dirige par Bruno Pquigl10tEn runissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, mme si la dominante reste universitaire, la collection Logiques Sociales entend favoriser les liens entre la recherche non finalise et l'action sociale. En laissant toute libert thorique aux auteurs, elle cherche promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enqute ou d'une exprience qui augmentent la connaissance empirique des phnomnes sociaux ou qui proposent une innovation mthodologique ou thorique, voire une rvaluation de mthodes ou de systmes conceptuels classiques.

Dernires parutionsIsabelle de LAJARTE, Du village de peintres la rsidence d'artistes, 1999. Brigitte LESTRADE, Travail tenlporaire: la fin de l'exception allelnal1de, 1999. Michel VERRET (avec la coll. de Paul Nugues), Le travail ouvrier, 1999. Isabelle PAPIEAU, La comtesse de Sgur et la nlaltraitance des enfants, 1999. CHATZIS, MOUNIER, VELTZ & ZARIFIAN, L'autonomie dans les organisations. Quoi de neuf?, 1999. Jacques LEENHARDT et Pierre J6ZSA, Lire la lecture, 1999. RAM Sbastien, L'insertion professionnelle et sociale des noenseignants, 1999. Chryssoula CONSTANTOPOULOU (ed.), Altrit, mythes et ralits, 1999. Anne-Marie DIEU, Valeurs et associations entre changement et continuit, 1999. Thierry FILLAUD, Vronique NAHOUM-GRAPPE, Myriam TSIKOUNAS, Histoire et alcool, 1999.

Prcdente dition, 1993 @ L'Harmattan, 1999 ISBN: 2-7384-8171-X

Mes remerciements vont aux personnes interviewes pour raliser cet ouvrage. Elles m'ont souvent aid, par leur volont de comprendre, aller au-del de mes hypothses. Las Bastos Passarelli, Tom Dwyer, Nelly Mauchamps, Menahem Rosner et Cline Saint Pierre m'ont accueilli l'tranger. Qu'ils trouvent ici l'expression de ma sincre amiti. Les collgues et amis du Laboratoire de Sociologie du Changement des Institutions, et ceux du Laboratoire de Sociologie du Travail et des Relations Professionnelles retrouveront ici bon nombre de rfrences leurs travaux: ils permettent aujourd'hui de penser l'entreprise autrement et de s' y reprer. France Tlcom et le Dpartement Hommes, Technologies, Travail du Ministre de la recherche ont su considrer ce dtour rflexif comme un investissement . Certains ont bien voulu discuter avec sympathie les laborations de cette rflexion. Je pense en particulier Christian Dubonnet, Dominique Martin, Renaud Sainsaulieu, Denis Segrestin, Emmanule Reynaud, Jean-Daniel Reynaud et Pierre Strobel. Ils ont concrtement particip l'ide finalement dfendue ici. Je les en remercie et trs sincrement.

Du mme auteur

La bureautique dans l'entreprise. Les acteurs de l'inllovatiolt, ditions Ouvrires, Paris, 1985. Infor111atiques et I1lanagel11el1t: la crise (en coll.), La Documentation Franaise, collection IDATE, Paris, 1986. Le 11lanager et le sociologue (en colI. avec Christian Dubonnet), L1Harmattan, Paris, 1994.Sociologie de l'entreprise et de l'innovatio11, PUF, Paris, 1996.

" PREFACE

" A LA TROISIEME

EDITION

Lors de la premire dition de ce livre, en 1990, j'avais mis en vidence le rapport troit entre les capacits d'innovation dsordre", leur dficit de rgulation des entreprises et leur Il sociale. Depuis cette date, le dsordre s'est accru. Les acteurs des entreprises n'ont pas trouv le repos que leur aurait procur une nouvelle configuration de l'entreprise, un ordre social stable et lgitime. Les rgles ne sont donc pas plus claires. Au contraire, tout le monde se plaint du manque de repres, du caractre absurde de certaines dcisions, des permanentes contradictions dans les politiques de management, des effets dvastateurs des politiques de remploi, de la crise du sens de l'ensemble humain que reprsente l'entreprise. Paralllement, de plus en plus d'acteurs se mobilisent dans le sens de l'innovation, que celle-ci soit un moyen de contester l'ordre antrieur ou qu'elle reprsente la tentative de dfinition d'un ordre modernis. De plus en plus baissent galement les bras, parce qu'ils se lassent de l'effort et de l'anxit que reprsentent le changement permanent, l'impossibilit de savoir de quoi demain sera fait. Les dix dernires annes de recherche sur le fonctionnement des entreprises convergent dans ces perspectives. Les sociologues utilisent ainsi le tenne de "changement permanent" ou de "modle de la crisel1, les psychologues celui de IIcrativit" ou "souffrance", les conomistes celui de "drgulation" ou de dynamique des

"conventions" et les gestionnaires celui dlt'incertitudelt ou de processus. Tous ces tennes signifient bien qu'il existe un rapport troit entre l'innovation et le dsordre, celui-ci tant autant un facteur de crativit et de renouveau que de destruction de l'ordre pass. De ce point de vue, l'innovation reprsente autant le bien et la vie que le mal et la mort. Elle est la simultanit de ces deux dimensions. J. Schumpeter (1912) avait parfaitement identifi, au plan conomique, cette situation. Selon lui, l'innovation correspondait un processus de "destruction cratrice". Cration puisque ce processus est le moyen faire natre de nouvelles combinaisons entre les diffrentes ressources conomiques et organisationnelles d'une entreprise ou d'un march. Destructrice parce que cette laboration nouvelle suppose de se dfaire des combinaisons antrieurement labores. Cette dfinition, tire vers une perspective sociologique, pennet de comprendre que l'innovation est l'occasion de l'mergence de rationalits et d'acteurs nouveaux mais qu'elle reprsente un "cot": celui de la destruction des rgulations sociales antrieures. Plus encore, l'mergence des logiques d'innovation entre en conflit avec l'ordre tabli antrieurement. Le processus d'innovation, du point de vue collectif et du point de vue individuel, reprsente cette rencontre tumultueuse. Elle s'articule selon quatre dimensions, dont chacune fait l'objet de cette prface: - la complmentarit antagonique entre logique d'innovation et d'organisation; - le milieu social semi-clandestin de l'innovation; - l'ambigut des relations entretenues: entre don et calcul; - les effets de lassitude des acteurs par rapport au processus vcu.

II

1. L'irrductible innovation

antagonisme entre organisation

et

Toute organisation a pour but de programmer, de coordonner et standardiser les activits de travail; sa mise en uvre consiste donc en une rduction des incertitudes du processus de production. A l'inverse, l'innovation a pour but de transformer les relations entre les diffrents lments du processus de production et du rapport au march; sa ralisation repose sur une capacit de raction, de crativit, de transformation des rgles, une capacit tirer parti des incertitudes. Ces deux logiques sont bien videmment complmentaires, mais elles sont galement antagoniques. 1.1. Ford et Schumpeter L'organisation scientifique du travail repose sur l'analyse des tches et leur dcomposition en units lmentaires.. Elle permet de dfinir avec prcision les contours des activits "rationalises" effectuer en excluant systmatiquement les initiatives des oprateurs. Celles-ci, en effet, perturbent, selon Taylor, le droulement optimal des oprations; elles ne sont utiles que lorsque l'organisation n'est pas scientifiquement rgle. A des degrs varis, cette recherche de rduction de l'incertitude existe galement dans les autres formes d'organisation. Que ce soit l'organisation matricielle (qui s'appuie sur une trs fine rpartition des niveaux de comptence), le management participatif (qui largit l'espace et les moments de la participation), le modle "flexible japonais" (qui repose sur une recomposition du travail), la "gestion par projet" (qui consiste redfinir l'organisation en fonction du type de produit raliser), toutes ces formes d'agencement des rapports sociaux de travail ont bien pour but de rduire l'incertitude par la "programmation" : trouver les modalits de m

production et de coordination qui, l'avance, pennettent de dfinir les activits des uns et des autres. Ceci ne signifie pas que toute organisation est taylorienne, mais plus simplement que toute organisation a pour finalit de prvoir et d'optimiser les ressources disponibles un moment donn, et qu'elle labore pour ce faire un "programmerationnel It

. En intgrant ces donnes la technologie du

convoyeur bande (la chane) ainsi qu'une conception globale de l'conomie fonde sur la production de masse, H. Ford a labor une conception de l'organisation et de son rapport la socit que rien ne semblait devoir changer. a n'est que rcemment, la fin des annes quatre-vingt, que la sociologie du travail et l'conomie ont progressivement accept l'ide que les pays dvelopps et leur organisation de travail changeaient globalement de modle et se tournaient vers l'intgration de l'innovation, et donc de l'incertitude dans les processus de production. L'innovation se programme en effet mal. Plus encore, elle se dveloppe dans les espaces non encore programms de l'entreprise ou de son march. Revenons aux travaux classiques concernant la dfinition de l'innovation. J. A. Schumpeter (1912) distingue l'invention (la ralisation d'une nouvelle ressource pour l'entreprise), de l'innovation (l'intgration de cette nouvelle ressource dans un bien mis sur le march). Il dfinit galement l'innovation comme le passage d'une invention au march, comme l'ensemble des activits consistant transfonner une ide en objet commercialisable. Mais surtout, l'auteur prsente l'innovation comme la ralisation de combinaisons nouvelles entre les diffrentes ressources de l'entreprise: mthodes de production, march disponible, organisation de l'entreprise, matires premires ou produits semi-finis. Cette lecture, d'une nature et d'un niveau dpassant le cadre des organisations, est IV

pourtant bien utile pour comprendre les processus analyssICI.

L'auteur montre en effet que la ralisation de ces combinaisons nouvelles repose sur l'activit spcifique d'agents conomiques, les "entrepreneurs"; ceux-ci sont suffisamment indpendants des contraintes conomiques immdiates pour prendre les risques ncessaires pour dpasser la "routine", l'articulation labore un moment donn des ressources de l'entreprise. Ces entrepreneurs ne sont pas nomms, dsigns ou identifis comme tels a priori: ils agissent indpendamment de leur position dans l'organisation ou dans le circuit conomique: ils peuvent appartenir au milieu des actionnaires, des experts, voire de l'Etat, mais se caractrisent tous par leur capacit assurer une "destruction cratrice" consistant renouveler l'appareil conomique en traquant l"'ancien" au profit du "nouveau". Cette action se heurte aux rsistances des "exploitants", les hommes de l'organisation en place, pour trois types de raisons: - "objectives", car la ralisation de la production suppose de dfinir des prvisions et de s'y tenir de manire stricte; -"subjecti ves", car la ralisation d'une innovation suppose d'imaginer de nouvelles normes, tant sur le plan des relations que sur celui des rendements; -"sociales", car les relations entretenues par les innovateurs avec les autres acteurs s'apparentent plus des luttes d'influence qu' une alliance immdiate pour le projet. Selon Schumpeter, l'action d'innovation n'est donc pas seulement dfinie dans une perspective conomique: il faut associer l'laboration de combinaisons nouvelles l'opposition entre risque et routine ainsi que le conflit entre nouvelles et anciennes normes de production. Mais, de manire plus globale, l'innovation "drange" parce qu'elle se fonde sur du "coup d'oeil et de l'intuition" ainsi que sur une v

capacit transgresser les rgles tablies, et du mme coup, tre non prvisible. 1.2. Les vertus du bricolage Comment les entreprises parviennent intgrer simultanment organisation et innovation? Les auteurs sont quasi unanimes sur la rponse: l'innovation se dveloppe sous une fOQ11eeu codifie, dans des services peu structurs p et selon des modalits mal prvues, voire non prvues. Les travaux classiques du domaine mettent bien en vidence ce phnomne (cf. par exemple Burns et Stalker (1961) ou Lawrence et Larsh (1969). Dans ces deux recherches, on constate que l'innovation s'adapte mal l'organisation, quelle que soit la nature de celle-ci: l'innovation se dveloppe par "diffrenciation", en s'cartant du modle organisationnel gnral, utilis comme rfrence pour identifier les obligations des uns et des autres et agir en "intgration". Si l'innovation s'intgre aussi mal dans un quelconque giron institutionnel, malgr les expriences rptes des entreprises et les nouvelles formes d'organisation dveloppes par le management, c'est essentiellement parce qu'on ne peut prvoir l'avance la manire dont elle va se drouler. TIexiste bien sr des principes, tapes et modalits rgissant sa mise en oeuvre. Mais l'observation montre que bizarrement, l'innovation correspond un phnomne conomique sur lequel sont raliss de nombreux investissements, mais propos duquel on agit ncessairement en partie l"'aveuglette" : on ne dispose initialement pas de l'ensemble des informations pennettant d'effectuer un choix dfinitif, et choix rationnel" . encore moins un Il

VI

2. Apprentissage rgles

collectif

et transgression

des

On connat bien aujourd'hui la notion d'apprentissage organisationnel, dveloppe initialement par C. Argyris et D. Schon, puis reprise en France par les chercheurs en gestion (cf. par exemple C. Midler, op. cit., ou A. Hatchuel et B. Weill, 1992): il s'agit d'une analyse conomique et cognitiviste des comportements collectifs permettant l'intgration de connaissances nouvelles dans la mise en oeuvre du fonctionnement des organisations. On connat moins bien l'ide d'apprentissage collectif (cf. par exemple M. Crozier et E. Friedberg, 1977; N. Alter, 1990) qui consiste analyser les modifications du systme de relations sociales (stratgique ou culturelle) des acteurs pour comprendre la faon dont ils parviennent travailler autrement. Cette approche permet pourtant de bien comprendre (au sens de la comprhension weberienne) ce qui oppose les deux logiques identifies, celle de l'organisation et de l'organisation. La dtaylorisation n'est pas, ou pas seulement, le rsultat de choix organisationnels directoriaux eux-mmes guids par l'augmentation de la pression de la concurrence. Ce mouvement est aussi le rsultat de la rencontre entre les deux logiques dcrites, celle de l'innovation pouvant tre prsente comme celle "d'innovateurs". Ces innovateurs disposent d'une comptence de nouveaux professionnels" (H. Kern et M. Schumann, 1986; N. Alter, 1985): il savent traiter des tches complexes en univers incertain, ce savoir n'tant pas codifi mais tir de l'exprience et de l'appartenance un rseau de pairs. 2.1. L'incertitude comme facteur de comptence Le temps et l'nergie spontanment consacrs l'optimisation d'un systme technique, l'laboration d'une stratgie commerciale adapte, ou un procd de fabrication vu

nouveau sont un investissement: un effort pennettant d'acqurir un capital professionnel en vue d'obtenir ultrieurement une capacit stratgique. Cet investissement reprsente donc le moyen d'inventer une source de comptence et d'autonomie. n permet, dans un deuxime temps, de jouer, en acteur, dans le systme social. Il s'agit

d'une "crationde ressourcesstratgiques

Il.

Prenons l'exemple des cadres d'une mme banque. Dans le service international de la bourse, ils prennent des positions risques conues comme "irresponsables" par le sige. Ils se mettent en cheville avec les clients pour demander un "accord pralable" la place de "l'accord d'office" prconis par le sige. L'accord pralable ncessite de demander l'autorisation du client avant de passer des ordres en bourse; il ncessite galement l'laboration d'une stratgie financire spcifique au portefeuille; il permet donc de se rfrer aux souhaits du client. n devient alors possible de court-circuiter la politique du sige: celle-ci tend standardiser les dcisions en demandant aux clients de donner leur accord d'office. Cette mthode est la seule pennettant de personnaliser la relation entreprise/client et de mettre en lumire la lgitimit des actions des innovateurs et la valeur de leur professionnalisme. Ces situations, rgulirement rptes, donnent l'entreprise son caractre mobile et sa capacit se transformer, alors que les jeux dfensifs (M. Crozier, 1963 ; M. Crozier et E. Friedberg, 1977) contribuent verrouiller les systmes bureaucratiques. Le changement de logique reflte une profonde transformation: les acteurs jouent autrement parce qu'ils trouvent d'autres moyens pour exercer leur propre rationalit et celle de l'entreprise. Dans les situations d'innovation, les acteurs parviennent modifier les contraintes de l'organisation pour lIinventer" de nouvelles formes de pouvoir. Faute de rgles d'organisation solidement structures, les nouveaux professionnels VIn

dfinissent en effet leurs ressources par itration, en fonction de leur champ d'investigation du moment et des sources de pouvoir qu'ils peuvent en dgager. Ils inventent leurs ressources, au mme titre que des procdures, pour parvenir jouer. 2.2. La rcurrence des squences d'apprentissage Ce sont ces transformations des reprsentations (C. Giraud, 1992) et des valeurs (R. Sainsaulieu, 1977) qui expliquent fondamentalement le jeu des acteurs. n peut rgulirement tre observ selon une perspective diachronique en trois temps: incitation l'innovation; appropriation de l'innovation; institutionnalisation de l'innovation. Dans les faits, les positions de jeu voluent au rythme des actions rciproques et des transformations culturelles: - la phase A, celle de l'incitation l'innovation voit les directions tre les seules porteuses de l'innovation; ce moment les innovateurs rsistent parce qu'ils ne distinguent pas encore les faons de tirer parti de ce changement; les lgalistes rsistent galement car le changement de rgles du jeu leur semble modifier, leur dsavantage, l'ordre tabli; - la phase B, celle de l'appropriation fait apparatre une profonde transformation; dornavant les directions "laissent faire" les innovateurs qui sont les seuls pouvoir donner sens au projet initial, en le dformant; ils deviennent donc les "pilotes de l'innovation"; de leur ct, les lgalistes renforcent leur stratgie de rsistance, les avances des innovateurs reprsentant leurs yeux le bien fond de leur conception conservatrice; - la phase C, celle de l'institutionnalisation, met en vidence une nouvelle mutation: les directions reprennent en main l'innovation, et elles sont activement aides pour ce faire par les lgalistes qui, faute de pouvoir prserver l'ordre social antrieur, s'efforcent d'en construire un nouveau, dans lequel les rgles retrouveraient leur force; l'inverse, les innovateurs, ce moment du processus, deviennent IX

"rsistants" car ils perdent une partie du teITtoire conquis antrieurement. Cette lecture diachronique met en vidence la versatilit des acteurs par rapport une innovation: ils dfinissent leur comportement non par rapport une conception stable de leur "rle social" ou de leur "position d'acteur" mais par rapport l'tat stratgique et culturel de leur situation un moment donn. Ce fait a une importance sur au moins deux plans: - il signifie que l'innovation n'est pas le rsultat de la seule action dirigeante, mais que celle-ci n'est pas pour autant trangre sa russite; les directions ne "dcident pas" en la matire mais rgulent, articulent et apprennent; ceci est fondamentalement diffrent des analyses de l'innovation prsntant l'action des entreprises comme totalement aveugles aux effets inattendus de leur action et ne sachant pas en tirer parti (M. Akrich, M. Callon, B. Latour, 1988) ; - l'innovation n'est alors ni le rsultat d'une dcision unilatrale, ni le rsultat d'une action collective programme, ni le rsultat totalement inattendu de dcisions, ni mme un rsultat relativement stable, quelle qu'en soit l'origine; l'innovation est une institutionnalisation, celle de pratiques collectives permettant l'entreprise de se transformer. 2.3. Acteurs de l'efficience et acteurs de l'efficacit C'est bien l'incertitude qui, in fine, apporte la comptence et l'autonomie; les acteurs de l'innovation tirent donc parti de manire stratgiquement avantageuse des technologies ouvertes et contribuent les inventer. Ces dimensions stratgiques ne sont pas erratiques. Elles sont soutenues par des logiques conomiques de l'innovation qui supposent l'acceptation et le traitement de l'incertitude. Elles ne peuvent tre ni programmes ni labores selon les critres classiques de l'conomie: il faut y intgrer la notion d'apprentissage, l'agent devant intgrer progressivement des informations dont il ne dispose initialement pas. x

Les innovateurs participent ainsi activement la flexibilit de l'organisation et des techniques, la "ractivit" (la capacit collective saisir une opportunit de march, selon les termes du management), la qualit et l'adaptabilit des produits. Mais ces actions sont difficilement mesurables parce que leurs objectifs sont flous, changeants et contradictoires. Elles reposent sur les investissements immatriels, lesquels ne peuvent tre rapports la productivit directe du travail: ils reprsentent une consommation intenndiaire de services que les outils de mesure de la gestion ne peuvent ni analyser, ni affecter avec prcision. L'efficience, la capacit tirer un parti optimal des ressources disponibles est donc le critre essentiel de la lgitimit des professionnels. TIs'agit bien d'une entente avec la logique conomique de l'entreprise reprsente par les directions. Mais aucun des deux acteurs ne peut imaginer, identifier et dfinir le contenu de cette convention sans tenir compte de l'action de l'autre. La difficult reproduire cette donne, la standardiser, tient au fait qu'elle demeure une action de transgression puis d'institutionnalisation, pas suffisamment prvisible pour en faire une politique structure. On comprend mieux ici l'intrt des pratiques d'institutionnalisation. L'efficience, par effet d'apprentissage collectif, laisse progressivement place l'efficacit, la capacit atteindre les objectifs. La rduction de l'incertitude permet progressivement de planifier et d'organiser en termes de mesures claires et stables. n existe une itration pennanente entre ces deux fonnes de raison conomique: parce que l'autonomie des innovateurs repose sur une conception "entrepreneurialeu, au sens "aventure" que donne J. A. Schumpeter ce terme; et parce que les directions ont une conception managriale, qui suppose de tenir les deux bouts de la chane: innovation et organisation.

XI

2.4. Apprentissage, action et institutionnalisation L'institutionnalisation correspond ainsi en partie une rationalisation. Mais l'institutionnalisation dfinit ses rgles et son modle de rfrence partir des pratiques sociales, en les levant au niveau formel; elle agit ex-post. Au contraire, la rationalisation est gnralement conue comme une activit exante, se dfinissant par rapport une conception "scientifique" et linaire de l'organisation. L'institutionnalisation a pour objectif d'assurer un quilibre entre plusieurs acteurs et ne fait donc pas que transformer en loi des pratiques qui taient de l'ordre de l'informel: elle rduit les incertitudes du cadre de leur exercice pour le rendre durable et prvisible La gestion de l'innovation se fonde donc sur la cration de nouvelles rgles d'organisation. Cette cration ne se ralise pas partir de l'analyse pralable des "besoins" mais selon les ractions du corps social. Cette action correspond finalement un apprentissage collectif. L'institutionnalisation n'est cependant qu'un moment de la rgulation d'ensemble: elle est la rgle un moment donn mais pas durablement. La permanence du mouvement tient deux raisons. Chacune de ses phases correspond une nouvelle association d'acteurs qui la trouvent lgitime. L'institutionnalisation est ainsi partiellement un accord. Mais certains acteurs, dirigeants ou innovateurs, poussent toujours plus loin les limites de l'institution: ils ont dcouvert, au coeur du conflit, l'importance des espaces de jeu dont ils disposent. Ainsi, la micro-infonnatique contribue durablement modifier le rapport des utilisateurs au systme d'information d'ensemble et la direction informatique; ainsi, le dveloppement d'une stratgie commerciale contribue redfinir durablement les places respectives de la production et de la vente dans l'entreprise. XII

3. La "communaut dchire" et le donLe processus dcrit repose sur la mobilisation d'un acteur collectif, qu'on a appel "innovateur". fi s'apparente aux 1Icosmopolites" (dcrits par Merton) porteurs de la diffusion de l'innovation parce que disposant de moins de contraintes normatives que les populations tablies; il s'apparente galement aux professions et corps de l'Ancien Rgime (tels que dcrits par Sewell) porteurs de solidarit et, simultanment de luttes intestines. 3.1. Les rseaux et les rgles De manire gnrale, toute thorie de l'innovation repose sur une analyse en termes de rseaux; M. Callan et B. Latour rendent parfaitement compte de cette perspective. Concernant le fonctionnement des organisations, on peut prsenter les choses de manire spcifique: d'une srie de fonctions scientifiquement articules, ou tendant l'tre, la logique d'innovation se dfinit par l'mergence de principes structurants fonds sur une conception commune du mtier. n s'agit d'une "drglementation" de l'organisation, qui se traduit par un passage progressif des fonnes organisationnelles classiques vers des rseaux (E. Lazega 1992). L'existence de ces rseaux ne peut tre confondue avec "l'organisation en rseau" dveloppe dans certaines entreprises: les rseaux sont une construction des innovateurs. Ils servent l'efficacit de l'entreprise, mais ils sont aussi le rsultat d'une stratgie collective. Ces rseaux sont toujours, au moins un moment donn, subversifs: - ils sont partiellement informels, et parfois clandestins; par exemple la messagerie lectronique est souvent utilise sous fonne de "collges invisibles" de collgues qui trouvent dans ce mdia un moyen de renforcer leur rseau en xm

transgressant les rgles de transmission fonnelle de l'information; - ils reprsentent un systme d'alliance au moins autant qu'un agencement organisationnel spcifique: ils transgressent les tenitoires institutionnels pour occuper ceux de zones o rsident ses savoirs et ses alliances; - ils disposent de connaissances, de savoirs faire, qui appartiennent spcifiquement la communaut qu'ils reprsentent. 3.2. L'univers du don On sait que le renouveau de la thorie du don correspond un chec relatif des thories strictement utilitaristes (cas de l'conomie noclassique) ou fondamentalement articules sur l'ide de "convention et d'accord lgitimes" (L. Boltanski et L. Thvenot): ces deux perspectives butent en effet sur la comprhension de la coopration, entre les salaris et l'entreprise mais galement l'intrieur du groupe de ces mmes salaris (N. Alter, 1996). Cette perspective thorique claire la nature sociale de l'change assurant la prennit et l'efficacit de la rencontre entre les innovateurs. Dans ce groupe, il existe un vritable code de bonne conduite propos de l'change de savoirs, de la clandestinit ou de la publicit des actions, du partage de la reconnaissance sociale. Par exemple dans les entreprises largement concernes par les transformations technologiques, le groupe assure concrtement la mdiation. entre les dveloppements parfois excessifs raliss par des bricoleurs de gnie de leur groupe et la capacit d'absorption souvent troite qu'en a l'institution. Les ralisations technico-organisationnelles russies jouissent par ailleurs d'une large publicit. De mme, avant de pouvoir jouir de l'autonomie et de la reconnaissance sociale locale apportes par leurs innovations, les acteurs XIV

doivent dvelopper leurs applications de manire clandestine, cache, pendant une ou deux annes. Elles ne sont rendues publiques qu' partir du moment o elles reprsentent une source d'efficacit suffisante pour contrebalancer celle des services centraux. La russite de l'action collective repose sur ce moment de clandestinit qui est aussi celui de la maturation stratgique: c'est l'occasion de l'invention des usages, que les innovateurs dcouvrent progressivement les ressources de leur jeu et qu'ils tissent une sorte de fdration cache. Une qualit supplmentaire caractrise par ailleurs l'instrumentalit des relations telle que la dcrit M. Liu (1981). Dans le milieu des innovateurs, o l'action collective est offensive et les connaissances instables, la "rgle de la chaleur" dans les relations a pour fonction de pennettre le soutien mutuel ncessaire l'exercice d'activits professionnelles et stratgiques en situation de forte incertitude. Des actions de soutien mutuel caractre affectif, amical et chaleureux s'exercent l'occasion des moments difficiles de l'activit. Lors de situations techniquement ou socialement complexes, l'entraide et la coopration s'accompagnent souvent de convivialit car ces difficults sont iITductibles une obligation prcise: elles supposent la manifestation de sympathie, de similitude des sentiments, pour tre dpasses. De mme, le soutien mutuel s'exerce l'occasion des conflits avec l'extrieur: la communaut se constitue en "bande" ou en "groupe de soutien" pour affronter les rigueurs affectives imposes par la ngociation et le conflit permanents dans les relations avec "les autres", groupes lgalistes ou directions. Le processus d'innovation repose en effet sur les incertitudes technico-organisationnelles cites. Mais celles-ci reprsentent galement des situations d'anxit, qui rsultent de l'exercice de la prise de risque, de la mise en uvre xv

d'actions dont les rsultats sont incertains. Le dveloppement du soutien mutuel explique ainsi la capacit dont le groupe dispose en matire d'apprentissage de connaissances et de stratgie: c'est au cur du conflit qu'il dveloppe le mieux son activit de protection, de possibilit pour ses membres de fonctionner par essais/erreurs. 3.3. Le don calcul La force du groupe des innovateurs reposerait donc sur la force des normes implicites de comportement et sur la loyaut: l'appartenance au "milieu" offrirait ainsi des atouts supplmentaires, et obligerait "savoir se tenir", et souvent strictement. Mais l'change social peut galement faire l'objet de calculs, sans pour autant pouvoir tre rduit un change conomique (N. Alter, 1996). Malgr les sanctions (en particulier l'exclusion) que le groupe peut infliger ses membres, la trahison et l'infidlit se pratiquent, dans deux perspectives principales: tirer un parti individuel d'une opration mene collectivement; passer une position confonniste en valorisant les acquis collectifs dans un esprit oppos. L'exercice de ces liberts n'est l'vidence pas toujours le rsultat d'un projet stratgique labor longuement, un projet rationnel. Une question reste cependant en suspens: dans la mesure o l'accs une comptence de type innovateur passe par la participation l'action collective dcrite et que ce type de comptence peut tre ncessaire pour faire canire, ne peut-on imaginer que l'accs des positions sociales leves passe par ce moment de dviance constructive et qu'il soit effectivement conu comme tel ds le dpart? Le meilleur moyen d'une stratgie individuelle n'est-il pas de tirer un parti individuel du bien collectif accumul par la communaut?

XVI

La rponse est l'vidence ngative pour les OS ou les ouvriers de mtier, car dans ces communauts le bien collectif ne peut pas tre dissoci du groupe pour trois raisons: - le tour de main d'un ouvrier ne s'exerce pas en dehors de l'atelier; - la morale du groupe est stricte: un ouvrier syndiqu est (ou tait) clairement "contre les patrons" ; - la reconnaissance sociale se fait l'intrieur du groupe: un ouvrier trouve peu de grce en dehors du regard de ses pairs. Pour les innovateurs, l'infidlit reprsente un lourd tribut mais pas autant que dans ces communauts ouvrires et pour deux raisons:

- le bien collectif peut tre dissoci du groupe: l'innovateur d'un rseau commercial peut par exemple tirer parti de sa connaissance des pratiques de travail effectives de ce secteur pour devenir un bon contrleur de gestion ou un spcialiste des oprations de marketing; -l'exercice de cette libert s'appuie sur le caractre dual de l'organisation d'ensemble; en sortant de la communaut des professionnels, l'individu sait pouvoir retrouver une inclusion ailleurs; il Y perdra ses amis mais retrouvera des allis; l'exclusion est donc bien la sanction majeure de la faute mais modre par le fait qu'il existe une inclusion de rechange.La communaut des innovateurs a ainsi deux dimensions contradictoires: elle se fonde sur des valeurs et des normes de relation structurantes, elle est investie de relations affectives, chaleureuses, et mme de rites spcifiques l'esprit pionnier (petites ftes, rencontres hors travail). Mais elle est aussi trivialement instrumentale et utilitaire: elle n'a rien d'une communaut reposant sur une thique galitariste. Les enjeux majeurs des innovateurs, autonomie, reconnaissance sociale, influence sur l'organisation et sur xvn

l'entreprise, ne peuvent donc se rduire une volont collective de contrler l'institution. Ils cOlTespondent aussi des enjeux l'intrieur du groupe: ils sont l'objet de tiraillements incessants entre ses diffrents membres. Ceux-ci ont donc des objectifs et des capacits d'action collectifs, qui se manifestent par des solidarits fortes. Mais la culture n'a rien de fusionnel et de dfinitif: elle reprsente le moyen ncessairement commun de ngocier avec l'institution.

4. La lassitude, le sujet et l'acteurLorsque les jeux sont mobiles et les positions instables, la ritration de l'investissement stratgique et identitaire conduit certains se lasser de leur action: ils prfrent retrouver un rle, se soumettre la contrainte plutt que d'exercer un pouvoir qui suppose le recours constant l'effort et au risque. Ce~paradoxe thorique (du point-. vue ,du concept (facteur) est une vidence du point de vue de la pratique.4.1. La faute et le contrle

L'analyse diachronique de situations de travail montre ainsi une relation entre l'effort reprsent par l'action stratgique et la position d'acteur: un faible investissement ne pennet pas d'accder sa propre rationalit, un investissement trop lourd et continu conduit y renoncer. L'exercice rpt de rapports conflictuels amne au choix paradoxal d'un acteur qui dcide de ne plus utiliser ses ressources. n s'agit d'un renoncement et non d'une incapacit agir, il s'agit d'un cantonnement volontaire dans un rle. Les carts la rgle qui pennettent une meilleure efficience dans l'utilisation d'une machine-outil ou dans le rapport entretenu avec un client sont galement des fautes. Reprenons le droulement logique d'une rgulation de ce type. La faute pennet d'amliorer la comptence en dveloppant un espace de

xvm

jeu. Pour dvelopper leur capacit commerciale certains employs de banque trichent ainsi avec la loi; ils drgulent avant l'heure. Quelques exemples connus: l'occasion d'un transfert de livret, ils arrangent les dates de valeurs pour que le client ne soit pas pnalis; ils acceptent de raliser des prts sans bnfice pour garder la confiance du client; ils ralisent des prts interdits en dguisant leur objet; ils trichent galement avec les rglements internes pour des raisons comparables. Ces fautes prsentent un caractre bien particulier sur le plan des rapports sociaux: - elles sont rarement conues par les innovateurs comme un lment de rgulation, un ajustement de la rgle aux pratiques (l.D.Reynaud, 1988); elles ne trouvent leur lgitimit qu'aprs accord avec les directions; et la rgulation est parfois suffisamment lente pour tre confondue avec la rgle; - mme si ces fautes font l'objet d'un accord implicite, elles peuvent tre dnonces par les garants de l'ordre, pour ajuster leur propre activit de rgulation; dnoncer une faute et la sanctionner est ainsi un exercice subtil: il consiste rduire la libert de l'innovateur sans pour autant se dfaire de sa coopration. La faute augmente ainsi premire vue l'autonomie des innovateurs parce qu'elle largit leurs espaces de jeu. Elle accentue galement les capacits de contrle pour les raisons dcrites. De fait, elle accentue bien l'interdpendance entre les deux sources de rgulation. Mais les effets sont dissemblables. Sur le plan du processus de travail, elle amliore la coopration. Sur le plan individuel et collectif, elle fragilise l'acteur parce qu'il est mis en situation de risque et de sanction ngative. 4.2. L'acteur et le sujet Cette position de travail ambigu, ainsi que l'ambigut des relations entretenues avec les pairs, peuvent conduire entamer profondment la capacit de participation active et XIX

critique des oprateurs. De plus en plus d'observations vont dans ce sens: elles constatent un affaiblissement de la pertinence du jeu social et mme du sujet incorpor dans l'acteur. La psychosociologie (N. Aubert et V. de Gaulejac, 1991) et la psychodynamique (C. Dejours, 1992) constatent des tats de "souffrance" lis la manipulation de l'identit des sujets au travail par les directions d'entreprises. On constate des tats de nature comparable mais selon une perspective doublement diffrente. D'abord disciplinaire, mais ceci importe assez peu pour l'identification du phnomne, et aussi analytique, ce qui est plus important. L'ide gnrale est que les innovateurs sont autant prisonniers des chanes qu'ils inventent que de celles avec lesquelles on les lie. La demande d'valuation provient souvent des acteurs de l'innovation; elle n'est donc pas seulement un outil de contrle mais un outil d'intervention des pouvoirs naissant sur le systme social qui les porte. Les critres traditionnels ne pennettent pas, en effet, de prendre en compte la valeur ajoute par une organisation moins formaliste mais plus mobile. L'amlioration spontane des relations commerciales avec fournisseurs et clients, la mise en uvre de produits non programms ou la perversion russie d'une technologie ne participent d'aucun registre d'valuation car ils ne sont pas dfinis comme des objectifs de l'organisation. Les innovateurs sont alors confronts l'obligation d'inventer ces registres. Les ngociations directes avec les dirigeants vont souvent dans ce sens. Il s'agit de passer d'valuations centres sur la capacit atteindre les objectifs d'un service, d'autres, centres sur la capacit assurer la rentabilit de l'entreprise. Les innovateurs, s'ils doivent tre considrs comme prisonniers de "l'emprise de l'organisation", sont donc des prisonniers volontaires.

xx

La lassitude ne saurait donc tre confondue avec celle du seul oprateur ou du sujet, mme si ceux-ci sont bien un lment constitutif de l'acteur. Cette situation est le rsultat d'un surmenage, mais le travail n'est ni impos ni rptitif. fi ne s'agit pas non plus d'une "contrainte librement consentie". n s'agit de l'invention d'une contrainte pennettant de dfinir une lgitimit, laquelle passe par la ralisation d'une charge de travail excessive. C'est un auto-surmenage. Ces analyses mettent donc en vidence le caractre fondamentalement ambivalent de l'acteur organisationnel. Dans les situations d'innovation en tout cas, la libert ne se rduit pas exercer du pouvoir; elle peut aussi consister privilgier, au moins momentanment, le repos, et la situation de domin, la lutte et aux avantages qu'on en tire. Ceci amne une autre conclusion, dans une perspective sociologique. On peut accepter avec R. Boudon (1977) que les individus sont les "atomes logiques de l'analyse". Mais ils ont plus d'me que les atomes de la matire. Ils peuvent donc choisir de se dsintresser de l'action pour retrouver un "rle" leur permettant de se dfaire des turpitudes de l'action. Une dernire conclusion, du point de vue de la gestion, consiste insister sur la situation pour le moins paradoxale des entreprises: faute de capacit tirer parti de leurs dviants, elles risquent de les renvoyer au conformisme et de se retrouver elles-mmes dans des routines limitant les possibilits d'innovation, la rsistance devenant la logique dominante vis--vis du "changement".

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BIBLIOGRAPHIE

DES OUVRAGES CITES

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Norbert Alter Juin 1999

xxm

PRFACE

A LA DEUXIME

EDITION

Depuis la premire dition de cet ouvrage, en 1990, les diffrentes fonnes de chmage pntrent le fonctionnement mme des entreprises: avoir un emploi suppose aussi de parvenir le garder. En 1993, peu de salaris s'investissent dans leur emploi sans penser sa prcarit. La prcarit du travail et le chmage ne sont donc plus seulement des situations ; ce sont aussi des reprsentations du monde, un enjeu permanent qui interviennent directement dans les manires d'tre, d'excuter, de concevoir ou de diriger en organisation. Cet ouvrage, s'il devait tte refait, tiendrait donc compte de ce contexte, la sociologie de l'entreprise n'tant plus indpendante de celle de l'emploi. Pour le reste, l'ouvrage demeure d'actualit. Les travaux mens depuis ces trois ou quatre dernires annes, par des sociologues, des psychologues et des gestionnaires convergent en effet largement avec les thses prsentes ici propos de l'innovation. L'entreprise apparat ainsi comme un systme ouvert : son rapport au march et ses capacits d'apprentissage institutionnella distinguent bien de bureaucraties traditionnelles. On passe ainsi progressivement d'une sociologie des organisations celle de l'innovation, la condition d'accepter l'ide "d'entreprise" et d'incertitudes conomiquement lgitimes. Mais, simultanment, la gestion bute sur les processus d'innovation qui reposent sur l'apprentissage, lequel ne peut tre gr selon des procdures et tapes prcises. La rationalisation du travail, par le biais de l'institutionnalisation, reprsente alors une activit pennanente d'accompagnement

des pratiques inventives. C'est tout le contraire d'une grande dcision fixant des rgles du jeu stables selon une conception unilatrale de la logique conomique. L'entteprise ne saurait par ailleurs tte confondue avec un acteur unique et homogne: elle est un quilibre des rapports sociaux internes, assur par la lgitimit des rgles, moeurs et valeurs, par la force de leur lgalit et, plus souvent, par une interaction entre les deux. Cet quilibre est durable parce qu'il correspond un consentement majoritaire aux principes de vie rgissant le fonctionnement de l'entreprise. Sous cet angle, l'entreprise peut donc effectivement tre conue comme une institution. Mais celle-ci n'embrasse ps la logique de l'ensemble des acteurs avec la mme force. L'autre perspective sociologique, aborde dans ce livre sous le thme de la "Lassitude de l'acteur" est galement une source de convergence avec de nouveaux travaux concernant le "stress", la souffrance au travail. La capacit innover peut en effet amener une dilution des acteurs qui la portent. La fragilit de cette situation repose sur une incapacit du management: celle de tirer parti de sa dviance en la soutenant. On ne peut donc suivre les rflexions qui mettent en vidence l'intrt du chaos en organisation: un systme social n'a rien voir avec un systme biologique. En particulier parce que le premier est fond sur l'intentionnalit, les projets et les dsirs des acteurs, et qu' force d'tre bousculs ceux-ci peuvent sonir du "systme". Ces analyses mettent finalement en vidence le caractre fondamentalement ambivalent de l'acteur organisationnel. Dans les situations d'innovation en tout cas, la libert ne se rduit pas exercer du pouvoir. Elle peut aussi consister privilgier, au moins momentanment, le repos, et la situation de domin, la lutte et aux avantages qu'on en tire. Ceci amne une autre conclusion. Les individus sont les "atomes logiques de l'analyse". Mais ils ont plus d'me que les atomes de la matire. Ils peuvent donc choisir de se dsintresser de l'action pour retrouver un rle leur permettant de se dfaire des turpitudes de l'action. Mai 1993

INTRODUCTIONCe livre dveloppe une ide simple: l'innovation organisationnelle est toujours conflictuelle et jamais acheve. Elle est porte par des acteurs aux valeurs et aux stratgies contradictoires. Ces acteurs partagent l'ide de russite de l'entreprise et d'efficacit; mais ils donnent ces termes un contenu diffrent. Pour les uns l'innovation permet seulement de moderniser le processus de production. Pour les autres elle reprsente aussi l'occasion de participer la dfinition du' sens de l'entreprise. La mobilit des produits et des procds de fabrication, caractristique majeure des entreprises contemporaines, amne simultanment un bouleversement du paysage social: l'instabilit des savoirs et des enjeux, la mobilit des acteurs, des lois conomiques et des sources de lgitimit augmentent considrablement les incertitudes du fonctionnement. Il est donc opportun de se poser deux questions. putmodes opratoires prcis? L'innovation ne suppose-t-elle pas d'accepter une part de dsordre 1 Une exprience originale me conduit sans trop d'hsitation prendre le parti intellectuel du dsordre. Sociologue dans une grande entreprise pendant dix ans, press par les questions d'acteurs malmens par la mobilit des structures, j'ai compris par la pratique, ce qui tait thoris ailleurs. Une entreprise dispose d'une direction qui dfinit les cibles de l'innovation, les objectifs et les moyens pour les atteindre. Cette direction dispose d'un pouvoir tendu, mais pas celui de dfinir et de contrler les sources de l'innovation. Cellesci sont une proprit du corps social dans son ensemble. La transformation de l'organisation apparat alors comme le rsultat dtune composition entre la volont des dirigeants et 7

on programmert ordonner l'innovation autour de rgles et

le pouvoir dont dispose le reste de l'entreprise. La position de sociologue interne laisse ainsi entendre trop de confidences, voir trop d'arrangements entre les acteurs, de perplexits et d'hsitations partages, pour croire que les dcisions des uns soient doues d'une capacit dicter unilatralement l'action des autres, ou que la raison finit toujours par l'emporter. L'analyse sociologique de situations d'autres entreprises, dlibrement retenues pour leur caractre novateur, m'a convaincu que cette relative vacuit de la position dirigeante s'avre plus vraisemblable que l'inverse. Les hommes qui occupent cette position peuvent avoir d'immenses qualits. Mais ils ne sont pas pour autant extra-ordinaires. Ils n'ont leur disposition qu'une capacit limite percevoir la totalit complexe des jeux sociaux. De mme, les oprateurs des autres niveaux hirarchiques imaginent souvent parfaitement l'enjeu que reprsente l'innovation, mais dans une perspective dfinie et limite par leur propre logique. La transformation de l'organisation se dveloppe ainsi dans une sorte d'pais brouillard, les uns et les autres disposant de reprsentations limites par leur position et leur exprience d'acteur. La clart ne se produit qu' l'occasion de la rencontre de ces deux logiques, laquelle s'effectue par ttonnements et oppositions, rciproques et successifs, et non par l'exercice d'une quelconque suite d'activits logiquement calcules, programmes et prvues par l'une des deux parties. Ces flux et reflux des capacits des uns et des autres amnent dcouvrir, ou plutt vrifier que l'apparente stabilit des institutions cache souvent un dsordre intrieur considrable. Ils convainquent galement que les entreprises se trouvent tirailles, au mme titre que les acteurs qui les composent, entre deux tendances antagonistes: socialisation et stabilit d'une part, dviance et innovation d'autre part. J'ai pris du temps et du recul, pour aller l'tranger, mesurer l'intrt de ces constats. J'ai cout des collgues, analys des situations de travail, discut mes propres observations avec diffrents acteurs d'entreprises varies. Je suis revenu de ces priples avec un sentiment confus: celui de disposer d'un moyen de comprendre les entres et les sorties d'un systme d'innovation, ses contraintes et ses rsultats. Le systme lui-mme m'apparaissait comme une bote noire, spcifique aux traditions culturelles, aux 8

modalits de formation et de lgislation sociale de chacun des pays. La dernire tape de cette recherche s'est matrialise par un retour aux sources, de nouveaux entretiens, trois annes plus tard, sur les terrains franais, pour comprendre le contenu de cette bote noire : la faon dont les acteurs porteurs de ressources stratgiques et de cultures diffrentes, russissent collectivement produire de l'innovation. Ces analyses finales reprsentent le principal rsultat de ce livre. L'innovation organisationnelle ne peut tre ni programme ni prvue de manire circonstancie. Elle dpasse en effet les capacits culturelles dont disposent les acteurs pour se reprsenter les articulations sociales qu'elle suppose. L'innovation ne peut faire partie intgrante de l'organisation car elle la dpasse, la transforme. Paradoxalement l'innovation repose alors sur un dficit institutionnel, un dsordre au moins passager des rgles et des valeurs, qui permet de rompre avec les rgulations antrieures et de projeter l'ensemble organis vers un nouveau systme de relations. L'originalit de l'innovation tient aux comportements de ceux qui la portent. Leur participation ne s'exerce pas sur un lment et un seul du systme social mais sur l'ensemble de la micro-socit que constitue l'entreprise. Les innovateurs ne sont pas que des bricoleurs ou des ngociateurs de gnie: en s'appropriant une technique ou une ide, ils interviennent sur le sens mme de l'ide d'entreprise. Mais leur position est fragile. Pour agir ils doivent inventer des solutions, et pas seulement administrer leur position. Innovation rime alors avec travail, acteur avec efficacit mais parfois avec lassitude. Le dsordre n'a en effet rien d'une auto-rgulation spontane et festive: il se traduit parfois en anomie. Rsultat de longues prgrinations, cet ouvrage repose donc sur une double exprience: celle de l'entreprise et celle de la recherche, celle qui incite intervenir dans le jeu social et celle qui consiste l'analyser. La mthode de recueil et de prsentation du matriau garde la trace de cette ambivalence. Sur la vingtaine d'entreprises cites certaines ont fait l'objet d'investigations prcises et mme mticuleuses, d'autres n'ont fait l'objet que d'une visite et d'entretiens avec des tmoins privilgis. La prsentation des rsultats d'ensemble se situe elle aussi la croise de ces deux chemins. J'ai suffisamment multi9

pli les entretiens, rencontres et prsentations de rsultats intermdiaires pour savoir qu'il n'existe pas une entreprise et une seule faon pour innover. J'ai galement assez vcu en entreprise pour savoir qu'une bonne typologie satisfait tout le monde. J'ai pourtant choisi de prsenter ces rsultats sous forme d'idal-type en sacrifiant la courtoisie distante que permet la nuance, au profit du face face que suppose une prsentation robuste des faits. L'ouvrage ne prtend donc ni l'exhaustivit ni au compte rendu d'une ralit statistiquement moyenne: il tend former la trame explicative d'une srie de phnomnes apparemment indpendants; il accentue dlibrement certains de leurs aspects; il s'appuie aussi sur de nombreux travaux thoriques ou empiriques qui permettent de comprendre l'entreprise comme l'agencement mouvant et incertain de rapports sociaux. Les exemples pris l'tranger n'ont donc pas pour objectif de raliser un constat transnational; l'objectif est plus modeste: le recours l'tranger est le moyen d'accder des situations caractristiques du champ observ. Ce travail repose enfin sur une question claire: celle des processus sociaux de l'innovation en organisation. Cette question s'oppose diamtralement l'analyse des mcanismes de reproduction sociale en organisation, lesquels existent bien, mais m'intressent moins. Elle s'oppose galement une vise normative et verticale de l'innovation: pour l'avoir vue en uvre, je ne crois pas en ses vertus mobilisatrices. L'ensemble est donc un essai. Mais pas une utopie. Ces lignes rencontrent le discours de bon nombre d'auteurs et le comportement de bien des acteurs.

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CHAPITRE LE TRAVAIL CHANGE

I DE NATURE

La lecture des lments comptables des investissements des entreprises fait apparatre un mouvement saisissant: dornavant, le savoir et l'innovation deviennent la polarisation conomique dominante, au dtriment du travail manuel et de la production. La nature des emplois oscille entre la production et la gestion de l'innovation. Du triptyque solide, matires, travail et croissance, l'entreprise s'tire vers trois nouveaux ples: services, information et concurrence. A la logique industrielle se juxtapose ainsi progressivement la logique informationnelle: une articulation cohrente de faits conduisant certains secteurs des entreprises se dfinir par leur capacit consommer et produire de l'information. Mais cette tendance ne saurait faire oublier le pass: la configuration gnrale des emplois correspond d'une part cette volution et d'autre part l'immense secteur industriel ou administratif traditionnel, dont le volume reste encore dominant.1. INVESTIR POUR INNOVER

A-u-deldes invocations, phrasologies et idologies qu'il contient, le mot innovation demeure central pour comprendre la mutation. La capacit satisfaire la demande par un accroissement de la production ne permet plus de faire Il

la diffrence . La russite suppose d'inventer en permanence de nouveaux biens et services. Henry Ford avait fond le succs de son entreprise sur la mise en uvre d'un processus de production de masse. Les constructeurs automobiles japonais ont pu s'octroyer une large part du march mondial en faisant le contraire: en multipliant le nombre de modles, d'options et de prestations. IBM a longtemps t sduit par une conception fordienne de ses produits et de son march: l'entreprise a ainsi oubli que des inventeurs de gnie, prts raliser des outils informatiques lgers et adaptatifs, pouvaient russir autrement. Les grandes banques dcouvrent avec un enthousiasme mitig que la seule gestion de leurs produits traditionnels ne garantit ni le succs, ni la survie: elles doivent diversifier et surtout faire voluer, dynamiser et personnaliser leurs prestations. 1.1. Investissements immatriels

La standardisation des biens impose aux entreprises de redfinir leurs capacits concurrentielles en s'adaptant la demande, ou en la crant. Pour ce faire, elles intgrent dans les produits une part de services et de matire grise croissante. Mme dans des mtiers peu rputs pour leur caractre high tech , l'incorporation de services et de connaissances au produit permet d'augmenter la rentabilit de l'activit. L'exemple d'une entreprise de vtements pratiquant le sur-mesure industriel est ici instructif (1). - Les mesures prises sur un client dans la boutique sont retournes, sous forme de costume, dans les deux jours. - Outre l'avantage commercial considrable de ce type d'change entre les deux ples de l'entreprise et le client, la flexibilit permet d'approcher le zro stock . - L'ensemble de l'opration repose sur un investissement tlmatique qui permet de grer et de transmettre les donnes en temps rel. Bon nombre d'indicateurs rendent compte de ce type de

situations. Entre 1983 et 1987t le chiffre d'affaires de l'UAP a tripl. Selon sa prsidente, cette russite repose largement sur une transformation des produits et des comptences,(1) Nous reprenons l'exemple la Fondation Claude Nicolas Ledoux, Les services: une nouvelle source de comptitivit des entreprises , FAST, Occasional Paper, n 181, avril 1987. 12

l'ensemble du changement s'appuyant sur l'informatique (2) : en quatre ans, 10 000 terminaux sont installs, leur presque totalit permettant par ailleurs de disposer de programmes d'EAO (3)., Le redressement ralis par Rhne-Poulenc entre 1983 et 1988 s'est appuy essentiellement sur un doublement de son activit de recherche (4). Les entreprises les plus comptitives sont galement celles qui investissent le plus en formation (5). On pressent ce type de mutation. Mais on en connat mal les donnes. La modification des clefs du succs entrane une mtamorphose de la nature des investissements des entreprises. De faon croissante, elles privilgient l'accs aux savoirs, qui permettent d'innover, au dtriment des structures, qui ne font que produire. Les donnes comptables fournies par les travaux de M.C. Kaplan (6) ont ainsi un caractre saisissant (Tableau 1). Les investissements immatriels, composs des activits concernant la recherche et dveloppement, la formation, les logiciels et le commercial reprsentent 21 070de la formation brute de capital fixe en 1974 et 41 070en 1987. Les investissements matriels, composs des matriels de production,' de transport et des btiments suivent la tendance inverse. Leur diminution relative accrdite l'ide que l'on se trouve peut-tre dans cette troisime rvolution industrielle tant annonce: celle de la force du savoir; de 1982 1988, le taux de croissance annuel moyen des investissements immatriels est de 4,1 070et de 1,1 0'/0 pour les investissements matriels. Le changement est tellement brutal que la lexicologie et les pratiques en balbutient encore. L'investissement nouveau est nomm immatriel , incorporel ou intellectuel en fonction de ce que l'on cherche mettre en vidence:(2) Y. CHASSAGNE, Anticiper le progrs , in Ressources Temps Rel, n 45, 1988. (3) Enseignement Assist par Ordinateur. (4) J.-R. FOURTOU, Priv, public? Ce qui compte d'abord, c'est la comptition. ln Le Nouvel Economiste, n 683, 1989. (5) E. VERDIER et G. PODEVIN, Formation continue et comptitivit conomique , CEREQ, Collection tudes n SI, septembre 1989. (6) M.C. KAPLAN, La monte de l'investissement intellectuel . ln Revue d.conomie Industriel/e, n 40/41, 1987. galement J.P. BRUCKLEN et M.C. KAPLAN, volution de la nature et de l'investissement, Crdit National 1985.

13

Tableau

1

-

volution des principaux indicateurs des investissementsimmatriels

En milliards de Francs 75 70 65 60 55 50 45 40 35 30 25 20 15 la 5

45 '10 40 '1035 07030 870

25 '10 20 '1015 07010 070 5 070

oRD Formation Publicit1974

o trio

Logiciel

I.Source:

rsa

1982

0

19871

Investissement immatriel/ FBCF

Crdit National.

le dveloppement des ressources non physiques, capitalistiques ou celui des connaissances. Mais ces diffrences n'empchent pas un large consensus sur l'identit mme du phnomne. La recherche et le dveloppement sont au cur de la mutation. Hier caractriss par des dcouvertes alatoires, des ides gniales et occasionnelles, ils deviennent un maillon essentiel de l'entreprise, gr comme tel: il n'existe que peu de points communs entre l'invention de la traction avant et le processus ayant permis la commercialisation des quatre roues motrices . Les discours et les donnes abondent presque tous dans le mme sens. La recherche et le dveloppement supposent d'tre privilgis par rapport des acti14

vits plus immdiatement rentables. Le succs des entreprises passe par ce type d'investissement. L'informatique correspond la transformation et l'optimisation des processus de travail. Longtemps cantonne dans les traitements industriels et administratifs de masse, avec pour objectif l'augmentation de la productivit, cette technique participe aujourd'hui largement une recherche de rentabilit plus globale. Dans l'atelier, les diffrents systmes d'Assistance par Ordinateur (AO) reprsentent les moyens d'augmenter la flexibilit des processus et la qualit des produits. Dans les bureaux, la micro-informatique, la tlmatique ou l'intelligence artificielle largissent, acclrent et ventuellement fiabilisent les activits de gestion, de conception et de dcision. Le croisement de ces multiples cibles de l'informatique amne parfois des situations burlesques ou quivoques. L'idal technicien l'emporte parfois sur la raison conomique et la sophistication des matriels sur les besoins de l'entreprise. Mais l'arbre ne saurait cacher la fort: l'informatique et ses drivs sont la pierre angulaire du mouvement qui juxtapose savoirs et mobilit des biens et services. La formation reprsente le substrat du potentiel d'innovation : elle est l'accompagnement oblig d'entreprises contraintes la mobilit. Elle concerne donc autant les connaissances opratoires, qui permettent d'agir dans un nouveau cadre, que les connaissances gnrales, qui permettent d'envisager et de dfinir ces nouveaux cadres. La loi Delors de 1971 apparaissait ambitieuse, voire humaniste. Aujourd'hui, les volumes financiers consacrs la formation dpassent le quota rglementaire: l'effort global de formation reprsente 2,54 070de la masse salariale. Hors agents de l'tat, 1,8 millions d'actifs se trouvaient en situation de formation en 1972 et 3,9 millions en 1986 (7). Il Y a une trentaine d'annes, le changement de rle, de tches et de savoirs taient un accident ; L'accident devient une situation structurelle pour certaines entreprises. Plus elles passent de l'ordre de la production l'ordre de l'innovation et plus elles s'appuient sur la formation. Le secteur des hautes technologies et de la banque consacre ainsi souvent plus de 5 070de la masse salariale la formation.(7) J.F. GERME, Un devoir ou un autel pour les entreprises , in Projet, n 218, 1989. 15

Les activits commerciales, quatrime ple des investissements immatriels, identifient et" grent les cibles de l'innovation. L'entreprise industrielle traditionnelle se contente de distribuer ses produits: la captivit relative des marchs fait le reste . La stratgie commerciale devient, dans la logique infonnationnelle, vitale: elle articule les ressources et les contraintes de l'entreprise avec son march (8). Dans un premier temps, le marketing a pour fonction d'valuer le potentiel d'un nouveau produit en analysant sa dure de vie commerciale, son potentiel de croissance, en rapportant ses caractristiques aux capacits de production et de commercialisation de l'entreprise. Dans un deuxime temps, la diffusion, la publicit et le service aprs-vente assurent le passage de l'ide la vente. La qualit et l'opportunit des investissements raliss sur ces deux axes assurent, in fine, les retours financiers de l'ensemble des investissements immatriels. Le Center for Business Strategy met ainsi en vidence que, selon les dirigeants d'entreprises, l'efficacit d'une structure tient d'une part sa crativit technologique et d'autre part sa rapidit et sa capacit exploiter les inventions et les traduire en vente (9).

Ces grandes tendances masquent, l'vidence, des diffrenciations par secteurs, branches, taille d'entreprise ou catgories socio-professionnelles. Par exemple, la chimie consacre 70 070 ses investissements globaux la recherche, alors de que la mcanique n'y consacre que 10 070 (10). 60 070de la recherche est financ par tes cinquante premiers groupes franais (11). De mme, les PME sont globalement en retard sur la tendance immatrielle. La formation va aussi aux plus forms : un cadre sur deux suit un stage dans l'anne, mais seulement un ouvrier qualifi sur cinq et un O. S. sur dix (12). L'informatique matrialise la division verticale du travail: un(8) P. LARCHER, Le marketing chez Arianespace . ln Revue Franaise de gestion. n 71, 1988. (9) M. SAlAS, Comptitivit des entreprises face l'horizon 1993. ln Revue Franaise de Gestion, n 73, 1989. (10) M.C. KAPLAN, op. cit. (11) Annuaire Statistique de la France 1987. INSEE. (12) CEREQ. Dpenses de Formation continue des Entreprises . ln Bref, n 45, juillet 1989. 16

cadre sur deux s'en sert, mais seulement 7 OJodes ouvriers qualifis (13). Par ailleurs, ces investissements ne sont pas toujours grs de manire optimale: la formation ou l'informatique (14) peuvent ne pas s'accompagner des transformations organisationnelles ncessaires. Dans ce cas, les investissements immatriels n'ont plus qu'un rapport incertain avec la mobilit des savoirs et de l'entreprise. Ces drives empchent de confondre totalement la consommation de connaissances avec la transformation des entreprises ou de leur rapport au march. De mme, la polarisation des investissements immatriels, vers les secteurs, produits et fonctions dj privilgis par rapport la physionomie gnrale du paysage socio-conomique, accentue un cart entre des situations classiquement industrielles et celle qui se dfinissent par la consommation d'information. La logique informatiorinelle est donc une tendance ingalement partage mais forte. Les entreprises ou activits qui s'y inscrivent doivent assurer un entrelacement complexe entre les diffrentes formes de gestion du savoir: l'invention d'un nouveau produit repose, pour passer sa commercialisation, sur la dfinition de nouvelles mthodes de fabrication et d'organisation conjuguant informatique et formation. 1.2. Investissements intellectuels

P. Caspar et C. Afriat (15) laborent une structuration diffrente des investissements immatriels. En les considrant spcifiquement comme intellectuels , ils mettent en vidence trois autres cibles: l'investissement dans les matriaux, objets ou processus de production, l'investissement dans les personnes et les structures (destin favoriser la crativit), et l'investissement stratgique.(13) M. GOLLAC : L'ordinateur dans l'entreprise reste un outil de luxe. ln conomie et Statistiques, n 224. 1989. (14) A. SOLE: La grande panne . ln N. ALTER, Informatique et management: la crise, Paris. La Documentation Franaise. Collection IDATE. 1986. . (15) P. CASPAR et C. AFRIAT, L'investissement intellectuel. Essai sur l'conomie de l'immatriel, Paris, CPE. d. Economica. 1988. Voir galement P. CASPAR, L'investissement intellectuel . ln Revue d6conomie Industrielle, n 43, 1988. 17

Cette classification apporte un clairage supplmentaire au mouvement dcrit: immatriel rime avec savoirs collectivement disponibles. Les savoirs sont ncessaires la gestion technique, la gestion des ressources humaines, mais aussi ce qui les runit: l'organisation du travail, ses acteurs et leur culture. L'exemple d'une PME illustre bien ce mouvement. Il faut le comprendre comme une modification de la logique globale de l'entreprise et pas seulement comme une volution financire. L'usine TAROT, tablissement de 200 salaris, fabrique des machines-outils dans le sud de la France. La stratgie commerciale repose sur l'exportation (plus de 50 % du chiffre d'affaire) et la fidlisation de quelques gros clients franais. Cette politique suppose de pouvoir adapter les produits aux spcificits des usages de chacun des clients et aux pratiques professionnelles des diffrents marchs trangers. Les sries sont donc courtes (environ 300 pices) : la contrainte essentielle de l'entreprise est de parvenir intgrer dans le produit les modifications demandes par les clients tout en rduisant le temps de rponse aux commandes. Dans un premier temps, l'introduction des machines outils commande numrique (MOeN) et les centres d'usinage (16) ont permis de rduire les dlais de six mois deux mois. Aujourd'hui l'entreprise labore une organisation de type juste temps pour passer quinze jours de dlai. Cette modification repose sur un principe essentiel: le dplacement simultan des pices et des hommes dans l'atelier. Ceux-ci interviennent en fonction des dlais des commandes et non en fonction de l'usage maximum des machines. Les ordres de fabrication ne proviennent plus de l'atelier central mais du montage, lui-mme en relation troite avec le service commercial. Hormis la rduction des dlais, l'avantage de ce fonctionnement est double: il permet de rduire les stocks et amne intgrer le contrle qualit dans les activits des oprateurs. Les consommations d'information sont par contre extrmement lourdes: - la maintenance (de deuxime niveau) des machines et les tches de bureau de mthodes ne peuvent plus tre tenues(16) Machines-outils commande numrique polyvalentes. 18

par des ouvriers expriments mais forms sur le tas : ils doivent suivre des enseignements rpts de plusieurs mois; ou tre remplacs par de jeunes techniciens; - les ouvriers qualifis eux-mmes doivent se former la maintenance et surtout l'intervention sur les programmes des machines; - l'informatique et les rseaux de donnes envahissent le bureau d'tudes et le service commercial qui doivent cooprer en temps rel ; - la politique organisationnelle est relaye par des oprations de marketing ayant pour but de promouvoir le caractre adaptatif des machines-outils vendues; - le nouvel enjeu de la direction de l'entreprise devient la circulation de l'information: l'interdpendance des diffrents services suppose de communiquer les savoirs ; les runions ncessaires aux diverses modification des tches et de produits se multiplient; les ngociations formelles et informelles propos de la nouvelle organisation deviennent une ncessit quotidienne. L'usine TAROT, qui n'est pourtant pas une tte de pont avance du management, est ainsi conduite s'inscrire dans la logique informationnelle.

2. TERTIARISATION ET COMPLEXIFICATION DU TRA VAIL

L'ensemble des mutations dcrites semble correspondre un large mouvement de l'emploi national. En un quart de sicle, le travail a chang de nature: en 1960, plus de la moiti de la population active tirait son revenu d'une activit agricole ou industrielle, gnralement manuelle. En 1984, cette mme population ne reprsente qu'un peu plus d'un tiers des actifs. Au cours des dix dernires annes, le secteur tertiaire a ainsi cr 94 070des emplois totaux. Cette volution, qui accompagnerait donc le dveloppement de l'immatriel, recle cependant une ambigut majeure: le dveloppement des emplois de service n'a rien d'un flot continu de chercheurs, informaticiens ou technicocommerciaux. Il s'appuie sur des qualifications souvent faibles et des activits peu favorables l'intellectualisation du 19

travail:

gardiennage,

nettoyage,

grande

distribution

et

tches de restauration taylorises (17). . Les travaux de L. Ratier-Coutrot sont difiants (18). Ils montrent qu'aux tats Unis, les taux de croissance relative les plus levs concernent les professions hautement qualifies, mais que les taux de croissance absolue les plus forts demeurent ceux des professions de gardiens d'immeubles, caissiers, secrtaires, employs de bureau et vendeurs. Les mtiers dont la croissance est la plus rapide sont donc souvent trs qualifis mais crent relativement peu d'emplois dans la mesure o leur base de dpart est troite. Inversement, certains gros bataillons dont la croissance est limite continuent crer beaucoup d'emplois par simple inertie (19). L'htrognit des activits du secteur tertiaire ne permet pas de tirer de conclusion sur la nature de l'volution en France, en utilisant les nomenclatures habituelles. O. Bertrand, en dfinissant une nouvelle typologie des emplois du secteur tertiaire, fait apparatre des rsultats opposs la tendance nord-amricaine (20). - Le premier groupe d'emplois (60 OJo tertiaire) inclut du les services non marchands, les organismes financiers et d'assurance, les PTT, les services marchands aux entreprises et les servic~s socio-culturels. Ce groupe a la progression la plus rapide. Il est galement le plus favorable sur le plan de la gestion de la main-d'uvre: forte proportion de cadres et de techniciens, salariat gnralis, formation et fminisation suprieures la moyenne nationale. - Le second groupe, compos des emplois consacrs au commerce de dtail, la restauration, l'htellerie et aux services divers aux particuliers progresse, mais peu. Il correspond aux situations caractristiques du tertiaire pauvre: petits boulots , faible niveau de rmunration et de formation, prdominance des petites entreprises de main-d'uvre.

(17) F. PIOTET : Qualifis fast-food. ln Projet, n 201, 1989. (18) L. RATIER-COUTROT, Le dveloppement des activits de la haute technologie aux USA . Rapport l'Ambassade de France aux USA, 1985. Voir galement, Haute technologie et emploi aux tats-Unis . ln Sociologie du Travail, n l, 1986. (19) Idem. (20) O. BERTRAND, Qualit et htrognit des emplois de service. ln Formation Emploi, n 23, 1988.

20

Le troisime groupe connat une stagnation de son effectif. Il se compose des emplois de commerce de gros, de ceux des transports et des rparations. De type paraindustriel , il est galement trs htrogne, sur le plan de la nature des emplois. La tertiarisation de l'emploi correspond donc, au moins partiellement, une lvation du statut de l'emploi et semble accompagner la monte de l'immatriel. Mais la tertiarisation de l'emploi concerne galement le secteur secondaire: de IS,S 070en 1970, les emplois tertiaires dans l'industrie reprsentent 23,4 070de l'effectif en 1986. L'interpntration de ces univers repose sur l'accroissement de quatre ples de travail: service aprs-vente, formation, crdits, management des processus industriels (21). Cette expansion du tertiaire industriel peut s'expliquer de deux manires au moins: la manire de produire change et le produit change: la matire grise se substitue l'huile de coude et les cols bleus changent progressivement de tenue (22). L'emploi, comme l'investissement, change donc progressivement de nature. En trente ans, au cur mme de la monte du chmage et des petits boulots, se constitue une population active axe sur le traitement de l'information (23). Entre 1962 et 1985, l'effectif des cadres, professions librales et intellectuelles suprieures double, celui des professions intermdiaires galement. A l'inverse, la population ouvrire passe de 39 31 aJode la population active et la population des agriculteurs de 20 7 % (24). Les statistiques les plus rcentes et sur courte priode (1984-1987) permettent de rapprocher ce mouvement de ter(21) J.P. FLIPO et J. BONAMY, Quand les services se mettent au service de l'industrie. ln Revue Franaise de Gestion, n 53/54. (22) O. RUYSSEN : Le tertiaire industriel en mutation , in FAST Occasional paper, n 72, 1984. (23) Voir l'article de B. BELLOC, N. MARC et O. MARCHAND, Des sries longues sur la population active, l'emploi et le chmage , in conomie et Statistiques, n 205, 1987. (24) Source: B. SEYS, Les groupes socio-professionnels de 1962 ]985 . ln Donnes Sociales, PARIS INSEE. 1987. 21

-

tiarisation de celui d'abstraction et de complexification du travail (25). Le tableau 2, qui reprend quelques professions caractristiques de cette volution, met en vidence la diminution de l'effectif des professions axes sur la production et les tches rptitives: - ceci vaut pour la majorit de la population ouvrire, et plus encore pour les ouvriers spcialiss, les plus dmunis en capacit exercer du savoir; l'volution est comparable pour les employs: moins les fonctions sont qualifies et plus la loi du march s'exerce ngativement; - cette logique est suffisamment forte pour cliver l'augmentation tendancielle des emplois de techniciens et de cadres; les emplois de ce type qui ne progressent pas se situent surtout dans les domaines de l'encadrement direct des activits de production. A l'inverse, les emplois dfinis par le traitement de l'information et l'innovation se dveloppent sensiblement. Pour les cadres et les techniciens, il s'agit des activits d'expertise, quel que soit le domaine d'exercice. Pour les ouvriers et les employs, il s'agit des fonctions caractrises par l'usage d'une technologie nouvelle. Ces emplois ont un rapport direct aux investissements immatriels. Mais le clivage le plus caractristique de l'volution se repre par le croisement des deux variables: niveau de qualification et d'abstraction des tches. - les emplois en forte croissance cumulent des atouts dans les deux domaines; ce sont par exemple les cadres d'tudes et de vente, les informaticiens; - les diminutions d'effectifs les plus fortes concernent les populations qui ne disposent d'aucun de ces deux atouts: employs et ouvriers non qualifis. Lorsqu'une population ne dispose que de l'une de ces deux ressources, la capacit traiter de l'information complexe prvaut sur le niveau de qualification. Ainsi, dans les activits de fabrication, mme l'effectif des cadres diminue. A

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(25) Cf. INSEE. Structure des emplois en 1984. Srie D, n 116 et 538 et structure des emplois en 1987. Rsultats n 52. Nous reprenons des populations caractristiques choisies par P. CHOFFEL, A. ECHARDOUR et F. KRAMARZ : L'volution rcente des professions dans l'industrie, le commercie et les services. ln conomie et Statistiques, n 213, 1988. 22

l'inverse, dans les activits caractristiques de la logique informationnelle, mme l'effectif des employs ou des ouvriers augmente. Il existe donc une simultanit entre la croissance des investissements immatriels, la tertiarisation et l'abstraction du travail. Cette simultanit est galement une tendance. Cette tendance ne saurait cependant tre confondue avec la physionomie gnrale de l'emploi, loin d'tre totalement ddie l'innovation.Tableau 2

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volution

des effectifs de populations (Variation 84/87)

caractristiques

CADRES +30"J

TECHNICIENS + MAITRlSE

OUVRIERS

EMPLOYS

INFORMATIQUE

IIINFORMA TIQUE

II

FO=ONII

VENTEDESERVICE I

tudesI

etI

microetsecrtaires

~orpnjsation

McaniqueI Fabrication I

Qualifis I

Qualifis

Oprateurs

desaisie

I

[;l]aniecivil contrle

I

Dessinateurs

I

I

Non qualifis Dactylos

I I

,I

Non qualifis

I

-30'

D'aprs

les sources:

INSEE.

Structure

des emplois.

23

3. DE LA PRODUcnON A LA GESTION DE L'INNOVATION-

Cette tendance mrite cependant attention: l'intrieur de cette logique informationnelle, le travail prend une configuration nouvelle. Quatre mutations caractrisent le passage du traitement de la matire celui des signes. Les cadres commandent moins et interviennent plus directement sur la dfinition et le suivi des produits. Les employs et les ouvriers qualifis obissent moins et disposent d'une marge de manuvre largie. L'ensemble se traduit par un dplacement du travail: vers l'amont et l'aval de l'acte de production. La mutation ne s'opre cependant ni dans la srnit organisationnelle ni dans une cohrence galitariste et clairement identifiable: il s'agit plutt d'un mouvement non fini et alatoire. 3.1. Les cadres La population des cadres non hirarchiques reprsente l'volution la plus pure : leur intervention s'intgre progressivement une partie largie du processus de travail. Leur activit consiste alors surtout grer l'interdpendance entre connaissances et organisation (26). aJ L'largissement des domaines de comptence est patent. Il se traduit, pour les ingnieurs de production, par l'intgration des contraintes commerciales, d'ordonnancement et de gestion du personnel. Par ailleurs, les cadres gestionnaires. deviennent plus polyvalents; ils se situent au cur de problmes croisant les domaines financiers, comptables, techniques, humains et juridiques (27).(26) Nous nous rfrons ici : - D. BLONDEL, Cadres de gestion: quelles qualifications pour demain? ln Revue Franaise de Gestion, n 65/66, 1987. - J.P. SICARD et S. CHIRACHE, ccL'avenir des cadres de gestion . ln Revue du Haut Comit d'ducation..conomie, n 4, 1989. - BIPE: L'ingnieur de l'an 2000. ln Revue du Haut Comit d'ducation-conomie, n 1, 1988. - Nos propres travaux, prsents dans la suite du texte. (27) Selon les dfinitions de P. RIVARD, J.M. SAUSSOIS et P. TRIPIER, le groupe des ingnieurs observant l'horizon et ingnieurs pouv~t prendre du recul augmente au dtriment des ingnieurs du charbon ou gestionnaires. L'espace des qualifications des cadres. ln Sociologie du travail, n 4, 1982. 24

- Les uns et les autres interviennent sur la programmation des systmes, bureautiques ou robotiques. L'obsolescence des produits conduit en effet repenser et rorganiser en permanence la nature et la coordination des tches et des outils. - Les activits de recherche, de marketing et de qualit s'interpntrent. Dans une entreprise franaise, la recherche est longtemps reste l'abri du reste de l'entreprise, protge par sa bulle scientifique. Elle largit aujourd'hui ses activits l'ensemble de la gestion de ses inventions. Une bonne partie des chercheurs se consacre ainsi des ngociations avec les services financiers et logistiques du projet, puis aprs accord, avec les services de production et de distribution, chargs de mettre en uvre le nouveau bien sur le march (28). b) La gestion des donnes est la deuxime caractristique de cette volution. Dans des domaines aussi varis que la gestion de contrats, la ralisation de satellites, la mise en uvre d'une nouvelle technologie ou la maintenance d'un avion, il existe toujours un espace et un temps destins tirer parti de l'exprience, transformer les sous-produits de l'activit en connaissances opratoires pour la suite. Le gestionnaire de contrats se constitue ainsi peu peu une jurisprudence et des solutions types. Les millions de donnes traites par exemple l'occasion de la ralisation d'un satellite font l'objet de paquets d'informations spcifiques un matriau ou une technique pour tre revendus ou rutiliss. La mise en uvre rpte de nouvelles technologies amne dfmir des mthodes, des usages types : la maintenance d'un avion fait l'objet d'un suivi minutieux, permettant progressivement de passer de la maintenance corrective la maintenance prventive. Le suivi des clients d'une entreprise passe par des traitements de donnes, des simulations et des valuations spcifiques par type de produits ou de services, qui permettent de redfinir en permanence le rapport offre/demande. c) La gestion de l'organisation est la cible majeure de l'volution du travail des cadres. De stable et finie, l'orga(28) D. BLONDEL, op. cit.

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nisation, pour supporter les contraintes d'innovation, est dornavant dynamique et largement indtermine. La contrainte n'est plus seulement, l'aide de bureaux de mthodes mticuleux, de russir mettre the right man in tbe right place . Il s'agit aussi de trouver les mcanismes propres absorber les chaos de l'innovation. L'extraordinaire croissance des mtiers de l'organisation et des ressources humaines tient cette mutation. Ils ont pour objectif d'assurer une interaction permanente entre la conception, l'volution et l'valuation des processus de travail. - En amont, trois fonctions majeures se dveloppent: elles concernent la rduction des dlais de livraison, la centralisation des outils de travail, l'immobilisation minimale des stocks. La fonction ressources humaines, de son ct, implose en une constellation de savoirs, services et qualifications nouvelles. L' administration du personnel , satisfaisante pour l'ordre de la production devient politique sociale pour l'ordre de l'innovation. Elle s'tire de la gestion prvisionnelle au suivi des carrires, des conditions de travail la ngociation sociale et de la communication interne au recrutement. - En aval de l'organisation se multiplient les procdures d'valuation et de correction: le contrle de gestion, la comptabilit analytique, les audits internes et externes de toute nature. Le management participatif , dont l'une des missions est de traiter les problmes non rsolus, s'inscrit dans cette perspective. Il reprsente une vaste fresque aux aspects contradictoires. Dans le cadre de ce chapitre, retenons l'importance et la varit de ses actions, qui peuvent tre regroupes en deux champs spcifiques: celui qui a pour but d'augmenter l'efficacit des services en amliorant le rapport des oprateurs leur travail (groupes d'expression, cercles de qualit...) ; celui qui a pour but d'largir le consensus en amliorant le rapport des salaris leur entreprise (projet d'entreprise, politique d'image...). 3.1. Les ouvriers L'exemple d'une usine franaise de matriel informatique traduit bien la transformation du dcor industriel. L'innovation contraint le site dvelopper un produit nouveau tous les deux mois, chacun ayant une dure de vie courte, d'environ 12 mois. Les formes classiques de rpartition du travail 26

entre sites, oprateurs et systmes techniques deviennent alors obsoltes. Toutes les techniques de transmission d'information sont mises en uvre pour assurer la fluidit du processus de travail: reconfiguration en temps rel d'une machine qui tombe en panne, rseaux d'instrumentation entre capteurs et robots, rseaux d'usines entre groupes de machines, rseau local entre activit industrielle et gestion, rseaux extrieurs avec les clients. Le rcent dveloppement des robots et de leurs priphriques est un vritable choc pour les oprateurs. L'automatisation associe l'informatique de production et de gestion, anime par les contraintes de flexibilit et de qualit opre une vritable mtamorphose dans les tches ouvrires. A la dextrit que supposent les machines conventionnelles se substitue une activit abstraite axe sur la gestion du systme technique . Cette volution n'exclut cependant pas toujours le savoir-faire: elle s'y associe souvent en le transformant. Les travaux de H. Kern et M. Schumann (29) montrent que dans les secteurs clefs de l'industrie ouest-allemande (automobile, construction mcanique et chimie), les investissements en nouvelles technologies ne peuvent s'accorder avec une conception taylorienne de l'organisation. Les savoirs ncessaires pour tenir les nouveaux postes de travail supposent d'tre intgrs dans les ateliers et non rservs aux bureaux d'tudes et de mthodes. La valorisation du capital technologique repose sur l'exprience des professionnels et non sur l'absorption de ces savoirs par les automates. P. Veltz (30) met en vidence l'existence d'un mouvement d' intellectualisation du travail dans les industries manufacturires: multiplication des tches non dfinies par un mode opratoire prcis, des tches abstraites et de gestion au dtriment du travail de la matire. Au mouvement correspond une dissolution des frontires entre fabrication et entretien, une polarisation du-travail vers la gestion des nombreux(29) H. KERN et M. SCHUMANN, Vers une professionnalisation du travail industriel , in Sociologie du travail, n 4, 1984. (30) P. VELTZ, Information des industries manufacturires et intellectualisation de la production , in Sociologie du Travail, n 1, 1986. M. HOLLARD, G. MARGIRIER, A. ROSANVALLON, L'automatisation avance de la production dans l