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  • RECHERCHES SUR LA ZONE ARIDE -XIX NOMADES ET NOMADISME

    AU SAHARA

    c

    < .

  • Dans cette collection:

    1.

    II.

    III.

    IV.

    Y.

    YI.

    YII.

    MII.

    Ix.

    x. XI.

    XII.

    xm.

    Compte rendu des recherches relatives l'hydrologie de la zone aride Actes du colloque d'Ankara sur l'hydrologie de la zone aride Directory of institutions engaged in arid zone research [en anglais seulement]

    Utilisation des eaux salines. Compte rendu de recherches Plant ecology. Proceedings of the Montpellier Symposium / Ecologie vgtale. Actes du colloque de Montpellier Plant ecology. Reviews of research / Ecologie vgtale. Compte rendu de recherches Wind and solar energy. Proceedings of the New Delhi Symposium I Energie solaire et klienne. Actes du colloque de New Delhi I Energa solar y elica. Actas del coloquio celebrado en Nueva Delhi Human and animal ecology. Reviews of research / ?colegie humaine et animale. Compte rendu de recherches Guide des travaux de recherche sur la mise en valeur des rgions arides Climatologie. Compte rendu de recherches

    Climatology and microclimatology. Proceedings of the Canberra Symposium I Climatologie et microclimatologie. Actes du colloque de Canberra Hydrologie des rgions arides. Progrs rcents Les plantes mdicinales des rgions arides

    XN. Salinity problems in the arid zones. Proceedings of the Teheran Symposium I Les problmes de la salinit dans les rgions arides. Actes du colloque de Thran. Echanges hydriques des plantes en milieu aride ou semi-aride. Compte rendu de recherches

    Plant-water relationships in arid and semi-arid conditions. Proceedings of the Madrid Sym- posium I Echanges hydriques des plantes en milieu aride ou semi-aride. Actes du colloque~de Madrid I Los intercambios hdricos de las plantas en medios ridos y semiridos. Actas del coloquio celebrado en Madrid

    xv. XYI.

    XVII. Histoire de i'utilisation des terres des rgions arides xvm. Les problmes de la zone aride. Actes du colloque de Paris XM. Nomades et nomadisme au Sahara

    XK Changes of climates with special reference to arid zones. Proceedings of the Unesco-WMO Symposium held in Rome 1 Les changements de climat notamment dans la zone aride. Actes du colloque de Rome organis par l'Unesco et l'OMM [en prparation] Carte bwclimatique de la zone mditerranenne : notice explicative xxr.

  • NOMADES ET NOMADISME AU SAHARA

    U N E S C O

  • Publi en1963 par I'Organisation des Nations Unies pour I'ducation, la science et la culiure,

    placa de Fontenoy, Paris - 7' Imprimerie R. Oldenbourg, Graphische Betriebe GmbH, Munich

    0 Uneseo 1963 NS. 62/III. 24JF

  • A V E R T I S S E M E N T

    Ce travail sur les nomades sahariens est collecti$ Ralis en moins dun an et demi, il ne saurait tre complet. Deux soucis ont guid sa mise au point.

    Dune part ne pas sloigner de la ralit concrte observe par chacun: le rsultat est une srie dtudes menes sur le terrain, concernant une rgion, une population ou une question particulire.

    Dautre part il fallait tenter un expos raisonn de lensemble des problames du nomadisme saharien. Lauteur de ces gnralits nayant t lui-mme en contact quavec quelques populations a di exploiter la documentation crite. Sur bien des points lou- vrage de R. Capot-Rey sur le Sahara franais ne saurait tre dpass. Sur dautres, con- cernant la socit et la culture, on a cherch faire le point dune documentation trs disperse. Dispersion quexpliquent la nature du peuplement mais aussi le dcoupage politique du Sahara et ltude de celui-ci partir de cinq universits principales, pos- sdant chacune son quipe et ses publications (Alger, Dakar, Paris, Rabatl, Tunis). On ne saurait prtendre avoir fait un dpouillement complet; on a voulu seulement indiquer les principales ombres et lumiares concernant ltude des questions essentielles.

    L a dispersion des collaborateurs na pas toujours facilit le travail en commun. On sest eforc cependant de soumettre chaque chapitre lavis de tous et cest dans ces conditions que les changes ont t souvent fructueux2. Les dimensions de ce livre ont oblig une revision et une rduction des chapitres

    IV, Vet VI, premire partie, et I, II, III, VI, deuxime partie. Que les auteurs soient remercis davoir consenti dimportantes modijcations de leurs textes. De celles-ci je porte seul la responsabilit.

    CLAUDE BATAILLON

    1. ARabat.lERESHma ouvert sei dossiers et BParis le Centre de hautes Ctudei adminisuatives sur lAfrique et lAsie moderne

    2.6 partieulier UDC correspondance suivie nvec A. Cauneille a t extrsmement prcieuse lauteur dei chapiuei de gdnraliti. CiiEAB) ma autorid B utiliser ici archives cornidErables. Mes remercicmenti vont B ces deux organismes. *

  • L I S T E D E S C O L L A D O R A T E U R S

    D U P R E S E N T O U V R A G E

    Claude BATAILLON, lyce Moulay Abdallah, Casablanca Jean BISSON, facult des lettres, Alger Robert CAPOT-REY, facult des lettres, Alger Andr CAUNEILLE, Caudis-de-Fenouilldes, Pyrnes-Orientales Rene HEYUM, Muse de lhomme, Paris Pierre ROGNON, facult des lettres, Alger Madeleine ROVILMIS-BRIGOL, Pans-Alger Benno SAREL~TERNBERG, Tunis-Paris Charles TOUPET, Institut franais dAfrique noire (IFAN), Dakar Christian VERLAQUE, lyce Gautier, Alger

  • N O T E S U R L A R B D A C T I O N

    On sest efforc duniner les textes prsents par des auteurs diffrents, en particu- lier en ce qui concerne lorthographe des noms usuels, dont la dfinition est donne en note moins quelle ne figure au (( Glossaire )) pour les termes les plus courants, et en ce qui concerne lorthographe des noms de lieux ou de tribus. Les noms de lieux sont en gnral tous ports sur les diffrentes cartes qui accompagnent les cha- pitres. Les noms des principales tribus sont ports un (( Rpertoire des tribus )> qui indique leur emplacement approximatif et leurs caractristiques principales. On sen est tenu une orthographe usuelle de ces mots, en francisant leur utilisation pour les plus courants.

    L a plupart des chapitres comportent une bibliographie. Les principaux ouvrages sont dcrits et analyss dans la (( Bibliographie gnrale )) place la fin de Iouvrage.

    Dans les tudes conomiques, sauf indication contraire, les prix sont indiqus en anciens francs franais. Dans les bibliographies des chapitres, les abrviations suivantes sont utilises :

    BES Maroc: Bulletin conomique et social du Maroc, Rabat. BIFAN: Bulletin de Zlnstitut franais dAfrique noire, Dakar. BLS: Bulletin de liaison saharienne, Alger. Doc. CHEAM: archives du Centre de hautes tudes administratives sur lAfrique et lAsie moderne, Paris. Nous indiquons le numro de chaque document cit, tou- jours dactylographi.

    IBLA: Institut des belles-lettres arabes, Tunis. TIRS : Travaux de lInstitut de recherches sahariennes, Alger.

    Dans les notes infrapaginales et les bibliographies de chapitre, les ouvrages dcrits la U Bibliographie gnrale n, ou prcdemment dans le m m e chapitre, sont indiqus seulement avec le n o m de lauteur et lanne de publication.

    ,

  • Lgende:

    0 Rgion tudie -.- Frontires politiques L- 100 2 3 4 800 km

    FIG. 1. Rgions tudies dans 1'Afrique de l'ouest, numrotes de 1 11 (les lettres et les chiffres se rapportent au e Rpertoire des tribus p. 181).

  • T A B L E D E S M A T I a R E S

    AVANT.PROPOS. par C . Bataillon . . . . . . . . . . 13 L e nomade saharien . . . . . . . . . . . . 13 L e milieu saharien . . . . . . . . . . . . . 14 Limites de ltude . . . . . . . . . . . . . 18

    PREMIERE PARTIE . Le nomadisme traditionnel INTRODUCTION . Les populations nomades . . . . . . . . 21 CHAPITRE PREMIER . L a tribu. par C . Bataillon L a consanguinit . . . . . . . . . . . . . 26

    Organisation communautaire . . . . . . . . . . 32

    . . . . . . . 25

    Dimensions des groupes etliens dedpendance . 1 . . . . 29

    Physionomie actuelle de la vie de tribu . . . . . . . . 34 37

    Attitudes corporelles . . . . . . . . . . . . 31

    Reprage dans le temps . . . . . . . . . . . 39

    43

    CHAPITRE II . Valeurs et attitudes du monde nomade. par C . Bataillon . . Connaissance de lespace . . . . . . . . . . . 38

    Originalit des rapports humains . . . . . . . . . 40

    Formes des changes commerciaux . . . . . . . . . 43 Evolution des pratiques juridiques . . . . . . . . . 45 Aspects de la religion . . . . . . . . . . . . 46 Organisation dun Etat: la Senoussiya . . . . . . . . 47

    51 Dplacements des campements. et levage . . . . . . . . 52 Affaiblissement des cadres sociaux . . . . . . . . . 55 Commerce et niveaude vie . . . . . . . . . . . 56 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . 58

    59 L a socit touargue du Hoggar . . . . . . . . . . 60 Les moyens dexistence des Kel Ahaggar . . . . . . . . . 60 Problmes actuels et perspectives davenir . . . . . . . 64

    L .

    CHAPITRE III . Relations extrieures des nomades . . . . . . .

    CIIAPITRE IV . Nomadisation chez les Reguibat LGouacem. par J . Bisson .

    CIIAPITRE Y . Problmes des Touaregs du Hoggar. par P . Rognon . . .

  • CIIAPITRE VI . Lvolution de la nomadisation en Mauritanie saliiliennc. par Ch.Toupet . . . . . . . . . . . . . . Vie pastorale . . . . . . . . . . . . . . Effets de la colonisation . . . . . . . . . . . Modernisation de la socit maure . . . . . . . . .

    CHAPITRE VIL . Le nomadisme des Toubous. par. R . Capot-Rey . . . . L a civilisation touboue . . . . . . . . . . . . Les Teda du Tibesti central Les Daza du Borkou . . . . . . . . . . . . .

    . . . . . . . . . .

    CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . .

    DEUXIME PARTIE . Nomadisme et monde moderne

    INTRODUCTION. par C . Bataillon . . . . . . . . . . L a croissance dmographique . . . . . . . . . .

    CHAPITRE PREMIER . Le semi-nomadisme dans lOuest libyen (Fezzan. Tripoli- Varit du domaine naturel . . . . . . . . . . . Rapports entre nomades et paysans . . . . . . . . . Les organisations sociales des tribus . . . . . . . . . Fondements du semi-nomadisme . . . . . . . . . Originalit du semi-nomadisme et sdentarisation . . . . . . Les nomades et lindpendance . . . . . . . . . . Lavenir . . . . . . . . . . . . . . . .

    CHAPITRE II . Les Rebaia. semi-nomades du Souf. par C . Bataillon . . . Cycle du nomadisme . . . . . . . . . . . . Ressources agricoles et hameaux de loasis . . . . . . . Organisation patriarcale . . . . . . . . . . . Transformations actuelles . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . .

    taine). par A . Cauneille . . . . . . . . . . .

    CHAPITRE III . Semi-nomades du Nefzaoua. par Benno Sarel-Sternberg . . Les problmes . . . . . . . . . . . . . Les modes dexistence . . . . . . . . . . . . Perspectives dvolution . . . . . . . . . . .

    CHAPITRE IV . L a sdentarisation autour dOuargla. par Madeleine Rovillois-Brigo1 Le genre de vie traditionnel et son volution . . . . . . . L a sdentarisation et la dtrioration des structures traditionnelles . .

    CHAPITRE v . Rsistance ou dcadence du nomadisme. par C . Bataillon . . Valeur du semi-nomadisme . . . . . . . . . . . L a sdentarisation rurale . . . . . . . . . . . . Comparaison des niveaux de vie . . . . . . . . . .

    CHAPITRE VI . Nomadisme et conomie moderne. par C . Bataillon et Ch.Verlaque Commerce et administration modernes . . . . . . . .

    67 69 76 77

    81

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    135 136 139

    143 143 145 149

    153 153

  • Nomades sahariens et industrie . . . . . . . . . . . 155 Adaptation des nomades au travailmoderne . . . . . . . 161

    Transformations techniques et conomiques . . . . . . . 165 Problmes culturels et sociaux . . . . . . . . . . 170 Nomades et Etats modernes . . . . . . . . . . 175

    CHAPITnE VII . Modernisation du nomadisme pastoral. par C . Bataillon . . 165

    CONCLUSION. par C . Bataillon . . . . . . . . . . . 179 ANNEXES

    Rpertoke des tribus . . . . . . . . . . . . 181 Glossaire des termes locaux . . . . . . . . . . . 183 Bibliographie gnrale (choix comment). par Rene H e y u m . . . 185

    T A B L . E D E S I L L U S T R A T I O N S

    FIGURE 1 . Rgions tudies dans lAfrique de lOuest . . . . . 8

    FIGURE 3 . Rpartition des nomades de la rgion de Tindouf: t 1959 . . 53 FIGURE 4 . Rpartition des nomades de la rgion de Tindouf: aprs la pluie. FIGURE 2 . Les limites du Sahara . . . . . . . . . . 16

    dplacements entre lt et lautomne 1959 . . . . . 54 FIGURE 5 . Le Hoggar et ses bordures . . . . . . . . . 62 . FIGURE 6 . Nomadisation en Mauritanie . . . . . . . . 68 FIGURE 7 . Nomadisation des Ahel Noh . . . . . . . . 71 FIGURE 8 . Nomadisation des Ahel bou Lobat . . . . . . . 72 FIGURE 9 . Nomadisation des Ladem du Hodh . . . . . . . 73 FIGURE 10 . Nomadisation des Haballah . . . . . . . . 74 FIGURE 11 . Nomadisme des Daza du Borkou . . . . . . . 89 FIGURE 12 . Libye occidentale (Tripolitaine et Fezzan) . . . . . 103 FIGURE 13 . Les Rebaia dans le Souf . . . . . . . . . . . 117 FIGURE 14 . Sud tunisien: le Nefzaoua et ses abords 125

    137

    .

    . . . . . . FIGURE 15 . Les palmeraies et la sdentarisation des nomades Ouargla . . Photographies hors texte . . . . . . . . . . . 56

  • A V A N T - P R O P O S

    par C. BATAILLON

    Les nomades sahariens se sont adapts au plus vaste dsert du globe. Ils ont appris utiliser une vgtation naturelle extrmement discontinue et en nourrir leurs trou- peaux. Ils ont su aussi se dplacer dans le Sahara et assurer leurs propres transports et ceux des autres grce une connaissance dtaille de cet immense pays. Mais, si la mobilit est leur caractre le plus notoire, ils ont aussi russi, conjointement avec les sdentaires doasis, dvelopper des civilisations qui persistent jusqu nos jours.

    LE NOMADE SAHARIEN

    En dehors des prouesses techniques quil accomplit quotidiennement pour sub- sister, le nomade saharien reprsente une catgorie sociale dune importance primor- diale dans cet ensemble de pays musulmans dont lislamisation a justement t le fait des nomades. Ces circonstances lui permettent de revendiquer une noblesse que tout conspire lui attribuer. I1 prtend se rattacher par ses anctres aux compa- gnons du prophte. I1 se considre comme le meilleur et le plus pur reprsentant de sa foi. Enfin son genre de vie lui a assur la fois une indpendance et une prpond- rance par les armes: origine, affirmation religieuse et situation de fait donnent au nomade lassurance de sa supriorit.

    L a valeur du bdouinismel - badeya - se trouve fonde dans la langue arabe elle- mme. L a racine arub sous des formes diffrentes dsigne la fois le groupe linguis- tique dorigine orientale et le nomadisme: le noble idal est la fois dorigine arabe et de vie bdouine. Mais en m m e temps, dans la socit musulmane traditionnelle, la vie bdouine et sa dmesure sont loppos de la vie urbaine pieuse et mesure. On ignore en fait lintermdiaire du monde paysan et la ville se mfie du bdouin turbulent, libre et sans respect des autorits morales. Cet tre prestigieux perptue sans faons les coutumes hrtiques davant lislam et ne se plie gure lorthodoxie. Cet aspect a sduit plus que tous autres les Europens, qui admirent larchasme persistant de la socit nomade saharienne. L a vie sduisante du nomade a une grande valeur pour lanthropologue car, grce au morcellement en petites tribus qui forment en un sens des socits compltes isoles, une grande varit de coutumes sest con- serve. Cest cependant ladaptation au milieu aride qui est le trait majeur de la vie nomade.

    1. J. DEUQUE 1960). Les Arabes dhier b dernoin.Ed. du Seuil, Paris. p.,21; idem (1959). Rewu internoliono& des icienros rocides, vol. XI. n* 1, p. 509. Au contraire. en &gyp- le badaoui eat le mendiant misrable que le cultivateur loigne de aun champ.

    13

  • Nomades et nomadisme au Sahara

    LE MILIEU SAIIARIEN~

    Laridit du milieu se marque la fois par la discontinuit de la vgtation et par lapparition de plantes caractristiques adaptes la scheresse. Ces plantes forment le plus souvent des buissons OU des arbustes trapus, pourvus de longues racines, au tronc relativement gros par rapport un feuillage trs peu fourni. Ces plantes ne couvrent jamais tout le sol. Elles forment des touffes isoles que sparent des espaces nus. Souvent deux touffes sont loignes de plusieurs dizaines de mtres. Les limites botaniques de cette steppe rarfie se dfinissent ainsi:

    A u nord on quitte le Sahara quand disparat la culture du palmier dattier, en excluant les palmeraies dont les dattes ne mrissent pas commes celles de Marrakech. On atteint alors des steppes plus denses dont une plante caractristique est lalfa (Stipa tenacissima). Cette limite nord stablit vers lisohyte de 100 mm. Au sud on quitte le dsert quand disparat le had (Cornulaca monacantha), important

    pturage des chameaux. A peu prs cette limite apparat le cram-cram (Cenchrus biflorus), plante aux graines piquantes. Selon les rgions cette limite botanique stablit au-del ou en de de Iisohyte de 150 mm. On atteint alors le Sahel (a rivage )) du dsert), o la vgtation est plus dense. Arbres et buissons sont moins espacs, mais surtout des gramines annuelles prennent de limportance et forment peu peu un tapis continu qui pousse et verdit avec la pluie puis se dessche en une paille jaune. Les limites de ce Sahel vers le Soudan plus humide sont peu nettes : vers 450-500 mm de pluie au Niger. Cette rgion, essentielle par la densit de ses ptu- rages, nest pas incultivable. Sans parler des cultures des bas-fonds humides et des bords de mares o lon sme pendant la baisse du niveau de leau, des cultures de mil sont possibles avec des pluies de 300 mm. Les moyennes de pluie sloignent bien sr beaucoup de la ralit concrte au

    Sahara. L a pluie varie considrablement dune anne lautre et lon peut rester jusquvingt mois conscutifs sans aucune pluie digne dintrt. I1 y a donc des annes entires compltement sches, parfois des sries de deux ou trois annes trop sches pour la croissance des plantes. Leau tombe parfois en longues averses fines, plus souvent, surtout au sud, en grosses averses brutales, qui trempent les campements quelques heures mais dont une faible part seulement svapore : leau pntre directe- ment dans le sol ou ruisselle. Une pluie de 10 mm suffit provoquer des crues dans les oueds (lits de cours deau en gnral sec) et faire clore brusquement certaines plantes phmres qui forment un tapis de verdure. Les crues durent quelques heures avant que leau sinfiltre. Lhumidit est complte sur la cte atlantique par des brouillards et des roses abondantes, qui profitent la vgtation jusque dans le massif du Zemmour. En toutes saisons ces rgions sont favorises et possdent une vgtation exceptionnellement dense.

    L a saison principale des pluies oppose les deux rives du dsert. A u sud les plus fortes remontes de la mousson soudanaise vers le nord se produisent au cur de lt. Ce sont les pluies (( dhivernage )) du Soudan. Non seulement leur rgularit est assez nette dune anne lautre dans le Sahel, mais mme la bordure sud du Sahara proprement dit connat des pluies moins incertaines que les autres rgions. Les plus fortes chaleurs se produisent au printemps, avant les pluies; lhiver est sec mais il est frais, ce qui limite lvaporation sur les points deau comme sur les plantes. A la bordure nord du Sahara le mcanisme des pluies est le mme que dans les

    rgions mditerranennes. Leau tombe pendant la saison froide, mais avec des diff- rences notables selon les rgions: sur la faade atlantique, les pluies dautomne sont les plus importantes. A u sud du Maghreb, leau tombe surtout lautomne mais aussi au printemps. En bordure du golfe des Syrtes (Tunisie, Libye), pluies dhiver

    1. Lessentiel de ces paragraphe8 me r6nre A ltude de R. Capot-Rey (1953). et aus indications de A. Cauneillc.

    14

  • Avant-propos

    et de printemps dominent. Mais, pour tre utile aux plantes, leau doit venir hors des mois assez froids pour arrter la vgtation: louest et le nord-ouest du Sahara (Mau- ritanie, Sahara espagnol, Maroc) profitent normalement des pluies dautomne. Au contraire, plus lest lhiver est plus frais et la pousse de la vgtation est tardive: les pluies les plus profitables sont celles du printemps au sud de lAlgrie. Ainsi lactivit vgtale principale est plus ou moins longue selon les rgions et elle dure plus ou moins longtemps: A louest et au nord-ouest elle se produit en automne et en hiver, mais aucune

    Au sud elle se produit en t et se prolonge partiellement en automne. Au nord et au nord-est elle se produit au printemps et sarrte rapidement avec la chaleur sche de lt pour la plupart des plantes. Cette dure plus ou moins longue de la saison des pluies (( utiles explique la valeur

    relative des trois rgions ci-dessus pour le pturage du btail. Les diffrentes formes de vgtation ne peuvent tre utilises de la m m e faon par

    le btail. Le fond du peuplement vgtal est compos darbustes et de buissons, pturage utilisable en toute saison mais assez sec et peu dense: il faut abreuver le btail qui sen nourrit, surtout en saison chaude (printemps au sud, t au nord). Dautre part, au Sahara une pluie brutale fait pousser pour peu de temps un tapis dherbe frache: cest lucheb ou rebea qui napparaft que par taches imprvues et phmres, au printemps au nord et au nord-est, ds lautomne au nord-ouest et louest du dsert. Le btail qui piture cette herbe verte peut se dispenser de boire. Enfin au Sahel ce tapis dherbe apparat en t partout chaque anne. Quand il

    se dssche, il laisse une ((paille )) qui peut alimenter des troupeaux condition de les faire boire. I1 faut signaler que le chameau a besoin de consommer des plantes de rgion sale. Celles-ci abondent un peu partout au Sahara du Nord, mais sont beaucoup plus rares au sud. On a vu que certains pturages ne sont utilisabIes que si lon dispose de points

    deau: la possibilit de creuser des puits dpend surtout de la nature du relief et des roches qui reoivent la pluie.

    L e relief du Sahara comporte plus de plaines que de montagnes. Celles-ci sont relativement plus hospitalires. En effet elles sont mieux arroses que les plaines voisines. D e plus, sur les pentes fortes, la pluie ruisselle, se concentre dans les oueds, o aprs la crue leau sinfiltre dans les alluvions: ce sont donc surtout les fonds des valles de montagne qui sont favoriss. D e plus les principaux massifs sont trop bas ou trop mridionaux pour connatre des froids dhiver hors de rgions trs troites. M m e les montagnes modestes ont des pturages meilleurs que les plaines:

    louest, lAdrar mauritanien (350 m) et surtout le Zemmour (500 m) sont renomms; au sud lAdrar des Iforas (600 m) est une enclave du Sahel dont la vgtation stend ici deux cent kilomtres plus au nord quen plaine; enfin lest le Dahar tunisien et le Djebel tripolitain (600-900m) et les petits massifs fezzanais ont des valles favorises.

    Mais surtout la vie nest possible au Sahara central et sud-oriental que grce trois hauts massifs dont des parties importantes dpassent 1 O00 m daltitude. L e Hoggar (2 900 m), le Tibesti (3 200 m) et lAr (1 800 m) reoivent au moins 50 100 mm de pluie tandis que les plaines voisines nen reoivent que 10 20. Lhumi- dit des fonds de valles favorise le pturage, mais permet aussi, par des drains ou des barrages, de capter leau de la nappe alluviale pour les cultures, en particulier au Hoggar. Les cratres des anciens volcans du Tibesti forment galement des ptu- rages commodes. Enfin, si lalimentation en eau de la plupart des oasis du Sahara septentrional dpend, directement ou non, des pluies tombes sur les montagnes nord-africaines, de lAnti-Atlas aux Nememcha, les crues doueds atteignant directe- ment le Pimont saharien profitent directement aux pturages.

    saison nest aussi brutalement dfavorise quailleurs.

    .

    15

  • Nomades et nomadisme au Sahara

    16

  • Avant-prcpos

    L a valeur pastorale des plaines peut varier notablement. Les massifs de dunes (ergs) emmagasinent facilement lhumidit et ont parfois en m m e temps des puits assez peu profonds et des buissons assez denses. Les plaines et les plateaux caillouteux (regs) nont que des buissons espacs souvent assez maigres. Lacheb peut y pousser occasionnellement, souvent dans les dpressions des oueds ou des cuvettes (grara, daia), o lhumidit se concentre. U n sol fin et fertile y permet parfois des semailles de crales aprs la pluie. Quand ces plaines recouvrent des roches cristallines ou des schistes, aucune eau profonde nest esprer. Au contraire les hamadas, formes dpaisseurs horizontales de grs ou de calcaires, contiennent en gnral des nappes deau, parfois artsiennes, que des forages profonds peuvent atteindre.

    Les plaines sahliennes, dans lensemble bien plus favorises, prsentent les mmes aspects de dtail: abondance de leau dans les alluvions des valles, puits plus ou moins profonds des plateaux de grs ou de calcaires, manque deau profonde des rgions cristallinescomme le Gourma au sud de la boucle du Niger. En outre, ici, les fleuves (Niger, Sngal) et les lacs (Tchad) facilitent labreuvage. Dans les creux stablissent des mares qui durent des mois. Ces mares (guelta) sont en revanche trs rares au Sahara.

    Selon les possibilits dabreuvage et de pturage au cours de lanne, les nomades dplacent leur btail et leurs tentes selon un cycle annuel de llevage plus ou moins fixe. A lintrieur du Sahara, surtout dans sa moiti nord, la saison frache partir de

    lautomne et surtout le printemps permettent des concentrations de btail impor- tantes l o la pluie a fait pousser lacheb. Par exemple, en mars 1959, dans un secteur bien arros de la H a m a d a entre EI Golea et Ouarglaz, sur quelque 170 km2 se rpar- tissent 169 tentes (eneon 6 personnes au kiIomtre carr). L e btail doit slever 2 2 O00 ou 3 O00 ovins et caprins, un millier de chameaux au moins. Chaque campe- ment groupe 5 8 tentes cte cte et au moins trois cents mtres le sparent du plus voisin campement. Outre les pturages, on profite cette saison des truffes comestibles (terfess). Le lait est abondant et m m e des semi-nomades3 ou des gens en cours de sdentarisation font patre leur btail, quil nest pas ncessaire dabreuver: le puits le plus proche est ici 40 km et une corve deau hebdomadaire suffit au campement. Mais, ds les premires chaleurs, lherbe verte se dessche et il faut la fois se

    rapprocher des puits et se disperser; le pturage dt est peu dense et le dbit des puits est souvent limit: chacun pourvoit cinq dix tentes et leur btail. On sinstalle dans une valle dont les buissons sont assez denses, ou mieux dans un erg o certaines plantes fleurissent en t: les troupeaux sont alors laisss aux bergers par les semi- nomades. Si cette alternance de dispersion et de concentration du btail est gnrale, lampleur

    des dplacements est trs variable. Certains nomades ne quittent pas de lanne une valle dont ils exploitent les pturages : ainsi au Hoggar, ainsi sur le bord de la Hamada du Dra (Ait Khebbach, sud-est du Maroc) et au pied de lAtlas saharien si les oueds ont coul jusqu la bordure de lErg occidental (Mechfar). Les endroits o se concentrent les eaux de ruissellement ne sont pas seulement recherchs pour le pturage, mais aussi pour y semer des crales (jusque dans le Zemmour). Aprs la moisson, les chaumes servent au btail.

    Dans le Sahel et la bordure sud du Sahara, le btail se dplace en t vers le nord et se disperse dans les pturages verts. Seuls les bovins ont besoin de boire souvent: les mares sont assez nombreuses pour cela. Cest ici lpoque o les leveurs

    1. E n cas de semi-nomadisme, le Miail se dplace ieulement mous la conduite de bergers une partie de lanne. Nous envisageons

    2. Enquire du capitaine Barbe commuaique par J. Biasoa. 3. O n designe sous ce terme les populations qui mnent la vie nomade une partie de IaMe el vivent dans dei centres fixes

    ici les moyens dexistence des troupeaux.

    p o w soccuper dagriculture le reste du temps.

    17

  • Nomades et nomadisme au Sahara

    les moins mobiles se dplacent, o le lait est abondant. A la saison sche les troupeaux regagnent le sud, o la paille abondante est maintenant sche, o les mares gardent leau plus longtemps. L a fin de la saison sche, trs chaude, oblige concentrer les btes auprs des puits o elles sabreuvent parfois par milliers. Les premires pluies sont impatiemment attendues et forment une coupure nette dans lanne.

    Selon la nature des troupeaux, des diffrences apparaissent dans les dplacements. Pour les chameaux, les pturages sahariens sont longtemps utilisables en automne et ehiver, alors que les bufs regagnent plus tt le Sud. L a recherche des pturages sals, souvent loin du Sahel, allonge encore la migration des chameaux. A u contraire les bufs se contentent de dplacements de quelques dizaines de kilomtres parfois, avec une simple dispersion pendant les pluies, suivie dun regroupement autour du puits. De plus, pour ceux-ci surtout, les pturages marcageux sont recherchs, par exemple dans les (< bourgoutires )) qui se dcouvrent quand baisse le niveau de leau dans le Niger et dans les lacs o ses eaux se dversent pendant la crue (lac Faguibine, par exemple). Ces pturages sont utiliss surtout au printemps (saison chaude et sche). Enfin certains leveurs de chameaux dans louest du Sahara utilisent successive-

    ment les pluies dorigines varies. Ils senfoncent aux confins du Sahel mauritanien en t, au moment o les pturages verdissent, puis ils gagnent vers le nord les rgions atteintes par les pluies dautomne et dhiver o la douceur des tempratures laisse crotre lherbe. Ainsi les Ahel bou Lobatl. Ce dernier exemple montre quelle varit revtent dans le dtail les migrations des nomades. II est de plus vident que dune anne lautre la localisation ou labondance des pluies feront varier les solutions: les meilleurs leveurs sont justement ceux qui gardent le plus dinitiative dans leur choix et le plus dampleur dans leurs dplacements.

    LIMITES D E LETUDE

    Douest en est notre domaine stend de locan Atlantique la Libye, lintrieur de laquelle la Cyrnaque est laisse de ct. On a vu que les nomades dbordent du Sahara mridional vers le Sahel, que nous avons inclus dans ltude. Mais au nord, le nomadisme stend aussi vers les steppes dAfrique du Nord. De ce ct nous nous sommes dans lensemble limits au Sahara proprement dit, ce qui peut sembler dsquilibr. L a raison principale en est que les mouvements pastoraux sont beau- coup moins importants de ce ct quau sud du Sahara. Premirement, de tous temps, les bastions montagneux fortement peupls de sdentaires, surtout dans lAnti-Atlas et le Haut-Atlas au Maroc, dans lAurs en Algrie, ont gn ces mouve- ments. En second lieu la dcadence du nomadisme a accompagn la mise en culture partielle des steppes l o elles sont accessibles aux nomades, dans lAlgrois et lOranie comme en Tunisie. Enfin depuis cinq ans ltat de guerre a encore rduit les migrations pastorales la bordure de lAlgrie. Au contraire le Sahel, peu peupl et peu cultiv, est largement ouvert au nomadisme le plus vigoureux du Sahara, par ses effectifs humains c omme par limportance de ses troupeaux. Ainsi la civilisation saharienne trouve sa richesse pastorale sa bordure sud, aussi bien chez les Maures et chez les Touaregs que chez les Toubous.

    Cest pourquoi, au nord nous ne dpasserons pas la limite du dsert, tandis quau sud nous joindrons au Sahara le Sahel2. 1. Voir p. 70. 2. La dsignation de In plupart des territolei tudi. ne prsente pai de dX6edtfs. II faut pourtant prciser ce que nous dsigne- r o m par # dpartements mahariens e. Ces deux dpartemenii Lanau (Oasis et Saoura) correspondent, iaufquelques retouches administratives. aux ancieni territoires d u sud de 1Algke. Voici peu de temps. on disait simplement Sahara algrien ou Algrie pour les dsigner. On lea sppelle parfois mahicnant Sahara franais. puisque seuls ili dpendent actuellement de adminietrationfranpaiae dans le Sahara. Onvoit leiimplicationi de ce# formules: cest trop ne fonder mur lei limitei admi- nistratives; au contraire R. Capot-Rey incluait en 1953 le Feauin dani son Sahara franais et cerei Ici habitudes d u colonisateur apporte# par 1Cwle ou administration dani un payi laissent de8 tracei profondes. Nous avons retenu la formule Ia moios explosive.

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  • P R E M I e R E P A R T I E

    Le nomadisme traditionnel

  • I N T R O D U C T I O N

    Les populations nomades

    Trois groupes de populations nomades occupent le Sahara: une forte majorit de gens parlant arabe, puis des Touaregs et des Toubous. Tous ces gens se distinguent nettement les uns des autres par leur langue, leurs habitudes de vie ou leurs cou- tumes et m m e simplement par leur costume ou leur tente. Rpartis entre 9 units politiques, sans compter lfigypte non tudie ici, aucun de ces groupes ne dpend dun seul Etat.

    Les Toubous ont pour foyer principal le massif montagneux du Tibesti et se sont rpandus en petit nombre jusquau Fezzan, en masses plus importantes dans tout le Sahel de la Rpublique du Tchad jusquau lac Tchad lui-mme. Anthropologie et lgendes locales permettent de dire que les Toubous sont une population trs ancien- nement installe dans lAfrique centrale et que leur originalit sest forge dans un relatif isolement. Foncs de peau et fins de traits, ils sont diffrents des noirs sden- taires voisins. Leur langue les isole aussi car elle ne sapparente celle daucun des peuples dalentour. Ils utilisent une tente de nattes semi-ovoIde et sont des nomades rputs pour leur mobilit. Bien que leur levage et leurs campements se dplacent peu, les hommes ralisent dimmenses circuits dchanges et ont une endurance re- marquable de guides, de montagnards et de guerriers. Sil est facile de distinguer les Toubous des autres nomades sahariens, les premiers

    ne forment pas un bloc homogne. Leurs deux groupes dialectaux - Tedas et Dazas - ne se comprennent pas entre eux; les clans sont de toutes petites units disperses sur de vastes territoires, sans cohsion politique. Les Toubous apparaissent peu impor- tants en raison de leur faible nombre - environ 200 O00 - et de leur dispersion mais, en contrepartie, ils attirent par la varit et loriginalit de leurs coutumes, que 1011 connat dailleurs mieux que celles des autres nomades sahariens.

    Les Touaregs sont installs dans les montagnes du Sahara central, Hoggar, Tassili, Ar et Adrar des Iforas; ils occupent aussi largement le Sahel soudanais et nigrien. Dans lensemble ils sont de race blanche, m m e si de nombreux mtissages avec les noirs apparaissent, surtout dans les rgions mridionales. Mais aucun caractre anthro- pologique net ne les distingue des gens de langue arabe, blancs ou mtisss c o m m e eux. Leur langue, le tarnacheq, fait leur unit et eux-mmes se disent au Soudan Kel Tumachep, gens parlant tamacheq. Cest une langue berbre, proche surtout de la Tamazirt du Haut-Atlas oriental et du Moyen-Atlas du Maroc, que parlent les Beraber. Les traditions attribuent ces Touaregs une origine varie: tantt lOuest saharien, tantt la Libye. Ils utilisent en gnral une tente de cuir de chvre et pratiquent un levage souvent sans grands dplacements, au Hoggar c o m m e au

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  • Nomades et nomadisme au Sahara

    Sahel. Mont sur un mhari blanc, vtu de bleu sombre et visage voil, arm de lpe et du bouclier, le guerrier touareg est une figure de lgende. Si lunit de coutumes et de langue est nette dans le monde touareg, celui-ci se

    divise cependant en confdrations plus ou moins vastes, ingalement connues. Les gens du Hoggar et du Tassili forment une infime minorit isole au sud de lAlgrie et de la Libye, tandis que les Touaregs du Sud groupent plus de 450 O00 pcrsonnes et forment deux minorits importantes au nord des rpubliques du Soudan et du Niger.

    Les nomades sahariens parlant arabe sont largement majoritaires, groupent prs dun million de gens et sont reprsents dans les neuf pays riverains du dsert. Si lunit de langue et de civilisation est vidente chez eux, les diffrences de dtail ne sauraient tonner entre des gens trs disperss chez qui toutes les nuances du noma- disme sont reprsentes. Vtus de bleu dans lOuest saharien, de blanc le Nord, ils utilisent en gnral une tente noire tisse de poil de chvre et de chameau de vaste dimension. L e grand nomade Reguibat, chamelier utilisant de trs vastes espaces et rduisant au minimum lencombrement de sa tente, ne ressemble pas au Maure du Sud, peu mobile, pieux et cultiv, riche la fois par de vastes troupeaux de bovins et par le commerce au Sngal. Bien diffrent encore est le semi-nomade du nord et du nord-est d u Sahara, quilibrant savamment les ressources de llevage avec celles des palmeraies ou des champs dorge. Mais tous ont en commun, outre la langue arabe, la fiert dtre nomades et de se rclamer dune glorieuse origine orientale. fitre arabe est une noblesse autant quun genre de vie. En fait le domaine de la langue arabe et de la langue tamacheq ne sauraient tre

    opposs absolument. Lorganisation sociale, les genres de vie, la religion ont des formes semblables chez les uns et les autres. D e plus aucune coupure ne saurait tre tablie dans les types physiques, puisquon sait quau moins dans tout lOuest saharien, mauritanien ou marocain, la plupart des gens parlant arabe ont pour anctres des populations depuis fort longtemps installes l qui, aprs avoir parl berbre, ont t acquises la langue du Prophte. I1 en est parfois de m m e dans le nord du Sahara, si les gens rellement venus dArabie sont ici plus nombreux. Une rgion incertaine apparat la limite de la Mauritanie et du Soudan, o des groupes varis la fois par leur langue actuelle et par leur origine relle ou lgendaire se mlent dans les mmes confdrations.

    Ce sont donc les nuances dune arabisation plus ou moins accentue quil faudra souvent examiner, m m e si la coupure linguistique reste majeure. Cest ainsi quen Mauritanie c o m m e au Fezzan et au Tassili, la toponymie est limage m m e de cet entrecroisement : noms berbres et noms arabes sont peu prs aussi nombreux, mais bien des mots appartiennent aux deux langues, moins quun m m e endroit

    Populations nomades au Sahara

    Arabes Touaregs ou berbrophones Toubou8 Total

    Maroc Dpartements sahariens Tunisie Libye Tchad Niger Soudan Mauritanie Sahara espagnol

    TOTAL

    14 O00 126 O00 3 O00

    250 O00 83 O00 4 O00 34 O00 400 O00 24 O00

    6 O00 9 O00

    3 O00

    264 O00 196 O00

    - -

    - 2 O00

    195 O00 3 O00

    20 O00 135 O00 3 O00

    255 O00 278 O00 271 O00 230 O00 400 O00 24 O00

    938 O00 478 O00 200 O00 1 616 O00

  • Les populations nomades

    possde deux noms, l'un traduisant l'autre. On ne saurait dlimiter de secteurs de prdominance d'une langue ou de l'autre, car l'interpntration est totale. De la mme faon, bien des Touaregs du Hoggar sont bilingues. Selon le sujet

    abord, ils passent d'une langue A l'autre et hsitent, bgaient au moment de changer de langue : ces hsitations, cet entrecroisement des deux langues suggrent les rap- ports entre culture touargue et arabismel.

    1. Moa~~(1947). (Remarque sur la vie mentale et lei geitci denTouaregs de ~ ' ~ ~ ~ ~ ~ ~ D , T I R S . I V . L E B I C H B ( ~ ~ ~ ~ ) ~ N ~ ~ ~ our Im Trana $, BIFAN. X. p. 416. L'tude de i'organlation tribale. des coutume: puii des contacts extneurs porte iurtout our l'ensemble touareg-arabe. En effet, sur celui-ci n'existe qu'une mosaque incomplte de documents. A u contraire. les Toubous,peu tudis ici sad en pasiant,iont eonnun par les recherches en profondeur d e a . Lemur et par la iynthse de J. Chapelle.

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  • C H A P I T R E P R E M I E R

    La tribu par C. BATAILLON

    On appelle habituellement tribus les groupes auxquels appartiennent les nomades : lhomme nappartient pas une localit, une province ou un pays territorialement dlimit, mais un groupe de gens possdant des anctres communs. Si lon veut dfinir la chose, il faut dcrire un groupe trs simple o se trouvent intgrs en une mme institution la vie familiale, la communaut politique, le travail collectif et lensemble des relations humaines : un tel groupe est ncessairement petit, form de parents qui se connaissent tous. Les termes2 utiliss en arabe varient selon les rgions: Libye et rgions ouest

    emploient qbila, tandis que la rgion intermdiaire emploie arch. Les dialectes ber- bres connaissent taqbilt (Maroc) mais aussi, en pays touareg, tadbilt et tegh. Ce dernier terme a un sens nettement politique et familial (

  • Nomades et nomadisme au Sahara

    maure ou touareg. Nous verrons quau mcanisme de la filiation sajoutent toujours ici des systmes dadoption et de dpendance quon a pu comparer facilement la fodalit et quainsi sorganisent des classes sociales voire des castes distinctes.

    LA CON SAN GU IN IT

    Bien des groupes tribaux se glorifient de descendre dun anctre clbre par sa pit ou ses faits darmes. Cet anctre ponyme a un rle important pour assurer la cohsion du groupement. A u moins dans le domaine proche de lAfrique du Nord, le recours un pieux aeul issu du Sud marocain ou de la Seguia el Hamra est classique. Sa vie se situe vers le XVI sicle en gnral2. I1 nest pas rare dailleurs quon explique que cest I

  • La tribu

    perptuels ,autour des arbres gnalogiques les plus vigoureux. Quand ils sont assez anciens, les liens de protection ou dadoption se confondent avec ceux du sang. Les lments rcemment intgrs restent au contraire priphriques et ici rside le germe des discriminations sociales a u sein des groupes tribaux. Si la socit reguibat reste assez galitaire, tout le sud du Sahara touareg et maure connat un rgime qui aboutit la formation de castes fermes. Selon sa puissance, militaire surtout, une tribu considre c o m m e une vritable

    famille par ses membres peut donc se gonfler plus ou moins dapports extrieurs; ce groupe vivant comporte seulement 500 2 O00 personnes chez les Rebaia ou les Chaamba; il atteint 11 O00 personnes chez les Reguibat LGouacem, dont les clients sont nombreux. Mieux encore lorganisme beaucoup plus complexe et hirarchis des Touaregs Kel

    Antessar de Tombouctou groupe 27 O00 personnes, mais ici de fortes diffrenciations internes apparaissent. Si lon sen tient cependant en milieu touareg aux groupes reiiements apparents, les lignes ne dpassent pas 500 600 personnes au Hoggar, peut-tre 1 O00 au Sahel soudanais. Eues atteignent plus souvent 100 200 personnes seulement.

    Dans ces socits unies en principe par le sang, les rgles de mariage sont ncessaire- ment importantes; elles sont cependant mal connues dans la majorit des cas; aussi bien lislam, partout prsent, ne comporte pas dimpratifs cet gard, sauf Iinter- diction des mariages entre proches parents, ce qui peut gner laveu de certaines rgles ou prfrences.

    L a prohibition du mariage entre proches parents - et finalement lexogamie au niveau des clans - est de rgle chez les Toubousa. Seuls quelques mauvais garons ou de pieux personnages plus attachs lislam osent transgresser la coutume. Aussi le mariage toubou qui lie des trangers est remarquable par ses longues et prudentes dmarches prliminaires, la minutieuse complexit des dons et contredons qui Iac- compagnent, lenlvement brutal de la fiance, etc. I1 est frappant quici rgne une anarchie souvent dcrite: la ligne ne sorganise pas en tribu cohrente, aucune autorit stable ne stablit au-dessus du mnage conjugal et les enfants smancipent tres jeunes. Au contraire il semble bien que le mariage au Sahara touareg relve dune nette

    endogamie, prfrant tout autre le mariage avec des cousins proches. Les exemples tudis par Nicolasen montrent la fois un systme de parent complexe et des rgles de mariage prcises. Une distinction stablit entre loncle vritable, frre de la mre, et les autres parents de m m e degr appels pre et mre. D e m m e parmi les cousins, les descendants de loncle vritable et de sa symtrique - la sur d u pre - sont seuls cousins vritables. Trente-huit mariages ont t relevs chez les Kel Ferouan de lh: 17 unissaient des cousins ainsi dfinis3 et 31 au total unissaient des parents proches. Au Hoggar les prfrences sont aussi prcises mais autrement choisies : sur 44 mariages relevs, tous sont consanguins mais en tte amvent les unions avec les cousines, ales ou petites filles des tantes materneiies. En milieu arabophone, si lide que les pouses doivent tre changes entre les

    groupes existe4, les dictons conseillent frquemment le mariage des cousins6. En tout cas les quelques exemples convergent pour indiquer seulement une certaine importance des mariage dana la famille patriarcale ou plus largement dans la ligne plus ou

    . moins proche6. 1. Li plupart de ceo lment. sont dus aux renseignement. de A. auncinc. 2. hAPELLP (1957). p. 274 sq, p. 409, annese III. 3. g Counh rCeL D: 11; a couiina eroieo classifcatok D: 6. Li recherche cthnologi e navait gure abord ces p u n t i o ~ pr& dement. ni ca nnt que Is dictionnaire dulrs deFoucauld montre que Le paren& a elassifieatoire D. Peut-tre les nomades de langue arabe rserveront-il. il leur tour des dcouverteil

    4. On stigmarise: 4 celui qui a une fille et ne veut pai la donner en mariage; celui qui 05re une calebasse sans la remplir (hoapi- talit ar don du iait); celui qui a un papier et ne peut Is lire*. Cit ar Dwik (1953).

    5. Dd(1953): en pays maure; proverbei rebaia, p. 119 (note 3): au Iod; J. BERQUE (1960). Lu Arabe. Chier a demain. Paris. &litions du Seuil. p. 156.

    6. PALIPH~~T (1956) et doc. CHEAM 1776. caidat dea O d Ay- (Makta); Souf et El Gola: exemples releve par no-.

    27

  • Nomades et nomadisme au Sahara

    Dans la steppe tunisienne, chez les Ouled Sidi Ali ben Aoun, sur 111 unions on en relve seulement 10 hors de la tribu. Chez les Ouled Ayar, sur 54 petits-enfants de lanctre commun, 44 sont maris : 14 dans leur famille paternelle, 13 dans la ((fraction) plus large, 15 dans certaines familles avec quiles alliances sont multiples, 11 seulement hors de tout systme.

    Chez les Chaamba dEl Gola, quelques exemples montrent la part dendogamie lchelon familial et tribal. Dans le tableau ci-dessous, on peut considrer le respect dune certaine endogamie comme un indice de maintien de la cohsion familiale. La (( fraction )) est largement endogame, mais nous savons quel point elle est composite mme si ses membres se sentent rellement parents. Seul le groupe benehohra a clat nettement cet gard: il est compos en majorit de gens dtachs par leur mtier du groupe traditionnel.

    Lclatement de la famille proprement dite est trs limit chez les Belakheal rests strictement nomades; il est plus pouss chez les Benhouad et Benchohra, commer- ants, salaris et militaires en grand nombre: les exceptionnels mariages avec des non-Chaamba relve de la vie militaire des compagnies sahariennes au Hoggar, chez les Reguibat ou Timimoun. Enfin les Abdelhakem, anciennement fixs en partie et cultivateurs, sont les moins endogames.

    F a d e Nombre Proportion des mariages

    dans la famille damiafradon born fraction Fraction de mnages

    % % % % Abdelhakem Dehamna * 34a 20 75 25 O Benchohra O H Mansour lCb 25 40 60 1 0 Benhouad Dehamna 270 3 1 75 25 8 Belakheal O Bleamar 2 Id 50 75 25 O a, cultivateum surtout; b, nombreux commerants.militaires, etc.; e, 40% de militaires et retraits; d, plus de 80% de nomades.

    Dans la rgion du Soufl, nous trouvons la fois des groupes sdentariss et des semi-nomades. Chez les premiers on discerne une endogamie marque des (( fractions )) numriquement nombreuses installes en grosses agglomrations ainsi les Azezla et les Chebabta de Bayada. Des groupes parpills par la sdentarisation sont plus ouverts aux mariages avec leurs voisins; cest le cas des groupes minoritaires de Bayada et des groupes trs varis de Robbah.

    Chez les seconds, qui appartiennent aux Rebaia2, lendogamie est respecte vis--vis des autres populations du SOUP. Biais entre tribus rebaia les mariages sont relative- ment nombreux. Sur 145 unions releves les conjoints appartiennent la mme tribu (arch) dans les deux tiers des cas. Ainsi lendogamie semble frquente au sein des groupes rests solidement unis,

    qui gardent la fois une allure traditionnelle marque et une certaine puissance lie la richesse. Car cette endogamie est remarquable aussi bien chez des gens plus fidles au nomadisme que chez des riches qui semblent vouloir prserver un patri- moine foncier, voire des gens replis dans lorgueil dune noble tradition guerrire4. En tout cas nulle part nous ne relevons un (( systme D de mariages clairement dfini et rigoureusement appliqu, formant une vritable institution. A u contraire, on dis- tingue un indice da ouverture )) des groupes dans la multiplication des unions ext- rieure~~. Ces lments dallure archaque contribuent bien sr la cohsion de groupes

    I

    I

    1. Registres des mariages des communes de Bayada et Robbah; questionnaire aupres dea Rebaia dEl Barnma. 2. Voir p. 118. 3. Six pour cent dexceptions. 4. Voir Ouled Yacoub. p. 126. 5. Pauphilet indique que la dot chez lei Ouled Sidi Aii Den Aoun monte 10 O00 francs pour UII mariage entre cousins. 50 O00 francs entre gens de m e m e fraction et P 100 O00 ranci bon de la fraction; le riche se dhtachc ainsi du groupe troit p o u contracter u pour lui-mme $ uns lointaine alliance.

    28 l i

  • La tribu

    peu nombreux, menacs cependant par les multiples dangers de la guerre et de la famine. Ainsi lendogamie est une tendance gnrale au sein des groupes que nous tudions,

    lexception des Toubous. O n peut se demander si cela peut comporter des dangers biologiques. En fait le groupe minimum biologiquement viable est de lordre de 500 personnes. Non seulement les dmographes constatent des ((isolats de fait )) aussi peu nombreux, et cependant bien vivants, dans les grandes villes de France, mais encore lendogamie nest-elle, en ralit, presque jamais totale au sein de lignages qui ne groupent parfois que 200 ou 300 personnes. Cest plutt sur le plan culturel que cet isolement partiel mrite dtre soulign car il est minemment favorable au maintien dhabitudes et de coutumes trs anciennes et la dxrenciation permanente de ces coutumes entre petits groupes voisins mais peu lis par les mariages.

    DIMENSIONS DES GROUPES ET LIENS DE DEPENDANCE

    Lexistence de catgories sociales dpendant les unes des autres apparat aussi bien en Mauritanie que dans le monde touareg. L a classification semble presque identique dans les deux cas2.

    Touaregs Imouchar-Imajeren Ineslimen-Cheriffen Imrad

    Enaden t Iklan

    Maures Hassani-Arbi Zaoui-Merabtin Telamid-Zenagui-Lahmi Abid Maalemin-Sanaa

    Signification Guerriers Religieux Tributaires Esclaves Forgerons

    Les guerriers, protecteurs efficaces de leurs dpendants, vivaient des redevances de ceux-ci. Seuls les religieux sont dispenss en gnral de ces redevances. Lorgani- sation de la guerre et du pillage revient ces guerriers. En pays touareg, au Hoggar surtout, ils semblent avoir la spcialit de llevage du chameau car il sagit bien plus de btes de selle et de bt que de troupeaux laitiers3. Les religieux se dfinissent en gnral comme ((non guerriers )). L a pratique de

    lislam est plus pousse que chez dautres et en particulier linstruction coranique. Cependant un vritable prestige religieux napparat que chez quelques groupes, maures surtout. Les autres semblent avant tout des (( neutres O. Cette catgorie sociale nest pas reprsente au Hoggar. Le statut des tributaires est fort variable puisquon les compare tantt aux (( serfs ))

    tantt aux ((plbiens O, ce qui semble plus exact. En fait on constate que non seule- ment les redevances quils payent, parfois aux religieux et plus souvent aux guerriers, sont dans chaque cas minutieusement tarifes mais que simultanment le guerrier cherche obtenir dautres services avec une brutale dsinvolture. Le terme touareg de kel oulli (gens des chvre^)^ qui les dsigne a permis dtayer lhypothse dune population de bergers chevriers soumise par de nouveaux arrivants, guerriers et chameliers. Les esclaves (serviteurs) sont des noirs soudanais conquis et transports plus ou

    moins loin. En dehors du grand commerce transsaharien entre les mains de spcia- listes, ils sont rarement vendus par leur propritaire. Leur statut varie beaucoup, selon quils sont soumis une obissance quotidienne en vivant au campement de leur matre, ou quils travaillent pour lui comme cultivateurs dans une oasis ou dans le sahel mridional, ou enfin quon leur a confi un troupeau garder loin du matre ((( esclave de dunes n). 1. S W R E ~ et TASU (1953). 4 Les notions disolat et de population minimum n, Popalaiion, vol. 6. no 3. Paris. 2. L m E (1944) et LERICHE (1955). 3. Vou transformations rcent es,.^. 21-23. 4. NICOLALSEN (1959). M m e distinction chez les nomades de Loued Dra (Mhamid).

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  • Nomades et nomadisme au Sahara

    Enfin un petit nombre de forgerons, dont lorigine est souvent mal connue, sont indispensables la fois par leur habilet manuelle, par leurs connaissances mdicales qui ctoient la puissance magique et par leur totale libert dallure, qui ne va pas sans mpris leur gard mais qui leur assure des rles despions, dentremetteurs, voire dambassadeurs. Certains groupes sont de plus spcialiss dans la fonction de pote et de bouffon, attachs surtout aux tentes de guerriers maures.

    Dans le dtail, ces classements sociaux sont trs prcis et des groupes interm- diaires entre ceux que nous avons passs en revue apparaissent. Surtout dans le do- maine nord-africain et en pays maure, on trouve des haratines ct des esclaves. Les lgendes concernant leur origine sentrecroisent : noirs autochtones soumis par les blancs leur arrive ou anciens esclaves affranchis partiellement afin dobtenir leur travail de faon plus souple. De mme, en pays touareg certains tributaires reoivent une autre dnomination que les Imrad et les lgendes concernant leur origine rvlent une situation dtrangers adopts ou de mtis moins brutalement soumis que les Imrad. Ces arguties dans les distinctions sociales se rfrent toujours la naissance et la

    revendication dune (( noblesse B provenant dune illustre origine. Si lillustration dans la guerre est la noblesse la plus classique, la pit dun anctre en est une autre forme. Peuvent disposer de bndictions particulires la fois les descendants du Prophte (chorfa) et ceux dun h o m m e de Dieu clbre pour ses mrites ou ses miracles (marabout). I1 arrive quon bnficie de la gloire religieuse de lanctre mme sans perptuer sa pit. Dans tous les cas la noblesse est affaire de puret de sang, si bien que ces Catgories sociales forment des castes fermes entre lesquelles on ne se marie, pas en principe. Cependant une stricte endogamie concerne bien plutt les forgerons mpriss que les nobles religieux ou guerriers. Les drentes catgories sagglutinent selon un systme dadoption ou de sou-

    mission entre groupes de toutes dimensions. Mme pour les esclaves, si ceux qui vivent au campement arrivent peine constituer des mnages stables, ceux qui sont cultivateurs ou bergers au loin surtout constituent des (( fractions D qui ne d- pendent que collectivement de leurs matres. Dans tous les cas les vastes groupements sont essentiellement instables : ils ne disposent pas dinstitutions particulires et se gouvernent comme des familles. L a cohsion de ces groupes dpend uniquement de linscurit et de la guerre; si le danger peut souder des alliances ou faire accepter une domination, ces liens peuvent se rompre cause dun meurtre ou dun rezzou entre gens dune mme tribu. En pays maure la tribu des Ouled Biril, qui atteint 10 O00 personnes, comprend

    moins dun cinquime de nobles de ((sang D. Plus vaste encore est le groupe touareg des Kel Antessar de lOuest, confdration de 27 O00 personnes dans le Sahel sou- danais2. Sous la direction dune famille dIguellad (gens qui se veulent dorigine arabe mais qui parlent tamacheq) se sont groupes plus de 40 lignes dorigines diffrentes; ladministration franaise a rcemment favoris le morcellement partiel de la con- fdration. Se trouvant au contact du domaine touareg et du domaine maure, celle-ci compte, en plus de la ligne Kel Antessar (moins dun quart du total), une moiti de groupes religieux de langue tamacheq et le quart restant reprsente en proportion gale des Imrad touaregs et desMaures. Chaquelment de cette confdration est dune importance numrique trs variable, de quelques centaines quelques milliers de gens.

    L a dpendance au sein de ces vastes groupes est marque par des redevances pr- cises, en crales, produits dlevage, etc. Elles sont verses le plus souvent de famille famille ou de fraction fraction selon une rigoureuse comptabilit. Cependant, dans les groupes fortement centraliss, le chef de lensemble (mir maure, amenokal touareg) tend monopoliser lensemble des redevances. 1. Voir p. 69. 2. P. CALLOU (1958), p. 99 et iuivantes.

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  • La tribu

    Dans ces amples difices politiques il faut souligner limportance numrique des esclaves: pour certains ils forment une richesse considrable qui risque de disparaitre avec les transformations modernes. Quand ils vivent encore auprs de leurs anciens matres, ils en grossissent considrablement la I( tente O, formant une main-duvre disponible pour llevage. L a proportion desclaves augmente trs nettement du Sahara proprement dit vers le Sahel. On compte en gnral chez les Touaregs du Hoggar (exceptionnellement 1/2 chez les guerriers) et I/, dans lAdrar des Iforas. En Mauritanie /4 chez les Kounta et un peu plus du quart intgrs lensemble des nomades du pays. Chez les Touaregs de 1Ak la proportion atteint 1/3; elle slve 1/2 chez les Iodemeden du Sahel soudanais et nigrien. Les Touaregs du Gourma (partie sud de la boucle du Niger) ont y4 desclaves au sein de leurs tribus.

    Dans le nord du Sahara les distinctions sociales et les liens de dpendance appa- raissent beaucoup plus 0011s. En effet on ne trouve que des groupes politiques plus petits et en m m e temps bien plus homognes. Bien sr ladoption et la protection relaient parfois les liens du sang; mais m m e chez les Reguibat nous avons vu quon naboutissait pas des castes organises rigoureusement. D e plus il est rare ici que la dpendance intgre les gens dans une vaste unit politique; ainsi, au Nefzaoua2, certains nomades sont protgs par dautres nomades (

  • Nomades et nomadisme au Sahara

    Ainsi dans le Sahara septentrional bien des tribus sont restes relativement isoles politiquement, sans qualification spciale. Dans ce cadre, cependant, la puissance religieuse a pu se dvelopper: en Tunisie les Marazig jouissent dune vaste influence par leur pit. Mieux encore les Ouled Sidi Cheikh influencent les Chaamba. Mais dans dautres cas la pit est rserve des groupes peu puissants pouvant servir de mdiateurs et se soumettant volontiers au pouvoir central, comme les Ouled Sidi Ali ben Aoun de la steppe tunisienne.

    ORGANISATION COMMUNAUTAIRE

    Les biens Chez les nomades, la garde du btail dans de vastes espaces ainsi que labreuvage et la poursuite des btes perdues ncessitent une entraide. Si la proprit des animaux est strictement individuelle, un h o m m e seul ne peut soccuper dun troupeau. On la vu, lesclavage est un moyen daugmenter la main-duvre familiale et cest ainsi que certaines tentes touargues sahliennes comptent jusqu 15 20 personnes.

    Mais, en rgle gnrale, plusieurs tentes sassocient pour la garde du btail et se groupent en unfriq plus ou moins stable que lon trouve aussi bien chez les Reguibat que chez les Arabes du Tchad, o il peut atteindre une cinquantaine de tentes. Le friq regroupe souvent des parents, mais pas ncessairement. Enfin, dans le pass, les ncessits de dfense pouvaient obliger tout un lignage

    nomadiser ensemble, ce qui pouvait grouper plusieurs centaines de gens; Nicolasen indique quau Hoggar un groupe de parents comparable au friq est runi pour llevage des chvres (2 7 tentes). Si le pturage est suffisant, on runit toute une portion de lignage (10 20 tentes) cet effet; ce groupe plus vaste est en permanence associ pour llevage des chameaux et lorganisation des caravanes. Si la proprit du btail est individuelle, celui-ci est en gnral marqu au fer

    rouge du signe du groupe qui le possde. I1 en est ainsi dans le elan toubou o ces blasons se multiplient parfois, indiquant les clans maternel et paternel du propri- taire2. De mme chaque lignage a sa marque en pays arabe comme en pays touareg. Ces marques sont distinctes entre les 14 arch des Rebaa, mais elles se ressemblent et sont des variantes dun mme signe. I1 en est de mme pour la plupart des groupes chaamba. I1 est plus rare quun vaste groupe confdral ait un (( feu O signe uniques, mettant tous les troupeaux sous la protection dune puissance guerrire ou religieuse : ainsi lorganisateur de rezzou saura quil sattaque un adversaire redoutable quand, par exemple, il reeontre des troupeaux Ouled Biri en Mauritanie. De la mme faon certains Chaamba marquent leurs btes du signe de leurs protecteurs Ouled Sidi Cheikh. Si les marques multiples correspondent la diversit des appartenances, linverse, les groupes nobles de Mauritanie, qui ne possdaient gure de troupeaux de rente et vivaient de redevances, navaient pas de marque propre; depuis peu ils utilisent la marque de tribus maraboutiques qui dpendaient deux.

    L a possession des pturages ou des terres de labour occasionnel non irrigu nous est souvent mal connue car les droits de chacun relvent de coutumes orales que ne sanctionne pas la loi musulmane. Le colonisateur, au contraire, a parfois dlimit le domaine de chacun plus nettement que la tradition. Les labours sont la possession de fractions restreintes et il en est parfois de mme des zones montagneuses o le paturage est dense, associ des ressources de chasse et de cueillette. Ainsi les droits des clans toubous du Tibesti semblent prcis c o m m e ceux des lignes touargues au 1. Lejriq. groupe de tentes, est lunit de nomadisation. semble-t-il. dans tout le Sahara. Si les lamillcs qui le composent ne sont pas toujours apparentes, cest le cas l o la socit est la plus conaervatrice. Le mot se retrouve en Alg&ie(/erka), PU Tchad chez les Arabes (jerik) et les Daza. II est lquivalent approximatif d u douar algrien (cercle de tentes, puis hameau), de la m d a (campement au sens de hameau de sdenterias) au Soul, du bit de Cyrhialque. Ce groupement, essentiel P la vie pastorale. subsiste seul quand la tribu ou le confdration disparaissent devant le pouvoir central.

    2. Voir p. 83. 3. Cest le cai de8 deux conlidrations de8 Rcguibat LGouacem et dei Reguitiat Sahel.

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  • La tribu

    Hoggar. Dans ce dernier endroit lusager donne une part des produits de chasse et de cueillette au possesseur qui nutilise pas lui-mme un secteur. Ainsi souvent la ligne possde un oued ou une portion doued.

    Lappropriation est plus vague pour les pturages plus vastes et plus pauvres. On y trouve plutt des zones dinfluence politique, disputes autrefois entre telles ou telles confdrations dont les fractions peuvent maintenant cohabiter. Parfois le colonisateur a mis fin aux querelles en dlimitant les terres de chaque groupe. En zone strictement saharienne, au moins de nos jours, les pturages denses qui croissent aprs une pluie abondante sur une rgion limite (acheb) profitent tous ceux qui ont connaissance de laubaine: on y trouve alors des gens dorigine trs varie. L a situation est dinrente en saison sche et chaude (t dans le Sahara du Nord, prin- temps dans le Sahara du Sud et le Sahel). Ltat de la vgtation oblige abreuver frquemment le btail: on ne peut donc gure scarter dun puits. Cest ce dernier qui fait lobjet dune appropriation de la part de celui qui la creus ou qui, simple- ment, lentretient et le frquente plus ou moins rgulirement anne aprs anne. L encore il est frquent que la ligne tout entire revendique lusage du puits : cest le cas pour des tribus dj vastes en Tripolitaine. Ce droit est plus prcis en Mauri- tanie sahlienne o un interdit (harm) stend un rayon de 5 15 km autour dun puits; dans ces limites, ovins et bovins peuvent pturer et sabreuver tout la fois, aussi nul ne peut construire un nouveau puits dans la zone interdite sans laccord des premiers occupants. Ni le commerce proprement dit ni lorganisation des rezzous ne concernent col-

    lectivement un groupe tribal; ce sont des oprations relevant de linitiative indivi- duelle. Cependant, bien sr, la dfense de chacun met en jeu la solidarit tribale.

    Le pouvoir

    I1 faut remarquer sans doute le faible dveloppement des institutions politiques tribales: la vie sociale reste simple, les questions rgler peu nombreuses. Aussi le pouvoir reste-t-il dallure familiale, sans parler du domaine toubou o mme la solida- rit du clan se passe de direction.

    Dans tous les cas le pouvoir personnel ne se dveloppe gure que sous la forme du prestige dun chef de guerre. Celui-ci est le cheikh (arabe) ou lamghar (touareg). Ce dernier terme, synonyme assez exact du premier, signifie dabord lhomme grand (e par son ge, plus de 60 ans ))), lascendant mle ((( oncle paternel ou lhomme qui a pous la mre aprs la mort du pre,), au fminin la mre (et la tante maternelle, etc.); enfin ale matre pour ses serviteurs, le professeur pour ses lves, le chef ou toute autorit quelconque Q. Ainsi la rfrence lorganisation familiale est nette. Le rle guerrier est marqu chez les Touaregs, o le mme mot tobbel dsigne le tambour insigne du chef de guerre et le groupe qui se range derrire ce chef.

    Dans la dsignation de ce chef interviennent la fois llection et lhrdit. Celle-ci est patrilinaire et bien dfinie en milieu arabe, souvent - sinon toujours - matri- linaire chez les Touaregs. Les hsitations et variantes au sujet de la succession sont nombreuses ici, de telle faon que llection prend plus dimportance. Celle-ci est le fait de la jemaa2, assemble qui discute et choisit le chef dans la ligne glorieuse. Cette institution runit les chefs de famille, mais on sait quel point leur dfinition peut varier. Ainsi le chef de guerre des Touaregs Kel Ferouan de lAr est choisi chez les nobles, mais par les familles des tributaires. L a jemaa na gure dautres occasions dintervenir. En tout cas cest une institution rien moins que moderne: elle ne peut dcider qu lunanimit en gnral. On ne peut concevoir de a vote )) mais 1. Dictionnaire du Pre de Foucauld (1951). 2. Le terme arabe est utiW p m Ici arabophones comme par lei Touareg.. de m m e que le mot khaiiJa. Nicolaben iouligne

    quei point vocabulaire et ralit politique dinrent peu dei uni aus autres: ainsi le lobbel, tambour de guerre. insigne du pou- vou rendu clbre par lei Touarcgs. existe m o w ce nom dans lei tribus de langue arabe de Libye.

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  • Nomades et nomadisme au Sahara

    une discussion plus ou moins longue o saffrontent la fois le discours et la puissance de fait de chacun, les U meilleurs )) emportant la conviction gnrale moins que la crise insoluble ne cre une scission, les moins forts pouvant migrer. A Ghadams - chez des sdentaires - tout est mis en uvre pour assurer lunanimit de la jemaa. Si on se contente parfois dune majorit, on peut nappliquer une dcision quaprs un dlai pour que la minorit ne perde pas la face en sinclinant sur le champ. De plus le tirage au sort rglera certaines discussions. Des imprcations assurent Iex- cution de la dcision.

    Selon les circonstances, conflits apaiss ou guerre, richesse de plusieurs ou dun seul, linfluence de la jemaa tient le chef prisonnier ou au contraire celui-ci domine et fait taire ses pairs par sa gnrosit ou par sa force. Linfluence de la jemaa semble ainsi plus forte, en Mauritanie, chez les religieux que chez les guerriers: sans se rfrer lorigine berbre des premiers on peut voir l simplement le fait dune aristocratie riche et pacifique par opposition aux groupes guerriers plus proches dune monarchie.

    L a solidarit tribale joue plus ou moins largement face au meurtre, l o aucune autorit centrale ne pouvait raliser la paix publique et la punition du criminel. Le reglement le plus frquent se rfre la loi musulmane. La diya (indemnit, prix du sang) est exige par la victime pour une blessure, par ses proches pour un meurtre. En pays touareg ce rglement reste individuel, de famille famillel. A u contraire, en Mauritanie et chez les Reguibat, toute la tribu participe au versement ou la rception de lindemnit, qui est proportionnelle au rang de la victime: 1/2 ou la est vers ou peru par le chef. Le reste est vers par les notables puis tous les autres gens et reu par la famille de la victime, qui se doit, si elle est honorable, de distribuer sa part de diya. Ainsi la solidarit tribale saffirme dans un vaste change. I1 est remarquable que la peine encourue par un voleur soit dtre exclu de cette vaste assurance contre le meurtre.

    Chez les Toubous la solidarit du clan saffirme plus simplement par lobligation de venger la, victime et un long change de meurtres, vritable vendetta, peut stablir entre deux clans. Enfin, au contraire, une minutieuse comptabilit de la solidarit existe chez les Ait Atta du Sud marocain2. Le serment tant le principal moyen de se disculper, laccus doit jurer, puis faire jurer pour lui un nombre fix de co-jureurs se prsentant dans lordre exact de la parent de moins en moins proche qui les lie laccus. C o m m e pour le paiement de la diya on peut se faire adopter par un groupe solidaire.

    L a solidarit tribale apparat aussi naturellement loccasion des guerres et des rezzous: tout guerrier se doit videmment de venger et de protger ses tributaires. Au Hoggar, de plus, il a droit, dans certains cas, une part du butin fait par ceux-ci, puisquil aura les protger en cas de contre-rezzou. Ces exemples laissent limpression dinstitutions familiales, parfois distendues au

    maximum, plutt que dune vie politique proprement dite. Ainsi, en pays maure, o les institutions semblent les plus solides, aucun organisme napparat charg dexcuter les peines: ce soin est revendiqu par les mirs, mais confi souvent un autre chef, ou la jemaa, ou un pieux personnage.

    PHYSIONOMIE ACTUELLE DE LA VIE D E TRIBU

    Si, aprs avoir examin les forces qui unissent les tribus, on essaie de voir laspect 61~bal quelles prennent dans chaque rgion on saperoit que leur rle politique et social actuel dpend essentiellement des modalits dune pntration administrative

    1. NICOLA~~EN (1959). Au Hoggar 100 charnellei pour un homme, 50 pour une femme. Le systme InMqUe chez les Kel Ferouan de lfi. En dehors de ces exemples et de la Mauritanie. celte question reste mal connue pour beaucoup de tribus. Toute la fraction e participe au paiement chez les Reguibat. [LEOUiD (1959).1

    2. DELIGNEVILLE. Doc. CIIEAM 551. Mme institution chez les Rcguibat.

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  • JA tribu

    plus ou moins ancienne par les Franais. L e pouvoir politique rel de la tribu a pris fin la suite dun ou de plusieurs combats. En simplifiant largement, on peut dire que le Sahara algro-tunisien tait conquis ds avant 1900: deux gnrations se sont coules depuis et il est dautant plus difficile de se reprsenter la vie politique tra- ditionnelle. Le monde touareg, pntr peu aprs, na t dfinitivement soumis quaprs le soulvement de 1917, dsastreux surtout dans l&. Enfin la coordination des polices du dsert de Mauritanie et du Sud marocain na t ralise quen 1935 et les grands raids des Reguibat ou des Ait Atta prenaient seulement fin cette date, tandis que la Libye tait en paix ds 1930.

    L a paix a rapidement permis aux groupes de smietter pour une meilleure utili- sation des pturages ds que les rezzous nont plus t craindre. Les vastes con- fdrations dont nous avons vu la faible organisation sont devenues de simples noms. D e plus, devant le meurtre devenu plus rare, la solidarit pour la ranon ou la vengeance sefface devant la volont du colonisateur dintroduire des punitions individuelles.

    Cependant les mthodes coloniales varient: lencadrement est trs faible en Afrique Occidentale et Equatonale franaise et ladministration y est dautant plus conser- vatrice. Les protectorats marocain et tunisien sont plus transforms. Enfin, depuis longtemps mais surtout aprs 1945, ladministration en Algrie sattaque de plus en plus au dtail de lorganisation tribale. Dautre part Ia force de cohsion des tribus nest pas la m m e partout.

    Paradoxalement le monde toubou est le moins transform, car son anarchie m m e le met labri. Comment transformer des chefs en fonctionnaires quand leur pouvoir initial est fugitif et stend sur des groupements trop petits et trop disperss pour tre reconnus par la colonisation ?

    L e Sahel maure et touareg contient un peuplement nomade exceptionnellement nombreux, qui, par sa densit, permet de vastes confdrations dtre relativement groupes. D e plus la monotonie de cette occupation nomade du pays nest gure interrompue par des oasis de sdentaires. Enfin ladministration, peu nombreuse, est favorable au contrle indirect de vastes groupements stables. Cest ainsi que se sont maintenues la fois les tentes de 15 20 personnes et les confdrations qui peuvent dpasser 10 O00 personnes. Cependant le pouvoir instable traditionnel se transforme en chefferie cristallise par ladministration. Ainsi des remaniements autoritaires ont lieu, souvent en faveur de puissances religieuses et au dtriment des guerriers. Ces brutales interventions apparaissent dans la chronologie des Ioulle- meden (Niger). Mais le morcellement de ces ensembles nest apparu que depuis peu, amorant lindpendance des tributaires et le fractionnement des confdrations. L a forte proportion des esclaves pose aujourdhui seulement un problme longtemps vit au maximum. Nest-il pas frappant, en outre, que le principe de la diya ait t maintenu dans la colonie du Tchad au moins jusquen 1945 ?

    Des nuances apparaissent entre la Mauritanie et le domaine touareg. Celui-ci connat des organisations confdrales moins solides que celle-l, lexception du groupe numriquement faible du Hoggar, volontairement centralise par ladministra- tion des territoires du sud de lAlgrie aux mains de lamnokal. Peut-tre cette relative anarchie comporte-t-elle, comme en pays toubou, une force de rsistance passive aux transformations2. En tout cas le Nord mauritanien, morcel par la frontire du Sahara espagnol et prolong par le Sud marocain relativement sous- administr, est le domaine o lindpendance des confdrations est sans doute la plus vivace.

    L e Sahara du Nord contraste vigoureusement avec la bordure sahlienne. D e tous temps les nomades y ont form des groupes, modestes pour la plupart, sintercalant

    1. Voir p. 170,171. 2. Nous retrouverom (p. 46) ce caracth archaisant do ia culture touargue, dom que larabisme eiiaie dorgsniser uno iocit plus vaste o lo pouvoir cot moutenu par Io commerce et lautorit religieuse. , I

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  • Nomades et nomadisme au Sahara

    entre les populations sdentaires plus nombreuses dcs oasis. L a force de ces sdentaires variait largement dune oasis lautre, en particulier selon les mthodes de culture et dirrigation. Le pouvoir central contrl par les Franais a t vite trs proche, dautant plus facilement que les sdentaires sont en majorit. Le morcellement et la soumission des tribus ont t tres pousss en Algrie, o leurs chefs sont devenus simples fonctionnaires plus que partout ailleurs. Enfin cest en Algrie seulement quun tat civil moderne stablit peu peu chez les nomades et de plus en plus vite depuis quelques annes. Cela favorise la famille conjugale aux dpens de la famille patriarcale. De plus, des noms patronymiques sont attribus des groupes plus res- treints que les vieux lignages des (< fractions )> et le souvenir de leur nom seffacera plus facilement devant les noms de famille nouveaux groupant trois ou quatre gnrations au maximum.

    Ainsi les groupements rels dans lesquels vivent les nomades se rtrcissent de plus en plus. Certes le lignage, souvent endogame, est plus vivace que la confdration. Mais il nest plus jamais group tout entier au pturage; lleveur connat rellement les membres des quelques tentes qui composent son friq: quelques dizaines de per- sonnes au plus.au Sahara, cinquante ou cent dans le Sahel. En contrepartie de cet amoindrissement du groupe vivant en commun, il faudra

    se demander si de plus vastes horizons sont perus par les nomades: communaut de lislam et de larabisme ou Etats nationaux1. A lheure actuelle lappartenance la tribu chaamba ressemble souvent plus un patriotisme (fond sur de glorieux souvenirs ou des intrts communs) qu un lien familial. La situation volue dans ce sens chez les Rebaia, qui, autrefois, donnaient le n o m de leur arch et maintenant se disent directement Rebaia.

    1. Voir p. 175.

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  • . C H A P I T R E I I

    Valeurs et attitudes du monde nomade par C. BATAILLON

    Nous essaierons ici de circonscrire un certain nombre de traits caractristiques de la vie des nomades sahariens. Bien sr il faut souvent se garder de prsenter tel aspect -mme remarquable- comme typique des nomades sahariens. Des manires de sasseoir ou de sexprimer, releves par exemple chez les Touaregs du Hoggar, se retrouvent chez ceux quils ont pu influencer: leurs harratines, voire des Peuls soudanais. Mais souvent ces mmes traits sont communs simultanment toute lAfrique du Nord, au pays maure et peut-tre un domaine qui stend tout le monde de lislam ou tout le monde mditerranen: certains comportements trs nets ne sont.cependant pas spciques des nomades sahariens ou de certains dentre eux.

    ATT IT u D E s CORPOREL LE s L e D Morel note chez les Touaregs du Hoggar limportance accorde au corps, pour les diffrentes parties duquel la nomenclature est trs riche. I1 remarque chez eux (( la prpondrance de la personnalit physique, la dissimulation, limpulsivit n. I1 y a en effet la fois une matrise de soi spectaculaire et un brusque passage la violence dans certains cas.

    L a parole est surveille: un homme noble ne doit pas parler voix trop forte, il simpose par sa modration. Des impratifs semblables ceux-ci, quon peut noter chez les Arabes c o m me chez les Touaregs, apparaissent chez les Toubous. L e vte- ment aussi rvle la personnalit et le rang social. Le voile - litham - du Touareg est, bien sr, profondment original: quelle quen soit lorigine il relve la fois de la pudeur, de la coquetterie et de la dissimulation. L a faon de le porter rvle la fois lorigine, le rang et lhumeur. L e (( turban )) du Sahara septentrional et du paye maure - chech - port souvent de faon dissimuler la fois la tte, le cou et les oreilles - parfois la bouche - est avant tout une protection contre le vent de sable, c o m m e le litham. Mais il permet aussi de souligner les jeux de la physionomie.

    Tous ces lments, bien peu tudis systmatiquement, composent une attitude impassible que bien des sdentariss cherchent conserver et que les gens de modeste origine veulent imiter.

    CONNAISSANCE DE LESPACE I1 est peine ncessaire de souligner combien la connaissance exacte de vastes domaines est ncessaire aux nomades. A cet gard la densit de la toponymie dans des pays dpourvus de toute empreinte agricole peut surprendre. Elle rvle une

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  • Nomades et nomadisme au Sahara

    connaissance exacte de paysages souvent trs monotones : plaines immenses ou rp- tition premire vue identique des cordons ou des pyramides de dunes. Ainsi, en pays maure, les pitons isols (inselberge) sont personnifis et regardent vers le sud-ouest. Ils ont un dos, des paules, des joues, un visage, un cou, etc. Ainsi peut-on rapidement donner des indications concernant un relief un homme qui ne la jamais vu.

    Dans le Sahel mauritanien, on a pu relever dans les dunes de 1Iguidi une soixan- taine de toponymes et dans la plaine de 10gol une cinquantaine, sur respectivement 450 km2 et 1 200 km2 environ. Ces toponymes, arabes ou berbres, dsignent, outre des puits, les diffrentes valles, les dunes, la vgtation. L a nomenclature des points deau est fort importante, dautant plus qu ceux-ci sont souvent associs les noms des anctres enterrs proximit, marquant la permanence dun groupe cet endroit et ses droits loccuper. Les tombeaux isols sont aussi des traits marquants du paysage: amas de pierres, ou parfois de branchages dans les rgions de dunes.

    L a connaissance de ltat du pturage aussi est essentielle pour les nomades. En particulier la brusque pousse des plantes herbaces aprs la pluie (acheb, robea) doit tre repre temps. Des claireurs renseignaient les famiiles ou fractions et lclatement de la solidarit de tribu gne maintenant cette recherche du pturage. Lvaluation de la pluie tombe se fait en creusant un trou dans le sable mouill jusqu la partie profonde reste sche. Ces connaissances, comme bien dautres, sont codifies en dictons, par exemple chez les Chaamba dEl Golea: le trou de patte de chvre (5 cm), la tige du doigt (9 cm), la main (20 cm) sont insuffisants. Mais une pluie dun avant-bras (25 cm) permet aux arbres de reverdir, une demi-coude fait pousser lacheb, puis un peu plus les truffes (terfess); enfin le sable mouill sur la longueur du bras promet que lt lui-mme restera vert. Les traces du btail gar sont le moyen de le poursuivre; le sol nu garde les em-

    preintes, surtout sil est sableux, tant que le vent ne souffle pas. Si certains sont rputs pour cette interprtation des signes, nimporte quel berger connait le nombre de btes dun troupeau, sa composition et peut-tre ceux qui il appartient en lisant les traces rencontres. Au Souf, pays de sable, les traces humaines ont ainsi pris la valeur dune preuve

    juridique dans la coutume locale : elles permettent lidentification dun voleur non seulement par la forme de son pied mais aussi par sa dmarche. Par ce moyen, les faits et gestes de chacun sont connus de tous et moins que jamais lhomme peut se croire loin de la surveillance ou de la protection du groupe entier.

    Ainsi, par les noms, les nuances de la vgtation, les traces des btes et des gens, de vastes secteurs de pturages ne sont en rien des pays vides pour les nomades qui les frquentent. L a dimension des rgions familieres est beaucoup plus vaste pour les hommes habitus aux caravanes que pour les bergers. Parmi les premiers se dtachent les guides professionnels, chez qui on a parfois voulu dceler un Bens spcial de lorientation. L a mise au point la plus sre cet gard est celle de J. Cha- pelle, qui souligne les qualits des Toubous sans prtendre quils soient dune autre nature que les guides arabes ou touaregs: ((. . . Le nomade vit en tat dorientation . . . sans que le raisonnement intervienne chaque instant . . . I1 soriente au soleil, la lune, aux toiles, daprs les aspects du terrain, la nature du sol ou de la vg- tation . . .)) Si lastuce, le raisonnement, etc., interviennent dans les cas difficiles, il est certain que lhabitude de se reprer ((automatiquement, tout moment par rapport aux points cardinaux caractrise les nomades. Lhistoire de lhomme des- cendu au fond du puits et indiquant que ce dernier est dterior (( louest )) est aussi classique que celle du chauffeur plong dans son moteur qui demande quon lui passe la clef anglaise pose (< au sud O.

    Cependant ce reprage par les points cardinaux varie notablement selon les r- gions. Cela est d en somme ce que les directions gardent un caractre concret et ne se prolongent pas linfini. Certes une orientation conformc celle des gographes

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  • Valeurs et attitudes du monde nomade

    existe dans lErg oriental et le Souf: l les repres principaux sont le levant et le couchant (cherg et gharb). On garde le nord dans le dos (dahra) et le sud devant (guibla).

    I1 semble plus frquent quon soriente face la direction de la prire (guibla), en particulier en pays chaamba et sur les hautes plaines de Djelfa. On fait ainsi face a u sud-est, laissant le dos au nord-ouest (dahra). Ainsi le cherg est au nord-est, le gharb au sud-ouest. Mais ces directions ont un rpondant concret: ElGolea, le dahra reprsente avant tout les pturages du Mechfar, la guibla la hamada hostile vers le pays touareg, le cherg la chebka du Mzab, etc.

    seule direction (( abstraite )) tant lest sans pturages (cherg), on distingue dautre part le rivage riche en pturages (sahel), le Sud marocain et son centre commercial de Goulimine (teZZ), enfin le pays du mil et du fleuve Sngal (guibla). Ces termes indiquent plutot des quadrants que des directions prcises.

    Le systme devient la fois plus concret et moins rgulier en pays maure, o, la

    . R E P G R A G E D A N S LE TEMPS

    Dans un pays o lhomme lettr reste une exception, les connaissances collectives sont transmises oralement en formules strotypes apprises par cur. I1 en est ainsi de la gnalogie qui permet chacun daffirmer la noblesse de son sang. I1 est remar- quable que les anctres lointains - et clbres - soient souvent mieux connus que les parents plus proches dont on a pu entendre parler directement m m e si on nen a pas un souvenir personnel direct. Les chronologies ou ((listes dannes )) propres un groupe sont des documents

    exceptionnellement intressants pour lanalyse de la vie nomade. Chaque anne porte un nom, se rfrant lvnement le plus important; ainsi sait-on U ce qui a frapp)) un groupe donn un moment de son histoire. Aussi bien est-ce souvent lelieu o le groupe a trouv ses pturages cette anne-l qui est not, ce qui permet de suivre une histoire de la vie pastorale, de constater sa plus ou moins grande rgu- larit, dtablir son volution. D e plus, une fois le n o m prononc, les anecdotes secon- daires reviennent chacun, commentant et enrichissant le souvenir de lvnement principal. Les hommes gs sont capables de rciter - chapelet en main - jusqu plus de cinquante annes de chronologie, mais plus souvent vingt ou trente seule- ment. Cette connaissance rsulte de nombreuses rptitions et lordre exact ne peut tre tabli que par une rcitation complte, le dbut tant souvent mieux connu, car il est rcit depuis plus longtemps et sest solidifi dans les mmoires. Le rcitant peut rarement situer une anne isole, ou reprendre le cours des annes aprs une interruption. Ainsi sest constitue une connaissance en partie indirecte et apprise d u pass, sans le secours de lcriture.

    Une chronologie est valable pour un groupe plus ou moins vaste selon limportance des groupements de pturage: elle indique pour une tente ou une ligne, rarement pour une tribu entire, les emplacements annuels d u nomadisme. Les vnements politiques, au contraire, sont plus souvent communs un vaste ensemble.

    Les nomades du Sud tripolitain et du Fezzan ne rattachent pas leurs chronologies aux vnements internationaux (cest ainsi que la guerre, en 1914-1918 ou en 1939- 1945, les a peu frapps) mais aux vnements locaux (combats, rezzous, accidents, etc.). Les querelles intertribales sont notes de m m e que les calamits (tremblements de terre, famines, maladies, etc.). La principale rubrique demeure celle du pturage, du vent et de la pluie. On note en particulier les pluies exceptionnelles de mars, ou dt, les plantes abondantes certaines annes, etc. D e la m m e faon les tribus Rebaia du Sud, dans lErg oriental, ne signalent les vnements politiques (de Tri- politaine) que pour 10 annes sur 46 releves: les autres concernent les vnements du pturage.

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  • Nomades et nomadisme au Sahara

    A u contraire, les chronologies releves chez les guerriers touaregs marquent de tout autres proccupations. A ct des calamits naturelles qui reviennent souvent, marquant lalternance des famines et des pidmies avec les priodes de pturages abondants, les faits politiques prennent une grande importance. Chez les Kel Ahaggar et les Tatoq, guerriers du Hoggar, on constate un progrs de la langue arabe dans les termes employs (noms propres surtout). L a priode 1860-1900 relate 34 fois des rezzous contre 20 fois les vnements du pturage, famines, etc. I1 en est peu prs de mme jusquen 1913. De cette date jusquen 1924, rezzous, pntration franaise et politique snoussiste sentremlent. Enfin, de 1924 1941, part quelques rixes et un rezzou des Reguibat, les voyages de lamnokal et larrive de marabouts arabes, lessentiel est consacr la vie dlevage dontla description se morcelle : chaque fraction tend avoir sa chronologie. Lvolution est comparable chez les Oraghen-Kel Ajjers, o nous trouvons, de 1907 1930, 9 fois l