Mère Julienne du Rosaire et l'adoration Exploration d'un chemin … · 2019-02-16 ·...

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© Nathalie Roberge, 2018 Mère Julienne du Rosaire et l'adoration Exploration d'un chemin de vie spirituelle Thèse Nathalie Roberge Doctorat en théologie Philosophiæ doctor (Ph. D.) Québec, Canada

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  • © Nathalie Roberge, 2018

    Mère Julienne du Rosaire et l'adoration Exploration d'un chemin de vie spirituelle

    Thèse

    Nathalie Roberge

    Doctorat en théologie

    Philosophiæ doctor (Ph. D.)

    Québec, Canada

  • Mère Julienne du Rosaire et l’adoration Exploration d’un chemin de vie spirituelle

    Thèse

    Nathalie Roberge

    Sous la direction de :

    Thérèse Nadeau-Lacour

  • iii

    Résumé

    S’inscrivant au carrefour de la théologie de la vie spirituelle et de l’histoire de la spiritualité

    chrétienne, la recherche explore l’œuvre doctrinale de Julienne Dallaire (1911-1995).

    Mieux connue sous le nom de Mère Julienne du Rosaire, cette spirituelle québécoise –

    fondatrice de la congrégation des Dominicaines Missionnaires Adoratrices – développe une

    spiritualité ancrée dans une contemplation du Christ, où l’Écriture et la Tradition de

    l’Église sont largement convoquées. Une lecture approfondie de son héritage manuscrit

    permet de constater que l’adoration y occupe une place centrale et y assure une fonction

    intégratrice. Dès lors, pour une première approche du corpus, l’intérêt de privilégier la piste

    de l’adoration comme thème principal de la thèse s’est naturellement imposé.

    Le choix d’étudier les écrits d’un auteur spirituel procède de la conviction que l’expérience

    chrétienne est un réel lieu théologique, comme l’ont largement montré au vingtième siècle

    des théologiens de la vie spirituelle tels que Charles-André Bernard ou François-Marie

    Léthel. Au plan méthodologique, outre un procédé descriptif visant à établir les

    présupposés nécessaires au niveau historique, la démarche d’investigation des documents

    transmis par Julienne est essentiellement inductive. Elle fait appel à des outils d’analyse

    littéraire – rhétoriques, narratifs et pragmatiques –, qui ont l’avantage de favoriser une

    appropriation plus objective du contenu des textes, en tenant compte de leurs genres

    respectifs. Dans ce domaine, la recherche bénéficie de l’expertise développée par Thérèse

    Nadeau-Lacour.

    Les résultats obtenus au terme de ce processus exploratoire laissent apparaître divers

    éléments bibliques, christologiques et anthropologiques par lesquels Julienne opère un

    déplacement majeur dans les conceptions « traditionnelles » de l’adoration. Tout en

    rappelant la signification naturelle de cette réalité, Julienne invite à en découvrir la

    nouveauté apportée par le Christ. La distinction qu’elle effectue entre le Christ adorable et

    le Christ adorateur se révèle fondamentale. Mettant en lumière la spécificité de l’union

    hypostatique, propre à l’Incarnation du Christ, elle amène son lecteur à envisager non

    seulement le caractère adorable de la personne du Christ, mais le dynamisme adorateur qui

    sous-tend toute son existence. La réflexion s’ouvre ainsi à la dimension trinitaire de

  • iv

    l’adoration et à la relation d’alliance qu’elle suppose. Ce point de vue permet à Julienne

    d’éclairer l’acte d’amour par lequel le Christ s’offre pour la gloire de Dieu et le salut du

    monde, un acte qui se perpétue dans l’éternité et demeure toujours actuel dans le sacrement

    de l’autel, grâce à l’événement du Jeudi saint.

    De ces assises christocentriques se dégage une anthropologie théologique qui, fondée sur

    les dons du baptême et de l’Eucharistie, convie le croyant à devenir conforme au Christ

    dans le mystère de sa vie adoratrice. L’approche contribue à rendre explicite le chemin

    spirituel manifesté dans le quatrième Évangile : dans le Christ, toute la vie participe de cette

    attitude fondamentale qu’est l’adoration « en esprit et en vérité ». Julienne rassemble ses

    compréhensions sous l’expression « dévotion au Cœur Eucharistique ». Elle fait de la

    Vierge Marie le modèle par excellence de cette spiritualité.

    Dans l’horizon théologique actuel, la proposition de Julienne se révèle complémentaire et, à

    certains égards intégratrice, de la perspective sacramentaire qui, au cours des dernières

    décennies, a largement – et presque exclusivement – occupé les discussions concernant

    l’adoration. Son enseignement à ce sujet convoque à redécouvrir et/ou à initier d’autres

    voies fécondes, anticipant dans un premier temps l’impulsion donnée par le concile Vatican

    II puis, dans un second temps, la déployant.

    À partir des ouvertures que la démarche théologique réalise, les conclusions suggèrent des

    pistes d’explorations futures dans des domaines aussi variés que l’exégèse biblique, la

    liturgie et même l’œcuménisme.

  • v

    Abstract

    Situated at the crossroads between the theology of spiritual life and the history of Christian

    spirituality, the research explores the doctrinal work of Julienne Dallaire (1911-1995).

    Better known as Mother Julienne of the Rosary, this spiritual person from Quebec –

    foundress of the congregation of the Dominican Missionary Adorers – develops a

    spirituality rooted in a contemplation of Christ where Scripture and Church Tradition are

    widely called upon. An in-depth reading of her manuscript heritage shows that adoration

    occupies a central place in it and serves an integrative function. Thus, for a first approach to

    the corpus, focusing on the subject of adoration as the main theme of the thesis naturally

    imposed itself.

    The choice to study the writings of a spiritual author stems from the conviction that the

    Christian experience is a real locus theologicus as was widely pointed out in the twentieth

    century by theologians of spiritual life, such as Charles-André Bernard or François-Marie

    Léthel. At the methodological level, in addition to a descriptive process aiming to establish

    the necessary presuppositions at the historical level, the process of investigation of the

    documents transmitted by Julienne is essentially inductive. It uses tools of literary analysis

    – rhetorical, narrative and pragmatic – which have the advantage to favour a more objective

    appropriation of the content of the texts, taking into account their respective genres. In this

    field, the research benefits from the expertise developed by Thérèse Nadeau-Lacour.

    The results at the end of this exploratory process reveal various biblical, christological and

    anthropological elements through which Julienne operates a major shift in the

    « traditional » ways of conceiving adoration. While recalling the natural meaning of this

    reality, Julienne helps discover the newness brought by Christ. The distinction she makes

    between the adorable Christ and the adoring Christ is fundamental. By bringing to light the

    specificity of the hypostatic union proper to the Incarnation of Christ, she leads her reader

    to consider not only the adorable character of the person of Christ, but the worshiping

    dynamism that underlies his whole existence. Reflection thus opens up to the Trinitarian

    dimension of adoration and to the covenantal relationship it implies. This point of view

    allows Julienne to bring to light the act of love by which Christ offers himself for the glory

  • vi

    of God and the salvation of the world, an act that is perpetuated in eternity and is always

    present in the Sacrament of the altar, because of the event of Holy Thursday.

    From these christocentric foundations emerges a theological anthropology which, based on

    the gifts of baptism and Holy Eucharist, invites the believer to become Christ-like in the

    mystery of his adoring life. The approach helps to make explicit the spiritual path shown in

    the fourth Gospel: in Christ, all life participates in this fundamental attitude of adoration

    « in spirit and in truth ». Julienne brings together her understandings under the expression

    « devotion to the Eucharistic Heart (of Jesus) ». She considers the Virgin Mary as the

    model par excellence of this spirituality.

    In the current theological horizon, Julienne's proposal is complementary and, in some

    respects, has an integrating capacity, with regards to the sacramental perspective of recent

    decades, which has largely – and almost exclusively – occupied the discussions concerning

    adoration. Her teaching on this subject invites to rediscover and/or to initiate other fertile

    approaches, anticipating first of all the impetus given by the Second Vatican Council and

    then secondly, deploying it.

    From the openings that the theological research achieves, the conclusions suggest paths for

    future exploration in areas as varied as biblical exegesis, liturgy and even ecumenism.

  • vii

    Table des matières

    Résumé .................................................................................................................................. iii

    Abstract ................................................................................................................................. v

    Table des matières .............................................................................................................. vii

    Liste de sigles ....................................................................................................................... xv

    Liste de Tableaux ............................................................................................................... xvi

    Liste de figures .................................................................................................................. xvii

    Remerciements ................................................................................................................... xix

    Introduction .......................................................................................................................... 1

    1. Un projet de recherche au carrefour de la science et de la vie .................................... 2

    2. Repères biographiques .................................................................................................... 8

    3. Le corpus de textes ......................................................................................................... 10

    3.1 État et présentation des conférences ..................................................................................... 11 3.2 Publications .......................................................................................................................... 16

    4. Problématique ................................................................................................................ 16

    5. Perspectives méthodologiques ...................................................................................... 25

    5.1 Diverses méthodes d’analyse littéraire ................................................................................. 25 5.2 Avantages et défis des méthodes d’analyse littéraire ........................................................... 29 5.3 Application concrète ............................................................................................................. 31

    6. Quelques remarques préalables à la présentation des résultats ................................ 32

    6.1 Un cas de figure particulier dans le domaine de l’étude des auteurs spirituels .................... 32 6.2 Structure de la thèse ............................................................................................................. 34

    Chapitre 1

    Aux sources d'une doctrine spirituelle – Un regard posé sur diverses influences ........ 36

    Introduction ........................................................................................................................ 36

    Première partie : Une croissance spirituelle marquée par diverses influences ............ 39

    1. Des personnes ................................................................................................................. 40

    1.1 Les parents de Julienne ......................................................................................................... 41 1.2 Des prêtres ............................................................................................................................ 44

  • viii

    2. Des livres ......................................................................................................................... 49

    2.1 L’imitation de Jésus-Christ .................................................................................................. 50 2.2 Traité de la vraie dévotion ................................................................................................... 51 2.3 Manuel des Congréganistes ................................................................................................. 55 2.4 Histoire d’une âme ............................................................................................................... 55 2.5 Le Catéchisme ...................................................................................................................... 58 2.6 Les Évangiles ....................................................................................................................... 60 2.7 Le Missel .............................................................................................................................. 61 2.8 Éléments de synthèse ............................................................................................................ 62

    3. Des événements .............................................................................................................. 64

    3.1 Les études chez les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame ............................................ 64 3.2 La première communion de Julienne ................................................................................... 66 3.3 Célébrations et fêtes ecclésiales ........................................................................................... 67 3.4 Des essais de vie religieuse .................................................................................................. 68

    3.4.1 Les Franciscaines Missionnaires de Marie................................................................. 68 3.4.2 Les Sœurs Servantes du Saint-Cœur de Marie ........................................................... 69 3.4.3 Les Dominicaines de l’Enfant-Jésus .......................................................................... 71 3.4.4 Éléments de synthèse ................................................................................................. 73

    3.5 Les années 1942-1943 .......................................................................................................... 73 3.5.1 Le Jeudi saint 2 avril 1942 ......................................................................................... 74 3.5.2 Le vendredi 2 octobre 1942........................................................................................ 75 3.5.3 Le 4 décembre 1942 ................................................................................................... 76 3.5.4 Le 24 février 1943 ...................................................................................................... 77 3.5.5 Le 4 août 1943 ............................................................................................................ 79

    3.6 Février 1958 ......................................................................................................................... 80 3.7 Éléments de synthèse ............................................................................................................ 80

    4. Des lieux .......................................................................................................................... 81

    5. Conclusion intermédiaire .............................................................................................. 82

    Deuxième partie : Une relecture en quatre étapes du cheminement spirituel de

    Julienne ........................................................................................................................... 83

    1. De cinq à douze ans ........................................................................................................ 84

    2. De douze à dix-sept ans ................................................................................................. 85

    3. De dix-sept à trente ans ................................................................................................. 87

    4. De trente à trente-trois ans ........................................................................................... 88

    5. Conclusion intermédiaire .............................................................................................. 92

  • ix

    Troisième partie : Un regard approfondi sur quelques textes bibliques ....................... 96

    1. La rencontre du Christ Jésus avec une femme de Samarie ....................................... 96

    1.1 « Si tu connaissais le don de Dieu et celui qui te parle » (Jn 4, 10) ..................................... 96 1.2 « Mon Père cherche des adorateurs » (Jn 4, 23) ................................................................. 100

    2. « L’Évangile du Jeudi saint »...................................................................................... 104

    3. Éléments de synthèse biblique .................................................................................... 107

    Conclusion du chapitre 1 ................................................................................................. 109

    Chapitre 2

    Mère Julienne du Rosaire et l'adoration – Exploration des perspectives

    christologiques .............................................................................................................. 111

    Introduction ...................................................................................................................... 111

    Première partie : le Christ adorable ............................................................................... 113

    1. Le Fils de Dieu est adorable au sein de la Trinité ..................................................... 115

    2. Le Verbe est adorable dans le mystère de son Incarnation ..................................... 116

    3. Le Christ est adorable dans le mystère de sa présence eucharistique .................... 120

    4. Conclusion intermédiaire ............................................................................................ 126

    Transition : Un héritage revisité et questionné .............................................................. 130

    1. « Le sens de l’adoration disparaît » dans le monde moderne .................................. 130

    2. Des changements d’accents dans la piété chrétienne ................................................ 131

    3. Une « baisse de foi » en l’Eucharistie ......................................................................... 134

    4. Une désaffection de l’adoration eucharistique .......................................................... 136

    5. Une « exagération » dans l’histoire de l’Église.......................................................... 138

    Deuxième partie : le Christ adorateur ............................................................................ 140

    1. Quelques définitions additionnelles au sujet de l’adoration .................................... 140

    2. Le Fils de Dieu n’est pas adorateur dans la Trinité .................................................. 144

    3. L’adoration « part de l’Incarnation » ........................................................................ 145

    3.1 Jésus-Christ, « en tant qu’homme […] adore » .................................................................. 145 3.2 Le Christ Jésus est « substantiellement adorateur » ........................................................... 148

  • x

    3.3 Le Christ Jésus est le seul adorateur véritable .................................................................... 149 3.4 Jésus-Christ adore le Père ................................................................................................... 151

    3.4.1 Une relation d’obéissance filiale .............................................................................. 151 3.4.2 Un don total de soi par amour .................................................................................. 154

    a) Toute « La vie du Verbe nous crie : don de soi » ............................................... 154 b) Le Jeudi saint comme sommet du don ................................................................ 156 c) Lien entre le Jeudi saint et le Vendredi saint ...................................................... 160 d) La notion de sacrifice .......................................................................................... 163

    3.4.3 Une mission de médiateur ........................................................................................ 173 a) Pour le salut du monde ........................................................................................ 176 b) En vue de la gloire de Dieu ................................................................................. 179

    3.5 Jésus-Christ adore la Trinité ............................................................................................... 183 3.5.1 « Le Christ s’adore » lui-même ................................................................................ 185 3.5.2 Le Christ adore l’Esprit ............................................................................................ 188

    3.6 Éléments de synthèse .......................................................................................................... 190

    4. Le Christ est adorateur dans l’Eucharistie ............................................................... 191

    4.1 L’acte d’amour du Jeudi saint se perpétue à l’autel à travers les siècles ............................ 191 4.2 Le Christ Jésus invente l’Eucharistie pour « prolonger sur la terre son adoration » .......... 193 4.3 « L’hostie, c’est le Christ dans tous ses mystères »............................................................ 194

    4.3.1 « Le mystère de l’Incarnation » ............................................................................... 194 a) L’« anéantissement eucharistique » .................................................................... 195 b) Le « corps ressuscité et immortel » du Christ médiateur .................................... 196

    4.3.2 « Le mystère de la Rédemption » ............................................................................. 197 a) « L’Eucharistie actualise [sacramentellement] le sacrifice du Calvaire » .......... 198 b) Il y a un seul sacrifice et une seule victime ......................................................... 199 c) Il y a un seul prêtre, un seul temple, un seul autel et un seul calice .................... 202 d) Dimension personnelle de la Rédemption dans l’Eucharistie ............................. 205

    4.3.3 « Le mystère de la Trinité » ..................................................................................... 206 4.3.4 « Le mystère de l’Amour » ...................................................................................... 208

    4.4 L’Eucharistie, « mode le plus parfait » de la présence du Christ ....................................... 211 4.5 Lien entre l’Eucharistie et la Parole de Dieu ...................................................................... 213 4.6 Éléments de synthèse .......................................................................................................... 216

    5. Le Christ est adorateur dans l’éternité ...................................................................... 217

    5.1 L’adoration commencée sur la terre se continue dans l’éternité ........................................ 217 5.2 L’humanité du Christ subsiste dans la gloire ..................................................................... 218 5.3 Le Christ est « à jamais dans la plénitude du don de soi par amour » ................................ 219

    5.3.1 L’acte d’amour est éternel ........................................................................................ 220 5.3.2 Le sacrifice est éternel .............................................................................................. 221

    6. Conclusion intermédiaire ............................................................................................ 222

    Troisième partie : La dévotion au Cœur Eucharistique ............................................... 228

    1. La dévotion au Cœur Eucharistique est « l’âme de l’Église » ................................. 228

    2. Objet matériel et objet formel de la dévotion au Cœur Eucharistique ................... 231

    3. Différence entre la dévotion au Cœur Eucharistique et le culte de l’Eucharistie .. 232

  • xi

    4. Différence entre la dévotion au Cœur Eucharistique et la dévotion

    au Sacré-Cœur .............................................................................................................. 233

    5. La dévotion au Cœur Eucharistique unit la dévotion au Sacré-Cœur et à l’Eucharistie ................................................................................................................. 235

    6. Conclusion intermédiaire ............................................................................................ 236

    Conclusion du chapitre 2 ................................................................................................. 240

    Chapitre 3

    Mère Julienne du Rosaire et l'adoration – Exploration des perspectives

    anthropologiques .......................................................................................................... 244

    Introduction ...................................................................................................................... 244

    Première partie : Une spiritualité pour tous ? ............................................................... 245

    1. « Une voie spéciale », mais non « nouvelle », de « perfection » à indiquer au monde .................................................................................................... 246

    2. Un appel particulier à être « missionnaire de l’Eucharistie » ................................. 250

    3. La fondation d’une communauté religieuse .............................................................. 251

    4. Former « une génération d’âmes » qui deviendront apôtres du Cœur Eucharistique ............................................................................................... 253

    5. Conclusion intermédiaire ............................................................................................ 255

    Deuxième partie : L’adoration « au sens naturel » ....................................................... 257

    1. Tout être humain et seul l’être humain est adorateur .............................................. 258

    2. « L’acte fondamental de l’adoration » ....................................................................... 259

    3. Conclusion intermédiaire ............................................................................................ 260

    Troisième partie : L’adoration au sens chrétien............................................................ 260

    1. L’Église « initie » ses enfants à l’adoration ............................................................... 261

    1.1 Adorer le Christ présent dans l’Eucharistie ........................................................................ 262 1.2 Adorer le Père et toute la Trinité par le Christ ou l’adoration « en esprit et en vérité » ..... 263

  • xii

    2. Enracinement baptismal de l’adoration chrétienne ................................................. 264

    2.1 Le baptême incorpore et configure au Christ ..................................................................... 265 2.2 Le baptême est une entrée dans la vie trinitaire ................................................................. 267 2.3 Le baptême permet d’« avoir part » à l’adoration du Christ .............................................. 268 2.4 Le baptême confère « un sacerdoce » ................................................................................. 269 2.5 Le baptême « uni[t] au sacrifice du Christ » ...................................................................... 271

    3. « Baptisés pour l’Eucharistie » ................................................................................... 271

    3.1 « Toutes les […] formes de piété doivent converger à l’autel » ......................................... 272 3.2 L’Eucharistie est la « synthèse de tout le mystère de la foi » ............................................. 273 3.3 L’Eucharistie est « le sacrement par excellence de l’union » ............................................. 276 3.4 L’Eucharistie « fait les saints » .......................................................................................... 279 3.5 L’Eucharistie « construit l’Église » .................................................................................... 281 3.6 L’Eucharistie « sauvera l’Église » et « l’humanité ».......................................................... 282 3.7 L’Eucharistie est le « lieu privilégié de la rencontre [et de l’identification] avec Jésus,

    l’adorateur » ....................................................................................................................... 283

    4. « Faire de notre aujourd’hui une messe » ou vivre le sacerdoce baptismal de

    manière eucharistique ................................................................................................. 286

    4.1 « Mettre notre vie dans la messe » ..................................................................................... 286 4.1.1 Entrer dans les « sentiments d’adoration » du Christ ou « pénétrer [sa] vie intérieure »

    .................................................................................................................................. 287 4.1.2 Offrir le Christ, s’offrir avec lui et offrir en lui la vie du monde ............................. 290 4.1.3 S’unir au sacrifice du Christ ou s’unir à son acte d’amour ...................................... 294 4.1.4 S’ouvrir « au Christ et à tout son corps mystique » ................................................. 299

    4.2 « Mettre […] la messe dans notre vie » .............................................................................. 301 4.2.1 Vivre uni « à l’acte d’amour qui se pose continuellement à l’autel » ...................... 302 4.2.2 Tout offrir « en esprit d’adoration » ou exercer son sacerdoce baptismal au moment

    présent ...................................................................................................................... 303 4.2.3 Se donner « sans limites […] au rythme du quotidien » .......................................... 307 4.2.4 Faire la volonté de Dieu ........................................................................................... 310 4.2.5 Se laisser « initier par l’Esprit Saint » ...................................................................... 314

    5. « Missionnaires dans l’adoration et adoratrices dans la mission » ......................... 316

    5.1 « De notre union au Christ […] dépendra toujours la fécondité de notre apostolat » ........ 316 5.2 Témoins du Christ adorateur .............................................................................................. 318

    6. L’adoration est « un état de vie » ............................................................................... 321

    7. Notre-Dame du Cœur Eucharistique ......................................................................... 322

    7.1 Marie, « première adoratrice » ........................................................................................... 323 7.1.1 Le « oui » adorateur de Marie .................................................................................. 323 7.1.2 Marie adore son fils .................................................................................................. 324 7.1.3 Marie adore le Père .................................................................................................. 324 7.1.4 Marie, femme sacerdotale ........................................................................................ 325

    a) Marie offre son fils au Père pour le salut du monde ........................................... 325 b) Marie est « toujours [présente] à l’autel » ........................................................... 326

    7.2 Marie, « collaboratrice du salut » ....................................................................................... 328 7.2.1 Marie, « matrice des enfants de Dieu » .................................................................... 329

  • xiii

    7.2.2 Vivre la messe « en union avec Marie » .................................................................. 330 a) Marie nous aide à « bien manger la chair et le sang de Jésus » .......................... 331 b) Marie « nous initie à l’offrande »........................................................................ 331 c) Marie nous fait entrer dans « ses sentiments d’adoration » ................................ 332

    7.2.3 « Vivre toute notre journée en union avec Marie » .................................................. 332 a) Marie nous aide à « discerner le souffle si discret de l’Esprit »

    et à « reproduire » le Christ ................................................................................. 333 b) Marie nous apprend à tout offrir ......................................................................... 334 c) Conformité au Christ et méditation du rosaire .................................................... 334 d) Demander à Marie un « esprit apostolique » ...................................................... 335

    8. Conclusion intermédiaire ............................................................................................ 335

    Conclusion du chapitre 3 ................................................................................................. 338

    Conclusion ......................................................................................................................... 347

    1. Synthèse des acquis analytiques ................................................................................. 347

    1.1 Julienne ou la fécondité de la Parole .................................................................................. 347 1.2 Le modèle de théologie tétramorphe de François-Marie Léthel ......................................... 349 1.3 L’adoration, une réalité à la fois une et plurielle ................................................................ 352 1.4 L’adoration, au cœur d’une spiritualité… .......................................................................... 353

    1.4.1 christocentrée ........................................................................................................... 353 1.4.2 trinitaire .................................................................................................................... 354 1.4.3 baptismale et eucharistique ...................................................................................... 355 1.4.4 ecclésiale et missionnaire ......................................................................................... 357 1.4.5 mariale ...................................................................................................................... 358

    1.5 La clé de voûte : l’acte d’amour adorateur du Christ ......................................................... 358 1.6 Un chemin particulier de vie spirituelle ............................................................................. 359 1.7 La typologie de Charles-André Bernard ............................................................................. 361

    2. En guise d’ouverture : quelques questionnements et pistes de recherches ............ 363

    2.1 Un enseignement pertinent et une démarche théologique toujours interpellante ? ............ 363 2.2 Une école de spiritualité ? .................................................................................................. 367 2.3 Une spiritualité qui infléchit la tradition dominicaine ? ..................................................... 368 2.4 Des pistes d’approfondissement ......................................................................................... 371

    2.4.1 Analyse de l’ensemble de l’œuvre de Julienne ........................................................ 372 2.4.2 Études comparatives d’auteurs ................................................................................. 372 2.4.3 Incursion dans l’histoire de la spiritualité au Québec .............................................. 374

    2.5 Des pistes de dialogue ........................................................................................................ 374 2.5.1 Ouvertures exégétiques ............................................................................................ 374 2.5.2 Ouvertures liturgiques .............................................................................................. 375 2.5.3 Ouvertures œcuméniques ......................................................................................... 376

    3. Julienne, maîtresse de vie spirituelle .......................................................................... 379

    Bibliographie ..................................................................................................................... 382

  • xiv

    Annexe I Repères biographiques ............................................................................. 413

    Annexe II Méthodes d’analyse littéraire ................................................................... 414

    Annexe III Récurrences des livres et auteurs principaux ......................................... 425

    Annexe IV Table sommaire des références bibliques ............................................... 427

    Annexe V Prière « Ô mon Dieu, Trinité que j’adore » d’Élisabeth de la Trinité . 446

    Annexe VI La dévotion au Cœur Eucharistique – parallèle entre

    Mère Julienne et divers auteurs............................................................... 447

    Annexe VII Tableau comparatif : sentiments, esprit, sacrifice, hostie ..................... 462

    Annexe VIII Prière de Marie de l’Incarnation, dite « Prière apostolique » .............. 464

  • xv

    Liste de sigles

    Conférences de Mère Julienne :

    CF Charité fraternelle (Conférences 1 à 71)

    CE Commentaire de l’offrande au Cœur Eucharistique

    (Conférences 1 à 15)

    ADO L’adoration

    EI L’esprit initial qui fait notre histoire (Entretiens 1 à 3)

    EQM L’Eucharistie, quelle merveille !

    EO Esprit Originel (Conférences 1 à 30)

    HS Histoire et spiritualité des Dominicaines Missionnaires Adoratrices

    JS Il les aima jusqu’à la fin (Conférences données le Jeudi saint)

    PB Pensées baptismales

    PRI La prière

    MDV Mission du Verbe et vocation Dominicaine Missionnaire Adoratrice

    RM Rencontre missionnaire

    SM Souvenirs d’une mère

    TCA Témoins du Christ adorateur

    VIE Ma vie, je l’ai voulue une messe (Entretiens 1 à 3)

    VX Vœux (Conférences données le 1er

    janvier)

    Autres :

    Archives DMA Archives des Dominicaines Missionnaires Adoratrices

    Archives DQ Archives du Diocèse de Québec

    DCT Dictionnaire critique de théologie

    DSAM Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique

    DSM Dictionnaire de spiritualité Montfortaine

    DTC Dictionnaire de théologie catholique

    DVS Dictionnaire de la vie spirituelle

    ST Somme théologique

    1 Lorsqu’il s’agit d’une série de conférences, chaque sigle sera suivi d’un numéro correspondant à la

    conférence évoquée.

  • xvi

    Liste de Tableaux

    Tableau 1 : Éléments doctrinaux d’un cheminement en quatre étapes................................. 94

    Tableau 2 : Parallèle entre le Verbe adorable et le Christ adorateur .................................. 241

    Tableau 3 : Aperçu doctrinal historique ............................................................................. 242

    Tableau 4 : Adoration au sens naturel et au sens chrétien .................................................. 339

    Tableau 5 : Synthèse récapitulative .................................................................................... 352

  • xvii

    Liste de figures

    Figure 1 : Parcours narratif 1 .............................................................................................. 103

    Figure 2 : Parcours narratif 2 .............................................................................................. 104

    Figure 3 : Interrelation des textes bibliques........................................................................ 108

    Figure 4 : Le Verbe adorable .............................................................................................. 127

    Figure 5 : Parcours narratif 3 .............................................................................................. 223

    Figure 6 : Le Christ adorateur ............................................................................................ 224

    Figure 7 : La dévotion au Cœur Eucharistique ................................................................... 239

    Figure 8 : Parcours narratif 4 .............................................................................................. 256

    Figure 9 : Un modèle d’anthropologie théologique............................................................ 336

    Figure 10 : Le dynamisme de la conformation au Christ selon Julienne ........................... 337

    Figure 11 : Le modèle de théologie tétramorphe de François-Marie Léthel ...................... 350

  • xviii

    À mes parents

    Claudette et André Roberge,

    qui ont été les premiers

    à m'ouvrir les trésors de la foi.

    À toute la famille Dominicaine Missionnaire Adoratrice,

    ces frères et sœurs avec qui il m'est donné

    de cheminer dans la foi.

  • xix

    Remerciements

    Bien que réalisé essentiellement dans la solitude d’un bureau, un projet doctoral ne peut

    être mené à son achèvement sans que soient impliquées plusieurs personnes.

    Au terme de ce parcours, je voudrais remercier tous les professeurs qui m’ont accompagnée

    au cours de mes études universitaires, spécialement madame Thérèse Nadeau-Lacour qui a

    généreusement accepté de diriger cette recherche.

    Mon merci s’adresse aussi aux archivistes consultés, au personnel administratif de la

    Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval et au personnel de la

    bibliothèque.

    J'aimerais également exprimer ma plus vive reconnaissance à toutes mes consœurs

    Dominicaines Missionnaires Adoratrices. Nous formons un corps où chacune, de façon

    cachée ou visible, tient un rôle essentiel. Merci pour votre appui, vos prières, vos sacrifices

    qui m’ont aidée à enfanter ce travail au sujet de l’adoration, à partir des écrits de notre

    fondatrice.

    Mon merci s’adresse enfin à ma famille et à mes ami(e)s. Au long de ces années d’études,

    vous avez été un soutien indéfectible et avez fait preuve de patience envers moi. Recevez

    toute ma gratitude.

    « Amour et gloire à la Trinité, par le Cœur Eucharistique de Jésus »

  • 1

    Introduction

    « Cherchez le Seigneur et sa puissance,

    recherchez sans trêve sa face. »

    Psaume 104, 4

    « Je voudrais que nous nous posions tous cette question :

    Toi, moi, adorons-nous le Seigneur ?

    Allons-nous à Dieu seulement pour demander,

    pour remercier, ou allons-nous à lui aussi pour l’adorer ?

    Que veut dire alors adorer Dieu1 ? »

    Pape François

    La recherche, dont les résultats sont ici présentés, voudrait s’inscrire dans l’horizon d’une

    quête d’intelligence de la foi chrétienne, quête jamais totalement achevée mais sans cesse

    relancée par le dynamisme de la communion ecclésiale.

    À l’origine du projet, il y a la découverte de l’œuvre de Julienne Dallaire (1911-1995) –

    connue davantage sous le nom de Mère Julienne du Rosaire2. Fondatrice de la congrégation

    des Dominicaines Missionnaires Adoratrices, Julienne développe une spiritualité ancrée

    dans une contemplation du Christ, où l’Écriture et la Tradition de l’Église sont largement

    convoquées. Le choix d’approfondir sa doctrine – principalement sous l’angle de

    l’adoration – découle de la conviction que l’étude des auteurs3 spirituels chrétiens peut

    contribuer à stimuler la réflexion théologique, voire, en certains cas, à la renouveler.

    1 FRANÇOIS, « Homélie III

    e dimanche de Pâques », 2013. [http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/

    homilies/2013/documents/papa-francesco_20130414_omelia-basilica-san-paolo.html] (Consulté le 19 juin

    2018). 2 Pour des raisons méthodologiques, il a semblé préférable d’évoquer la personne de Julienne en usant

    généralement de son prénom dans l’écriture de la thèse. Cela contribuera à alléger le texte. En aucun cas

    cependant, cette manière de faire ne voudrait manquer de respect à l’égard de celle que, de façon

    habituelle, il est convenu d’appeler Mère Julienne du Rosaire. 3

    Le genre masculin est utilisé dans la thèse à titre épicène.

  • 2

    Certes, un tel présupposé ne va pas nécessairement de soi. Quel statut accorder aux écrits

    des spirituels4 dans l’univers théologique, qui plus est à ceux d’une femme appartenant

    maintenant à une autre époque ? N’est-ce pas là confondre des perspectives différentes ?

    1. Un projet de recherche au carrefour de la science et de la vie

    D’entrée de jeu, le questionnement soulevé en préambule oblige à prendre acte d’une

    rupture dans l’histoire de la tradition chrétienne pour bien situer la démarche entreprise ici.

    Il importe en effet de rappeler que, dès le treizième siècle, une séparation s’installe

    progressivement entre la théologie, désormais comprise comme « intelligence critique5 » ou

    « science objective6 » de la foi, et

    la spiritualité, envisagée comme connaissance subjective

    et pratique7.

    Ces deux réalités connaîtront, pour ainsi dire, des évolutions en parallèles. S’éloignant

    d’une approche contemplative du texte biblique, la théologie cherchera à élaborer un

    discours sur Dieu en fonction de catégories philosophiques. Elle se transformera en une

    science spéculative réservée à une élite, dont la préoccupation première sera de « rendre

    compte de la nature même des choses8 ». De son côté, la spiritualité s’attardera à

    4 L’adjectif spirituel doit être compris, non selon la tradition philosophique qui, à la suite de Platon, oppose

    ce qui vient de la chair à ce qui vient de l’esprit, mais dans la perspective de la foi chrétienne où chaque

    baptisé est appelé à se laisser conduire par l’Esprit de Dieu, à être transformé par lui, dans tout ce qui

    compose son existence quotidienne. Dans ses lettres, l’apôtre Paul évoque cette réalité à travers des

    expressions aussi diverses que « l’homme spirituel » (1 Co 2, 15), « l’homme intérieur » (Ep 3, 16),

    « l’homme nouveau » (Col 3, 10). En ce sens, tout chrétien qui cherche à vivre en fidélité au Christ et à

    son Évangile, au souffle de l’Esprit, sera considéré comme spirituel. Il devient une créature nouvelle, dans

    le dynamisme de la charité que l’Esprit infuse sans cesse en lui. Par extension, les écrits de ces personnes

    au sujet de l’expérience chrétienne – c’est-à-dire concernant la vérité d’une relation libre et personnelle

    avec le Verbe fait chair, chemin vers la Trinité – seront aussi qualifiés de spirituels. Pour approfondir cette

    réflexion, voir notamment Charles-André Bernard, Traité de théologie spirituelle, Paris, Cerf

    (Théologies), 1986, p. 19-28, 37-40, 445-477. 5 Giovanni Moioli, « Théologie spirituelle », dans Stefano de Fiores (dir.), Dictionnaire de la vie spirituelle

    (désormais DVS), Paris, Cerf, 1983, p. 1120. 6 C.-A. Bernard, Traité de théologie spirituelle, p. 53. Concernant l’application du concept de science à la

    théologie, voir les commentaires de Bernard, p. 65-66. 7 Parmi les auteurs qui abordent la question de la rupture entre la théologie et la spiritualité – ou entre la

    théologie et la sainteté –, et réfléchissent aux enjeux qui en découlent, voir notamment Hans Urs von

    Balthasar, « Théologie et sainteté », Le Dieu vivant 12 (1948), p. 17-31, C.-A. Bernard, Traité de

    théologie spirituelle, p. 51-64 et G. Moioli, « Théologie spirituelle », dans S. de Fiores (dir.), DVS,

    p. 1120-1128. 8 Yves Congar, « Langage des spirituels et langage des théologiens », Situation et tâches présentes de la

    théologie, Paris, Cerf (Cogitatio Fidei 27), 1967, p. 139.

  • 3

    comprendre l’expérience spirituelle afin d’instruire sur les voies qui mènent à l’union à

    Dieu. Elle développera une anthropologie spirituelle, proposant principalement la sagesse

    des saints en guise de modèles.

    Avec le temps, la théologie et la spiritualité deviendront pratiquement étrangères l’une à

    l’autre. De cette conjoncture surgiront des écueils majeurs pour l’Église latine9. Dans ses

    manifestations les plus extrêmes, il ne sera plus absolument requis de la part du théologien

    que son travail soit ancré dans une relation personnelle à Dieu, en tant que sujet de la

    Révélation. L’acte théologique pourra être dissocié de l’acte de foi, tout comme l’objet de

    la connaissance de son terme, c’est-à-dire du dynamisme d’alliance avec le Dieu trois fois

    saint. En sens contraire, la littérature spirituelle prendra parfois les accents d’une piété

    sentimentale, « souvent ouvertement anti-intellectualiste10

    », allant même occasionnellement

    jusqu’à faire fi du dogme. Comme le mentionne Balthasar, cette situation « a immensément

    appauvri les forces vives de l’Église actuelle et la crédibilité de son message éternel11

    ».

    Cette entrée en matière ne voudrait pas caricaturer le réel nuancé et complexe de l’histoire,

    mais seulement rappeler une de ses blessures importantes, dont le présent est, d’une

    certaine manière, encore tributaire.

    9 Les Églises d’Orient semblent avoir échappé à la dichotomie entre théologie et spiritualité. Voir

    notamment Andrew Louth, « Théologie spirituelle », dans Jean-Yves Lacoste (dir.), Dictionnaire critique

    de théologie (désormais DCT), Paris, PUF, 1998, p. 1117-1118. 10

    A. Louth, « Théologie spirituelle », dans J.-Y. Lacoste (dir.), DCT, p. 1117. 11

    H. U. von Balthasar, « Théologie et sainteté », p. 25. Dominique Salin tire une conclusion similaire à celle

    de Balthasar dans son ouvrage L’expérience spirituelle et son langage. Leçons sur la tradition mystique

    chrétienne, Paris, Éditions Faculté Jésuites de Paris, 2015, p. 22.

  • 4

    Au cours du dix-septième siècle, des efforts seront déployés pour tenter de remédier à la

    situation. Se réclamant d’une approche thomiste, des théologiens tels Vincent Contenson

    (1641-1674)12

    , Louis Bail (1610-1669)13

    et Louis Chardon (1595-1651)14

    feront figure de

    proue dans l’élaboration d’une théologie dite « affective »15

    . Leurs travaux ne porteront

    cependant pas tous les fruits escomptés.

    Dans « les dernières années du XIXe siècle et dans la première moitié du XX

    e siècle

    16 », le

    souci de travailler à la réconciliation entre théologie et spiritualité refera surface.

    Préoccupés de redonner à l’Église sa vitalité initiale, quelques théologiens contribueront à

    l’émergence de ce qu’on appelle aujourd’hui la « théologie spirituelle17

    ». Au cœur de ce

    processus, il faut particulièrement mentionner les apports de Auguste Poulain (1836-

    1919)18

    , Auguste Saudreau (1859-1946)19

    , Ambroise Gardeil (1859-1931)20

    , Juan-Gonzales

    12

    Vincent Contenson est un dominicain français. Sa principale œuvre théologique s’intitule Theologia

    Mentis et Cordis (1668). Voir Innocenzo Colosio et Marie-Hyacinthe Laurent, « Contenson (Vincent ;

    Guillaume de) », dans Marcel Viller (dir.), Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique (désormais

    DSAM), Tome 2, 2e partie, Paris, Beauchesne, 1953, col. 2193-2196.

    13 Louis Bail est un théologien français. En 1672, il publie un ouvrage intitulé Theologia affectiva. Voir Jean

    Carreyre, « Bail (Louis) », dans M. Viller (dir.), DSAM, Tome 1, Paris, Beauchesne, 1937, col. 1192-

    1194. 14

    Louis Chardon est un dominicain français. En 1647, il publie La croix de Jésus, « une œuvre spéculative

    et pratique, où se conjuguent la science du théologien et l’expérience du mystique ». Voir François

    Florand, « Chardon (Louis) », dans M. Viller (dir.), DSAM, Tome 2, 1ère

    partie, Paris, Beauchesne, 1953,

    col. 498-503. 15

    Voir notamment Gregory Lanave, « Why Holiness is Necessary for Theology : Some Thomistic

    Distinctions », The Thomist 74 (2010), p. 450-451 et Jean-Pierre Torrell, « Théologie et sainteté », Revue

    Thomiste 71 (1971), p. 206. 16

    G. Moioli, « Théologie spirituelle », dans S. de Fiores (dir.), DVS, p. 1121. 17

    L’expression « théologie spirituelle » ne doit pas faire oublier que toute théologie est « spirituelle », quel

    que soit le champ particulier qu’elle explore. Certains théologiens, tel Balthasar, vont jusqu’à affirmer que

    la « théologie est essentiellement un acte de l’adoration et de la prière ». Voir H. U. von Balthasar,

    « Théologie et sainteté », p. 30. On pourra également consulter Joseph Ratzinger, « La vocation ecclésiale

    du théologien », La Documentation Catholique 2010/14 (1990), p. 693-694. À la fin du dix-neuvième et

    au début du vingtième siècle, outre l’émergence de la « théologie spirituelle », le développement du

    mouvement liturgique et l’intérêt accru pour les études bibliques et patristiques contribuent également au

    renouveau ecclésial. 18

    Auguste Poulain est un jésuite français. Son principal ouvrage s’intitule Des Grâces d’oraison. Traité de

    théologie mystique (1901). Voir Henri de Gensac, « Poulain (Auguste-François) », dans M. Viller (dir.),

    DSAM, Fascicules LXXX-LXXXI-LXXXII, Paris, Beauchesne, 1985, col. 2025-2027. 19

    Auguste Saudreau est un prêtre français. On lui doit de nombreux titres dont Les degrés de la vie

    spirituelle (1896), La piété à travers les âges. Simple esquisse historique (1927) et La spiritualité moderne

    (1940). Voir Irénée Noye, « Saudreau (Auguste) », dans M. Viller (dir.), DSAM, Fascicules XCI, Paris,

    Beauchesne, 1988, col. 359-360. 20

    Ambroise Gardeil est un dominicain français. Il écrit, en outre, La structure de l’âme et l’expérience

    mystique (1927). Voir Henri-Dominique Gardeil, « Gardeil (Ambroise) », dans M. Viller (dir.), DSAM,

    Fascicules XXXIX-XL, Paris, Beauchesne, 1965, col. 122-123.

  • 5

    Arintero (1860-1928)21

    , Réginald Garrigou-Lagrange (1877-1964)22

    , Joseph de Guibert

    (1877-1942)23

    et Anselme Stolz (1900-1942)24

    . La liste pourrait s’allonger25

    . Tous ont joué

    un rôle de précurseur dans la reconnaissance d’une « science » de la vie spirituelle par le

    milieu universitaire.

    Depuis, des théologiens et historiens de la spiritualité se sont inscrits dans le sillage de ces

    auteurs. Qu’on pense, par exemple, à Louis Bouyer (1913-2004)26

    et à Louis Cognet (1917-

    1970)27

    . Plus récemment, les travaux de Charles-André Bernard (1923-2001)28

    et de

    François-Marie Léthel29

    ont laissé voir, une fois de plus, la pertinence de ce champ d’étude.

    Leurs œuvres sont magistrales. Traversées par un même souci de rigueur intellectuelle,

    elles présupposent toutefois des méthodologies différentes. Alors que Bernard s’inspire

    d’une approche phénoménologique – qui conjugue la méthode descriptive et déductive –

    21

    Juan-Gonzales Arintero est un dominicain espagnol. Il a notamment écrit L’évolution mystique (1908).

    Voir Matthieu-Maxime Gorce, « Arintero (Juan-Gonzales) », dans M. Viller (dir.), DSAM, Tome 1, Paris,

    Beauchesne, 1937, col. 855-859. 22

    Réginald Garrigou-Lagrange est un dominicain français. On lui doit notamment Les trois âges de la vie

    intérieure (1938-1939), de même que Perfection chrétienne et contemplation selon saint Thomas d’Aquin

    et saint Jean de la Croix (1922). Voir Benoît Lavaud, « Garrigou-Lagrange (Réginald) », dans M. Viller

    (dir.), DSAM, Fascicules XXXIX-XL, Paris, Beauchesne, 1965, col. 128-134. 23

    Joseph de Guibert est un jésuite français. Il est particulièrement connu pour son ouvrage Leçons de

    théologie spirituelle (1943) et Études de théologie mystique (1930). Voir Michel Olphe-Galliard,

    « Guibert (Joseph de) », dans M. Viller (dir.), DSAM, Fascicules XLII-XLIII, Paris, Beauchesne, 1967,

    col. 1147-1154. 24

    Anselme Stolz est un bénédictin allemand. Il a notamment écrit Théologie de la mystique (1936). Voir

    Günther Switek, « Stolz (Anselme) », dans M. Viller (dir.), DSAM, Fascicules XCV, Paris, Beauchesne,

    1990, col. 1252-1257. 25

    À ce sujet, voir notamment Servais-Théodore Pinckaers, La vie selon l’Esprit. Essai de théologie

    spirituelle selon saint Paul et saint Thomas d’Aquin, Luxembourg, Éditions Saint-Paul (AMATECA

    Manuels de Théologie catholique XVII/2), 1996, p. 32-33 et Pierre Pourrat, La spiritualité chrétienne,

    Tome 4 : Les temps modernes, Paris, J. Gabalda et Cie, 1947, p. 629-646. 26

    Louis Bouyer est un pasteur luthérien qui se convertit au catholicisme et devient membre de la

    congrégation des prêtres de l’Oratoire. Parmi ses différentes publications, voir notamment Histoire de la

    spiritualité chrétienne (1960-1965) et Introduction à la vie spirituelle : précis de théologie ascétique et

    mystique (1960). 27

    Louis Cognet est un prêtre français. On lui doit de nombreux titres, dont Introduction à la vie chrétienne

    (1967) et La spiritualité moderne (1966). 28

    Charles-André Bernard est un jésuite français. Il a enseigné à l’institut de spiritualité de l’université

    Grégorienne. Il publie, en outre, Théologie symbolique (1978), Théologie affective (1984), Traité de

    théologie spirituelle (1986), Le Dieu des mystiques (1994-1998) et Théologie mystique (2005). 29

    François-Marie Léthel est un carme français. Il est professeur à la Faculté théologique Teresianum à

    Rome. Parmi ses ouvrages, voir notamment Connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance.

    La théologie des saints (1989) et Théologie de l’amour de Jésus. Écrits sur la théologie des saints (1996).

  • 6

    pour élaborer une typologie des voies mystiques chrétiennes30

    , Léthel privilégie une lecture

    inductive des écrits spirituels qui l’amène à montrer que tous les saints sont théologiens,

    selon un modèle qu’il nomme la théologie tétramorphe31

    . Au sein d’un même domaine,

    leurs démarches révèlent donc une diversité de perspectives envisageables.

    Dès lors, on ne s’étonnera pas de constater que, d’un chercheur à l’autre, la définition de la

    théologie spirituelle présente parfois des nuances32

    . Essentiellement, elle vise à rendre

    compte systématiquement de l’expérience spirituelle chrétienne, c’est-à-dire de

    l’expérience « de la vérité salvifique33

    » du Dieu révélé en Jésus-Christ, en vue du salut de

    tous. Une telle théologie est à la fois contemplative, spéculative et pratique. Elle est mue et

    informée par la vie théologale, au cœur de l’Église34

    .

    Comme en témoignent les remarques précédentes, la prise de conscience accrue de la

    dimension spirituelle de la théologie, notamment grâce à l’émergence d’un domaine

    spécifiquement consacré à la vie spirituelle, a permis d’ouvrir des horizons plus vastes pour

    30

    Par mystique, il faut entendre ici, non pas uniquement ce qui concerne les expériences spirituelles

    extraordinaires – telles les visions et les extases – mais ce chemin de foi quotidien où, dans la lumière de

    la Révélation évangélique et au souffle de l’Esprit, chaque baptisé est amené à communier au mystère de

    Dieu, suivant sa physionomie spirituelle propre. Au sujet de cette distinction entre expérience mystique et

    vie mystique, voir notamment Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, Tarascon, Éditions du

    Carmel, 1956, p. 314 et Thérèse Nadeau-Lacour, L’expérience de Dieu avec Thérèse d’Avila, Montréal,

    Fides, 1999, p. 22. Dans sa trilogie, Le Dieu des mystiques, Charles-André Bernard distingue trois types

    dominants de vie mystique chez les spirituels chrétiens : ceux qui privilégient les voies de l’intériorité

    (qu’on pourrait aussi appeler la mystique nuptiale), ceux qui s’attardent au dynamisme de la conformation

    au Christ et ceux qui priorisent la dimension apostolique. 31

    Pour Léthel, la théologie est à la fois mystique, pratique, spéculative et symbolique. Voir notamment F.-

    M. Léthel, Connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance. La théologie des saints,

    Venasque, Éditions du Carmel, 1989, p. 31-43. 32

    Cette situation découle également de la signification donnée aux mots « théologie » et « spirituelle ».

    L’intérêt de ce sujet dépasse toutefois la finalité de la présente recherche. 33

    [Commission théologique internationale], « La théologie aujourd’hui : perspectives, principes et critères »,

    La Documentation Catholique 2494/109 (2012), p. 686. La notion d’expérience est une réalité complexe.

    Elle est envisagée ici en tant qu’elle « relève du sens et non d’un vécu brut inanalysé, inarticulé ». Elle

    implique donc un sujet pensant, capable de distance critique et de « saisie interprétative ». Elle advient par

    le moyen du langage. Voir Thérèse Nadeau-Lacour, « L’expérience comme matériau privilégié pour une

    anthropologie théologique du sujet croyant », Laval Théologique et Philosophique 56/1 (2000), p. 67. Du

    même auteur, voir également Le temps de l’expérience chrétienne. Perspectives spirituelles et éthiques,

    Montréal/Paris, Médiaspaul, 2002, p. 25-26 et 35-39. 34

    À ce propos, voir notamment J. Ratzinger, « La vocation ecclésiale du théologien », p. 693-694, Michel

    Cagin, « Contempler la splendeur du mystère. Théologie et contemplation », Nova et vetera 2 (1996),

    p. 37-38, G. Lanave, « Why Holiness is Necessary for Theology… », p. 447-449, J.-P. Torrell,

    « Théologie et sainteté », p. 205-221, S.-T. Pinckaers, La vie selon l’Esprit…, p. 194 et Marie-David

    Weill, « Théologie et sainteté dans l’œuvre de Louis Bouyer », Nouvelle Revue Théologique 139/2 (2017),

    p. 230.

  • 7

    la recherche. Un des plus beaux fruits est probablement la reconnaissance de l’expérience

    comme lieu théologique35

    .

    S’appuyant sur le chemin parcouru au cours des dernières décennies, il devient alors

    intéressant de s’interroger sur la « fécondité théologique36

    » des auteurs spirituels. Sans

    doute faut-il établir préalablement une distinction, comme s’y applique Karl Rahner, entre

    « une littérature pieuse [qui] ne fait que répéter, sur un mode simplifié, ce qu’on trouve déjà

    dans les manuels de théologie » et « une littérature spirituelle […] qui précède la réflexion

    théologique, plus qu’elle proche des sources, d’une sagesse et d’une expérience supérieures

    à la science de l’école, une littérature dans laquelle la foi ecclésiale, la parole de Dieu et

    l’action du Saint-Esprit qui ne cesse d’agir dans l’Église, se présentent comme une parole

    plus proche des sources que celle des traités élaborés par les théologiens37

    ».

    Le processus engagé ici veut donc jeter quelque lumière sur le postulat d’une « fécondité

    théologique » possible de la pensée des auteurs spirituels, non de manière théorique, mais à

    partir de la figure singulière de Julienne et de son enseignement. Dans ce but, la démarche

    s’inscrit dans le domaine de la théologie spirituelle, plus précisément à la croisée de la

    théologie de la vie spirituelle38

    et de l’histoire de la spiritualité39

    . Elle comporte un volet

    historique, plus descriptif dans son approche, et un volet théologique, essentiellement

    inductif dans sa méthode – bien que les conclusions fassent également appel à un procédé

    déductif –, ce que la dynamique de la thèse rend clairement manifeste. Le cadre théorique

    35

    Pour approfondir le concept d’expérience, et sa lente acceptation comme « lieu théologique », outre les

    écrits de Thérèse Nadeau-Lacour déjà cités, on consultera avec profit les réflexions de Joseph Ratzinger,

    « Foi et expérience », Les principes de la théologie catholique, Paris, Téqui (Croire et savoir), 1982,

    p. 384-398, Jean Mouroux, L’expérience chrétienne. Introduction à une théologie, Paris, Aubier

    (Théologie), 1954, 377 p. et Rosino Gibellini, « Théologie et expérience », dans Panorama de la théologie

    au XXe siècle, Paris, Cerf (Théologies), 1994, p. 371-398.

    36 Sylvie Robert, « Vocation actuelle de la théologie spirituelle », Recherches de sciences religieuses 97/1

    (2009), p. 73. 37

    Karl Rahner, Éléments dynamiques dans l’Église, Paris, Desclée de Brouwer (Quaestiones disputatae 1),

    1967, p. 76. D’après Michel Dupuy, « Quand on mesure le rôle […] joué par l’expérience en théologie, la

    spiritualité apparaît non plus seulement opportune pour compléter et vivifier la théologie, mais même

    nécessaire pour la fonder ». Voir Michel Dupuy, « Spiritualité, II. La notion de spiritualité », dans M.

    Viller (dir.), DSAM, Fascicule XCV, Paris, Beauchesne, 1990, col. 1168. 38

    L’expression « théologie de la vie spirituelle » a le mérite d’indiquer que l’objet de la recherche est

    précisément « la vie spirituelle ». À la suite de quelques auteurs, notamment Thérèse Nadeau-Lacour,

    Andrew Louth et François-Régis Wilhélem, nous faisons nôtre cette expression. 39

    Bernard Peyrous définit l’histoire de la spiritualité comme « l’histoire de cette aventure de l’humanité

    dans sa relation la plus intime avec Dieu ». Voir Bernard Peyrous, Histoire de la spiritualité chrétienne,

    Paris, Éditions de l’Emmanuel, 2010, p. 10.

  • 8

    qui sous-tend l’ensemble de la recherche est celui de la théologie et de la doctrine

    catholiques, en ce qu’elles informent la vision de l’auteur étudié.

    Certes, le choix de privilégier l’œuvre de Julienne pour ce travail peut sembler étonnant.

    Celle-ci n’a pas écrit de traité systématique de spiritualité comme l’ont fait, par exemple,

    Thérèse d’Avila (1515-1582) ou Jean de la Croix (1542-1591)40

    . Pourtant, lorsqu’on

    considère soigneusement l’héritage qu’elle a laissé, une constatation s’impose : celui-ci

    laisse émerger une doctrine spirituelle ou, si l’on préfère, une spiritualité41

    . En effet,

    Julienne propose une diversité de réflexions qui concernent l’intelligence de la foi

    chrétienne et l’agir qui en découle. Elle cherche ainsi à conduire ses auditeurs vers le plein

    épanouissement de leur vie baptismale, c’est-à-dire vers la sainteté42

    . À ce sujet, elle notait

    en 1961 : « une spiritualité n’a sa raison d’être qu’en vue de l’union au Père, dans le Verbe,

    par l’Amour43

    ». Comme cette citation permet de l’entrevoir, l’enseignement de Julienne

    mérite attention du point de vue de la théologie spirituelle.

    Avant d’entrer davantage dans l’élaboration de ce projet, il convient toutefois de présenter

    plus amplement l’auteur retenu et son œuvre.

    2. Repères biographiques

    Le nom de Julienne Dallaire est pratiquement étranger au monde de la recherche

    universitaire. À ce jour, aucune étude ne s’est intéressée à sa personne et à ses écrits, si ce

    n’est un article de Thérèse Nadeau-Lacour dans un dictionnaire consacré aux femmes

    40

    Thérèse d’Avila écrit Le château intérieur et Jean de la Croix La montée du Carmel. 41

    Le mot spiritualité est utilisé ici dans la perspective de la suite du Christ. Comme le précise Solignac, « Les spiritualités diverses qui apparaissent dans l’histoire ecclésiale ne sont que des applications

    particulières de la spiritualité de l’Évangile. Le personnage ou le groupe qui les instaurent privilégient sans

    doute un aspect de la spiritualité évangélique dont ils font le centre dynamique de la vie concrète, mais en

    fait, ce centre privilégié – si la spiritualité est authentique – n’est qu’un point de référence à partir duquel

    la totalité de l’Évangile est vécue ». Voir Aimé Solignac, « Spiritualité, I. Le mot et l’histoire », dans

    M.Viller (dir.), DSAM, Fascicules XCIV-XCV, Paris, Beauchesne, 1989, col. 1152. 42

    Au sujet du rapport entre le baptême et la sainteté, le concile Vatican II écrivait : « Les adeptes du Christ,

    appelés par Dieu et justifiés en Jésus-Christ non à cause de leurs œuvres, mais selon le dessein et la grâce

    de Dieu, sont vraiment devenus, dans le baptême de la foi, fils de Dieu et participants de la nature divine

    et ont été, par conséquent, réellement sanctifiés. Ils doivent donc, avec l’aide de Dieu, maintenir et

    perfectionner dans leur vie cette sainteté qu’ils ont reçue ». Voir la Constitution dogmatique Lumen

    gentium, no 40. La plus récente exhortation apostolique du pape François porte précisément sur l’appel à la

    sainteté qui découle de la grâce du baptême. Voir Exhortation apostolique Gaudete et Exsultate sur l’appel

    à la sainteté dans le monde actuel, Montréal/Paris, Médiaspaul, 2018, 122 p. (spécialement les nos

    14 à 24). 43

    21 novembre 1961, p. 9. On remarquera, au passage, la perspective trinitaire de la réflexion de Julienne.

  • 9

    mystiques44

    et une courte biographie spirituelle de Bernard Peyrous45

    . C’est donc un vaste

    champ inexploré qui s’offre à une investigation, tant au plan de la connaissance de cette

    spirituelle que de la découverte de son œuvre.

    En quelques mots, qui est cette femme dont la vie s’échelonne au long du vingtième

    siècle ?

    Julienne naît à Québec, dans l'actuel quartier Saint-Roch, le 23 mai 1911. Fille de Gaudiose

    Dallaire (1888-1962) et de Alexina Faucher (1890-1968), elle est la deuxième d’une famille

    de onze enfants. C’est dans ce milieu de condition modeste, mais fortement imprégné de foi

    chrétienne, où se répercutent les défis et les espérances d’une société québécoise en pleine

    mutation, que Julienne puise les fondements de sa vie humaine et spirituelle.

    Habitée dès son plus jeune âge par un désir de consacrer sa vie à Dieu, Julienne voit son

    rêve s’évanouir peu à peu en raison d’une santé fragile. Elle se résigne alors, par la force

    des événements, à vivre sa foi au cœur du monde. Le souvenir de sa personne serait sans

    doute tombé dans l’oubli – à l’exemple de nombreux croyants engagés dans leur temps –,

    sans l’émergence d’un projet singulier qui voit le jour le 30 avril 1945.

    Après un discernement sagement mûri, avec l’aide du chanoine Cyrille Labrecque (1883-

    1977)46

    et du cardinal Jean-Marie Rodrigue Villeneuve (1883-1947)47

    , Julienne fonde, à la

    fin de la deuxième guerre mondiale, une congrégation religieuse portant le nom de

    44

    Thérèse Nadeau-Lacour, « Julienne du Rosaire », dans Audrey Fella (dir.), Les femmes mystiques. Histoire

    et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, 2013, p. 522-525. 45

    Bernard Peyrous, « Mère Julienne du Rosaire, 1911-1995 », dans Joachim Bouflet, Bernard Peyrous,

    Marie-Ange Pompignoli, Des saints au XXe siècle : pourquoi ?, Paris, Éditions de l’Emmanuel, 2005,

    p. 255-256. L’auteur reprend une même présentation de Julienne Dallaire dans La sainteté canadienne,

    Montréal, Novalis, 2016, p. 454-456. 46

    Né le 29 mars 1883 à St-Raphaël de Bellechasse, Cyrille Labrecque est ordonné prêtre pour le diocèse de

    Québec le 2 avril 1911. Il devient alors vicaire à St-Raymond de Portneuf puis, quelques semaines plus

    tard, vicaire à la cathédrale de Québec. Entre 1920 et 1929, des poussées de tuberculose ne lui permettent

    pas d’exercer un ministère continu. De 1929 à 1955, il assume la direction de la Semaine religieuse de

    Québec, revue qui existe encore aujourd’hui sous le nom de Pastorale Québec. L’abbé Labrecque sera

    créé chanoine honoraire, le 17 avril 1933, par le cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve, omi. À partir

    de 1945, la fondation de la congrégation des Dominicaines Missionnaires Adoratrices occupe une large

    part de son temps. Il meurt le 8 mars 1977. (Archives des Dominicaines Missionnaires Adoratrices) 47

    Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve fut archevêque de Québec de 1931 à 1947. En 1933, il est créé cardinal

    par le pape Pie XI. (Archives du diocèse de Québec)

  • 10

    Dominicaines Missionnaires Adoratrices48

    . Cet événement marque un tournant majeur dans

    son existence. Il inscrit, pour ainsi dire, une démarcation entre un « avant » et un « après »

    fondation.

    Loin d’être uniquement un repère chronologique, cette précision laisse apparaître deux

    étapes fondamentales dans la vie de Julienne : une première, qu’il conviendrait d’appeler le

    temps du mûrissement ou de la croissance, et une seconde, que l’on pourrait qualifier de

    temps du témoignage et de la fécondité. En un sens, au-delà d’un donné séquentiel, ces

    deux pôles attirent le regard sur un dynamisme intérieur qui se déploie dans le temps et

    s’inscrit dans un contexte socio-ecclésial particulier. Vouloir connaître Julienne implique

    de chercher à approcher, a posteriori, ce chemin spirituel qui parvient à son terme le 6

    janvier 199549

    .

    Il est vrai que l’initiative d’une fondation – et sa reconnaissance par l’Église – confère à

    Julienne une visibilité et une autorité singulière. Au fil des jours, elle déploiera une

    maternité spirituelle au sein de sa communauté et même en dehors de celle-ci. Sa mission

    trouvera ainsi un prolongement, par-delà les frontières de l’espace et du temps, non

    seulement à travers la vie et l’engagement des membres de sa famille spirituelle50

    , mais

    aussi – et peut-être plus que jamais – par l’intermédiaire de ses convictions consignées et

    conservées par ses contemporains. Car, en la personne de Julienne fondatrice, l’Église

    accueillait à la fois un projet et une doctrine. Son héritage manuscrit est ce qui intéresse

    principalement la présente recherche.

    3. Le corpus de textes

    L’œuvre de Julienne est particulièrement volumineuse. Elle comporte des conférences, des

    notes personnelles et une correspondance importante. Ces documents, qui totalisent plus de

    48

    Avant son érection canonique, le 7 octobre 1948, la congrégation portera temporairement le nom de

    Société du Cœur Eucharistique. (Archives DMA) 49

    Pour des indications biographiques plus détaillées, voir l’annexe I intitulée Repères biographiques. On

    pourra aussi consulter [Dominicaines Missionnaires Adoratrices], Femme de lumière et de feu. Mère

    Julienne du Rosaire op, Beauport, Cénacle, 1997, 129 p. Dans cet ouvrage, le chanoine Cyrille Labrecque

    dresse un portrait particulièrement significatif de Julienne. Voir p. 58. 50

    Outre les sœurs de la congrégation, la famille Dominicaine Missionnaire Adoratrice regroupe actuellement

    la Fraternité Dominicaine Missionnaire Adoratrice, les Familles Eucharistiques et la Fraternité sacerdotale

    du Cœur Eucharistique. (Archives DMA)

  • 11

    quatorze mille pages, sont conservés dans les archives des Dominicaines Missionnaires

    Adoratrices.

    Toutefois, en raison de la loi du gouvernement du Québec concernant l’accès aux archives

    privées51

    , les lettres et les notes intimes ne peuvent être consultées. Il s’agit d’une mesure

    visant à assurer la protection des renseignements personnels contenus dans ces diverses

    pièces historiques. En effet, vu la quasi-contemporanéité de Julienne, certains destinataires

    ou personnes évoquées dans les documents sont toujours vivants. Un délai minimal de

    trente ans – ou davantage selon les cas – doit être observé pour ne pas porter atteinte à leur

    vie privée.

    Les conférences constituent donc, à l’heure actuelle, l’unique matériau disponible pour la

    recherche. Cela représente à la fois un défi et une chance. Défi de ne pouvoir prendre la

    mesure de l’ensemble de l’œuvre en ses différentes formes d’expressions. Chance de

    travailler sur une portion restreinte – encore que très imposante – pour aborder la pensée

    d’un auteur qui n’a jamais fait l’objet d’une étude approfondie.

    3.1 État et présentation des conférences

    Les conférences de Julienne sont, pour la majorité, des entretiens spontanés donnés entre

    1946 et 1992 – ce qui explique le style oral et parfois éclaté que l’on remarque à la lecture.

    Elles s’adressent principalement aux Dominicaines Missionnaires Adoratrices, mais aussi à

    des laïcs et à des prêtres. Ces diverses conférences ont été, soit enregistrées sur support

    audio, soit recueillies en sténographie. Au fil des années, un travail de transcription a

    conduit à la formation d’un corpus d’environ quatre mille pages. Celui-ci se présente dans

    sa forme la plus élémentaire, c’est-à-dire neuf cartables de textes imprimés sur papier

    format lettre52

    . Dans son état actuel, cet héritage manuscrit ne fait pas l’objet d’une

    classification homogène. Certains documents sont classés par titres – notamment les séries

    51

    À ce sujet, on pourra notamment consulter [Gouvernement du Québec], « Loi sur les archives », 2009.

    [http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=2&file=/A_21_1/

    A21_1.htm] (Consulté le 8 mai 2012). 52

    Un travail de numérisation des enseignements de Julienne est actuellement en cours. La présente

    recherche s’est toutefois essentiellement effectuée dans la version papier.

  • 12

    –, d’autres par dates53

    . Il faut également noter que l’apparat critique est pratiquement

    inexistant. De plus, aucune concordance de mots récurrents, thèmes ou citations bibliques

    n’a encore été réalisée pour faciliter la recherche54

    . Un travail important reste donc à faire

    en vue d’une édition critique des enseignements de Julienne55

    .

    De son vivant, Julienne elle-même a entrepris une relecture des textes conservés. Elle

    souhaitait s’assurer que ses propos, souvent librement prononcés, soient suffisamment

    nuancés pour ne pas produire de confusion. Elle n’a toutefois pas réussi à terminer cette

    révision avant son décès. Pour cette raison, la prieure générale des Dominicaines

    Missionnaires Adoratrices n’a pas donné l’autorisation de citer les conférences non

    vérifiées, c’est-à-dire celles qui sont rassemblées dans les cartables six à neuf. Elles

    peuvent uniquement être consultées.

    Différents thèmes sont abordés dans cette collection de conférences de Julienne. Ils

    rejoignent essentiellement les mystères de la foi et les réalités concrètes de la vie chrétienne

    et/ou de la vie consacrée. Au fil des pages, Julienne adopte tour à tour des points de vue

    doctrinaux et pratiques. L’enseignement et la vie de l’Église y côtoient le récit de son

    expérience personnelle. Elle cite, explique, questionne, illustre, raconte, exhorte, toujours

    dans le but de conduire son lecteur à pénétrer plus avant dans la Révélation apportée par le

    Christ.

    Parmi les sujets de prédilection de Julienne, les fêtes et les temps liturgiques (Avent, Noël,

    Carême, Pâques, Pentecôte, Toussaint, fêtes mariales, etc.) sont largement commentés,

    généralement à la lumière des textes bibliques. En de nombreuses occasions, elle revient

    53

    Les conférences classées par titres – dans les cartables 1 et 5 – seront citées par leurs titres dans la thèse,

    alors que celles rassemblées par dates – dans les cartables 2, 3 et 4 – seront citées uniquement par leurs

    dates, plusieurs n’ayant pas de titres. 54

    Pour appuyer certaines affirmations, un début de concordance a dû être effectué. À ce sujet, voir les

    annexes III, IV, VI, VII. 55

    Par souci d’unifier les citations dans la thèse, une certaine latitude a été prise par rapport au texte écrit des

    conférences de Julienne qui, d’un document à l’autre, présente souvent des divergences en termes de

    règles d’écriture – notamment en ce qui concerne l’usage des majuscules. De plus, il faut noter que

    l’utilisation du terme « écrit » réfère, non au fait que Julienne ait elle-même produit un document

    manuscrit – ce qui est occasionnellement le cas – mais au matériau dans sa forme écrite dont dispose le

    lecteur actuel.

  • 13

    également sur ce qui concerne la prière, les sacrements – particulièrement l’Eucharistie –,

    l’appel à la vie missionnaire et à la sainteté.

    Au plan doctrinal, sa pensée gravite autour de questions et d’enjeux christologiques,

    trinitaires, mariologiques, anthropologiques, sotériologiques, eschatologiques,

    ecclésiologiques et missiologiques.

    S’il n’est pas possible de donner une présentation systématique de chaque conférence – leur

    nombre étant trop imposant et les précisions circonstancielles faisant parfois défaut –, il

    convient néanmoins de situer brièvement celles qui, dans les cartables 1 et 5, sont classées

    par titres. Elles constituent le noyau privilégié – formé de quinze documents – duquel est

    extrait la majeure partie des citations de la thèse56

    .

    Charité fraternelle (CF) regroupe sept conférences prononcées par Julienne en 1959, à

    l’intention des Dominicaines Missionnaires Adoratrices. Elles portent sur la vertu de charité

    et certaines implications pratiques qui en découlent au quotidien. Il s’agit d’un document de

    cinquante-cinq pages.

    Commentaire de l’offrande au Cœur Eucharistique (CE) est une explication détaillée d’une

    prière composée par le Père Marie-Michel Philipon op, lors d’une profession religieuse

    chez les Dominicaines Missionnaires Adoratrices, le 4 août 1956. Julienne commente

    chaque phrase de la prière – ou segment de phrase – l’espace de cent vingt-deux pages.

    Esprit Originel (EO) est un ensemble de trente conférences qui traitent des éléments