Mondialisation et expansion du capital : une logique ...

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Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2002 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 16 juil. 2022 17:50 Frontières Article de fond Mondialisation et expansion du capital Une logique séculaire de marginalisation ? Omar Aktouf Volume 14, numéro 1, automne 2001 Où est la marge ? URI : https://id.erudit.org/iderudit/1074144ar DOI : https://doi.org/10.7202/1074144ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Université du Québec à Montréal ISSN 1180-3479 (imprimé) 1916-0976 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Aktouf, O. (2001). Mondialisation et expansion du capital : une logique séculaire de marginalisation ? Frontières, 14(1), 6–13. https://doi.org/10.7202/1074144ar Résumé de l'article En ces temps d’expansion de la logique de la maximisation du capital à l’échelle de la planète, il est à se demander, devant fusions-acquisitions-recentrations démultipliées; licenciements massifs jusque dans certains bastions de l’économie dite sociale de marché – Allemagne (Daimler Benz), Scandinavie (Ericsson), Japon (Nissan et Mitsubishi) – si notre économie mondialisée ne s’achemine pas vers l’exclusion de tout sauf d’elle-même. Ce qui, bien évidemment, serait le comble de l’absurde! C’est aux racines historiques, idéologiques et socioéconomiques de cette persévérance dans ce qui paraît de plus en plus absurde que s’attaque le présent texte. Jusqu’où ira la logique de la recherche du profit maximal ?

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Document généré le 16 juil. 2022 17:50

Frontières

Article de fond

Mondialisation et expansion du capitalUne logique séculaire de marginalisation ?Omar Aktouf

Volume 14, numéro 1, automne 2001Où est la marge ?

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1074144arDOI : https://doi.org/10.7202/1074144ar

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Éditeur(s)Université du Québec à Montréal

ISSN1180-3479 (imprimé)1916-0976 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleAktouf, O. (2001). Mondialisation et expansion du capital : une logiqueséculaire de marginalisation ? Frontières, 14(1), 6–13.https://doi.org/10.7202/1074144ar

Résumé de l'articleEn ces temps d’expansion de la logique de la maximisation du capital àl’échelle de la planète, il est à se demander, devantfusions-acquisitions-recentrations démultipliées; licenciements massifs jusquedans certains bastions de l’économie dite sociale de marché – Allemagne(Daimler Benz), Scandinavie (Ericsson), Japon (Nissan et Mitsubishi) – si notreéconomie mondialisée ne s’achemine pas vers l’exclusion de tout saufd’elle-même. Ce qui, bien évidemment, serait le comble de l’absurde! C’est auxracines historiques, idéologiques et socioéconomiques de cette persévérancedans ce qui paraît de plus en plus absurde que s’attaque le présent texte.Jusqu’où ira la logique de la recherche du profit maximal ?

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A R T I C L E

Mondialisationet expansion

du capitalUne logique séculairede marginalisation ?

RésuméEn ces temps d’expansion de la logique dela maximisation du capital à l’échelle dela planète, il est à se demander, devantfusions-acquisitions-recentrations démul-tipliées ; licenciements massifs jusquedans certains bastions de l’économie ditesociale de marché – Allemagne (DaimlerBenz), Scandinavie (Ericsson), Japon(Nissan et Mitsubishi) – si notre économiemondialisée ne s’achemine pas versl’exclusion de tout sauf d’elle-même. Cequi, bien évidemment, serait le comble del’absurde ! C’est aux racines historiques,idéologiques et socioéconomiques decette persévérance dans ce qui paraîtde plus en plus absurde que s’attaque leprésent texte. Jusqu’où ira la logiquede la recherche du profit maximal ?

Mots clés : Globalisation – capital –marginalisation – exclusion mortifère

AbstractIn these times of capital-maximizationlogic expansion on a global scale, onecould wonder, faced with reinforcedfusion-acquisition-recentralizations andmassive layoffs as far as some bastions ofthe market social economy – Germany(DaimlerBenz), Scandinavia (Ericsson),Japan (Nissan and Mitsubishi) – if ourglobalized economy is headed towardexclusion of everything save for itself.This, quite obviously, would be theepitome of the absurd ! This article tacklesthe historical, ideological and socioeco-nomic roots of this perseverance in whatseems more and more absurd. How farwill the logic of research into maximumprofit go ?

Key words : globalization – capital –marginalization – mortifying exclusion

« LA QUESTION DÉCISIVE POUR LE DESTIN DE L’ESPÈCE HUMAINEME SEMBLE ÊTRE DE SAVOIR SI ET DANS QUELLE MESURE

SON DÉVELOPPEMENT CULTUREL RÉUSSIRA À SE RENDRE MAÎTREDE LA PERTURBATION APPORTÉE À LA VIE EN COMMUN

PAR L’HUMAINE PULSION D’AGRESSION ET D’AUTO-ANÉANTISSEMENT.À CET ÉGARD, L’ÉPOQUE PRÉSENTE MÉRITE JUSTEMENT

UN INTÉRÊT PARTICULIER. LES HOMMES SONT PARVENUS SI LOINDANS LA DOMINATION DES FORCES DE LA NATURE

QU’AVEC L’AIDE DE CES DERNIÈRES IL LEUR EST FACILEDE S’EXTERMINER JUSQU’AU DERNIER. »

SIGMUND FREUD

« L’HOMME, PAR SON ÉGOÏSME TROP PEU CLAIRVOYANTPOUR SES PROPRES INTÉRÊTS, PAR SON PENCHANT À JOUIR

DE TOUT CE QUI EST À SA DISPOSITION, EN UN MOT,PAR SON INSOUCIANCE POUR L’AVENIR ET POUR SES SEMBLABLES,

SEMBLE TRAVAILLER À L’ANÉANTISSEMENTDE SES MOYENS DE CONSERVATION ET À LA DESTRUCTION MÊME

DE SON ESPÈCE… ON DIRAIT QUE L’HOMME EST DESTINÉÀ S’EXTERMINER LUI-MÊME APRÈS AVOIR RENDU LE GLOBE INHABITABLE. »

JEAN-BAPTISTE DE LAMARCK

Omar Aktouf, Ph.D.,professeur à l’École des hautes études commerciales (HEC),

Montréal.

Lorsque l’Église catholique, par la voixdu Vatican, classe le XXe siècle commele siècle le plus barbare de l’humanité.Lorsque trois milliards d’individus – lamoitié de la planète – «vit » avec moins dedeux dollars par jour par la grâce, en parti-culier, de « salaires» de famine versés parles multinationales et les entreprises

délocalisées, lorsque 225 milliardaires pos-sèdent l’équivalent de ce que devraientposséder plus de deux milliards de per-sonnes, lorsque 51 corporations égalentles 100 premières économies du monde,lorsque l’économie mondiale est à 90% spé-culative, lorsque la privatisation du secteurde l’électricité en Californie et au Brésilaboutit à un rationnement énergétique dequasi état de guerre, lorsque tour à tourGeorges Bush père et fils annoncent que lesÉtats-Unis ne ratifieront ni les accords de

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Rio ni ceux de Kyoto sur la réduction de lapollution globale «pour préserver le niveaude vie et l’économie des Américains »,lorsque 15 % des habitants de la planèteaccaparent 85 % des richesses mondiales,lorsque 300 PDG américains touchent212 fois le salaire moyen…, est-on encoreloin du non-sens absolu? Lorsque la seulemultinationale GM réalise, sur les dernièresquinze années, des profits de 34 milliardsde dollars américains tout en recevant desmilliards de subventions et jette en mêmetemps 260000 employés à la rue, tout enprovoquant, avec les rejets hautementtoxiques de ses hauts fourneaux autour desGrands Lacs, la mort lente et régulière desgrands cétacés ainsi que de la faune etde la flore du golfe Saint-Laurent…, quihésite-t-on encore à pointer du doigt commeprincipaux responsables de la marginali-sation grandissante des humains et de lamort du milieu ambiant ? Que veut encoredire la formule «efficacité économique»?

Cette question de savoir comment etpourquoi l’humanité – ou plutôt une cer-taine humanité, celle issue de l’Europe del’Ouest après la révolution industrielle – apoussé, en deux siècles et demi, les chosesjusqu’à un niveau de cynisme qui prétendfaire le bonheur des gens en en faisant deschômeurs et organiser leur confort en tuantà petit feu la nature pour le profit, revient àposer celle de la tenace supériorité /univer-salité du management et de l’économismede type américain, largement appliqués(sinon imposés par des organismes commele FMI) à l’échelle de toute notre Terre.C’est-à-dire poser la question de ses justifi-cations, autant dans ses origines et évolu-tion ethnohistoriques, que socioécono-miques, doctrinaires et théoriques. C’est lafaçon la plus adéquate de démasquer lesraisons profondes du désarroi dans lequelsont plongés théoriciens et praticiensdevant la désormais structurelle incapacitédu système à re-générer et combiner bien-être et équilibres économiques. Une simplerelecture critique et un retour à une grilled’analyse plus dialectique-marxiste quefonctionnaliste, quant aux contextes denaissance et d’expansion de ce que l’auteurdénomme « l’économie-management »,suffiraient, je pense, à nous édifier sur lesvéritables enjeux et défis que nous pose laplanète pour demain.

L’EXPANSION MORTIFÈREDU MODÈLE INDUSTRIELDEPUIS LE XVIIIe SIÈCLEEn tout premier lieu se pose la question

de savoir pourquoi une certaine humanité –celle de l’Occident de l’ancien et du nou-veau monde de la toute fin du XIXe siècleau début du XXe siècle (en fait, entre la der-nière décennie de 1800, avec les premiers

pas des travaux de Taylor et de Fayol ; etla seconde décennie de 1900, avec leurpublication et généralisations dans lepublic) – a soudainement eu besoin d’unetoute nouvelle et même chose qui s’estappelée scientific management d’un côté del’océan Atlantique, et administration géné-rale et industrielle de l’autre?

Beaucoup prétendent que ce sont lesprogrès de la production industrielle com-binés à l’explosion de la consommationde masse qui auraient créé la nécessité derationaliser le travail pour le mettre àla hauteur des fruits technologiques récol-tés après les semailles de la révolutionindustrielle.

Les tout premiers théoriciens de l’art debien conduire (maximiser) la marche del’atelier (Taylor) et de l’organisation (Fayol),auraient été les génies du nouveau bond enavant que venait d’accomplir… rien demoins que… l’humanité. Bond qui consistedésormais à s’acharner à toujours et sanscesse tirer le maximum de contre-valeur dufacteur travail.

La plus grande et la plus durable desmystifications managériales est partie sansdoute de là : présenter tout cela comme unepercée de la science et de l’évolution dessociétés alors que cela n’a jamais été – commel’a écrit d’ailleurs Fayol lui-même –, que ladoctrine résultant de la synthèse des idées desgrands dirigeants d’entreprises. Que peut-ily avoir là qui ait rapport avec la sciencecomme telle ou le progrès pour l’humanité?

À l’instar du genre de mémoire collec-tive entretenue à propos de l’histoire engénéral, il en est une, presque lyrique, ausujet de la révolution industrielle. Qui eneffet n’est pas (hormis quelques spécialisteset historiens) convaincu que cette révolu-tion a été une percée majeure et décisivepour le progrès de l’humanité? Apportantprospérité et mieux-être généralisés surune triple et noble base : la science, la tech-nique (modernisant et rentabilisant, dit-on,l’artisanat) et une nouvelle race d’hommes,aussi audacieux qu’épris de liberté, d’al-truisme (créateurs d’emplois) et de travailacharné (par opposition à l’aristocratie), lesentrepreneurs.

Il y a là plusieurs mystifications dontprofiteront abondamment les champs dis-ciplinaires qui seraient ensuite connus sousles noms de science économique et mana-gement. Le maître mot de ces mystificationssera le qualificatif « libre » : libre marché,libre entreprise, libre travail, libre concur-rence... Toutes ces nouvelles libertés étantbien sûr censées avoir été conquises contrel’inique ci-devant régime aristocratique.

En fait, science, techniques et entrepre-neurs n’ont jamais été que les nouveauxvêtements avec lesquels on habillait lalégitimation d’une nouvelle domination

remplaçant celle des aristocrates d’ancienrégime: la domination des hommes d’argentplutôt que celle des hommes de guerre, decharisme, de nom ou de lignée familiale.À consulter des livres sérieux d’histoire1,il faut être de mauvaise foi pour ne pass’apercevoir que les véritables acteurs decette révolution n’ont été ni des scienti-fiques, ni de besogneux artisans, ni degénéreux Robins des bois pétris de témé-rité et d’esprit de création, mais bien plustrivialement des faiseurs d’argent, entreautres, pour ce qui est de l’Angleterre desXVIIIe et XIXe siècles, les commerçantsdrapiers2.

UN ANCÊTREDE LA MARGINALISATION :LA MORT DU LIEN SOCIAL FÉODALET DE LA LIBERTÉ ARTISANALEAprès avoir réussi la ruine massive des

artisans tisserands grâce à la mise à dispo-sition des nouveaux manufacturiers decohortes innombrables de bras plus tail-lables et plus corvéables que jamais : lesserfs et les petits paysans3 précipités parfoules entières dans l’errance et la famine àla suite de l’adoption des fameuses Lois surles clôtures (lois sur le regroupement desterres et l’expulsion des serfs et des paysanslibres installés sur les terres domaniales) etde la Loi sur la pauvreté (loi assignant àrésidence les plus pauvres sous couvertde charité) qui ont permis aux seigneurs,en dépit de la loi coutumière, de remem-brer les terres, de les clôturer et d’yélever massivement le mouton afin deconstruire de plus grosses fortunes surle commerce des lainages (en grandedemande depuis les révolutions en tech-niques agronomiques introduites par lesHollandais et les surplus de revenusagricoles qui s’en sont suivis).

Les « mises au chômage » et les regrou-pements de ces serfs et paysans démunisde tout – ainsi que de leurs femmes etenfants – dans les lugubres manufactures,seront l’archétype du fonctionnement dusystème capitaliste : toujours créer etentretenir des armées de réserve de« prêts à accepter n’importe quoi poursurvivre ».

Le taux de profit provenant de la diffé-rence entre le prix du travail indispensableà la survie du travailleur (soumis à desconditions de cruauté, de dénuement et demisère indescriptibles4 ) et celui de la tota-lité du travail fourni par ce même travailleurétait le premier échelon du nouveau para-dis des nouveaux maîtres de la sociétébritannique… Le cadre sociopolitique estalors marqué par une liberté aussi nouvelleque lucrative : la libération des nouveauxseigneurs manufacturiers (contrairement àceux de l’ancien régime) des obligations

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liées aux exigences coutumières de protec-tion, de logement obligatoire sur leursterres, de nourriture, de soins... envers lesserfs, inconditionnellement attachés à laglèbe (c’est-à-dire à la terre sur laquelle ilsvivent). L’immense détresse des ouvriers,comme en témoignent d’innombrables rap-ports de fonctionnaires, n’avait d’égal queles colossales accumulations de fortunes parles nouveaux capitaines d’industrie5.

Vers la fin du XIXe siècle, selon touteapparence, des difficultés d’un nouveaugenre, sans doute inattendues, vont surveniret faire émerger les bases de cette nouvellescience qui marquera tout le XXe siècle : lemanagement (sous-tendu par la pensée éco-nomique néoclassique). Mais que s’est-ilpassé au juste pour en arriver là ?

Disons en gros que l’ossature de ce quel’on dénomme aujourd’hui management estapparue, officiellement, en quelques années(exactement cinq) sous la forme de deuxpublications majeures : Scientific Manage-ment de F. Taylor en 1911 aux États-Unis,et Principes d’administration industrielle etgénérale de H. Fayol en 1916 en France.Pourquoi donc cette partie de l’humanitéa-t-elle eu besoin, de façon si soudaine etdes deux côtés de l’Atlantique à la fois (làoù s’installait avec force le nouveau règnede l’industrie capitaliste), de cette nouvellescience?

Il faut considérer un aspect très impor-tant de l’évolution de la société et de l’éco-nomie du vieux monde entre le XVIIIe etla fin du XIXe siècle pour comprendrece qui s’est passé : la montée de la démo-cratisation-républicanisation des régimeseuropéens, jusque-là majoritairementmonarchiques et aristocratiques. Cettemontée de régimes plus républicains (mêmesous forme de monarchie parlementairecomme en Angleterre) a entraîné un chan-gement de première importance dans la viepolitique des pays concernés par la révolu-tion industrielle. C’est le changement dansle mode de désignation et d’accès au pou-voir. En effet, l’accès au pouvoir était deplus en plus, et même de manière impar-faite, une question d’obtention de la majo-rité des voix, à l’échelle de la nation. Lesmilieux politiques ont donc été obligés, bongré mal gré, de proposer de faire passer desmesures et des lois de plus en plus favo-rables à la classe la plus nombreuse,celle des travailleurs, en proportion de sacapacité à infléchir les résultats desélections6.

C’est là, à mon sens, le nœud gordien del’explication de cette soudaine, et bilaté-rale, apparition de la science du manage-ment et de l’administration industrielle etgénérale. Les raisons en sont très claires.Avec la montée de lois imposant un mini-mum de respect du travail et du travailleur

Tout ce nouveau mouvement d’organi-sation /contrôle du travail peut porter unautre nom : la recherche d’une nouvelleforme de plus-value : la plus-value relative,après la plus-value absolue, c’est-à-dire uneplus-value obtenue grâce à un rapport deforce absolu et unilatéral, depuis toujoursen faveur du propriétaire.

Par ce pouvoir omnipotent dont ildisposait, le propriétaire manufacturierpouvait imposer l’horaire que bon lui sem-blait, payer le salaire qu’il voulait, octroyerles conditions qui lui plaisaient... bref,n’accorder que ce que son bon vouloiret ses intérêts personnels maximalistes luidictaient.

Mais les lois et les dispositions succes-sives sur le travail ne cessent d’être de plusen plus contraignantes quant au bon vouloirpatronal (lois et dispositions acquises le plussouvent de hautes et sanglantes luttesouvrières). Ces lois finirent par grugerla plus-value absolue de façon telle que lepouvoir même des patrons en était menacé,puisque l’accaparement de cette plus-value(donc du profit) était une source fondamen-tale du maintien et du renforcement dupouvoir de la classe des possédants.

Il fallait trouver une autre forme deplus-value qui permette de contournerces nouvelles limites imposées à la plus-value absolue. Ce fut le premier résultatoffert par la toute fraîche science du mana-gement : l’introduction de la plus-valuerelative, obtenue par le transfert de l’orga-nisation du travail et de son contrôle depuisl’employé de base vers les dirigeants etpatrons.

C’est exactement et tout à fait explicitementce que Taylor affirmait rechercher depuisle début de ses travaux sur l’organisationdes ateliers, tandis que Fayol, lui, condes-cendait à laisser 5 % de « fonction adminis-trative » à l’exécutant et à l’ouvrier, les 95%restants étant répartis sur l’ensemble de lahiérarchie, dont… 50% pour le seul direc-teur général !

Dans le but de maximiser cette nouvellefaçon d’obtenir de la plus-value, il fallutd’abord étudier à fond ce que fait le tra-vailleur (jusqu’aux gestes par seconde !)pour ensuite lui retourner le tout sous formede descriptions de postes et autres fichesdes temps et mouvements.

Voilà les sources fondamentales ayantpréparé et marqué la naissance du mana-gement, ainsi d’ailleurs que toutes sesprincipales orientations futures. Orientationsqui ne seront que perpétuelle recherche demoyens les plus divers (depuis les relationshumaines, jusqu’à la culture d’entreprise, enpassant par la direction par objectifs et autresmanagement par l’excellence et gestion stra-tégique des ressources humaines, ou encoreTotal Quality Management... ré-ingénierie…

(salaires minimums, conditions d’hygièneet de sécurité, congés payés, protectionen cas de maladies ou d’accidents, horairesde travail réduits et plus stricts, repos heb-domadaire...), le producteur industriel s’estpetit à petit retrouvé devant un problèmeinusité : des structures de coûts de produc-tion plus élevées, et donc des espérancesde profits – à travail conduit de la mêmemanière – toujours plus réduites.

C’est là, bien entendu, une situation quepouvaient difficilement tolérer les entrepre-neurs et capitaines d’industries pour qui, pardéfinition, le profit doit être rapide, maxi-mal et toujours en hausse exponentielle. Ilfallait donc se sortir de ce qui menaçaitde donner corps à l’un des éléments lesplus néfastes aux desiderata du capital, ceque Karl Marx appellera la baisse tendan-cielle des taux de profits.

Voici donc, selon toute évidence, la rai-son pour laquelle l’humanité (encore unefois, occidentale, rationaliste, matéria-liste…) s’est fort bien passée des Taylor etdes Fayol jusqu’à ce tout début du XXe siècle :elle (ou plutôt ses couches dominantes)n’avait pas, jusque-là, à se demander commentobtenir au moins autant (si possible plus) derendement du facteur travail dans un équiva-lent temps désormais plus réduit, du fait quel’on a à supporter un coût du même travaildésormais tendanciellement plus lourd…

DU TRAVAIL VIVANTVERS LE TRAVAIL MORT…ET LA MORT DU TRAVAILDans le processus de production, une

telle question revient à une question deproductivité7 ou de rentabilité du travail.Laquelle productivité pose, essentiellement,la question du mode d’usage du travail parunité de temps ; autrement dit, il s’agit desavoir comment faire faire plus, toujoursplus, par unité de temps, au facteur travail.

En effet, en obtenant plus de contre-partie du travail dans un temps plus court,on devient plus rentable. Et pour cela,Taylor et Fayol vinrent à point nomméavec une idée de génie qui constitueratout le fondement et, de loin, le principalfil conducteur de la science managérialejusqu’à nos jours : se mettre à organiser letravail. Et organiser le travail, ce n’est pasautre chose que le contrôler pour lui faireproduire plus par unité de temps8.

Organiser le travail en dehors de lavolonté et du contrôle de ceux qui l’exécu-tent est une nouveauté de taille. MêmeTaylor le souligne à bien des reprises, lorsde ses lyriques passages sur l’inadmissibleliberté laissée aux ouvriers dans le proces-sus de « leur » travail. Taylor regrettait queces savoirs et processus aient si longtempséchappé au contrôle des patrons et desdirigeants.

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et aujourd’hui, ô comble ! multi-tasksmanagement et… éthique et spiritualité9 !)pour toujours mieux affiner l’extorsion deplus-value relative.

UNE IMPOSSIBLE CONCILIATIONENTRE TRAVAIL ET PROFIT :LA MORT DE L’UN,C’EST LA VIE DE L’AUTRE ?S’acharner à organiser indéfiniment le

travail pour pousser sans cesse plus loin lesfrontières du surtravail, voilà le programmede l’économisme-management qui va en faitorganiser la mort du travail humain, dutravail personnel pour le marginaliser tou-jours plus, et finalement l’embrigader dansle répétitif infini : gestuelles mécanisées etsurveillées plutôt qu’actes pensés. Cetteportion rentable du travail par unité detemps, ou différence entre travail nécessairepour la reproduction de la force de travailet travail réellement fourni, a ses limites.Et ces limites sont exactement celles quivont marquer la différence entre un travailrésultant d’actes et de comportements«hétéronomiés» (pensés, organisés, décidésen dehors de – et souvent contre – le pro-ducteur direct, l’opérateur) et un travailrésultant d’actes et de comportementsnon pas totalement «autonomiés » mais,oserais-je dire, conjointement «nomiés »(pensés, organisés, décidés conjointement etsolidairement entre dirigeants et dirigés agis-sant avant tout en «état de communauté»).

C’est sur le mur de cette gestion en com-mun qu’est venue se briser la plus-valuerelative, tout en inaugurant l’ère ducynisme qui consiste à dresser l’humain etla société contre le profit, tout en affirmantle contraire10.

Ceci a provoqué le déferlement devogues ininterrompues de recettes mana-gériales telles que chaînes socialisées, enri-chissement du travail, culture d’entreprise,qualité totale et autre management par lareconnaissance ou par l’éthique. Mais, hélas !sans l’esprit ni le mode d’être ensemble,sans les renoncements aux privilèges quidevraient aller avec toute tentative préten-dant associer le travailleur à la productionou le promouvoir au rang de partenaire degestion. Tout cela est demeuré systématique-ment recettes artificielles, manipulations,vernis, cosmétiques et rituels désincarnés.

Ainsi en est-on venu, après avoir heurtéle fond de l’impasse de la plus-value rela-tive par la seule organisation du travail, àce que je dénomme la recherche de plus-value par la manipulation des perceptions.

Il s’agit ici de toute la tradition qui occupe,en général, la moitié des programmes demanagement dite du comportement orga-nisationnel, où l’on s’évertue depuis EltonMayo (les années 1930) à raffiner les façonsde manipuler l’employé (en particulier à

travers ses perceptions) : perception du tra-vail, de la situation de travail et de l’entre-prise (par exemple le fameux pamphlet deGM distribué à l’embauche, dès les années1940, et intitulé Mon travail à GM etpourquoi je l’aime) ; perception du chef, ducontremaître, du leader qui ne doivent pluspasser pour ce que Taylor a lui-même vécuet rapporté : «un de ces salauds du côté del’entreprise et de la direction11 », d’oùsimulacres de concertation et autres com-portements de direction démocratique desgroupes de travail, perception des décisionset du mode de prise de décisions (simu-lacres de participation aux processus déci-sionnels par les techniques de dynamiquede groupes, de remue-méninges, de direc-tion par objectifs), perception du rapportsalaire / travail comme fonction subjectivede ce que l’employé donne à l’entreprise eten reçoit par rapport à ce que donnent etreçoivent les autres (les subtiles théories desVroom, Atkinson, Adams et autres quiinvitent à voir l’équité en termes de compa-raisons entre rétributions / contributionscroisées des employés entre eux et surtoutpas, bien sûr, entre employés et patrons !).

On continue partout, encore de nosjours, à enseigner en détail le comportementorganisationnel et son invraisemblablearsenal d’infantilisation/manipulation del’employé, bien que tout cela soit totalementinopérant depuis longtemps pour la simpleraison que la vraie question restera toujoursnon pas «comment motiver l’employé?»,mais tout bêtement et tout simplement :«pourquoi l’employé n’est-il pas motivé?».

La vogue de la plus-value relative par lamanipulation des perceptions a, elle aussi,connu son Waterloo. Signalons notammentles assauts, durant les années 1970, desentreprises de type nippo-rhénan12 etl’organisation de la contre-attaquemanagériale : l’invraisemblable vogue dumanagement par l’excellence ; l’ère de laplus-value relative par la manipulation dela subjectivité et des énergies libidinalesvenait de voir le jour13.

Avec la vague du management dit «del’excellence» et celle de la «culture d’en-treprise » (qui a immédiatement suivi lefameux In Search of Excellence de Peterset Waterman), nous entrons dans une toutenouvelle, sournoise et pernicieuse – sinonperverse – forme de manipulation desemployés : une manipulation qui touche àla personne et au sentiment intime d’elle-même. C’est non plus seulement la mani-pulation des perceptions mais, désormais,celle des valeurs, croyances, représentationsmentales, symboles, image d’eux-mêmes,idéal de soi, identité14.

Tous les employés, cadres et dirigeantscompris, sont dorénavant priés de con-fondre leur propre idéal du moi avec celui

(façon de parler) de l’organisation qui lesemploie. Autrement dit, ils sont invités àtroquer leur identité pour l’introjection pureet simple de l’idéal organisationnel tel queproposé par la haute direction, par lesvaleurs qu’elle met de l’avant, par la cultured’entreprise qu’elle désire installer.

Bien sûr, tout cela est aussi vouéà l’échec que le reste, car l’anthropologienous apprend qu’il est totalement aberrantde supposer que subjectivité, ontologie etvaleurs puissent se traficoter et se manipuleret, encore moins, se fabriquer, se changer,être inculquées ; croire que des cultures degroupes humains puissent se manufacturersur mesure, voire se « remythologiser » pardes mesures de «revitalisations» de sym-boles, de rituels, de rites, de cérémoniesaussi artificiels que morts15 ! Le résultat detout cela est, on s’en doute, échecs cuisantssur échecs cuisants. On en est venu alors,en fin des années 1980 et 1990, à recourirfrénétiquement à une autre, nouvelle et bienplus cynique forme d’obtention de la plus-value relative : une forme qu’on pourraitdénommer plus-value relative par la réduc-tion exponentielle, individuelle et collectivedu coût travail.

Représentée par tout ce qui se glissesous ce que l’on désigne par ré-ingénierie,restructuration, réduction des effectifs,fusions, réseaux, entreprises virtuelles, stra-tégies de recentrage d’affaires. Cette formed’obtention de plus-value montre à quelpoint on ne peut pratiquement plusréaliser de profits, actuellement, sinon parla compression continue du facteur travail.Et ce, aux deux niveaux à la fois : auniveau collectif, par les réductions etcoupures massives dans les effectifs d’uncôté, et au niveau individuel du faitque, bien sûr, ceux qui restent en posteaprès coupures doivent travailler – aumieux, pour le même salaire – toujoursplus et plus vite qu’auparavant, afin decompenser ce que faisaient ceux qui ontété licenciés.

LA MONDIALISATION :LE CIMETIÈREDES LIENS COMMUNAUTAIRESET LE TRIOMPHE MORTIFÈREDU BUSINESS PLANÉTARISÉÀ tout bien considérer, l’ultime, insi-

dieuse, redoutable et sauvage forme deplus-value relative est, en ces débutsde XXIe siècle, globalisation et expansioncapitaliste aidant, une sorte de retour à laplus-value absolue du XIXe siècle… avec unnouveau cynisme en prime (du genre :affirmer que l’humain est le capital le plusprécieux ; parler de management par lareconnaissance ; parler de partenariat ; osers’afficher partisan de la cession du pouvoiraux employés, d’un affairisme éthique

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lorsque jamais les faits n’ont autant été lecontraire de ce qui est dit).

Par la grâce de la déferlante idéologienéolibérale qui veut faire du business, desfaiseurs d’argent, des inconditionnels de larentabilité financière toujours maximale(que je me garde bien de confondre avecles entrepreneurs, aux sens veblénien etschumpétérien du terme), bref, du capitalet du capitalisme financier, des sortes desupercitoyens au-dessus de tout et de tous,exemptés de tous les devoirs, au-desus detoutes les lois, nous revenons à marcheforcée vers les heures les plus sombresde l’époque du capitalisme sauvage duXVIIIe siècle. C’est ce qu’on appelle désen-gagement de l’État, déréglementation : labride sur le cou à l’argent et au capital pourexploiter humains et nature, sans limites,sans contraintes et selon un rapport deforce qui fait désormais de la financeinternationale le maître de tous, y comprisdes États. À qui veut-on ainsi faire croireque livrer les affaires économiques auxdesiderata de l’argent privé, c’est aller versun marché plus libre que de les laisser sousun contrôle (même relatif) de l’État? Pour-quoi le marché, sous les règles de l’entre-prise privée, serait-il le plus libre entretous ?

Voilà, en fait ce que représente la toutedernière forme d’extraction de plus-valuerelative. Le système capital est plus que ja-mais aux abois pour maintenir, coûte quecoûte, la suprématie maximaliste du milieudes affaires aux prises avec une accéléra-tion sans précédent de la baisse tendancielledes taux de profit. Alors, cette ultimeforme d’obtention de plus-value combineun double processus infernal encoreinconnu jusqu’en fin de XXe siècle (dumoins avec cette ampleur) : brûler lachandelle par les deux bouts en exploitantde façon plus systématique et inconscienteque jamais et les humains et la nature, cequi évidemment ne peut qu’accélérerd’autant le processus mortifère qui s’abatet sur le travail (marginalisations de mil-lions de personnes par des mesures demaintien des taux de profit) et sur la nature(pollution toujours moins contrôlée, moinscompensée).

Mais il reste un dénominateur commundévastateur derrière chacune de ces diffé-rentes formes de plus-value : l’hypothèse, oupire, la croyance que, quelle qu’en soit laforme, cette plus-value peut continuer à êtreréalisée dans une optique d’accumulationinfinie, par l’exploitation (directe ou indi-recte) tout aussi infinie, du travail humainet de la Terre. Mais hélas ! bien évidemmentet quoi qu’on fasse pour se le cacher, il estdésormais plus que certain que les éco-nomistes du capital et leurs praticiens, lesmanagers, se sont radicalement trompés :

aucune limite, quelle qu’elle soit, ne sauraitêtre repoussée indéfiniment.

Rien par ailleurs, dans les affaireshumaines, ne saurait égaler ni encore moinsdépasser le résultat d’un effort collectif basésur les consensus, les codécisions et les par-tages (notamment entre capital et travail),sous le couvert clair et affiché d’un projetsocial autre que le seul marché.

C’est précisément cette éternelle tension,en Occident industrialisé traditionnel(Angleterre, France, États-Unis...) entrecapital (s’acharnant à conserver sa positionde force) et travail (en permanente – et légi-time – position réfractaire et revendicatrice),qui restera un obstacle définitif – voirelétal – à tout dépassement des ultimeslimites de l’extorsion de surtravail par laforce ou par la manipulation, quelle qu’ellesoit. C’est là le mur infranchissable contrelequel butent l’économisme et le mana-gement dominants, éternellement axés surle traitement du travail comme coût àréduire : donc facteur à marginaliser sanscesse, voire à conduire à la mort en tant quetravail humain créatif, par l’élimination detout ce qui n’est pas strictement employablesans plus et, structurellement, du travailleurcomme adversaire à soumettre ou à mys-tifier et à subjuguer. Il faut donc changerradicalement la logique du capital et du pro-fit infini si l’on veut que cesse ce démentielsacrifice de masses humaines exponentiel-lement exclues de l’économie, de la dignitéet de la vie. Comme le dit V. Forrester, « àla peur d’être exploité succède désormaisla honte de ne même plus être exploitable»,c’est-à-dire être devenu socialement mort16.

Le saut, car saut il faudra, doit dès lorsêtre conçu non plus en termes de degré maisde nature. Ce ne sont plus les modalités etles recettes qu’il faut changer, mais les fon-dements, les bases foncières des rapportsentre le capital d’un côté, le travail et lanature de l’autre. C’est à un changementtotal des façons de raisonner à propos del’économie, des organisations et de lagestion qu’il faut dorénavant songer. Et ilest déjà tout près d’être trop tard.

Car hélas, au lieu de cela, c’est à la formela plus suicidaire de plus-value que lecapital et le management traditionnel fontde plus en plus appel : ce que Karl Marx(quelle prémonition !) a tout bonnementdénommé la «plus-value extra».

Comme à son habitude et sur beaucoupde points, avare de définitions détaillées,Marx compte sur la culture du lecteurpour compléter les notions, même parfoiscentrales, dont il traite. Il en est ainsi de laplus-value extra. Mais en interprétant cettenotion au plus près de ce que l’auteur asemblé vouloir y mettre, on peut la consi-dérer non seulement comme la formeterminale (en régime de mode de produc-

tion capitaliste financier, surtout de typeanglo-américain) de recherche et d’extrac-tion de surtravail, mais aussi comme unesorte de cumul, combinaison de l’ensembledes formes de plus-value agrégées, corres-pondant aux différents niveaux de gainsque le capital peut effectuer : substitutionde la technologie à l’homme, coupures depostes, mystifications et manipulations parune pensée unique devenue redoutable pro-pagande, baisses individuelles et collectivesdes coûts du travail, économies d’échelles,fusions, réseaux, organisations virtuelles,flexibilité de la main-d’œuvre, externali-sation massive des coûts, destruction dumilieu naturel et social...

Quand le profit en est réduit à ne sur-vivre pratiquement que sur le chômage,l’exclusion, la pollution, les échappatoiresfiscales, les manipulations spéculatives, lesmégafusions entre géants qui reconstituentdes empires financiers dépassant le produitnational brut (PNB) de pays entiers (cequ’on n’a plus revu depuis les titans du débutdu siècle, réduits par la loi américaine anti-trust, comme l’empire pétrolier Rockefeller),c’est le début de la fin du capital traditionnelqu’il convient d’y voir et non pas le simplerecours à de nouvelles recettes managé-riales et stratégiques. Car, à ce régime, plusrien n’est créé : tout est issu de la mort dutravail et de la nature. La plus-value extraa, elle aussi, ses limites.

UN AVENIR PLUS TOURNÉVERS LA VIE ?Où peut donc aller à présent

l’économisme-management ? La crise sansprécédent et qui ne cesse d’empirer queconnaît depuis plus d’une décennie cetOccident que j’appelle traditionnel est làpour témoigner dramatiquement de sonimpuissance à se trouver un réel cheminde renouvellement. À l’instar de l’écono-misme néolibéral, le management pratiqueà son tour ce que j’appelle la politique del’autruche rationnelle. Résolument décidéà maintenir la tête sous le sable (engros, refuser de voir, exemples – mêmesrelatifs – nippo-rhénans à l’appui, que lesalut ne peut désormais venir hors partena-riat, partages, protection des environnementset renoncement définitif au maximalisme), ilcontinue à rationaliser (au sens psycha-nalytique) son mode d’agir et à justifier sasuicidaire persévérance dans la légitimationdes égoïsmes corporatifs et patronaux17.

Peut-on néanmoins songer à une nou-velle forme de plus-value plus conforme auxdonnées du contexte qui est le nôtre à l’aubedu XXIe siècle?

Quitte à largement déplaire (et je lecomprends aisément) à une partie de mescollègues marxistes ou néo-marxistes,j’aurai l’audace de proposer ce que je

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dénomme une « plus-value consentie, opti-male et partagée». Vaste programme !

Il s’agirait, en gros, d’une forme de plus-value qui, à la limite, n’en serait plus uneau sens strict de l’analyse marxiste18 !Disons simplement et très laconiquementqu’il est question d’une forme de plus-value dont le mode d’obtention vise às’attacher à respecter, au moins, l’intégritéet la dignité des personnes – toutes lespersonnes – d’une part, et l’intégrité de lanature – toute la nature – d’autre part, enplus de permettre une plus juste répartitiondes richesses, y compris dans les rapportsNord-Sud.

La survie de tous, même utopique, est àce prix !

Bien sûr, il s’agit là d’une solution tout àfait indésirable pour le capitalisme domi-nant puisqu’elle remettrait en questionsa traditionnelle vocation dominatrice etmaximaliste infinie et sa prétention àcontinuer à se rémunérer six fois (!), en tantque facteur :

1. par le salaire que se donnetout capitaliste en affaires ;

2. par l’intérêt généré sous formede passif dans le capital d’entreprise ;

3. par l’amortissement des actifs ;4. par la capitalisation sur la valeur

de l’entreprise ;5. par les dividendes sous forme

d’actions ;6. par l’accaparement des profits…

Comment faire renoncer les dominantsà ces privilèges qui ne sont durables quepar l’exclusion-marginalisation-mort expo-nentielles du facteur travail en premier, etla surdestruction de la nature en second?Comment leur faire comprendre qu’ils creu-sent, chaque jour plus vite, leur tombe etcelle du reste des humains? Voilà la ques-tion. Quand on sait que le niveau de viede 300 millions de Nord-Américains exigeune dégradation quotidienne, par habitant,de près de 300000 calories (le double del’Europe), est-il si difficile de comprendreque c’est là la mise à la marge définitive duprogrès de tous les pays pauvres en mêmetemps que la condamnation à mort, àterme, de l’humanité ? Jamais la Terren’aura suffisamment d’énergie et de res-sources naturelles pour satisfaire ne serait-cequ’un seul autre équivalent des États-Unis,c’est-à-dire 600 millions de personnes uti-lisant chacune 300000 calories par jour. Etque dire d’un doublement planétaire desrejets d’oxyde de carbone (nécessaire à cetype de niveau de vie) alors que les États-Unis, à eux seuls, en produisent 25% ?

La solution existe : renoncer au maxi-malisme et désarmer la finance mondialiséequi sacrifie nature et humains sur l’autel dela seule satisfaction (apparemment insa-

tiable) des actionnaires de firmes enfermésdans le court terme. Rééquilibrer le pou-voir et le mode de rémunération entre lestrois facteurs de production : le capital, lanature et le travail. Voilà l’issue.

Rendre le profit optimal et non maxi-mal, sans exiger la mise à mort (neserait-ce que sociale) de l’homme et lesacrifice de son milieu de vie, est-ce donc«mission impossible»?

Notes1. À commencer par les œuvres monumen-

tales d’un Fernand Braudel ou d’un PaulMantoux et pour ce qui est des États-Unis,l’œuvre d’Alexis de Tocqueville et d’autrescomme Thorstein Veblen.

2. Voir les explications extrêmement docu-mentées de P. Mantoux, La Révolutionindustrielle du XVIIIe siècle, Paris, Génin,1959, et de H. Braverman, Travail et capita-lisme monopoliste, Paris, Maspero, 1976.

3. Bien entendu, dans les ouvrages bienpensants, on parle de libération de dizaineset de centaines de milliers de pauvres pay-sans et serfs surexploités.

4. Il suffit de lire les très officiels rapports desmédecins et inspecteurs du travail de SaMajesté Britannique de l’époque.

5. Les terrifiantes descriptions de la détresseouvrière de F. Engels et de K. Marx provien-nent de rapports très officiels d’inspecteurset de médecins de Sa Majesté la Reine...Voir aussi (ce qui peut aider à mieux com-prendre l’œuvre de Zola) J. Neuville, Lacondition ouvrière au XIXe siècle, Paris, Vieouvrière, 2 tomes, 1976 et 1980.

6. Bien sûr, cela n’enlève rien à la portée desefforts des syndicats, des gens de gauche, dephilanthropes et de partisans des classeslaborieuses qui se font jour tout au longdu XIXe siècle, mais il est certain que sanscette capacité à peser sur le vote, peu dechoses auraient réellement été concédées entermes de droits du travail et des travailleurs.

7. Largement et souvent confondue avec laseule rentabilité financière du travail, maiscela est une autre question sur laquelle jereviendrai.

8. N’oublions jamais que, et cela ne peut êtrefortuit, Taylor et tous ses premiers émules sefaisaient appeler « ingénieurs en organisa-tion du travail».

9. C’est je crois, à n’en pas douter, la future« mode » managériale qui va parcourir cedébut de nouveau siècle. Elle a déjà ses gou-rous et ses auteurs qui prétendent dépasseret remplacer, par exemple, le managementde l’excellence par la quête de sens et dereconnaissance. Voir entre autres des auteurstels que I. Mitroff, T. Pauchant, J. Harrington,Y. Palobart, C. Bourcier, G. Ouimet.

10. Voir à ce sujet l’analyse magistrale de B. Sieversdans Work, Death and Life Itself, Berlin etNew York, Walter De Gruyter, 1996.

11. Tout ceci est relaté en détail par Taylor, et dansScientific Management et dans TestimonyBefore the House Committee. Voir F. Taylor,Œuvres complètes, Paris, Dunod, 1970.

12. Il s’agit d’entreprises appartenant à une toutautre philosophie économique et managé-riale, issue des traditions de participation-partage-concertation de type japonais (nippon)et allemand-scandinave (rhénan). Voir à cesujet l’excellent livre de M. Albert, Capita-lisme contre capitalisme, Paris, Seuil, 1991.

13.Voir W. F. White, The Organization Man ;H. Marcuse, L’homme unidimensionnel ;M. Pagès et al., L’emprise de l’organisation,Paris, PUF, 1979; N. Aubert et V. de Gaulejac,Le coût de l’excellence, Paris, Seuil, 1992.

14. Voir à ce sujet les indépassables livres deB. Sievers, Work, Death and Life Itself,Berlin et New York, De Gruyter, 1996 ; N.Aubert et V. de Gaulejac, Le coût de l’excel-lence ; M. Villette, L’Homme qui croyaitau management. Voir aussi O. Aktouf,« Theories of Organizations and Manage-ment in the 1990’s : Towards a CriticalRadical Humanism?», Academy of Manage-ment Review, vol. 17, no 3, juillet 1992,p. 407-431 ; et « Le management de l’excel-lence : de la déification du dirigeant à laréification de l’employé», dans T. Pauchant(dir.), La quête du sens, Paris et Montréal,Éditions Organisation et HEC Presses,1996.

15.Dans un sens que j’emprunte à l’anthro-pologue B. Malinowski : un mythe ne peutêtre « opérant» que s’il est «vivant », c’est-à-dire activement intégré et participantautant du cosmogonique sacré que du vécuconcret de chacun.

16.Une étrange dictature, Paris, Seuil, 2000.

17. Égoïsme corporatif et patronal frisant désor-mais le crime contre l’humanité quand onsait, par exemple, que malgré des profitssans cesse en hausse, les 500 plus grandesfirmes des États-Unis ont licencié en moyenne400 000 employés par an durant les 10 der-nières années et que des centaines d’entre-prises se livrent, après le drame du WorldTrade Center de New York, en toute quiétude,à des vagues de mises à pied dites préventives !

18.Les développements, explications et argu-mentations que je propose pour exposer lesfondements de cette autre forme de valeurajoutée sont trop longs (et complexes) pourêtre présentés rapidement. L’ensemble desdimensions en rendant compte sera examinédans les parties touchant aux liens entremanagement et reconnaissance / apprécia-tion des actes humains et des « ressourceshumaines » d’une part, et dans celles tou-chant d’autre part aux rapports entre mana-gement /économie et ressources naturelles /énergie, thèmes qui feront l’objet de plu-sieurs chapitres dans un livre à paraîtrechez Écosociété : La stratégie de l’autrucherationnelle.

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