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Au-delà de Blade Runner

, , e

Traduit de l’anglais par

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ville américaine est fière de posséderun blason et un slogan officiels. Certainesaffichent des couleurs, une mascotte, unechanson, un oiseau ou un arbre, voire unrocher municipal. Mais seule Los Angeles aadopté un cauchemar officiel.En , après trois ans de débat, une

myriade de célébrités de la société civile et dumonde de l’entreprise soumirent au maireBradley un plan stratégique détaillé concer-nant l’avenir de la Californie du Sud. Bienque la plus grande part de L.A. : A Cityfor the Future soit dévolue à une rhétoriquehyperbolique sur l’irrésistible ascension deLos Angeles au statut de “carrefour dumonde”, comparable en cela à la Romeimpériale ou au New York de LaGuardia, unesection de l’épilogue, écrite par l’historienKevin Starr, prenait en compte ce qui pour-rait arriver si la ville échouait à créer unnouvel “establishment dominant” pour gérerson extraordinaire diversité ethnique. “Il y a,bien sûr, le scénario Blade Runner : la fusionde cultures individuelles en un polyglottisme

Beyond Blade Runner

Beyond Blade Runner constitue le chapitre du livre Eco-logy of Fear publié en par Metropolitan Books, HenryHolt and company, à New York.© by Mike Davis.© Éditions Allia, Paris, , , pour la traduction française.

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de néon flottent telles des nuages au-dessus derues malodorantes, où l’hyperviolence règne,pendant qu’une voix débite des réclames pourdes pavillons de banlieue situés à Off World,dans l’espace. Deckard, un Philip Marlowed’après le Jugement dernier, lutte pour sauversa conscience et son amour dans un labyrintheurbain contrôlé par des firmes de biotechno -logie malveillantes.L’adaptation cinématographique par Ridley

Scott en du roman de Philip K. Dick(Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?)raffermit son emprise sur le sommeil agitédes Californiens avec la sortie du director’s cut,encore plus noir, chez la Warner, quelques moisaprès les émeutes de l’affaire Rodney King.Les spéculations sur le Los Angeles du futurfont désormais de la sombre imagerie de BladeRunner le stade terminal et probable, sinoninévitable, de l’ancien Pays du Soleil.Pourtant, malgré tout le prestige de Blade

Runner, au firmament des utopies négatives dela science-fiction, la vision du futur que pro-pose le film est curieusement anachronique et,étonnamment, aucune de ses prévisions ne s’est

cher, entièrement consacré au commerce, au luxe et auxloisirs. (.d..)

vulgaire et lourd de tensions non résolues .”Blade Runner – le côté obscur de Los Angeles.

Un voyage avec la compagnie Gray Line en

vous offrirait le spectacle suivant : la pyramidenéo-Maya de la Tyrell Corporation, haute dedeux kilomètres, fait tomber des pluies acidessur les masses métissées de la grouillante ginzaqui s’agitent en contrebas ∗. D’énormes images

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. Les notes appelées par des chiffres correspondent auxréférences bibliographiques et débutent en page .∗ Ginza fut, après l’ouverture du Japon au e siècle, lepremier quartier à l’occidentale de Tokyo. C’est aujour-d’hui un des endroits au monde où l’immobilier est le plus

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l’avènement de la “cité-titan”, avec ses gratte-ciel de centaines d’étages, ses autoroutes sus-pendues et ses aéroports sur les toits. Ferriss etses comparses, à leur tour, retravaillaient engrande partie les rêveries qui existaient déjà,et que l’on trouvait réguliè rement depuis

dans les suppléments du dimanche, sur laforme que prendrait New York à la fin dusiècle .En d’autres termes, Blade Runner reste une

énième version du fantasme moderniste qui faitd’un Manhattan monstrueux la métropole dufutur par excellence – qu’elle soit utopie ou dys-topie, ville radieuse ∗ ou Gotham City ∗∗. Le nomle plus approprié de cette imagerie serait sansdoute “wellsienne”, puisque dès , dansFuture in America, H. G. Wells essayait de sereprésenter la fin du e siècle en “agrandissantle présent” – représenté par New York – pourcréer “une sorte de gigantesque caricature dumonde qui existe, tout étant enflé jusqu’à deséchelles énormes, massives, démesurées ”.

∗ Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisquesont en français dans le texte. (.d..)∗∗ Scott avait d’ailleurs prévu de tourner Blade Runner àNew York, mais comme la Warner Brothers se plaignaitdu coût supplémentaire de production, il fut obligé dechanger de lieu de tournage . (.d..)

vérifiée. Scott – en collaboration avec SydMead, “futuriste visuel” – offrait un pastiche depaysages imaginaires, dont Scott lui-même aavoué qu’il était “excessif” . Si l’on soulève lescouches superposées de Péril Jaune (Scott est,de notoriété publique, obsédé par l’idée quele Japon urbain est le vrai visage de l’Enfer,comme en témoigne son film suivant, BlackRain) ; de film noir (tous ces intérieurs demarbre noir poli) ; de tuyauterie technolo-gique surimposée aux artères délabrées de laville ; ne reste qu’un tableau, identique à celuipeint par Fritz Lang dans Metropolis, du gigan-tisme urbain et d’une humanité en mutation.Le sinistre Everest artificiel de la Tyrell

Corporation, tout autant que les escadrons devoitures-navettes customisées filant à traversles airs, sont de toute évidence les rejetons,baignant désormais dans les ténèbres, de lacélèbre ville bourgeoise du film de , enpleine période de la république de Weimar. EtLang déjà ne faisait que plagier les futuristesaméricains, ses contemporains : au premierchef, l’architecte artiste Hugh Ferriss qui, avecRaymond Hood, le concepteur du ChryslerBuilding, et Francisco Mujica, archéo-architectevisionnaire dont les pyra mides urbaines sontidentiques à la tour Tyrell, ont popularisé

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fait que renforcer l’apartheid spatial dans legrand Los Angeles. Avec la fin de l’été qui nefinit jamais, il semble que .. pourraitbien se trouver dans une relation paradoxaleavec la plupart des idéaux de la métropoledémocratique.Mais quel genre de paysage urbain, si ce n’est

pas celui de Blade Runner, pourrait bien pro-duire en fin de compte l’évolution sans entravedes inégalités, du crime et du désespoir social ?Au lieu de suivre l’opinion commune et de nevoir dans le futur qu’une amplification gro-tesque et wellsienne de la technologie et del’architecture, ne serait-il pas plus fertile depousser jusqu’à leur terme logique les tendancesau désastre aujourd’hui à l’œuvre ? OctaviaButler, qui malgré son renom comme auteurde science-fiction habite toujours dans sonquartier, au nord-ouest de Pasadena, au milieudes Noirs et des Latinos, adopte précisémentcette stratégie dans son roman La Parabole dusemeur, paru en . Comme WilliamGibson, l’auteur de Neuromancien, et d’autresécrivains cyberpunks, elle se sert d’extrapo-lations raisonnées afin d’explorer lesténébreuses potentialités du futur proche.Butler enregistre simplement le désordre

ambiant et monte le volume de quelques crans :

La caricature de Ridley Scott a sans doutecristallisé les inquiétudes ethnocentriques faceà un multiculturalisme sans frein, mais elleéchoue à s’attaquer au vrai Los Angeles (et parti culièrement aux grandes plaines sans finde bungalows vieillissants, d’appartements enduits de stuc, et de villas dans le styleranch), au moment où la ville se dégrade,matériel lement et socialement, avant d’entrerdans le e siècle. En fait, sa vision hypertro-phiée d’un Downtown Art Déco ne paraît pasêtre grand-chose d’autre qu’un cliché roman-tique quand on la compare avec les bidonvillessauvages qui se dressent en ce moment dans lapetite couronne des banlieues d’après-guerreen déclin. Blade Runner n’est pas tant le futurd’une ville que le fantôme des rêveries du passé.Dans City of Quartz, en , j’explorais les

différentes tendances à la militarisation du paysage de la Californie du Sud. Depuis lesémeutes de , les événements – dont unerécession économique longue de quatre ans,une forte baisse du nombre d’emplois ouvriers,des coupes sombres dans les budgets de l’em-ploi public et de l’aide sociale, le ressentimentcontre les travailleurs immigrés, l’échec de laréforme de la police et un exode sans précé-dent des familles de la classe moyenne – n’ont

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macadam défoncé et les derniers cabanons de bric et de

broc des squatters et des mendiants qui nous fixent de

leurs yeux horriblement vides, et puis encore plus haut

dans les collines par un chemin de terre. Enfin, nous des-

cendions de nos vélos et nous les faisions rouler dans un

étroit sentier pour descendre dans un des canyons que

nous et d’autres utilisons pour nous entraîner à tirer (…).

Si nous trouvons des corps dans l’un d’entre eux, nous

nous en tenons à l’écart pendant quelque temps .”

Dans ce qui suit, je propose une carte extra-polant un Los Angeles futur qui est déjà à moitié né. Depuis les émeutes de , les pré-monitions de la contre-utopie lente de Butler,dans laquelle le déclin urbain ronge comme uncancer le cœur de la banlieue, sont devenuesun lieu commun. Mais la carte elle-même (bienqu’inspirée des écrits de Butler et de Gibson)ressemble de très près à un diagramme popula-risé dans les années par Ernest W. Burgess,sociologue à l’université de Chicago . Un his-torien célèbre l’a décrit ainsi : “Il n’y a pas dediagramme plus connu dans les sciencessociales que cette combinaison de demi-luneset de cibles de fléchettes décrivant les cinqzones urbaines concentriques qui apparaissentpendant l’expansion rapide d’une ville améri-caine comme Chicago .”

le Big One ∗ a laissé en ruine une partie de laville, des émeutes éclatent chaque week-end,la sécheresse est venue à bout de toutes lespelouses, la classe moyenne s’est retirée dansdes banlieues entourées de murs, et les tra-vailleurs pauvres ont été abandonnés à leur sort.Los Angeles, en clair, est devenue “une carcassecouverte de trop de vers”. Dans la banlieuemulti-ethnique de “Robledo”, Lauren Olaminaet sa digne famille sont lentement submergéespar le chaos quand les mendiants – à présentdes ombres d’êtres humains, faméliques etdécharnés – attendent comme des chacals de dévorer le quartier. Après le massacre de safamille et de ses voisins, Lauren fuit vers le nord, loin de Los Angeles, avec des milliersd’autres réfugiés. Il n’y a pas d’invasion venuede l’espace ou de Frankenstein technologiquedans La Parabole du semeur. “Au lieu de cela, leschoses se défont, se désagrègent petit à petit.”

Nous allions à bicyclette tout en haut de River Street,

après les derniers murs du quartier, après les dernières

maisons lépreuses sans murs, après la dernière plaque de

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∗ Le Big One est le tremblement de terre suffisammentpuissant pour détruire entièrement Los Angeles. La villevit dans l’attente de cette catastrophe. (.d..)

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elle montre une “écologie humaine” structuréepar les forces “biologiques” de la concentra-tion, de la centralisation, de la ségrégation, del’invasion et de la succession. Ma nouvellecarte reprend Burgess et le fait voyager dans letemps. Elle conserve les déterminants “écolo-giques” comme le revenu, la valeur foncière,la classe et l’origine mais ajoute un facteurnouveau et décisif : la peur.

Pour ceux qui ne seraient pas familiers del’école de Chicago et de son étude canoniqueen sociologie de “la ville nord-américaine” (enréalité, le Chicago des années élevé au rangd’archétype), la cible de fléchettes de Burgessreprésente la hiérarchie spatiale engendréepar la lutte pour la survie du citadin le plusadapté, censée organiser les classes sociales etleurs types d’habitats respectifs. Selon lapensée d’un darwinisme social universitaire,

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stratégies et des technologies sécuritaires selonles moyens dont ils disposent. Sur le mêmemodèle que la cible de Burgess, elles s’organi-sent en une série de zones concentriques dontle cœur est Downtown. Étant donné que cesmesures de sécurité sont des réactions à l’agi-tation sociale, il est possible de parler d’une“tectonique des émeutes”, qui épisodique-ment froisse et restructure l’espace urbain. Parexemple, après la rébellion de Watts en , lesprincipaux propriétaires fonciers du centre-ville de Los Angeles réunirent en secret un“Comité des ” pour résoudre ce qui étaitperçu comme une entrave aux activités deréaménagement . Averti par le (LosAngeles Police Department) de l’imminenced’une “inondation” noire dans le centre-ville,le comité abandonna ses efforts pour revitaliserle centre commerçant et financier vieillissantde la ville. Il persuada plutôt l’Hôtel de villede subventionner le déplacement des banqueset des sièges sociaux d’entreprises vers un nou-veau centre d’affaires au sommet de BunkerHill, quelques pâtés de maisons à l’ouest.L’agence de réaménagement de la ville, secomportant comme une agence d’urbanismeprivée, se porta garante des pertes sur lesinves tis sements du comité dans le vieux quartier

.

“Vous ne pouvez pas contrevenir à la loi sivous savez que Big Brother vous regarde.”

Un propriétaire foncier de Los Angeles

- vraiment besoin d’expliquer pourquoi lapeur ronge l’âme de Los Angeles ? Seule la peurde l’impôt progressif chez la classe moyennesurpasse l’obsession actuelle pour la sécuritépersonnelle et l’isolation sociale. Au regard desinsolubles problèmes de la pauvreté urbaine etde l’itinérance, et malgré une des expansionsles plus rapides de l’histoire économique amé-ricaine, un consensus bipartite ne démord pasdes principes d’équilibre absolu de tous lesbudgets et de réduction des régimes d’indem-nisation. Puisqu’il n’y a aucun espoir de voirles investissements publics augmenter dans lebut d’améliorer les conditions sociales, noussommes obligés de consacrer de plus en plusd’argent public et privé à la sécurité des per-sonnes. La rhétorique des réformes urbainescontinue, mais la substance en est vidée.“Reconstruire ..” veut simplement direconso lider le bunker.Quand la vie citadine se pare d’une armure,

les différents milieux sociaux adoptent des