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Thodore Hannon, pote moderniste
C O M M U N I C A T I O N D E P A U L D E L S E M M E A L A S E A N C E M E N S U E L L E D U 4 N O V E M B R E 2 0 0 0
ui donc, en dehors dun petit clan dartistes, de lettrs et de bibliophiles, se souvient encore de Thodore Hannon ? Peintre et pote, Hannon a
pourtant jou un rle assez important dans la vie littraire belge, aux alentours de 1875. Ainsi disait Gustave Vanwelkenhuyzen dans la Revue franco-belge de dcembre 19341 o il posait un jalon de son J.-K. Huysmans et la Belgique, publi en 1935. Ce ntait pas la premire fois quil voquait Hannon, bien situ dans son ouvrage fondamental, LInfluence du naturalisme franais en Belgique, dit par notre Acadmie en 19302. Grce Gustave Vanwelkenhuyzen, Hannon entra dans lhistoire littraire, mais par la petite porte rserve aux auteurs dont le seul mrite reconnu est davoir t des avant-coureurs ou davoir eu des attaches avec les princes de la littrature. Son rle historique dinitiateur au naturalisme ayant occult sa personnalit dcrivain et de pote, il a disparu des rcents panoramas de nos lettres : cest en vain quon cherche une notice le concernant dans les trois ouvrages que Robert Frickx, entre 1973 et 1980, a consacrs la littrature franaise de Belgique, en collaboration tantt avec Jean Muno, tantt avec Jean-Marie Klinkenberg3 ou dans lAlphabet des lettres belges de langue franaise (1982).
Christian Berg revient sans conteste le mrite davoir rtabli Hannon, le traitant comme un crivain part entire et cernant loriginalit de son uvre potique la lumire de subtiles analyses textuelles : une tude de douze pages
1 J.-K. Huysmans et Thodore Hannon , Revue franco-belge, dcembre 1934 (p. 565-584). 2 Il faut signaler que Robert Gilsoul, en cette dcennie-l, sintressa lui aussi Hannon : voir son importante tude de La Thorie de lArt pour lArt chez les crivains belges, publie par notre Acadmie en 1936. 3 Robert Frickx, videmment, connaissait fort bien Hannon : voir son article, Les premiers potes de la Jeune Belgique , dans Prsence francophone, n 9, automne 1974.
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intitule Le Suffte. Note sur Thodore Hannon et les Rimes de joie , insre en 1984 dans un numro spcial de la Revue de lUniversit de Bruxelles4 et reprise en 1985 dans ldition des lettres de J.-K. Huysmans Thodore Hannon5. Remis en circulation et actualis, lauteur de Rimes de joie occupera en 1990 tout un chapitre dun volume de vulgarisation, Le Naturalisme belge, compos par Anne-Franoise Luc pour les ditions Labor6 et, en 1994, Michel Biron lui consacrera une demi-douzaine de pages de sa grande tude, La Modernit belge7.
Cest avec le sentiment dun devoir accomplir que jai rdig, il ny a gure, la notice Hannon du tome 5 de la Nouvelle biographie nationale8.
Les racines de Thodore Hannon taient bruxelloises. Il naquit Ixelles le 1er
octobre 1851. Son pre, Joseph-Dsir Hannon, n Bruxelles en 1822, mort prmaturment Ixelles en 1870, docteur en sciences naturelles et docteur en mdecine de lUniversit de Lige, se distingua dans les domaines de la botanique et de la zoologie. Professeur lUniversit libre de Bruxelles ds 1849, il y exera la fonction rectorale en 1864 et en 1865. De toute vidence, ses trois enfants eurent lambition de suivre sa trace. Lane Marie, dite Mariette (1850-1926), devenue en 1871 lpouse du docteur Ernest Rousseau, sorienta vers la mycologie et acquit comme spcialiste une grande notorit9. douard (1853-1931), le benjamin, ingnieur civil, eut un parcours double : dynamique agent de la socit Solvay, il fut aussi un pionnier de la photographie artistique. Quant Thodore, le cadet, ayant termin en 1870 ses humanits au collge de Nivelles, il opta pour la
4 Le naturalisme et les lettres franaises de Belgique , Revue de lUniversit de Bruxelles, 1984/4-5 (numro compos par Paul Delsemme et Raymond Trousson). 5 J.-K. Huysmans, Lettres Thodore Hannon (1876-1886). dition prsente et annote par P. Cogny et Ch. Berg, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 1985 (Autour de 1900). Le beau compte rendu de cette publication (Le Soir, 23 janvier 1986) a t recueilli par son auteur : Jean Tordeur, LAir des lettres, Bruxelles, A.R.L.L.F., 2000 (collection Histoire littraire). signaler ici la concidence dune autre dition avec celle de P. Cogny et Ch. Berg : Joris-Karl Huysmans, Vingt lettres Tho Hannon (1876-1878). dition originale tablie et prsente par Jean-Paul Goujon, ditions lcart, 1984. 6 Anne-Franoise Luc, Le Naturalisme belge, Bruxelles, Labor, 1990 (Un livre, une uvre). 7 Michel Biron, La Modernit belge. Littrature et socit, Bruxelles. Labor ; Presses de lUniversit de Montral, 1994 (Archives du futur). 8 Nouvelle biographie nationale, tome V (p. 189-194), Bruxelles, 1999. 9 Avant de mourir, Joseph-Dsir Hannon avait demand son ami Ernest Rousseau dtre le tuteur de ses trois enfants. Cest donc son tuteur que Mariette Hannon prit pour poux. Celui-ci, en la mettant en contact avec Jean-douard Bommer, professeur de botanique lUniversit libre de Bruxelles, donna une impulsion dterminante sa vocation scientifique.
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mdecine et sinscrivit lUniversit libre de Bruxelles. Mais il nalla pas plus loin que les candidatures10, convaincu quil se fourvoyait et que les arts rpondaient sa relle vocation.
Maniant le pinceau avec un don prometteur, il se choisit pour matre Camille Van Camp (1834-1891), ami de Charles De Coster dont il avait illustr les Contes brabanons et la Lgende dUlenspiegel, et membre fondateur de la Socit libre des Beaux-Arts, qui, depuis 1868, ralliait les artistes novateurs, rsolument naturistes, individualistes et coloristes11. Lorsque la Socit libre se dsagrgea, puise sans doute par ses sances tumultueuses, Hannon participa en 1875 la fondation dun groupe galement anticonformiste, La Chrysalide, avec Louis Artan, Alfred Verwe, Constantin Meunier, Flicien Rops, Pricls Pantazis et quelques autres peintres pris de libert. Il semble que, ce moment-l, il tait depuis quelque temps dj en contact avec Rops et affili la Socit internationale des Aquafortistes que celui-ci avait lance en 1869. Le gnial Fly linitia leau-forte. Il lui portait une amiti franche et active dont tmoignent les 175 lettres et cartes quil lui adressa entre 1875 et 1887. La lettre du 20 octobre 1875 rvle que, cette date, ils en taient encore au vouvoiement : Mon cher Hannon, voici venir les jolis soleils dAutomne. Les feuilles des peupliers vont ressembler des cus neufs et les forts rougissent comme mes petites cousines. Ne venez-vous pas au pays de Meuse12 ? [] La lettre du 4 dcembre 1876 tablit que la relation entre le matre et le disciple a pris un tour la fois plus affectueux et plus professionnel. On se tutoie, on sappelle par le prnom. Hannon a fait ses preuves : en 1875, il a donn au Cahier dtudes de la Socit des Aquafortistes son premier essai russi de graveur. Rops, install Paris, travaille au frontispice qui marquera la mutation, mitonne par Hannon, de lhebdomadaire LArtiste : [] question du frontispice. Je le ferai avec plaisir sur le papier et je le porterai chez Yves et Barret seulement prviens ces messieurs et envoie-moi la dimension exacte du frontispice. Je tcherai de lavoir fini dans une huitaine de jours. Ne pas mettre 10 Candidature en sciences, 1870-1871 ; candidature en mdecine, 1871-1874. 11 Voir Camille Lemonnier, Lcole belge de peinture, 1830-1905, Bruxelles, Labor, 1991 (p. 131-145). 12 Dart, de rimes et de joie. Lettres un ami clectique. Correspondance de Flicien Rops Thodore Hannon, Namur, Muse Flicien Rops, 1996 (p. 57). Le volume ne contient pas toutes les lettres. Vronique Leblanc, auteur de la prsentation et des notes, a opr une slection. Le Cabinet des manuscrits de la Bibliothque royale conserve 103 lettres de Hannon Rops (cote II 7733).
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mon nom sous le frontispice, ni dire quil est de moi, mes contrats avec les diteurs sy opposent13. Il tient son ami au courant des vnements de la vie parisienne. Il lui recommande le dernier roman de Zola : Lis dans la Rpublique des lettres lAssommoir de Zola ; cela fait un bruit du diable dans notre Landerneau. Ce nest pas de la littrature dcorch, mais du dsoss. Beaucoup de nerfs dailleurs, fleur dos14.
Thodore Hannon, paralllement la peinture et la gravure, sadonnait la posie. En 1874, sous le pseudonyme de Rouge, jaune, noir le premier des nombreux faux noms derrire lesquels il se camoufla au cours de sa carrire , il livra quelques vers au Journal des tudiants, mis en route le 22 octobre et tout imprgn des ides de lUniversit libre de Bruxelles. En 1875, pressenti par Victor Reding, membre comme lui de la vnrable Union littraire dont les sances se tenaient le dimanche aprs-midi dans une salle du Palais de la Bourse, il sassocia au lancement dun hebdomadaire de tendances jeunes , LArtiste, dont le premier numro parut le 28 novembre.
Quelques mois plus tard, en aot 1876, il publiait Les vingt-quatre coups de sonnet, recueil dit par Flix Callewaert, limprimeur de LArtiste, et orn dun amusant frontispice (attribu erronment Rops). Ctait luvre dun dbutant ingal, beaucoup moins harmonieux que pittoresque, une uvre toutefois marquante par son curieux amalgame de notations ralistes et dexigences parnas-siennes.
En voici deux chantillons.
13 Ibidem, p. 59. 14 Le 13 avril 1870, LAssommoir commena paratre en feuilleton dans Le Bien public, devenu depuis peu un journal rpublicain et radical. Mais le 5 juin, la publication du roman fut interrompue, Zola ayant pris du retard et sollicit un dlai pour achever la rdaction de luvre. Le journal en prouva sans doute quelque soulagement, car pas mal de lecteurs choqus par le ralisme des situations et du texte staient dsabonns. Quelques semaines plus tard, La Rpublique des Lettres, la revue de Catulle Mends, sengagea publier la suite de L Assommoir, qui parut du 9 juillet 1876 au 7 janvier 1877, parmi des pages de prose ou de vers fournies par Leconte de Lisle, Cladel, Villiers de lIsle-Adam, Lon Dierx, Louis Mnard, Mallarm, Richard Wagner dit par la librairie Charpentier, le volume sortit de presse le 24 fvrier 1877. Le succs fut considrable et immdiat. Zola entra dans la clbrit. Voir Lon Deffoux, La publication de L Assommoir, Paris, Socit franaise dditions littraires et techniques, 1931 (Les grands vnements littraires).
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La Grosse-Femme. Souvenir dhpital
Valentin Van Hassel15
Sur la table de plomb du triste amphithtre
Lnorme corps gisait. Le torse gras et rond
Spatait et, pareils la digue qui rompt,
Dbordaient les seins lourds quavait gercs le pltre.
Les dimanches, trnant, fire, en lhumble thtre
Et troussant son velours dun geste rodomont,
Quand le corset craquait au poids du double mont,
Elle exhibait sa jambe au public idoltre.
Or, la colosse inerte et froide maintenant
Attendait. Comme un vol de corbeaux allaient fondre
Sur elle les scalpels ! Lacier entreprenant
Hsitait : tant de chair paraissait le confondre
Mais soudain, gouailleuse, une voix senvolait :
Hol ! qui crache un sou pour tter le mollet ?
LIrrsistible
Flicien Rops
Dun pas ferme il allait, louvrier funraire,
Le bras nerveux et nu riv roide au cercueil
Quil portait sur la tte avec un fol orgueil :
Dun pas trs-ferme, et sans que rien pt le distraire.
15 Le docteur en mdecine Valentin Van Hassel, connu sous le pseudonyme dHenry Raveline (1852-1938), conteur, auteur dramatique et pote borain, allait occuper une place minente dans la littrature dialectale de Wallonie (Pou dire lscrine, 1909 ; Volez co ds-istwres ? In vl, 1913, etc.). En langue franaise, il crivit plusieurs ouvrages rvlateurs de son rgionalisme vise sociale, parmi lesquels, premier en date, Au pays borain (1884).
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Droit et placide ainsi, le fatal artisan
Courait livrer aux morts le suaire de planche
Et, comme un preux dHolbein, fier, le poing sur la hanche
Trouait la foule gaie en son sinistre lan
Sur le sombre coureur chacun tournant la tte,
Pris au charme insond doutre-tombe, sarrte :
Du nant et du gouffre aimant mystrieux !
Car tu puises, camarde dente, tes cierges
Lirrsistible attrait : bizarre, imprieux
Et tel que nen a point le pur baiser des vierges !
Dans Les vingt-quatre coups de sonnet, Hannon se singularise aussi par quelques audaces lexicales. Le sonnet La Grosse-Femme fait de rodomont un adjectif, un emploi attest par les dictionnaires (le Grand Robert, le Trsor de la langue franaise, lequel voque le Journal des Goncourt), moins courant toutefois que le substantif qui a pour origine le nom propre Rodomonte, cr par Boiardo et repris par lArioste.
La manipulation, ici, na rien de tmraire. Mais les quelques nologismes de Hannon montrent que, ds son premier recueil, il sarrogeait le droit de bousculer le vocabulaire. Jen donne quatre exemples :
La brume poudre blanc les horizons fards ;
Au baiser automnal larbre senvermillonne []
(Automne)
Dans le jardin dsert o sempourpraient tes lvres
Plus de chants, plus de fleurs : quelques ples soucis
Mi-closant leur il fauve et sveillant, saisis,
A ton regard de flamme, clair dont tu me svres.
(Feuilles mortes)
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La Meuse dun dernier rutilement se frange,
Puis, calme et grande, coule en ses bords assombris.
(LHeure de Corot, Camille Van Camp)
Rutilement Marcel Cressot, dans sa magistrale tude du style de J.-K. Huysmans16, prsente ce mot comme un nologisme de lauteur des Croquis parisiens (1880) ; mais le Trsor de la langue franaise cite Rimbaud (Posies, 1871) et le Journal des Goncourt (1875).
Et voici un nologisme dune nature diffrente :
Prs des Vnus aux airs toiseurs
Elle a pass, ce qui me tue,
Plus glace, hlas ! que ses surs.
(Amour dantan)
Le mot toiseur, ici, est un nologisme de signification. Substantif masculin, il dsigne celui dont la profession est de toiser, de mesurer les travaux de construction. Hannon en fait un adjectif et lui prte une signification nologique ( qui regarde de haut ). Le Grand Robert signale que toiseur pris adjectivement est attest de nos jours, et il cite Genevive Dormann (Je tapporterai des orages). Nous constatons que Hannon a pris une grande avance sur elle17.
Si jaccorde une attention particulire au vocabulaire des Vingt-quatre coups de sonnet, cest que cette uvre juvnile apparat, la lumire de mes recherches, comme lesquisse, encore timide, mais premire par la date, du style coruscant dont se dlectrent maints crivains belges la fin du dix-neuvime sicle et qui se manifesta avec force en 1881 dans Un mle, roman fondateur. Mais il convient de saviser que Camille Lemonnier, avant 1881, ne sacrifiait nullement la singularit lexicale18. Hannon, en 1876, innovait, faisait uvre de prcurseur. 16 Marcel Cressot, La Phrase et le Vocabulaire de J.-K. Huysmans, Genve, Droz, 1938. 17 Par ignorance ou parti pris, les dictionnaires de la langue franaise publis en France font peu de cas des crivains belges. Cest scientifiquement regrettable, pour ne pas dire inadmissible. Voir Paul Delsemme, Les crivains belges francophones dans les grands dictionnaires de la langue franaise , in Francophonie vivante, septembre 1999 (p. 142-154). 18 Voir Paul Delsemme, propos dUn mle : Camille Lemonnier crivain coruscant , dans Francophonie vivante, dcembre 1997.
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Peintre et pote, Hannon se partageait, sans dissimuler, lpoque de ses Vingt-quatre coups de sonnet, de quel ct il penchait.
La littrature est accidentelle chez moi, [avouait-il Joris-Karl Huysmans le 17 fvrier
1877 : je lui accorde les instants que je drobe la peinture. Mais ce sont deux
excellentes filles, deux surs qui sentendent parfaitement et point ne se jalousent. Je
suis, comme la crit Lemonnier, un porte-plume qui par en haut crit et peint par en
bas Cela pourra vous expliquer ma soif de couleurs et mes recherches de palette dans
mon style19.
La littrature, quoi quil en dise ici, allait prendre une place de plus en plus importante dans ses activits et dans ses proccupations. Sa relation avec Joris-Karl Huysmans y contribua certainement. En aot 1876, lcrivain franais dont alors on ne connaissait quun ouvrage pass presque inaperu, Le Drageoir pices, intitul ultrieurement Le Drageoir aux pices, dbarqua Bruxelles pour surveiller ldition de Marthe, histoire dune fille, quil nosait publier en France, par crainte des poursuites judiciaires qui menaaient les auteurs sulfureux lpoque de Mac Mahon et de lordre moral. Cest limprimeur Flix Callewaert quil avait confi le manuscrit. Le roman, sorti des presses du Bruxellois le 12 septembre (avec la marque de Jean Gay), parut donc peu aprs Les vingt-quatre coups de sonnet. Dans LArtiste du 26 novembre 1876, Hannon consacra Marthe un article logieux. Huysmans le remercia longuement le 16 dcembre :
Monsieur et cher confrre,
Jai appris que larticle de LArtiste sur Marthe tait fait par vous. Je vous
remercie des braves lignes que vous avez consacres une fille jete au St-Lazare de la
censure franaise.
Vous lavez dit je suis un raliste de lcole de Goncourt, de Zola, de Flaubert,
etc. Nous sommes Paris un petit groupe qui sommes convaincus que le roman ne
peut plus tre une histoire plus ou moins vraie ou dguise, plus ou moins enveloppe de
colle de poisson, comme certains remdes, pour en masquer le got. Nous entendons
par ralisme ltude patiente de la ralit, larrive lensemble par leffet des dtails,
19 J.-K. Huysmans, Lettres Thodore Hannon (p. 40).
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cruels au besoin, trivials [sic], mme si cela doit nous donner la note. Nous sommes loin,
comme vous le voyez, de lpoque des romans de Dumas pre Balzac a, le premier,
ouvert la voie, nous le suivons le plus hardiment que nous pouvons20. []
Cette lettre inaugurait un change pistolaire qui se poursuivit jusquen 1884, lanne de la publication d Rebours, sur le ton de la complicit quengendre laffinit des gots. Huysmans, signant K. H. dans La Rpublique des Lettres du 18 fvrier 1877, dit tout le bien quil pensait de lauteur des Vingt-quatre coups de sonnet :
Esprit prcieux, contourn, alambiqu parfois, mais toujours singulier et troublant, ce
pote, pris dun amour dsordonn des mots, est coup sr lun des plus tourdissants
coloristes que je connaisse [].
En janvier 1877, la suite dune petite rvolution de palais, Hannon remplaa dans la fonction de rdacteur en chef de LArtiste Victor Reding, trop modr, pas assez engag. Sous sa direction, la revue adhra denthousiasme au Naturalisme, considr comme lexpression de la Modernit. Naturalisme, Modernit ! voil les mots de ralliement des Peintres, des Musiciens et des Potes , lisait-on dans la dclaration liminaire du numro du 7 janvier. Ds lors, chaque livraison, le provocant frontispice de Flicien Rops, tir en sanguine, devait rappeler la conversion de la revue un mouvement qui, en France mme, tait encore assez loin du sommet de sa trajectoire.
Quveillait donc, dans lesprit de Hannon et de ses coquipiers de LArtiste, ce mot magique de modernit ? Pour y voir clair, il faut remonter aux origines du vocable et observer son volution smantique. Moderne, dont il est le driv, correspond au latin modernus, apparu la fin du cinquime sicle et provenant de ladverbe modo, tout juste, rcemment, maintenant . Par son tymologie, moderne signifie donc ce qui est actuel, contemporain ; il ne se confond pas avec nouveau . Modernit nest attest qu partir du dix-neuvime sicle. Chateaubriand lutilise comme un simple synonyme de chose actuelle , sans lui attribuer une porte esthtique. Une phrase des Mmoires dOutre-Tombe ne laisse 20 J.-K. Huysmans, Lettres Thodore Hannon (p. 35).
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aucun doute : La vulgarit, la modernit de la douane et du passeport, contrastaient avec lorage, la porte gothique, le son du cor et le bruit du torrent21.
Il en fut autrement pour Baudelaire. Convaincu que son poque nest pas moins fconde que les anciennes en motifs sublimes , il a donn modernit un sens spcifique, dcoulant de son animadversion lgard de la fraction du romantisme qui a dvaloris le temps prsent au bnfice dun pass embelli et par de prestige. La mission de lartiste et du pote est de rvler la beaut hroque, pique de la vie actuelle. Il revient souvent sur cette partie de sa doctrine. Le Salon de 1846 contient des propos explicites :
Le romantisme nest prcisment ni dans le choix des sujets ni dans la vrit exacte,
mais dans la manire de sentir.
Cest parce que quelques-uns lont plac dans la perfection du mtier que nous avons eu
le rococo du romantisme, le plus insupportable de tous sans contredit.
Il faut donc, avant tout, connatre les aspects de la nature et les situations de lhomme,
que les artistes du pass ont ddaigns ou nont pas connus.
Qui dit romantisme dit art moderne, cest--dire intimit, spiritualit, couleur,
aspiration vers linfini, exprimes par tous les moyens que contiennent les arts22.
Toujours dans le Salon de 1846, il dveloppe sa conception de lhrosme de la vie moderne :
Toutes les beauts contiennent, comme tous les phnomnes possibles, quelque chose
de transitoire, dabsolu et de particulier. La beaut absolue et ternelle nexiste pas,
ou plutt elle nest quune abstraction crme la surface gnrale des beauts diverses.
Llment particulier de chaque beaut vient des passions, et, comme nous avons nos
passions particulires, nous avons notre beaut.
[]
21 Mmoires dOutre-Tombe. dition du centenaire, tome IV (p. 183), Paris, Flammarion, 1948. 22 Curiosits esthtiques, Lausanne, La Guilde du Livre, 1949 (p. 133).
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Le spectacle de la vie lgante et des milliers dexistences flottantes qui circulent dans les
souterrains dune grande ville, criminels et filles entretenues, la Gazette des
Tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous navons qu ouvrir les yeux pour
connatre notre hrosme.
Dans Le peintre de la vie moderne, publi par le Figaro en 1863, il donnera de la modernit une dfinition qui modifie la prcdente :
La modernit, cest le transitoire, le fugitif, le contingent, la moiti de lart, dont lautre
moiti est lternel et limmuable23.
Comme la montr Henri Meschonnic, si la modernit est seulement la moiti de lart, elle nest plus que la vie prsente, le document24. Pour Hannon et les collaborateurs de LArtiste, en particulier Lemonnier, Huysmans, Rops, le naturalisme est la modernit telle quils linterprtaient daprs la premire dfinition de Baudelaire. La filiation est dclare, dmontre : dans la premire livraison de la revue roriente, le 7 janvier 1877, Hannon sous le pseudonyme de Marc Vry se rfre aux Curiosits esthtiques pour dfinir la modernit.
Matre bord, il fait de sa revue la championne dmile Zola. Le 25 fvrier 1877, il ddie lcrivain le sonnet LAssommoir :
Penseur, la Vrit touvre sa rude main :
Marche droit sans faiblir par laustre chemin
Que ton gnie ouvrit loin des routes vulgaires. []
LArtiste utilise frquemment le procd de la reproduction pour relayer la pense de Zola : extraits de ses uvres, extraits de ses articles dans Le Bien public et Le Messager de lEurope. Les abonns au nombre de deux ou trois cents eurent ainsi loccasion de consulter des fragments essentiels de la doctrine zolienne bien avant leur rassemblement dans Le Roman exprimental (1880) et dans Les Romanciers naturalistes (1881).
23 LArt romantique, Lausanne, La Guilde du Livre, 1950 (p. 90). 24 Henri Meschonnic, Modernit. Modernit, Paris, Gallimard, 1998 (Folio Essais). Voir p. 118.
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Hannon offre une large hospitalit aux reprsentants franais du Naturalisme, plus particulirement Huysmans et Henry Card. Jai observ que, entre le 18 mars 1877 et le 15 aot 1878, le nom de Huysmans apparat vingt-neuf fois aux sommaires de LArtiste, qui, outre lautorisation de puiser dans Le Drageoir pices, eut la primeur de Sac au dos (la nouvelle appele figurer dans Les Soires de Mdan) et de maintes pages qui seront recueillies dans Croquis parisiens en 1880. Henry Card collabore non moins activement LArtiste ; il y publie des sonnets, des comptes rendus de livres et dexpositions, des chos de Paris et de curieuses proses rvlatrices de sa prdilection pour le dtail menu dapparence insignifiante25.
Camille Lemonnier, amen par Paul Heusy, crivain belge tabli en France, correspondre avec Lon Cladel, sengoua pour le chantre du Quercy, lauteur du Bouscassi et dOmpdrailles. Collaborateur de LArtiste, il lui fut ais de communiquer son enthousiasme Thodore Hannon et aux gens de la rdaction. Le 21 juillet 1878, le critique qui signait Freeman ctait Hannon ! lanait lide que L Homme de la Croix-aux-Bufs, uvre rcente de Cladel, pouvait tre un modle opposable au naturalisme qui se disait scientifique.
Une opinion qui se propagea, reprise lenvi par les littrateurs belges qui, se distanciant de Zola, prconisrent au cours de la dcennie suivante la fusion de lart et du petit fait vrai, le mlange de lidalit et de la ralit26. Hannon avait le don des vues anticipatrices27.
En proie dinsolubles problmes de trsorerie, il fut contraint en dcembre 1878 de cder LArtiste lquipe rdactionnelle du priodique Le Samedi qui conserva le titre LArtiste, mais sopposa ce que la revue demeurt ce quelle avait 25 partir du 6 janvier 1878, Card gratifia LArtiste dun roman caractristique de sa manire, Une belle journe, dont la publication sinterrompit la fin de lanne, quand Hannon se retira. Une belle journe ne parut en volume quen 1881. 26 Voir Paul Delsemme, Lon Cladel et les lettres franaises de Belgique , in Les Relations littraires franco-belges de 1890 1914, Bruxelles, ditions de lUniversit de Bruxelles, 1984 (p. 41-64). 27 La lettre 36 (15 mai 1878) du recueil Lettres Thodore Hannon rvle que Hannon sest document auprs de Huysmans au sujet de Cladel. Huysmans na pas mch ses mots : Cest un Parnassien pour dire le mot. Je viens de lire la Croix aux bufs quil ma envoye, cest un long rcit romantico-rpublicain, crit laide darchasmes. a ma paru profondment emmerdant. [] En dehors de littrature, cest un ami obligeant, avec lequel je suis dans les meilleurs termes. Si vous faites un long article sur lui, faites-le aimable, mais ne le classez point, malgr ses quelques brutalits de langue, jamais amenes et ncessaires, parmi les naturalistes.
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t pendant deux annes : le foyer belge du naturalisme franais et, simultanment, le lieu daccueil de deux autres manifestations de la modernit , le drame wagnrien et la peinture impressionniste.
Hannon tenait en rserve des sonnets rotiques que, par biensance, il navait pas joints aux Vingt-quatre coups de sonnet et quil publia en 1880, avec la complicit discrte dHenry Kistemaeckers28, sous le pseudonyme de Monsieur de La Braguette et un titre non moins loquent : Les treize sonnets du doigt dedans. Ctait, dans la clandestinit, la manifestation de son penchant la grivoiserie, la plaisanterie licencieuse, une propension que ses intimes connaissaient bien et qui les divertissait. Je vous dcevrais peut-tre si je ne vous lisais pas un de ces sonnets.
Le Balcon
La Trs Chre tait appuye
Au balcon trfles pesants,
Regardant passer les passants,
Distraite, et la mine ennuye.
pas de loup je mavanai.
Sous les neigeuses cascatelles
Des entre-deux et des dentelles,
Une main tendre je glissai
Mes doigts plongrent dans du rose :
Senvola son humeur morose.
Elle bavarda folle, puis
La Trs Chre alors devint coite,
Et je retirai ma main moite
Point ne me suis lav depuis !
28 La plaquette affiche comme diteur : Domrmy-la-Pucelle (Vosges), Au couvent des Puces-Travailleuses (avec approbation).
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Dans le mme temps, Hannon fournissait LArtiste des pomes cisels, travaills et retravaills, dignes de figurer, un jour, dans un recueil qui serait son uvre de matrise. Ce sera Rimes de joie.
Les lettres que lui adresse Huysmans clairent la progression du projet et le labeur du pote. Hannon lui ayant envoy quelques strophes dOpoponax, Huysmans, le 28 mai 1877, dclare quil les a savoures et il lui signale que, en raison de ltymologie, il faut crire opopanax et non opoponax, pass, il en convient, dans lusage29. Le 12 novembre, il le remercie de lui avoir ddi le sonnet En Vendanges, insr dans LArtiste30. Le 26 novembre, aprs lavoir assur quil fera la prface, il feint de le rudoyer :
Travaillez, nom dun bonhomme ! abattez de bonnes pices comme le sonnet des
Fivres, Opopanax, Vendanges, Tramway, Encens de foire des pices qui rutilent et
mettent le feu aux poudres. Nous gueulerons comme des putois aprs les gens qui se
mettront un garde-vue devant les yeux pour ne pas tre aveugls par vos explosions de
feux versicolores allez-y carrment31.
Le 6 fvrier 1878, il applaudit le pome Maquillage : Votre Maquillage me cause de douces exaltations a cest un nanan ! et du chouette ! Tudieu ! il y a une morbide du pltre qui me rjouit singulirement ! Allons, nous allons voir un chouette volume de vers32 ! Le 22 fvrier, il se dit trs indcis pour la prface : Car voil le hic. Si jentonne trop le naturalisme, je puis vous faire perdre des articles. Celui de Banville par exemple, qui se refusant la plus lgre engueulade et excrant bien entendu le naturalisme, ne parlera pas du tout de vous33. Le 10 avril 1878 (date douteuse), il lui dit avec force ce quon attend de lui : Songez, mon bon, que le naturalisme a besoin dun pote, que jusquici il ny en a pas, que nous comptons sur vous34. []
29 Lettres Thodore Hannon (p. 63-64). Huysmans a raison : le latin opopanax vient du grec opos suc et panax plante mdicinale , Hannon en tint compte. 30 Ibidem (p. 102). 31 Ibidem (p. 109). 32 Ibidem (p. 114). 33 Ibidem (p. 119). 34 Ibidem (p. 137-138).
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Nous savons par Georges Eekhoud que Hannon se soumit avec humilit aux corrections, modifications et remaniements que Huysmans et Henry Card, lecteurs vtilleux de Rimes de joie, exigrent de lui : Tu nimagines pas, crira-t-il son ami Georges, comme Huysmans avait balafr de ratures mon infortun manuscrit. Il ma fallu piocher tout un an sur ces ratures trois fois renouveles, mais au bout de veilles insenses et idiotes, jai rafistol le tout35. []
cause des tergiversations, puis du dsistement de lditeur Henry Kistemaeckers, et aussi de la lenteur de Flicien Rops36, le recueil ne parut quen mars 1881, chez Gay et Douc, Bruxelles. Comme prvu de longue date, le volume (210 pages) senrichissait dune prface de J.-K. Huysmans, dun frontispice et de trois gravures de Rops37.
Huysmans se rjouissait quun pote ost, enfin, renoncer aux mivreries parnassiennes et sinspirer de Baudelaire :
Eh bien ! un peintre Belge, M. Thodore Hannon qui, malgr des souvenirs obsdants,
se montre dans ses Rimes de joie, un pote singulier et neuf, a, bravement, avec certaines
pices de ce livre, embot le pas, derrire le grand matre. Sil na, ni son allure puis-
sante, ni ses douleurs hautaines, ni ses profondes ironies, il possde du moins des
qualits de jeunesse avance charmantes !
35 Georges Eekhoud, Tmoignages et souvenirs. Thodore Hannon (1851-1916) dans Mercure de France, 15 avril 1920 (p. 406). La mre de Thodore Hannon, Marie Durselen, avait t une intime de la mre de Georges Eekhoud. Cependant, les deux crivains avaient largement dpass lge de vingt ans lorsquils se rencontrrent et que, sur-le-champ, ils se lirent damiti. Son an de prs de trois ans, Thodore fut un peu le matre de Georges. Il lexhorta sloigner du romantisme dont ses premiers vers, Myrtes et Cyprs, Zigzags potiques, taient imprgns et, fort des dures leons quil avait reues de Huysmans et de Card, il lengagea vivement les appliquer au recueil auquel il travaillait. Parus en 1879, Les Pittoresques attestent que Georges tint compte des critiques de Thodore. 36 Le 16 mars 1878, Huysmans concevait limpatience de Hannon : Quant au brave Rops si je le vois, je lui dirai que vous attendez impatiemment aprs son eau-forte pour lapparition du livre. Vous avez absolument raison, il faut le pousser, lpe dans les reins si on veut en obtenir quelque chose . Lettres Thodore Hannon (p. 124). 37 Voir la minutieuse tude de Ren Fayt, propos des ditions de Rimes de joie de Thodore Hannon , dans Le livre et lestampe, 1998, n 149 (p. 7-28).
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Le prfacier, impressionn par un travail du vers qui rappelle Thophile Gautier, cet incomparable joaillier , signalait les pices les plus originales ses yeux, et disait pour conclure :
En rsum, malgr ses quelques cahots de rimes et ses quelques emberlificotis de phrase,
ce volume est, en attendant des uvres ralistes plus larges, plus fortes, conues daprs
un procd que jignore encore, lun des recueils de vers les plus intressants qui aient
paru depuis des annes. Il est, somme toute, depuis Baudelaire et aprs les Antres
malsains et certaines autres pices de Glatigny, le seul qui se soit attaqu aux grces
maladives de la femme, aux nvroses lgantes des grandes villes.
Par l, les Rimes de joie se rattachent, comme une amusante fantaisie, au grand
mouvement du naturalisme38.
La principale originalit de Rimes de joie rside, en effet, dans le traitement naturaliste de quelques-uns des grands thmes baudelairiens : la mise en valeur des sensations olfactives, la femme, lrotisme, livresse, lartifice, le maquillage.
Hymne au parfum qui ensorcelle lesprit et qui pimente les effusions charnelles, Opopanax se termine par deux quatrains qui, en quelque sorte, rsument le pome :
Et jignore en ces nuits de verve
Lorsque me vient meurtrir ta dent,
Si cest ce poison impudent
Ou ta salive qui mnerve.
Quimporte ! si pour me griser
Quand ton beau corps jonche ta couche,
Tu me verses ronde bouche
LOpopanax de ton baiser39.
38 Dans cette prface, date daot 1879, Huysmans lche donc le mot naturalisme dont il craignait, en fvrier 1878, leffet nuisible la publicit de Hannon. noter que Rops nourrissait une autre crainte : Franchement et entre nous je ne laime pas cette prface, elle est outrecuidante et force la note et tu sais si je suis un timor. Mais jai peur que lon ne lise tes jolis vers en voulant les trouver merveilleux . Jai peur enfin que lon ne te donne pas mme cinq minutes pour tre sublime et que toi-mme, tu naies pas le temps de dire au lecteur : attendez quelques secondes, je suis encore jeune et je serai sublime plus tard (lettre du 5 dcembre 1878, Dart, de rimes et de joie, p. 26).
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Dans la note raliste Encens de foire voque des odeurs de bas tage qui nont rien de lopopanax. En voici les trois premires strophes :
Chre, rappelle-toi ce lourd bouquet forain
Que humait goulment le peuple souverain.
Les fifres dans la nuit dversaient leurs vinaigres.
Le bugle ternuait la face des cors
Et des pistons fausss. Scandant ces dsaccords,
Tonitruaient les tambours maigres.
Mais plus stridente encor sparpillaient dans lair
Une gamme dodeurs dfier tout flair,
Et plus farouchement clatait la fanfare
Des huiles en travail et des cres saindoux
pandant leurs relents intenses par lair doux
O ta narine en fleur seffare.
Reporter scrupuleux, jai not, sans rancur,
Les curieuses voix et les cris de ce chur
Dont mon nez a peru la fleurante harmonie :
Boudin blanc, moule en deuil, crabe en pourpre gilet,
Pomme de terre dor, saucisson violet,
O grsillante symphonie !
La femme est omniprsente et telle que, gentille compagne ou partenaire lascive, elle apparat sous le regard du pote. Certaines pices effleurent les dviations de la sensualit. La Fourrure montre le got des accessoires qui excitent le dsir. Les vingt-quatre quatrains de Maigreurs rvlent lattirance ambigu pour la jeune fille au corps dphbe, au charme androgyne :
39 Anne-Franoise Luc, dans Le Naturalisme belge, (Labor, 1990), a finement dcortiqu ce pome (p. 76-83).
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Jaime ces droites masculines
Qui tenserrent rigidement
En leurs maigreurs dont tu clines
Mon regard de peintre et damant.
Tu pris ces membres secs de ligne
quelque bronze florentin ;
Jy trouve une grce maligne
Que combat un charme enfantin.
Le dernier quatrain, o le mot squelette suggre la mort, cre un effet baudelairien :
Reste maigre, ma maigrelette !
Conserve mon culte dancien
Cette lgance de squelette
O chaque sexe a mis du sien.
Le pome Renoncement (qui napparat que dans ldition dfinitive des Rimes, en 1884) exalte lrotisme considr comme une fin en soi, comme un raffinement qui se suffit lui-mme. Jen retiens deux strophes :
Je taime dune passion
O le cur na point de rplique,
Et dun culte que ne complique
Nulle idalisation.
Jaime, en toi, la seule matire ;
Le parfum, le son, la couleur,
Le rythme, la forme en sa fleur,
Voil ma passion entire !
Baudelairiennes assurment Les Litanies de labsinthe par leur thme, livresse, et par une construction strophique qui reproduit celle des Litanies de Satan (triolets dont le troisime vers, isol, se rpte comme un refrain) :
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Filtre charmant, toi que redoutent les mres
Et les amantes, philtre aux caresses amres,
Absinthe, viens nous dans linfini des spleens !
Toi, le sr gurisseur des douleurs anciennes,
Aux nuits dantan fauch par les magiciennes,
Absinthe, viens nous dans linfini des spleens !
Lorsque ton me au fond de nos verres sveille,
Cest un chant de rpit qui nous berce, merveille !
Absinthe, viens nous dans linfini des spleens !
Tu portes la couleur tendre de lEsprance,
Glauque tendard flottant joyeux sur la souffrance.
Absinthe, viens nous dans linfini des spleens ! []
Maquillages, le plus long pome du recueil et, selon moi, le plus suggestif, drive, de toute vidence, de lloge du maquillage de Baudelaire, qui voyait en cet artifice un symptme du got de lidal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et dimmonde40 . Je ne citerai que la premire partie du pome de Hannon :
Sachant mon dgot libertin
Pour ce que le sang jeune claire
De son hmatine, un matin
Tu te maquillas, pour me plaire.
40 LArt romantique, Lausanne, La Guilde du Livre (p. 113).
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Tu connais le bizarre aimant
Et les attirances damnes
Quont pour moi les choses fanes,
Troublantes dsesprment :
Boutons dun soir morts sur la tige,
Larmes des aubes sans lueurs,
Parfums vents et tueurs
Sur lesquels mon ennui voltige.
De linflexible azur du ciel
Irrmdiablement ennemie,
Mon me, tu le sais, ma mie,
Naime que lartificiel.
Mais la joie de lartificialiste sassombrit de rancurs et de spleen :
Strass dont la diva sadonise,
Similor, fleurs de taffetas,
Soleils de gaz : astres en tas
Rancurs o mon spleen sternise !
Or sachant que mon tre hait
La joie clatante des roses
Et que la pleur des chloroses
seule pour lui quelque attrait,
Aux fards malsains que jidoltre
Livrant lclat de ton sang cher,
Sous la fleur morbide du pltre
Tu voilas les lis de ta chair.
Lattrait pour le nologisme et le mot rare se manifeste dans Rimes de joie avec une intensit accrue. Jai relev trois archasmes (sadoniser, barge, flambe) et cinq
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mots rares : cosmydor (sorte deau de toilette, vocable figurant seulement dans Bescherelle), sonnailler, tintamarrer, turbuler et vacarmer (les deux derniers crs par Huysmans). Les nologismes sont au nombre de sept : dsemprisonn, sempasteller, rondissement, incalm, inclipsable, inserein, introubl (ces quatre adjectifs drivs doivent leur nologie ladjonction du prfixe ngatif in).
Le naturalisme, fond sur le principe de la reproduction exacte et intgrale de la ralit matrielle, est essentiellement incompatible avec la posie. Cest ce que Zola laissait entendre dans Le Roman exprimental : Jassigne simplement la posie un rle dorchestre : les potes peuvent continuer nous faire de la musique, pendant que nous travaillerons41.
Hannon fait profession de foi positiviste dans le pome Bons Dieux, o il sadresse Dieu le Pre en personne :
On va relguer aux mansardes,
Ple divinit, ta gloire, et vos faux nez,
Sort, Hasard, Destin, Providence !
Aujourdhui nos cerveaux bien dsemprisonns
Ont conquis leur indpendance.
Ton enfer enfantin, ton Diable et ses terreurs,
Chacun sen joue en conscience
Car pour dsenfiler ton chapelet derreurs
Nous interrogeons la Science.
Mais ce positivisme na pas fait obstacle, nous lavons vu, sa tentation, sa tentative de trouver un compromis entre le naturalisme et la musique potique. Laccommodement auquel il a procd pour rendre possible une posie naturaliste, lui vaut de figurer parmi les rares potes dobdience naturaliste.
En 1883, Hannon publia conscutivement Le Mirliton priapique, qui droule 69 quatrains foltres signs Frre Culpidon42, et Au pays de Manneken-Pis, sous-titr tudes modernistes et illustr dlicieusement par Amde Lynen. 41 Cit par Jacques Marx mile Verhaeren et la posie naturaliste , dans Excavatio. Emile Zola and Naturalism, volume VI/VII, 1995. 42 Frre Culpidon, Le Mirliton priapique. 69 quatrains contre le spleen avec un culispice foltre, Au Mont Caramel en la sacre confiserie.
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Comme les Treize sonnets du doigt dedans, Le Mirliton priapique frappe en dessous de la ceinture. Ce genre duvrette se passe de commentaires. Il en va autrement de Au pays de Manneken-Pis, qui relve de la littrature avouable et de qualit. Les pices consacres des lieux bien connus des Bruxellois (Au Parc, Place Royale, Au Petit-Paris, Rue Saint-Laurent, Rue Haute, Thtre de la Monnaie, Eglise Sainte-
Gudule) alternent avec les tableautins o sont croqus les autochtones typiques (Marchande de crabes, Ramoneurs, Vendeuse doranges, Commissionnaires, Marchand
de pltre, Marchande de mare43). Cest bien trouss, divertissant et, par le sujet, en avance dune bonne dcennie sur les romanciers du terroir bruxellois, Lopold Courouble et George Garnir. Mais cette posie purement descriptive, dite moderniste , natteint pas le niveau de Rimes de joie, luvre de Hannon la mieux russie.
Huysmans avait encore cette russite en mmoire lorsque dans Rebours, en 1884, il disait pourquoi la bibliothque de Floressas des Esseintes avait accueilli Thodore Hannon, un lve de Baudelaire et de Gautier, m par un sens trs spcial des lgances recherches et des joies factices . Huysmans commentait le choix de son des Esseintes :
lencontre de Verlaine qui drivait, sans croisement, de Baudelaire, surtout par le ct
psychologique, par la nuance captieuse de la pense, par la docte quintessence du
sentiment, Thodore Hannon descendait du matre, surtout par le ct plastique, par la
vision extrieure des tres et des choses.
Sa corruption charmante correspondait fatalement aux penchants de des Esseintes
qui, par les jours de brunie, par les jours de pluie, senfermait dans le retrait imagin par
ce pote et se grisait les yeux avec les chatoiements de ses toffes, avec les
incandescences de ses pierres, avec ses somptuosits, exclusivement matrielles, qui
concouraient aux incitations crbrales et montaient comme une poudre de cantharide
dans un nuage de tide encens vers une Idole Bruxelloise, au visage fard, au ventre
tann par des parfums44.
43 Un pome scarte de la ligne gnrale du recueil : Bas de soie, figurant dans ldition dfinitive de Rimes de joie et pas dans la premire. La ddicace Huysmans, absente de Rimes de joie et ajoute ici, renforce limpression que le pome est dune autre nature que Marchande de crabes ou Vendeuse doranges. 44 J.-K. Huysmans, A Rebours, Paris, Garnier-Flammarion, 1978 (p. 213).
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Le 4 juin, Hannon fit savoir Huysmans combien il admirait son roman conu en dehors de tout , et il ajoutait : Quant ce que vous dites en passant de Rimes de joie, vraiment cest leur faire trop dhonneur que de les enchsser ainsi dans ces inoubliables pages Je vous en suis reconnaissant pour lternit45.
Pour lternit ? Lexpression tait hasardeuse. Quand Thodore, en cette anne 1884, rdita chez Kistemaeckers Rimes de joie (augmentes de onze pices et dcores dune eau-forte de Rops, sans lagrment de celui-ci, qui se fcha), on ignore pourquoi le pote exigea de lditeur quil supprimt la prface de 1881. Kistemaeckers qui lui en exprimait le regret avant la sortie du volume, Huysmans dclara quil navait rien redire : Il dsire ne pas voir la prface pensant nen plus avoir besoin, je ne demande pas mieux en ce qui me concerne. Personnellement, jen suis mme satisfait car, si ldition nouvelle est augmente, ma prface, crite en 1879, devient forcment incomplte et je prfre quelle ne paraisse pas. Tout est donc pour le mieux46.
Un billet de Huysmans Hannon dat du 9 juin 1886 est le dernier signe dun contact entre les deux hommes. Ils sloignrent lun de lautre, Hannon agac par la religiosit croissante de Huysmans et celui-ci choqu par la complaisance de Hannon lgard de penchants naturels qui, selon lui, gchaient son talent : la gauloiserie, la bouffonnerie.
Cette double inclination et une aptitude exceptionnelle versifier sur nimporte quel sujet, allaient le perdre. Il se grisa du succs facile et phmre des revues, des ballets, des pantomimes, des pices dombres. Le Candlabre, oprinette reprsente en 1883 Bruxelles, au Thtre de la Renaissance, permet de dater le moment o il sortit de la littrature, avec sous le bras les Rimes de joie qui lui avaient valu quelque notorit et dont il se contenterait dornavant de reprendre, ici et l, les thmes et les formes47.
Entre 1887 et 1913, il crivit seul sept revues et huit en collaboration48. Ctait lge dor de ce genre de spectacles. Les titres, Spa tolet le monde descend,
45 Lettres Thodore Hannon (p. 276). 46 Voir Gustave Vanwelkenhuyzen, J.-K. Huysmans et la Belgique, Paris, Mercure de France, 1935. 47 Je songe Une messe de minuit (1888), Au clair de la dune (1909), La Toison de Phryn (1913). 48 Il en reste des traces imprimes, le plus souvent sous la forme lmentaire de la traditionnelle brochure-programme.
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Bruxelles sans gne, Bruxelles sans sel, Olymp y a du monde !, Scala ! arrt fixe, etc., annoncent assez clairement le contenu de ces revues bruxelloises, destines faire rire le bon public populaire.
La Valkyrigole, que Tho Hannon commit en 1887, lui attira les foudres de la high lift littraire49. Il est vrai que cette parodie-clair volait fort bas avec son Veau-Blanc, sa Brune-Mie, ses Valkyrient et ses Valkypleurent. Qutait donc devenu le pote des Rimes de joie ? Dans LArt moderne du 27 mars 1887, Edmond Picard sadressait directement feu Thodore Hannon :
Hlas ! Hlas ! Hlas ! Est-ce tout ce qui reste dune de nos plus belles esprances
littraires ? lun de nos potes le plus gament dbraills, le plus audacieusement verveux,
qui J.-K. Huysmans donnait une place (inapprciable honneur !) dans son chef-du-
vre : Rebours, ct des plus intenses originaux de tous les temps []
Eh ! quoi, de tant de brillantes promesses, plus rien, que cela ! Quelle faillite ! De
quel navrant mystre a dpendu cette liqufaction dun aussi nerveux temprament ?
Cette plume, jadis fleuret flexible, devenue un lourd crayon de charpentier. Cette phrase
souple et odorante comme une guirlande pointe de vives couleurs, tranant maintenant
par terre. Ce dandy littraire, transform en gouapeur. Plus rien, plus rien, plus rien50 !
Huysmans tait au courant. Bien que, rditant Rebours, il et maintenu telle quelle la louange de Hannon, il portait un jugement implacable sur les avatars du Suffte. En 1889, dans une tude consacre Flicien Rops, il stigmatisait M. Thodore Hannon, un pote de talent, sombr sans excuse de misre, Bruxelles, dans le cloaque des revues de fin danne et les nauseuses ratatouilles de la basse presse51 .
49 Tho Hannon, La Valkyrigole. Parodie-clair. Aux les Amazones, chez tous les maquignons, Bruxelles, A. Lefvre (31 pages). 50 Hannon rpliqua dans la livraison du 3 avril, sur le ton du badinage hargneux. Dans un article non sign, mais assurment de la plume dEdmond Picard, LArt moderne du 16 octobre 1881 avait rendu compte de Rimes de joie en termes assez logieux, avec toutefois une rserve qui ressemble assez une condamnation : Une telle littrature ne prend le haut de la chausse que dans les poques de dcadence. Cest par elle que finit un mouvement artistique. Jamais on ne la trouve laurore et au rveil, mais seulement au dclin et lheure de lpuisement. Or, faut-il y courir dj en Belgique, alors que nous ne faisons peine que commencer, et que nous rclamons lattention de la foule pour aider lclosion de notre littrature ? 51 tude figurant dans le recueil Certains (1889). Rdition : Paris, U.G.E., 1975 (p. 345).
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Sur un point, Huysmans exagrait. Tho ne frquenta jamais les bas-fonds du journalisme. Collaborateur de La Chronique et de Ltoile belge, il mit au service de ces respectables quotidiens les multiples ressources de sa plume agile. Les lecteurs savouraient ses chroniques rimes la manire de Raoul Ponchon et quil signait Hannonyme. Mais demeure le fait quil a dsert ce quon appelle les belles-lettres pour cultiver les genres o le vers mirlitonnesque est de rigueur. Est-il possible de dtecter les causes de cette dviation ?
Il avait la nature de lamuseur jouant sur tous les claviers de la plaisanterie. Ses proches en ont tmoign. a ! un homme ? Cest un type. a ! un monsieur ? Cest un zig, un bon zig des rues, mais un tre absolument monstrueux, n des promiscuits coupables dun calembour et dune gauloiserie, dun abominable calembour et dune phnomnale gauloiserie Cest ainsi que, sur le ton de la boutade, Max Waller le prsentait dans La Jeune Belgique du 1er octobre 188252. Camille Lemonnier, dans Une vie dcrivain, a observ lui aussi le trait dominant du personnage : Le nez de travers, la moustache en poils de rat, avec lclair du binocle sur le pli luron de lil, il fusait de verve caustique et calembourinante53.
Mais que faire de cette verve dbordante, de cet afflux spontan de mots drles, dimages cocasses ? Les revues, les spectacles parodiques offrirent Hannon lexutoire dont il avait besoin et qui rpercutait linfini les chos de sa gaiet. Il se fait que, en outre, le monde du thtre exerait sur lui une fascination, quil avoua Georges Eekhoud et qui rappelle trangement certains fantasmes des 52 Nos potes. III. Thodore Hannon (p. 332). 53 Une vie dcrivain, Bruxelles, Acadmie royale de langue et de littrature franaises, 1994 (p. 164). Quelques jours aprs la lecture de la prsente communication, les ditions Labor publiaient une uvre indite dIwan Gilkin, Mmoires inachevs. Une enfance et une jeunesse bruxelloises 1858-1878. Texte tabli, prsent et annot par Raymond Trousson. Thodore Hannon y apparat en plusieurs endroits, notamment p. 269 : Ds le dbut, la conversation de Tho mtourdit, mamusa, me choqua et piqua vivement ma curiosit. Je navais jamais rien entendu de pareil. Ctait un flux intarissable de bons mots, de charges et de scies datelier, dexpressions dargot des peintres et des tudiants, de remarques desthte ou de carabin, danecdotes drolatiques, de grivoiseries, dnormits rabelaisiennes, daperus naturalistes touchant les modles, les filles de joie, la basse dbauche des grandes villes, de fines notations dartiste et de pote, de notions techniques de peinture et de posie, de rflexions scientifiques de physiologiste, de mdecin ou de botaniste, de calembours, de croquis de murs populaires, de caricatures de la vie bourgeoise, de souvenirs littraires, de plaisanteries voltairiennes, accommodes au got de la rue des Vers, de singeries, de parodies, le tout dbit avec une verve endiable et accompagn de grimaces et de mimiques de la plus irrsistible drlerie.
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Rimes de joie : Ce peuple de carton aux sentiments en toc se mouvant sous les feux du gaz mintresse vivement par ses airs de pourriture artistique et dartificiel endiabl , crivait-il dans une lettre reste indite54.
En leur for intrieur, les comiques sont souvent moins gais quon ne limagine. Eekhoud se demandait si Hannon ne cachait pas sous les dehors dun joyeux drille les dsarrois dun tre vulnrable. Certaine fois, il lui avait crit, aveu bouleversant : Tu nas pas comme moi ces jours de spleen et de navrement sans fin que je nose laisser paratre et qui me rongent en sourdine Mais je ragis et ne veux affliger personne. De l cette grosse gat que tu aimes en moi et qui me fait mtourdir devant le monde goste que nos ennuis nintressent aucunement55.
Pourquoi de tels tats dme ne lui ont-ils pas inspir des pomes qui se seraient levs plus haut que les Rimes de joie ? Il a rpondu : il prfrait stourdir.
De toute faon, avant de porter un jugement dfinitif sur ses choix dcrivain aprs Rimes de joie, il convient de tenir compte de son activit continue dans le domaine des beaux-arts. Il ne cessa jamais duvrer comme peintre, aquarelliste et graveur. Relgue au second plan, lcriture pouvait tre traite comme un passe-temps, avec dsinvolture.
Il arriva mile Verhaeren, juge svre, de complimenter lartiste peintre. Par exemple, faisant la critique de lexposition du Cercle artistique en mai 1883, il notait : Thodore Hannon, au contraire, a son talent taill dans la bonne toffe. Au restaurant et la fentre, le premier cause de sa modernit, le second cause de sa fantaisie, sont deux tableaux trs remarqus et trs lous. Les fonds surtout paraissent dlicieux : une vue dhiver; un rideau travers par une lumire de jour. Les deux femmes, la soupeuse et la liseuse, ont de la grce, la liseuse surtout si habilement croque et traite dans un dcor japonais56. On sait que Hannon, aquafortiste, illustra en 1883 La vie bte de Max Waller. James Ensor, son ami et son portraitiste le tableau dat de 1882 se trouve Anvers, aux Muses royaux des Beaux-Arts apprciait son talent daquarelliste. Lors dune exposition des
54 Lettre de Hannon Eekhoud, Bruxelles, Archives et Muse de la littrature (M.L. 2589). Cite par Christian Berg, dans Lettres Thodore Hannon (p. 26). 55 Georges Eekhoud, article cit la note 35. 56 La Revue moderne, mai 1883. Repris dans Emile Verhaeren, crits sur lart (1881-1892), Bruxelles, Labor et Archives et Muse de la littrature, 1997 (p. 90).
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matres de laquarelle au Kursaal dOstende en 1899, il disait dans le style qui lui tait personnel : Tho Hannon cingle de rubis tincelants des forts meraudes. Jadmire sa facture sabre, hache, dchiquete. Tho Hannon reste nerveux, spontan, corrosif57. Camille Lemonnier, dressant en 1906 linventaire de lcole belge de peinture, tenait mentionner les vives notations de Thodore Hannon qui parfois sut mettre dans lclat et lesprit de sa peinture quelque chose du scintillant gnie de ses Rimes de joie58 .
Prsent dans la mmoire de ses contemporains comme lhomme dun livre, cest ce livre, cest Rimes de joie que lon se rfrait pour caractriser son uvre dartiste plasticien.
Tho Hannon mourut Etterbeek le 7 avril 1916. Lors de la mise en vente de sa collection duvres dart Bruxelles, les 26 et 27 dcembre 1916, le catalogue comptait, entre autres richesses, deux toiles et une dizaine de dessins de James Ensor et une cinquantaine de pices de Flicien Rops59. Ctait la confirmation tangible de son insertion dans le milieu artistique belge.
Copyright 2000 Acadmie royale de langue et de littrature franaises de Belgique. Tous droits rservs.
Rfrence bibliographique reproduire :
Paul Delsemme, Thodore Hannon, pote moderniste [en ligne], Bruxelles, Acadmie royale de
langue et de littrature franaises de Belgique, 2008. Disponible sur :
57 James Ensor, Mes crits, Lige, ditions nationales, 1974 (p. 44). 58 Camille Lemonnier, Lcole belge de peinture. 1830-1905, Bruxelles, Labor, 1991 (p. 210). 59 Catalogue de la vente des tableaux, aquarelles, dessins, eaux-fortes, composant latelier de Tho Hannon et des tableaux, aquarelles, sculptures, dessins, eaux-fortes, tapisseries, meubles dpendant de la succession de M. Tho Hannon. Salle olin, 134 rue Royale, Bruxelles, les mardi 26 et mercredi 27 dcembre 1916, 9 heures.