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Information, médias et internet Cahiers français n° 338 Médias et démocratie 8 Médias et démocratie L’indépendance de l’information : quelles réalités ? Quelles évolutions ? Si la liberté de l’information constitue une exigence première des démocraties et si elle implique certaines conditions minimales, les fonctionnements du système médiatique participent d’un temps et d’un lieu donnés. La notion de champ permet d’analyser la structure interne de l’univers socioprofessionnel du journalisme aujourd’hui et ses interactions avec les acteurs d’autres sphères : politique, économique, publicitaire… La question de la liberté des médias et de leur influence rencontre celle de leurs relations avec le droit et le(s) pouvoir(s). Faut-il laisser aux journalistes toute latitude en matière de presse ou une régulation exogène peut-elle être parfois légitime ? Les médias constituent- ils vraiment un « quatrième pouvoir » ou leur influence ne doit-elle pas plutôt s’apprécier au cas par cas ? La préservation de l’indépendance éditoriale peut aussi pâtir du renforcement des concentrations économiques, mais l’intériorisation par le champ médiatique de la logique commerciale suffit déjà à appauvrir l’offre informationnelle. Déontologie de la presse, pluralisme des opinions, objectivité dans la relation des faits sociaux…, le journalisme, explique Aurélie Tavernier, aime les mythes. Mais des mythes qui renvoient aussi à cette réalité de l'indépendance de l'information en tant qu'horizon symbolique fondateur du pacte démocratique. C. F. S elon un récent sondage, 63 % des personnes interrogées « croient » que les journalistes ne sont pas indépendants face « aux pressions des partis politiques et du pouvoir » ; pour 60 % d’entre elles, ils ne le sont pas non plus face « aux pressions de l’argent » (1). On peut douter sérieusement de la pertinence et de la fiabilité d’un outil qui prétend mesurer « la confiance des Français dans les médias » (2). Mais l’exercice témoigne bien de l’enjeu, pour les commanditaires de l’enquête (reconduite chaque année) et pour ceux qui y répondent, de l’indépendance comme vertu cardinale du devoir des uns et du droit des autres à l’information. Disons-le d’emblée : l’information ne saurait être indépendante, ni du contexte, ni des structures dans lesquels elle est construite et perçue comme légitime. Mais pour comprendre le caractère fondateur de ce « mythe », il importe de replacer la notion d’indépendance dans l’évolution des pratiques et des institutions afin de percer à jour les logiques systémiques et symboliques qui l’organisent. Il convient également de contourner l’écueil qui consiste à assimiler toute tentative d’analyse soit à la critique liberticide, soit à la justification angélique des pratiques journalistiques. Plutôt que la critique, et contre l’angélisme, on peut substituer à la logique de la (l’in)dépendance celle de l’interdépendance : il s’agit d’envisager les acteurs non pas les uns par rapport aux autres, mais les uns et les autres par rapport aux pratiques et aux valeurs qu’ils défendent dans l’information. De l’ORTF à la blogosphère : une information de référence, ou de révérence ? L’indépendance de l’information est un enjeu politique : les médias apparaissent comme un rouage essentiel de la démocratie en tant qu’arène de formation et d’expression libre des opinions. Au fil de l’histoire, une constante se dégage : l’information est considérée comme le reflet et le garant de l’équilibre démocratique, tel qu’il se définit à un moment donné de l’histoire d’une société. La définition de l’information légitime n’est donc pas immuable. L’évolution de la presse écrite en France est sur ce point révélatrice : la période de l’immédiat après-guerre signe le déclin des journaux d’opinion, qui se présentaient depuis le XIX e siècle comme les organes des partis politiques. Avec la professionnalisation du journalisme, la notion même (1) Sondage TNS Sofres réalisé pour le quotidien La Croix les 7 et 8 février 2007 auprès d’un échantillon national de 1000 person- nes. La question posée était libellée comme suit : « Croyez-vous que les journalistes sont indépendants, c’est-à-dire qu’ils résistent : aux pressions des partis politiques et du pouvoir ; aux pressions de l’argent ? ». (2) Sur ce point, lire les travaux de Patrick Champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, 1990 et de Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion : une histoire sociale des son- dages, Paris, Seuil, 1998.

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Médiaset démocratieL’indépendancede l’information :quelles réalités ?Quellesévolutions ?

Si la liberté de l’information constitue uneexigence première des démocraties et si elleimplique certaines conditions minimales, lesfonctionnements du système médiatiqueparticipent d’un temps et d’un lieu donnés. Lanotion de champ permet d’analyser lastructure interne de l’universsocioprofessionnel du journalisme aujourd’huiet ses interactions avec les acteurs d’autressphères : politique, économique, publicitaire…La question de la liberté des médias et de leurinfluence rencontre celle de leurs relationsavec le droit et le(s) pouvoir(s). Faut-il laisseraux journalistes toute latitude en matière depresse ou une régulation exogène peut-elleêtre parfois légitime ? Les médias constituent-ils vraiment un « quatrième pouvoir » ou leurinfluence ne doit-elle pas plutôt s’apprécier aucas par cas ? La préservation del’indépendance éditoriale peut aussi pâtir durenforcement des concentrationséconomiques, mais l’intériorisation par lechamp médiatique de la logique commercialesuffit déjà à appauvrir l’offre informationnelle.Déontologie de la presse, pluralisme desopinions, objectivité dans la relation des faitssociaux…, le journalisme, explique AurélieTavernier, aime les mythes. Mais des mythesqui renvoient aussi à cette réalité del'indépendance de l'information en tantqu'horizon symbolique fondateur du pactedémocratique.

C. F.

Selon un récent sondage, 63 % des personnesinterrogées « croient » que les journalistes ne sontpas indépendants face « aux pressions des partis

politiques et du pouvoir » ; pour 60 % d’entre elles,ils ne le sont pas non plus face « aux pressions del’argent » (1). On peut douter sérieusement de lapertinence et de la fiabilité d’un outil qui prétendmesurer « la confiance des Français dans lesmédias » (2). Mais l’exercice témoigne bien de l’enjeu,pour les commanditaires de l’enquête (reconduitechaque année) et pour ceux qui y répondent, del’indépendance comme vertu cardinale du devoir desuns et du droit des autres à l’information. Disons-led’emblée : l’information ne saurait être indépendante,ni du contexte, ni des structures dans lesquels elle estconstruite et perçue comme légitime. Mais pourcomprendre le caractère fondateur de ce « mythe », ilimporte de replacer la notion d’indépendance dansl’évolution des pratiques et des institutions afin depercer à jour les logiques systémiques et symboliquesqui l’organisent. Il convient également de contournerl’écueil qui consiste à assimiler toute tentative d’analysesoit à la critique liberticide, soit à la justificationangélique des pratiques journalistiques. Plutôt que lacritique, et contre l’angélisme, on peut substituer à lalogique de la (l’in)dépendance celle del’interdépendance : il s’agit d’envisager les acteurs nonpas les uns par rapport aux autres, mais les uns et lesautres par rapport aux pratiques et aux valeurs qu’ilsdéfendent dans l’information.

De l’ORTF à la blogosphère :une information deréférence, ou de révérence ?

L’indépendance de l’information est un enjeupolitique : les médias apparaissent comme un rouageessentiel de la démocratie en tant qu’arène de formationet d’expression libre des opinions. Au fil de l’histoire,une constante se dégage : l’information est considéréecomme le reflet et le garant de l’équilibre démocratique,tel qu’il se définit à un moment donné de l’histoired’une société. La définition de l’information légitimen’est donc pas immuable. L’évolution de la presseécrite en France est sur ce point révélatrice : la périodede l’immédiat après-guerre signe le déclin des journauxd’opinion, qui se présentaient depuis le XIXe sièclecomme les organes des partis politiques. Avec laprofessionnalisation du journalisme, la notion même

(1) Sondage TNS Sofres réalisé pour le quotidien La Croix les 7 et8 février 2007 auprès d’un échantillon national de 1000 person-nes. La question posée était libellée comme suit : « Croyez-vousque les journalistes sont indépendants, c’est-à-dire qu’ils résistent :aux pressions des partis politiques et du pouvoir ; aux pressions del’argent ? ».(2) Sur ce point, lire les travaux de Patrick Champagne, Fairel’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, 1990 et de LoïcBlondiaux, La fabrique de l’opinion : une histoire sociale des son-dages, Paris, Seuil, 1998.

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d’information change de signification : la promotiondes faits se dissocie formellement du commentaire ;l’anonymisation bannit l’opinion dans le discours dujournaliste, soumis au devoir d’objectivité.

La voix de la France

La séparation de l’information et de l’opinion politiqueest toute relative lorsque le général de Gaulle crée l’ORTF(Office de Radiodiffusion-Télévision Française), enjuin 1964. Le service public de l’audiovisuel est alorsplacé sous la tutelle de l’État, et non plus sous le contrôledirect du ministre de l’Information comme l’étaitl’ancienne RTF. L’indépendance n’y est pourtant pas demise : l’information est centralisée par le SLII (Servicede Liaison Interministériel pour l’Information), piloté àsa création par Alain Peyrefitte, qui conserve la mainmisesur le déroulement des actualités télévisées. Lesévénements de mai 1968 et la démission du général deGaulle en 1969 précipitent un mouvement de libéralisationde l’audiovisuel timidement amorcé par les radios dites« périphériques non brouillées ». Le nouveaugouvernement Pompidou entend faire de la télévisionl’instrument du dialogue entre les gouvernants et lesgouvernés. L’initiative revient toutefois aux premiers,comme le signifie clairement le chef de l’État auxjournalistes : l’ORTF reste « la voix de la France » (3).Il sera désavoué sur ce point par Valéry Giscard d’Estaingqui, dès son élection en 1974, affirme que l’informationest libre à la radio et à la télévision. La diversification del’information prend corps avec l’éclatement de l’ORTFen sept entités autonomes. Le ministère de l’Informationdisparaît au profit d’un secrétariat d’État « à laPropagande et à la Communication » en 1977, puis à la« Communication » tout court. La libéralisation desondes est encore l’une des premières mesures que prendFrançois Mitterrand dès l’été 1981, délégantprogressivement la fonction de régulation à une autoritéadministrative indépendante (la Haute Autorité de laCommunication Audiovisuelle en 1982, le ConseilNational de la Communication et des Libertés en 1986et, depuis 1989, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel).Les chaînes privées font leur apparition (Canal+ et LaCinq en 1984-1985, TF1 en 1987) : la scène informativese veut concurrentielle et contradictoire, semblantrenvoyer les injonctions directes des gouvernants au passé.La marche de l’information vers l’indépendance n’estpourtant pas linéaire. S’il est tentant d'associer au tempsde la vieille ORTF le ton compassé des présentateurs dujournal télévisé à l’égard des dirigeants, la maîtrise parles gouvernants du choix des journalistes autorisés à lesinterviewer demeure une constante sous la Ve République,comme d’ailleurs celle des thèmes et des dispositifs demise en scène (4). La posture actuelle des journalistesraillant la « langue de bois » des politiques, tout commeleurs rappels à l’ordre de ces derniers (« Vous n’avezpas répondu à la question »), témoignent d’une stratégied’autonomisation des journalistes par rapport à la parolepolitique. Mais elle s’effectue parallèlement àl’accroissement de la marge d’initiative des politiques, àmesure que ces derniers se familiarisent avec les logiqueset les techniques journalistiques. On peut également voir

dans la nomination des personnalités placées à la tête del’audiovisuel public le signe d’une mainmise de l’Étatsur l’information, tant la valse des dirigeants semblerythmée par la cadence électorale (5).Il convient toutefois de ne pas céder à une visionunilatérale des relations entre information et pouvoirpolitique. En premier lieu, les stratégies decommunication des politiques sont à replacer dans laconfiguration du jeu médiatique et sont à ce titredépendantes des routines du journalismed’information (6). En outre, la dénonciation certessalutaire des formes de pression et de censure directementexercées sur la production de l’information ne doit pasfaire oublier les effets majeurs d’autocontrainte qui sontà l’œuvre : les injonctions à l’obéissance sont inutilesentre acteurs partageant une vision commune des enjeuxet des intérêts qu’ils ont à défendre (7). Enfin, la notionmême de pouvoir invite à relativiser la représentationunilatérale d’une dépendance de l’information auxpolitiques : « Le pouvoir n’est pas une amulette que l’unpossède et l’autre non ; c’est une particularité structurelledes relations humaines – de toutes les relations humaines »(8). Il se comprend plutôt dans l’interdépendance, que lanotion de champ doit à présent nous permettre de définir.

Information et politique : élémentsd’une interdépendance

La notion de champ désigne un espace social etsymbolique relativement autonome, « structuré par desjeux de rivalités dont la limite est une communeadhésion à des enjeux et des valeurs » (9). Elle permetde décrire l’activité propre à un universsocioprofessionnel, d’en analyser la structure interne,

(3) Georges Pompidou, lors d’une conférence de presse en 1970.Cité par Christian Delporte, La France dans les yeux. Une histoirede la communication politique de 1930 à nos jours, Paris, Flamma-rion, 2007, p. 186.(4) Voir Marlène Coulomb-Gully, La démocratie mise en scènes.Télévision et élections, Paris, CNRS Éditions, 2001.(5) Voir Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Paris, LiberRaisons d’agir, 2005.(6) Ce que dénonce la critique de la soumission du politique et pluslargement, de la culture et des savoirs, aux formats courts du jour-nalisme télévisé répandus dans l’ensemble du champ médiatique etaux diktats de l’infotainment. Sur ce point, voir notamment SergeHalimi, op. cit ; Pierre Bourdieu, Sur la télévision suivi de L’em-prise du journalisme, Paris, Liber Raisons d’Agir, 1996 ou GuyDebord, La société du spectacle, Paris, Gallimard Folio, 1996 (1967).(7) On pourra ainsi relire l’unanimité des médias français en faveurdu « oui » au référendum sur la Constitution européenne de 2005,moins comme l’expression d’un complot que d’un aveuglementaux grilles de lecture concurrentes. « Il n’est pas nécessaire que leshorloges conspirent pour donner pratiquement la même heure enmême temps, il suffit qu’au départ elles aient été mises à l’heure etdotées du même type de mouvement, de sorte qu’en suivant sonpropre mouvement chacune d’elles s’accordera grosso modo avectoutes les autres. La similitude exclut toute machination », écritAlain Accardo dans « Un journalisme de classe moyenne ». InAlain Durand (dir.), Médias et censure. Figures de l’orthodoxie,Liège, éditions de l’Université de Liège, 2004, pp. 46-47.(8) Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigues,L’Aube, 1991 (1970).(9) Érik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte,coll. « Repères », 2004, p. 36.

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mais aussi les rapports avec d’autres secteurs, en fonctiondu degré d’autonomie qui caractérise l’exercice del’activité socioprofessionnelle du champ considéré (10).L’activité d’information qui s’exerce dans le cadre duchamp journalistique nécessite ainsi la coopération avecd’autres champs (politique, économique, publicitaire,culturel, universitaire, etc.). Dans le cas particulier desinteractions entre le champ politique et le champjournalistique, on peut parler de rapports bi-sectoriels(11), résultant de la professionnalisation et del’autonomisation progressive et réciproque de chacundes deux pôles (12).La lutte à laquelle se livrent les acteurs pour peser sur laproduction de l’information n’est pas immuable : elledépend de la « configuration du jeu » (13). Cettemétaphore permet d’expliciter la variabilité desinteractions dans une conjoncture donnée et les margesd’action dont disposent respectivement et réciproquementles individus. En période électorale, par exemple, laconfiguration dans laquelle se déploie l’informationpolitique se caractérise par une interdépendanceparticulièrement étroite : les stratégies des journalistessont fortement dépendantes de l’état du champ politiqueet de la compétition électorale qui lui est propre, enmême temps que l’issue de cette compétition dépend dela capacité des acteurs politiques à se positionner dansle champ médiatique. En l’absence d’enjeux politiquesmajeurs au contraire, l’intérêt des acteurs à coopérerparaît moins consensuel et le rapport de force moinséquilibré (14). Jean-Baptiste Legavre a analysé lavariabilité de ce rapport à propos de la pratique du« off » (« Off the record »), qui résulte du compromisque trouvent les acteurs à coopérer, l’un pour obtenirune information, l’autre pour la donner, et l’un et l’autrepour la divulguer au moment qu’ils jugent stratégiqueselon les enjeux de leur propre champ (15). Les cas defigure sont extrêmement variables d’une configurationà l’autre, et montrent que journalistes et politiques setrouvent en position d’« associés-rivaux » (16) dans uncontinuum allant de la coopération au conflit.Le consensus qui s’établit provisoirement entre eux peutalors être facilité par la proximité objective de leurssocialisations respectives, ainsi que par la fréquence deleurs interactions et par la familiarité qu’elles instaurent,entre les acteurs mais aussi et peut-être surtout, entreleurs manières de voir – ce que Bourdieu appelle la« doxa » (17). Cette forme de connivence concernetoutefois une minorité de journalistes, parvenus au faîtede la hiérarchie professionnelle.

Une information sans médias ?

L’intégration croissante des techniques et des supportsde diffusion de l’information a favorisé l’émergence demédias dits « alternatifs » (18), qui ambitionnentjustement de se situer « hors champ » pour rétablir uneinformation pluraliste indépendante des circuits deproduction dominants. L’alternative proposée recouvreune grande variété de pratiques, allant des réseauxassociatifs au journalisme citoyen en passant par lesmédias autonomes tels que les blogs, les journaux derue ou les radios pirates (19). Leur point commun réside

dans la subversion qu’ils tentent de réaliser en brisant lachaîne d’information traditionnelle, vue commeunilatérale, pour lui opposer une logique de circulationde l’information ouverte et participative. Le termemême d’« alternative » conduit pourtant à interroger lacapacité d’autonomie revendiquée, dans la mesure où ilimplique nécessairement une relation à l’autre. Lesmédias alternatifs se trouvent donc en situationd’interdépendance avec le champ médiatique ; ils sesituent à la périphérie de ce dernier, mais ne sauraientfonctionner en mode autarcique.On peut en effet identifier de nombreuses lignes decontinuité entre médias alternatifs et médias traditionnels.Ainsi, le terme de « blogosphère » tend à donner unereprésentation de l’espace et des pratiques des blogueurscomme autonomes et déconnectés de la sphèremédiatique (20), alors que les sujets qui y sont évoquésnourrissent et se nourrissent de l’agenda des médiasnationaux traditionnels, positivement (par exemplelorsque la participation citoyenne à la campagneélectorale nationale se prolonge sur le web) ounégativement (pour dénoncer l’unanimité des médiasen faveur du traité de Constitution européenne). Lesinitiateurs des premiers blogs furent d’ailleurs desjournalistes professionnels, qui continuent d’utiliserl’Internet comme un espace d’expression alternatif ausens propre, c’est-à-dire en parallèle de leur activité dansles médias traditionnels. Ceux-ci sont eux-mêmes trèsprésents sur le web : c’est notamment le cas pourl’ensemble des quotidiens nationaux et la quasi-totalité

(10) Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés des champs », in Ques-tions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, pp. 113-120. Voir égale-ment du même auteur : Sur la télévision (…), op. cit., pp. 44-49 ; etPropos sur le champ politique, Lyon, PUL, 2000.(11) Jacques Le Bohec, Les rapports presse-politique. Mise au pointd’une typologie « idéale », Paris, L’Harmattan, coll. « Logiquessociales », 1997.(12) Sur la professionnalisation des journalistes, voir Denis Ruellan,Les « pros » du journalisme. De l’état au statut, la constructiond’un espace professionnel, Rennes, PUR, coll. « Res Publica »,1997. Sur la professionnalisation du champ politique, voir DanielGaxie, La démocratie représentative, Paris, Montchrestien coll.« Clefs », 2003 (4e éd.). Sur leur autonomisation progressive, voirenfin Thomas Ferenczi, L’invention du journalisme en France.Naissance de la presse moderne à la fin du XIXe siècle, Paris, Plon,1993.(13) Norbert Elias, op. cit.(14) Voir Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris,Presses de la FNSP, 1986.(15) Jean-Baptiste Legavre, « Off the record. Mode d’emploi d’uninstrument de coordination », in Politix n° 19, L’activité journalis-tique, Paris, L’Harmattan, 3e trimestre 1992, pp. 135-157.(16) Rémy Rieffel, L’Élite des journalistes, Paris, PUF, 1984.(17) Voir « Espace social et pouvoir symbolique », in Pierre Bourdieu,Choses dites, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », pp. 147-166.Également dans Propos sur le champ politique, op. cit., p. 37.(18) Dominique Cardon et Fabien Granjon, « Médias alternatifs etmédiactivistes », in Éric Agrikoliansky, Olivier Fillieule et NonnaMayer (dir.), L’altermondialisme en France, Paris, Flammarion,2005, pp. 175-198.(19) Andrea Langlois et Frédéric Dubois, Médias autonomes. Nourrirla résistance et la dissidence, Québec, Lux Éditeurs, coll. « Futurproche », 2007.(20) Laurence Allard et Frédéric Vandeberghe, « Expressif yourself.Les pages perso entre légitimation technopolitique de l’individua-lisme expressif et authenticité réflexive », in Hermès n°117, Lesnouvelles formes de la consécration culturelle, Paris, CNRS Éditions,2003, pp. 191-218.

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des régionaux, qui mettent en ligne leurs éditions papieret proposent souvent des contenus spécifiquement conçuspour l’espace numérique (21).Le positionnement des médias alternatifs dans l’espacejournalistique n’est donc pas à analyser en termes derupture, mais de continuité. Derrière la logique dedifférenciation qui les anime, on s’aperçoit que larecherche de l’indépendance de l’information seconfond avec l’exigence de pluralisme et larevendication d’autodétermination : celle des citoyens,au nom du droit de savoir ; celle des médias, au nom dudevoir d’informer et du droit fondamental à la libertéde la presse.

Des journalistes souspression ? L’informationentre savoir et pouvoir(s)

Si le droit de l’information et de la communicationconstitue un domaine juridique à part entière (22), lesrelations entre information, droit et pouvoir restentproblématiques. L’article 10 de la Conventioneuropéenne de sauvergarde des droits de l’homme etdes libertés fondamentales paraît pourtant sansambiguïté : « Toute personne a droit à la libertéd’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinionet la liberté de recevoir ou de communiquer desinformations ou des idées sans qu’il puisse y avoiringérence d’autorités publiques et sans considérationde frontières » ; mais l’article reconnaît cependant lapossibilité pour les législations nationales de restreindreces libertés dans certaines circonstances (23). Unedialectique s’établit alors entre d’un côté, la libertéd’information comme condition suprême de sonindépendance, et de l’autre, le droit et le pouvoir del’État.

Du droit de savoirau contre-pouvoir

Cette dialectique s’explique parce que l’information està la fois, l’expression et le garant des droitsfondamentaux, et l’objet du droit, c’est-à-dire d’unerégulation et d’un contrôle dont il convient dès lors deprescrire les limites (24). Juridiquement, l’interventionde l’État sera perçue comme légitime lorsqu’elle consisteà garantir et à réaffirmer les principes d’indépendanceet de liberté. Ainsi des ordonnances de 1944 qui, aulendemain de la Libération, visaient à redorer le blasond’une presse largement délégitimée par la collaborationet à poser deux exigences corollaires : la transparence(le public a le droit de savoir qui l’informe, d’où lapublication nominative des comptes), et le pluralisme(le public a le droit de choisir librement qui l’informe,d’où les entraves à la concentration). Il s’agit derestrictions « positives » du principe de liberté de lapresse, également à l’œuvre dans les recommandationsdu Conseil de l'Europe exhortant les États membres à

« prendre des mesures visant à prévenir et à démantelerla concentration des médias » (25). Ici, l’indépendancede l’information est posée comme consubstantielle à ladémocratie, et la liberté de la presse, aux droitsfondamentaux de l’individu. Cette indistinction légitimealors de façon paradoxale les restrictions « négatives »qu’impose le législateur à la presse, en matière dediffamation ou en vertu du respect de la vie privée et dusecret de l’instruction par exemple.Expression des droits fondamentaux, l’information enest aussi le garant. En vertu de cette conception, lesmédias peuvent revendiquer un rôle de contre-pouvoirchargé de dénoncer les abus des pouvoirs en place etde veiller au respect de la démocratie. Cette fonctionéminemment symbolique explique le statut législatifspécifique dont bénéficient les médias (aides directes etindirectes de l’État, exceptions pénales et fiscales(26)…). Mais elle conduit également à suspecter deliberticide toute tentative de régulation exogène nonavalisée par la profession : la logique consiste alors à seprévaloir des garanties du droit pour adosserl’indépendance de l’information au principe deresponsabilité et à l’éthique professionnelle desjournalistes. Ici, l’indépendance de l’information seconfond avec celle du groupe professionnel lui-même,ce qui se traduit au plan institutionnel par une fortetendance à l’endorégulation. Pour n’en prendre qu’unseul exemple, citons la Charte des devoirs professionnelsdes journalistes français qui stipule notamment qu’« Unjournaliste digne de ce nom (…) ne reconnaît que lajuridiction de ses pairs, souveraine en matière d’honneurprofessionnel » (27). On voit que l’équilibre entre droitet pouvoir relève de la seule conscience du journaliste,éclairé par sa déontologie.

Un quatrième pouvoir ?

La dialectique de l’indépendance entre libertéd’expression et expression du droit s’inscrit dans lalogique de séparation des pouvoirs. Dans cette optique,les médias apparaissent naturellement comme un« quatrième pouvoir » affranchi des trois pouvoirstraditionnels (exécutif, législatif et judiciaire), car puisantsa légitimité dans un droit fondamental supérieur. Ànouveau, cette définition repose sur une conceptionessentialiste du « pouvoir », dont nous avons au contraire

(21) Cf. Maxime Baffert et Marc Tessier, La presse au défi dunumérique. Rapport au ministre de la Culture et de la Communica-tion, février 2007 : www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/tessier/rapport-fev2007.pdf(22) Voir Emmanuel Derieux, Droit des médias, Paris, Dalloz, coll.« Connaissance du droit », 2005.(23) Jean-Marie Charon, Les médias en France, Paris, La Décou-verte, coll. « Repères », 2003, p. 27.(24) Voir Guy Haarscher et Boris Libois (éds.), Les médias entredroit et pouvoir. Redéfinir la liberté de la presse, Bruxelles, Éditionsde l’Université de Bruxelles, 1995.(25) Recommandation du Conseil de l’Europe n°1791 relative àla situation des droits de l’Homme et de la démocratie (18 avril2007, alinéa 17.1).(26) Claude-Jean Bertrand, L’arsenal de la démocratie. Médias,déontologie et MARS, Paris, Economica, 1999.(27) Jean-Marie Charon, op. cit., p. 114.

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signalé le caractère relationnel. De nombreux travauxen sciences sociales en soulignent également ladimension équivoque et polysémique : la notion mêmede « pouvoir des médias » varie selon les contextes, lesgroupes sociaux considérés (28), les registres d’influencesusceptibles d’être concernés (comportements, opinions,valeurs), ou encore les dispositifs de diffusion et deréception des messages médiatiques. Quant à la capacitéd’influence des médias sur la société, il convient d’enrelativiser la toute-puissance : la notion de pouvoirrenvoie en effet à la « capacité d’imposer à autrui unmode d’autorité, de domination ou d’obéissance » (29)par la force ou par le calcul stratégique, ce qui ne sauraitrendre compte de la plupart des situations decommunication caractéristiques des sociétésdémocratiques reposant plutôt sur des formes d’adhésionou de persuasion (30).Il convient néanmoins de s’interroger sur la prégnanced’une telle représentation, qui témoigne sans doute d’unefaible diffusion des acquis des sciences sociales. Maison peut aussi penser que la croyance dans le pouvoirdes médias est le produit de l’intérêt objectif desprofessionnels de l’information à la faire perdurer et àjustifier l’absolue nécessité de leur activité. Ainsi duterme de « médiacratie », dont l’invention revient aujournaliste-producteur de télévision François-Henri deVirieu (31) : ce néologisme désigne la passation depouvoir qui se serait opérée de la sphère politique versla sphère médiatique, en particulier la télévision, renduemaîtresse de la fonction représentative au détriment desinstances délibératives traditionnelles. Or le propos,d’apparence critique, est pour le moins ambigu car ilconsacre la position dominante dans le champ de celuiqui l’énonce. Des chercheurs évoquent également un« déplacement du centre de gravité de la vie politiquevers les médias » (32), imposant un mode de sélectiondes acteurs politiques axé sur la performance télévisuelle.La marge d’initiative des journalistes s’avère toutefoislimitée : « les journalistes ne consacrent que ceux quisont déjà consacrés ; ils avalisent une hiérarchiepréalablement établie sans eux » (33), ce qui renvoie àl’idée d’une interdépendance des instances dereprésentation du pouvoir dont les médias demeurent, àn’en point douter, une arène essentielle.

Le pluralisme et l’économie

Au nombre des pressions exercées à l’encontre del’indépendance de l’information, il faut enfin évoquercelles du « pouvoir économique », principalementimputées à la concentration des entreprises de presseet à la marchandisation de l’information. Les médiassont des entreprises et la presse, une industrie. Mais lafonction symbolique de leur activité interdit deconsidérer l’information comme un produit purementcommercial. Si la constitution de groupes de pressedisposant de moyens financiers importants répond àune logique économique de rationalisation des coûts,celle-ci entre en contradiction avec les exigencesdémocratiques de pluralisme et d’indépendance. Lesprincipales dispositions législatives régulant le secteurde la presse visent donc d’une part, à limiter la

concentration et à rendre transparente la propriété (seuilsde 20 à 30 % de la diffusion totale pour un mêmegroupe, obligation de publier dans « l’ours » le nomdes gestionnaires et la structure du capital del’entreprise) ; et à garantir l’indépendance despublications par rapport aux financeurs d’autre part(interdiction de monnayer la publication d’uneinformation, séparation des activités d’information etde publicité…) (34).Le constat est pourtant sans appel. Depuis ledémantèlement du groupe Vivendi Universal en 2002,le géant de la communication Lagardère Médiass’impose comme le seul groupe français d’envergureinternationale, et comme le principal acteuréconomique du « marché » de l’information nationale.Ses différentes filiales sont présentes aussi bien en presseécrite (Hachette Filipacchi Médias, premier éditeurmondial de presse magazine) qu’en radio (LagardèreActive, actionnaire d’Europe 1) et en télévision(chaînes thématiques, participation au capitald’opérateurs satellites), sans oublier le système dedistribution des Nouvelles Messageries de la PresseParisienne (via la filiale Hachette Distribution Services)et d’édition (Hachette Livres) (35). D’autres groupesde moindre envergure concentrent également un grandnombre de journaux d’information : ainsi de laSocpresse, récemment rachetée par l’industriel SergeDassault qui devenait du même coup l’actionnaireprincipal du Figaro et de nombreux quotidiensrégionaux et magazines nationaux d’informationgénérale. Le phénomène n’est pas nouveau dans lepaysage médiatique français, dont la particularité tientà la fois au poids traditionnel du capitalisme familialet à la transmission héréditaire de ce patrimoine (36),mais aussi à l’implication de groupes industriels dontl’activité d’origine n’a rien à voir avecl’information (37). Cette tendance lourde interdit de« succomber au mythe d’un âge d’or des médias selonlequel, " autrefois ", les journalistes auraient exercéleur profession dans de bien meilleures conditions

(28) Voir à cet égard l’enquête fondatrice du courant des effetslimités menée par Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson et HazelGaudet : The Peoples’s Choice. How the Voter Makes up his Mind ina Presidential Campaign, Columbia University, 1944. L’hypothèsedu groupe social comme relais dans l’influence des médias sur lesindividus a été approfondie par Elihu Katz et formalisée dans « Lesdeux étages de la communication », (1956). In Daniel Bougnoux(dir.), Sciences de l’information et de la communication. Textesessentiels, Paris, Larousse, 1993, pp. 704-713.(29) Rémy Rieffel, Que sont les médias ? Paris, Gallimard, coll.« Folio Actuel », 2005, p. 17.(30) Voir Philippe Breton, La parole manipulée, Paris, LaDécouverte Poche, 2000.(31) La médiacratie, Paris, Flammarion, 1990.(32) Patrick Champagne, Faire l’opinion, op. cit.(33) Jacques Le Bohec, Élections et télévision, Grenoble, PUG,2007, p. 58.(34) Voir Daniel Junqua, La presse, le citoyen et l’argent, Paris,Gallimard, coll. « Le Monde Actuel », 1999.(35) Pour une présentation détaillée, voir Jean-Marie Charon, op.cit., et Michel Mathien, Économie générale des médias, Paris,Ellipses, 2003.(36) On songe en particulier à l’ancien « empire » Hersant et auxactuels groupes Bouygues, LVMH, Bolloré ou Dassault : cf. SergeHalimi, op. cit., pp. 52-53.(37) Rémy Rieffel, Que sont les médias, op. cit., p. 83.

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qu’aujourd’hui » (38). Toutefois, le jeu desconcentrations s’est indéniablement accéléré dans ledouble contexte de l’internationalisation, qui favorisel’externalisation et l’intégration au sein de holdings,et de la privatisation du secteur audiovisuel françaisdans les années 80.Ce constat alimente le discours critique dénonçant pêle-mêle le libéralisme de marché, la « pensée unique »des médias d’information et le « complot » despuissances de l’argent pour museler des journalistesasservis à leurs intérêts. Mais il risque de passer soussilence les dynamiques plus sourdes qui accompagnentl’insinuation des logiques économiques dans l’activitéd’information, et dont les flagrants délits de collusionentre hommes d’argent et journalistes ne sont que lessaillances. On imagine mal Serge Dassault dicter auxjournalistes du Figaro le contenu de leurs articles : desdispositions ont d’ailleurs été prises pour lever lesoupçon, affichant la séparation formelle de larédaction et de la structure financière (39). Mais s’entenir à cette vigilance, c’est attribuer le poids despressions économiques sur l’information à des forcesqui lui seraient extérieures : or l’intégration desobjectifs de rentabilité et de profit économique dansles pratiques journalistiques pèse lourdement surl’information. De nombreux travaux montrent que lastructure interne des médias d’information s’estprogressivement convertie aux principes de l’économielibérale (40). Ils dénoncent la « montée du marketingrédactionnel », reliant la crise économique qui frappela presse écrite à celle de son identité et à l’objectifprioritaire de reconquête de l’audience (41). Lacontamination à l’ensemble du champ médiatique dela logique commerciale caractéristique du secteurtélévisuel est également vilipendée (42).À l’image de l’interdépendance qui configure lesrelations des journalistes et des politiques, la dépendancede l’information aux pressions économiques résultedonc largement de l’intériorisation des règles du jeu.Dans les deux cas, des formes d’autocontrainte sont àl’œuvre, jusque dans la définition par le groupe desjournalistes des critères de professionnalisme etd’excellence journalistique. Ainsi des indicateursd’audience, érigés en gages de qualité de l’information,ou des nécessités commerciales converties en vertusd’indépendance, comme dans ce propos d’unéditorialiste d’Europe 1 : « Quand une station est richeelle peut se permettre beaucoup de choses… » (43).

L’indépendance, un mythefondateur

Ces différents éléments invitent à tenir compte desreprésentations qui sont associées à la notiond’indépendance, sans les dissocier des pratiquesprofessionnelles. C’est alors dans le décalage entrel’imaginaire entourant la profession de journaliste etla réalité des pratiques quotidiennes que se comprendle mieux la fonction symbolique du « mythe » del’indépendance.

La fonction mythiquede l’indépendance

La notion de mythe s’entend ici comme une croyancelargement illusoire et pourtant partagée par une grandepartie des journalistes, en raison de l’utilité qu’elleprésente pour « construire la légitimité sociale dujournalisme [et] l’inscrire dans un corps de rôles, plusou moins effectifs » (44). La typologie de cesreprésentations idéologiques montre les modèlespratiques et les registres de justification qu’ellespermettent de mettre en œuvre (45). Parmi elles et pourfaire écho aux dimensions évoquées précédemment, onmentionnera le mythe de « la » déontologie, qui tend àocculter le flou des critères qui l’organisent et à faireaccroire en l’efficacité de l’endorégulation morale dela profession. On peut y voir une stratégie pour durcirles frontières du groupe professionnel et entretenir lavision idéalisée de leur fonction démocratique (46). Lemythe du pluralisme remplit la même fonctionsymbolique, alors que la définition sur laquelles’accordent les professionnels confond la pluralité(diversité des publications) avec le pluralisme réel deslignes éditoriales, ce que contredisent les contraintesconcurrentielles du champ et l’uniformisation despratiques qui en découle. L’indépendance del’information doit alors être envisagée comme un mythefondateur, dans la mesure où elle constitue l’étendardde la fonction démocratique de la profession : elle agitde ce fait comme un argument d’autorité, un postulatnon discuté, autour duquel s’organisent aussi bien lesdiscours des journalistes que ceux des critiques. On voitici l’utilité sociale du mythe, qui permet de produireune vision unifiée du rôle des journalistes et de fournirun critère de jugement de leur activité.

La construction de l’information

L’homogénéisation qui s’en dégage ne doit pourtantpas masquer l’extrême diversité des pratiques et desdéfinitions de l’information légitime selon les supports,

(38) Patrick Champagne, « Le journalisme à l’économie », in Actesde la recherche en sciences sociales n° 131-132, Paris, Seuil, 2000,pp. 3-7.(39) Le cas du quotidien Le Monde est également intéressant en lamatière, les mêmes réserves pouvant d’ailleurs être formulées quantà l’efficacité de la séparation institutionnelle des instances de direc-tion sur les pratiques journalistiques : voir l’ouvrage de Pierre Péanet Philippe Cohen, La face cachée du « Monde », Paris, Mille et unenuits, 2003.(40) Voir en particulier Julien Duval, Critique de la raison journa-listique. Les transformations de la presse économique en France,Paris, Seuil, coll. « Liber », 2004.(41) Patrick Champagne, « Le journalisme à l’économie », op. cit.,p. 4.(42) Pierre Bourdieu, Sur la télévision (…), op. cit.(43) Olivier Guland, « Les radios séduites par l’économie », LeMonde Télévision-Radio-Multimédia, 21-22 avril 1996,pp. 32-33. Cité par Julien Duval, op. cit., p. 317.(44) Denis Ruellan, Les « pros » du journalisme (…), op. cit,p. 127.(45) Jacques Le Bohec, Les mythes professionnels des journalistes.L’état des lieux en France, Paris/Montréal, L’Harmattan, 2000.(46) Voir Denis Ruellan, Le professionnalisme du flou. Identité etsavoir-faire des journalistes français, Grenoble, PUG, 1993.

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les genres journalistiques, mais aussi les contextes. Entemps de guerre, l’union sacrée qui se produitgénéralement entre les médias et le gouvernementnational résulte de l’inévitable implication des médiasdans les stratégies d’action et de communication desétats-majors. Mais elle est plus largement l’expressiond’un déplacement de la menace, incarnée par l’ennemicommun : comment le discours d’information pourrait-il se construire de manière autonome, lors même quela sauvegarde de la démocratie dont il est l’instrumentest mise en péril (47) ? L’information se définit commeun rapport social et à l’intérieur d’un rapport de force,dont la configuration est variable d’une conjoncture àl’autre. Le degré d’indépendance des médias dépenddonc de leur position dans le processus de constructionde l’information.Si l’information est une construction, c’est parcequ’elle consiste à mettre en forme et en sens les faitssociaux qui accèdent au statut d’événement. Dansl’absolu, la production d’une information indépendanteexigerait des journalistes qu’ils se contentent de rendrecompte de la réalité telle qu’elle est, en touteobjectivité. Or « Les événements sociaux ne sont pasdes objets qui se trouveraient tout faits quelque partdans la réalité et dont les médias nous feraient connaîtreles propriétés et les avatars après coup avec plus oumoins de fidélité. Ils n’existent que dans la mesure oùces médias les façonnent » (48). La production del’information résulte en effet d’une série de choix,opérés en fonction des « cadrages » mis en œuvre etdes « routines » professionnelles dont disposent lesjournalistes pour traiter l’actualité (49). Lahiérarchisation des faits, leur ordonnancement dans lesrubriques et les genres de l’écriture journalistique, leton et le style adoptés, sont quelques-uns des nombreuxmodes de séquençage et de formatage des contenusmédiatiques. Ces opérations constituent le quotidiendu travail des journalistes, qui les ont intérioriséescomme autant d’évidences ; mais elles font aussi partiedu « contrat de lecture » auquel le public souscrit par

son acte d’achat ou d’audience, en reconnaissant dansces formes canoniques l’expression d’une définitionlégitime de l’information (50).

** *

En avril 2007, les premières Assises internationales dujournalisme ont placé au cœur des débats la question del’indépendance et du pluralisme des médias (51). Lespropositions auxquelles elles ont abouti témoignent dusouci des professionnels et des citoyens qui y participaientde renforcer la régulation éthique et le respect du droit etdes libertés de l’information. Elles montrent égalementque l’indépendance demeure un horizon symboliquefondateur du pacte démocratique : la participation descitoyens aux débats internes à la profession et l’impulsiond’un dialogue avec le public et les chercheurs constituesans doute l’une des clés de la réflexion.

Aurélie Tavernier,Université de Paris VIII

Pour en savoir plus

Delporte Christian (1995), Histoire du journalisme et desjournalistes en France, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ».

Derville Grégory (1997), Le pouvoir des médias. Mytheset réalités, Grenoble, PUG.

Gerstlé Jacques (2004), La communication politique,Paris, Armand Colin.

Giroux Guy (1991), « La déontologie professionnelle dansle champ du journalisme. Por tée et limites »,Communication, XIII, Laval.

Martin Marc (dir.) (1991), Histoire et Médias. Journalismeet journalistes français 1950-1992, Paris, BibliothèqueAlbin Michel, coll. « Bibliothèque des Idées ».

(47) Ces dimensions ont été analysées par Isabelle Garcin-Marrouà propos de la menace terroriste, dans Terrorisme, médias etdémocratie, Lyon, PUL coll. « Passerelles », 2001. Sur l’informa-tion en temps de guerre, voir également Michel Mathien (dir.),L’information dans les conflits armés, Paris, L’Harmattan, 2001.(48) Eliseo Veron, Construire l’événement : les médias et l’accidentde Three Miles Island, Paris, Minuit, 1981, p. 1.(49) On pourra lire à ce sujet : Gérard Leblanc, Scénarios du réel. 2-Information, régimes de visibilité, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Éric Macéet Angelina Péralva, Médias et violences urbaines. Débats politiques etconstruction journalistique, Paris, La Documentation française, 2002.(50) Patrick Charaudeau, Le discours d’information médiatique.La construction du miroir social, Paris, Nathan-Ina, coll. « MédiasRecherches », 1997.(51) Assises Internationales du Journalisme, organisées à Lille etArras du 7 au 9 mars 2007 par l’association Journalisme et citoyen-neté en partenariat avec des organisations syndicales et des écolesde journalisme. Programme et compte-rendu des journées :www.assisesdujournalisme.com

Mercier Arnaud (1996), Le journal télévisé. Politique del’information et information politique, Paris, Presses de laFNSP.

Musso Pierre (2004), Berlusconi, le nouveau prince, LaTour d’Aigues, L’Aube.

« L’éthique du journalisme » (1989), Médiaspouvoirs,n° 13.

« Quels contre-pouvoirs au quatrième pouvoir ? » (1990),Le Débat, n° 60.

« Société de l’information. Faut-il avoir peur desmédias ? » (2007), Contretemps, n° 18.