L'idéologisation de la laïcité juridique en France et en Turquie 1

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L’idéologisation de la laïcité juridique en France et en Turquie S’il est un phénomène historique dont la constatation ne saurait être discutée, c’est bien le fait que la laïcité sort des entrailles du catholicisme ; elle est fille de religion 1 . Née de la colère des victimes et des contempteurs de l’ « obscurantisme », elle s’est indéniablement inscrite contre la religion. On ne peut comprendre la laïcité à l’échelle d’un pays si on ne comprend pas d’abord son passé ; un passé qui fait peur 2 . La laïcité vise donc à apaiser ; or, le constat s’impose : dans les deux pays laïques que nous nous proposons d’étudier, la liberté de religion n’est pas aussi épanouie qu’elle devrait l’être. Pensée antidote, la laïcité en est même arrivée aujourd’hui à restaurer des clans antagonistes. La laïcité est loin de signifier bonheur individuel et apaisement politique en Turquie ; les mécontents forment un contingent non négligeable : les musulmans les plus dévots dont la barbe et le voile continuent de faire jaser, les alévis dont l’entêtement à imposer leurs vues en matière de lieux de culte 1 Poulat Emile, « Notre laïcité publique », in 1905-2005 : les enjeux de la laïcité, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 64 : « Qu’est-ce que la laïcité ? C’est tout simplement ce qui s’oppose au régime de catholicité d’où nous venons ». 2 Kuru Ahmet, Secularism and State Policies toward Religion. The United States, France and Turkey, New York, Cambridge University Press, 2009 : l’alliance du Trône et d’une religion hégémonique a poussé le mouvement républicain à nourrir une suspicion corrélative à l’encontre de la religion : « a religion’s close relations with political authority create certain negative perceptions against it among the authority’s discontents », pp. 22-23. 1

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L’idéologisation de la laïcité juridique en France et en Turquie

S’il est un phénomène historique dont la constatation ne saurait être discutée, c’est bien le

fait que la laïcité sort des entrailles du catholicisme ; elle est fille de religion1. Née de la colère

des victimes et des contempteurs de l’ « obscurantisme », elle s’est indéniablement inscrite

contre la religion. On ne peut comprendre la laïcité à l’échelle d’un pays si on ne comprend

pas d’abord son passé ; un passé qui fait peur2. La laïcité vise donc à apaiser ; or, le constat

s’impose : dans les deux pays laïques que nous nous proposons d’étudier, la liberté de religion

n’est pas aussi épanouie qu’elle devrait l’être. Pensée antidote, la laïcité en est même arrivée

aujourd’hui à restaurer des clans antagonistes.

La laïcité est loin de signifier bonheur individuel et apaisement politique en Turquie ; les

mécontents forment un contingent non négligeable : les musulmans les plus dévots dont la

barbe et le voile continuent de faire jaser, les alévis dont l’entêtement à imposer leurs vues en

matière de lieux de culte et d’enseignement religieux est désormais proverbial, les chrétiens

qui ne peuvent toujours pas évangéliser le cœur serein et les juifs qui sont presque habitués à

essuyer des vexations sporadiques. Ajouté à cela, une autre anomalie qui fait que ni les

Arméniens ni les Grecs ne sont considérés comme de véritables citoyens ; ils ont bien la

nationalité turque « sans pour autant faire partie de la nation turque, laquelle est définie par

l’appartenance à l’islam »3. La France, quant à elle, n’a toujours pas trouvé le point

d’équilibre dans ses rapports avec les nouveaux mouvements religieux ni avec l’islam. Les

débats récents sur l’Eglise de scientologie et la désolation quasi unanime du corps politique à

la suite de l’impossibilité de sa dissolution due à une maladresse législative et ceux sur

l’identité nationale et ses nombreux dérapages verbaux à l’encontre des musulmans le

montrent.

1 Poulat Emile, « Notre laïcité publique », in 1905-2005 : les enjeux de la laïcité, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 64 : «  Qu’est-ce que la laïcité ? C’est tout simplement ce qui s’oppose au régime de catholicité d’où nous venons ».2 Kuru Ahmet, Secularism and State Policies toward Religion. The United States, France and Turkey, New York, Cambridge University Press, 2009 : l’alliance du Trône et d’une religion hégémonique a poussé le mouvement républicain à nourrir une suspicion corrélative à l’encontre de la religion : « a religion’s close relations with political authority create certain negative perceptions against it among the authority’s discontents », pp. 22-23.3 Bozarslan Hamit, « Islam, laïcité et la question d’autorité de l’Empire ottoman à la Turquie kémaliste », Archives de sciences sociales des religions, 125 (2004), pp. 99-113 : p.110 : http://assr.revues.org/index1036.html

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La laïcité n’est pas la tolérance, encore moins l’intolérance ; elle ne s’accommode pas de la

liberté de religion, elle la garantit. Mais force est de constater que le concept juridique de

laïcité qui, traditionnellement, correspond à une séparation organique (pas de religion d’Etat)

et doctrinale (pas d’Etat de religion) de l’identité religieuse d’avec les pouvoirs publics et

corrélativement à la protection de la liberté de conscience4, est en mutation. La laïcité est « de

facture institutionnelle alors que la sécularisation porte sur les mutations sociales et culturelles

de la religion. En d’autres termes, la sécularisation concerne les valeurs tandis que la

laïcité/laïcisation portent sur les normes et les lois »5. En réalité, la laïcité, au sens matériel,

est le fondement tacite de toutes les démocraties, les déclinaisons de celle-ci que sont le

pluralisme, l’égalité et la liberté de conscience étant les éléments constitutifs de celle-là. A cet

égard, la démocratie contient la laïcité. Insister spécifiquement sur la laïcité alors que l’on

peut simplement invoquer la démocratie n’est donc pas anodin. Or aujourd’hui, la laïcité est

perçue de plus en plus comme une fin en soi, une philosophie de vie, un outil par lequel l’Etat

module la sécularisation de la société.

En Turquie, c’est la définition même de la laïcité ; on cite souvent la formule « halk için,

halka rağmen » (« pour le peuple, en dépit du peuple »). Il s’agit de la modernisation à

marche forcée, le « civilisationnisme », cette Constitution non-écrite « qui a une existence en

filigrane et n’a été votée par personne »6 ; si bien que la laïcité rime souvent avec complots

(affaire de l’Ergenekon7) et vexations (les femmes voilées ne peuvent mettre les pieds dans le

mausolée d’Atatürk ni dans les casernes militaires ; le feu Premier ministre, Bülent Ecevit, un

kémaliste loyal, avait ainsi dénoncé un « kémalisme de garde-robe »). En France, le

glissement s’est opéré à force de coups de boutoirs portés par des doctrinaires ; la conception

philosophique de la laïcité a investi le terrain juridique ; le résultat en est le découplage de la

4 Le rapport du Conseil d’Etat de 2004 consacré à la laïcité en énumère les trois éléments  : neutralité, liberté religieuse et pluralisme (Rapport public du Conseil d’Etat : un siècle de laïcité, Paris, La Documentation française, 2004) ; la Déclaration internationale sur la laïcité de 2005 évoque également trois piliers : liberté de conscience, inspiration areligieuse et « aphilosophique » des lois et égalité :http://jeanbauberotlaicite.blogspirit.com/archive/2005/10/10/declaration-sur-la-laicite.html5 Kerrou Mohammed, « Laïcité, sécularisation et islam dans la Tunisie de Bourguiba », in France-Maghreb, le défi de la pluralité culturelle. Religion et droit. Revue franco-maghrébine de droit, n° 15, 2007, Presses Universitaires de Perpignan, Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, Toulouse, p. 161.6 Oktay Cemil, « Clés pour la modernisation des institutions politiques », Pouvoirs, n° 115, La Turquie, novembre 2005, pp. 5-23 : http://www.revue-pouvoirs.fr/IMG/pdf/115Pouvoirs_p5-23_Modernisation_institutions_turques.pdf7 Ergenekon serait le nom donné à un groupe mafieux composé de hauts fonctionnaires civils et militaires, animé par la stratégie de la tension, et qui viserait à assurer sa conception de la laïcité au moyen, si nécessaire, de la violence. La procédure judiciaire continue sur fond de divergences entre les « kémalistes » très réservés sur les moyens employés et les « conservateurs » très enthousiastes à l’idée de mettre à nu une entreprise antidémocratique.

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laïcité et de la liberté de conscience. Pourtant, à l’origine, les approches juridiques françaises

et turques étaient nettement discernables, l’une plutôt libérale, l’autre résolument dirigiste (I) ;

la question du voile islamique a en particulier contribué à les rapprocher si bien que l’on

observe une sorte de nivellement dans les différentes positions. Dorénavant, la laïcité est

devenue l’étendard juridique des adversaires de la « soumission ». Elle nous semble ainsi se

fourvoyer sur un terrain qui ne sied pas en général au droit : imposer des modes de vie ; et ce,

d’une manière plutôt brutale. La laïcité « bavarde » est née (II).

I) Les sœurs turque et française : des enfances si opposées

La France et la Turquie ont formellement consacré la laïcité au terme d’un processus

historique de laïcisation ; la France par la loi du 9 décembre 1905 et les Constitutions de 1946

et 19588 et la Turquie par la révision constitutionnelle du 5 février 1937. Les « mesures de

laïcisation », bien qu’adaptées au contexte national, visaient à mettre fin à la domination

perçue comme étouffante de la caste cléricale (au sens large) et/ou à extirper les superstitions

qui se seraient « incrustées » dans la religion. La réforme fut profonde. D’abord, des mesures

drastiques contre l’institution religieuse furent appliquées : nationalisation des biens du

clergé, abolition des vœux monastiques et des congrégations ou encore adoption d’une

constitution civile du clergé en France, suppression du califat et du ministère des fondations,

abolition des tekkés (couvents) et zaviyés (mausolées) en Turquie ; ensuite, des politiques de

scolarisation et d’instruction (plutôt de désembrigadement) des masses furent mises en

œuvre par l’effort d’éducation à l’intention des enfants (lutte contre le dualisme scolaire) mais

également des adultes. « Des cours d’adultes ou des bibliothèques populaires »9 en France,

des « maisons du peuple » (Halkevleri), des « chambres du peuple » (Halkodaları) et des

« instituts de village » (Köy enstitüleri) virent ainsi le jour en Turquie. Enfin, d’autres règles

et pratiques furent aussi supprimées ; ainsi, les prières publiques lors de la rentrée des

chambres en France, la mention selon laquelle « la religion de l’Etat turc est l’islam » de la

Constitution turque et le terme « vallahi » (je jure par Allah) dans le serment du Président de

la République et des députés.

8 C’est l’article 1er de la Constitution du 27 octobre 1946 qui fait explicitement de la France « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Voir pour les discussions lors des travaux préparatoires des Constitutions de 1946 et 1958, Pierre-Henri Prélot, « Définir juridiquement la laïcité », in Gérard Gonzalez (dir.), Laïcité, liberté de religion et Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2006, pp. 115-149 : pp. 116-120.9 Baubérot Jean, Histoire de la laïcité en France, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 4è édit., 2008, p. 42.

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En revanche, en France, à l’heure de l’adoption de la loi de 1905, la conception libérale,

celle d’Aristide Briand, l’a emporté sur les revendications antireligieuses ; l’article 1er de la loi

du 9 décembre 1905 déclare ainsi que « la République assure la liberté de conscience. Elle

garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt

de l'ordre public ». L’Etat devient un simple arbitre équidistant des croyants et des libres-

penseurs, au grand dam des pourfendeurs du clergé10. Un triomphe presque miraculeux dans

un contexte où les « intégristes républicains » étaient légion11. Pour les défenseurs de la loi de

1905, la religion n’est intrinsèquement ni bonne ni mauvaise, ni salutaire ni pernicieuse, elle

ne prend son sens et sa valeur que dans la conscience de chacun. L’esprit de la loi est donc

fixé ; la jurisprudence française s’en inspirera tout au long du XXe siècle. En Turquie, la

laïcité s’est drapée, dès l’origine, d’une mission civilisatrice : la modernisation de la société

par la science et la raison12. Elle apparaît comme la réplique nécessaire au dogmatisme et à la

sclérose corrélative de l’Empire ottoman. En outre, elle symbolise un nécessaire « point de

bifurcation » ; l’islam est une « religion totalisante », il contrôle ses ouailles aussi bien dans la

joie des naissances que dans la peine des funérailles. Droit civil et droit pénal ne peuvent être

de ce monde, Dieu seul est législateur.13. Il fallait donc limiter l’influence non seulement des

normes mais également du faix religieux. La jurisprudence turque s’est ainsi inspirée de ces

commandements kémalistes.

Deux exemples permettront de comprendre les différences : les signes religieux et les

confréries religieuses.

10 Le député socialiste Allard, par exemple, ne comprend pas le dépôt des armes dans un contexte de «  combat décisif contre l’Eglise » (Ibid., p. 76).11 Baubérot Jean, L’intégrisme républicain contre la laïcité, Paris, L’Aube, 2006. En 1903, « personne ne défend la conception de la neutralité religieuse de l’Etat comme fondement de la séparation : l’Etat républicain émancipe de la religion, il n’est pas religieusement neutre » (p. 169). En effet, « le discours dominant de cette période consiste à affirmer : la République est menacée ; il faut la défendre et pour cela réaliser la ‘laïcité intégrale’, combattre le ‘fanatisme clérical’ » (p. 215).12 Özbudun Ergun, « Atatürk ve laiklik », Atatürk Araştırma Merkezi Dergisi, Sayı 24, Cilt: VIII, Temmuz 1992 : http://www.atam.gov.tr/index.php?Page=DergiIcerik&IcerikNo=560Voir pour l’analyse de cette tendance de modernisation par le haut, Pierre-Jean Luizard, Laïcités autoritaires en terres d’islam, Paris, Fayard, 2008, pp. 33-83.13 Amir-Moezzi Mohammad Ali (dir.), Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, 2007, voir notamment p. 230 pour le droit successoral, p. 528 pour le mariage, p. 661 pour les peines, p. 745 pour la répudiation.

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A) La question des signes religieux

1) Les agents du service public : neutralité au bureau (France) versus neutralité au

« boulot et au métro » (Turquie)

Le « dogme » de la neutralité du service public oblige l’agent à vivre sa foi par

intermittences ; la jurisprudence française exige du fonctionnaire une neutralité apparente,

vestimentaire dans l’exercice de ses fonctions14. En revanche, à la sortie du bureau, dans la vie

privée, l’agent est autorisé à reprendre ses activités religieuses. Et nul ne peut y trouver à

redire15. Cette règle est liée à la théorie de l’apparence ; l’usager du service public doit être

assuré qu’il ne fait pas l’objet d’un traitement défavorable en raison de ce qu’il est ; l’agent

doit inspirer la confiance par une neutralité presque physique (habillement, réflexions,

attitudes, etc.)16. Le Conseil d’Etat turc a, quant à lui, décidé dans un arrêt Aytaç Kılınç du 8

février 200617, que l’agent devait se tenir à un devoir de réserve même dans sa vie privée ; une

institutrice de l’école maternelle s’est ainsi vue annuler une promotion à un poste de directrice

au motif qu’elle portait un voile durant le trajet qui la menait de chez elle à son lieu de travail.

La Haute juridiction a estimé que cette attitude mettait à mal l’exemplarité que devait incarner

l’institutrice en toute occasion compte tenu de l’âge des enfants auxquels elle avait affaire.

Elle en a profité pour rédiger, d’une manière fort confuse, un raisonnement dont le lien avec

l’affaire traitée était loin d’être évident et déclara qu’aucune pensée ni opinion ne saurait aller

à l’encontre des principes et réformes de Mustafa Kemal (en tête desquels arrivent le

nationalisme et la laïcité). Elle rappela également que l’éducation et l’instruction avaient pour

dessein fondamental de former les esprits par la science et l’observation. Or cette dame était,

14 Conseil d’Etat, avis, 3/05/2000 Demoiselle Marteaux : cette règle vaut également pour les agents qui, dans le service public de l’enseignement, n’exerce pas des fonctions d’enseignement. En l’espèce, la requérante est une surveillante d’externat. Voir également, CAA de Lyon, 27/11/2003, Mademoiselle Nadjet Ben Abdallah, s’agissant d’une fonctionnaire contrôleur du travail portant un voile.Récemment, l’affaire Sabrina Trojet a suscité des incompréhensions dans le monde de la recherche  : le Président de l’Université de Toulouse a demandé à cette étudiante en doctorat bénéficiaire d’une allocation de recherche de retirer son voile au motif qu’elle était devenue agent du service public et qu’elle était tenue, de ce fait, au principe de neutralité. Devant son refus, il lui a notifié son licenciement. Le tribunal administratif de Toulouse statuant en référé a estimé qu’aucun des moyens invoqués par la requérante n’était de nature à faire naître un doute sur la légalité de la décision du Président de l’Université. 15 CE 3/05/1950 Demoiselle Jamet : l’administration ne saurait dénier d’une façon générale aux candidates ayant des croyances religieuses l’aptitude aux fonctions d’institutrice. 16 Le Royaume-Uni a adopté une solution inverse qui part du principe que c’est le service public en tant que tel qui doit être neutre et non ses agents. L’on ne peut fonder l’interdiction pour les agents d’exprimer leurs croyances sur un éventuel ressentiment que pourrait avoir l’usager. En 2003, Rabinder Singh QC a été le premier juge à siéger à la High Court en portant un turban sikh : il publia une tribune dans le journal Guardian pour récuser l’importance donnée à l’apparence : « je suis un juriste, pas un poseur de bombes » :http://www.guardian.co.uk/politics/2005/aug/06/july7.uk17 http://www.memurlar.net/haber/39730/

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pourtant, déjà institutrice et il s’agissait seulement de comprendre pourquoi une institutrice

qui se voile pour des raisons personnelles à l’extérieur de l’école devenait tout à coup inapte

techniquement à occuper un poste de directrice.

2) Les élèves : liberté de religion (France) versus indépendance de l’esprit (Turquie)

En France, le Conseil d’Etat dans un célèbre avis daté du 27 novembre 1989, avait décidé

que « le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à

une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité (…) »18. Le

principe était donc clair : il n’y a aucune incompatibilité entre l’exercice de la liberté

religieuse et le principe de laïcité.

Les juridictions turques vont s’efforcer de « démontrer » le contraire. La Cour

constitutionnelle et le Conseil d’Etat se rejoignent pour définir la laïcité comme un mode de

vie moderne qui doit prôner la raison et l’éclairement de la science face au « dogmatisme

médiéval »19. Un ancien membre de la Cour constitutionnelle pouvait ainsi demander, en toute

logique, de soustraire les enfants à l’instruction coranique afin de ne pas entraver leur liberté

de pensée et donc leur liberté de conscience20 ! Les décisions de la Cour constitutionnelle sur

la laïcité sont nombreuses ; s’agissant du voile islamique, la Cour a rendu trois décisions. La

première date de 198921 : le Conseil de l’enseignement supérieur avait interdit le port du voile

dans les universités en 1982. Une loi avait été votée afin de neutraliser cette interdiction mais

elle fut déférée devant la Cour par le Président de la République. La Cour avait alors estimé

que cette loi contredisait le principe de laïcité en ce qu’elle visait directement à satisfaire les

fidèles d’une religion précise, l’islam. Elle prolongea son raisonnement par des considérants

superfétatoires : l’apparition des filles voilées sur les campus serait susceptible d’entraîner des

discordes entre les étudiants et donc de nuire au bon déroulement des cours (la polarisation est

donc bien ici perçue comme une menace et non comme une conséquence inéluctable de la

18 Le Conseil d’Etat a rappelé, en outre, que le fait de porter un foulard n’est pas, en soi, un acte de prosélytisme ou de pression (CE 27/11/1996 M. et Mme Jeouit).19 Il est admis que « c’est le laïcisme qui caractérise aujourd’hui encore le comportement d’une grande partie de l’élite civile et militaire face à l’islam politique, mais aussi face à l’islam tout court que ladite élite a tendance à considérer comme une source d’arriération », Semih Vaner (dir.), La Turquie, Fayard/CERI, 2005, p. 313. La référence au « dogmatisme médiéval » reflète typiquement la source d’inspiration des juges : l’Occident. Or, la brume du Moyen-âge islamique n’était pas aussi épaisse que celle du Moyen-âge occidental…20 Aliefendioğlu Yılmaz, « Laiklik ve laik devlet », in Ibrahim Kaboğlu (dir.), Laiklik ve Demokrasi, Ankara, Imge yayınları, 2001, p. 82.21 Décision du 7 mars 1989 (E 1989/1, K 1989/12) : http://www.anayasa.gov.tr/eskisite/KARARLAR/IPTALITIRAZ/K1989/K1989-12.htmVoir également Constance Grewe et Christian Rumpf, « La Cour constitutionnelle turque et sa décision relative au ‘foulard islamique’ », Revue universelle des droits de l’homme (RUDH), 1991, p. 113.

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démocratie et du pluralisme). Les juges n’hésitèrent pas à voir dans la loi du 25 novembre

1924 relative au port obligatoire du chapeau par les fonctionnaires et employés, une véritable

orientation prônant un habillement « moderne » aussi bien pour les hommes que pour les

femmes ; en effet, la Révolution kémaliste qui a pour socle l’égalité entre les hommes et les

femmes n’avait pas pu s’adresser uniquement aux hommes. Cette loi de modernisation

vestimentaire devait donc également concerner, malgré la lettre du texte, les femmes. Enfin, le

voile des unes pourrait conduire à remettre en cause la liberté de conscience des autres par la

pression sociale et psychologique. Mais il n’y avait étrangement aucune référence faite à la

liberté de conscience des filles voilées qui était pourtant l’enjeu de l’affaire. D’ailleurs, la

Cour ne jugeait-elle pas le voile comme un habit archaïque, symbole de l’arriération planté là,

dans les nids du savoir que devraient être les universités, comme l’étendard des passéistes22 ?

Dans sa deuxième décision, en 199123, la Cour a été de nouveau confrontée à une loi qui

déclarait que sous réserve de respecter les lois en vigueur, chacun était libre de se vêtir

librement dans l’enseignement supérieur. Elle n’annula pas cette disposition mais lui attacha

une réserve d’interprétation en décidant que l’expression « lois en vigueur » englobait

également les décisions de la Cour constitutionnelle ; elle valida la loi tout en la vidant de son

contenu : chacun était libre de se vêtir comme il l’entendait mais sous réserve de respecter la

décision de 1989.

Le Conseil d’Etat turc, quant à lui, adopta une posture beaucoup plus offensive et largement

idéologique ; dans un arrêt de 1984, il déclara sans ambages : « il est indéniable que certaines

de nos filles et de nos femmes qui ont un certain niveau d’études qui leur permet de ne pas se

soumettre aux pressions de leur entourage social ni aux usages et coutumes, décident de porter

un foulard dans le seul dessein de s’opposer aux principes de la république laïque et pour

montrer ainsi qu’elles désirent l’établissement d’un ordre étatique fondé sur la religion. Dans

leur esprit, le foulard n’est pas une simple habitude, c’est le symbole d’une conception de la

vie qui se dresse contre la liberté des femmes et contre les principes fondamentaux de notre

22 Le juge dissident fait référence à l’article 24 de la Constitution qui dispose clairement que « nul ne peut être blâmé ni incriminé en raison de ses croyances ou convictions religieuses » et relève que Mustafa Kemal lui-même ne s’est jamais prononcé contre le voile, qu’il a, au contraire, voulu intégrer les femmes qui le portaient dans la vie sociale et professionnelle. Or, avec cette décision, les filles voilées désireuses d’étudier sont poussées dans leur retranchement au nom, précisément, de la raison et de la modernité ! Le sultan Abdulhamid II avait prohibé, par décret impérial du 2 avril 1892, le « çarsaf » c’est-à-dire le voile intégral pour la raison religieuse que ce costume n’était pas conforme à l’islam et surtout pour une raison sécuritaire, le sultan étant célèbre pour être excessivement paranoïaque. 23 Décision du 9 avril 1991 (E 1990/36, K 1991/8) : http://www.anayasa.gov.tr/eskisite/KARARLAR/IPTALITIRAZ/K1991/K1991-08.htm

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république »24. Si la Haute juridiction a essayé un temps de dissocier le foulard de ce qu’il est

convenu d’appeler le « turban », elle décida, en 1992, d’interdire les deux. La distinction était

subtile : le foulard permettait de voiler strictement les oreilles et le cou alors que le turban

était plus ample et donc plus moderne25. Le ton est assez amer ; dans un arrêt de 1994, rendu

en assemblée plénière (la formation la plus solennelle), le Conseil estima que le voile n’est

pas un habit moderne et que l’étudiante qui le ceint portait atteinte à la dignité et au sentiment

de confiance que doit inspirer tout étudiant26. Tous ces exemples montrent que la juridiction

administrative a eu une lecture idéologisée de la laïcité ; dans son esprit, le voile relevait

presque de la « poliorcétique », les femmes qui le portaient étant soupçonnées de vouloir

rogner et, à terme, renverser la sacro-sainte laïcité. Paradoxalement, la laïcité induisait une

liberté de religion au rabais pour tout le monde ; le Conseil d’Etat n’hésita pas à reconnaître

que les activités missionnaires chrétiennes pouvaient être interdites en Turquie, un pays

musulman, car il y avait un risque d’atteinte à l’ordre public27 ; ou encore, le fait pour

l’administration de refuser d’inscrire « témoins de Jéhovah » sur la rubrique religion de la

carte d’identité était justifié car selon la Direction des affaires religieuses et la faculté de

théologie de l’Université d’Ankara, les Témoins ne formaient pas une religion28… En réalité,

la laïcité turque n’a d’yeux que pour l’islam. Elle relègue les non-musulmans et rejette les

trop musulmans ; elle ne fait que chasser.

24 Arrêt du 23 février 1984 (E 1983/7, K 1984/330) : « Kendi toplumsal çevrelerinin baskısına veya gelenek ve göreneklerine boyun eğmeyecek ölçüde eğitim gören bazı kızlarımızın ve kadınlarımızın sırf laik cumhuriyet ilkelerine karşı çıkarak dine dayalı bir devlet düzenini benimsediklerini belirtmek amacı ile başlarını örttükleri bilinmektedir. Bu kişiler için başörtüsü masum bir alışkanlık olmaktan çıkarak kadın özgürlüğüne ve cumhuriyetimizin temel ilkelerine karşı bir dünya görüşünün simgesi haline gelmektedir». 25 Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui, cette distinction est renversée ; les milieux laïques disent s’opposer au turban et non au foulard porté par la majorité des femmes par habitude et sans connotation politique. Les militaires ouvrent les casernes au foulard mais pas au turban. Ici, le foulard est un voile qui est posé sur la tête sans autre raffinement et qui montre une mèche de cheveux… La chevelure des dames est devenue « la » grande affaire, le point nodal des crispations ; les plus conservateurs estiment que la vue d’un seul cheveu lui ouvre les portes de l’enfer et les plus « laïques » ripostent à leur manière, en imposant la vue de quelques cheveux pour pouvoir pousser les portes des casernes… 26 Arrêt du 17 juin 1994 (E 1993/81, K 1994/327).27 Arrêt du 19 octobre 1995 (E 1993/3535, K 1995/4616).28 Arrêt du 10 juin 1994 (E 1993/73, K 1994/310).Les dispositions constitutionnelles favorables à la liberté de religion sont pourtant nombreuses : le préambule parle du « bonheur spirituel », l’article 5 assigne à l’Etat le devoir de « s’efforcer de mettre en œuvre les conditions nécessaires à l’épanouissement de l’existence matérielle et spirituelle de l’homme » ; l’article 15 fait de la liberté de religion une liberté indérogeable en cas de circonstances exceptionnelles et l’article 24 consacre « la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse ».

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Page 9: L'idéologisation de la laïcité juridique en France et en Turquie 1

B) Les confréries : contrôle inclusif (France) versus régime exclusif (Turquie)

En France, les congrégations sont soumises à un régime spécial qui appelle une

reconnaissance officielle de la part de l’Etat (autorisation par la loi dans la loi du 1er juillet

1901 et reconnaissance sur avis conforme du Conseil d’Etat depuis la loi du 3 septembre

1940) ; le Conseil d’Etat a établi un faisceau d’indices dont le respect entraîne la

reconnaissance : « engagement et activité des membres inspirés par une foi religieuse,

existence de vœux [mais non perpétuels], vie communautaire sous une même règle, autorité

d’un supérieur investi de pouvoirs particuliers et relevant lui-même de la hiérarchie propre à

la religion dont il se réclame »29. La reconnaissance entraîne une exonération des droits pour

les libéralités et les transferts de biens par une collectivité. S’agissant des associations

cultuelles, le juge administratif les a définies comme des associations qui mènent des activités

ayant exclusivement pour objet l’exercice d’un culte à savoir l’acquisition, la location, la

construction, l’aménagement, l’entretien des édifices et l’entretien et la formation des

ministres du culte. En outre, « le fait que certaines des activités de l’association pourraient

porter atteinte à l’ordre public s’oppose à ce que ladite association bénéficie du statut

d’association cultuelle »30. La question des sectes reste brûlante dans le contexte français31

mais force est d’admettre que l’évolution de la jurisprudence notamment à l’égard des

témoins de Jéhovah est patente : le Conseil d’Etat a estimé, dans des décisions de section du

13 janvier 1993, que les cérémonies que les témoins de Jéhovah organisaient caractérisent

l’exercice d’un culte au sens de la loi de 190532. La circulaire du ministre de l’Intérieur en

date du 27 mai 2005 a supprimé la pratique des listes et privilégie désormais les faisceaux de

critères alors que la circulaire du 25 février 2008 avoue vouloir éviter de « stigmatiser les

29 Rapport public du Conseil d’Etat : un siècle de laïcité, op. cit., p. 292.30 CE avis, 24/10/1997, Association locale pour le culte des Témoins de Jéhovah de Riom 31 Mayer Jean-François, « Liberté de conscience et nouveau pluralisme religieux: questions autour des ‘sectes’ », in Séminaire organisé par le Secrétariat général du Conseil de l’Europe en collaboration avec le centre d’études des droits de l’homme, F.M. Van Asbeck, Université Leiden, Leiden (Pays-Bas), 12-14 novembre 1992, Les Editions du Conseil de l’Europe, 1993, pp. 57-66.La suspicion est tenace dans un esprit français. Par exemple, l’article 22 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne énonce que « l’Union respecte la diversité culturelle, religieuse et linguistique ». Or, Guy Braibant, qui a joué un rôle actif dans la Convention sur la Charte des droits fondamentaux, s’empresse de rappeler dans son commentaire, que cet article « ne doit pas, naturellement, signifier une reconnaissance implicite des sectes qui prolifèrent aujourd’hui et mettent parfois gravement en cause certains droits fondamentaux. La différence entre les sectes et les religions devrait rester présente à l’esprit dans l’application et l’interprétation de la Charte » (La Charte des droits fondamentaux. Témoignage et commentaire, Paris, édit. du Seuil, 2001, p. 159).32 Il s’agit d’un revirement par rapport à son arrêt du 1/02/1985 Association chrétienne « les Témoins de Jéhovah » (Rec., p.22). Voir Francis Delon, conclusions sous l’arrêt du Conseil d’Etat du 1er décembre 1985, Association chrétienne « Les Témoins de Jéhovah », Revue du droit public (RDP), 1985, pp. 483-496.

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Page 10: L'idéologisation de la laïcité juridique en France et en Turquie 1

courants de pensée » et préfère lutter contre les dérives et non contre les sectes en elles-

mêmes.

En Turquie, la loi du 30 novembre 1925 a interdit les couvents de derviches (tekkés) et les

mausolées (zaviyés). Pour Mustafa Kemal, c’était une nécessité ; les ordres religieux (tarikats)

constituaient des « foyers de la réaction et la marque de l’ignorance »33. Naturellement, la

Turquie continue de souligner, à chaque occasion, sa préoccupation vis-à-vis de ces ordres.

Lors des travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’Homme, la

délégation turque a mobilisé l’histoire proche pour souligner l’enjeu34. Elle propose

d’adjoindre à l’article sur la liberté de religion, la formule suivante : « sous réserve des

mesures législatives ayant pour but de prévenir le retour à l’obscurantisme »35, et « de

restrictions que, pour des raisons d’ordre historique, des Etats signataires ont estimé

indispensable d’apporter à l’exercice de ce droit »36. L’expert turc parle d’une « inéluctable

nécessité » de lutter contre les confréries car, dit-il, si la Turquie n’avait pas interdit ces

groupements, « on peut gager que cette fois encore, ses efforts demeureraient sans

conséquence et que mon pays n’aurait aucun titre pour figurer maintenant parmi les Etats du

Conseil de l’Europe en partageant avec eux les conceptions basiques de la civilisation

européenne moderne »37. Effectivement, les séditions fomentées par certains chefs religieux

contre le nouveau régime expliquent le durcissement historique et l’entêtement actuel38.

Aujourd’hui, l’article 174 de la Constitution octroie une immunité constitutionnelle aux « lois

de réforme » dont le but est de « hisser le peuple turc au-dessus du niveau de la civilisation

33 Inan A. Afet, Medeni Bilgiler ve M. Kemal Atatürk’ün El Yazıları, Ankara, Türk Tarih Kurumu Yayınları, 1969, s. 56, 470-472, cité par Ergun Özbudun, op.cit.34 Conseil de l’Europe, Recueil des Travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’homme , La Haye, Nijhoff, vol. III, 1976 ; vol. IV, 1977.Au Comité des experts, la Turquie et la Suède veulent apporter des restrictions à la liberté religieuse. La Suède veut protéger la place traditionnelle de la confession luthérienne. Finalement, Turquie et Suède proposent un amendement conjoint : « Cette disposition ne porte pas atteinte aux législations nationales déjà existantes qui comportent des règles restrictives concernant les institutions et fondations religieuses ou l’appartenance à ces confessions » (tome III, p. 201) ». Finalement, sous la pression des Pays-Bas, cette disposition disparaît du texte final (15 juin, tome IV, p. 225 et 279).35 2 février 1950, tome III, p. 183.36 4 février 1950, tome III, p. 197.37 Tome IV, p. 81.38 Trépanier Nicolas, « Les Ordres. Tarikats et politiques dans la Turquie républicaine », Religiologiques, 23, 2001, pp. 277-292. L’auteur estime que « l’influence des idées d’Atatürk est encore aujourd’hui immense en Turquie et il serait irréaliste d’envisager une levée des lois anti-tarikats à court ou moyen terme  » (p. 290). Le Chef d’état-major des armées, le Général Başbuğ, a effectivement rappelé dans une conférence de presse du 13 avril 2009 que les groupements religieux constituaient toujours une menace contre l’ordre laïque turc. Voir également Ural Manço, « Les confréries soufies et l’avenir de la laïcité en Turquie. Hypothèse sur la pilarisation de la société turque », in Michel Bozdemir (dir.), Islam et laïcité. Approches globales et régionales, Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 342-343.

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contemporaine et de sauvegarder le caractère laïque de la République de Turquie » : parmi

elles, figure la loi n° 677 du 30 novembre 1341 (1925).

Les approches sont donc fondamentalement différentes ; d’un côté, la France qui tente

d’assurer un réel équilibre entre la liberté de conscience et les exigences de l’ordre public et

de l’autre, la Turquie qui envisage toute liberté à l’aune du principe de laïcité dont le contenu

vise plus à maintenir une Turquie moderne qu’à garantir la liberté de religion. Mais la

visibilité de l’islam sur le plan social en France et son côté revendicatif provoquent des

craintes. Les « fils d’immigrés » ne sont plus aussi discrets que ne l’étaient les « primo-

arrivants ». Ils se sont installés mentalement en France, ils vont donc passer aux

revendications identitaires religieuses (boucheries halal, carrés musulmans, mosquées,

cantines scolaires, etc.) et les femmes voilées vont être de plus en plus visibles. Ces craintes

qui s’expriment largement dans la société et les médias vont trouver un écho sur le plan

juridico-légal. Le paradigme turc va s’imposer. La laïcité devient « didactique »39.

II) La coalition des sœurs : le voile, une obsession de la laïcité « salvatrice » 

Dans la nouvelle configuration, la question de la laïcité se confond avec celle de

l’émancipation de la femme ; Jules Ferry disait déjà : « Il faut que la femme appartienne à la

Science (et non) qu’elle appartienne à l’Eglise »40. Sous la IIIe République, on craignait de

voir resurgir l’influence du clergé par l’intermédiaire des femmes, considérées comme plus

enclines à succomber aux sirènes de la religion. Aujourd’hui, c’est au tour de la femme

musulmane d’attirer l’attention ; voilée, elle serait soumise, il faut donc l’aider à s’émanciper.

Le discours est devenu identique à celui qui a actuellement cours en Turquie. Naguère, le

député radical-socialiste Charles Chabert proposait d’interdire la soutane car elle n’était pas,

selon lui, une obligation religieuse, elle portait atteinte à la dignité de l’homme et constituait

un acte prosélyte41. Les mêmes arguments sont repris aujourd’hui contre le voile islamique.

L’on pouvait espérer que la Cour de Strasbourg s’opposât à ces lectures. Il n’en a pas été

ainsi ; celle-ci a, au contraire, confirmé cette approche.

A) Les développements juridiques récents en France et en Turquie39 Göle Nilüfer, « La laïcité républicaine et l’islam public », Pouvoirs n° 115, La Turquie, novembre 2005, pp. 73-86 :http://www.revue-pouvoirs.fr/IMG/pdf/115Pouvoirs_p73-86_Laicite_et_islam.pdf40 Baubérot Jean, L’intégrisme républicain contre la laïcité, op. cit., p. 38.41 Ibid., p. 181 et s.

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1) Le travestissement en France

a) Le cadre législatif : opération sauvetage

La situation actuelle montre une véritable prise en main de la sécularisation par le pouvoir

politique aidée par l’autorité judiciaire. La loi du 15 mars 2004 dispose que « dans les écoles,

les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves

manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit (…) » ; cela « en

application du principe de laïcité ». Le titre même de la loi montre bien qu’il y a un

glissement dans l’appréhension de l’idée de laïcité. Comment peut-on restreindre la liberté de

conscience des usagers d’un service public « en application du principe de laïcité » ? Et

pourquoi demande-t-on aux élèves de se présenter à l’école dépouillés de toute référence

religieuse ? Pourquoi ignorer les signes religieux en classe alors que le bus et la place du

marché en regorgent ? Il y a bien l’idée qu’à l’école, l’élève ne s’appartient plus. L’on

comprend qu’avec cette loi, la République a voulu hausser le ton ; il s’agit avant tout de lutter

contre le communautarisme, la pression des parents et l’inégalité entre les hommes et les

femmes. Véronique Fabre-Alibert estime que « le Conseil d’Etat prend acte de la modification

de la situation qui s’est aggravée en raison de la pression sur les jeunes filles exercée tant par

les familles que par les milieux islamiques »42. Jean-Michel Bélorgey avoue que le Conseil

d’Etat a plus fait preuve d’un « loyalisme civique » en donnant son aval à la loi de 2004 que

d’un raisonnement juridique et qu’il a été difficile pour les conseillers minoritaires de faire

entendre leurs idées lors de l’assemblée générale ; en ajoutant : « surtout quand ceux qui se

refusent à les entendre n’ont pas la conscience tranquille »43. Rémy Schwartz, conseiller

42 Fabre-Alibert Véronique, « La loi française du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics  : vers un pacte social laïque ? », Revue trimestrielle des droits de l’homme (RTDH), n° 59, 2004, p. 587. On peut s’interroger sur cette affirmation ; les parents immigrés sont en général bien plus craintifs à l’idée de heurter de front les autorités du fait de la réserve qu’ils ont importée de leur pays d’origine que leurs filles, beaucoup plus revendicatives « qui sont françaises et qui n’ont pas peur du tyran » (Thomas-Abdallah Milcent, Droit et société 68/2008, p. 190). Le blocage s’est situé, semble-t-il, surtout au niveau de l’engagement idéologique des chefs d’établissement : dans un entretien, Renaud Denoix de Saint-Marc, vice-président du Conseil d’Etat de 1995 à 2007, relève que « le milieu de l’enseignement public est très anti-religieux, très intolérant sur le plan religieux, alors qu’il est laxiste sur ce qui touche à la tenue vestimentaire des élèves. Je n’ai jamais compris, pour ma part, comment on laisse entrer des gamins avec des casquettes vissées de travers sur la tête ou des gamines avec des mini-jupes et le nombril à l’air, et qu’on se pâme de fureur à la simple vue d’un mouchoir sur la tête d’une jeune fille qui ne se livre à aucune provocation ni à aucun prosélytisme » (Droit et société 68/2008, p. 209).43 De manière beaucoup plus grave, il analyse ce renversement : « Il y a eu tout un travail de sabotage de la position ancienne du Conseil d’Etat par les rapports Stasi, Debré, Baroin, le truc le plus inexact historiquement et le plus bête qui ait jamais été écrit sur la laïcité. On voit là les effets d’une sorte de fuite des vrais enjeux de société au profit d’un embrasement identitaire, en complicité avec les franges les plus louches de l’opinion

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Page 13: L'idéologisation de la laïcité juridique en France et en Turquie 1

d’Etat, rapporteur général de la Commission Stasi, ne cache pas les motivations

« salvatrices » d’une telle loi : lutter contre les pressions, réaffirmer l’autorité de l’Etat pour

défendre les faibles, les abandonnés ; son témoignage verse dans la commination : « Ça été

terrible pour ceux de ma génération marquée par l’émancipation de la femme que d’entendre

des gamines vous dire qu’elles étaient obligées de porter des jogging informes pour qu’on ne

les embête pas, alors qu’à Janson de Sailly on voit le string qui dépasse du jean  : ce sont deux

univers… ; vous dire qu’elles ne peuvent même pas serrer la main des garçons, ni les regarder

dans les yeux »44. Les témoignages sont sans aucun doute inquiétants mais ils relèvent

davantage d’une répression au pénal et d’un changement profond de culture que d’une loi sur

« les signes religieux ». L’inquiétude permettait sans doute de faire basculer les hésitants mais

la loi n’avait pas pour objet de mettre fin à ces pratiques ! Ce n’est pas parce-que la fille

musulmane ne vient plus à l’école avec son voile que le « mode de vie » dans sa cité s’est

brusquement métamorphosé. Il est difficile de saisir l’assise de la loi ; si elle vise à mettre fin

aux pressions que les jeunes filles subissent, c’est un échec car le texte ne dit rien sur ce fait.

Si elle vise à restaurer l’égalité homme-femme en bannissant de l’école le voile, signe

d’infériorité de la femme, on ne comprend pas alors pourquoi il est seulement interdit à

l’école. Il y a une confusion dans l’explication de la loi. La loi de 2004 s’est pensée

civilisatrice ; une loi d’honneur qui venge les jeunes filles brimées. Il est tout de même

étonnant de voir que les promoteurs de cette loi sur l’école utilisent des arguments

extrascolaires ; or, dans leur vie quotidienne, ces jeunes filles subissent toujours ces

difficultés. Une nouvelle commission créée en 2009 aurait entendu les mêmes griefs puisque

la loi porte sur les signes religieux, pas sur les relations sociales dans les cités45...

Dans sa lettre de mission à M. Bernard Stasi, le Président de la République, M. Jacques

Chirac, demandait à la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la

République de « donner le sens le plus concret aux exigences qu'implique le principe de

laïcité : la neutralité du service public, le respect du pluralisme, la liberté religieuse, la liberté

d'expression, mais aussi le renforcement de la cohésion et de la fraternité entre les citoyens,

l'égalité des chances, le refus des discriminations, l'égalité entre les sexes et la dignité de la

publique, pour casser de l’islam (…) » (Droit et société 68/2008, pp. 215-224).44 Ibid., p. 233.45 Rémy Schwartz avait également demandé l’audition de Chahdortt Djavann, activiste iranienne contre le voile mais également celle du personnel hospitalier de Montreuil venu témoigner des difficultés avec les femmes qui refusaient de se faire soigner pour des raisons religieuses. La stratégie a produit ses effets ; Jean Baubérot relève que cette audition « a été très importante pour le glissement en termes d’argumentation de la question de la laïcité à celle de l’égalité homme-femme » (Ibid., p. 245).

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femme » (souligné par nous). Ainsi, dans le rapport remis au Président de la République le 11

décembre 2003, on peut lire : « Dans la conception française, la laïcité n’est pas un simple

«garde-frontière» qui se limiterait à faire respecter la séparation entre l’Etat et les cultes, entre

la politique et la sphère spirituelle ou religieuse. L’Etat permet la consolidation des valeurs

communes qui fondent le lien social dans notre pays. Parmi ces valeurs, l’égalité entre

l’homme et la femme, pour être une conquête récente, n’en a pas moins pris une place

importante dans notre droit. Elle est un élément du pacte républicain d’aujourd'hui. L’Etat ne

saurait rester passif face à toute atteinte à ce principe. Ce faisant, la laïcité ne se substitue pas

à d’autres exigences spirituelles ou religieuses. Elle réitère seulement que l’Etat défend les

valeurs communes de la société dont il est issu. Portée par une vision forte de la citoyenneté

qui dépasse les appartenances communautaires, confessionnelles, ou ethniques, la laïcité crée

à l’Etat des obligations à l’égard des citoyens. » (p. 15). Enfin, on apprend le fond de la

pensée : « Aujourd’hui, la laïcité ne peut être conçue sans lien direct avec le principe d’égalité

entre les sexes » (p. 52).

D’autre part, la circulaire du ministère de l’Education nationale en date du 18 mai 2004 fait

référence aux « valeurs communes qui fondent l’unité nationale », à « l’égalité entre les

hommes et les femmes », au rejet des « revendications communautaires » et au « vouloir

vivre-ensemble »46. Quelques années plus tôt, la circulaire Bayrou du 20 septembre 1994

soulignait également l’importance du « double mouvement de respect des convictions et de

fermeté dans la défense du projet républicain de notre pays » et en venait tout naturellement à

la question de l’égalité des sexes : « A la porte de l’école doivent s’arrêter toutes les

discriminations, qu’elles soient de sexe, de culture ou de religion ». L’école devient un

sanctuaire et il est difficile de comprendre pourquoi les discriminations doivent s’arrêter

seulement « à la porte de l’école »47. Concrètement, il s’agit d’affranchir les jeunes filles

46 Françoise Lorcerie n’hésite pas à parler d’une véritable « entreprise politique » autour du voile : composition de la Commission Stasi, activisme des milieux ultra-laïques, couverture médiatique prohibitionniste, obsession de l’unitarisme : « A l’assaut de l’agenda politique. La politisation du voile islamique en 2003-2004 » in Françoise Lorcerie (dir.), La politisation du voile en France, en Europe et dans le monde arabe , Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 11-36. Vincent Geisser relève que les institutions juives ont réussi à légitimer leurs points de vue qui consistaient à dire que le voile représentait une menace contre eux et contre la nation française dans un contexte tendu au Proche-Orient et en France : « Les institutions juives de France et le foulard. L’emblème féminin d’un ‘nouvel antisémitisme’ musulman ? », ibid., pp. 95-118.Au final, la défense de la laïcité a permis de coiffer les différentes motivations des «  prohibitionnistes ». C’est ce qu’Emile Poulat appelle « la naissance d’une néo-laïcité en rupture avec notre laïcité classique et qui est fondée sur l’ignorance de ce qu’était cette laïcité. La laïcité nous oblige, or aujourd’hui on interdit le voile au nom de la laïcité. Et cela n’a aucun rapport. La laïcité ce n’est pas cela ». (« Notre laïcité publique », op. cit., p. 66).47 L’on retrouve la même approche dans le rapport de 2003 : « Des pressions s'exercent sur des jeunes filles mineures, pour les contraindre à porter un signe religieux. L'environnement familial et social leur impose parfois

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musulmanes du port forcé du voile ; forcé par les « pères et frères ». Et l’on comprend du

coup pourquoi cette interdiction ne vaut pas pour les étudiantes car elles sont majeures et

indépendantes. Il reste qu’il est difficile de tenir un raisonnement cohérent : si le voile est

perçu comme un symbole lèse-liberté, presque une atteinte au « projet républicain de notre

pays » en classe de terminale, par exemple, pourquoi ne l’était-il plus un an plus tard, à la

faculté ?48

b) L’approche jurisprudentielle : entre ciel et terre

En tout cas, le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 8 octobre 2004 (Union française pour la

cohésion nationale), a estimé que la circulaire de 2004 qui explique la loi du 15 mars ne

méconnaissait ni l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme ni l’article 18

du Pacte international sur les droits civils et politiques qui protègent la liberté de religion

« dès lors que l’interdiction édictée par la loi et rappelée par la circulaire attaquée ne porte pas

à cette liberté une atteinte excessive, au regard de l’objectif d’intérêt général poursuivi visant

à assurer le respect du principe de laïcité dans les établissements scolaires publics ». La

jurisprudence administrative s’est empêtrée dans des analyses pour le moins singulières des

différents couvre-chefs pour savoir s’il s’agissait de signes discrets (qui, eux, sont

autorisés)49 : ainsi, « le  keshi sikh (sous-turban) (…), bien qu'il soit d'une dimension plus

modeste que le turban traditionnel et de couleur sombre, ne pouvait être qualifié de signe

discret »50 ; « (…) le carré de tissu de type bandana couvrant la chevelure de Mlle A était

porté par celle-ci en permanence et qu'elle-même et sa famille avaient persisté avec

intransigeance dans leur refus d'y renoncer, la cour administrative d'appel de Nancy a pu (…)

déduire de ces constatations que Mlle A avait manifesté ostensiblement son appartenance

des choix qui ne sont pas les leurs. La République ne peut rester sourde au cri de détresse de ces jeunes filles. L'espace scolaire doit rester pour elles un lieu de liberté et d'émancipation ». Et le reste du temps ? 48 Dans son rapport au Comité des droits de l’Homme de l’ONU, la France justifiait l’existence de cette loi par le souci de protéger la communauté scolaire contre la montée des communautarismes religieux (§ 170) et pour affirmer les valeurs républicaines, en tête desquelles arrive l’égalité entre les hommes et femmes (§ 169) : http://daccessdds.un.org/doc/UNDOC/GEN/G08/426/89/PDF/G0842689.pdf?OpenElement49 Cette distinction signe ostensible/signe discret est elle-même incompréhensible ; si la loi de 2004 vise à assurer la concorde scolaire, pourquoi les signes discrets sont autorisés ? Discret ou pas, un signe religieux est un signe religieux… En outre, comme le relève le professeur Olivier Dord, « dans la pratique en effet, le chef d’établissement devra d’abord s’interroger sur le point de savoir si un signe manifeste une appartenance religieuse avant de se demander si le port par un élève de ce signe manifeste son appartenance religieuse puis de décider, dans l’hypothèse où le signe est religieux, s’il est assez discret pour être autorisé. On peut douter qu’il appartienne à une administration laïque d’entrer dans ce type de considération », Olivier Dord, « Laïcité à l’école : l’obscure clarté de la circulaire ‘Fillon’ du 18 mai 2004 », Actualités juridiques-Droit administratif (AJDA), 26/07/2004, p. 1529. 50 CE 5/12/2007, M. S., n° 285394.

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religieuse par le port de ce couvre-chef, qui ne saurait être qualifié de discret, et, dès lors,

avait méconnu l'interdiction posée par la loi »51. La Haute juridiction a donc radicalement

changé sa position de 1989 s’inscrivant ainsi dans le contexte de la loi de 2004 mais sans

fournir d’éléments satisfaisants de compréhension ; c’est « une déception majeure »52.

Le Conseil constitutionnel n’a pas été, quant à lui, saisi53. En revanche, il a pu se prononcer

à l’occasion de l’examen du traité établissant une Constitution pour l’Europe. Dans cette

décision 2004-505 DC du 19 novembre 2004, le Conseil fait référence dans le visa de sa

décision à « l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme n° 4774/98 (affaire Leyla

Sahin c. Turquie) du 29 juin 2004 ». Cet arrêt de chambre (confirmé par la suite par la Grande

chambre) avait validé l’interdiction du voile dans les universités turques eu égard au contexte

turc c’est-à-dire au risque de l’extrémisme islamiste54. Or, la décision en déduit que l’article 9

de la Convention européenne (sur la liberté de religion) cadre avec le principe de laïcité

puisque la Cour européenne a, dans son arrêt Leyla Sahin, « pris acte de la valeur du principe

de laïcité reconnu par plusieurs traditions constitutionnelles nationales et qu'elle laisse aux

Etats une large marge d'appréciation pour définir les mesures les plus appropriées, compte

tenu de leurs traditions nationales, afin de concilier la liberté de culte avec le principe de

laïcité ». Le Conseil ne fait aucune référence à la liberté de conscience, il semble même

opposer laïcité et liberté de culte en évoquant la conciliation de la liberté de culte avec le

principe de laïcité. Or la laïcité, c’est la garantie de l’exercice de la liberté de culte (art. 1 de la

loi de 1905) !

Enfin, la Cour de cassation a eu à se prononcer sur le renvoi d’une fille voilée étudiant dans

un collège privé sous contrat d’association avec l’Etat, pour ne pas avoir respecté le règlement

intérieur qui prohibait le voile. La Cour déclare sans autre explication, que le règlement ne

violait pas la liberté de conscience de l’élève55.

Une autre affaire a suscité des remous médiatiques ; c’est celle de la femme qui portait un

voile intégral et demandait la nationalité française. Le Conseil d’Etat rappelle que sa section

51 CE 5/12/2007, M. et Mme G., n° 295671.52 Rolin Frédéric, AJDA, 10/01/2005, p. 43.53 Brau Julie, « Controverses autour de la loi du 15 mars 2004 : laïcité, constitutionnalité et conventionnalité » : http://www.droitconstitutionnel.org/congresmtp/textes1/BRAU.pdf54 Il était donc pour le moins « hasardeux » de transposer cette solution au contexte français, voir Frédéric Sudre, « Les approximations de la décision 2004-505 DC du Conseil constitutionnel sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union. Réflexions critiques », RFDA, 2005, p. 34. 55 Cour de Cassation, Première chambre civile, 21 juin 2005, n° 02-19831.

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Page 17: L'idéologisation de la laïcité juridique en France et en Turquie 1

sociale «  a considéré qu’une participation active à une communauté à vocation religieuse ou

culturelle musulmane, une stricte observance des obligations du culte musulman, ou encore

du port de vêtements traditionnels, et celui du foulard ou d’un voile par l’épouse du

demandeur, ne permettaient pas de conclure au défaut d’assimilation, dès lors que n’était

relevé aucun comportement ou acte de propagande allant à l’encontre des valeurs de tolérance

et de laïcité, ainsi que d’égalité entre les sexes »56. C’est donc en vertu de ce dernier principe

que le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 27 juin 2008, a confirmé le refus d’octroyer la

nationalité française à une femme qui portait un voile intégral car celle-ci avait « adopté une

pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté

française, et notamment avec le principe d'égalité des sexes » ; la Commissaire du

gouvernement relevait que « de tous ces éléments il ressort que Mme M. n’a pas fait siennes

les valeurs de la République et en particulier celle de l’égalité des sexes. Elle vit dans la

soumission totale aux hommes de sa famille, qui se manifeste tant par le port de son vêtement

que dans l’organisation de sa vie quotidienne et les propos qu’elle a tenus aux services

montrent qu’elle trouve cela normal et que l’idée même de contester cette soumission ne

l’effleure même pas »57. La Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour

l’Egalité (HALDE) a, par la suite, estimé que le refus opposé à une femme portant la burqa de

suivre les cours de formation linguistique dans le cadre du contrat d’accueil et d’intégration

ne s’opposerait pas à la liberté religieuse. Elle estime d’abord que « la burqa porte une

signification de soumission de la femme qui dépasse sa portée religieuse et pourrait être

considérée comme portant atteinte aux valeurs républicaines présidant à la démarche

d’intégration et d’organisation de ces enseignements, obligatoires pour les étrangers admis

pour la première fois au séjour en France » avant d’adopter un raisonnement beaucoup plus

juridique : « Il ne semblerait en outre pas a priori déraisonnable de considérer que des

exigences de sécurité publique, s’agissant de l’identification des personnes, ou encore la

protection des droits et libertés d’autrui, pourraient être considérées comme des buts

légitimes, prévus par la loi, justifiant l’interdiction du port de la burqa dans l’accès à une

formation linguistique obligatoire »58. Il y a donc toujours une explication surabondante sur

l’inégalité des sexes avant d’invoquer une raison de sécurité, beaucoup plus juridique.

56 Rapport public du Conseil d’Etat : un siècle de laïcité, op. cit., pp. 356-357. 57 La requérante reconnaissait qu’elle était salafiste et qu’elle portait ce voile car son mari le lui demandait. Un mari de nationalité française… http://www.conseil-etat.fr/cde/media/document/conclusions_286798.pdfM. Philippe Malaurie estime que le voile intégral est un « signe d’un refus latent d’hostilité » et trouve normal de ne pas octroyer la nationalité française aux étrangers « qui détestent notre pays », La semaine juridique, édition générale, n° 38, 17/09/2008, II 10151.58 Délibération n°2008-193 du 15 septembre 2008 :http://www.halde.fr/IMG/pdf/4085.pdf

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Page 18: L'idéologisation de la laïcité juridique en France et en Turquie 1

Il est clair que la loi de 2004 a pu éperonner l’intolérant qui pouvait être en nous et créer

une confusion dans l’esprit des Français si bien qu’il y a eu depuis de nombreuses attitudes

de lèse-liberté religieuse59 : l’affaire des étudiantes voilées à l’Université Montpellier 160,

l’affaire du gîte d’Epinal, l’affaire de la stagiaire de la Ligue des droits de l’Homme61,

l’affaire des mères voilées accompagnant leurs enfants lors des sorties scolaires62 voire

même la récente mission d’information sur la burqa où les auditions montrent encore une

fois l’invocation de la notion de laïcité et d’espace public dans un domaine qui lui est

totalement étranger63. Il est donc permis de s’interroger sur ce glissement de

représentation de la laïcité ; Emile Poulat relève que « la société paraît de plus en plus

intolérante par rapport à la différence. A une époque, les crispations portaient sur les

témoins de Jéhovah, aujourd'hui, elles se cristallisent sur le sentiment de communauté

distincte. Alors, il est vrai que par rapport à des revendications identitaires ou religieuses,

on ne peut pas faire l'économie de notre héritage historique. Et il paraît évident que le

chant du muezzin trouble l'équilibre social. Plus, d'ailleurs, qu'il ne trouble la laïcité. Et,

aussi regrettables et passéistes soient-elles, les questions de non-mixité exigées par

certaines religions sont du même ordre »64.

59 Asma Jahangir, rapporteuse spéciale sur la liberté de religion ou de conviction à l’ONU, avait noté dans son rapport de mission en France présenté le 8 mars 2006 (E/CN.4/2006/5/Add.4), que l’adoption de la loi de 2004 a entraîné une stigmatisation du voile en lui-même : « Bien que cette loi ait été conçue pour réglementer le port de signes liés à toutes les religions, elle semble cibler principalement les filles de culture musulmane portant le voile » (§ 101).60 Délibération n° 2008-194 du 29 septembre 2008 :http://www.halde.fr/IMG/alexandrie/4066.PDF61 LDH Info, n° 178, juillet 2008, pp. 3 à 6 et n° 183, décembre 2008, pp. 6-7 : une étudiante en master portant le voile avait retiré sa candidature à un stage dans la fédération du Rhône lorsque certains ligueurs lui avaient posé des questions sur son voile ; le débat a porté sur le fait de savoir si une femme « soumise » pouvait être une défenseure des droits de l’Homme. Les responsables du groupe de travail sur la laïcité, MM. Georges Voix et Alain Bondeelle ainsi que le Président de la Ligue, M. Jean-Pierre Dubois, s’étaient dit choqués. C’est dire le niveau qu’a atteint l’effet de contamination de la loi de 2004.62 La HALDE a, dans sa délibération n° 2007-117 du 14 mai 2007, estimé que le refus de principe opposé aux mères voilées s’agissait d’une discrimination fondée sur la religion.63 En réalité, le débat est souvent biaisé. Lors de son audition, Marc Blondel, intervenant au nom de la Fédération nationale de la libre pensée, déclare non sans pertinence : « S’il est indéniable que le port imposé de la burqa ou du niqab est un symbole de l'oppression, en quoi le port de la soutane, de la robe de bure, de la cornette, du schtreimel, du spodik ou du caftan ne l’est-il pas ? » , « Pour les libres penseurs, partisans du libre examen, le concept ne doit jamais précéder la preuve : nous récusons les acrobaties juridiques de ceux qui, voulant interdire la seule burqa, en viennent à inventer des catégories juridiques aussi fumeuses qu'inexistantes. Ainsi, certains tentent de remplacer les notions de « sphère publique » et de « sphère privée » – définies par les lois de 1901 et de 1905 – par la notion d’« espace public » et d’ « espace privé ». Cette tentative de substitution lexicale n'est pas neutre : le terme de « sphère » désigne une surface fermée, une étendue restreinte, alors que l’espace est par nature indéfini », « Allez-vous interdire le baptême, marque de soumission d’un individu ? » :http://www.assemblee-nationale.fr/13/cr-miburqa/08-09/index.asp64 Le Monde, 27 juin 2008, p. 10 : « Les accusations de communautarisme me paraissent surtout une manière de stigmatiser l'islam ».

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2) L’entêtement en Turquie

La question du foulard est réapparue sous les feux de l’actualité à l’occasion de la

tentative du gouvernement AKP (conservateur) de réviser la Constitution pour surmonter

les deux décisions déjà citées de la Cour constitutionnelle. En effet, seule une révision

constitutionnelle pouvait briser la résistance forcenée des juges. L’aventure a tourné au

rocambolesque puisque la Cour constitutionnelle a montré tout ce qu’elle pouvait faire

pour protéger sa conception traditionnelle de la laïcité. Avec le soutien du parti de droite

nationaliste (MHP) et du parti pro-kurde (DTP), l’assemblée turque, par 411 voix sur 550,

a révisé la Constitution par deux ajouts : dans le projet, l’alinéa 4 de l’article 10 (sur le

principe d’égalité) disposait que « les organes de l'Etat et les autorités administratives sont

tenus d'agir conformément au principe d'égalité devant la loi en toute circonstance et dans

la prestation de tout service public » ; le nouvel alinéa 7 de l’article 42 (sur le droit à

l’éducation) énonçait, quant à lui, que « nul ne peut être privé de faire usage de son droit à

l’enseignement supérieur pour un quelconque motif qui ne figure pas expressément dans la

loi. Les restrictions à l’usage de ce droit sont déterminées par la loi ». Il n’y avait donc, a

priori, aucune référence au voile dans le corps du texte mais l’exposé des motifs (qui n’a

aucune valeur juridique) rappelait que les étudiantes voilées continuaient à être privées de

l’enseignement supérieur du fait de leurs habits. La Cour constitutionnelle va déclarer

contraire à la Constitution ces deux révisions constitutionnelles. Dans sa décision du 5 juin

200865, elle procède par deux étapes : tout d’abord, elle relève que l’article 4 de la

Constitution dispose que les articles 1, 2 et 3 de la Constitution qui ont trait à la forme

républicaine de l’Etat et à ses attributs (« un Etat de droit laïque, social et démocratique »)

ne sauraient être modifiés ni même faire l’objet de propositions de modification.

Autrement dit, toutes les propositions de révision constitutionnelle doivent être examinées

quant au fond pour respecter l’article 4 qui interdit toute proposition qui viserait à modifier

les caractères de la République, en tête desquels arrive la laïcité66. Il faut donc que les

65 E 2008/16, K 2008/116 : http://www.anayasa.gov.tr/eskisite/KARARLAR/IPTALITIRAZ/K2008/K-2008-116.htm66 Le Conseil constitutionnel français refuse de statuer sur une révision constitutionnelle malgré l’article 89 qui dispose que « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision ». Décision 2003-469 DC du 26 mars 2003 : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/depuis-1958/decisions-par-date/2003/2003-469-dc/decision-n-2003-469-dc-du-26-mars-2003.857.htmlEn Tunisie, il a également été considéré que l’article 1er de la Constitution qui déclare que « la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime, la République » est une norme supérieure aux autres articles de la Constitution ce qui a eu pour effet de vider de son sens le principe d’égalité des citoyens posé par l’article 6. Voir Monia Ben Jamia, « Non discrimination religieuse et code du statut personnel tunisien », in France-Maghreb, le défi de la pluralité culturelle. Religion et droit. Revue franco-maghrébine de droit, op.cit., p. 205.

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révisions qui ont été adoptées portent directement atteinte à ces principes intangibles. Or,

les textes ne peuvent être qu’approuvés puisqu’ils renforcent l’égalité et le droit à

l’éducation. Mais la Cour va procéder à la seconde étape de son raisonnement, la plus

critiquable : elle va directement puiser ses griefs dans l'exposé des motifs ; or celui-ci

contient le mot « foulard ». Et le foulard est contraire à la laïcité (décision de 1989). Il peut

entraîner un trouble à l’ordre public dans les campus et ainsi mettre à mal la liberté des

filles non voilées. Donc, ces révisions sont contraires aux articles intangibles de la

Constitution67. La décision a été prise par 9 voix contre 2. Dans son opinion dissidente le

président de la Cour, Haşim Kılıç, a des mots très durs : il estime que « les universités ne

sont pas des casernes » alors que le juge Sacit Adalı remarque que les juges majoritaires se

fondent exclusivement sur le risque de voir les filles voilées porter atteinte à la liberté des

étudiantes non voilées et rappelle que même un accusé est présumé innocent ; il dénonce

en termes également vifs la crainte injustifiée des majoritaires : « Au nom d’un danger

abstrait et imaginaire qui n’arrive jamais, dont personne ne sait quand il va se produire

mais qui est présenté comme imminent en le répétant sans cesse, en y insistant et en le

maintenant dans l’actualité, on ferme l’œil à une usurpation concrète du droit à

l’enseignement ». Comble de l’ironie : la Cour venait de condamner à nouveau le voile et

la femme de son Président était précisément… voilée.

Dans sa décision du 30 juillet 2008 relative à l’action en dissolution de l’AKP 68, la Cour

précise davantage ce qu’un parti politique n’a pas le droit de proposer dans le système

laïque turc ; elle a estimé que l’AKP était bien devenu un centre d’activités anti-laïques et

l’a condamné à une peine de réduction des aides publiques. Dans sa défense, le parti

estimait que la laïcité n’était pas un « mode de vie » mais un principe relatif à

l’organisation de l’Etat, que le procureur défendait, à tort, une vision positiviste et

rationaliste de la laïcité, caractéristique des régimes totalitaires et critiquait « l’allergie du

Procureur à la notion de ‘laïcité démocratique’ ». La Cour a persisté dans sa définition de

la laïcité ; l’AKP est donc considéré comme un parti dont les activités et les propos des

dirigeants sont contraires à la laïcité. Ainsi, la Cour incrimine ces paroles du Premier

ministre : « les personnes ne peuvent être laïques », « pourquoi un enfant peut-il lire le

Grand Blek et le Capitaine Miki et pas le Coran avant 12 ans ? », « il faut abroger

67 Une tendance dans la doctrine considère que l’article 4 étant un parapet contre les tentatives de sape du sacro-saint principe de laïcité, lui-même, corrélativement, ne peut être révisé ou abrogé ce qui vise à consacrer l’existence d’une « clause d’éternité ». 68 http://www.anayasa.gov.tr/eskisite/KARARLAR/SPK/K2008/K-2008-2SPK.htm

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l’interdiction du voile dans les universités », « mes filles ont dû étudier à l’étranger pour

avoir porté un voile », « ma femme peut porter le voile à la résidence du Premier ministre

mais pas au Palais présidentiel 69». Des propos, en réalité, bien banaux. D’ailleurs, le

raisonnement semble assez confus puisque la Cour refuse néanmoins d’interdire le parti au

motif qu’il a accéléré le processus de démocratisation en vue d’adhérer à l’Union

européenne, qu’il a aboli la peine de mort en temps de guerre, qu’il a ratifié les deux pactes

internationaux sur les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels et surtout

qu’il a consacré la discrimination positive en faveur des femmes dans la Constitution

même70. Quand on pense que la laïcité était vue comme le dernier rempart de la garantie de

la liberté des femmes, il était pour le moins incongru de condamner un parti qui,

précisément, avait entamé une révision constitutionnelle pour inscrire la discrimination

positive en faveur des femmes. Or c’est ce que décide paradoxalement la Cour71.

Enfin, la Cour de cassation avait cassé un arrêt de cour d’appel qui refusait de prononcer

le divorce entre une femme qui refusait de porter le voile et son mari qui l’y contraignait.

La Cour a décidé que la pression du mari devait s’analyser en « violence sociale » et

qu’elle devait donc permettre le divorce. En soi, la décision n’a aucune particularité : le

harcèlement peut entraîner le divorce. Mais la Cour dit : « le fait de forcer sa femme à

porter un habit non moderne »72. Ce n’est donc pas le harcèlement stricto sensu qui est

condamné, c’est le fait qu’il l’a forcée à porter un voile ; si bien que l’on peut légitimement

s’interroger : quelle aurait été la réaction de la Cour si le mari l’avait poussée à se

dévoiler ?

Les vexations sont aussi légion : une juge qui refuse violemment d’admettre à l’instance

une femme en voile intégral qui vient malgré tout d’ouvrir son visage en lâchant « votre

69 Après l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, le Président de la République, Ahmet Necdet Sezer (2000-2007), a refusé d’inviter les épouses voilées des hommes politiques de l’AKP aux différentes réceptions de la Présidence. Il en était arrivé à demander des enquêtes pour savoir qui portait le voile…70 Le Président de la Cour, Hasim Kılıç, a encore une fois émis une opinion dissidente en estimant qu’un parti politique ne saurait être condamné pour avoir promis de régler les problèmes sociétaux en tête desquels arrivent l’interdiction du voile dans les universités, l’impossibilité pour les enfants de moins de 12 ans d’apprendre le Coran et l’impossibilité pour les élèves des lycées professionnels dont notamment des « lycées d’imams et de prédicateurs » d’entrer à l’université sur un même pied d’égalité que les lycées normaux.71 Rappelons que l’un des juges constitutionnels, Osman Paksüt, avait insinué que l’un de ses collègues avait été soudoyé pour ne pas voter l’interdiction. En effet, il ne manquait plus qu’une voix pour que l’AKP soit dissous. Les propos du juge Paksüt avaient été interceptés dans le cadre des écoutes téléphoniques dont sa femme, mise en examen dans l’affaire Ergenekon, faisait l’objet. 72 http://www.radikal.com.tr/Radikal.aspx?aType=RadikalDetay&Date=22.8.2008&ArticleID=894973

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Allah n’a pas à être dans le prétoire »73, l’interdiction pour les femmes voilées de surveiller

les urnes lors des élections74, etc.

B) Le « paternalisme » de la Cour européenne

La Cour européenne rappelle souvent que « le droit à la liberté de religion (...) exclut toute

appréciation de la part de l'Etat sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités

d'expression de celles-ci » (Manoussakis c. Grèce, 26/09/1996, § 47). Or, elle a estimé que

n’était pas contraire à l’article 9, le fait d’interdire, pour une institutrice d’école primaire

publique, de porter le foulard pendant le service, du fait de son incompatibilité avec « le

message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que

dans une démocratie tout enseignant doit transmettre à ses élèves » (Dahlab c. Suisse,

15/02/2001)75. La Cour porte donc un jugement sur le sens même du voile. Dans la désormais

célèbre affaire Leyla Sahin c. Turquie (10 nov. 2005), elle rappelait que c’est « un précepte

religieux difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes »76 (§ 111).

En outre, la Cour reprend quasi automatiquement l’argumentation des Etats lorsque ceux-ci

justifient la restriction de la liberté de porter le voile, celle qui consiste à dire que le voile

apparaît comme déstabilisateur, comme menaçant les droits et libertés d’autrui77 et l’ordre

73 http://www.zaman.com.tr/yazar.do?yazino=851649&title=hâkime-hanim-lutfen-ozur-dileyinAu Danemark et en Espagne, les femmes portant la burqa devant le juge ne sont pas refoulées : http://www.droitdesreligions.net/actualite/nouvelleactu/septembre_2009/025.htmhttp://www.droitdesreligions.net/actualite/nouvelleactu/septembre_2009/003.htm74 http://www.stargazete.com/gazete/yazar/mustafa-erdogan/ysk-hukuku-ve-demokrasiyi-cigniyor-177881.htm75 Flauss Jean-François, note sous l’arrêt Dahlab c/ Suisse (15 février 2001), AJDA, 20 mai 2001, p. 480. Il estime que « la Cour adopte une position très rigoriste sur le risque de prosélytisme lié au port du foulard islamique : elle établit quasiment une présomption irréfragable de prosélytisme ».76 Dans son opinion dissidente, Mme Tulkens écrit : « Il n’appartient pas à la Cour de porter une telle appréciation, en l’occurrence unilatérale et négative, sur une religion et une pratique religieuse, tout comme il ne lui appartient pas d’interpréter, de manière générale et abstraite, le sens du port du foulard ni d’imposer son point de vue à la requérante. Celle-ci – qui est une jeune femme adulte et universitaire – a fait valoir qu’elle portait librement le foulard et rien ne contredit cette affirmation. A cet égard, je vois mal comment le principe d’égalité entre les sexes peut justifier l’interdiction faite à une femme d’adopter un comportement auquel, sans que la preuve contraire ait été apportée, elle consent librement. Par ailleurs, l’égalité et la non-discrimination sont des droits subjectifs qui ne peuvent être soustraits à la maîtrise de ceux et de celles qui sont appelés à en bénéficier. Une telle forme de « paternalisme » s’inscrit à contre-courant de la jurisprudence de la Cour qui a construit, sur le fondement de l’article 8, un véritable droit à l’autonomie personnelle (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 92, CEDH 2001-III ; Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, §§ 65-67, CEDH 2002-III ; Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002-VI). Enfin, si vraiment le port du foulard était contraire en tout état de cause à l’égalité entre les hommes et les femmes, l’Etat serait alors tenu, au titre de ses obligations positives, de l’interdire dans tous les lieux, qu’ils soient publics ou privés » (§ 12).77 Dans l’affaire Karaduman c. Turquie (3/05/1993), le juge européen précise : « La Commission prend également en considération les observations de la Cour constitutionnelle turque qui estime que le port de foulard islamique dans les universités turques peut constituer un défi à l'égard de ceux qui ne le portent pas ». Comment admettre que l’on puisse restreindre une liberté pour le seul motif que d’autres en sont choqués ? Elisabeth Zoller relève qu’aux Etats-Unis, « la règle générale est que le citoyen dont la sensibilité est blessée par une expression politique (…) ou religieuse (…) n’a aucun droit à être protégé dans ses émotions (…) ; en matière de tort

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public c’est-à-dire, en fait, la laïcité78. L’activisme de l’Etat turc dans ses argumentations

devant la Cour européenne des droits de l’Homme a conduit celle-ci à adopter un « self-

restraint » qui part de l’idée que la Turquie vit toujours sous la menace de mouvements

fondamentalistes et que la démocratie turque n’est pas suffisamment mature pour lutter contre

ces mouvements subversifs. Aussi estime-t-elle que la sauvegarde du principe de laïcité,

« assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat turc qui cadrent avec la prééminence du

droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie, peut être considérée comme

nécessaire à la protection du système démocratique en Turquie » (Leyla Sahin, 10/11/2005, §

114) car « il existe des mouvements politiques extrémistes qui s’efforcent d’imposer à la

société tout entière (…) leurs symboles religieux et leur conception de la société, fondée sur

des règles religieuses »79 d’autant plus qu’il s’agit d’un pays « où la majorité de la population,

manifestant un attachement profond aux droits des femmes et à un mode de vie laïque, adhère

à la religion musulmane » (§ 115)80. L’on perd du coup le fil du raisonnement : y a-t-il

menace ou non ? Il est difficile de comprendre en quoi la majorité de la population qui adhère

à l’islam peut menacer les droits et libertés d’autrui puisque cette même majorité, selon la

Cour, reste attachée « aux droits des femmes et au mode de vie laïque ». Dans son opinion

psychologique, c’est à lui de se protéger lui-même en n’y prêtant pas attention et en restant indifférent  », Elisabeth Zoller, « Les rapports entre les Eglises et les Etats aux États-Unis : le modèle américain de pluralisme religieux égalitaire », in Gérard Gonzalez, Laïcité, liberté de religion et Convention européenne des droits de l’homme, op. cit., p. 45. 78 Dans l’arrêt Kurtulmus c. Turquie (24/01/2006), il est étonnant de voir la Cour déclarer : « la Cour rappelle avoir admis dans le passé qu’un Etat démocratique puisse être en droit d’exiger de ses fonctionnaires qu’ils soient loyaux envers les principes constitutionnels sur lesquels il s’appuie ». La professeure d’université est présentée comme susceptible d’être déloyale car voilée !79 Dans l’arrêt de chambre du 26 juin 2004 dans cette même affaire, le Gouvernement turc fait valoir qu’ «  il est avéré que le foulard islamique est devenu un signe couramment dévoyé par les mouvements fondamentalistes religieux à des fins politiques et constitue une menace pour les droits des femmes  » (§ 93). Il est paradoxal de voir la Cour consacrer cette approche alors qu’elle venait tout juste de condamner la Turquie pour avoir violé la liberté d’expression du chef d’une confrérie religieuse qui déclarait que le principe démocratique devait être aboli car contraire à l’islam et qu’il fallait introduire une discrimination entre les enfants légitimes et les enfants naturels lors d’une émission « très populaire et diffusée en direct », n’hésite pas à souligner la Cour (Gündüz c. Turquie, 4/12/2003). En revanche, elle a toujours été un soutien inconditionnel de l’Etat turc lorsqu’il s’agissait de rejeter les requêtes des militaires évincés de l’armée pour leur zèle religieux (Kalaç, 1/07/1997 : il pouvait s’acquitter des « formes habituelles par lesquelles un musulman pratique sa religion » (§ 29) mais il ne fallait pas en demander plus). L’assimilation secte/mouvement anti-laïque est donc aisément acceptée par les organes de Strasbourg. Le risque du fondamentalisme religieux devient un argument implacable pour la défense du Gouvernement turc (voir également Yanasik, 6/01/1993, n° 14524/89 où la Commission parle d’un « devoir pour le personnel militaire de renoncer à s’engager dans le mouvement de fondamentalisme islamique (…) » ou encore six arrêts rendus le même jour (Can, Dalgiç, Genel, Balcik, Mogulkoç, Ates c/ Turquie, 9/10/2001).Ce qui est demandé aux militaires n’est pas de soutenir une conception de la laïcité qui est celle de la neutralité de l’Etat « mais celle d’une lutte active contre une certaine conception de la religion musulmane », Patrice Rolland, « Le fait religieux devant la Cour européenne des droits de l’homme », in Mélanges Raymond Goy, Presses Universitaires de Rouen, 1998, pp. 271-285. 80 Gilles Lebreton estime à juste titre que « le lien de cause à effet [que la Cour] établit entre le fait que la majorité de la population turque soit musulmane d’une part et le risque de la théocratie d’autre part montre (…) qu’elle se méfie de l’islam lui-même, qu’elle considère comme une religion intrinsèquement dangereuse  », Gilles Lebreton, « L’islam devant la Cour européenne des droits de l’homme », RDP, 2002, n°5, p. 1504.

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dissidente sous l’arrêt Gündüz (4/12/2003), le juge turc Rıza Türmen reconnaissait également

qu’ « une grande majorité de la population turque a choisi de mener une vie laïque ». Dans

l’arrêt Refah Partisi (13/02/2003), la Cour avait déjà souligné « l’importance du respect du

principe de laïcité en Turquie pour la survie du régime démocratique » (§ 125). La crainte de

la Cour est de voir l’instauration de la Charia et elle « note avec intérêt les observations du

Gouvernement selon lesquelles (…) l’enseignement à l’école du fait religieux constitue un

procédé approprié pour lutter contre le fanatisme » (Hasan et Eylem Zengin, 9/10/2007, § 59).

Il s’agit donc d’une approche où l’on doit sacrifier un peu de ses valeurs pour se fondre dans

celles de la société81. Le juge européen « surprotège la laïcité turque contre certaines des

manifestations de l’islam »82.

S’agissant des décisions relatives à la France, les arrêts du 4 décembre 2008 (Kervanci c.

France et Dogru c. France) rejettent les requêtes de jeunes filles voilées exclues du collège

pour ne pas avoir ôté leur foulard dans les cours de sport. La Cour déclare d’emblée : « En

France, l’exercice de la liberté religieuse dans l’espace public, et plus particulièrement la

question du port des signes religieux à l’école, est directement lié au principe de laïcité,

principe autour duquel la République française s’est construite » (§ 17). Dans cette affaire, la

problématique tourne autour de la laïcité et de l’égalité des sexes alors que l’irrespect de

l’obligation d’assiduité est le véritable fondement juridique. Le Gouvernement français, pour

sa défense, multiplie les références aux arrêts Leyla Sahin et Dahlab argüant de l’influence

que pouvait avoir un tel signe sur des enfants de 12 ans. L’argumentation de la requérante est

claire : « Le professeur a refusé à la requérante le droit de participer aux cours qu’il dispensait

en mettant en avant la sécurité de celle-ci. Or, lors du conseil de discipline, lorsqu’il lui a été

demandé en quoi le port du foulard ou d’un bonnet pendant ses cours mettait en danger la

sécurité de l’enfant, il a refusé de répondre à la question posée. Le Gouvernement ne donne

pas plus d’explication sur ce point. La requérante rappelle par ailleurs que le port du foulard

avait déclenché au sein de l’établissement un mouvement de grève de la part de certains

professeurs sous le couvert de la défense du principe de laïcité et que ce sont ces professeurs

qui sont à l’origine de troubles et perturbations et en aucun cas le comportement de la

requérante, qui ne faisait aucun prosélytisme » (§ 44). Malgré la pertinence de ces arguments,

81 Dans un entretien publié au journal Milliyet en date du 25 janvier 2008 (p. 18 : « la Cour européenne des droits de l’homme et le principe d’égalité à la lumière de la laïcité »), le juge Rıza Türmen rappelle que « ce qui prévaut dans la ‘res publica’, ce n’est pas les croyances religieuses privées mais les valeurs communes de la République ».82 Gonzalez Gérard, note sur l’arrêt Leyla Sahin c/ Turquie (10 novembre 2005), AJDA, 12 février 2006, pp. 317-320.

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Page 25: L'idéologisation de la laïcité juridique en France et en Turquie 1

la Cour adopte un long raisonnement sur la laïcité mais déclare, in fine, que l’interdiction était

justifiée pour des raisons de sécurité sans expliciter en quoi le voile mettait en danger leur

sécurité au cours des activités sportives. Elle ne s'y attarde pas : « la Cour estime que la

conclusion des autorités nationales selon laquelle le port d’un voile, tel le foulard islamique,

n’est pas compatible avec la pratique du sport pour des raisons de sécurité ou d’hygiène, n’est

pas déraisonnable » (§ 73). C’est un raisonnement in abstracto car concrètement, personne

n’a pu le démontrer… Enfin, dans plusieurs arrêts du 30 juin 2009 (Aktas ; Bayrak ;

Gamaleddyn ; Ghazal ; Jasvir Singh ; Ranjit Singh c. France), la Cour a délivré un brevet de

conventionnalité au nouveau régime issu de la loi de 2004 : en l’espèce, il s’agissait d’affaires

où les élèves étaient exclus pour ne pas enlever leur voile ou turban. Elle constate que

« l'interdiction de tous les signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées

publics a été motivée uniquement par la sauvegarde du principe constitutionnel de laïcité (…)

et que cet objectif est conforme aux valeurs sous-jacentes à la Convention (…) ». Il est

étonnant de voir la Cour trancher les affaires non pas exclusivement en fonction de l’article 9

sur la liberté de religion mais également selon le principe de laïcité qui ne figure nulle part

dans la Convention83. La Cour en est arrivée à hisser la laïcité au rang de valeur européenne84.

La Cour affirme souvent que la Convention « implique un juste équilibre entre la

sauvegarde de l’intérêt général de la communauté et le respect des droits fondamentaux de

l’homme, tout en attribuant une valeur particulière à ces derniers » (Affaire dite linguistique

belge, 23/07/1968, § 5). Lorsqu’elle est confrontée à la liberté de religion et à la laïcité, elle se

perd souvent dans des considérations trop générales et abstraites et préfère se réfugier dans

l’argumentation de l’Etat défendeur.

Conclusion83 En juin 2008, le Conseil des droits de l’Homme recommande à la France de lever l’interdiction du hijab dans les écoles publiques (recommandation du Canada, p. 21, n° 26) : http://www.aidh.org/ONU_GE/conseilddh/examen/Images/france_rapp.pdfDans sa réponse, la France n’en voit pas la raison : « Les principales dispositions de la loi font aujourd’hui l’objet d’un consensus général qui permettent de considérer qu’elles n’ont pas engendré de développement de l’islamophobie ni aucune stigmatisation du voile » (p. 13, n° 26) :http://www.aidh.org/ONU_GE/conseilddh/examen/Images/france_rapp_addit.pdfEn juillet 2008, le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies a critiqué la loi de 2004 sur les signes ostensibles à l’école publique : « pour respecter une culture publique de laïcité, il ne devrait pas être besoin d’interdire le port de ces signes religieux courants » (§ 23) : http://daccessdds.un.org/doc/UNDOC/GEN/G08/433/57/PDF/G0843357.pdf?OpenElement84 Flauss Jean-François, « Laïcité et Convention européenne des droits de l’homme », RDP, n°2, 2004, pp. 317-324 et Alain Garay, « La laïcité, principe érigé en valeur de la Convention européenne des droits de l’homme », Dalloz, 2006, p. 103.

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La laïcité imposée à une société peu sécularisée garde toujours des relents d’autoritarisme ;

le régime se crispe et opte provisoirement pour une approche inauthentique de la notion. Il

apparaît donc de bonne guerre de figer la laïcité, le temps de se débarrasser des métastases

islamistes, toujours coriaces85. Or ce sont ceux qui défendent cette opinion qui décrètent eux-

mêmes que la menace demeure certaine86. Mais il reste que pour pouvoir faire accepter l’idée

de laïcité, il faut déjà avoir fait accepter l’idée de tolérance87. Précisément la Constitution

turque consacre l’existence d’une direction des affaires religieuses (le Diyanet), chargée de

contrôler l’islam. Religion qui, comme on le devine, n’est pas tout à fait comme les autres. La

Cour constitutionnelle l’a si bien compris qu’elle estime que l’existence officielle d’un

Diyanet ne s’oppose pas au principe de laïcité car l’islam n’a pas la même vocation que le

christianisme88. La Cour est même allée jusqu’à interdire un parti politique qui demandait,

entre autres, dans son programme politique, la modification du statut du Diyanet ; elle a

estimé que le parti défendait des idées contraires à la laïcité89 !

Les conceptions idéologique et juridique de la laïcité se sont superposées dans le combat

contre le voile. Mais la laïcité juridique devrait être au-delà de ces considérations historiques,

philosophiques, sociologiques. Le droit a décidé de séculariser ; or ce n’est pas son rôle. La

laïcité juridique n’est ni l’égalité des sexes ni l’émancipation des esprits ; aujourd’hui, on ne

peut comprendre la laïcité sans se référer à un idéal républicain, à une « religion minimale ».

85 Tanör Bülent, « Laiklik, Cumhuriyet ve Demokrasi », in Ibrahim Kaboğlu (dir.), op. cit., pp. 23-34.Un sondage récent en Turquie qui montrait que 92 % des personnes interrogées disaient que la religion représentait un élément important de leur vie, n’arrange évidemment pas les choses : http://yenisafak.com.tr/yazarlar/Default.aspx?t=24.09.2009&y=HayrettinKaraman 86 Bockel Alain, « Laiklik ve anayasa », in Ibrahim Kaboğlu (dir.), op. cit., pp. 49-58. Nilüfer Göle estime que « la laïcité n’est pas un terme neutre, un principe exempt d’idéologie et insensible aux rapports de pouvoir. Elle contribue à définir et sous-tend en réalité le pouvoir politique et culturel des élites modernistes », « Laïcité, modernisme et islamisme en Turquie », in Cemoti, n° 19 - Laïcité(s) en France et en Turquie, juin 1995 : http://cemoti.revues.org/document1691.html 87 Pour l’émergence de la valeur-tolérance en Occident, voir Jean-François Collange, « La liberté de croyance dans la pensée religieuse », in Jean-François Flauss (dir.), La protection internationale de la liberté religieuse, Bruxelles, Bruylant, 2002, pp. 1-13.88 Décision du 21 octobre 1971 (E 1970/53, K 1971/76) : « Hristiyan dininin taşıdığı özelliğe göre din ve devlet işlerinin birbirine karışmaması esasının, kilisenin bağımsızlığı biçiminde manalandırılmasında bir sakınca görülmemiştir. Çünkü, Batı devletlerinde dinin kötüye kullanılması ve sömürülmesi bizdeki şekilde bir sonuç doğurmadığından din ve devlet işlerinin birbirine karışmaması yönünden kabul edilen kilisenin bağımsızlığı durumu, devlet düzeni bakımından bir tehlike göstermemektedir. Oysa İslamlık bireylerin yalnız vicdanlarına ilişkin olan dini inanç bölümünü düzenlemekle kalmamış, aynı zamanda bütün toplum ilişkilerini, devlet faaliyetlerini ve hukuku da tanzim etmiştir... Böyle bir tutumun ve sınırsız, denetimsiz bir din hürriyeti ve bağımsız bir dini örgütlenme anlayışının ülkemiz için pek ağır tehlikelerle yüklü olduğu uzak ve yakın tecrübelerle anlaşılmıştır... Diyanet İşleri Başkanlığının Anayasa’da yer almasının ve mensuplarının memur niteliğinde sayılmasının... birçok tarihî nedenlerin, gerçeklerin ve ülke koşullarıyla gereksinimlerinin doğurduğu bir zorunluluk olduğundan kuşku yoktur ».89 Décision du 23 novembre 1993 (E 1993/1, K 1993/2).

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Page 27: L'idéologisation de la laïcité juridique en France et en Turquie 1

L’Etat veut protéger les personnes contre leurs propres croyances (voile-soumission, refus de

transfusion sanguine-protection de la vie) et sa gêne transpire, il n’affirme pas haut et fort

cette vocation, il passe donc par le concept d’ « ordre public »90 et commence à invoquer celui

d’ « espace public ».

La laïcité, aujourd’hui, demande des sacrifices aux croyants au nom des « valeurs de la

République ». Jadis, Jean Rivero avait cru énoncer une vérité intangible en affirmant : « Le

seuil du droit franchi, les disputes s’apaisent ; pour le juriste, la définition de la laïcité ne

soulève pas de difficulté majeure ; des conceptions fort différentes ont pu être développées

par des hommes politiques dans les feux des réunions publiques ; mais une seule a trouvé sa

place dans les documents officiels ; les textes législatifs, les rapports parlementaires qui les

commentent, les circulaires qui ont accompagné leur mise en application ont toujours entendu

la laïcité en un seul et même sens, celui de neutralité religieuse de l’Etat  »91. Or, l’on

apercevait encore récemment le Président de la République française endosser les habits de

« mufti de la République » et décréter : « le problème de la burqa n’est pas un problème

religieux ». Bourguiba lui-même n’essayait-il pas d’arrondir les angles de sa politique laïciste

en puisant dans le raisonnement juridique islamique92…

« La laïcité ne doit pas être une idole, disait Jean Carbonnier ; mais, dans une société où le

déséquilibre démographique des confessions est considérable, elle est l’appui des moins

nombreux »93. L’on aura donc compris qu’une laïcité qui déçoit les « moins nombreux » n’a

plus vraiment de sens ; surtout lorsque les minoritaires sont appelés à apaiser les

majoritaires…

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90 Mbongo Pascal, « La ‘laïcité’, un fétiche animiste ? », Le Blog Dalloz, 28 octobre 2008 :http://blog.dalloz.fr/blogdalloz/2008/10/la-lacit-un-fti.html91 Rivero Jean, « La notion juridique de laïcité », Dalloz, 1949, chron., p. 137.92 Fregosi Frank, « La Régulation institutionnelle de l’Islam en Tunisie : entre audace moderniste et tutelle étatique » : http://www.ifri.org/files/policy_briefs/policy_paper_4_fregosi.pdf93 Carbonnier Jean, Ecrits, Paris, PUF, 2008, p. 248.

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