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George Sand

LES SEPT CORDES DELA LYRE

LETTRE À MARCIE, CARL, LEDIEU INCONNU, LA FILLED’ALBANO, CLÉOPÂTRE,

FRAGMENT D’UNE LETTREÉCRITE DE FONTAINE-

BLEAU, LES FLEURS DE MAI,COUP D’ŒIL GÉNÉRAL SUR

PARIS

1837-1865

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LES SEPT CORDES DE LA LYRE

« Eugène, souvenez-vous de ce jourde soleil où nous écoutions le fils de laLyre, et où nous avons surpris les septEsprits de la Lumière s’enlaçant dansune danse sacrée, au chant des sept Es-prits de l’Harmonie. Comme ils sem-blaient heureux ! »

(Les CŒURS RÉSIGNÉS, chant slave,trad. de Grzym ala).

PERSONNAGES

MAÎTRE ALBERTUS.HANZ, CARL, WILHELM, HÉLÈNE, ses

élèves.MÉPHISTOPHÉLÈS.UN POÈTE.UN PEINTRE.UN MAÎTRE DE CHAPELLE.UN CRITIQUE.L’ESPRIT DE LA LYRE.LES ESPRITS CÉLESTES.THÉRÈSE, gouvernante d’Hélène.

ACTE PREMIER

LA LYRE

Dans la chambre de maître Albertus. Il écrit.Wilhelm entre sur la pointe du pied. Il faitnuit. On entend dans le lointain le bruitd’une fête.

SCÈNE PREMIÈRE.

MAÎTRE ALBERTUS, WILHELM.

MAÎTRE ALBERTUS, sans tourner la tête.

Qui est là ? Est-ce-vous, Hélène ?

Hélène ! Est-ce qu’elle entre quelquefoisdans la chambre du philosophe à minuit ?(Haut.) Maître, c’est moi, Wilhelm.

ALBERTUS.

Je te croyais à la fête.

WILHELM.

J’en viens. J’ai vainement essayé de me di-vertir. Autrefois, il ne m’eût fallu que respirerl’air d’une fête pour sentir mon cœur tressaillirde jeunesse et de bonheur ; aujourd’hui, c’estdifférent !

ALBERTUS.

Ne dirait-on pas que l’âge a glacé ton sang !C’est la mode, au reste ! Tous les jeunes gensse disent blasés. Encore, s’ils quittaient lesplaisirs pour l’étude ! mais il n’en est rien. Leuramusement consiste à se faire tristes et à se

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WILHELM, à part.

croire malheureux. Ah ! la mode est vraimentune chose bizarre !

WILHELM.

Maître, je vous admire, vous qui n’êtes ja-mais ni triste ni gai ; vous qui êtes toujoursseul, et toujours calme ! L’allégresse publiquene vous entraîne pas dans son tourbillon ; ellene vous fait pas sentir non plus l’ennui de votreisolement. Vous entendez passer les sérénades,vous voyez les façades s’illuminer, vous aper-cevez même d’ici le bal champêtre avec sesarcs en verres de couleur et ses légères fuséesqui retombent en pluie d’or sur le dôme ver-doyant des grands marronniers ; et vous voilàdevisant philosophiquement peut-être sur lerapport qui peut exister entre votre paisiblesubjectivité et l’objectivité délirante de tous cespetits pieds qui dansent là-bas sur l’herbe !Comment ! ces robes blanches qui passent etrepassent comme des ombres à travers les bos-

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quets ne vous font pas tressaillir, et votreplume court sur le papier comme si c’était uneronde de watchmen qui interrompt le silence dela nuit ?

ALBERTUS.

Ce que j’éprouve à l’aspect d’une fête nepeut t’intéresser que médiocrement. Mais toi-même, qui me reproches mon indifférence,comment se fait-il que tu rentres de si bonneheure ?

WILHELM.

Cher maître, je vous dirai la vérité ; je m’en-nuie là où je suis sûr de ne pas rencontrer Hé-lène.

ALBERTUS, tressaillant.

Tu l’aimes donc toujours autant ?

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WILHELM.

Toujours davantage. Depuis qu’elle a recou-vré la raison, grâce à vos soins, elle est plusséduisante que jamais. Ses souffrances passéesont laissé une empreinte de langueur ineffablesur son front ; et sa mélancolie, qui décourageCarl et qui déconcerte Hanz lui-même, est pourmoi un attrait de plus. Oh ! elle est charmante !Vous ne vous apercevez pas de cela, vous,maître Albertus ! Vous la voyez grandir et em-bellir sous vos yeux, vous ne savez pas encoreque c’est une jeune fille. Vous voyez toujoursen elle une enfant ; vous ne savez pas seule-ment si elle est brune ou blonde, grande ou pe-tite.

ALBERTUS.

En vérité, je crois qu’elle n’est ni petite nigrande, ni blonde ni brune.

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Vous l’avez donc bien regardée ?

ALBERTUS.

Je l’ai vue souvent sans songer à la regar-der.

WILHELM.

Eh bien, que vous semble-t-elle ?

ALBERTUS.

Belle comme une harmonie pure et parfaite.Si la couleur de ses yeux ne m’a pas frappé, sije n’ai pas remarqué sa stature, ce n’est pas queje sois incapable de voir et de comprendre labeauté ; c’est que sa beauté est si harmonieuse,c’est qu’il y a tant d’accord entre son caractèreet sa figure, tant d’ensemble dans tout son être,que j’éprouve le charme de sa présence, sansanalyser les qualités de sa personne.

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WILHELM.

WILHELM, un peu troublé.

Voilà qui est admirablement bien dit pourun philosophe ! et je ne vous aurais jamais crususceptible…

ALBERTUS.

Raille, raille-moi bien, mon bon Wilhelm !C’est un animal si déplaisant et si disgracieuxqu’un philosophe !

WILHELM.

Oh ! mon cher maître, ne parlez pas ainsi.Moi, vous railler ! oh ! mon Dieu ! vous lemeilleur et le plus grand parmi les plus grandset les meilleurs des hommes !… Mais si voussaviez combien je suis heureux que vous n’ai-miez pas les femmes !… Si, par hasard, vous al-liez vous trop apercevoir des grâces d’Hélène,que deviendrais-je, moi, pauvre écolier sans

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barbe et sans cervelle, en concurrence avec unhomme de votre mérite !

ALBERTUS.

Cher enfant, je ne ferai jamais concurrenceni à toi ni à personne, je sais trop me rendrejustice ; j’ai passé l’âge de plaire et celui d’ai-mer.

WILHELM.

Que dites-vous là, mon maître ! Vous avezà peine atteint la moitié de la durée moyennede la vie ! Votre front, un peu dévasté par lesveilles et l’étude, n’a pourtant pas une seuleride ; et, quand le feu d’un noble enthousiasmevient animer vos yeux, nous baissons lesnôtres, jeunes gens que nous sommes, commeà l’aspect d’un être supérieur à nous, comme àl’éclat d’un rayon céleste !

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ALBERTUS.

Ne dis pas cela, Wilhelm ; c’est m’affliger envain. La grâce et le charme sont le partage ex-clusif de la jeunesse ; la beauté de l’âge mûrest un fruit d’automne qu’on laisse gâter sur labranche, parce que les fruits de l’été ont apaiséla soif. (Une pause.) À vrai dire, Wilhelm, je n’aipoint eu de jeunesse, et le fruit desséché tom-bera sans avoir attiré l’œil ou la main des pas-sants.

WILHELM.

On me l’avait dit, maître, et je ne pouvaisle croire. Serait-il vrai, en effet, que vous n’eus-siez jamais aimé ?

ALBERTUS.

Il est trop vrai, mon ami. Mais tout regretserait vain et inutile aujourd’hui.

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WILHELM.

Jamais aimé ! Pauvre maître !… Mais vousavez eu tant d’autres joies sublimes dont nousn’avons pas d’idée.

ALBERTUS, brusquement.

Eh oui ! sans doute, sans doute. – Wilhelm !tu veux donc épouser Hélène ?

WILHELM.

Cher maître, vous savez bien que, depuisdeux ans, c’est mon unique vœu.

ALBERTUS.

Et tu quitterais tes études pour prendre unmétier ? car enfin il te faut pouvoir élever unefamille, et la philosophie n’est pas un état lu-cratif.

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Peu m’importe ce qu’il faudrait faire. Voussavez bien que, lorsqu’il fut question de monmariage avec Hélène, le vieux luthier Meinba-ker, son père, avait exigé que je quittasse lesbancs pour l’atelier, l’étude des sciences pourles instruments de travail, les livres d’histoireet de métaphysique pour les livres de com-merce. Le bonhomme ne voulait pour gendrequ’un homme capable de manier la lime et lerabot comme le plus humble ouvrier, et de di-riger sa fabrique comme lui-même. Eh bien,j’avais souscrit à tout cela : rien ne m’eût coûtépour obtenir sa fille. Déjà j’étais capable deconfectionner la meilleure harpe qui fût sortiede son atelier. Pour les violons, je ne craignaisaucun rival. Dieu aidant, avec mon petit talentet le mince capital que je possède, je pourraisencore acheter un fonds d’établissement, etmonter un modeste magasin d’instruments demusique.

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WILHELM.

Tu renoncerais donc sans regret, Wilhelm,à cultiver ton intelligence, à élargir le cercle detes idées, à élever ton âme vers l’idéal ?

WILHELM.

Oh ! voyez-vous, maître, j’aime. Cela ré-pond à tout. Si, au temps de sa richesse, Mein-baker, au lieu de sa charmante fille, m’eût of-fert son immense fortune, et avec cela les hon-neurs qu’on ne décerne qu’aux souverains, jen’eusse pas hésité à rester fidèle au culte dela science, et j’aurais foulé aux pieds tous cesbiens terrestres pour m’élever vers le ciel. MaisHélène, c’est pour moi l’idéal, c’est le ciel, ouplutôt c’est l’harmonie qui régit les choses cé-lestes. Je n’ai plus besoin d’intelligence ; il mesuffit de voir Hélène pour comprendre d’em-blée toutes les merveilles que l’étude patienteet les efforts du raisonnement ne m’eussentrévélées qu’une à une. Cher maître, vous nepouvez pas comprendre cela, vous, c’est tout

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ALBERTUS.

simple. Mais, moi, je crois que par l’amour j’ar-riverai plus vite à la foi, à la vertu, à la Divinité,que vous par l’étude et l’abstinence. D’ailleurs,il en serait autrement que je serais encore ré-solu à perdre l’intelligence afin de vivre par lecœur…

ALBERTUS.

Peut-être tes sens te gouvernent à ton insu,et te suggèrent ces ingénieux sophismes, que jen’ose combattre, dans la crainte de te paraîtreinfatué de l’orgueil philosophique. Cher enfant,sois heureux selon tes facultés, et cède auxélans de ta jeunesse impétueuse. Un jour vien-dra certainement où tu regarderas en arrière,effrayé d’avoir laissé ton intelligence s’endor-mir dans les délices…

WILHELM.

De même, maître, qu’après une carrièreconsacrée aux spéculations scientifiques, il ar-

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rive à l’homme austère de regarder dans lepassé, effrayé d’avoir laissé ses passionss’éteindre dans l’abstinence.

ALBERTUS.

Tu dis trop vrai, Wilhelm !… Tiens, regardecette lyre. Sais-tu ce que c’est ?

WILHELM.

C’est la fameuse lyre d’ivoire inventée etconfectionnée par le célèbre luthier Adelsfreit,digne ancêtre d’Hélène Meinbaker. Il la termi-na, dit-on, le jour même de sa mort, il y a en-viron cent ans ; et le bon Meinbaker la conser-vait comme une relique, sans permettre quesa propre fille l’effleurât même de son haleine.C’est un instrument précieux, maître, et dontl’analogue ne se retrouverait nulle part. Les or-nements en sont d’un goût si exquis, et les fi-gures d’ivoire qui l’entourent sont d’un travailsi admirable, que des amateurs en ont offert

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des sommes immenses. Mais, quoique ruiné,Meinbaker eût mieux aimé mourir de faim quede laisser cet instrument incomparable sortirde sa maison.

ALBERTUS.

Pourtant cet instrument incomparable estmuet. C’est une œuvre de patience et un objetd’art qui ne sert à rien, et dont il est impossibleaujourd’hui de tirer aucun son. Ses cordes sontdétendues ou rouillées, et le plus grand artistene pourrait les faire résonner…

WILHELM.

Où voulez-vous en venir, maître ?

ALBERTUS.

À ceci : que l’âme est une lyre dont il fautfaire vibrer toutes les cordes, tantôt ensemble,tantôt une à une, suivant les règles de l’har-

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monie et de la mélodie ; mais que, si on laisserouiller ou détendre ces cordes à la fois dé-licates et puissantes, en vain l’on conserveraavec soin la beauté extérieure de l’instrument,en vain l’or et l’ivoire de la lyre resteront purset brillants ; la voix du ciel ne l’habite plus, etce corps sans âme n’est plus qu’un meuble in-utile.

WILHELM.

Ceci peut s’appliquer à vous et à moi, moncher maître. Vous avez trop joué sur les cordesd’or de la lyre ; et, pendant que vous vous en-fermiez dans votre thème favori, les cordesd’airain se sont brisées. Pour moi, ce sera lecontraire. Je brise volontairement les cordescélestes que vous avez touchées, afin de joueravec une ivresse impétueuse sur les cordespassionnées que vous méprisez trop.

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Et tous deux nous sommes inhabiles, in-complets, aveugles. Il faudrait savoir jouer desdeux mains et sur tous les modes…

WILHELM, sans l’écouter.

Maître Albertus, vous avez tant d’empiresur l’esprit d’Hélène ! Voulez-vous vous char-ger de lui renouveler mes instances, afinqu’elle m’accepte pour mari ?

ALBERTUS.

Mon enfant, je m’y emploierai de tout moncœur et de tout mon pouvoir, car je suis per-suadé qu’elle ne pourrait faire un meilleurchoix.

WILHELM.

Soyez béni, et que le ciel couronne vos ef-forts ! Bonsoir, mon bon maître. Pardonnez-

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ALBERTUS.

ciple ingrat qui vous abandonne, mais souve-nez-vous de l’ami dévoué qui vous reste à ja-mais fidèle.

SCÈNE II.

ALBERTUS, seul.

Ô sublime philosophie ! c’est ainsi qu’on dé-serte tes autels ! Avec quelle facilité on te dé-laisse pour la première passion qui s’emparedes sens ! Ton empire est donc bien nul, et tonascendant bien dérisoire ? – Hélas ! quelle estdonc la faiblesse des liens dont tu nous en-chaînes, puisque, après des années d’immola-tion, après la moitié d’une vie consacrée à l’hé-roïque persévérance, nous ressentons encoreavec tant d’amertume l’horreur de la solitudeet les angoisses de l’ennui !…

Souverain esprit, source de toute lumièreet de toute perfection, toi que j’ai voulu

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moi d’être si peu philosophe. Oubliez le dis-

connaître, sentir et voir de plus près que nefont les autres hommes, toi qui sais que j’aitout immolé, et moi-même plus que tout lereste, pour me rapprocher de toi en me puri-fiant ! puisque toi seul connais la grandeur demes sacrifices et l’immensité de ma souffrance,d’où vient que tu ne m’assistes pas plus effi-cacement dans mes heures de détresse ? D’oùvient qu’en proie à une lente agonie, je meconsume au dedans comme une lampe dontla clarté jette un plus vif éclat au moment oùl’huile va manquer ? D’où vient qu’au lieud’être ce sage, ce stoïque dont chacun admireet envie la sérénité, je suis le plus incertain, leplus dévoré, le plus misérable des hommes ?(s’approchant du balcon.) Principe éternel, âmede l’univers, ô grand esprit, ô Dieu ! toi qui res-plendis dans ce firmament sublime et qui visdans l’infini de ces soleils et de ces mondesétincelants, tu sais que ce n’est point l’amourd’une vaine gloire ni l’orgueil d’un savoir futilequi m’ont conduit dans cette voie de renonce-

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ment aux choses terrestres. Tu sais que, si j’aivoulu m’élever au-dessus des autres hommespar la vertu, ce n’est pas pour m’estimer plusqu’eux, mais pour me rapprocher davantage detoi, source de toute lumière et de toute per-fection. J’ai préféré les délices de l’âme auxjouissances de la matière périssable ; et tu sais,ô toi qui lis dans les cœurs, combien le mienétait pur et sincère ! Pourquoi donc ces dé-faillances mortelles qui me saisissent ? Pour-quoi ces doutes cruels qui me déchirent ? Lechemin de la sagesse est-il donc si rude, que,plus on y avance, plus on rencontre d’obstacleset de périls ? Pourquoi, lorsque j’ai déjà fournila moitié de la carrière, et lorsque j’ai passévictorieux les années les plus orageuses de lajeunesse, suis-je, dans mon âge mûr, exposéà des épreuves de plus en plus terribles ? Re-gretterais-je donc, à présent qu’il est trop tard,ce que j’ai méprisé alors qu’il était temps en-core de le posséder ? Le cœur de l’homme est-il ainsi fait que l’orgueil seul le soutienne dans

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sa force, et ne saurait-il accepter la douleursi elle ne lui vient de sa propre volonté ? –On dit toujours aux philosophes qu’ils sont or-gueilleux !… S’il était vrai ! Si j’avais regardécomme une offrande agréable à la Divinité desprivations qu’elle repousse ou qu’elle voit avecpitié comme les témoignages de notre faiblesseet de notre aveuglement ! si j’avais vécu sansfruit et sans mérite ! si j’avais souffert en vain !– Mon Dieu ! des souffrances si obstinées, desluttes si poignantes, des nuits si désolées, desjournées si longues et si lourdes à porter jus-qu’au soir ! – Non, c’est impossible ; Dieu neserait pas bon, Dieu ne serait pas juste s’il neme tenait pas compte d’un si grand labeur !Si je me suis trompé, si j’ai fait un mauvaisusage de ma force, la faute en est à l’imper-fection de ma nature, à la faiblesse de monintelligence, et la noblesse de mes intentionsdoit m’absoudre !… M’absoudre ? Quoi ! riende plus ? Le même pardon que, dans sa longa-nimité dédaigneuse, le juge accorderait aux vo-

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luptueux et aux égoïstes !… M’absoudre ? Suis-je donc un dévot, suis-je un mystique pourcroire que la Divinité n’accueille dans son seinque les ignorants et les pauvres d’esprit ? Suis-je un moine pour placer ma foi dans un maîtreaveugle, ami de la paresse et de l’abrutisse-ment ? – Non ! la Divinité que je sers est cellede Pythagore et de Platon, aussi bien que cellede Jésus ! Il ne suffit pas d’être humble et cha-ritable pour se la rendre propice, il faut encoreêtre grand ; il faut cultiver les hautes facultésde l’intelligence aussi bien que les doux ins-tincts du cœur pour entrer en commerce aveccette puissance infinie, qui est la perfectionmême, qui conserve par la bonté, mais quirègne par la justice… C’est à ton exemple, ôperfection sans bornes, que l’homme doit sefaire juste, et il n’est point de justice sans laconnaissance. – Si tu n’as pas cette connais-sance, ô mon âme misérable, si tes travaux ettes efforts ne t’ont conduite qu’à l’erreur, si tun’es pas dans la voie qui doit servir de route

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aux autres âmes, tu es maudite, et tu n’as qu’àte réfugier dans la patience de Dieu, qui par-donne aux criminels et relève les abjects… Ab-ject ! criminel ! moi dont la vertu épouvanteles cœurs tendres et désespère les esprits en-vieux… Orgueilleux ! orgueilleux ! Il mesemble que, du haut de ces étoiles, une voixéclatante me crie : « Tu n’es qu’un or-gueilleux ! »

Ô vous qui passez dans la joie, vous dontla vie est une fête, jeunes gens dont les voixfraîches s’appellent et se répondent du sein deces bosquets où vous folâtrez autour des lu-mières, comme de légers papillons de nuit !belles filles chastes et enjouées qui préludezpar d’innocentes voluptés aux joies austères del’hyménée ! artistes et poètes qui n’avez pourrègle et pour but que la recherche et la pos-session de tout ce qui enivre l’imagination etdélecte les sens ! hommes mûrs, pleins de pro-jets et de désirs pour les jouissances positives !vous tous qui ne formez que des souhaits fa-

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ciles à réaliser, et ne concevez que des joiesnaïves ou vulgaires, vous voilà tous contents !Et moi, seul au milieu de cette ivresse, je suistriste, parce que je n’ai pas mis mon espoir envous, et que vous ne pouvez rien pour moi !Vous composez à vous tous une famille dontnul ne peut s’isoler et où chacun peut êtreutile ou agréable à un autre. Il en est mêmequi sont aimés ou recherchés de tous. Il n’enest pas un seul qui n’ait dans le cœur quelqueaffection, quelque espérance, quelque sympa-thie ! Et moi, je me consume dans un éterneltête-à-tête avec moi-même, avec le spectre del’homme que j’aurais pu être et que j’ai voulutuer ! Comme un remords, comme l’ombred’une victime, il s’acharne à me suivre, et sanscesse il me redemande la vie que je lui ai ôtée.Il raille amèrement l’autre moi, celui que j’aiconsacré au culte de la sagesse ; et, quand ilne m’accable pas de son ironie, il me déchirede ses reproches ! Et quelquefois il rentre enmoi, il se roule dans mon sein comme un ser-

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pent, il y souffle une flamme dévorante ; et,quand il me quitte, il y laisse un venin mortelqui empoisonne toutes mes pensées et glacetoutes mes aspirations ! Ô enfants de la terre,ô fils des hommes ! à cette heure, aucun devous ne pense à moi, ne s’intéresse à moi, n’es-père en moi, ne souffre pour moi ! et pourtantje souffre, je souffre ce qu’aucun de vous n’ajamais souffert et ne souffrira jamais ! (La lyrerend un son plaintif. – Albertus, après quelquesinstants de silence.) Qu’ai-je donc entendu ? Ilm’a semblé qu’une voix répondait par un sou-pir harmonieux au sanglot exhalé de ma poi-trine. Si c’était la voix d’Hélène ! Ma fille adop-tive serait-elle touchée des secrètes douleursde son vieil ami ? La faible clarté de cettelampe… Non ! je suis seul ! Oh ! non, Hélènedort. Peut-être qu’à cette heure elle rêve que,soutenue par le bras de Wilhelm, elle erre aveclui sur la mousse du parc, aux reflets d’azurde la lune, ou bien qu’elle danse là-bas dansle bosquet, belle à la clarté de cent flambeaux,

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entourée de cent jeunes étudiants qui admirentla légèreté de ses pieds et la souplesse de sesmouvements. Hélène est fière, elle est heu-reuse, elle est aimée… Peut-être aime-t-elleaussi !… Elle ne saurait penser à moi. Quipourrait penser à moi ? Je suis oublié de tous,indifférent à tous. Qui sait ? haï, peut-être !Haï ! ce serait affreux ! (La lyre rend un son dou-loureux.) Pour le coup, je ne me trompe pas ; ily a ici une voix qui chante et qui pleure avecmoi… Est-ce le vent du soir qui se joue dansles jasmins de la fenêtre ? est-ce une voix duciel qui résonne dans les cordes de la lyre ? –Non, cette lyre est muette, et plusieurs généra-tions ont passé sans réveiller le souffle éteintdans ses entrailles. Tel un cœur généreux s’en-gourdit et se dessèche au milieu des indiffé-rents qui l’oublient ou le méconnaissent. Ôlyre, image de mon âme ! entre les mains d’ungrand artiste, tu aurais rendu des sons divins ;et, telle que te voici, abandonnée, détendue,placée sur un socle pour plaire aux yeux,

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comme un vain ornement, tu n’es plus qu’unemachine élégante, une boîte bien travaillée, uncadavre, ouvrage savant du créateur, mais oùle cœur ne bat plus, et dont tout ce qui vits’éloigne avec épouvante… Eh bien, moi, je teréveillerai de ton sommeil obstiné. Un instru-ment mort ne peut vibrer que sous la main d’unmort… (Il s’approche du socle et prend la lyre.)Que vais-je faire, et quelle folle préoccupations’empare de moi ? Quand même cette lyre dé-tendue pourrait rendre quelques sons, ma maininhabile ne saurait la soumettre aux règles del’harmonie. Dors en paix, vieille relique, chef-d’œuvre d’un art que j’ignore ; je vois en toiquelque chose de plus précieux, le legs d’uneamitié à laquelle je n’ai pas manqué et le pacted’une adoption dont je saurai remplir tous lesdevoirs. (Il replace la lyre sur le socle.) Essayonsde terminer ce travail. (Il se remet devant satable. – S’interrompant après quelques instants derêverie.) Comme Wilhelm songe à ma pupille !Quelle puissance que l’amour ! Ô passion fa-

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tale ! celui qui te brave est courageux ; celuiqui te nie est insensé… Hélène acceptera-t-elle celui qu’elle a déjà refusé ?… Il me semblequ’elle préfère Hanz !… Hanz a une plus hauteintelligence ; mais Wilhelm a le cœur plustendre, et les femmes ont peut-être plus deplaisir à être beaucoup aimées qu’à être biendirigées et bien conseillées… Carl aussi estamoureux d’elle… c’est une tête légère… maisc’est un bien beau garçon… Je crois que lesfemmes sont elles-mêmes légères et vaines, etqu’un joli visage a plus de prix à leurs yeuxqu’un grand esprit… Les femmes ! Est-ce queje connais les femmes, moi ?… Quel sera lechoix d’Hélène ? Que m’importe ? Je luiconseillerai ce qui me semblera le mieux pourson bonheur, et je la marierai, après tout, selonson goût… – Puisse cette belle et pure créaturen’être pas flétrie par le souffle des passionsbrutales !… Ah ! décidément, je ne travaillepas… Ma lampe pâlit. Il faudra bien que cecisuffise pour la leçon de demain. Essayons de

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dormir ; car, dès le jour, mes élèves viendrontm’appeler. (Il se couche sur son grabat.) Hélènen’a guère d’intelligence non plus. C’est un es-prit juste, une conscience droite ; mais ses per-ceptions sont bornées, et la moindre subtilitémétaphysique l’embarrasse et la fatigue… Wil-helm lui conviendrait mieux que Hanz… Jem’occupe trop de cela. Ce n’est pas le mo-ment… Mon Dieu, réglez selon la raison et lajustice les sentiments de mon cœur et les fonc-tions de mon être. Envoyez-moi le repos !… (Ils’endort.)

SCÈNE III.

MÉPHISTOPHÉLÈS, sortant de la lampe aumoment où elle s’éteint ; ALBERTUS, endor-

mi.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

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Quel triste et plat emploi que celui deveiller sur un philosophe ! Vraiment, me voici

plus terne et plus obscurci que la flamme decette lampe, au travers de laquelle je m’amu-sais à faire passer sur son papier la silhouetted’Hélène et de ses amoureux. Ces logicienssont des animaux méfiants. On travaillecomme une araignée autour de leur froide cer-velle pour les enfermer dans le réseau de ladialectique ; mais il arrive qu’ils regimbent etprennent le diable dans ses propres filets. Oui-da ! ils se servent de l’ergotage pour résisterau maître qui le leur a enseigné ! Celui-ci em-ploie la raison démonstrative pour arriver à lafoi, et ce qui a perdu les autres le sauve de mesgriffes. Pédant mystique, tu me donnes plus depeine que maître Faust, ton aïeul. Il faut qu’ily ait dans tes veines quelques gouttes du sangde la tendre Marguerite, car tu te mêles devouloir comprendre avec le cœur ! Mais vrai-ment on ne sait plus ce que devient l’huma-nité ! Voici des philosophes qui veulent à la

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fois connaître et sentir. Si nous les laissionsfaire, l’homme nous échapperait bien vite. Ho-là ! mes maîtres ! croyez et soyez absurdes,nous y consentons ; mais ne vous mêlez pasde croire et d’être sages. Cela ne sera pas, tantque le diable aura à bail cette chétive fermequ’il vous plaît d’appeler votre monde.

Or, il faudra procéder autrement avec toi,cher philosophe, qu’avec feu le docteur Faust.Celui-là ne manquait ni d’instincts violents nide pompeux égoïsme ; et, au moment d’en êtreaffranchi par la mort, l’insensé perdant pa-tience, et regrettant de n’avoir pas mis la vieà profit, je sus le rajeunir et le lancer dansl’orage. Sa froide intelligence s’en allait toutdroit à la vérité, si je n’eusse chauffé ses pas-sions à temps et allumé en lui une flamme quidévora madame la conscience en un tour demain ; mais, avec celui-ci, il est à craindre queles passions ne tournent au profit de la foi.Il a plus de conscience que l’autre ; l’orgueila plus de prise sur lui, la vanité aucune. Il a

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si bien terrassé la luxure, qu’il est capable decomprendre la volupté angélique et de se sau-ver avec sa Marguerite, au lieu de la perdreavec lui. C’est donc à ton cœur que j’ai affaire,mon cher philosophe ; quand je l’aurai tué, toncerveau fonctionnera à mon gré. Voyons, tour-mentons un peu ce cœur qui se mêle d’êtresympathique, et, au lieu de le rajeunir, enter-rons-le sous les glaces d’une vieillesse préma-turée. Il faudrait commencer par dégrader Hé-lène, ou l’abrutir en la mariant à un butor ;mais les niais trouveraient encore moyen depoétiser ses vertus domestiques. Le mieux,c’est de l’avilir en la prostituant à tous cesapprentis philosophes qui encombrent la mai-son du matin au soir. En la voyant souillée, cebeau penseur prendra en horreur la jeunesse,la beauté, l’ignorance. Tout ce qui tranchera duromanesque lui semblera criminel, il deviendrafranchement cuistre, c’est là que je l’attends…Allons un peu trouver la fille. J’ai là quelquesbons reptiles immondes que je promènerai sur

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son front pendant qu’elle sommeille… Mais ilest un obstacle entre elle et moi, et il faut ledétruire. Je comptais m’en servir pour perdrele philosophe par l’enthousiasme. Si je procèdepar les contraires, je dois anéantir le talismanqui allumerait ici les flammes du cœur. Holà !lutins et fées ! à moi, mes braves serviteurscrochus ! Prenez la lyre et mettez-la en piècesavec vos griffes, réduisez-la en cendres avecvotre haleine… Et vite !…

CHŒUR D’ESPRITS INFERNAUX.

Eh vite ! eh vite ! brisons la lyre ! Un espritrebelle aux arrêts de l’enfer habite son seinmystérieux. Un charme le retient enchaîné.Brisons sa prison, afin qu’il retourne à sonmaître, et qu’il ne puisse plus converser avecles hommes. Eh vite ! eh vite ! brisons la lyre !

Esprit qui fus jadis notre frère, et qui teflattes maintenant d’être réhabilité par l’expia-tion et replacé au rang des puissances célestes,

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tu vas sortir d’ici. Que ton maître te reprenneet te châtie ! Tu ne te purgeras pas de ta fauteen travaillant au salut des hommes. Eh vite ! ehvite ! brisons la lyre !

LA VOIX DE LA LYRE.

Arrière, cris de l’enfer ! Vous ne pouvez riensur moi. Une main pure doit me délivrer. Mau-dit ! c’est en vain que tu excites contre moi teslégions à la voix rauque. Une seule note célestecouvre tous les rugissements de l’enfer. Arrièreet silence !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Que vois-je ! mes légions épouvantéesprennent la fuite ! et cette puissance enchaînéeest plus forte que moi dans ma liberté !

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Dieu te permet d’exciter au mal, mais tu nepeux l’accomplir toi-même. Tu ne peux remuerune paille dans l’univers ; tu verses ton poisondans les cœurs, mais tu ne saurais faire périrun insecte. Ta semence est stérile si l’hommene la féconde par sa malice, et l’homme estlibre de faire éclore un démon ou un ange dansson sein.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Voilà mon homme qui s’éveille. Allons voirsi je ne trouverai pas quelque mortel qui haïssela musique autant qu’un diable, et qui m’aide àbriser cette lyre. (Il s’envole.)

ALBERTUS, s’éveillant.

J’ai entendu une musique céleste, et lesmerveilles de l’harmonie, auxquelles je n’ai ja-mais été sensible, viennent de m’être révéléesdans un songe… Mais qui pourrait, dans laréalité, reproduire pour moi une telle harmo-

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CHŒUR D’ESPRITS CÉLESTES.

nie ? Mon cerveau même n’en peut conserverla moindre trace… Il me semblait pourtantqu’à mon réveil je pourrais chanter ce que j’aientendu… Mais déjà tout est effacé, et je n’en-tends que le cri perçant des coqs quis’éveillent. Le jour est levé. Remettons-nous autravail ; car les élèves vont arriver, et je nesuis pas prêt pour la leçon. (On frappe.) Déjà !Tout professeur devrait avoir chez lui une filleà marier. L’ardeur que cela donne aux élèvespour fréquenter sa maison est vraiment mer-veilleuse ! Je ne sais pas si la philosophie ygagne beaucoup, et si le philosophe doit enêtre bien fier ! (Il va ouvrir.)

SCÈNE IV.

HANZ, CARL, WILHELM, ALBERTUS.

ALBERTUS.

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Soyez les bienvenus, mes chers enfants !J’admire votre exactitude. Autrefois, j’étais

souvent obligé d’aller vous éveiller, et mainte-nant à peine me laissez-vous le temps de dor-mir.

HANZ.

Mon cher maître, si nous sommes venusd’aussi bonne heure sans crainte de vous ré-veiller, c’est qu’en passant sous vos fenêtresnous avons entendu de la musique.

ALBERTUS.

Vous raillez, mon cher Hanz. Personne dansma maison ne connaît la musique, et vous sa-vez que je suis un barbare sous ce rapport.

WILHELM.

C’est précisément pourquoi nous avons étéfort surpris d’entendre une harmonie vraiment

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admirable sortir de votre appartement. Nousavons cru que vous aviez enfin consenti à faireapprendre la musique à Hélène, et qu’il y avaitici quelque habile professeur de harpe ou depiano, quoique à vrai dire nous n’ayons punous rendre compte de la nature de l’instru-ment qui produisait les sons enchanteurs dontnos oreilles ont été frappées.

ALBERTUS.

Parlez-vous sérieusement ? Il n’y a chezmoi aucun autre instrument de musique quecette vieille lyre d’Adelsfreit, et vous savezqu’elle est en trop mauvais état pour produireun son quelconque. Cependant, je vous diraique tout à l’heure, tandis que je dormais en-core, j’ai cru aussi entendre une admirable mé-lodie. J’ai attribué cette audition à un songe :mais je commence à croire que quelque musi-cien est venu s’établir ici près.

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CARL.

Peut-être Hélène cultive-t-elle la musique àvotre insu. Je gagerais qu’elle cache quelqueguitare sous son chevet, et qu’elle en joue pen-dant votre sommeil. Aussi, quelle fantaisieavez-vous, mon bon maître, de la contrarierainsi dans ses goûts ? C’était bien assez que,du vivant de son père, cette privation lui eûtété imposée. Les médecins ne savent ce qu’ilsdisent. Comment pouvez-vous leur accorderquelque confiance ?

ALBERTUS.

Les médecins ont eu raison en ceci, moncher Carl. Toute excitation nerveuse était ab-solument contraire à l’état d’exaltation névral-gique de cette jeune fille, et toutes mes notionssur l’hygiène psychique aboutissaient au mêmerésultat que leurs observations sur l’hygiènephysiologique. L’âme et le corps ont égalementbesoin de calme pour recouvrer l’équilibre qui

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fait la santé et la vie de l’un et de l’autre. Vousvoyez que mes soins ont été couronnés d’unprompt succès. Tandis qu’un régime doux etsain rétablissait la santé de cette enfant, uneinstruction sage et paternelle ramenait son es-prit à une juste appréciation des choses. J’aiété le médecin de son âme, et j’ai eu le bonheurd’éclairer et de fortifier cette belle organisa-tion. Celui de vous qui obtiendra la main d’Hé-lène doit donc voir en moi un père, et peut-êtrequelque chose de plus.

WILHELM.

Oui, sans doute, un ange tutélaire, un amiinvesti d’une mission divine. Qu’il est beau defaire de semblables miracles, mon cher maître !

CARL.

Vraiment, maître Albertus, croyez-vousqu’Hélène ait beaucoup de dispositions pour lamétaphysique ? Il semble qu’elle s’éclaire par

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la confiance beaucoup plus que par la convic-tion. Elle croit en vous avec une sorte d’aveu-glement qui n’est que de la piété filiale ; mais,si elle comprend la philosophie, et si vos le-çons l’amusent, je veux bien l’aller dire àRome.

ALBERTUS.

Vous parlez comme un enfant.

HANZ.

Excusez son langage un peu trivial. Moi, jevous dirai en d’autres termes quelque chosed’approchant. Ce n’est pas que je ne vous ad-mire et ne vous bénisse d’avoir su, par un trai-tement tout moral, rendre la raison à notrechère sœur adoptive ; mais permettez-moid’engager avec vous, à propos d’elle, une dis-cussion purement spéculative. L’heure de votrecours n’est pas encore sonnée ; nous pouvonsbien causer avec vous quelques instants, car

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votre conversation est toujours pour nous unenseignement et un bienfait.

ALBERTUS.

Mes enfants, mon temps vous appartient.Je m’instruis souvent à vous écouter plus qu’àvous répondre ; car vous savez beaucoup dechoses que j’ignore, ou que j’ai oubliées.

HANZ.

Eh bien, maître, je dirais presque que, lors-qu’on est fou d’une certaine manière, c’est unmalheur d’en guérir. L’exaltation d’un cerveaupoétique est peut-être bien préférable au calmed’un jugement froid. Ne pensez-vous pasqu’Hélène était heureuse lorsque ses yeux, ani-més par la fièvre, semblaient contempler lesmerveilles du monde invisible ? Oh ! oui ! alorselle était plus belle encore avec son regard ins-piré et l’étrange sourire qui errait sur sa boucheentr’ouverte, qu’aujourd’hui avec son regard

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voilé et sa pudique mélancolie ! Elle est aussidevenue plus triste, ou du moins plus sérieuse,

à mesure qu’elle a senti son cœur battre pluslentement. La matière peut faire un effort pourse reprendre à la vie matérielle ; mais l’espritn’aime point à descendre du trône qu’il s’estbâti dans les nuées, pour venir s’éteindre ici-bas dans des luttes obscures et pénibles.Maître, qu’en pensez-vous ? Croyez-vousqu’Hélène, en retrouvant la santé physique, nesente pas son âme se refroidir et tomber dansune langueur douloureuse ? Croyez-vousqu’elle ne regrette pas ses extases, ses rêves,et ses danses avec Titania au lever de la lune,et ses concerts avec le roi des gnomes au cou-cher des étoiles ? Quel est celui de nous qui nedonnerait au moins la moitié de sa grosse san-té bourgeoise pour avoir à la place les visionsdorées de la poésie ?

ALBERTUS.

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Hanz, vous ne parlez pas selon mes sympa-thies. Êtes-vous un poète ou un adepte de la

sagesse ? Si vous êtes poète, faites des vers etquittez mon école. Si vous êtes mon disciple,n’égarez pas l’esprit de vos frères par des rêve-ries fantasques et des paradoxes romantiques.Toutes ces inspirations de la fièvre, toutes cesmétaphores délirantes constituent un état demaladie purement physique durant lequel lecerveau de l’homme ne peut produire rien devrai, rien d’utile, par conséquent rien de beau.Je comprends et je respecte la poésie ; maisje ne l’admets que comme une forme claire etbrillante, destinée à vulgariser les austères vé-rités de la science, de la morale, de la foi, dela philosophie en un mot. Tout artiste qui nese propose pas un but noble, un but social,manque son œuvre. Que m’importe qu’il passesa vie à contempler l’aile d’un papillon ou lepétale d’une rose ? J’aime mieux la plus petitedécouverte utile aux hommes, ou même la plusnaïve aspiration vers le bonheur de l’humanité.

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Les exaltés sont, selon vous, des sibylles ins-pirées, prêtes à nous révéler de célestes mys-tères. Il est possible que, sous l’empire d’uneexaltation étrange, ils aient un sens très étendupour sentir la beauté extérieure des choses ;mais, s’ils se trouvent une langue intelligiblepour nous associer à leur enthousiasme, cettecontention de l’esprit dans une pensée d’isole-ment ne peut être qu’un état dangereux poureux, inutile pour les autres.

HANZ.

Eh bien, maître, il est temps que je vous ledise franchement, je suis poète ! Et pourtantje ne fais pas de vers, et pourtant, à moinsque vous ne me chassiez, je ne vous quitteraipoint ; car je suis philosophe aussi, et l’étudede la sagesse ne fait qu’exalter mon penchantà la poésie. Pourquoi suis-je ainsi ? et pourquoiêtes-vous autrement ? et pourquoi Hélène est-elle autrement encore ? Je puis concilier les

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idées d’ordre et de logique avec l’enthousiasmedes arts et l’amour de la rêverie. Vous, aucontraire, vous proscrivez la rêverie et lesarts ; car, à vos yeux, l’une ne peut être conver-tie en une laborieuse méditation, et les autress’inspirent souvent, avec succès, des désordresde la pensée et des excès de la passion. Hé-lène, dans sa folie, appartient encore à un autreordre de puissance. Elle est absorbée dans unepoésie si élevée, si mystérieuse, qu’elle sembleêtre en commerce avec Dieu même, et n’avoiraucun besoin de sanction dans les arrêts de laraison humaine.

ALBERTUS.

Et que voulez-vous conclure, mon enfant ?

HANZ.

Maître, souffrez que le disciple récited’abord sa leçon devant vous. Dieu nous a jetésdans cette vie comme dans un creuset où,

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après une existence précédente dont nousn’avons pas souvenir, nous sommes condam-nés à être repétris, remaniés, retrempés par lasouffrance, par la lutte, le travail, le doute, lespassions, la maladie, la mort. – Nous subis-sons tous ces maux pour notre avantage, pournotre épuration, si je puis parler ainsi, pournotre perfectionnement. De siècle en siècle, derace en race, nous accomplissons un progrèslent, mais certain, et dont, malgré la négationdes sceptiques, les preuves sont éclatantes. Sitoutes les imperfections de notre être et toutesles infortunes de notre condition tendent ànous épouvanter et à nous décourager, toutesles facultés supérieures qui nous sont accor-dées pour comprendre Dieu et désirer la per-fection, tendent à nous sauver du désespoir, dela misère et même de la mort ; car un instinctdivin, de plus en plus lucide et puissant, nousfait connaître que rien ne meurt dans l’univers,et que nous disparaissons du milieu où nous

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avons séjourné pour reparaître dans un milieuplus favorable à notre développement éternel.

ALBERTUS.

Telle est ma foi.

HANZ.

Et la mienne aussi, maître, grâce à vous ;car le souffle pernicieux du siècle, les railleriesd’une fausse philosophie, l’entraînement despassions, m’avaient ébranlé, et je sentais l’ins-tinct divin s’affaiblir et s’agiter en moi commeune flamme que le vent tourmente. Par des ar-guments pleins de force, par une logique pleinede clarté, par une véritable notion de l’histoireuniverselle des êtres, par un profond sentimentde la vérité dans l’histoire des hommes, parune conviction ardente, fondée sur les travauxde toute votre vie respectable, vous avez rame-né mon esprit à la vérité. Par une vertu sanstache, une bonté sans bornes, une touchante

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sympathie pour tous les êtres qui vous res-semblent, soit dans le passée soit dans le pré-sent ; par une généreuse patience envers ceuxqui vous nient ou vous persécutent, vous vousêtes emparé de mon cœur, et vous avez misd’accord en moi les besoins de la raison etceux du sentiment. Que voulez-vous de plus demoi, maître ? Si vous avez un disciple plus dé-voué, plus respectueux, plus affectionné, pré-férez-le à moi ; car celui-là qui vous comprendle mieux est celui qui vous ressemble le plus, etcelui-là est le meilleur d’entre nous. C’est peut-être Wilhelm, c’est peut-être Carl. Bénissez-les,mais ne me maudissez pas ; car je vous aimede toute la puissance de mon être.

ALBERTUS.

Mon enfant, mon enfant, ne doute pas dema tendresse pour toi. Doute plutôt de ma rai-son et de ma science. Maintenant, parle… tuas des idées…

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HANZ.

Les voici. L’humanité est un vaste instru-ment dont toutes les cordes vibrent sous unsouffle providentiel, et, malgré la différencedes tons, elles produisent la sublime harmonie.Beaucoup de cordes sont brisées, beaucoupsont faussées ; mais la loi de l’harmonie esttelle que l’hymne éternel de la civilisations’élève incessamment de toutes parts, et quetout tend à rétablir l’accord souvent détruit parl’orage qui passe…

ALBERTUS.

Ne saurais-tu parler autrement que par mé-taphore ? Je ne puis m’accoutumer à ce lan-gage.

HANZ.

J’essayerai de prendre le vôtre. Nousconcourons tous à l’œuvre du progrès, chacun

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selon ses moyens. Chacun de nous obéit doncà une organisation particulière. Mais nousavons une telle action les uns sur les autres,que l’on ne peut supposer un individu en de-hors de toute relation d’idées avec ses sem-blables sans supposer un individu existantdans le vide. Nous sommes donc tous fils detous les hommes qui nous ont précédés et tousfrères de tous les hommes qui vivent avecnous. Nous sommes tous une même chair etun même esprit. Pourtant, Dieu, qui a fait laloi universelle de la variété dans l’uniformité,a voulu que, de même qu’il n’y eût pas deuxfeuilles semblables, il n’y eût pas deux hommessemblables ; et il a divisé la race humaine endiverses familles que nous appelons des types,et dont les individus diffèrent par des nuancesinfinies. L’une de ces familles s’appelle les sa-vants, une autre les guerriers, une autre lesmystiques, une autre les philosophes, uneautre les industriels, une autre les administra-teurs, etc. Toutes sont nécessaires, et doivent

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également concourir au progrès de l’hommeen bien-être, en sagesse, en vertu, en harmo-nie. Mais il en est encore une qui résume lagrandeur et le mérite de toutes les autres ; carelle s’en inspire, elle s’en nourrit, elle se les as-simile ; elle les transforme pour les agrandir,les embellir, les diviniser en quelque sorte ; enun mot, elle les propage et les répand sur lemonde entier, parce qu’elle parle la langue uni-verselle… Cette famille est celle des artistes etdes poètes. On vit de ses émotions ; on les as-pire par tous les sens ; et l’esprit le plus froid,l’âme la plus austère, ont besoin des créationset des prestiges de l’art pour sentir que la vieest autre chose qu’une équation d’algèbre.Pourtant, on traite les artistes comme les ac-cessoires frivoles d’une civilisation raffinée. Laraison les a condamnés ; et, s’ils ont encore lapermission de respirer, c’est parce qu’ils sontnécessaires aux sages, pour les aider à suppor-ter l’ennui et la fatigue de leur sagesse.

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ALBERTUS.

Hanz, vous parlez avec amertume. Je nevois pas que les sages d’aucune nation traitentles artistes et les poètes en parias ; je ne voispas que la misère ou l’obscurité soient leur par-tage dans la société. Une danseuse mène, dansce siècle-ci, la vie de Cléopâtre, et le philo-sophe vit d’un pain amer et grossier, entre lamisère et l’apostasie.

HANZ.

Oh ! oui, maître, je conviens de cela. Maisje pourrais vous répondre qu’au nom de la phi-losophie tel ambitieux occupe les premièrescharges de l’État, tandis que, martyr de songénie, tel artiste vit dans la misère, entre ledésespoir et la vulgarité. Ce n’est pas sous cepoint de vue que j’envisage le malheur dupoète. Le poète ambitieux peut tout dans la so-ciété, aussi bien que le philosophe ambitieux,car l’un et l’autre peuvent abjurer ou trahir

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la vérité. Dans l’ordre de considérations où jem’élève ici, je ne parle pas des infortunes so-ciales ni des souffrances matérielles. Je re-garde plus haut, et, ne m’occupant guère desindividus, je considère l’ensemble du progrèsque la poésie et les arts doivent accomplir. Ceprogrès serait le plus certain, le plus rapide,le plus magnifique, sans l’obstination deshommes à réprimer toute entreprise hardie, àrefroidir toute inspiration ardente chez lespoètes. Je dis les poètes, cette dénominationcomprend tous les vrais artistes. La générationprésente tout entière s’acharne à les faire mar-cher à petits pas, parce que, vaine de son petitbon sens et infatuée de sa petite philosophie,elle veut qu’on ait égard à sa médiocrité, en nelui montrant que des œuvres médiocres. Desgens qui ne comprennent que les petites ac-tions et les petits sentiments ont créé le motde vraisemblance pour tout ce qui répond àleur étroitesse d’intelligence et de cœur. Ils ontrangé dans l’impossible et dans l’absurde tout

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ce qui les dépasse. De là vient que tous lesgrands artistes travaillent en martyrs du pré-sent pour l’amour de la postérité ; et, s’ils n’ontune grande vertu, s’ils ne sont d’augustes fana-tiques, ils se résignent à divertir leurs contem-porains comme des saltimbanques, et à déshé-riter l’avenir des fruits de leur génie.

ALBERTUS.

Eh bien, mon enfant, tu fais, sans le savoir,le procès à ces artistes avares de leur gloire,qui divorcent avec le présent pour avoir dansl’avenir une place plus distinguée. Je conçoisce genre d’ambition ; c’est le plus raffiné. Mais,crois-moi, si ces génies étaient bien pénétrésde l’importance de leur mission sur la terre,s’ils étaient dévorés du désir d’accomplir leprogrès, ils transigeraient avec leur orgueil, etferaient, pour l’amour de l’humanité, cequ’avec raison ils refusent de faire pour devaines richesses et de vaines distinctions so-

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ciales. Ils ne rougiraient pas de rétrécir oud’abaisser leur forme, afin de parler à cette gé-nération vulgaire un langage intelligible pourelle, et de lui inoculer les grandes vérités del’avenir avec un levain qui puisse s’assimiler àsa grossière substance.

WILHELM.

Maître, vous oubliez que l’art est une forme,et rien autre chose. Si on l’abaisse, si on la ré-trécit au gré des gens qui n’aiment pas le beauet le grand, il n’y a plus d’art, parce qu’il n’y aplus ni beauté ni grandeur dans la forme.

ALBERTUS.

Et toi aussi, Wilhelm ! Vraiment, je ne meserais pas douté que j’étais environné dejeunes artistes, et je vois dans ce fait la plusparfaite critique de ma pauvre philosophie.

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HANZ.

Maître, rien n’est plus beau que la philoso-phie ; mais il y a quelque chose d’aussi beau,c’est la poésie. La poésie est à la fois mère etfille de la sagesse.

ALBERTUS.

Fille, oui ! elle devrait se le tenir pour dit,et ne jamais faire un pas sans sa mère. Maisqu’elle soit mère à son tour, je le nie.

HANZ.

Maître, le premier homme qui conçut lapensée de Dieu ne fut ni un géomètre, ni unmathématicien, ni un philosophe ; ce fut unpoète.

ALBERTUS.

C’est possible. Le premier homme quiconçut la pensée de Dieu était encore grossier.

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Son esprit ne pouvait s’élever jusqu’à la grandecause par l’abstraction. Ses sens lui révélèrentune force extérieure supérieure à la sienne. En-suite, son intelligence ratifia le jugement dessens, et ne l’invoqua plus. La poésie redevintpour toujours fille de la sagesse.

HANZ.

Maître, ce ne fut pas le jugement des sensqui révéla l’existence de Dieu à l’homme, cefut l’instinct du cœur. Le ravissement des sens,à l’aspect de la création, ne fut qu’accessoireà cet élan de l’âme humaine, qui, jetée sur laterre, se sentit forcée aussitôt à rêver, à dési-rer, à aimer l’idéal. L’esprit était encore troppeu exercé aux subtilités de la métaphysiquepour se mettre en peine de prouver Dieu ; maisl’âme était assez complète et assez puissantepour vouloir Dieu. Elle le devina et le sentitlongtemps avant de songer à le définir. Cetterévélation, cette intuition première, c’est la

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poésie, mère de toute religion, de toute harmo-nie, de toute sagesse. Je définis donc, pour merésumer, la métaphysique, l’idée de Dieu ; et lapoésie, le sentiment de Dieu.

ALBERTUS.

Ton explication ne me déplaît pas, et jeconsens de toute mon âme, cher poète, à ceque vous soyez mon père. Mais j’exige quevous le prouviez. Voyons, instruisez-moi ;faites éclore en moi quelque idée nouvelle.Prenez votre flûte, et jouez-moi une valse. Si,pendant ce temps, il me vient une solution auxgrands problèmes qui m’occupent, je serai debonne foi, et, vous remerciant de votre pré-dication, je me dirai à jamais, comme au basd’une lettre de nouvel an, votre fils soumis etreconnaissant.

HANZ.

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Je ne pourrais ouvrir le ciel avec cette mau-vaise flûte que vous venez de découvrir dans la

poche de mon gilet. Mais, si je n’ai qu’un ché-tif talent, si je ne possède qu’un pauvre grainde poésie, la faute en est à vous, maître ; carc’est vous qui proscrivez les arts de nos études,et nous sommes obligés de jouer du violon oude la clarinette à la dérobée dans les caba-rets, bien loin de votre demeure. Sans les ar-rêts sévères que vous avez portés contre lamusique, je serais peut-être un grand artiste,un poète, un magicien comme Adelsfreit ; et,dans ce moment-ci, je pourrais faire un miracleet vous convertir. La chose serait importante,croyez-moi ; car le grand malheur de la poésien’est nullement d’être méconnue par les juréset les inspecteurs des beaux-arts ; c’est d’êtreignorée des hommes comme vous, maître ; car,de même qu’un grand poète tient l’avenir dela philosophie dans ses mains, un grand philo-sophe tient dans les siennes l’avenir de la poé-sie. Un ministre peut faire cent bévues par jour,

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et une coterie cent intrigues par heure, et l’ave-nir de la poésie ne sera pas entravé au delà del’existence de ce ministre ou de cette coterie.Mais, si Albertus se trompe, l’avenir de la poé-sie peut être entravé pour des siècles. Les sotsont pour refuge l’impunité ; les grands espritsn’ont pas le droit d’errer sur un seul point de ladestinée humaine.

ALBERTUS.

Mais enfin, que me reproches-tu ? N’ai-jepas toujours enseigné que les arts étaient denobles et puissants moyens pour hâter l’édu-cation du genre humain ? Si j’ai condamné lesartistes modernes comme exerçant sur vous,par leur frivolité moqueuse ou leur amer scep-ticisme, une action funeste, n’ai-je pas toujourssalué dans l’avenir les grands poètes qui s’atta-cheront à être les auxiliaires et les propagan-distes de la sagesse ?

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WILHELM.

Vous croyez donc, maître, qu’il n’existe pasdès aujourd’hui de ces poètes-là ?

ALBERTUS.

Je ne veux rien dire des personnes ; je disseulement qu’aujourd’hui la poésie n’a pas en-core trouvé le mot de sa destinée providen-tielle sur la terre. Il est quelques productionsde l’art que j’admire, parce que je les com-prends, parce que tout le monde peut les com-prendre, et qu’elles ont un but louable… Voussouriez, et je sais d’avance ce que vous allezdire. Ces œuvres que vous m’avez vu approu-ver vous semblent vulgaires, et ceux qui lesont créées ne méritent, selon vous, ni le titrede poètes ni celui d’artistes. D’où vient donccela ? Le beau est-il relatif ? est-il le résultatd’une convention ? et ce qui est beau pour l’unne l’est-il plus pour l’autre ?

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HANZ.

Le beau est infini : c’est l’échelle de Jacobqui se perd dans les nuées célestes ; chaquedegré qu’on monte vous révèle une splendeurplus éclatante au sommet. Ceux qui se tiennenttout en bas n’ont qu’une idée confuse de ceque d’autres, placés plus haut, voient claire-ment ; mais ce que ceux-là voient, les autresne le comprennent pas et refusent de le croire.C’est qu’il est diverses manières de gravir cetescalier sacré : les uns s’y cramponnent len-tement et péniblement avec les pieds et lesmains, d’autres ont des ailes et le franchissentlégèrement.

ALBERTUS.

Toujours tes métaphores ! Tu veux dire que,vous autres artistes, vous êtes des colombes, etnous, logiciens, des bêtes de somme. Eh bien,si le genre humain se compose d’être vulgaires,et que les poètes, par une intuition divine, pé-

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nètrent seuls dans le conseil de Dieu, qu’ilsnous le révèlent, mais qu’ils se fassent com-prendre avant tout.

HANZ.

Ils vous le disent par toutes les voix del’art et de la poésie ; mais mieux ils le disent,moins vous les comprenez ; car vous fermezvos oreilles avec obstination. Ils ont gravi jus-qu’au ciel, ils ont entendu et retenu lesconcerts des anges, ils vous les traduisent lemieux qu’ils peuvent ; mais leur expression re-tient toujours quelque chose d’élevé qui voussemble mystérieux, parce que votre organisa-tion se refuse à sortir des bornes de la raisondémonstrative. Eh bien, modifiez cette orga-nisation imparfaite par une attention sérieuseaux œuvres d’art, par l’étude des arts, et sur-tout par une grande et entière adhésion au dé-veloppement et au triomphe des arts et de lapoésie. La philosophie y gagnera ; car, je le

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répète, elle est autant la fille que la mère dela poésie, et, si vous n’aviez pas vu les chefs-d’œuvre de la statuaire antique, vous n’auriezjamais bien compris Platon.

ALBERTUS.

C’est que ce sont en effet des chefs-d’œuvre. Nul ne les conteste ; le beau est doncappréciable pour tous.

HANZ.

Vous les avez vus sans les bien com-prendre ; mais, comme leur perfection étaitconsacrée par l’admiration des siècles passés,vous ne vous êtes pas mis en garde contrel’instinct naturel qui vous révélait, à vous aus-si, cette perfection. Cependant, il existe, dansles siècles les moins féconds en génies, deshommes capables de succéder à Phidias ; onles méconnaît, et on les étouffe. C’est parcequ’on s’est contenté de jeter un coup d’œil sur

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les œuvres de Phidias, sans croire qu’il fût né-cessaire de les étudier. Eh bien, maître, les dis-pensateurs de récompenses et de distinctionscréées par les princes sont, par nature et paréducation, ennemis du beau. Le devoir du lo-gicien serait de chercher partout le beau, dele découvrir, de le proclamer et de le couron-ner. En passant à côté de lui avec indifférence,vous faites aux hommes un aussi grand malque si vous laissiez périr un monument de lascience. Tous les hommes ont soif du beau ; ilfaut que leur âme boive à cette source de vieou qu’elle périsse. Les organisations humainesdiffèrent : les unes aspirent à l’idéal par l’es-prit, d’autres par le cœur, d’autres par les sens.Si vous voulez que les organisations humainesse perfectionnent, et qu’arrivant à un équilibremagnifique, elles conçoivent également l’idéalpar l’esprit, par le cœur et par les sens, n’étei-gnez aucune de ces facultés ; car n’espérez pasamener d’abord tous les hommes à la vérité parles mêmes moyens. À ceux chez qui la beauté

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idéale ne peut se manifester que par les sens,donnez, pour préservatif contre la débauche, lanudité sacrée de la Vénus de Milo. Voyez votreerreur, à vous autres moralistes, qui vous dé-tournez avec crainte de cette beauté matériellecomme d’un objet impudique et propre à trou-bler les sens ! Si vous compreniez l’art, voussauriez que le beau est chaste, car il est divin.L’imagination s’éloigne de la terre et remonteaux cieux en contemplant le produit d’une ins-piration céleste ; car ce produit, c’est l’idéal.

ALBERTUS.

Mon fils, tes idées sur ce point me pa-raissent dignes d’être méditées. En effet, ceuxqui s’adonnent à la recherche de l’idéaldoivent, par tous les moyens, travailler au per-fectionnement de leur organisation. Peut-êtrela grossièreté de la mienne, sous le rapportdes arts, m’a-t-elle induit jusqu’ici en erreur surbeaucoup de choses. Mais l’heure de l’étude

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est sonnée, sans doute tous les élèves sont déjàdans la salle ; ne les faisons pas attendre. Jereprendrai cet entretien avec plaisir. Rien nem’est plus doux que d’être redressé par ceux àqui je voudrais pouvoir tout apprendre.

HANZ.Il l’embrasse et le prend par le bras pour sortir.

Excellent maître, âme vraiment grande !(Wilhelm et Carl les suivent.)

WILHELM.

Que de bonté et de simplicité !

CARL.

Il est parfois bien original, mais on ne peutse défendre de l’aimer de tout son cœur.

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SCÈNE V.

HÉLÈNE.

Ils sont partis. Je vais ranger les livres etles papiers de mon bon maître. Ô Dieu ! quevous m’avez donné un noble ami ! Pourquoine puis-je en être digne ! Je voudrais, pour re-connaître ses soins, le contenter dans tous sesgoûts, et satisfaire le modeste amour-proprequ’il met à m’instruire. Son plus cher désir se-rait de me voir savante ; mais, hélas ! j’ai l’es-prit si borné et la mémoire si faible, que je nepuis faire de progrès. Ah ! cette longue maladiea épuisé ma pauvre tête. Quelle langueur pé-nible s’empare de moi quand j’ouvre ces groslivres ! Rien que leur odeur de parchemin moisime fait défaillir, et tous ces caractères alignéset pressés avec une désespérante symétrie medonnent des vertiges. Ce brave maître ! sa dou-ceur et sa patience ajoutent à ma honte et àmes remords. Je vois bien qu’il est affligé du

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peu d’honneur que je lui fais ; mais jamais ilne témoigne le moindre mécontentement. Hierencore, j’ai pris l’objectivité pour la subjectivi-té, et, cette nuit, je me suis endormie sur la dé-finition de l’absolu. J’ai rêvé que j’étais dansune belle prairie, et que je regardais couler unruisseau d’eau vive. Il me semblait qu’il y avaitdes paroles écrites au fond de son lit transpa-rent, et j’y lisais toute sorte de belles chosescomme dans un livre. Je me promettais de lesréciter à mon maître Albertus, et je pensaisqu’il serait bien content de moi. Mais, quandje me suis éveillée, je ne me souvenais plusde rien, si ce n’est d’avoir vu le ciel bien puret bien bleu dans une eau bien claire et biencourante… Mon Dieu, pourquoi m’avez-vousdonné une intelligence si vulgaire ? Maître Al-bertus dit tous les jours : « Ce sera mieux de-main ; » mais le lendemain ne vaut pas mieuxque la veille… Voyons : je veux étudier ma le-çon en conscience. (Elle s’assied à la table demaître Albertus, et ouvre un livre.) Essayons de

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retenir par cœur, car je ne comprends pas dutout. – Quand il m’explique les choses lui-même, je les conçois ; mais ses vieux bouquinsme tuent. – Quels mots barbares !… – Ah ! lerossignol !… (Elle court à la fenêtre.) Non, c’estune linotte ; quel frais gosier !… Oh ! la joliemodulation ! Pauvre petite, on ne t’a rien ap-pris, à toi, tu en sais pourtant plus long quemoi… (Elle laisse tomber son livre.) Comme lesoleil est déjà chaud !… Il entre ici commeun fleuve de poudre d’or… J’ai envie d’allercueillir un beau bouquet pour orner le cabinetde maître Albertus. Il me dira : « Comment,vous avez pensé à moi, chère enfant ?… »Quoique, après tout, il n’aime pas beaucouples fleurs ; il y jette un coup d’œil en disant :« C’est bien beau ! » mais il me trouve niaise deregarder si sérieusement un brin de muguet. –Oh ! je ne veux pas lui mettre de fleurs sous lesyeux, car hier il a parlé de me donner un pro-fesseur de botanique… Ah ! ciel ! s’il me fallaitapprendre tous vos noms en grec et en latin,

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je ne vous aimerais bientôt plus, mes pauvrespetites ! Oh ! le soleil ! que c’est bon ! Et labrise du matin… Ah ! bonjour, hirondelle ! nevous gênez pas, continuez votre nid à la fe-nêtre. Oh ! mon Dieu, si cela vous intimide,je ne vous regarderai pas travailler… Commevos petits pieds sont jolis ! – Il faut pourtantque je ferme la fenêtre et le rideau ; car maîtreAlbertus n’aime pas beaucoup l’éclat du jour.Il a tant usé ses yeux à travailler la nuit !…C’est pourtant dommage de ne plus voir le so-leil donner sur les rayons de la bibliothèque. Jevais m’amuser à regarder la lyre, mais je n’ytoucherai pas. C’était la manie de mon père dese fâcher quand j’en approchais. Pauvre père !Cela me rappelle bien des choses confusé-ment… mais des choses tristes !… Je ne veuxpas me souvenir. (Elle essuie une larme. – Mé-phistophélès entre sous la figure d’un vieux juif.)

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SCÈNE VI.

MÉPHISTOPHÉLÈS, HÉLÈNE.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Eh ! vite ! tâchons de la distraire ; car, si elletouche à la lyre, elle est perdue pour nous !(Haut.) Pardon, ma belle demoiselle, si j’entreici sans votre permission ; je croyais trouvermaître Albertus.

HÉLÈNE, à part.

Quel vilain petit vieux ! (Haut.) Monsieur,qu’y a-t-il pour votre service ? Maître Albertusdonne sa leçon.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Vous ne me remettez pas, ma chère de-moiselle ? J’ai eu l’honneur de vous voir sou-vent quand vous étiez toute petite ; j’étais très

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lié avec votre respectable père. Ne lui avez-vous pas entendu parler quelquefois de Jona-thas Taer ?

HÉLÈNE.

Certainement, monsieur. Il avait fait beau-coup d’affaires avec vous. Vous êtes brocan-teur, je crois ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Précisément. Je vois que vous avez autantde mémoire que de grâce et de beauté.

HÉLÈNE.

Monsieur, je n’aime pas beaucoup les com-pliments, et je vous assure que je n’en mériteaucun sur ma mémoire.

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Je gage que vous vous rappelez pourtant ledernier piano que j’ai procuré à monsieur votrepère ?

HÉLÈNE.

Hélas ! oui, monsieur. J’avais commencé àen jouer, lorsque, au bout de trois leçons, jetombai malade, et mon père le fit emporter dema chambre, et me retira mon maître de mu-sique.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Il fit bien. La musique vous aurait tuée, déli-cate comme vous êtes. Mais veuillez écouter lemotif de ma visite aujourd’hui. J’ai une affaireà vous proposer.

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

À moi, monsieur ? Veuillez revenir quandmaître Albertus aura fini sa leçon ; il est montuteur.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

J’aime mieux en causer avec vous, car celane regarde que vous. Je veux vous achetervotre héritage.

HÉLÈNE.

Vous plaisantez, monsieur ? Je n’ai pasd’héritage ; mon pauvre père est mort ruiné.Toutes ses dettes ont été payées ; il ne m’estrien resté du tout.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

C’est bien malheureux !

HÉLÈNE.

Oh ! je vous assure que cela m’est fort égal.

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HÉLÈNE.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Mais, moi, je n’en puis dire autant ; j’ai étéextrêmement frustré dans cette banqueroute.

HÉLÈNE.

Il n’y a pas eu de banqueroute, monsieur ;mon père a laissé de quoi payer tout ce qu’ildevait.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

En ce cas, votre tuteur voudra bien me sol-der une petite créance de cinq cents sequins,dont j’apporte la reconnaissance. Cette detten’a pas été acquittée.

HÉLÈNE.

Juste ciel ! Et comment faire ? Il ne mereste rien ! Donnez-moi du temps, monsieur, jetravaillerai.

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

Vous travaillerez ! Et que savez-vous faire,ma belle enfant ?

HÉLÈNE.

Hélas ! rien ; mais j’apprendrai, j’aurai ducourage. Oh ! maintenant, je sens le prix del’éducation.

MÉPHISTOPHÉLÈS, ricanant.

Vous apprendrez la philosophie… hein ?Savez-vous ce qu’on gagne avec la philoso-phie ?… Des rhumatismes et des ophtal-mies !…

HÉLÈNE.

Monsieur, vous êtes bien cruel !

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Pas tant que vous croyez, mon enfant ; carje viens, comme je vous le disais, vous propo-ser une affaire. Vous avez un héritage, quoi quevous en disiez, outre vos beaux yeux et votrejoli corsage, qui peuvent devenir un assez jolifonds de commerce…

HÉLÈNE.

Monsieur, je vous prie de m’épargner vosplaisanteries. Je ne suis pas gaie.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

De quoi vous fâchez-vous ? Étant aussi jo-lie, vous pouvez trouver un bon parti, et vousmarier avantageusement. Mais allons au fait :outre votre beauté et vos dix-sept ans, vousavez encore une lyre d’Adelsfreit ; c’est un ins-trument précieux, quoiqu’il soit en très mau-vais état. Avec quelques réparations, je me faisfort de la vendre au moins six cents sequins.Donnez-la-moi, et je déchire le billet de votre

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

père, et je vous compte encore cent sequinspour votre toilette, qui est plus que modeste, àce que je vois.

HÉLÈNE.

La lyre ! vendre la lyre ! Oh ! c’est impos-sible ! Mon père y tenait plus qu’à sa vie. C’estla seule chose qui me reste de lui. Vous ne sa-vez pas, monsieur, qu’il avait sur cet instru-ment des idées toutes particulières. Il pensaitque c’était un talisman, et qu’elle lui portaitbonheur.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ce qui ne l’a pas empêché de se ruiner et demourir de chagrin.

HÉLÈNE.

Et il m’a recommandé plus de cent fois dene jamais m’en séparer, quoi qu’il arrivât.

Les sept Cordes de la Lyre 85/633

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Il y tenait tant, que, lorsque vous faisiezmine d’y toucher, il entrait dans une colèreépouvantable.

HÉLÈNE.

C’est la vérité.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Et, un jour, la curiosité l’emportant surl’obéissance, vous osâtes y porter la main.

HÉLÈNE.

Oh ! vous me rappelez un souvenir quis’était effacé, et qui me tourmentait pourtantcomme un remords. La lyre rendit un son ter-rible… Je crois l’entendre encore.

Les sept Cordes de la Lyre 86/633

Et votre père entra au même instant dans lachambre, avec un geste menaçant et un regardfurieux.

HÉLÈNE.

Je tombai évanouie, et, depuis, j’ai été ma-lade bien longtemps et bien dangereusement, àce qu’on dit.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Oui, vous avez été folle.

HÉLÈNE.

Folle ! oh ! que dites-vous là ? Folle ! Mais

c’

est affreux ! On ne m’a jamais dit que j’eusseété folle !

Les sept Cordes de la Lyre 87/633

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je vous demande pardon si j’ai manqué à lagalanterie ; mais il n’est pas étonnant que voussoyez folle : monsieur votre père était fou.

HÉLÈNE.

Ce n’est pas vrai, vous êtes un méchanthomme et un imposteur.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Demandez à maître Albertus, à Wilhelm,que vous avez refusé d’épouser, à M. Hanz, quivous fait la cour… et à M. Carl, qui ne vous dé-plaît peut-être pas.

HÉLÈNE.

Vous êtes un insolent.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ne nous fâchons pas. Votre père était mo-nomane, voilà tout. Très judicieux sur tout le

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

reste, il extravaguait sur son aïeul Adelsfreit,qu’il croyait avoir été sorcier, et sur sa lyre,qu’il croyait ensorcelée. Le fait est qu’il vousfit une si belle peur le jour où il vous surpritgrattant les cordes du pauvre instrument, quevous en eûtes une fièvre cérébrale. Il est de lanature de ces maladies de recommencer avecles causes qui les ont fait naître. Voilà pourquoimaître Albertus vous a défendu de toucher à lalyre. S’il était plus prudent, il la cacherait ; carvous n’avez qu’à avoir la fantaisie d’y toucherencore, et, cette fois, vous seriez folle pourtoute votre vie. Cela serait fâcheux pour lui ;car vous ne pourriez pas vous marier, et vousresteriez à sa charge. Le cher homme n’est pasriche. Il est forcé, par manque d’argent autantque par amour pour la philosophie, de porterses habits un peu râpés, et son potage est aussimaigre que sa personne.

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Oh ! oui, Albertus vit de privations, et, moi,je ne manque de rien. C’est la vérité. Commentn’ai-je pas encore songé à la dépense que je luioccasionne ? Je ne pense à rien, moi !… Ah !j’épouserai qui l’on voudra pour le débarrasserde moi.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Moi, je vous conseille de prendre Carl. C’estle mieux tourné, le plus riche et le moins pé-dant des trois. Mais cela ne me regarde pas,direz-vous. Au reste, votre tuteur vous aimetant, qu’il pourra vous épouser lui-même, quoi-qu’il soit d’âge à être votre père. Il est vrai que,s’il a des enfants, il faudra qu’il demande l’au-mône… Mais, quand on aime, tout est bonheuret poésie, n’est-ce pas ?

Les sept Cordes de la Lyre 90/633

HÉLÈNE, s’éloignant de la lyre avec effroi.

Tout ce que vous dites est amer comme dufiel. J’aimerais mieux mendier moi-même qued’augmenter la gêne de mon respectable ami.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Il faudra pourtant bien qu’il se gêne encoreun peu, car j’ai besoin de mon argent. Je veuxpartir demain pour Venise, et il faut que j’aieachevé ce soir de rentrer dans tous mes fonds.Vous ne voulez pas me vendre la lyre ?

HÉLÈNE.

Mon Dieu, mon Dieu !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Vous y tenez, vous avez raison. Oh ! nevous gênez pas, il y a ici de quoi me payer. Lemobilier est encore assez propre.

Les sept Cordes de la Lyre 91/633

HÉLÈNE.

Mais rien ici n’est à moi ; vous n’avez pas ledroit de saisir le mobilier de mon tuteur.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Mais j’ai le droit de vous envoyer en prison.Et, comme votre tuteur ne voudra pas vous ylaisser aller, et comme il n’a pas d’argent, ilfaudra bien qu’il laisse vendre ses meubles etses effets. Bah ! voilà un bon manteau accro-ché à la muraille. C’est du luxe pour un philo-sophe. Un philosophe ne doit pas craindre lefroid. Et son lit ! mais c’est un voluptueux ; unepaillasse doit suffire à un stoïque.

HÉLÈNE, se jetant à genoux.

Oh ! ne le dépouillez pas, ne le faites passouffrir. Il n’est plus jeune, il est souvent ma-lade, et déjà il ne s’impose que trop de priva-tions. Faites-moi conduire en prison ! qu’il nele sache pas !…

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HÉLÈNE.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Quel bien cela me fera-t-il, que vous soyezen prison ? Je n’y vois qu’un avantage, c’estde me faire solder par votre tuteur… Allons, jevais lui dépêcher mon huissier, je n’ai pas uninstant à perdre. J’ai dix affaires pareilles à fi-nir aujourd’hui.

HÉLÈNE.

Oh ! monsieur, attendez que maître Alber-tus revienne. Je lui dirai de vous vendre la lyre.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Il ne le voudra jamais. Maître Meinbaker lalui a confiée comme un dépôt. C’est toute votrefortune. Il aimera mieux vendre son lit. J’en fe-rais autant à sa place. Quand on a une pupilleaussi jolie !…

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Taisez-vous, malheureux, et prenez la lyre.Elle est à vous. Rendez-moi ce billet.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Un instant ! je ne puis prendre la lyre moi-même. Vous croiriez que je veux gagner des-sus.

HÉLÈNE.

Et que m’importe ? Gagnez ce que vouspourrez ; puisqu’il faut que je m’en sépare, em-portez-la tout de suite.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Peste soit du charme ! Il m’est interdit de latoucher moi-même. Il faut que je la fasse em-porter par mes dupes. (Haut.) Non, mademoi-selle, je ne traite pas les affaires ainsi. Il y vapour moi de l’honneur. J’ai déjà brocanté lalyre, mais je veux que le marché soit conclu de-

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HÉLÈNE, se relevant.

vant vous. Les personnes qui veulent l’acquérirsont ici à deux pas, je cours les chercher. Son-gez que, si vous gagnez quelque chose en re-tour, vous pourrez l’employer à soulager la mi-sère de maître Albertus. (Il sort.)

HÉLÈNE, seule.

Il a raison. Comment se fait-il qu’un hommesi cupide et si grossier ait une sorte de délica-tesse ?… Folle ! J’ai été folle !… Je le suis peut-être encore ! Oh ! oui, c’est pour cela que je nepuis rien apprendre, et que je suis simple etbornée comme un enfant. C’est pour cela aus-si que je ne puis être amoureuse de personne,ni me décider à me marier. Si je suis folle, aureste, je fais bien de ne pas vouloir me mettrecomme une infirme à la charge d’un mari. Et jene dois pas être mère, car la folie est hérédi-taire… Mais je vais donc rester à la charge demaître Albertus !… Quel fardeau pour lui !…Oh ! ami trop généreux ! Oh ! malheureuse que

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je suis !… Je me tuerai… il le faut… Ah ! ceméchant juif m’a éclairée sur toutes mes infor-tunes.

SCÈNE VII.

MÉPHISTOPHÉLÈS, LE MAÎTRE DE CHA-PELLE, LE POÈTE, LE PEINTRE, LE CRI-

TIQUE, HÉLÈNE.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part, en entrant.

Allons, mes gaillards, si vous ne brisez pasla lyre, si vous ne l’écorchez pas, si vous nela jetez pas en lambeaux dans la boue, je neme connais plus en plagiaires et en vandales.(Haut et se courbant jusqu’à terre devant eux.)Entrez, mes nobles seigneurs ! Par ici, mesillustres maîtres ! Que Vos Seigneuriesdaignent jeter les yeux sur cette merveille del’art, sans oublier pourtant (Montrant Hélène et

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baissant la voix) de jeter aussi un petit regardsur cette merveille de la nature.

HÉLÈNE, à part.

Ah ! quelles figures déplaisantes ! C’estdans leurs mains que va passer le trésor demon père. Je n’assisterai point au marché. Celame ferait trop de mal ! (Elle sort.)

LE MAESTRO.

Je tiens, avant tout, à essayer cet instru-ment incomparable. On le dit d’une qualité desons si merveilleuse ! Je compte l’introduiredans l’orchestre de Sa Majesté. J’ai déjà com-posé un solo tout exprès dans ma symphonieen ré.

LE PEINTRE.

Quant à cela, je crains qu’on ne vous aittrompé. On m’a dit, à moi, que personne

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n’avait entendu le son de cette lyre, parce quele propriétaire ne souffre pas qu’on y touche ;mais mon ami Lottenwald m’a parlé des figu-rines d’ivoire qui couronnent l’instrument etqui sont les plus belles statuettes de sirènesqu’il ait jamais vues.

LE POÈTE.

Lottenwald s’y connaît ! Quant à moi, jecompte mettre en vers la légende fantastiquequi se rattache à la lyre d’Adelsfreit. On assure,maître Jonathas, que vous seul connaissez lavéritable version. C’est une tradition qu’on ditfort curieuse, et que feu Meinbaker le luthierne racontait à ses meilleurs amis que sous lesceau d’un secret inviolable. J’espérais, enqualité de poète de la cour, avoir assez dedroits à sa considération pour qu’il me confiâtcette histoire mystérieuse ; mais il ne voulut ja-mais s’y prêter.

Les sept Cordes de la Lyre 98/633

LE PEINTRE.

Parce que vous comptiez la raconter au pu-blic sous le sceau d’un secret inviolable… Moi,je me serais montré moins exigeant. J’auraisdésiré copier les figurines, afin d’en orner lescadres des portraits de la famille impériale. SaMajesté eût été sensible à cette invention : elleaime particulièrement les cadres des tableaux ;on peut même dire qu’elle daigne les préfé-rer aux tableaux mêmes. Aussi c’est ce que jesoigne le plus dans le choix des peintures dontelle me charge de composer sa galerie.

LE MAESTRO.

Mauvais plaisant, taisez-vous ; qu’importeque Sa Majesté comprenne les arts, pourvuqu’elle les protège ?

Les sept Cordes de la Lyre 99/633

Voilà, messieurs, cet admirable instrument.On ne vous a pas trompés, comme vousvoyez : son pareil n’existe pas dans le monde.

LE MAESTRO.

Ah ! c’est cela ? Je m’attendais à autrechose.

LE PEINTRE.

Je vous demande mille pardons, monsieurJonathas, mais je me connais un peu à cessortes d’instruments : ceci n’est point un Adels-freit.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Comment, monsieur ! daignez seulementjeter les yeux sur la table d’harmonie, vous ypourrez lire en toutes lettres le nom du fameuxluthier, et la date… la date authentique, le jourde sa mort.

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MÉPHISTOPHÉLÈS, il leur montre la lyre sur lepiédestal.

LE PEINTRE.

Et la devise dont on m’avait parlé ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

La voici, incrustée en argent sur l’ébène dela table.

LE MAESTRO.

Ce sont des caractères imperceptibles.

LE CRITIQUE.

Ah bon ! je les lirai d’emblée, j’ai la vue d’unlynx. Écoutez, écoutez !

À qui vierge me gardera,La richesse ;

À qui bien parler me fera,La sagesse ;

À quiconque me violera,La folie ;

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Et, s’il me brise, il le paîraDe sa vie.

LE POÈTE.

Baste ! ce n’est pas fort !

LE PEINTRE.

Eh ! eh ! il y a de la couleur locale dans cesvers-là. Mais, franchement, que vous sembledes figures sculptées ?

LE POÈTE.

Admirables ! sublimes !

LE MAESTRO.

Et les ornements ! quel goût exquis ! quelledélicatesse dans ces guirlandes de fleurs !quels feuillages élégants ! quelles arabesquescoquettes et déliées ! C’est un bijou.

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LE PEINTRE.

Eh bien, je suis fâché de ne pas partagervotre enthousiasme. Tout cela est mesquin,maniéré, de mauvais goût ; c’est du rococotout pur ! Nous faisons mieux que cela au-jourd’hui.

LE CRITIQUE.

J’en doute. Aujourd’hui, l’on ne fait rien quivaille, et ceci est un chef-d’œuvre.

LE PEINTRE.

En admirant ceci, vous vous sentez à l’aise.On n’est pas jaloux des morts.

LE POÈTE.

Ah ! mon cher, on ne saurait nier que votreart ne soit en pleine décadence…

LE PEINTRE.

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Ma foi, je n’ai pas lu, depuis dix ans, uneseule strophe qui valût celle-ci.

LE MAESTRO.

La strophe n’est pas mauvaise, je la mettraien musique ; mais je me garderai bien de lafaire accompagner sur un instrument de cegenre. Il est d’une construction détestable, etla musique, aujourd’hui, est trop savante, tropétendue, trop compliquée, pour être exécutéepar de pareils chaudrons.

LE CRITIQUE.

La musique, la peinture et la poésie sontensevelies dans le même cercueil, mes chersamis. Il n’y a plus qu’une puissance, la critique.

LE PEINTRE.

Et à quoi sert-elle ? que gouverne-t-elle,cette puissance ? S’il n’y a plus d’art, il n’y a

Les sept Cordes de la Lyre 104/633

plus rien à critiquer, et la critique peut se cou-cher tout de son long sur notre tombe, commeun chien sur la dépouille de son maître.Voyons, franchement, à quoi sert-elle ?

LE CRITIQUE.

Elle sert à tracer des épitaphes.

LE PEINTRE.

C’est-à-dire que vous faites un métier decroque-mort. Peu m’importe, mon bon ami.Jette à ton aise des fleurs sur mon tombeau ;j’ai toujours ouï dire que les arrêts de la cri-tique portaient bonheur aux artistes. En atten-dant, fais-moi l’amitié de tenir un peu la lyre…comme cela… bien ! Je vais me hâter de faireun croquis des figurines, pendant que vous dé-battrez le prix avec maître Jonathas ; car, pourmoi, je n’achète pas.

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LE CRITIQUE.

Vous voulez les copier, toutes mauvaisesqu’elles sont ? Vraiment, les modernes sontbien bons d’emprunter aux anciens, lorsqu’ilssont tellement supérieurs à ce genre mesquinet

rococo !

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Je ne me presserai pas d’entrer en marché ;il est bon de les laisser s’échauffer dans laconversation. Avant dix minutes, ils vont sedisputer. S’ils pouvaient briser la lyre sans sor-tir d’ici, ce serait le plus prompt et le plus sûr.

LE PEINTRE.

Tiens toujours… Un peu plus droite, bon…j’y suis.

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Cette tête de muse, qui est au sommet etvers laquelle les deux sirènes se courbent avectant de grâce, est digne de l’antiquité.

LE MAESTRO.

C’est Polymnie ou sainte Cécile ?

LE POÈTE.

C’est Érato. La lyre est bien plus l’emblèmede la poésie que celui de la musique.

LE MAESTRO.

Voilà une singulière prétention ! Essayezdonc de faire résonner un instrument en réci-tant des vers ! Vous ne feriez même pas vibrerune guimbarde avec tous vos sonnets, moncher ami.

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LE CRITIQUE.

La lyre n’était, chez les anciens, qu’un ac-cessoire, un accompagnement de la déclama-tion, un moyen de soutenir la voix et de scan-der le vers sur une certaine mesure… Parexemple, tenez…

LE MAESTRO, riant.

Ah ! bon ! vous allez jouer de la lyre à pré-sent ?

LE POÈTE.

Pourquoi non ? Il ne s’agit que de connaîtrela gamme sur les cordes et de suivre le rythmepoétique. Écoutez !

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Ô lyre, voici ta fin ! (Le poète déclame desvers en touchant les cordes de la lyre, qui restemuette.) Peste soit de l’esprit rebelle qui n’a pasvoulu parler !

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LE POÈTE.

LE CRITIQUE, bas, au peintre.

Voilà les plus mauvais qu’il ait encore faits.

LE POÈTE.

Eh bien, que dites-vous de cela ?

LE MAESTRO.

Les vers sont beaux.

LE POÈTE.

Mais l’accompagnement ? vous ne m’auriezpas cru capable d’accompagner ainsi ?

LE MAESTRO.

Comment, l’accompagnement ?

LE PEINTRE.

Vous avez remué les doigts avec beaucoupde grâce !

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LE MAESTRO, au critique.

Est-ce que vous avez entendu un accompa-gnement ?

LE CRITIQUE.

Monsieur s’est accompagné de beauxgestes, de poses très nobles et d’une expres-sion de visage vraiment remarquable.

LE POÈTE.

Monsieur, vous cherchez en vain à merendre ridicule. Je ne suis pas musicien ; maprofession est plus relevée. Si j’ai tiré de cettelyre des sons harmonieux, tout l’honneur enrevient à l’ouvrier habile qui l’a fabriquée.

LE MAESTRO.

Mais, mon ami, c’est vous qui voulez vousamuser à nos dépens ! Je vous donne ma pa-

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role d’honneur que vous n’avez tiré aucune es-pèce de son de cet instrument.

LE POÈTE.

Je vous trouve plaisant, vous aussi ! Unmaître de chapelle sourd ! Cela nous expliquevos symphonies !

LE CRITIQUE, au maestro.

Ne contrariez pas monsieur : c’est un desplus beaux privilèges de la poésie de voir etd’entendre dans les ténèbres et dans le silence.

LE PEINTRE, esquissant toujours.

Quant à moi, j’ai été tellement ravi et ab-sorbé par les vers de monsieur, que je n’ai pasbien saisi l’accompagnement.

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Je ne vous demande pas d’éloges ; je tiensseulement à vous faire constater la beauté dessons que j’ai tirés de cette lyre, tenez ! est-ilrien de plus pur et de plus puissant que cet ac-cord ? (Il touche la lyre, qui reste muette.)

LE MAESTRO.

Eh bien ?

LE PEINTRE.

Vous avez entendu quelque chose ?

LE CRITIQUE.

Rien du tout.

LE POÈTE.

Allons, vous êtes de mauvais plaisants ! Jesuis bien fou de m’y laisser prendre ! Je joueraipour moi seul. (Il joue en parlant.) Quelle sono-rité ! quelle harmonie céleste ! – Eh ! mais ce-

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LE POÈTE.

la est étrange ! les sons se produisent d’eux-mêmes, et viennent, comme par miracle, vi-brer sous mes doigts. Écoutez ! quelle puretédans mon jeu, quelle légèreté dans ces ar-pèges, quelle puissance dans ces accords su-blimes ! poésie, reine de l’univers, c’est à toique je dois un talent que j’ignorais, que je re-gardais comme secondaire, et qui, par la puis-sance de mon génie, s’élève jusqu’au ciel ! –Vous restez muets, vous autres, étonnés, at-terrés, foudroyés par mon jeu ! Misérables ou-vriers, il vous faudrait dix ans d’études pour ar-river à jouer médiocrement sur un chalumeau.Et moi, sans avoir jamais appris la musique,sans connaître ni les règles de cet art ni le mé-canisme d’aucun instrument, je déploie ici sanseffort, sans soin, sans méditation, les trésorsde mon âme ; je fais ruisseler presque invo-lontairement des torrents d’harmonie ; je voistout s’animer autour de moi : ces colonnes sebalancent, ces fresques se tordent, et la voûtes’entr’ouvre pour laisser monter jusqu’à l’em-

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pyrée l’hymne glorieux qui s’exhale de moi !…(La lyre est restée muette.)

LE MAESTRO.

Quel dommage ! notre pauvre ami est deve-nu fou ! Qui me fera mes libretti maintenant ?

LE CRITIQUE, avec ironie.

Je ne trouve pas monsieur plus fou que decoutume.

LE PEINTRE,il rit aux éclats et se renverse sur sa chaise.

Je meurs, j’étouffe ; je n’ai jamais rien vu desi divertissant !

LE POÈTE.

C’est vous qui excitez mon ironie et ma pi-tié ! Votre jalousie perce enfin, et je vois qu’aumoment où ma force éclate, votre haine à tous

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ne peut plus se contenir. Vous avez toujoursété mes ennemis, je le savais, allez ! et, sij’écoutais avec patience vos flatteries, c’est quemon mépris vous préservait de mon indigna-tion ; mais il est temps que je sorte de cetteatmosphère impure. Je me sépare de vous, jevais remplir le monde de ma gloire, et, commele divin Orphée, porter aux hommes les bien-faits de la civilisation dans la langue sacréedont j’ai dérobé le secret aux dieux ! (Il s’enfuità travers le jardin, son chapeau à la main.)

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Malédiction sur toi, cervelle de singe ! Voilàqu’il prend son chapeau pour la lyre ! Laissonsun peu ceux-ci se chamailler. (Il se retire àl’écart.)

LE PEINTRE, riant toujours aux éclats.

Regardez-le, regardez-le donc ! Quelle dé-marche théâtrale ! quelles contorsions ! Les

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cheveux épars, le manteau flottant dans lanuée orageuse, le chapeau dans les mainscomme si c’était la harpe d’Ossian ! Parfait !parfait ! L’excellente caricature !

LE MAESTRO.

Vous en riez ! mais il est fou, réellementfou ! C’est un accès de fièvre cérébrale.

LE PEINTRE.

Bah ! ce n’est qu’un accès de vanité déli-rante. Il est habitué à cette maladie ; il n’enmourra pas.

LE MAESTRO.

Mais il fait des extravagances ! Voyez-ledonc saluer et bénir autour de lui, comme s’ilvoyait une population prosternée ! Le voilà quimonte sur une caisse d’oranger, et qui se poseen statue comme sur un piédestal.

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LE CRITIQUE.

En Apollon ! C’est très bien. Le chapeau re-présente admirablement la lyre. Je gage qu’ilprend la queue de sa perruque pour celle d’unecomète.

LE MAESTRO.

Je ne trouve point cela risible. Cette lyre estensorcelée.

À quiconque me violera,La folie.

Voilà une prédiction réalisée.

LE CRITIQUE.

Il ne faut pas beaucoup de sorcellerie pourprédire qu’un fou fera des folies, et je vousjure que toutes les machinations de l’enfer ne

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pouvaient rien ajouter à l’extravagance d’unhomme aussi content de lui-même.

LE PEINTRE.

N’importe ! il faut que je me dépêched’achever ce croquis… Maudit fou, qui m’a dé-rangé !

LE MAESTRO.

Pendant que le juif n’y fait pas attention, j’aienvie de démonter la lyre pour en connaître lemécanisme intérieur : cela me dispenserait del’acheter.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Oui, oui, à ton aise, je ne demande pasmieux. (Le maestro veut prendre la lyre.)

LE PEINTRE.

Ah ! de grâce, un instant !…

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LE MAESTRO.

Mais à quoi vous amusez-vous donc là,mon cher peintre ? ne perdez pas le temps àfaire autre chose.

LE PEINTRE.

Qu’est-ce que vous dites ? Vous ne voyezpas mes deux sirènes ? Il me semble que j’aisaisi la courbe avec le sentiment de la chose.

LE CRITIQUE.

Facétieux ! Vos deux satyres ne sont pasmal ; mais j’aime mieux les sirènes. Pourquoi,d’ailleurs, des satyres sur un pareil instru-ment ?

LE PEINTRE.

Voilà la véritable manière du critique. Onlui donne à juger un poème héroïque, et, quandil désespère d’y trouver à mordre, il taille sa

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plume et il écrit : « En tant que poème, celui-ci renferme certainement quelques beautés ;mais, si nous le considérons (comme nous de-vons et comme nous voulons le considérer) sous lerapport général de la géométrie et des sciencesnaturelles, nous sommes forcé de le classer au-dessous de tout ce qu’il y a de plus médiocreen ce genre, » etc., etc. (Au maestro.) C’est cela,n’est-ce pas ?

LE MAESTRO.

De quoi parlez-vous ? de la critique ou devotre dessin ?

LE PEINTRE.

Laissons la critique, je m’en moque. – Messirènes, ah !…

LE MAESTRO.

Vos satyres ?…

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LE PEINTRE.

Vous aussi ? Bien ! courage !… C’est égal,elles sont parfaites.

LE CRITIQUE.

Vous avez la fantaisie de faire des satyresau lieu de sirènes ; il ne faut jamais discutersur la fantaisie de l’artiste ; mais à quoi bon re-garder cette lyre, comme si vous faisiez sem-blant de copier ? Vous n’imitez pas seulementla pose.

LE MAESTRO.

Sans doute. Au lieu de ces deux figures sisouples et penchées l’une vers l’autre avec tantde grâce, vous tordez en arrière deux troncsgrotesques, et vous les disposez dans un plantout à fait inverse du modèle. Il est possibleque cela soit original ; mais je n’y vois aucunrapport avec la lyre d’Adelsfreit.

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LE PEINTRE.

Cher maestro, vous êtes trop lourd pourfaire de l’esprit ; contentez-vous de piller lesgrands maîtres et de nous donner pour les ins-pirations de votre muse des vols infâmes maldéguisés sous une broderie de mauvais goût ;laissez l’ironie légère à monsieur, qui s’en sertsi bien, comme chacun sait, et dont les ana-thèmes sont, pour les hommes comme moi,des brevets d’immortalité. (Au critique.) Oui,monsieur, je vous brave et vous méprise ; vousle savez bien. En voyant cette simple esquisseempreinte d’une grandeur à laquelle vous nesauriez atteindre, vous pâlissez de rage ; et, nepouvant comprendre ni la beauté ni la grâce,vous affectez de voir des sujets grotesquesdans ces emblèmes charmants de la séduc-tion…

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Emblèmes de la séduction ! deux satyres hi-deux, pris de vin et se renversant avec un rireobscène !

LE MAESTRO, au peintre.

Sur l’honneur ! mon maître, vous avez lavue troublée ou l’esprit égaré. Ces deuxhommes à pieds de bouc sont une compositionindigne de vous. Remettez-vous, je vous prie ;ouvrez les yeux, et ne prenez point en mau-vaise part l’avis, que je vous donne dans votreintérêt, de les anéantir.

LE CRITIQUE.

C’est mon avis aussi.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Allons donc ! battez-vous.

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LE CRITIQUE, au maestro.

Oui, vous voudriez bien qu’il en fut ainsi.Mes bons amis, je vous connais. Vous m’aveztrahi tant de fois, que j’ai appris à faire de vosconseils le cas qu’ils méritent. En qualité demisérables plagiaires, vous voyez avec déses-poir grandir les talents d’autrui ; toute supério-rité vous écrase, et, habitués que vous êtes àcopier servilement, vous criez à la bizarrerie età l’exagération lorsque, dans l’imitation d’uneœuvre d’art, vous voyez le génie de l’artistesurpasser son modèle. Eh bien, vous avez rai-son ! mes deux sirènes ne ressemblent point àcelles de la lyre, pas plus que vos ouvrages, àl’un et à l’autre, ne ressemblent aux ouvragesque vous avez imités ; mais avec cette diffé-rence que vous gâtez grossièrement tout ceque vous touchez, tandis que j’ai donné un ca-chet sublime à la copie d’un sujet assez mé-diocre. Les sirènes de cette lyre sont deux jo-

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LE PEINTRE, en colère.

confondra votre plate jalousie ou votre stupideaveuglement. (Il sort, emportant son album.)

LE MAESTRO.

Ceci est de plus en plus étrange. Lui aussi,pris de vertige et devenu fou pour avoir seule-ment regardé cette lyre ! Oui, la prédiction seréalise ; le délire de la vanité s’empare des ta-lents médiocres qui violent la virginité du ta-lisman. Ô lyre magique ! je reconnais la puis-sance surnaturelle qui réside en toi ; et,puisque tu promets la sagesse et la prospéritéà celui qui te fera parler dignement, je m’ap-proche de toi avec une confiance respectueuse,et je me flatte de tirer de toi des harmoniestelles, que toutes les puissances du ciel ou del’enfer qui ont présidé à ta formation viendrontse soumettre à moi et m’obéir comme au grandAdelsfreit lui-même.

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lies filles, les miennes sont deux déesses, etvos efforts seront vains : l’univers les jugera et

Prenez garde : ce qui s’est passé sous nosyeux tient en effet du prodige, et doit vous ser-vir d’enseignement…

LE MAESTRO.

Vous doutez de ma puissance ?

LE CRITIQUE.

Oui, j’en doute, permettez-moi de vous ledire. Je vous ai assez loué en public, je vousai rendu assez de services pour que vous ayezen moi un peu de confiance. Contentez-vousdes couronnes que ma bienveillance vous a dé-cernées ; contentez-vous de la renommée quema plume vous a acquise. Vous avez abusé leshommes ; ne vous jouez point aux esprits d’unautre ordre…

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LE CRITIQUE.

Je ne sais ce que vous voulez dire, et jecrains que, pour avoir porté une main profanesur la lyre, vous aussi, vous n’ayez perdu l’es-prit. Je ne dois ma renommée qu’à mes chefs-d’œuvre, et ce n’est point la plume vénale d’unfolliculaire qui peut décerner des couronnes.Le génie se couronne lui-même ; il cueille seslauriers de ses propres mains, et il méprise lesconseils intéressés des flatteurs qui voudraientle faire douter de sa force, afin de se donner del’importance.

LE CRITIQUE, lui tendant la lyre.

Vous le voulez ! Soit : que votre témérité in-sensée porte ses fruits, et que votre destinées’accomplisse.

LE MAESTRO.

Tombez à genoux, valet !

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LE MAESTRO.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ah ! Cette fois, lyre, tu es perdue !

LE MAESTRO,il prend la lyre et en tire des sons aigres et discor-

dants.

Voilà qui est étrange. Muette ! muette pourmoi comme pour le poète !

LE CRITIQUE.

Vous appelez cela être muette ! Plût auciel ! Vous m’avez fait saigner les oreilles !

LE PEINTRE, rentrant avec le poète.

Quelle épouvantable cacophonie ! Ah ! c’estvous, cher maestro, qui nous donnez ceconcert diabolique ? Je ne suis plus étonné dece que je viens de souffrir.

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LE POÈTE, tenant l’album du peintre entr’ouvert.

Je n’ai jamais éprouvé rien de si désa-gréable que d’entendre ce grincement affreux,si ce n’est de voir ces monstrueux satyres fai-sant la nique au masque ignoblement bouffondu Silène placé là entre les deux, au lieu de laravissante tête de muse qui surmonte la lyre.

LE PEINTRE.

Et, en disant cela, mon bon ami, vouscontemplez avec amour la corne de votre cha-peau, que vous persistez à prendre pour la lyred’Orphée.

LE MAESTRO.

Les puissances infernales me sontcontraires. Je vous invoque, ô esprits du ciel !venez rendre la vie à cette harmonie captive ;faites qu’elle se ranime sous mes doigts, etqu’au souffle créateur de mon intelligence, elle

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se répande en sons divins ! (Il touche la lyre ;elle répand des sons de plus en plus discordants etinsupportables, qu’il n’entend pas.)

LE PEINTRE.

Pour l’amour de Dieu, finissez ; vous nousfaites grincer les dents.

LE POÈTE.

Quels abominables sifflements ! On diraitd’un combat de chats sur les toits, ou d’un sab-bat de sorcières sur leurs manches à balais.

LE MAESTRO.

Votre folie continue ; j’en suis fâché pourvous. Quant à moi, je puis dire que, si je n’aipas fait parler la lyre, du moins je ne l’ai pasviolée ; car le délire ne s’est pas emparé demoi, et je ne me suis pas imaginé entendre unemusique céleste émaner d’un instrument muet.

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LE POÈTE.

Comment, vous n’entendez pas crier, grin-cer et rugir sous vos doigts ces cordes aigreset fausses ? Si vous n’êtes pas devenu fou, dumoins vous êtes devenu sourd. Je vous le di-sais bien. Vous n’entendez pas mes divins ac-cords, et vous n’entendez pas non plus l’épou-vantable vacarme que vous faites.

LE PEINTRE.

Tenez, tenez ! la leçon du professeur Al-bertus en est interrompue. Voyez là-bas. Lesélèves se regardent avec effroi, et les voisinscherchent de tous côtés d’où peut partir unsi détestable tintamarre. Faut-il leur annoncerque c’est le début de votre nouvelle sympho-nie ?

LE MAESTRO.

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Je ne réponds pas aux insultes d’un fou.Mais je suis fou moi-même d’avoir cru que cet

instrument vermoulu renfermait une puissancemagique. Je vois bien qu’il n’a rien de mer-veilleux, qu’il ne résonne pas parce que la tableest fendue et que les cordes sont rouillées. Il

n

’y a rien ici que de très naturel. Le plus grandgénie du monde ne saurait faire parler un mor-ceau de bois, et aux gens perdus de vanitéla plus légitime contradiction suffit pour dé-traquer le cerveau : voilà pourquoi la lyre estmuette, et voilà pourquoi vous êtes tous fous.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Je commence à croire que le diable lui-même peut le devenir. À quoi avais-je l’espritquand j’ai compté que ces idiots me seraientbons à quelque chose ? L’esprit de la lyre semoque d’eux.

LE CRITIQUE, au maestro.

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Veuillez faire une exception pour moi, mon-sieur. J’ai vu avec la sérénité d’un jugement

impartial les diverses tentatives que vous avezfaites pour retrouver sur cette lyre quelquetrace du génie éteint de nos pères. J’ai vu ici unpoète s’évertuer à toucher des cordes muetteset se persuader qu’il nous versait des torrentsd’harmonie : ceci est le fait de l’impuissancejointe à un orgueil démesuré. J’ai vu un peintres’efforcer de saisir du moins la forme de l’art,et, au lieu d’une étude consciencieuse et pa-tiente, produire une fantaisie monstrueusequ’il croyait empreinte d’une grâce ineffable :ceci est encore le fait de l’impuissance jointe àla vanité aveugle. Enfin, j’ai vu un compositeurqui produisait au hasard des sons bruyants etd’une insupportable dissonance. Habitué qu’ilest à mépriser le chant et à surprendre lessens par une confusion d’instruments dont ilprend le bruit pour de l’harmonie, il a perdujusqu’au sens de l’ouïe, et ne se fait plus souf-frir lui-même de ses exécrables aberrations :

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ceci est toujours le fait d’une impuissance sansremède, jointe à une confiance grossière. C’estun spectacle bien triste pour celui qui, d’unemain assurée, tient la balance de la critique,de voir tant d’avortements misérables et dehonteuses défections. Cette douloureuse expé-rience nous confirme dans la conviction pé-nible, mais irrévocable, que l’inspirationn’existe plus, et que nos pères ont emportédans la tombe tous les secrets du génie. Il nenous reste plus que l’étude laborieuse et l’exa-men austère et persévérant des moyens parlesquels ils ont revêtu de formes irréprochablesles créations de leur intelligence féconde. Tra-vaillez donc, ô artistes ! travaillez sans relâche,et, au lieu de tourmenter inutilement vos ima-ginations déréglées pour leur faire produire desmonstres, appliquez-vous à encadrer, dumoins, dans des lignes pures et régulières, lestypes éternels de beauté et de vérité qu’il n’ap-partient pas aux générations de changer. De-puis Homère, toute tentative d’invention n’a

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servi qu’à signaler le progrès incessant et fatald’une décadence inévitable. Ô vous qui voulezmanier le cistre et la lyre, étudiez le rythme etrenfermez-vous dans le style. Le style est tout,et l’invention n’est rien, parce qu’il n’y a plusd’invention possible.

LE PEINTRE.

Voilà un discours magnifique ;

Mais tournez-vous, de grâce, et l’on vous ré-pondra.

LE POÈTE.

Vous qui nous insultez lâchement, vous, im-puissant par système parce que vous l’êtes parnature, vous qui nous accusez d’impuissanceparce que vous espérez nous décourager etnous faire descendre à votre niveau, prouvezdonc que vous êtes capable de produirequelque chose, quoi que ce soit. Faites seule-

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ment un vers passable, pour prouver que vousavez étudié la forme. Je vous en défie.

LE PEINTRE.

Tracez seulement une ligne avec ce crayon.

LE MAESTRO.

Faites seulement un accord avec cette lyre ;c’est là que je vous attends.

LE CRITIQUE.

Les vaines fumées de la gloire sont pourmoi sans parfum. Réfugié sur les sommetsd’une immuable équité, nourri de joies sé-rieuses et durables, j’ai méprisé les jouets fu-tiles que vous appelez vos sceptres et vos cou-ronnes : je vous les ai laissé ramasser. Si j’avaisvoulu, moi aussi, j’aurais joui d’une gloireéphémère et brillé d’un éclat frivole. J’ai préfé-ré être votre conseil, votre appui, votre maître

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à tous ! Disciples indociles, prenez garde ; sivous n’écoutez pas mes leçons, je saurai vousdémasquer et vous empêcher d’égarer le siècle.

LE PEINTRE.

Une leçon, une petite leçon de peinture, jevous en prie. Tenez, voilà mon crayon. Faitesune main, un pied, un nez, ce que vous vou-drez, enfin.

LE POÈTE.

Improvisez une strophe, allons ! que nousvoyions enfin ce que vous savez faire.

LE MAESTRO.

Non, non, qu’il joue de la lyre, et, s’il la faitparler, rendons-lui hommage.

LE PEINTRE et LE POÈTE.

J’y consens, allons !

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LE CRITIQUE, prenant la lyre.

Et moi aussi, je consens à vous montrer queje sais mieux que vous les arts que vous profes-sez. Je vais vous chanter, en vers alexandrins,une dissertation sur la peinture, et je m’accom-pagnerai de la lyre sur le mode ionique.

LE PEINTRE.

Ce sera superbe et vraiment neuf. Voyons !

LES DEUX AUTRES.

Voyons, commencez !

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Allons ! toi, tu es celui sur lequel j’ai le pluscompté ! (Le critique pose les doigts sur la lyre, etles retire avec un cri douloureux.)

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Qu’est-ce que c’est ? que vous arrive-t-il ?

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Esprit de la lyre, tu triomphes !

LE CRITIQUE.

Infâme ! vous ne m’aviez pas dit que cescordes étaient tranchantes comme des lamesde poignard. Je me suis coupé, jusqu’aux os.Ah ! mon sang coule par torrents, et une dou-leur cuisante se communique à tous mesmembres. Je succombe. Secourez-moi !

LE MAESTRO.

Il pâlit ; sa blessure saigne horriblement.C’est un châtiment céleste.

LE POÈTE.

Il va mourir. La justice divine se montre en-fin, et confond la rage de l’envieux.

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LES AUTRES.

LE PEINTRE.

Puisse la source de son sang impur être àjamais tarie et ne pas donner la vie à une nou-velle race de polypes !

LE CRITIQUE, avec fureur.

Détestables scélérats ! ceci est une trahi-son. Vous m’avez tendu ce piège pour vousdélivrer de moi, votre juge et votre maître.Mais vous ne jouirez pas longtemps de votretriomphe. Avant de mourir, je briserai votrelyre, et nul après moi ne s’en servira… (Il prendla lyre et veut la briser. – Hanz entre précipitam-ment et lui arrache la lyre.)

HANZ.

Arrêtez ! vous êtes des hôtes de mauvaisefoi, et mériteriez d’être chassés d’ici. Vous sa-vez le prix inestimable que maître Albertus at-tache à cet instrument, et, non contents d’y

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toucher sans sa permission, vous voulez en-core l’anéantir. Retirez-vous, misérables insen-sés, ou j’attirerai sur vous le ressentiment demaître Albertus et de toute son école. Tenez,les voilà tous qui viennent. Partez vite, ou jene réponds de rien. (Le critique, le maestro, lepeintre et le poète se retirent.)

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Méchant écolier ! je te ferai payer cher tonbeau zèle. Disparaissons, car la figure du juifJonathas ne serait pas vue de bon œil par tousces marauds d’étudiants. (Il s’envole par la fe-nêtre.)

SCÈNE VIII.

HANZ, ALBERTUS, HÉLÈNE, CARL, WIL-HELM.

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ALBERTUS.

Est-ce vous, Hanz, qui interrompez la leçonpar ce charivari ?

HANZ.

Dieu m’en garde ! mon tympan en est en-core affecté.

CARL.

Jamais, au mardi gras, je n’ai entendu decornets plus grotesques.

WILHELM.

Dites plutôt que c’était la trompette du ju-gement dernier.

ALBERTUS.

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Mais qui donc s’est permis, chez moi, cettemauvaise plaisanterie ? Est-ce que c’est la lyred’Adelsfreit qui rend de pareil sons ?

HÉLÈNE, dans une sorte d’égarement.

La lyre a été violée, et la lyre s’est vengée.Elle a puni les profanateurs. La première partiede la prédiction de mon aïeul Adelsfreit est ac-complie. Le temps est venu, et une force invin-cible me précipite vers l’abîme où je dois mebriser. (Elle prend la lyre des mains de Hanz.) N’ytouchez plus jamais, Hanz. C’est mon héritage.On appelle cela la folie.

ALBERTUS.

Mon Dieu ! Hélène a de nouveau perdu l’es-prit.

HÉLÈNE, dans une sorte d’extase, tenant la lyre.

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La lyre ! voici donc la lyre ! Ô lyre ! que jet’aime !

CARL.

Que dit-elle ? Voyez donc comme sa figurechange !

HANZ.

Son visage blanchit comme l’aube, et sesyeux se noient dans une béatitude céleste.

ALBERTUS.

Jeune fille, qu’as-tu ? – Une auréole lumi-neuse l’environne !

HÉLÈNE, parlant à la lyre.

Oh ! qu’il y a longtemps que je désirais tetenir ainsi ! Tu sais pourtant que je t’ai respec-tée comme une hostie sainte placée entre leciel et moi !

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CARL.

Quelles paroles étranges !

HANZ.

Quel langage sublime !

ALBERTUS.

Tu as juré à ton père mourant de ne jamaistoucher à cette lyre qu’il croyait enchantée.Les fantaisies des mourants doivent être sa-crées comme les arrêts de la sagesse. Ma fille,craignez l’effet des sons sur votre cerveau dé-bile !

CARL.

Chère Hélène, vous n’êtes pas bien. Je nesais ce que tout cela signifie, mais écoutezmaître Albertus ; c’est un homme sage et quivous aime.

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HÉLÈNE, parlant à la lyre.

Je ne t’ai point profanée, et mes mains sontpures, tu le sais bien. J’ai tant désiré teconnaître et m’unir à toi ! Ne veux-tu pas meparler ? Ne suis-je pas ta fille ? (À Albertus età Carl qui veulent lui ôter la lyre). Laissez-moi,hommes ! je n’ai rien de commun avec vous. Jene suis plus de votre monde. (À la lyre). Je t’ap-partiens. Veux-tu enfin de moi ?

HANZ, à Albertus.

Ô maître ! laissez-la, respectez son extase.Voyez ! comme elle est belle ainsi, pliée jusqu’àterre sur un de ses genoux ! Voyez ! commeelle appuie avec grâce la lyre sur un autre ge-nou, et comme ses bras d’albâtre entourent lalyre avec amour !

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Jeune enthousiaste, vous ne savez pas àquel péril elle s’abandonne ! Craignez pour saraison, pour sa vie, qui ont été compromisespar le son de cette lyre !

HANZ.

Voyez, maître : ceci tient du prodige ; lesrubans de sa coiffure se brisent et tombentà ses pieds ; sa chevelure semble s’animercomme si un souffle magique la dégageait deses liens brillants, pour la séparer sur son frontet la répandre en flots d’or sur ses épaules deneige. Oui, voilà ses cheveux qui se roulent enanneaux libres et puissants comme ceux d’unjeune enfant qui court au vent du matin. Ilsrayonnent, ils flamboient, ils ruissellent sur sonbeau corps comme une cascade embrasée desfeux du soleil. Ô Hélène ! que vous êtes belleainsi ! Mais vous ne m’entendez pas !

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ALBERTUS.

Hanz, mon fils, ne la regardez pas trop. Il ya dans la vie humaine des mystères que nousn’avons pas encore abordés, et que je ne soup-çonnais pas, il y a un instant. (À part.) Oh ! moiaussi, je me sens troublé, je voudrais ne pasvoir cette sibylle !

HÉLÈNE,elle soutient la lyre d’une main et lève l’autre vers

le ciel.

Voici ! le mystère s’accomplit. La vie estcourte, mais elle est pleine ! L’homme n’aqu’un jour, mais ce jour est l’aurore de l’éterni-té ! (La lyre résonne magnifiquement.)

HANZ.

Ô muse ! ô belle inspirée !

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ALBERTUS.

Quelle mélodie céleste ! quel hymne admi-rable ! Mes oreilles n’ont jamais entendu riende pareil, et moi, insensible d’ordinaire à lamusique, je sens mes yeux se remplir delarmes, et mon esprit aborder des régions in-connues.

ALBERTUS, baissant la voix.

Taisez-vous, parlez-bas, du moins. Obser-vez le prodige. Il y a ici beaucoup à apprendre.Ne voyez-vous pas que ses mains ne sont pasposées sur la lyre ? Son bras gauche seul sou-tient l’instrument appuyé sur son sein, et,comme si les pulsations de son cœur brûlant,comme si un souffle divin émanant d’elle suffi-saient à faire vibrer les cordes, sans le secours

d’

aucun art humain, la lyre chante sur un modeinconnu quelque chose d’étrange.

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CARL.

Oh ! oui, je vois le miracle ! Je savais bienque cette créature appartenait à un monde su-périeur ! Laissez-moi l’écouter, maître, elle n’apas fini. Dieu ! dans quel ravissement elleplonge tout mon être ! Oh ! oui, maître, l’âmeest immortelle, et, après cette vie, l’infini s’ou-vrira devant nous !

CHŒUR DES ESPRITS DE L’HARMONIE.

Hélène fait chanter la lyre, et Albertus s’entretient àvoix basse par intervalles avec ses deux élèves. Les pa-roles que chantent les esprits ne sont pas entendues deshommes, et la mélodie de la lyre, qui en est l’expres-sion, frappe seule leurs oreilles.

Le moment est venu pour toi, esprit notrefrère, qu’un pouvoir magique retient captif ausein de cette lyre. Nous avons entendu ta voixmélodieuse, et nous viendrons voltiger autourde ta prison d’ivoire, jusqu’à ce que la mainde cette vierge ait été assez puissante pourrompre le charme et te rendre à la liberté. Déjà

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HANZ.

tu n’es plus condamné au silence ; un soufflepur t’a ranimé. Espère : l’homme ne peut rienfixer, et ce qui a été ravi au ciel doit y retour-ner.

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Ô mes frères ! ô esprits bien-aimés ! appro-chez-vous, descendez vers moi. Tendez lamain. Arrachez-moi de cette prison, afin quej’aille voltiger avec vous dans l’air pur, au-des-sus de la région stérile où végètent leshommes. Ô mes frères, ne m’abandonnez pas.Je soupire, je tremble, je souffre ; écoutez mesplaintes, écoutez mes pleurs timides, empor-tez-moi sur vos ailes de feu !

LES ESPRITS DE L’HARMONIE.

Le magicien t’a lié avec sept cordes de mé-tal. Pour que tu sortes de la lyre, il faut qu’unemain vierge de toute souillure ait rompu lessept cordes une à une ; mais il faut que ce soit

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la main d’une créature humaine. Nous ne pou-vons que charmer ta douleur par nos chants etranimer ton espoir par notre présence.

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Oh ! plaignez-moi, consolez-moi, parlez-moi ; car je suis captif, et je soupire, je tremble,je souffre, je pleure !

ALBERTUS.

Le son de cette lyre est douloureux, et cechant est d’une tristesse mortelle. Hélène ! quese passe-t-il dans ton âme, pour que ton inspi-ration soit si déchirante ?

WILHELM.

Tout à l’heure le rythme était plus large,le son plus puissant, l’inspiration plus triom-phante. On eût dit d’un hymne, et, maintenant,on dirait d’une prière.

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CARL.

Je n’y comprends rien, moi ; mais je souffre,et pourtant je ne puis m’arracher d’ici.

LES ESPRITS DE L’HARMONIE.

Frère, nous te parlerons de ta patrie, et tuseras consolé. Nous venons du blanc soleil,que les hommes, tes compagnons de misère,appellent Wega, et qu’ils ont consacré à la lyre.

Ton soleil, ô jeune frère, est aussi pur, aussi

brillant, aussi serein que le jour où un pouvoirmagique t’en fit descendre pour habiter parmiles hommes. Il est toujours régi par le mêmeson. C’est toujours le rayon blanc du prisme in-fini qui chante la vie de cet astre. (Les voisins,attirés par la musique, pénètrent dans le jardin etse pressent à la porte du cabinet d’Albertus.)

UN AMATEUR.

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Voilà un instrument peu usité, mais d’unequalité et d’une étendue de sons incompa-

rables ; c’est sans doute un ouvrage deM. Meinbaker.

UN AUTRE AMATEUR.

Probablement. Mais n’êtes-vous pas stupé-fait du talent de sa fille ? – Je ne crois pas qu’ily ait une pareille virtuose au monde. Et elleprétendait ne pas connaître la musique !

UN BOURGEOIS.

Messieurs, vous êtes placés derrière nous.Vous ne voyez pas. Avancez un peu, et ex-pliquez-nous, vous qui êtes des connaisseurs,comment mademoiselle Meinbaker peut jouerde cet instrument sans toucher les cordes.

L’AMATEUR, lorgnant.

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Ah ! c’est bizarre, en effet ! Je n’avais pasremarqué.

UNE BOURGEOISE.

Ceci sent par trop la sorcellerie. J’ai enviede m’en aller. J’avais toujours soupçonné cevieux sournois de Meinbaker de s’adonner àla cabale. Il n’allait jamais à l’église, et il étaitbeaucoup trop lié avec maître Albertus, qui lui-même est un…

L’AMATEUR.

Rassurez-vous, madame ; il n’y a rien demoins sorcier que cette manière de jouer.Cette lyre est une espèce d’orgue qui est mon-tée comme une horloge, et qui jouera, sansqu’on y touche, tant que la chaîne n’aura pasterminé un certain nombre de tours sur un pi-vot.

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UNE JEUNE FILLE.

Je vous assure, monsieur, qu’Hélène joueavec ses yeux. Tenez, elle pâlit, elle rougit, sonœil brille ou s’éteint ; et la musique devientlente ou rapide, douce ou bruyante, selon savolonté. Je crains bien que la pauvre Hélène nesoit ensorcelée.

L’AUTRE AMATEUR.

Comment ! mademoiselle, vous ne voyezpas que ce que vous prenez pour votre amieHélène est un automate auquel on a donné saressemblance ? On dirait d’Hélène, en effet ;mais c’est tout simplement une machine, etvous allez la voir s’arrêter. Les yeux sontd’émail et tournent au moyen d’un ressort. Larespiration est produite par un soufflet placédans le corps du mannequin…

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Nous t’avons assez parlé. Maintenant, oc-cupe-toi de ta libératrice, songe qu’elle seulepeut briser le charme ; c’est à toi de l’instruireet de te révéler à elle, si son intelligence peuts’élever jusqu’à toi.

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Eh quoi ! mes frères, déjà ! Que voulez-vousque je devienne sans vous dans mon cercueild’ivoire ? Que puis-je dire à une fille deshommes ? elle n’entendra pas mon langage.Oh ! je tremble, je souffre, je pleure !

HÉLÈNE, s’interrompant et se levant avec énergie.

Tu as parlé ! Tu as dit : Je souffre ! je pleure !Qui donc es-tu ?

LA JEUNE FILLE, à l’amateur.

Voyez si c’est un automate.

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LES ESPRITS.

ALBERTUS.

Hélène, c’est assez ; la lyre a bien parlé, nepoussez pas l’épreuve plus loin. Le son de cetinstrument est trop puissant pour des oreilleshumaines, il trouble les idées et peut égarer laraison. (Il lui ôte la lyre.)

HÉLÈNE.

Que faites-vous ? Laissez, laissez-la-moi !(Elle tombe évanouie.)

HANZ.

Ô maître ! pourquoi lui ôter la lyre ? vousallez la tuer. Maître, elle semble morte, en vé-rité.

ALBERTUS.

N’aie pas peur, ce n’est rien. La commotionélectrique de la lyre en vibration devait pro-duire cette crise. Carl, Wilhelm, emportez-la, je

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vous prie. Vite ! place ! place ! qu’on la mette àl’air !

HÉLÈNE, se ranimant, repousse Wilhelm.

Ne me touche pas, Wilhelm ; je ne suis pasta fiancée. Je ne serai jamais à toi. Je ne t’aimepas. Tu es un étranger pour moi. J’appartiens àun monde où tu ne saurais pénétrer sans mou-rir ou sans te damner.

WILHELM.

Mon Dieu ! que dit-elle ? Elle ne m’aimepas !

CARL.

Hanz l’avait bien dit.

ALBERTUS.

Ma fille, vous parlez sans raison, et vouspenserez autrement demain. Donnez-moi

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votre bras, que je vous reconduise à votrechambre.

HÉLÈNE.

Non, maître Albertus, s’il vous plaît, je n’iraipas. Je sortirai dans la campagne. J’irai voir lelever de la lune sur le lac.

THÉRÈSE.

Vous ne parlez pas à notre maître avec lerespect que vous lui devez. Revenez à vous,Hélène. Toute la ville vous entend et vous voit.

HÉLÈNE.

Je ne vois et n’entends personne. Rienn’existe plus pour moi. Je suis seule pour tou-jours.

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Hélas ! la crise a été trop forte ! sa raisonest perdue… – Hélène, Hélène, obéissez-moi !je suis votre père. Rentrez chez vous.

HÉLÈNE.

Je n’ai point de père. Je suis la fille de lalyre, et je ne vous connais pas. Il y a longtempsque vous me faites souffrir en me condamnantà des travaux d’esprit qui sont contraires à mesfacultés. Mais vos grands mots et vos grandsraisonnements ne sont pas faits pour moi. Letemps de vivre est venu, je suis un être libre, jeveux vivre libre ; adieu !… (Elle s’enfuit à traversle jardin.)

ALBERTUS.

Hanz, Wilhelm, suivez-la, et veillez sur sesjours. (Aux autres élèves.) Mes amis, excusez-moi ; ce malheur imprévu m’ôte la force de re-prendre la leçon. (Tous sortent.)

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ALBERTUS.

SCÈNE IX.

MÉPHISTOPHÉLÈS, LA LYRE.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Esprit opiniâtre, qui pourrais recevoir demoi, en un instant, la liberté et la vie ; puisquetu préfères passer par les sept épreuves et sor-tir lentement de ta prison, au gré d’un homme,attends-toi à souffrir. J’ai assez de pouvoir surtout ce qui appartient à la terre pour augmen-ter tes douleurs et prolonger ton agonie. Tuméprises mon secours. Au lieu de venir avecmoi habiter les régions de révolte et de haine,tu préfères retourner à un Dieu injuste qui telivre, pour la moindre faute, au caprice et aujoug de l’homme. Je mettrai de telles penséesdans le cœur d’Hélène, que tu te repentiras dem’avoir repoussé.

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L’ESPRIT DE LA LYRE.

Hélène ne t’appartient pas.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Mais Albertus m’appartiendra !

L’ESPRIT.

Que Dieu le protège !

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ACTE DEUXIÈME

LES CORDES D’OR

SCÈNE PREMIÈRE.

Une terrasse chez Albertus.

HÉLÈNE, étendue sur des coussins, dort enplein air ; ALBERTUS s’approche avec précau-

tion.

ALBERTUS.

Voici l’heure où elle exhale son hymne ausoleil levant… Elle repose encore… Caché là,sous ces lauriers-roses, je pourrai la voir etl’entendre à mon aise… Quand elle se croitseule, elle tire de sa lyre des mélodies plus

étranges… Ô femme inexplicable ! créaturesans égale, ou du moins sans analogue sur laterre ! quel lien mystérieux unit donc ta des-tinée à celle de cet instrument de musique ?Pourquoi le tiens-tu ainsi embrassé pendantton sommeil, comme une mère craignant qu’onne lui ravisse son enfant ? Que tu es belle ainsi,ignorante de ta beauté ! Hélène ! Hélène ! je neprofane point ton chaste sommeil par des re-gards de convoitise ! Ta forme est belle, à ceque disent les autres ; mais je n’en sais rien. Sij’admire ton front, et tes yeux, et ta longue che-velure, c’est parce qu’à travers ces signes ex-térieurs, qu’on appelle la beauté physique, jecontemple ta beauté intellectuelle, ton âme im-maculée. C’est ton esprit que j’aime, ô viergemélancolique ! c’est lui seul que je veuxconnaître et posséder. C’est pour m’unir inti-mement avec lui que je veux pénétrer la langueinconnue par laquelle il se manifeste… La voiciqui s’éveille. Elle redresse la lyre, elle l’appuiecontre son sein… Ses mains languissantes ne

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touchent point les cordes… et pourtant lescordes s’émeuvent, la lyre résonne… Prodigequi échappe à toutes mes recherches !… (Il secache. La lyre résonne magnifiquement.)

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Éveille-toi, fille des hommes, voici ton so-leil qui sort de l’horizon terrestre. Prosterneton esprit devant cette parcelle de la lumièreinfinie. Ce soleil n’est point Dieu, mais il est di-vin. Il est un des innombrables diamants dontest semé le vêtement de Dieu. La création estle corps ou le vêtement de Dieu ; elle est infiniecomme l’esprit de Dieu. La création est divine ;l’esprit est Dieu. Fille des hommes, je suis uneparcelle de l’esprit de Dieu. Cette lyre est moncorps ; le son est divin, l’harmonie est Dieu.Fille des hommes, ton être est divin, ton amourest Dieu.

Dieu est dans toi comme un rayon qui tepénètre ; mais tu ne peux voir le foyer d’où ce

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rayon émane, car ce soleil de l’intelligence etde l’amour nage dans l’infini. Comme un desatomes d’or que tu vois étinceler et monterdans ce rayon de l’orient, ô vierges ! il fautbriller et monter vers le soleil, qui ne se couchejamais pour les purs esprits appelés à lecontempler.

Fille des hommes, épure ton cœur, façonne-le comme le lapidaire épure un cristal de rocheen le taillant, afin d’y faire jouer l’éclat duprisme. Fais de toi-même une surface si lim-pide, que le rayon de l’infini te traverse et t’em-brasse, et réduise ton être en poussière, afin det’assimiler à lui et de te répandre en fluide divindans son sein brûlant, toujours dévorant, tou-jours fécond. (La lyre se tait.)

CHŒUR DES ESPRITS CÉLESTES.

Écoute, écoute, ô fille de la lyre ! les divinsaccords de la lyre universelle. Tout cet infiniqui pèse sur ton être, et qui l’écrase de son im-

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mensité, peut s’ouvrir devant toi, et te laissermonter comme une flamme pure, comme unesprit subtil ! Que tes oreilles entendent et quetes yeux voient ! Tout est harmonie, le son etla couleur. Sept tons et sept couleurs s’enlacentet se meuvent autour de toi dans un éternel hy-ménée. Il n’est point de couleur muette. L’uni-vers est une lyre. Il n’est point de son invisible.L’univers est un prisme. L’arc-en-ciel est le re-flet d’une goutte d’eau ; l’arc-en-ciel est le re-flet de l’infini : il élève dans les cieux sept voixéclatantes qui chantent incessamment la gloireet la beauté de l’Éternel. Répète l’hymne, ô fillede la lyre ! unis ta voix à celle du soleil. Chaquegrain de poussière d’or qui se balance dans lerayon solaire chante la gloire et la beauté del’Éternel ; chaque goutte de rosée qui brille surchaque brin d’herbe chante la gloire et la beau-té de l’Éternel ; chaque flot du rivage, chaquerocher, chaque brin de mousse, chaque insectechante la gloire et la beauté de l’Éternel !

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Et le soleil de la terre, et la lune pâle, etles vastes planètes, et tous les soleils de l’infiniavec les mondes innombrables qu’ils éclairent,et les splendeurs de l’éther étincelant, et lesabîmes incommensurables de l’empyrée, en-tendent la voix du grain de sable qui roule surla pente de la montagne, la voix que l’insecteproduit en dépliant son aile diaprée, la voixde la fleur qui sèche et éclate en laissant tom-ber sa graine, la voix de la mousse qui fleurit,la voix de la feuille qui se dilate en buvant lagoutte de rosée ; et l’Éternel entend toutes lesvoix de la lyre universelle. Il entend ta voix,ô fille des hommes ! aussi bien que celle desconstellations ; car rien n’est petit pour celuidevant lequel rien n’est grand, et rien n’est mé-prisable pour celui qui a tout créé !

La couleur est la manifestation de la beau-té ; le son est la manifestation de la gloire. Labeauté est chantée incessamment sur toutesles cordes de la lyre infinie ; l’harmonie est in-cessamment vivifiée par tous les rayons du so-

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leil infini. Toutes les voix et tous les rayons del’infini tressaillent et vibrent incessamment de-vant la gloire et la beauté de l’Éternel !

ALBERTUS.

D’où vient donc qu’Hélène semble écouterdes sons inappréciables à mon oreille ? La lyreest muette, et cependant Hélène est ravie enextase, comme si quelque chose planait surelle en lui parlant… La voici qui reprend lalyre, comme pressée de répondre. Qu’a-t-elledonc entendu ? (La lyre résonne.)

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Ô mes frères ! parlez encore à la fille deshommes ! Aidez-moi à l’instruire, afin qu’elleme connaisse, qu’elle m’aime et qu’elle me dé-livre. Faites-lui comprendre les mystères del’infini, et la grandeur et l’immortalité del’homme, cet atome divin que le souffle de

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Dieu aspire sans cesse pour nourrir et peuplerun autre abîme de l’infini. (La lyre se tait.)

CHŒUR DES ESPRITS.

Ô esprit enchaîné ! tu dois passer par plu-sieurs épreuves ; lié par la conjuration des septcordes, tu ne peux être délié que par la souf-france. Tel est le destin de tout ce qui résidedans l’humanité. Cette terre est une terre dedouleurs. On n’y descend que pour l’expiation,on n’en sort que par l’expiation. (La lyre ré-sonne.)

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Ô purgatoire ! ô attente ! ô effroi ! Perdrai-jedonc le sentiment de l’infini ? Faudra-t-il que jenage dans le doute et dans l’ignorance commeles hommes mortels ? Faudra-t-il que j’erredans les ténèbres, privé de la lumière di-vine ?… Fille des hommes, faudra-t-il que j’ha-bite ton âme, prison plus sombre et plus froide

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que la lyre ?… (Hélène porte ses mains sur lescordes de la lyre, et les fait vibrer fortement.)

ALBERTUS.

Qu’entends-je ! Quelle harmonie nouvelle !Quels sons puissants et doux à la fois ! Ceci estune musique moins savante et plus suave… Ilme semble que je vais la comprendre… Maisque vois-je ?… Hélène touche les cordes, c’estson âme qui parle…

L’ESPRIT D’HÉLÈNE, tandis qu’Hélène joue de lalyre. Les paroles d’Hélène ne sont entendues que

par les esprits. Le son de la lyre en est l’expressionmystérieuse pour les oreilles humaines.

Que crains-tu de moi, esprit ingrat et re-belle ? Tu n’es point Dieu, comme tu t’envantes ; tu es fils des hommes, toi aussi, fils dela science et de l’orgueil ! Regarde-moi, et voissi je ne suis point aussi pur que le plus pur cris-tal. Vois si je ne suis pas inondé du rayon de

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l’infini, embrasé par le regard de Dieu ! Ne medédaigne point, parce que j’habite le sein d’unevierge mortelle ; cette vierge est une hostiesans tache ; un amour céleste peut lui inspirerde s’offrir pour toi en holocauste, et d’assumersur elle l’expiation à laquelle tu es condamné.(Hélène cesse de jouer. La lyre résonne d’elle-même.)

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Je t’ai entendue, je t’ai vue, ô vierge im-maculée ! Tu me comprends, tu me parles, tonêtre s’est révélé à moi ! Dieu l’a permis. Tum’aimes ! et moi aussi, je t’aime ; car je te vois,et tu me sembles la plus belle des étoiles. Oh !qu’un hymen céleste nous rassemble ! Uniespour jamais, fondues l’une dans l’autre, nosâmes iront habiter l’infini des mondes.

HÉLÈNE, laissant tomber la lyre sur les coussins.

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Assez ! laisse-moi. Ton embrassement meconsume, je succombe… (Elle tombe évanouie.)

ALBERTUS.

Voici la crise cataleptique où elle tombetous les jours, à la même heure, après avoir faitrésonner la lyre… Ce sommeil qui ressembleà la mort, cet accablement qui m’effrayait tantles premières fois, ne me cause plus de trouble.Il répare ses forces et semble une fonction na-turelle de cette organisation particulière. Jevais appeler sa gouvernante et me livrer en se-cret à l’examen de la lyre.

SCÈNE II.

Dans le cabinet de maître Albertus.

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ALBERTUS, HANZ. Albertus est assis devantsa table ; la lyre est posée devant lui, parmi

des livres et des papiers épars.

ALBERTUS.

La musique est une combinaison algébriquedes divers tons de la gamme, propre à égayer

l’esprit d’une manière indirecte, en cha-touillant agréablement les muscles auditifs ;chatouillement qui réagit sur le système ner-veux tout entier. D’où il résulte que le cerveaupeut entrer dans une sorte d’exaltation fébrile,ainsi qu’on l’observe chez les dilettanti.

HANZ.

Ô maître ! la musique est tout autre chose,croyez-moi.

ALBERTUS.

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La musique peut exprimer des senti-ments… mais rendre des idées… mais seule-ment peindre des objets… c’est impossible ! Àmoins qu’elle ne soit une magie, comme plu-sieurs le prétendent. Cependant, voici des

notes, des clefs, des portées, des signes pourmarquer la mesure, d’autres signes pour haus-ser ou baisser l’intonation… Ce ne sont pointlà des signes cabalistiques. Ils tombent sous lesens le plus vulgaire et sont soumis à une lo-gique invariable.

HANZ.

Ce sont les éléments simples et connusdont la combinaison devient un mystère, unemagie si vous voulez, sous l’inspiration du gé-nie : la langue de l’infini.

ALBERTUS.

Mais le langage de cette lyre est, dites-vous, un fait exceptionnel, unique, compléte-

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ment en dehors de la science des musiciens : jen’en sais rien, je n’y crois pas ; n’importe ! j’ac-

cepte l’hypothèse, et je dis que la musique n’estqu’une création, ce qu’on appelle avec raisonun art d’agrément.

HANZ.

Le prétendu magicien qui a créé ce talismanse serait donc servi des sons, comme d’autresmagiciens se sont servis de mots arabes ou designes astronomiques ? tout cela dans le mêmebut, qui est de marquer, par des formules quel-conques, les mystérieuses évolutions de lascience des nombres, science qui, selon eux,présiderait aux lois de l’univers sans l’actionprovidentielle d’une force intelligente ? Maître,vous croiriez à la magie plutôt qu’à la mu-sique ?

ALBERTUS.

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Hélas ! j’ai creusé laborieusement cettemine obscure et profonde qu’on appelle la ca-

bale, espérant y trouver quelques vérités ca-chées sous un fatras de mensonges et d’aber-rations… Je n’ai rien trouvé que l’impostureet l’ignorance des temps grossiers, élémentsfatals de l’humanité, qui, à chaque instant,posent des bornes au progrès de l’esprit… Au-jourd’hui même, n’essaye-t-on pas de faire re-vivre la sorcellerie, la puissance des charmeset l’empire des charlatans, sous le nom de ma-gnétisme ? C’est la magie des temps modernes.

Et pourtant l’esprit du sage s’arrête devantles faits d’un ordre nouveau et qui détruisenttout l’ordre des lois connues. Que doit-ilconclure en présence de prodiges auxquels sessens ne peuvent refuser de se soumettre ? Enthéorie, il doit à la postérité de ne rien rejetercomme impossible. En fait, il se doit à lui-même de se méfier du témoignage de ses sensjusqu’à ce que sa raison se soit mise d’accordavec l’expérience.

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HANZ.

Mon Dieu, mon Dieu ! serait-il possible quel’homme eût végété jusqu’ici sur cette terre in-fortunée sans oser lever le voile épais qui letient abruti, tandis qu’il ne faudrait à tous quece qui a été départi à quelques esprits supé-rieurs, la force et la confiance d’arracher cebandeau et de percer ces ténèbres ! Eh quoi !au sein des générations aveugles qui se sonttraînées sur la face du globe, sans autre espoirque les promesses fallacieuses des prêtres,sans autre consolation que le rêve vague etflottant d’une autre vie, sans autre moralequ’une jouissance brutale ou un renoncementabsurde… des saints, des astrologues, des ma-giciens, des sibylles, enfin, de quelque nomqu’on les appelle, des hommes illuminés, au-raient, dans tous les temps, vécu en commerceavec les purs esprits du monde invisible, sanspouvoir associer leurs semblables à la connais-sance de vérités consolantes et sublimes !Quoi ! ils auraient vu face à face Dieu, ou ses

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anges, ou les esprits ses ministres, sans réussirà promulguer une foi basée sur la certitude, surle témoignage des sens joint à celui de l’esprit !Clouée sur le seuil d’une vie amère et déso-lée, l’humanité aurait vu quelques élus franchirces portiques du monde idéal, et, pour se ven-ger de leur bonheur, elle les aurait condamnésau gibet, au bûcher, à l’infamie, au ridicule, aumartyre sous toutes les formes !

ALBERTUS.

Oh ! s’il en était ainsi, que notre philosophieserait ridicule et méprisable ! C’est nous autresqu’il faudrait fouetter sur les places publiques,et mettre au pilori, comme faussaires et blas-phémateurs !

HANZ.

Maître, est-ce vers les sorciers, est-ce versles philosophes que vous penchez en cet ins-tant ?

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ALBERTUS.

Que t’en semble à toi-même, apprenti phi-losophe ? Attends-tu de ma réponse la solutiondu grand problème de ta croyance ? Si tudoutes de ma conviction en cet instant, c’estque tu n’es pas bien sûr de la tienne propre, et,s’il faut tout te dire, mon cher Hanz, je te soup-çonne fort depuis quelque temps de te perdreun peu dans les nuages de l’illuminisme. Ne se-rais-tu point affilié à quelque société secrète ?

HANZ.

Depuis quelque temps, vous me raillez,mon bon maître, pour détourner mes ques-tions. Je me réjouirais de vous voir en sijoyeuse humeur si je ne savais que, chez lesesprits sérieux, l’ironie n’est pas l’indice ducalme et du contentement intérieur. Vous pro-fessez toujours avec un talent admirable ;mais, s’il faut tout vous dire, vos leçons ne mesemblent plus aussi claires, ni vos conclusions

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aussi victorieuses. Il semble qu’une nouvellesérie d’idées, encore confuses et impossiblesà formuler, soit venue interrompre l’unité devotre doctrine. Vous paraissez gêné avec vous-même, et je suis certain d’une chose : c’estqu’avant peu vous fermerez votre cours sansl’achever, parce que le doute s’empare de vousrelativement à votre passé, et peut-être qu’unegrande lumière se lève sur vous pour vous ré-véler votre avenir.

ALBERTUS.

J’entends ! Mes élèves doutent de maloyauté ; ils se demandent si j’ai transigé avecquelque puissance, et ils attendent dans un si-lence railleur que je leur révèle peu à peu monapostasie…

HANZ.

Ô mon maître ! pour parler ainsi, il faut quevous ayez perdu la noble sérénité de votre

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âme. Nous vous aimons, nous vous respectons,et nul d’entre nous ne vous accuse. Seulement,nous voyons qu’une secrète inquiétude vousronge, et nous en souffrons, parce que nousétions habitués à trouver dans vos enseigne-ments des espérances et des consolations quenous n’y trouvons plus ; que deviennent lespassagers quand le pilote a perdu sa route par-mi les écueils ?

ALBERTUS.

Mon ami, nous reprendrons cet entretien ;maintenant, laisse-moi seul. Je suis agité eneffet, et je ferais peut-être bien de suspendremon cours. Un monde nouveau s’est ouvertdevant moi ; je n’ose encore y pénétrer qu’entremblant ; c’est que je ne peux point y entrertout seul. Je sais que j’entraînerai à ma suite lesesprits qui ont mis leur confiance en moi, et jene veux point disposer à la légère du dépôt sa-cré des consciences.

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HANZ.

C’est un scrupule digne de vous. Je vouslaisse, maître ; puissiez-vous retrouver la paixde l’âme !

SCÈNE III.

ALBERTUS, seul.

Qu’il me tardait de me voir seul ! Ah ! celuiqui prend sur soi la responsabilité descroyances et des principes d’autrui, celui quiose se mêler d’enseigner et de diriger d’autreshommes, ne sait pas de quel fardeau il écrasesa vie ! Celui qui fait de la sagesse une pro-fession est bien fou et bien malheureux quandil n’est pas un vil imposteur ! Au moment oùil croit posséder la vérité, au moment où ilmonte en chaire pour la proclamer, ses yeux setroublent, les ténèbres descendent autour delui, des lueurs confuses s’agitent dans un loin-

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tain obscur, et sa bouche prononce des motsqui n’ont plus de sens pour son esprit. Toutn’est qu’orgueil et mensonge dans la vainescience de l’homme. Il ne sera peut-être par-donné là-haut qu’à celui qui aura su douter etse taire ! (prenant la lyre.) Pourtant il n’y a pasd’effet sans cause ; ceci n’est point une vielleorganisée, un accordéon, comme je le laissecroire. Je l’ai démontée pièce à pièce ; j’en aiexaminé attentivement toutes les parties, et lessons magnifiques que cet instrument produitne sont dus qu’aux proportions savantes et aurapport parfait de ses parties diverses. J’en faisvibrer les cordes sonores, et sans doute mamain ne les profane pas ; car leur vibration neporte pas le trouble dans mon être ; mais il meserait impossible d’en tirer d’autre harmonieque les simples accords qu’une faible notion dela musique me permet de former. Mes doigtsles cherchent et les trouvent ; mon oreille lesécoute et les juge ; mais jamais ma pensée nepourrait éveiller un son sur ces cordes ; et

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pourtant la pensée d’Hélène les émeut et enfait distiller des chants sublimes, sans le se-cours de l’art, sans l’aide du toucher… L’effetest bien constaté, je dois en chercher la cause.Négliger de la trouver, serait le fait d’une lâcheparesse ou d’un orgueil imbécile… D’où vientpourtant que je tremble en abordant ce su-jet ?… Il y a là, devant moi, comme un fleuvede feu, d’où s’élèvent des tourbillons de fu-mée… Il me semble que, comme les astro-logues du moyen âge, je vais quitter l’air purdes cieux et la lumière du soleil pour les té-nèbres de l’enfer et les prestiges de Satan… Jesaurai pourtant vaincre ces frivoles terreurs…Il n’y a désormais pour l’imagination del’homme ni Tartare ni démons ; il y a le doute,il y a le néant plus affreux encore !… Soutiens-moi, espérance divine, fruit de mes longs tra-vaux et de ma pénible austérité !

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SCÈNE IV.

ALBERTUS, MÉPHISTOPHÉLÈS,sous la figure du juif.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Dans cette disposition-là, tu me plais fort ;je vais enfoncer quelques aiguillons de curiosi-té dans ta cervelle paresseuse. (Haut.) Je m’in-cline jusqu’à terre devant Votre Stoïcisme.

ALBERTUS.

Je suis votre serviteur. Que me voulez-vous ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Votre Infaillibilité ne me fait pas l’honneurde me remettre !

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À moins que je ne vous aie vu dans un hô-pital de fous.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Votre Austérité plaisante, je suis le bon is-raélite Jonathas Taer.

ALBERTUS.

En effet, je vous reconnais maintenant ;mais, comme le bruit de votre mort a couru ici,mon esprit ne se prêtait pas à cette reconnais-sance.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

J’ai été fort malade à Hambourg. Tous lesmédecins m’avaient condamné ; mais, au mo-ment où l’on prétendait qu’il fallait me porteren terre, je me suis trouvé sur pieds, grâce à untopique que m’apporta une tireuse de cartes. Jecrois bien que, pour n’en avoir pas le démenti,

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ALBERTUS.

ces messieurs ont fait enterrer une bûche à maplace. Ma guérison eût ruiné leur réputation.

ALBERTUS.

Et pourquoi ? Vous eussiez pu avoir raisontous. Votre maladie était mortelle ; mais lesjuifs ont la vie si dure !… Voyons, que désirez-vous ? Pas de compliments inutiles, je vousprie. Mon temps ne m’appartient pas toujours.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Faquin ! qui sait mieux que moi le tempsque tu perds à caresser des lubies ? (Haut.)Mon cher maître, je viens vous proposer uneaffaire.

ALBERTUS.

Oh ! c’était votre refrain avec mon pauvreami Meinbaker. Mais, avec moi, quelle affaire

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pourriez-vous avoir ? Je n’ai rien, et ne désireque ce que j’ai.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Oh ! j’ai là, dans ma poche, des papiers qui,j’en suis sûr, vous tenteront.

ALBERTUS.

Des papiers ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Un manuscrit précieux.

ALBERTUS.

Voyons-le… Mais non, vous ne faites rienpour rien, et je ne pourrais vous payer. Ne metentez pas. Gardez-le.

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Oh ! la vue n’en coûte rien. Ce sont des par-chemins qui m’échurent en payement dans lavente qu’on fit après la mort de maître Mein-baker. J’étais un de ses créanciers, et, commetant d’autres, je fus ruiné.

ALBERTUS.

Quand un juif se plaint, c’est signe qu’il estcontent. De qui donc est ce manuscrit ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

De quel autre pourrait-il être que du grandluthier, poète, compositeur, instrumentiste etmagicien, Tobias Adelsfreit ?

ALBERTUS.

Ah ! j’ai vu beaucoup de son écriture.

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

J’en suis bien aise ; vous pourrez constaterl’authenticité de celle-ci. (Il étale de vieux ca-hiers sur la table.)

ALBERTUS.

En effet, elle me paraît incontestable. Voilàson seing et son cachet… Contrats de vente dedivers instruments… inventaires de magasin,à diverses époques, avec la date de la confec-tion des instruments… Tout cela est sans im-portance. Mais ce livre couvert de figures bi-zarres à demi effacées par le temps… c’est en-core son écriture. Voyons donc, sont-ce desvers ?… Non… Voici des essais de compositionmusicale, pensées lyriques d’une grande valeursans doute pour les curieux, et d’un grand mé-rite pour les artistes… Que vois-je ici ? desmots sans suite… des phrases tronquées, je-tées là pour memento et dont il serait oiseuxou impossible de reconstruire le sens… (Se par-lant à lui-même et oubliant la présence de Méphis-

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

tophélès.) Ah ! maintenant, des signes cabalis-tiques, de la magie ! J’en étais sûr ! nos pèresne pouvaient sortir de leurs grossières percep-tions que pour tomber dans des superstitionsplus grossières encore. Dois-je m’en étonner ?Moi qui vis dans un siècle plus éclairé et quijuge froidement les erreurs du passé, j’ai pour-tant dix fois par jour la tentation de croire àces absurdités ! C’est une conséquence du be-soin impérieux que l’homme éprouve de sortirdu positif par une porte ou par une autre, fût-ce par celle qui conduit à la folie !

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Tu seras content. Cette porte est large, ettu y passeras sans te gêner. (Haut.) Maître, ilne faut pas que votre érudition méprise cescaractères de nécromancie. Nos pères expri-maient souvent dans cette langue barbare desidées aussi sages et aussi philosophiques quevous pourriez les émettre aujourd’hui ; et, lors

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même que ces idées vous sembleraient vagueset mystérieuses, elles auraient toujours unecertaine profondeur qui vous donnerait à pen-ser si vous pouviez les lire.

ALBERTUS.

Vous vantez votre marchandise avec beau-coup d’esprit, maître Jonathas ; mais je vousdirai que cela me tente peu. Adelsfreit a écritde bonnes poésies ; mais je n’en vois pointdans ces recueils. La musique et la magie sontaussi peu de mon ressort l’une que l’autre.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Et si cette prétendue magie n’était qu’uneforme mystérieuse pour exprimer librementdes idées plus avancées que la barbarie dusiècle n’eût voulu les admettre ? Si vous alliez,en cherchant bien, y découvrir une sourced’aperçus nouveaux et de révélations inatten-dues ? Par exemple, si je vous traduisais litté-

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ralement ce passage-ci… (Il prend un des par-chemins et lit.) « Un temps viendra où leshommes auront tous l’intelligence et le senti-ment de l’infini, et alors ils parleront tous lalangue de l’infini : la parole ne sera plus que lalangue des sens, l’autre sera celle de l’esprit. »

ALBERTUS.

Qu’entend-il par l’autre ?… La musique ?

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Ah ! nous commençons à dresser l’oreille.(Haut et continuant à lire.) « Tout être intelligentsera une lyre, et cette lyre ne chantera quepour Dieu. La langue des rhéteurs et des dia-lecticiens sera la langue vulgaire. Et les êtresintelligents entendront les chants du mondesupérieur. Comme l’œil saisira le spectacle ma-gnifique des cieux et surprendra les merveillescachées de l’ordre infini, l’oreille saisira leconcert sublime des astres et surprendra les

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mystères de l’harmonie infinie. Ceci ne serapas une conquête des sens, mais une conquêtede l’esprit. C’est l’esprit qui verra le mouve-ment des astres, c’est l’esprit qui entendra lavoix des astres. L’esprit aura des sens, commele corps a des sens. Il se transportera dansles mondes de l’infini et franchira les abîmesde l’infini. Cette œuvre est commencée sur laterre. L’homme s’élève, par chaque siècle, decent mille et de cent millions de coudées au-dessus du limon dont il est sorti. Il y a loin descorybantes que le choc des boucliers d’airainmettait en fureur aux chrétiens qui se pros-ternent en écoutant les soupirs de l’orgue.L’homme comprendra enfin que, si le métala une voix ; si le bois, si les viscères et lelarynx des animaux, si le vent, si la foudre,si l’onde ont une voix ; si lui-même a, dansses organes matériels, une puissante voix ; sonâme, et l’univers, qui est la patrie de son âme,ont des voix pour s’appeler et se répondre.Il comprendra que la puissance de l’harmonie

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n’est pas dans le son produit par le bois oule métal, encore moins dans le puéril exercicedes doigts ou de la glotte, pas plus que le mou-vement perpétuel n’est dans les machines debois ou de métal que peut créer une main in-dustrieuse. Les sens ne sont que les serviteursde l’esprit ; et ce que l’esprit ne comprend pas,la main ne peut le créer. Je créerai une lyre quin’aura pas d’égale. L’ivoire le plus solide, l’or leplus pur, le bois le plus sonore, y seront em-ployés. J’y déploierai toute la science du mu-sicien, tout l’art du luthier. Les mains les plushabiles et les plus exercées n’en tireront pour-tant que des chants vulgaires, si l’esprit ne lesdirige, et si le souffle divin n’embrase l’esprit.Ô lyre ! l’esprit est en toi comme il est dansl’univers ; mais tu seras muette si l’esprit ne teparle… » Eh bien, maître, commencez-vous àcomprendre ?

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Certainement, tout ceci a un sens poétiqued’un ordre assez élevé peut-être, mais pourmoi excessivement vague.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ne vous rebutez pas. Cherchez longtempsce sens mystérieux. Il serait possible qu’Adels-freit ne l’eût pas entrevu clairement lui-même.Les hommes les plus doués du sentiment del’idéal n’ont encore que des lueurs. Une idéeest l’œuvre à laquelle travaillent plusieurs gé-nérations d’hommes supérieurs : à eux tous,ils complètent ; mais chacun d’eux l’a formu-lée, imparfaitement, à sa manière, et il vousfaut combiner ensemble ces divers élémentsdans l’alambic de votre cerveau pour en tirer laquintessence.

ALBERTUS.

Vous parlez trop bien pour un simple bro-canteur, maître Jonathas. Je vous soupçonne

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ALBERTUS.

de faire ce métier pour la forme et d’être aufond adonné à des études que vous ne voulezpas laisser paraître. Voyons, qu’êtes-vous ?philosophe ou nécromant ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

L’un et l’autre, monsieur !

ALBERTUS.

Comme au moyen âge ? cela ne se voit plus.Vous êtes le dernier de cette race.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je suis de mon siècle beaucoup plus quevous-même, mon respectable maître. Je suis àla fois adepte de la raison pure et partisan dumagnétisme ; je suis spiritualiste-spinosiste ; jene rejette rien, j’examine tout, je choisis cequi m’est le plus facile à pratiquer. Je vois leschoses de haut, car je suis un peu sceptique.

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Je suis, d’ailleurs, très sympathique à toutes lesidées nouvelles et à toutes les anciennes. En unmot, je suis éclectique, c’est-à-dire que je croisà tout, à force de ne croire à rien.

ALBERTUS.

Si vous plaisantez, du moins vous vous mo-quez de vous-même avec beaucoup d’esprit.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Vous me trouvez un peu fou, mon bon mon-sieur. Prenez garde, vous, d’être un peu tropsage. J’ai beaucoup suivi vos cours depuisquelque temps : quoique, perdu dans la foule,je n’aie jamais cherché à attirer vos regards, jesuis peut-être le seul homme qui vous ait com-pris et qui vous connaisse bien.

ALBERTUS.

Vous, monsieur !

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

Sans doute ! je sais que vous êtes précisé-ment le contraire de moi. Vous ne croyez àrien, à force de croire à tout. Allons ! je neveux pas vous déranger plus longtemps ; jevous laisse ces papiers, je présume que vousles lirez avec plaisir : vous connaissez le carac-tère arabe, et plus vous examinerez ces choses,plus vous y prendrez goût.

ALBERTUS.

Mais je ne puis vous les acheter…

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je vous les prête ; je serai toujours à tempsde m’en défaire. Je ne vous demande pourpayement que la faveur de venir causer quel-quefois avec vous. Oh ! vous n’en serez pasfâché ! Je m’entends un peu à tout, même àla musique ; et, si vous voulez, nous ferons

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ensemble un ouvrage pour expliquer le phé-nomène harmonico-magnétique qui fait jouercette lyre toute seule entre les bras d’Hélène.

ALBERTUS.

Hélène ! que savez-vous d’Hélène ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Oh ! votre belle pupille n’est pas tellementcachée dans votre maison, que le bruit de safolie miraculeuse ne se soit répandu dans laville. D’ailleurs, je me suis souvent tenu ici prèspendant qu’elle magnétisait sa lyre, et j’ai re-connu, aux sons qu’elle en tirait, la nature del’instrument, aussi bien que celle de la catalep-sie.

ALBERTUS.

Monsieur, vous parlez là d’une chose quim’intéresse beaucoup, et, si vous avez

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quelques notions sur ce phénomène, je vousprie, au nom de la science et au nom de la vé-rité, de me les communiquer.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Oui-da ! vous n’êtes pas dégoûté, monsieurle philosophe ! mais vous auriez trop de raisonpour comprendre ce que je me hasarderais àvous expliquer.

ALBERTUS.

Peut-être, au contraire, n’en aurais-je pasassez. Pourtant je m’efforcerai de me dégagerde tout orgueil philosophique.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Non, vous avez trop de préjugés !… La rai-son, c’est-à-dire l’amour obstiné de l’évidence,est la plus opiniâtre des idées fausses.

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ALBERTUS.

Hélas ! monsieur, vous ne savez pas à quivous parlez ; et peut-être étiez-vous plus prèsde la vérité que vous ne le pensiez, en me di-sant tout à l’heure qu’à force de croire à tout jene croyais à rien.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ah ! prenez garde de vous amender jus-qu’au blasphème, mon pauvre ami. Il fautpourtant croire à quelque chose, ne fût-ce qu’àsa propre ignorance.

ALBERTUS.

Je suis payé pour croire à la mienne. Depuisdeux mois que je vois se répéter tous les jourssous mes yeux le phénomène dont nous par-lions tout à l’heure, il m’est encore impossibled’établir, à cet égard, une théorie qui me satis-fasse le moins du monde.

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MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Attends ! attends ! je vais embrouillertoutes tes grandes idées avec des mots ! (Haut.)Je le crois bien, mon cher monsieur ; vousignorez une foule de choses que vous méprisezet qui vous ouvriraient pourtant les portes d’unmonde inconnu. Par exemple, je parie quevous n’avez jamais entendu parler des harpesmagnétiques.

ALBERTUS.

J’ai entendu parler des harpes éoliennesque le vent fait vibrer.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Et vous ne regardez pas la chose commeimpossible ?

ALBERTUS.

Non certainement.

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

Vous admettez que l’air peut jouer de laharpe, et vous n’admettez pas que le soufflehumain, mû par la volonté, par la pensée, parl’inspiration, puisse produire des effets sem-blables ?

ALBERTUS.

Il faudrait supposer à de tels instrumentsune incroyable délicatesse d’impressions, sil’on peut parler ainsi.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Supposez encore plus. Supposez qu’il existeun rapport sympathique entre l’artiste et l’ins-trument.

ALBERTUS.

Voilà ce que je ne puis admettre.

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

À votre aise ! ne supposez rien, n’admettezrien ; mais, pour être logique, il vous faut en-core nier le phénomène que vous voyez s’ac-complir tous les jours sous vos yeux.

ALBERTUS.

J’admettrai tout ce que vous me prouverez.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Voyons, voulez-vous sincèrement connaîtrele secret de la lyre magnétique ?

ALBERTUS.

Je le veux.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

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N’apporterez-vous pas à cette étude votreorgueil de savant et votre entêtement de logi-cien ?

ALBERTUS.

Je vous promets d’écouter avec la naïvetéd’un enfant qui apprend à lire.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Eh bien, apprenez à lire en effet. Étudiez cesparchemins, et puis après vous examinerez at-tentivement cet instrument.

ALBERTUS, souriant.

Et c’est là tout ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je reviendrai vous expliquer le reste quandvous aurez étudié votre leçon.

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ALBERTUS.

Soit.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Laissons-le à lui-même. Ma présence l’inti-miderait et l’empêcherait de se livrer à la cu-riosité puérile qui le dévore. Sa gravité philo-sophique l’embarrasse avec moi. Seul avec lui-même, il va tourmenter la lyre comme un en-fant qui arrache les plumes de l’aile à un oi-seau pour voir comment il s’y prend pour vo-ler. Esprit qui m’as bravé, tu te crois sauvé parHélène ; mais je viens de te susciter un enne-mi terrible, l’opiniâtre curiosité d’un logicien.(À Albertus qui rêve.) Je suis forcé de vous quit-ter, je reviendrai bientôt. Travaillez en m’atten-dant ; soyez sûr qu’il n’est pas de prodige qu’unesprit persévérant et consciencieux ne puissecomprendre.

ALBERTUS.

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Je le crois aussi. Dieu vous garde !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Et vous aussi, à moins que le diable ne soitle plus fort ou le plus malin. (Il se rend invisible.)

ALBERTUS, seul.

Voilà un homme bizarre ; un charlatan, sansdoute ; un escroc, peut-être ! Il m’allèche parses contes, afin de me vendre chèrement sesparchemins… N’importe : la vue n’en coûterien, a-t-il dit. (Il lit les parchemins.) Eh ! maisvoici quelque chose qui ne me paraît pas dé-pourvu de sens :

« Esprit qui m’aimes et qui veux remontervers Dieu, je saurai te lier à la lyre. La trace dugénie de l’homme est immortelle comme le gé-nie lui-même ; elle est la semence qui doit fé-conder le génie des autres hommes, jusqu’à ceque, absorbée et transformée par lui, elle s’ef-

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face en apparence. Mais c’est alors qu’elle re-monte vers le ciel comme un sillon de flamme,après avoir embrasé le champ destiné à ali-menter le feu sacré. »

Ne pourrait-on pas traduire ainsi ce pas-sage : Toute puissance émanée de Dieu, et ver-sée dans le sein de l’homme, doit accomplirune mission sur la terre. La vie de l’hommequi en a été investi ne suffit pas pour la déve-lopper ; c’est pourquoi le pouvoir lui est donnéde la fixer ici-bas, en la matérialisant dans uneœuvre quelconque. Cette œuvre, qui survit àl’homme, ce n’est plus l’homme lui-même, c’estl’inspiration qu’il avait reçue, c’est l’esprit qu’ilavait possédé durant sa vie. Cet esprit doit re-tourner à Dieu, car rien de ce qui émane deDieu ne s’égare ou ne se perd. Mais, avant deremonter à son principe, cette parcelle de laDivinité doit embraser de nouvelles âmes etcontracter une sorte d’hyménée céleste avecelles. C’est alors seulement que sa destinée estaccomplie, et que l’esprit créateur peut retour-

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ner à Dieu avec l’esprit engendré ; de leur hy-ménée est sorti un esprit nouveau, qui, à sontour, accomplit une destinée semblable parmiles hommes. C’est ainsi que le génie est im-mortel sur la terre, comme l’esprit est immorteldans le sein de Dieu…

Oui, sans doute, telle était la penséed’Adelsfreit, et, je vois que le juif avait raisonen disant que cette prétendue magie cache degrandes vérités. Je suis satisfait maintenantd’avoir étudié autrefois la langue cabalistique.Je suis sûr que je trouverai beaucoup de chosesintéressantes dans ce livre. (Il lit encore.)

« Sept cordes présideront à ta formation, ôlyre magique ! Deux cordes du plus précieuxmétal chanteront le mystère de l’infini… Lapremière des deux est consacrée à célébrerl’idéal, la seconde à chanter la foi ; l’une dirale ravissement de l’intelligence, l’autre l’ardeurde l’âme. Éclairée par ce spectacle de l’infi-ni… » (Il laisse tomber le livre.)

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Il me semble que ceci rentre dans la né-cromancie pure… Et pourtant, si l’on remonteà l’origine de la lyre, emblème de la poésiechez les anciens, on voit chaque corde ajoutéeà l’instrument marquer un progrès dans le gé-nie et dans la grandeur morale de l’homme.Chez les Chinois, les dieux mêmes se chargentde révéler aux premiers législateurs le mystèreimportant d’une nouvelle corde ajoutée à lalyre, emblème de la civilisation chez ce peuplelaborieux et positif… Qui fera l’histoire de lamusique ? Qui nous expliquera le pouvoir fa-buleux que l’histoire poétique lui attribue surles éléments, sur les peuples barbares, sur lesanimaux féroces ?… Un simple effet de sensa-tion eût-il pu produire des résultats aussi puis-sants, quelque naturels qu’on les suppose, dé-pouillés de l’allégorie ? – D’où vient donc queje ne comprends pas cette langue musicale ?J’ai étudié les règles de la musique avec ardeurdepuis deux mois, et cela n’a point éclairci lemystère que je cherche. J’ai trouvé là une

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arithmétique, rien de plus… Voyons ! la lyred’Adelsfreit a en effet des cordes de divers mé-taux : en voici deux en or pur… L’infini !…la foi !… l’intelligence et l’amour !… Voilà lesmots dont Hanz et Wilhelm se servent pour ex-primer le sens de l’hymne qui s’exhale chaquematin de cette lyre lorsque Hélène la fait ré-sonner. Eh bien !… il est un moyen de s’en as-surer : c’est de retrancher ces deux cordes, et,si l’harmonie qu’elle rendra désormais changede nature, si on lui trouve un autre sens, jecommencerai à croire qu’il existe une certainerelation entre les sons et les idées… (Il essayede démonter les deux cordes d’or de la lyre.)

Qu’importe à Hélène que la lyre ait septcordes ou qu’elle n’en ait que cinq ? Ses doigtsn’y touchent que rarement… Adelsfreit ! Hé-lène est-elle l’âme que ton esprit, matérialisédans cette œuvre de la lyre, doit féconder ? Hé-lène est une pure et belle improvisatrice ; maisce n’est point une intelligence supérieure. Elleignore tout ce qui fait la science de l’homme ;

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son âme est engourdie dans une sorte d’alié-nation douce et permanente ; son improvisa-tion lyrique est un phénomène jusqu’ici inob-servé de cet état cataleptique qu’on appelle au-jourd’hui magnétique, mot nouveau, obscur etindéfini, comme l’état qu’il désigne… Mais en-fin ; Hélène n’a pu, dans l’inaction où dormentses facultés, s’élever vers les sommets de lamétaphysique, tandis que, moi qui travaille de-puis trente ans à agrandir mon intelligence, jene puis percer le mystère de cette algèbre in-connue ?… Maudite corde qui se casse ! Quellehorrible plainte est sortie de la lyre !… Toutmon sang s’est glacé dans mes veines. Ah !mon pauvre esprit est fatigué, et je ne suis paséloigné peut-être d’avoir des hallucinations…Le cerveau s’épuise plus en une heure à s’aban-donner à des chimères qu’il ne ferait en un anà suivre le fil conducteur de la logique… Aussi,pourquoi vouloir bâtir dans le vide ? Quoi ! laparole humaine, cet attribut divin qui distinguel’homme de la brute, et qui sert à déterminer, à

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préciser, à classer les idées les plus abstraites,à rendre les propositions les plus ardues aussiclaires que la lumière du jour, serait une languevulgaire, et la cadence du rossignol serait lalangue de l’infini ? Maudits paradoxes des ar-tistes et des poètes, vous ne servez qu’à égarerle jugement ! (La seconde corde d’or se brise dansles mains d’Albertus.)

Encore ! Cette plainte amère me déchirel’âme ! Quelle puissance les émotions ner-veuses peuvent exercer sur le cerveau ! Puis-sance fatale et dangereuse, le sage doit se teniren garde contre toi… Les arts devraient êtreproscrits de la république idéale… Non ! non !des sons ne sont pas des idées… La musiquepeut tout au plus rendre des sensations… etencore sera-ce d’une manière très vague et trèsimparfaite…

THÉRÈSE, accourant.

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Maître Albertus, Hélène est réveillée ; ellecherche sa lyre avec inquiétude.

ALBERTUS.

Je vais la lui porter. (À part.) C’est la seulejoie de cette pauvre créature… Je lui rendraila lyre et ne l’écouterai plus. (À Wilhelm, Hanzet Carl, qui s’avancent d’un autre côté.) Mes en-fants, la logique gouverne l’univers, et ce quine peut être démontré par elle ne peut passeren nous à l’état de certitude. – Préparez toutpour la leçon ; je suis à vous dans l’instant. (Ilsort.)

HANZ.

Il me paraît que son bon génie a pris le des-sus.

CARL.

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C’est possible ; mais sa figure est bien alté-rée. Croyez-moi, il est amoureux d’Hélène : on

ne peut être amoureux et philosophe en mêmetemps.

WILHELM.

Ne parlons pas légèrement de cet homme. Ilsouffre, mais son âme ne peut que grandir dansles épreuves. (Ils sortent.)

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Très bien ! Je les lui ferai telles, qu’elle n’yrésistera pas. Puisque Hélène ne m’appartientplus, puisque l’esprit triomphe, ma haine re-tombera tout entière sur le philosophe, et sonâme est la lyre que je saurai briser.

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ACTE TROISIÈME

LES CORDES D’ARGENT

SCÈNE PREMIÈRE.

Au bord de l’eau. ALBERTUS, HANZ, CARL,WILHELM, HÉLÈNE, assise sur la marge du

ruisseau, un peu à l’écart.

ALBERTUS.

Le soleil est couché, le frais commence à sefaire sentir. Il serait temps pour Hélène de ren-trer. Il est prudent de ne pas trop prolonger sapremière promenade.

WILHELM.

Encore quelques instants, mon cher maître.La soirée est si belle ! Le ciel est encore embra-

sé des feux du couchant. Hélène semble goûterun bien-être qu’à votre place je n’oserais pastroubler.

CARL.

Il est certain que, depuis deux mois, je nel’ai pas vue aussi bien portante que ce soir.Son teint est calme, ses yeux doucement voi-lés. Elle ne répond pas encore à nos questions,mais elle les écoute et les entend. Je suis sûrqu’elle guérira, et que bientôt elle pourra nousraconter les belles visions qu’elle a eues. Hanz,tu le crois aussi, n’est-ce pas ? Tu as remarquécomme, toute la journée, elle a été moins dis-traite que de coutume ? On dirait qu’elle fait ungrand effort intérieur pour reprendre à la vieréelle.

ALBERTUS.

Les sept Cordes de la Lyre 220/633

J’ai essayé hier de calmer son esprit enl’élevant vers la pensée de Dieu. Elle m’a écou-

té attentivement, et ses regards, ses courtesréponses, me prouvaient que j’étais compris.Mais, quand j’ai eu fini de parler, elle m’a dit :« Je savais tout cela ; vous eussiez pu l’expri-mer d’un mot. »

HANZ.

Et quel était ce mot ? Vous l’a-t-elle dit ?

ALBERTUS.

Amour.

WILHELM.

Ô maître ! Hélène n’est point folle ! Elle estinspirée.

ALBERTUS.

Les sept Cordes de la Lyre 221/633

Oui, elle est poète ; c’est une sorte de folie,folie sublime, et que je voudrais avoir un ins-

tant, pour connaître, et pour savoir au juste oùfinit l’inspiration et où commence la maladie.

HANZ.

Mon bon maître, nos longues discussions àce sujet n’ont donc rien modifié à vos idées ?…Vous m’aviez pourtant promis d’y réfléchir sé-rieusement.

ALBERTUS.

J’y ai réfléchi ; mais, avant tout, il faudraitcomprendre la musique. J’observe Hélène,j’écoute la lyre. Je cherche à me rendre comptedes impressions que j’en reçois. Elles me pa-raissent si différentes des vôtres, que je n’oserien décider. J’essaye de saisir le sens de cesmélodies suivantes ; mais j’avoue que je n’airien compris jusqu’ici qui m’éclairât suffisam-ment.

Les sept Cordes de la Lyre 222/633

HANZ.

Quoi ! maître, rien senti non plus ?

ALBERTUS.

J’ai senti une émotion étrange, mais que jene pouvais pas plus analyser et définir que lamusique qui l’avait causée.

HANZ.

Ne vous semblait-il pas que cette musiqueexprimait des idées, plutôt des images que dessentiments ?

ALBERTUS.

Plutôt des sentiments que des idées, plutôtdes images que des sentiments.

HANZ.

Mais quelles images ?

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ALBERTUS.

Les images vagues d’une splendeur infinie,insaisissable.

CARL.

Qu’avez-vous, chère Hélène ? Que cher-chez-vous avec inquiétude ?

WILHELM.

N’espère pas qu’elle te réponde ; elle net’entend même pas.

ALBERTUS.

Peut-être m’entendra-t-elle aujourd’hui.Hélène, que désirez-vous ?

HÉLÈNE.

Qui me parle ? Vous !

Les sept Cordes de la Lyre 224/633

ALBERTUS.

Moi, votre frère.

HÉLÈNE.

Mon frère n’est pas de ce monde.

ALBERTUS.

Votre père.

HÉLÈNE.

Mon père n’est plus.

ALBERTUS.

Votre ami.

HÉLÈNE.

Ah ! mon ami le philosophe ! Écoutez ici.Vous êtes un homme savant ; vous connaissezles secrets de la nature. Parlez à ce ruisseau.

Les sept Cordes de la Lyre 225/633

ALBERTUS.

Que lui dirai-je ?

HÉLÈNE.

Dites-lui de se taire, afin que j’entende lamusique de là-haut…

ALBERTUS.

Quelle musique ?

HÉLÈNE.

Je ne puis vous le dire. Mais vous ne pou-vez dire au ruisseau de s’arrêter. Cette cascadechante trop haut.

ALBERTUS.

Je commanderais en vain à l’onde de sus-pendre son cours : Dieu seul peut commanderaux éléments.

Les sept Cordes de la Lyre 226/633

HÉLÈNE.

Ne savez-vous pas un seul mot de la languede Dieu ?

ALBERTUS.

Étrange fille ! Son délire est plein d’unepoésie inconnue ?

HANZ.

La lyre est suspendue aux branches de cesaule. Voulez-vous, Hélène, que je vous la pré-sente ?

HÉLÈNE.

Hâte-toi : le ruisseau se moque du philo-sophe ; il élève la voix de plus en plus. (Hanzlui donne la lyre.)

Les sept Cordes de la Lyre 227/633

Elle ne s’aperçoit pas de l’absence des deuxcordes.

HÉLÈNE.

Écoute, ruisseau, et soumets-toi ! (Elletouche la lyre. Au premier accord, le ruisseau s’ar-rête.)

ALBERTUS.

Quel est ce nouveau prodige ? Voyez-vous ?la cascade reste immobile et suspendue au ro-cher comme une frange de cristal.

HÉLÈNE.

Coule, beau ruisseau, mais chante à demi-voix.

WILHELM.

Le ruisseau reprend son cours, mais avecprécaution, comme s’il craignait d’éveiller les

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ALBERTUS, à part.

fleurs endormies sur ses rives. (Hélène joue dela lyre.)

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Maintenant, la terre recueillie attend avecrespect la voix de la lune qui vient regardersa face assombrie. Écoute bien, fille de la lyre,apprends les secrets des planètes. Du fond del’horizon, à travers les buissons noirs, voici ve-nir une voix faible, mais d’une incroyable pure-té, qui monte doucement dans l’air sonore. Ellemonte, elle grandit ; les notes sont distinctes,le disque d’argent sort du linceul de la terre,la terre vibre, l’espace se remplit d’harmonie,les feuilles frémissent à la cime des arbres. Lalueur blanche pénètre dans toutes les fentesdu taillis, dans les mille et mille clairières dufeuillage : voici les gammes de soupirs harmo-nieux qui fuient sur la mousse argentée ; voicides flots de larmes mélodieuses qui tombentdans le calice des fleurs entr’ouvertes. Silence,

Les sept Cordes de la Lyre 229/633

oiseaux des bois ! Silence, insectes des longuesherbes ; repliez vos ailes métalliques ! Silence,ruisseau jaseur ; ne heurte pas ainsi en ca-dence les cailloux de ton lit ! Silence, roseauxfrissonnants ; dépliez sans bruit vos lourds pé-tales, lotus du rivage ! Alcyons pétulants, ne ri-dez pas ainsi le miroir où la lune veut se re-garder ! Écoutez ce qu’elle vous chante, et vouslui répondrez quand elle vous aura pénétréset remplis de sa voix et de sa lumière. En-ivrez-vous en silence de sa plainte mélanco-lique ; buvez à longs traits son reflet humide ;courbez-vous avec crainte, avec amour sous levol des anges blancs qui nagent dans le rayonoblique. Attendez, pour vous relever, qu’ilsvous aient effleurés du bout de leurs ailes em-baumées, et qu’ils aient confié tout bas àchaque oiseau, à chaque insecte, à chaque flot,à chaque branche, à chaque fleur, à chaquebrin d’herbe, le thème de la grande symphonieque cette nuit la terre doit chanter aux astres.

Les sept Cordes de la Lyre 230/633

HANZ.

Eh bien, maître, cette musique ne parle-t-elle pas à votre âme ?

ALBERTUS.

Elle ne saurait parler à ma raison. Elleémeut en moi je ne sais quels instincts decontemplation ; mais par quels moyens, jel’ignore. Je ne saurais traduire ni ce que j’en-tends ni ce que j’éprouve ; et pourtant je prêtetoute mon attention.

WILHELM.

Écoutez maintenant ! le rythme change.

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Et maintenant elle est levée, elle règne, ellebrille ! elle se baigne dans l’éther comme uneperle immaculée au sein de l’immense Océan.Les pâles couleurs du prisme lunaire dansent

Les sept Cordes de la Lyre 231/633

en cercle autour d’elle. Ses froides mers, sesvastes lacs, ses monts d’albâtre, ses crêtes nei-geuses se découpent et se dessinent sur sesflancs glacés. Miroir limpide, création incom-préhensible de la pensée infinie, paisible flam-beau enchaîné au flanc de la terre ta souve-raine, pourquoi répands-tu dans les abîmes duciel cette plainte éternelle ? pourquoi verses-tu sur les habitants de la terre une influence sidouce et si triste à la fois ? Es-tu un monde fi-ni ou une création inachevée ? Pleures-tu surune race éteinte, ou es-tu en proie aux dou-leurs de l’enfantement ? Es-tu la veuve répu-diée ou la fiancée pudique du soleil ? Ta lan-gueur est-elle l’épuisement d’une productionconsommée ? est-elle le pressentiment d’uneconception fatale ? Redemandes-tu tes enfantscouchés sur ton sein dans la poussière du sé-pulcre ? Prophétises-tu les malheurs de ceuxque tu portes dans tes entrailles ? Ô lune ! lunesi triste et si belle ! es-tu vierge, es-tu mère ?es-tu le séjour de la mort, es-tu le berceau de la

Les sept Cordes de la Lyre 232/633

vie ? Ton chant si pur évoque-t-il les spectresde ceux qui ne sont plus ou de ceux qui nesont pas encore ? Quelles ombres livides vol-tigent sur tes cimes éthérées ? sont-elles dansle repos ou dans l’attente ? sont-ce des espritscélestes qui planent sur la tête triomphante ?sont-ce des esprits terrestres qui fermententdans ton flanc et qui s’exhalent de tes volcansrefroidis ?

HÉLÈNE. Le son de la lyre est la seule manifesta-tion de la pensée d’Hélène pour les oreilles hu-maines. Les pensées qu’elle exprime ici ne sont

clairement comprises que par les esprits célestes.

Pourquoi interroger l’astre, toi qui connaistous les secrets de l’infini ? Si le charme te lieà mes côtés, ne peux-tu par la mémoire te re-porter aux lieux qu’autrefois tu habitais par lapensée ?

L’ESPRIT DE LA LYRE.

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Ma mémoire s’éteint, ô fille des hommes !Depuis que je t’aime, je perds le souvenir de

tout ce qui est au delà des confins de la terre.Interroge avec moi l’univers, car je ne puisplus rien t’apprendre que ce qui existe ici-bas.Ne sens-tu pas toi-même une langueur déli-cieuse s’emparer de ton être ? N’éprouves-tupas qu’il est doux d’ignorer, et que sans l’igno-rance l’amour ne serait rien sur la terre ? Ai-mons-nous, et renonçons à connaître. Dieu estavec nous, car il est partout ; mais sa face nousest voilée, et nous sommes désormais l’un àl’autre l’image de Dieu.

HÉLÈNE.

J’espérais que tu me révélerais touteschoses. Tu me l’avais promis, et déjà nousavions pris ensemble notre vol vers les sphèresétoilées. Pourquoi renonces-tu déjà à m’ini-tier ? Ne saurais-tu me conduire dans cetteétoile qui brille là-haut, à cent mille abîmes au-

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dessus de la lune ? C’est là que je voudrais al-ler. Mais tu ne veux même pas me conduiredans la plus voisine des planètes !

L’ESPRIT.

Je ne le puis. Je suis lié par les cordes de lalyre et par l’amour que j’ai conçu pour toi. Filledes hommes, ne me reproche pas la chaînedont tu m’as chargé. Je ne suis plus un espritcéleste ; je ne sais même plus s’il existe unautre ciel que celui qu’on aperçoit de cette rive,à travers la cime des arbres. Ton sein est monunivers ; uni à toi, je comprends et je goûte lesbeautés du monde que tu habites. Vois commecette nuit est sereine, comme les voix de cemonde sont harmonieuses ; comme elles semarient tu concert des astres, et comme, sanssavoir le sens mystérieux de l’hymne qu’elleschantent, elles s’unissent dans un accord su-blime à la voix de l’infini !

Les sept Cordes de la Lyre 235/633

HÉLÈNE.

Que parles-tu de l’infini ? Tu ne sais plusla langue de l’infini. Tu ne chantes pas mieuxmaintenant que l’insecte caché dans l’herbe oule roseau balancé par les ondes.

L’ESPRIT.

Hélène, Hélène ! tu promettais de m’aimer,et tu voulais t’anéantir pour me délivrer. Maistu es bien une fille des hommes. À mesure quel’esprit se soumet et se livre à toi, tu veux pé-nétrer plus avant dans les mystères de l’es-prit, et tu le tortures par les étreintes d’une im-placable curiosité. Ô esprits mes frères ! venezvers moi ; venez vers la fille de la lyre ; instrui-sez-la, ou rendez-moi la mémoire. Montrez-luiDieu, ou rendez-moi le prisme qui me servait àle contempler. Secourez-moi. L’hymne funèbrede la lune a engourdi ma flamme. Les cordesde la lyre se sont détendues à l’humidité de lanuit. Les soleils de l’infini brillent là-haut de

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leur splendeur éternelle, et je les vois à peine àtravers les voiles dont la terre est accablée.

LES ESPRITS CÉLESTES.

Résigne-toi, esprit frère ! il faut que ta desti-née s’accomplisse. Une main fatale a commen-cé à briser tes liens ; mais il faut que toi-mêmetu sois brisé sur la terre avant de retourner auxcieux, et ta délivrance doit s’opérer par la dou-leur, l’effroi, l’ignorance, l’oubli, la faiblesse.Telle est la loi éternelle. La terre est un aimant,et ceux qui sont nés d’elle ne peuvent la quit-ter qu’avec désespoir. La terre est le temple del’expiation.

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Eh bien, je t’aime, ô terre, fille de l’amour etde la douleur ! Je sens en effet s’exhaler de tonsein une attraction brûlante. Je voudrais, lan-guissant, t’étreindre dans un immense baiser,

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et m’endormir sur ton flanc tiède sans savoirdans quel monde je m’éveillerai.

HÉLÈNE.

Oui, la nuit est belle, et la terre est en-chantée. Les rayons de la lune la caressentdoucement, et son chant se marie délicieuse-ment au chant des étoiles. Chante encore, ôbelle création d’amour et de douleur ; chantepar tes mille voix. Éveillez-vous, créatures em-brasées de la soif de l’infini. Esprits terrestres,beaux sphinx aux ailes de pourpre et d’azur,ouvrez vos yeux ardents et plongez-les dansle sein des fleurs enivrées. Allons, datura pa-resseux, chante l’hymne aux étoiles ; déjà lephalène qui t’aime danse en rond autour de tacorolle endormie. Et toi, pervenche, relève tatête appesantie, et n’attends pas que la brisete secoue rudement pour chanter avec elle.Commence ton poème, ô rossignol inspiré ! nesouffre pas que les sanglots de la chouette te

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devancent. Allons, ruisseau, élance-toi parmiles rochers, et que tes marges fleuries répètentta fanfare sur tous les tons de la joie, du désir,de l’amour et de l’inquiétude. Ô mon âme, quetu souffres ! Que les étoiles sont loin ! que leurvoix est faible ! Ô terre, je t’aime ! Quandmourrai-je, ô mon Dieu ? Ô mon Dieu, où es-tu ? Quand briseras-tu la lyre ? Esprit, esprit dela lyre, quand te verrai-je, quand serons-nousdélivrés ?

L’ESPRIT.

Fille des hommes, tu ne m’aimes pas. Tune songes qu’à Dieu ; tu n’aspires qu’à l’infini.Vois comme la terre est belle, et comme il estdoux de vivre sur son sein dans l’oubli de l’ave-nir, dans la contemplation du présent, dansles voluptés de la paresse, dans les larmes del’amour. Aime, aime ce qui t’appartient. Dieune t’aime peut-être pas ; Dieu ne t’appartiendrapeut être jamais.

Les sept Cordes de la Lyre 239/633

HANZ.

Les mains d’Hélène cherchent encore lescordes. Remarquez-vous, maître, qu’au-jourd’hui elle joue davantage, et qu’elle sembleétablir un dialogue avec cette puissance invi-sible qui fait chanter la lyre ?

ALBERTUS.

Aujourd’hui, il me semble que je suis surla trace d’une explication naturelle du prodige.Cette lyre serait une sorte d’écho. Sa construc-tion ingénieuse la rendrait propre à reproduireles sons déjà produits par la main qui enébranle les cordes.

WILHELM.

Ô maître, vous n’écoutez donc pas ? Lessons produits par la main d’Hélène et ceux quise produisent ensuite d’eux-mêmes n’ont riende commun. Ce sont des mélodies toutes dif-

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férentes ; mais, comme elles ne changent ni deton ni de mouvement, vous n’appréciez pas ladifférence continuelle des phrases.

ALBERTUS.

Décidément, je suis un barbare.

HÉLÈNE, jouant de la lyre.

« Peut-être jamais ! » Que ces mots sont ef-frayants ! Est-il possible qu’on les prononcesans mourir ! Ah ! si l’homme pouvait dire aveccertitude Jamais ! aussitôt il cesserait de vivre.Peut-être ! voilà donc le thème mélancoliqueque tu redis incessamment, ô terre infortunée !Dans tes plus beaux jours de soleil commedans tes plus douces nuits étoilées, ton chantest une continuelle aspiration vers des biensinconnus. Aussi Dieu a fait bien courte l’exis-tence des êtres que tu engendres ; car le désirest impérieux ; et, si la vie de l’homme se pro-longeait au delà d’un jour, le désespoir s’em-

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parerait de son âme et consumerait sa puis-sance d’immortalité. Ô lune ! à ton aspect, laface de la terre se couvre de larmes, et son seinn’exhale que des plaintes, car ton spectre li-vide et ta destinée mystérieuse semblent rem-plir la voûte céleste d’un cri de souffrance et decrainte : Peut-être jamais !

HANZ, à Albertus.

Maître, vous devenez triste. Ce chant vousémeut enfin ?

ALBERTUS.

Il me fait mal, j’ignore pourquoi.

WILHELM.

Et moi, il me déchire.

L’ESPRIT DE LA LYRE.

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Hélène, Hélène, reviens à toi ; chasse cesterreurs inutiles. La nature est belle, la Pro-

vidence est bonne. Pourquoi toujours aspirerà un monde inaccessible ? Que t’importe de-main, si aujourd’hui peut donner le bonheur ?Si tu veux entrer dans la vie immatérielle, ap-prends la première faculté que tu dois acquérir,la résignation.

L’orgueil de l’homme ne veut jamais se plierà la sainte ignorance où végètent tant d’êtrespaisibles dont son univers est peuplé. Vois, fillede la lyre, comme les fleurs sont belles ; écoutecomme le chant des oiseaux est mélodieux ;respire toutes ces suaves émanations, entendstoutes ces pures harmonies de la terre. Quelque soit l’auteur et le maître de ces choses, unepensée d’amour a présidé à leur création, puis-qu’elle leur a départi la beauté et l’harmonie.Il y a bien assez de bonheur à les contempler.L’homme est ingrat quand il ferme ses sens àtant de chastes délices.

Les sept Cordes de la Lyre 243/633

Ah ! plutôt que de chercher sans cesse à dé-chirer le voile qui te sépare de l’idéal, pourquoine pas jouir de la réalité ? Viens avec moi, masœur, viens : mes ailes t’enlaceront et te por-teront sur les cimes des montagnes. Nous ra-serons d’un vol rapide les nappes de fleurs va-riées que la brise fait onduler sur les prairies.Nous franchirons les torrents en nous jouantdans le prisme écumant des cataractes ; nousmouillerons nos robes argentées à la crête desvagues du lac, et nous courrons sur le sablefin des rivages sans y laisser l’empreinte denos pas. Nous nous suspendrons aux branchesdes saules, et je sèmerai tes blondes tressesdes insectes d’azur, vivants saphirs que dis-tillent leurs rameaux éplorés. Je te ferai unecouronne de fleurs d’iris et de lotus. Nous lesirons chercher sur ces roches glissantes queles pieds de l’homme n’ont jamais touchées,au milieu de ces abîmes tournoyants d’où lesbarques s’éloignent avec effroi. Et puis noustraverserons les jeunes blés, et nous marche-

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rons sur leurs têtes blondes sans les courber ;nous gravirons les collines, plus rapides quel’élan et le chamois ; nous franchirons cesgrandes bruyères où le francolin et le lagopèdecachent leurs nids dans des retraites inacces-sibles ; nous voltigerons, comme les grandsaigles, sur ces pics de marbre où l’arc et lafronde ne peuvent les atteindre ; nous les dé-passerons ; nous irons nous asseoir sur ces ai-guilles de glace où l’hirondelle même n’ose po-ser ses pieds délicats, et, de là, nous verronsscintiller les étoiles dans une atmosphère pluspure, et nous embrasserons d’un coup d’œill’immensité des constellations célestes. Etalors, abaissant les regards sur cette terre sibelle, d’où montent sans cesse de si touchantesharmonies, et les reportant sur le firmament,qui lui répond par des chants d’espérance sifaibles mais si doux, tu sentiras ton âme sefondre et tes pleurs couler ; car tu compren-dras que, si Dieu a mis des bornes à la connais-sance de l’homme, il a donné en revanche à sa

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pensée le sens du beau, et à ce sens l’alimentinépuisable d’une création sublime à contem-pler.

HÉLÈNE.

Oui, la contemplation est la plus grandejouissance de l’homme ! et je te salue, je t’ad-mire et je t’aime, ô terre, œuvre magnifique dela Providence ! Aime-moi aussi, ô ma mère fé-conde ! aime tous tes enfants ; pardonne-leurl’ennui qui les ronge et l’impatience de te quit-ter qui les dévore. Tes enfants sont tristes, ômère patiente ! Tu les combles de tes dons, etils en abusent ; tu leur crées mille délices, et ilsles méprisent. Tu les engendres et tu les nour-ris de ton sein ; mais leur unique plainte estcelle-ci : « Ô mère impitoyable, tu m’as donnéla vie, et je te demandais le repos. Maintenant,à peine ai-je joui de la vie, et tu ouvres tonsein avide pour m’y replonger dans un affreux

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sommeil. Ô marâtre, puisque tu m’as fait vivre,pourquoi veux-tu me faire mourir ? »

L’ESPRIT.

Écoutez ! rien ne meurt, tout se transformeet se renouvelle ; et, quand même la penséene remonterait pas vers ces hauteurs sublimesd’où tu la crois émanée, il y aurait encore pourtoi des rêves délicieux au delà de la tombe.Quand même ton essence enchaînée pour ja-mais à celle de la terre se mêlerait à ses élé-ments, il y aurait encore une destinée pour toi.Qu’oserais-tu mépriser dans la nature, ô fillede la lyre ? Si tu comprends la beauté de tousles êtres qui la remplissent, quelle transforma-tion peut t’effrayer ou te déplaire ? N’as-tu ja-mais envié les ailes soyeuses de l’hespérie oule plumage du cygne ? Quoi de plus beau quela rose ? quoi de plus pur que les lis ? N’est-cerien que la vie d’une fleur ? Celle de l’hommeest-elle aussi douce, aussi résignée, aussi tou-

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chante ? Y a-t-il une seule grâce oubliée ouperdue dans ce tableau immense ? y a-t-il uneseule note isolée ou étouffée dans ce vasteconcert ? La Providence n’a-t-elle pas une ca-resse pour le moindre brin d’herbe qui fleu-rit, aussi bien que pour le plus grand hommequi pense ? Écoute, écoute ; tu t’es trompée. Cethème que tu as cru entendre, ce n’est point unchant de doute et d’angoisse… Écoute mieux,le ciel dit : « Espoir ! » Et la terre lui répond :« Confiance !… » (Hélène dépose la lyre et s’age-nouille.)

HANZ.

Qu’avez-vous, chère sœur ? Pourquoi voslarmes coulent-elles ainsi sur vos belles mainsjointes ?

WILHELM.

Laisse-la prier Dieu. Elle ne t’entend pas.

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ALBERTUS, à Hélène qui se relève.

Êtes-vous mieux, mon enfant ?

HÉLÈNE.

Je me sens bien.

ALBERTUS, à ses élèves.

Il est temps qu’elle rentre. La soirée devientfroide ; emmenez-la, mes amis, et recomman-dez à sa gouvernante de la faire coucher toutde suite.

WILHELM.

Ne venez-vous pas avec nous, maître ?

ALBERTUS.

Non, j’ai besoin de marcher encore. Je vousrejoindrai bientôt.

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CARL.

N’oublions pas la lyre.

ALBERTUS.

Laisse-la-moi. J’en aurai soin. Prenez soinde votre sœur.

WILHELM.

Hélène, appuie-toi sur mon bras.

HÉLÈNE, prenant le bras de Wilhelm.

La vie n’a qu’un jour.

CARL.

Hélène, laisse-moi t’entourer de mon man-teau.

HÉLÈNE, mettant le manteau sur ses épaules.

Et ce jour résume l’éternité.

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HANZ.

Hélène, ne saurais-tu nous dire à quoi tupensais tout à l’heure en jouant de la lyre ?

HÉLÈNE.

Je le sais, mais je ne pourrais vous l’expli-quer.

CARL.

Mais ne saurais-tu donner à cette improvi-sation un nom qui nous en révèle le sens ?

HÉLÈNE.

Appelez-la, si vous voulez, les cœurs rési-gnés.

ALBERTUS.

Et celle d’hier ?

Les sept Cordes de la Lyre 251/633

HÉLÈNE, effrayée.

Hier ! hier !… c’était… les cœurs heureux ;mais je n’ai pu la retrouver aujourd’hui, je nem’en souviens plus.

SCÈNE II

ALBERTUS, seul.

Il n’y a plus à en douter, cette lyre est en-chantée. Elle commande aux éléments ; ellecommande aussi à la pensée humaine ; carmon âme est brisée de tristesse, et, sans com-prendre le sens mystérieux de son chant, jeviens d’en subir l’émotion douloureuse et pro-fonde… Enchantée !… Est-ce donc moi dontla bouche prononce et dont l’esprit accepteun pareil mot ? Il me semble que mon êtres’anéantit. Oui, ma force intellectuelle est surson déclin ; et, au lieu de lutter par la raisoncontre une évidence peut-être menteuse, je

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l’accepte sans examen, comme un fait accom-pli… Peut-être le meunier du moulin, quej’aperçois là-bas parmi les peupliers, pourraitm’expliquer fort naturellement le prodige deseaux suspendues dans leur cours. Il n’a falluqu’une coïncidence fortuite entre le momentoù Hélène, dans sa folie, commandait au ruis-seau de s’arrêter, et celui où le garçon du mou-lin fermait la pelle de l’écluse… Il y a peu detemps, je n’aurais pas hésité un seul instantà constater l’explication grossière de ce faiten apparence surnaturel ; aujourd’hui, je mecomplais dans le doute, et je crains d’éclaircirle mystère. Est-ce qu’à force de contemplerla face auguste de la vérité, l’esprit mobile etfrivole de l’homme s’en lasserait ? Ah ! sansdoute, quand ce moment arrive pour un espritméditatif, il doit s’épouvanter ; car ce momentmarque sa décadence et son épuisement.

Les sept Cordes de la Lyre 253/633

SCÈNE III.

MÉPHISTOPHÉLÈS, sortant des saules ; AL-BERTUS.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Si le meunier avait baissé la pelle de l’éclusejuste au moment où Hélène prononçait les pa-roles sacramentelles, la coïncidence fortuiteserait un prodige beaucoup plus étonnant quele fait naturel dont vous avez été témoin.

ALBERTUS.

Encore ce juif ! Il me suit comme monombre ; que le soleil se montre ou que la lunese lève, il est sur mes talons… Maître Jona-thas, vous prenez beaucoup d’intérêt, ce mesemble, aux perplexités de mon esprit.

Les sept Cordes de la Lyre 254/633

Maître Albertus, je m’intéresse à touteschoses et ne m’étonne d’aucune.

ALBERTUS.

Vous êtes plus avancé que moi.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Beaucoup plus avancé, sans aucun doute,car vous ne l’êtes guère. Vous n’avez donc ja-mais ouï constater par les savants le rapportqui existe entre le son et le mouvement decertains corps ? Vous n’avez point assisté auxcours d’un savant qui, tout dernièrement, aplacé devant nous un vase rempli d’eau inclinésur un récipient ? En calculant la masse d’eaucoulante sur la force du son d’un violon, il mo-difiait la direction, le bouillonnement et la ra-pidité de l’irrigation au gré de l’archet promenésur les cordes. La théorie de cette action sym-pathique sera longtemps discutée peut-être,mais le fait est avéré. Peut-être en trouveriez-

Les sept Cordes de la Lyre 255/633

MÉPHISTOPHÉLÈS.

vous une explication satisfaisante dans les ma-nuscrits que je vous ai remis ce matin,

ALBERTUS.

Plût au ciel que je n’eusse pas jeté les yeuxsur ce maudit grimoire ! Les extravagancesdont il est rempli ont troublé mon cerveautoute la journée.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Pourtant, mon maître, vous avez fait uneexpérience qui n’a pas mal réussi. En retran-chant deux cordes de la lyre, vous avez telle-ment changé la nature des inspirations d’Hé-lène, que, pour la première fois de votre vie,vous avez failli comprendre la musique.

ALBERTUS, à part.

Ses railleries m’irritent, et pourtant cethomme semble lire en moi. Il sait évidemment

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beaucoup de choses que j’ignore. Pourquoi nelui ouvrirais-je pas mon âme ? Son scepticismene peut être contagieux pour moi, et sa sciencepeut me tirer du labyrinthe où je m’égare.(Haut.) Maître Jonathas, vous étiez donc làpendant qu’Hélène jouait de la lyre ? Vous avezcompris son chant ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Très bien. Elle a chanté la création ter-restre, la nature, comme on disait auXVIIIe siècle, en langue philosophique. La pre-mière corde d’argent est consacrée à lacontemplation de la nature ; la seconde, à laProvidence… Oh ! je sais par cœur le manus-crit d’Adelsfreit… Aujourd’hui, vous avez re-tranché les cordes d’or, l’infini et la foi. Il fautbien que la pauvre inspirée se rejette sur l’es-pérance et sur la contemplation.

ALBERTUS.

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Sur le doute et la mélancolie ; car voilà ceque j’ai compris dans son chant, et voilà l’im-pression douloureuse qui m’en est restée, àmoi !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Il ne faut pas que cela vous inquiète. Si vousretranchiez les deux cordes d’argent, vous ver-riez bien autre chose.

ALBERTUS.

Et si je retirais ces deux cordes d’acier ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

La lyre chanterait tout différemment, etvous commenceriez à lire dans la musique etdans la poésie comme vous lisez dans le dic-tionnaire de Bayle.

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Vous le croyez ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

J’en suis sûr. Consultez le manuscrit en ren-trant chez vous.

ALBERTUS.

Eh bien, j’essayerai encore cela. Mais je tâ-cherai de ne pas briser les cordes, comme j’aibrisé, sans le vouloir, les deux premières.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Sans doute ! La lyre est enchantée, et celapeut porter malheur ! Ne vous sentez-vous pasla fièvre depuis tantôt ?

ALBERTUS.

Quel plaisir pouvez-vous prendre à raillerun esprit sincère qui s’abandonne à vous ?

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ALBERTUS.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je ne raille pas. N’avez-vous jamais enten-du raconter à maître Meinbaker, père de votreHélène et descendant en ligne directe du fa-meux Adelsfreit, que ce magicien, le jour de samort, ayant mis la dernière main à la lyre, seprit d’un tel amour pour ce chef-d’œuvre, qu’ildemanda à monseigneur de là-haut, le papedes étoiles…

ALBERTUS.

Quelles folies me racontez-vous là ? Mein-baker avait la tête pleine de contes de fées. Ilprétendait qu’Adelsfreit avait demandé à Dieude mettre son âme dans cette lyre, et que Dieu,pour le punir d’avoir ainsi joué avec son hé-ritage céleste, l’avait condamné à vivre enfer-mé dans cet instrument jusqu’à ce qu’une mainvierge de tout péché l’en délivrât.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

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Et, à l’instant même où il eut prononcé cevœu téméraire, il mourut subitement.

ALBERTUS.

Son esprit était égaré depuis quelquetemps ; il se donna la mort volontairement.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Tout ceci renferme une charmante allégo-rie.

ALBERTUS.

Laquelle ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

C’est que le savant, comme l’artiste, se doità la postérité. Le jour où l’amour de l’art etde la science devient une satisfaction égoïste,l’homme qui sacrifie l’avantage des autreshommes à son plaisir est puni dans son œuvre

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même. Elle reste enfouie, oubliée, inutile, pen-dant des siècles ; sa gloire se perd dans lesnuages dont la superstition l’environne ; et,pour avoir dédaigné de se révéler à sescontemporains, il est condamné à n’être tiré dela poussière que par un esprit simple qui pro-fite de ses découvertes et usurpe sa renommée.

ALBERTUS.

J’aime cette interprétation ; je savais bienque vous étiez un homme plus sérieux quevous ne voulez le paraître.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Puisque vous me faites tant d’honneur, pro-fitez, maître Albertus, d’un conseil très sé-rieux : ne négligez pas de pénétrer le mystèrequi vous paraît encore envelopper les proprié-tés de cette lyre magnétique. Soyez sûr qu’il ya, entre elle et la folie de votre pupille Hélène,un rapport qu’il est de votre devoir d’éclaircir

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et de faire connaître. Autrement, le public im-bécile s’emparera d’un fait naturel pour accré-diter ses superstitions. On dira qu’il s’est passédans votre maison des choses diaboliques, etvotre silence sera une sanction des contes ab-surdes qu’on débite déjà. La magie était passéede mode ; mais le peuple n’en a pas perdu legoût, et des esprits distingués aiment à ressus-citer ces vieilles croyances sous d’autres noms,croyant faire du neuf et sortir de la routine phi-losophique.

ALBERTUS.

Vous avez raison. Mes meilleurs élèves sontles premiers à accepter toutes ces extrava-gances. Je poursuivrai l’expérience ; et, pourcommencer…, je vais ôter les deux cordesd’argent, mais avec précaution, afin de voir, enles remettant plus tard, si Hélène recommencele chant de ce soir.

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

Tournez les chevilles tout doucement. (Al-bertus touche la première corde d’argent, qui sebrise aussitôt qu’il y porte la main.)

ALBERTUS.

Ô ciel ! déjà brisée ! Il semble que mon in-tention suffise sans le secours de ma main !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je vous avais prévenu. Cet instrument estd’une délicatesse extrême. La sympathie legouverne.

ALBERTUS.

Comme tout à coup le ciel est devenusombre !… Voyez donc, maître Jonathas, lalune est cachée sous les nuages, et l’orages’amoncelle sur nos têtes.

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MÉPHISTOPHÉLÈS, riant.

C’est sûrement l’effet de cette corde cassée.Je ne vous conseille pas de toucher à l’autre.

ALBERTUS.

Vous me prenez pour un enfant… Je tour-nerai cette cheville avec tant de lenteur… (Il ytouche, et la corde se brise.)

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Vous l’avez tournée à rebours. Décidément,vous êtes adroit comme un philosophe !

ALBERTUS.

Quel cri lamentable est parti du sein desondes ! Ne l’avez-vous pas entendu, maître Jo-nathas ?

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Le grincement de cette corde cassée agaceles nerfs du courlis endormi dans les roseaux.

ALBERTUS.

Quel coup de vent ! Les peupliers se plientcomme des joncs !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Il va faire de l’orage. Bonsoir, maître Alber-tus.

ALBERTUS.

Vous me quittez ! Ne m’expliquerez-vouspas ce que j’éprouve en cet instant ? Une ter-reur invincible s’empare de moi. La sueur coulede mon front. Ah ! ne riez pas de ma détresse !Je consens à souffrir, je consens même à êtrehumilié, pourvu que mon esprit s’éclaire, etque je fasse, à mes dépens, un pas vers laconnaissance de la vérité.

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

MÉPHISTOPHÉLÈS, éclatant de rire.

La vérité, c’est que vous êtes un grand phi-losophe, et que vous avez peur du diable. (Il semontre sous sa véritable forme. Albertus fait un criet tombe évanoui.)

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Maintenant, privée de toutes les cordes quichantent la gloire ou la bonté de son maître,cet Esprit doit être en ma puissance. Tâchonsde briser la lyre. Hélène mourra, et Albertusdeviendra fou. (Il veut briser la lyre.)

CHŒUR DES ESPRITS CÉLESTES.

Arrête, maudit ! Tu ne peux rien sur elle.Dieu protège ce que tu persécutes. En faisantsouffrir les justes, tu les rapproches de la per-fection. (Méphistophélès s’envole et disparaîtdans la brume de la rivière.)

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SCÈNE IV.

ALBERTUS, se ranimant peu à peu.

Quelle affreuse vision ! Ne l’avez-vous pasvue, maître Jonathas ? C’était un spectre hi-deux. Toutes les souffrances de la perversitésemblaient avoir creusé ses joues livides. Unrire amer, triomphe d’une haine implacable,entr’ouvrait ses lèvres glacées ; et dans son re-gard j’ai vu toutes les fureurs de l’injustice,toutes les ruses de la lâcheté, toute la rageimpitoyable d’un désespoir sans ressources !Quel est cet être infortuné dont l’aspect fou-droie et dont le regard déchire ? Dites, Jona-thas, le connaissez-vous ?… Mais où donc estle vieux juif ? Je suis seul, seul dans les té-nèbres !… Mes cheveux sont encore dresséssur ma tête !… Ah ! quelle faiblesse s’est doncemparée de moi ? Quelle douleur est tombéesur ma poitrine et l’a brisée, comme un mar-

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teau brise le verre ?… (Voyant la lyre à sespieds.)

Ah ! je me souviens ! J’ai porté encore unefois ma main impie sur cette relique sacrée,dépôt d’un ami mourant, héritage d’une fillepieuse. J’ai voulu détruire ce chef-d’œuvred’un artiste, cet instrument, source des seulesjoies qu’éprouve la triste Hélène. Il y avait danscette lyre un mystère que j’aurais dû respec-ter ; mais mon orgueil, jaloux de ne pas com-prendre son langage, et les perfides conseils dece juif sophiste m’ont égaré… Pauvre Hélène !que te restera-t-il, si tu ne peux chanter nila force ni la douceur du Tout-Puissant ? Moncrime porte avec lui son châtiment. Les mêmescordes que j’ai brisées à cette lyre se sont bri-sées au fond de mon âme. Depuis hier, l’idéede l’infini s’est voilée en moi : le doute amera contristé toutes mes pensées, et, depuis uninstant, ma confiance en Dieu s’est évanouiecomme ma foi. Il me semblait, pendant qu’Hé-lène improvisait en regardant la lune, que je

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pourrais bientôt comprendre les secrets de sapoésie étrange. La nature s’embellissait à mesyeux, et, en même temps qu’une mélancolieprofonde s’emparait de moi, j’éprouvais uncharme inconnu à savourer ces langueursd’une contemplation à la fois chaste et volup-tueuse auxquelles je n’avais jamais osé me li-vrer. Oui, je comprenais ce qu’il y a de reli-gieux dans le doute et ce qu’il y a de divin dansla rêverie… Et maintenant, ce monde poétiques’est déjà écroulé. Une voix aigre a jeté un cride malédiction sur la terre épouvantée. La lunene répand plus sa molle clarté sur les gazons,et les insectes cachés sous l’herbe ne sèmentplus leurs petites notes mystérieuses dans lesilence solennel de la nuit. La chouette gla-pit et s’envole vers le cimetière ; le ruisseautraîne de longs sanglots, comme si sa naïadedéchirait ses membres délicats sur les caillouxtranchants ; le vent froisse les feuilles avec co-lère, et sème les fleurs sur le gravier ; les rep-tiles sifflent, et les ronces se dressent sous mes

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pieds. Tout pleure, rien ne chante plus ; et il mesemble que c’est moi qui ai troublé la paix decette nuit sereine en évoquant le désespoir parje ne sais quel maléfice !… Ô mon Dieu ! pour-quoi ai-je sacrifié à une vaine sagesse les plusdouces impressions de ma vie ? Pourquoi cetteâpre résistance, quand une destinée nouvellepouvait s’ouvrir devant moi ? Que n’ai-je cédéau penchant qui m’entraînait vers la jeunesse,vers la beauté, vers l’amour ? Hélène m’eût ai-mé peut-être, si, au lieu d’égarer son espritdans le dédale du raisonnement, je l’eusse lais-sée s’élever en liberté vers les régions fantas-tiques où son essor l’entraînait ! Peut-être yavait-il autant de logique dans sa poésie qu’ily en avait dans ma science. Elle m’eût révéléune nouvelle face de la Divinité ; elle m’eûtmontré l’idéal sous un jour plus brillant… Dieune s’est communiqué à moi jusqu’ici qu’à tra-vers le travail, la privation et la douleur ; jel’eusse possédé dans l’extase de la joie… Ilsle disent, du moins ; ils le disent tous ! ils se

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prétendent heureux, tous ces poètes, et leurslarmes sont encore du bonheur, car elles sontversées dans l’ivresse. Notre sérénité leur offrel’image de la mort, et notre existence est àleurs yeux le néant !… Qui donc m’a persuadéque j’étais dans la seule voie agréable au Sei-gneur ? N’avais-je pas, moi aussi, des facultéspour la poésie ? Pourquoi les ai-je refouléesdans mon sein comme des aspirations dan-gereuses ?… Et moi aussi, j’eusse pu êtrehomme !… Et moi aussi, j’eusse pu aimer !…

SCÈNE V.

HANZ, ALBERTUS.

HANZ.

Nous sommes inquiets de vous, mon chermaître ; la pluie commence, et l’orage va écla-

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ter. Veuillez prendre mon bras, car l’obscuritéest profonde et le sentier est escarpé.

ALBERTUS.

Hanz ! dis-moi, mon fils, es-tu heureux ?

HANZ.

Quelquefois, mon bon maître, et jamaisbien malheureux.

ALBERTUS.

Et ton bonheur, il te vient… de la sagesse ?de l’étude ?

HANZ.

En partie ; mais il me vient aussi de la poé-sie, et encore plus de l’amour.

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Tu es aimé ?

HANZ.

Non, mon maître. Hélène ne m’aime pas ;mais je l’aime, moi, et cela me rend heureux,quoique cela me fasse souffrir.

ALBERTUS.

Explique-moi ce mystère.

HANZ.

Maître, l’amour me rend meilleur ; il élèvemon âme, il l’embrase, et je me sens plus prèsde Dieu quand je me sens amoureux et poète…Mais rentrons, mon cher maître, la pluie aug-mente, et le chemin sera difficile. Vous semblezplus fatigué que de coutume.

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ALBERTUS.

Hanz, je me sens faible… Je crois que jesuis découragé !…

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ALBERTUS.

ACTE QUATRIÈME

LES CORDES D’ACIER

SCÈNE PREMIÈRE.

Sur la grande tour de la cathédrale.

ALBERTUS, HÉLÈNE.

ALBERTUS.

Arrêtons-nous sur cette terrasse, mon en-fant ; cette rapide montée a dû épuiser tesforces.

HÉLÈNE.

Non ; je peux monter plus haut, toujoursplus haut.

ALBERTUS.

Tu ne peux monter sur la flèche de la cathé-drale. L’escalier est dangereux, et l’air vif quisouffle ici est déjà assez excitant pour toi.

HÉLÈNE.

Je veux monter, monter toujours, monterjusqu’à ce que je retrouve la lyre. Un méchantesprit l’a enlevée et l’a portée sur la pointe dela flèche. Il l’a déposée dans les bras de l’ar-change d’or qui brille au soleil. Mais j’irai lachercher, je ne crains rien. La lyre m’appelle.(Elle veut s’élancer sur l’escalier de la flèche.)

ALBERTUS.

ALBERTUS, la retenant. Arrête, ma chèreHélène ! Ton délire t’abuse. La lyre n’a point

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été enlevée. C’est moi qui, pour t’empêcherd’en jouer, l’ai ôtée de dessous ton chevet.Mais reviens à la maison, et je te la rendrai.

HÉLÈNE.

Non ! non ! vous me trompez. Vous vousentendez avec le juif Jonathas pour tourmenterla lyre et me donner la mort. Le juif l’a portéelà-haut. J’irai la reprendre ; suivez-moi, si vousl’osez. (Elle commence à gravir l’escalier.)

ALBERTUS, lui montrant la lyre, qu’il tenait sousson manteau.

Hélène ! Hélène ! la voici, regarde-la ! Re-viens, au nom du ciel ! Je t’en laisserai jouertant que tu voudras. Mais redescends cesmarches, ou tu vas périr.

HÉLÈNE, s’arrêtant.

Donnez-moi la lyre, et ne craignez rien.

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ALBERTUS.

Non ; je te la donnerai ici. Reviens. Ô ciel !je n’ose m’élancer après elle. Je crains qu’en sehâtant, ou en cherchant à se débattre, elle nese précipite en bas de la tour.

HÉLÈNE.

Maître, étendez le bras et donnez-moi lalyre, ou je ne redescendrai jamais cet escalier.

ALBERTUS, lui tendant la lyre.

Tiens, tiens, Hélène, prends-la. Et mainte-nant appuie-toi sur mon bras, descends avecprécaution. (Hélène saisit la lyre, et monte rapi-dement l’escalier jusqu’au sommet de la flèche.)

ALBERTUS, la suivant.

Ô ciel ! ô ciel ! elle est perdue, elle va tom-ber ! Ô malheureux ! à quoi ont servi tes pré-cautions ! elles n’ont servi qu’à hâter sa perte.

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(À Hanz et à Wilhelm, qui arrivent sur la terrasse.)Ô mes amis ! Ô mes enfants ! voyez à quel périlelle est exposée…

HÉLÈNE.

Laissez-moi ! si un de vous met le pied surces marches, je me précipite.

WILHELM.

Le plus sage est de la laisser contenter safantaisie. En voulant la secourir, on ne peutque déterminer sa mort.

HANZ.

N’ayez pas peur, maître, il y a en elle unesprit qui la possède. Elle agit par une impul-sion surnaturelle. Laissez-la, ne lui dites rien.Je vais monter, sans qu’elle me voie, par l’esca-lier opposé. Je me cacherai derrière l’archangede bronze, et, si elle veut se précipiter, alors

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je me jetterai sur elle et la retiendrai de force.Ayez l’air de ne pas vous inquiéter d’elle. (Ilpasse derrière la flèche, et monte l’escalier opposéà celui qu’Hélène a franchi. Albertus et Wilhelms’appuient contre la balustrade de la tour. Hélène,au haut de la flèche, s’assied sur la dernièremarche, aux pieds de la statue de l’archange.)

ALBERTUS.

Quel effrayant spectacle ! Suspendue ainsidans les airs, sans appui, sans balustrade, surcette base étroite, pourra-t-elle résister au ver-tige ? Ô misérable que je suis ! C’est moi qui se-rai cause de sa mort !

WILHELM.

Maître, son délire même la rend inacces-sible au vertige. Elle échappera au danger,parce qu’elle n’en a pas conscience. D’ailleurs,voyez ! Hanz est déjà auprès d’elle, derrière lastatue. Hanz est vigoureux et intrépide ; il est

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calme dans les grandes occasions : il la préser-vera. Prenez courage, et surtout montrez-voustranquille. (Hélène accorde la lyre.)

ALBERTUS, à part.

Si elle s’aperçoit de la soustraction des deuxcordes, qui sait à quel acte de désespoir ellepeut se porter ? Mais non !… elle ne s’en aper-çoit pas… Elle rêve, elle s’inspire du spectacledéployé sous ses pieds !

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Ô fille des hommes ! vois ce spectacleéblouissant ! Écoute ces harmonies puis-santes !

HÉLÈNE.

Je ne vois rien qu’une mer de poussière em-brasée que percent çà et là des masses de toitscouleur de plomb et des dômes de cuivre rouge

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où le soleil darde ses rayons brûlants ! Je n’en-tends rien qu’une clameur confuse, comme lebourdonnement d’une ruche immense, entre-coupé par instants de cris aigus et de plainteslugubres !

L’ESPRIT.

Ce que tu vois, c’est l’empire de l’homme ;ce que tu entends, c’est le bruissement de larace humaine.

HÉLÈNE.

Maintenant, je vois et j’entends mieux. Mesyeux percent ces nuages mouvants et dis-tinguent les mouvements et les actions deshommes. Mes oreilles s’habituent à cettesourde rumeur, et saisissent les discours et lesbruits que fait la race humaine.

L’ESPRIT.

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N’est-ce pas un tableau magique et unconcert imposant ? Vois quelle est la grandeur

et la puissance de l’homme ! admire ses ri-chesses si chèrement conquises, et les mer-veilles de son infatigable industrie ! Vois cestemples majestueux qui dressent, comme desgéants, leurs têtes superbes sur ces masses in-nombrables de demeures élégantes ou mo-destes, accroupies à leurs pieds ! Vois ces cou-poles resplendissantes, semblables à des mi-roirs ardents, ces obélisques effilés, ces sveltescolonnades, ces palais de marbre, où le soleilallume dans chaque vitre de cristal un diamantaux mille facettes ! Regarde ce fleuve qui seroule comme un serpent d’or et d’azur autourdes flancs de la grande cité, tandis que desponts de fer et de granit, ici bordés de blanchesstatues qui se mirent dans les ondes, là suspen-dus comme par magie à d’invisibles cordonsde métal, s’élancent d’une rive à l’autre, tantôten arcades de pierres fortes et massives, tan-tôt en réseaux de fer transparents et déliés, et

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tantôt en élastiques passerelles qui plient sansrompre sous le poids des chariots et des ca-valiers ! Vois ces arcs de triomphe où le jaspeet le porphyre travaillés par les mains les plushabiles servent de piédestal aux statues desgrands hommes ou aux trophées de la guerre !Vois de toutes parts ces symboles de la puis-sance et du génie, ces frontons chargés d’em-blèmes, ces victoires aux ailes éployées, cescoursiers de bronze qui semblent bondir sousla main des conquérants ! Vois ces fontainesjaillissantes, ces édifices où la science accom-plit ses prodiges ; ces musées où l’art entasseses chefs-d’œuvre ; ces théâtres où l’imagina-tion voit réaliser chaque jour ses plus beauxrêves ! Vois aussi cette rade immense où lesbannières de toutes les nations flottent sur uneforêt de mâts, et où, des extrémités de la terre,le commerce vient échanger ses richesses !Porte tes regards plus loin, vois ces rivages fer-tiles, ces campagnes fécondes semées de vil-las magnifiques et coupées dans tous les sens

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de larges voies plantées d’arbres, où les charsvolent dans la poussière, et où le pavé brûlesous le pied des coursiers rapides ! Vois desmerveilles plus grandes encore : sur ces che-mins étroits, rayés de fer, qui tantôt s’élèventsur les collines et tantôt s’enfoncent et seperdent dans le sein de la terre, vois rouler,avec la rapidité de la foudre, ces lourds cha-riots enchaînés à la file, qui portent des popu-lations entières d’une frontière à l’autre dansl’espace d’un jour, et qui n’ont pour moteurqu’une colonne de noire fumée ! Ne dirait-onpas du char de Vulcain roulé par la main for-midable des invisibles cyclopes ? Vois aussi surles flots la puissance de cette vapeur quisillonne le flanc de la mer avec des roues brû-lantes, et la rend docile comme la plaine autranchant de la charrue ! – Et maintenant,écoute ! Ces myriades d’harmonies terribles ousublimes qui se confondent en un seul rugis-sement plus puissant mille fois que celui de latempête, c’est la voix de l’industrie, le bruit des

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machines, le sifflement de la vapeur, le chocdes marteaux, le roulement des tambours, lesfanfares des phalanges guerrières, la déclama-tion des orateurs, les mélodies de mille instru-ments divers, les cris de la joie, de la guerre etdu travail, l’hymne du triomphe et de la force.Écoute, et réjouis-toi ; car ce monde est riche,et cette race ingénieuse est puissante !

WILHELM.

Ô mon maître ! l’heure et le lieu inspirentHélène ! Jamais la lyre n’a été plus sonore, ja-mais le chant n’a été plus mâle, et l’harmonieplus large ou plus savante.

ALBERTUS.

Oui, maintenant enfin, je comprends le lan-gage de la lyre. La vie circule dans mon sanget embrase mon cerveau du feu de l’enthou-siasme. Il m’a semblé que je voyais au delà desbornes de l’horizon, et que j’entendais la voix

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de tous les peuples se marier à une voix élo-quente émanée de mon propre sein.

WILHELM.

Maintenant, Hélène touche la lyre ; notreémotion sans doute va changer de nature ;écoutez bien !

HÉLÈNE, jouant de la lyre.

Ô Esprit ! où m’as-tu conduite ? Pourquoim’as-tu enchaînée à cette place, pour me for-cer à voir et à entendre ce qui remplit mesyeux de pleurs et mon cœur d’amertume ? Jene vois au-dessous de moi que les abîmes in-commensurables du désespoir, je n’entendsque les hurlements d’une douleur sans res-source et sans fin ! Ce monde est une mare desang, un océan de larmes ! Ce n’est pas uneville que je vois ; j’en vois dix, j’en vois cent,j’en vois mille, je vois toutes les cités de laterre. Ce n’est pas une seule province, c’est une

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contrée, c’est un continent, c’est un monde,c’est la terre tout entière que je vois souffrir etque j’entends sangloter ! Partout des cadavreset autour d’eux des sanglots. Mon Dieu, que decadavres ! mon Dieu, que de sanglots !…

Oh ! que de moribonds livides couchés surune paille infecte ! Oh ! que de criminels etd’innocents agonisant pêle-mêle sur la pierrehumide des cachots ! Oh ! que d’infortunés bri-sés sous des fardeaux pesants ou courbés surun travail ingrat ! Je vois des enfants quinaissent dans la fange, des femmes qui rient etqui dansent dans la fange, des lits somptueux,des tables splendides couvertes de fange, deshommes en manteaux de pourpre et d’herminetout souillés de fange, des peuples entiers cou-chés dans la fange ! La terre n’est qu’une massede fange labourée par des fleuves de sang. Jevois des champs de bataille tout couverts decadavres fumants et de membres épars qui pal-pitent encore ; j’en vois d’autres où s’élancentdes bataillons poudreux, au son des fanfares

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guerrières. Je vois bien les armes reluire ausoleil, j’entends bien les chants de l’espoir etdu triomphe ; mais j’entends aussi les gémis-sements des blessés, les derniers soupirs desmourants que brisent les pieds des chevaux.J’entends aussi le cri des vautours et des cor-beaux qui marchent derrière les armées, et l’airest obscurci de leur vol sinistre : eux seuls se-ront les vainqueurs ! eux seuls entonneront cesoir l’hymne de triomphe, en enfonçant leursongles ensanglantés dans la chair des vic-times !

Je vois des palais, des armées, des fêtes, ungrand luxe, une joie bruyante, en effet ! je voiset j’entends ruisseler l’or sur les tables et dansles coffres ! Ce sont les larmes du pauvre, lasueur de l’ouvrier, le sang du soldat qui coulentsur ces tables et qu’on serre dans cescoffres !… Chacune des pièces de cette mon-naie devrait être frappée à l’effigie d’un hommedu peuple ; car il n’est pas une de ces pièces de

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métal qui n’ait coûté la santé, l’honneur ou lavie à un homme du peuple !

Je vois des monarques assis sur des trônesélevés, autour desquels les nations se pros-ternent et que garde le triple rempart d’airaindes armées ; mais j’entends aussi le peuple quimenace et qui pleure aux portes du palais ;j’entends les arbres des jardins royaux quitombent sous la cognée, et les pavés qui s’en-tassent avec les cadavres pour fermer lamarche aux soldats sanguinaires ; j’entends lescris de l’émeute, l’hymne généreux de la déli-vrance, le bruit des canons, le craquement desédifices qui s’écroulent sur les vaincus et surles vainqueurs ; j’entends le tocsin terrible quiébranle les vieilles tours et qui sonne d’unevoix haletante la victoire et les funérailles !

J’entends aussi la parole sonore des nom-breux orateurs ; j’entends le mensonge et leblasphème étouffer la parole du juste ; j’en-tends les applaudissements effrénés de la foule

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qui porte en triomphe les délateurs et les faus-saires !

Je vois de majestueuses assemblées, et j’en-tends ce qu’on y discute. Quelques-uns disentqu’il s’agit de soulager la misère du peuple ;tous répondent que le peuple est trop riche,trop heureux, trop puissant ; et j’entends lamasse immense des pharisiens qui se lève len-tement en disant d’un air sombre : « Qu’il pé-risse ! » et je vois les puissances de la terre quise parfument les mains en disant, le sourire surles lèvres : « Qu’il périsse !… »

ALBERTUS.

Le rythme est lugubre et la mélodie déchi-rante ! Voyez comme Hélène souffre, commeson visage est pâle et comme ses bras setordent avec désespoir autour de la lyre ! mal-heureuse prêtresse ! J’ai voulu être initié partoi à la poésie de la civilisation. Pythonisseenchaînée au trépied, tu expies dans les tor-

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tures ma coupable curiosité ! Hélène ! cesse teschants, reviens vers nous !…

WILHELM.

Maître, Hanz nous fait signe de ne pas l’ap-peler. Ravie dans une douloureuse extase, elleoublie que nous l’écoutons. Craignez qu’elle nes’éveille et que le vertige ne la surprenne.

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Fille des hommes, pourquoi te désespérerainsi ? As-tu donc oublié la Providence ? N’est-ce pas elle qui permet ces choses pour amener,par une dure expérience et une lente expiation,tous les hommes à la connaissance de la véritéet à l’amour de la justice ? Regarde ! il est déjàdes hommes pieux et des cœurs vraiment purs.Le crime des uns ne fait-il pas la vertu desautres ? L’iniquité des tyrans ne fait-elle pasressortir la patience ou l’audace des oppri-més ? Vois ! que de dévouements sublimes,

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que d’efforts courageux, que de résignationsévangéliques ! Vois ces mains fermes et pa-tientes qui s’arment pour la délivrance, tandisque, pour les encourager, les captifs étouffentleurs sanglots derrière les barreaux de la pri-son ! Vois ces amis qui s’embrassent ; com-prends-tu la dernière étreinte de celui qui ac-compagne l’autre jusqu’au pied de l’échafaud ?Comprends-tu le dernier regard de celui quiplace en souriant sa tête sous la hache ?

HÉLÈNE.

Je vois des vierges qu’on profane et des en-fants qu’on égorge ; je vois des vieillards quel’on suspend au gibet ; je vois une femme quedes courtisans traînent dans le lit d’un prince,et qui expire de honte et de désespoir dans sesbras ; je vois l’époux de cette femme qui reçoitde l’or et des honneurs pour garder le silence,et qui baise la main du prince ; je vois unejeune fille que des soldats frappent à coups de

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verges sur la place publique pour avoir chanté :Non, la patrie n’est pas perdue ! et qui devientfolle ; je vois des enfants qu’on sépare de leurmère, qu’on isole de leur famille, et à qui l’onveut apprendre à maudire le nom de leur pèreet à renier l’héroïsme de leur sang ! Je vois deshéros qu’on proscrit, des libérateurs dont latête est mise à prix ; je vois de jeunes martyrsqu’on traîne hors de la prison, parce qu’ils n’ex-pirent pas assez vite, et qu’on mène sous lesglaces du pôle, de peur que leurs derniers sou-pirs ne percent les murs du cachot et n’arriventà l’oreille de leurs frères ; je vois des paysansdont on déchire la chair avec des hameçons defer, parce qu’ils ont oublié de couper leur barbeet d’endosser la livrée du vainqueur ; je voisune nation qu’on veut rayer de la face du globe,comme si elle n’avait jamais existé. On lui ôteses chefs, ses libérateurs, ses prêtres, ses insti-tutions, ses biens, son costume et jusqu’à sonnom pour qu’elle périsse ; et l’univers regardeen disant : « Qu’elle périsse ! »

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L’ESPRIT DE LA LYRE.

Tu vois le mal qui se montre, tu ne vois pasle bien qui se cache. Ne peux-tu lire au fonddes âmes généreuses qui préparent le jour dela justice ? n’entends-tu pas la prière des exi-lés, et ces chants de la patrie absente qui ap-pellent la colère céleste sur les injustes, la mi-séricorde sur les faibles, la protection sur lesforts ? Fille de la lyre ! au lieu de te lamentersur les forfaits et les infortunes de l’homme,agenouille-toi et invoque le secours d’en haut.Prions ensemble, unissons nos larmes et nosprières. Que notre amour nous donne l’espoiret la ferveur ! Prions ! tenons-nous embrasséset prosternés aux pieds de celui…

HÉLÈNE.

Tais-toi ! ne nomme pas ce qui n’existe pas !Si une puissance fatale préside aux destins del’humanité, c’est le génie du mal, car l’impunitéprotège le crime ! Que parles-tu de Provi-

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dence ? que parles-tu d’amour ? La Providenceest muette, elle est sourde, elle est impotentepour les victimes ; elle est ingénieuse et activepour servir les desseins de la perversité. Soismaudite, ô Providence ! Et toi, Esprit, ne meparle plus. Tu m’as révélé des maux que j’igno-rais : sois puni de tes enseignements cruels parmon silence ; cherche l’amour dans un cœurque tu n’auras pas brisé ; demande ton salutà une âme qui pourra encore aimer et croire !(Elle se lève. – Albertus fait un cri.)

WILHELM.

Non, non ! elle ne veut pas attenter à sa vie.Voyez ! elle jette la lyre dans l’abîme, et redes-cend vers nous légère comme l’hirondelle quicache son nid au sommet des vieilles tours.Oh ! qu’elle est belle avec ses cheveux épars etsa robe blanche que le vent fait ondoyer !

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Mon père, emmenez-moi, cachez-moi !Descendez-moi aux entrailles de la terre ; jene veux plus voir le soleil, je ne veux plus en-tendre aucun bruit humain. Que personne neme parle plus… Je veux arracher mes yeux, jeveux être enfouie comme la taupe, endormiecomme la chrysalide.

ALBERTUS.

Hélène, éloigne-toi de moi, accable-moi deta haine, je suis l’auteur de tous tes maux… J’aivoulu ôter à la lyre…

HÉLÈNE.

Ne me parlez plus de lyre, la lyre est brisée.Je l’ai jetée au vent… Vous ne la reverrezplus… Hanz, mon frère, emmenez-moi… Cetendroit me donne le vertige du désespoir.

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HÉLÈNE, se jetant dans les bras d’Albertus.

Emmenez-la bien vite, mes enfants, je voussuis.

SCÈNE II.

Sur la place publique.

GROUPE DE BOURGEOIS.

UN BOURGEOIS.

La musique a cessé ! Vraiment, c’est unechose merveilleuse, et de mémoire d’homme ilne s’est vu rien de pareil.

SECOND BOURGEOIS.

Qu’avez-vous donc à vous récrier ainsi, voi-sin ? Est-ce que le sucre a encore baissé ?

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ALBERTUS.

Un miracle, monsieur, un miracle véri-table !

LE SECOND BOURGEOIS.

Le café ne paye plus les droits ?

LA DAME.

Non, monsieur, l’archange de la cathédralea joué de la trompette.

TROISIÈME BOURGEOIS.

Quel archange ? quelle trompette ?

LE PREMIER BOURGEOIS.

Parbleu ! compère, l’archange de cuivre quiest là-haut, là-haut, et qui souffle dans sa trom-pette depuis le temps du roi Dagobert sans enfaire sortir le plus petit bruit. Eh bien, tout àl’heure il a joué des airs charmants pendant

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UNE VIEILLE DAME.

plus de vingt minutes ; je l’ai entenducomme…

LE SECOND BOURGEOIS.

Comme vous m’entendez causer quand jene dis rien. À d’autres, maître Spiegendorf !

LE TROISIÈME BOURGEOIS.

Vous avez eu une lubie, ma bonne dame.Les oreilles vous ont tinté.

LA DAME.

Monsieur, je ne suis pas faite pour en impo-ser.

LE SECOND BOURGEOIS.

Si vous n’avez que cela à nous dire, c’étaitbien la peine que je me dérange de mon comp-toir.

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LE TROISIÈME BOURGEOIS.

Et moi donc ! qui voyais tous ces badaudsrassemblés là sur le milieu de la place, regar-dant en l’air le bout de leur nez, qu’ils pre-naient pour la flèche de la cathédrale. J’espé-rais… c’est-à-dire je croyais qu’il était tombéquelqu’un du haut des tours, et je venais voirbien vite.

LE SECOND BOURGEOIS.

Ils auront entendu l’organiste de la cathé-drale qui étudie l’air de Marie trempe ton pain,pour nous le jouer dimanche à la grand’messe.

LE PREMIER BOURGEOIS.

Ah ! Au fait, c’était peut-être cela.

LA DAME.

Je connais très bien le son de l’orgue.D’ailleurs, l’église est fermée, on ne l’entendrait

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pas d’ici. Et puis l’ange n’a pas du tout jouédes airs d’église ; c’est même singulier commec’était peu religieux.

LE PREMIER BOURGEOIS.

Ah ! c’était pourtant joli, très joli !

LE TROISIÈME BOURGEOIS.

Ils ont peut-être inventé quelque machine àmusique qu’ils ont fourrée dans le corps de lastatue pour qu’elle ait l’air de jouer de la trom-pette. Je parie que cela va sonner à toutes lesheures, comme l’horloge de Jean de Nivelle.

LE SECOND BOURGEOIS.

Ou bien seulement au coup de midi…Quelle heure est-il ?

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Il est certain qu’il y avait quelque chose deblanc aux pieds de la statue.

LE TROISIÈME BOURGEOIS.

C’est cela ! c’était un cadran !

LE PREMIER BOURGEOIS.

C’est égal, je vais voir ce qu’il en est. Jeconnais le concierge des tours ; il me laisseramonter.

LE TROISIÈME BOURGEOIS.

Eh bien, j’y vais aussi. (Ils s’éloignent tousdeux.)

LA DAME.

Moi, je vais raconter à toute la ville ce quej’

ai entendu. (Elle s’éloigne.)

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LE PREMIER BOURGEOIS.

LE SECOND BOURGEOIS, d’un air capable, croi-sant ses bras sur son tablier.

Croirait-on qu’au jour d’aujourd’hui il y aencore tant de gens superstitieux ?… Ah ! voilàmaître Albertus qui vient par ici. C’est unhomme que je n’aime pas à rencontrer. Il vousregarde d’une drôle de manière, et il se passedans sa maison des choses auxquelles le diablene comprend goutte. Oh ! le juif Jonathas Taerqui vient derrière lui !… Pour le coup, je m’envais à la maison. Je n’aime pas du tout les gensqui courent les rues après leur mort. (Il s’enfuit.)

SCÈNE III.

ALBERTUS, MÉPHISTOPHÉLÈS.

MÉPHISTOPHÉLÈS, suivant Albertus, qui ne levoit pas.

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Où courez-vous si empressé et si agité, monrespectable maître ? Vous n’avez pas un re-gard, pas un simple signe de tête pour votremeilleur ami, ce matin.

ALBERTUS.

Toujours ce juif ! Il me suit comme un re-mords… Laissez-moi, monsieur, de grâce ! Jen’ai pas l’honneur d’être votre ami, et je n’aipas de temps à perdre.

MÉPHISTOPHÉLÈS, le suivant toujours et se pla-çant près de lui.

Je conçois votre inquiétude ; l’état d’Hélènevous afflige. Mais rassurez-vous, elle ne s’estjamais mieux portée.

ALBERTUS, haussant les épaules.

Qu’en savez-vous ?

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

Vous ne pouvez pas douter que j’en sacheplus long que vous sur bien des choses.

ALBERTUS.

Gardez votre science maudite ; elle ne m’acausé que trouble et désespoir.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je m’étonne qu’un aussi grand philosophese décourage pour un peu de souffrance. N’en-seignez-vous pas tous les jours en chaire qu’ilfaut beaucoup souffrir pour arriver à la vérité ?qu’on ne saurait payer trop cher la conquête dela vérité ? que la vérité ne s’achète qu’au prixde nos sueurs, de nos larmes, de notre sangmême ?…

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J’ai déjà beaucoup souffert depuis que jevous écoute, et, loin d’être arrivé à la vérité,il me semble que j’en suis plus éloigné que ja-mais. Le délire d’Hélène augmente, et rien nem’explique les propriétés sympathiques de lalyre.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Permettez. D’abord le délire d’Hélènen’augmente pas. Hier, toute la journée, aprèssa promenade au bord de l’eau, elle a été pleinede raison.

ALBERTUS.

Il est vrai que son délire n’a commencéqu’au moment où je lui ai refusé la lyre. Alors,elle s’est enfuie de la maison, et je n’ai pu la re-joindre qu’au sommet de la grande tour.

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ALBERTUS.

Aussi pourquoi vouliez-vous l’empêcher defaire résonner la lyre ?

ALBERTUS.

Je craignais ce qui est arrivé. En la voyantsi sensée et suivant avec tant de clarté une le-çon assez abstraite que je venais de lui donner,je me flattais de la voir guérie, et j’aurais vouluque la lyre fût anéantie ; car, n’en doutez pas,tout son délire vient de cet instrument.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Sans aucun doute. Vous avez toujours prispour un conte, pour une rêverie du vieux Mein-baker, un fait très certain. Le premier accès defolie d’Hélène et la longue maladie qui en futla suite n’eurent pas d’autre cause qu’un attou-chement à la lyre.

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

Le fait est bien constaté pour moi au-jourd’hui. Mais qu’il reste à l’état de prodige !je ne m’en tourmenterai plus. Hélène pouvaitpérir victime de ma curiosité. Dieu merci ! ellea échappé aujourd’hui à son dernier danger :la lyre est anéantie. Elle l’a jetée du haut de laflèche sur le marbre du parvis.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ce qui n’empêche pas qu’elle ne soit in-tacte. Vous la retrouverez sur son socle dansvotre cabinet. Il n’y manque d’autres cordesque celles ôtées par vous-même, et la tablen’est pas seulement fêlée. Ses figures n’ont per-du ni bras ni jambes dans la bataille, et je suissûr que l’accord n’est pas seulement dérangé.

ALBERTUS.

Ce que vous dites est impossible. Vous meraillez, mais je vous avertis que je suis las devos discours.

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ALBERTUS.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ne m’adressez jamais la parole si la lyren’est pas telle que je vous dis et où je vous dis.Elle est tombée à mes pieds, comme j’écou-tais Hélène au bas de la grande tour ; et, en cemoment, j’ai vu passer votre gouvernante Thé-rèse, à qui j’ai dit de la ramasser et de l’empor-ter.

ALBERTUS.

Je saurai bien tout à l’heure à quoi m’en te-nir. Mais comment pouviez-vous entendre lalyre à une aussi grande distance ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Le son de la lyre a cela de particulier, que,quelle qu’en soit la douceur, on en distingue lesmoindres notes d’un bout de la ville à l’autre.Tout le quartier l’a entendue aujourd’hui ; et,quant à moi, dont l’ouïe est très fine, je pour-

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rais vous raconter mot à mot ce que la lyre etHélène se sont dit l’une à l’autre au sommet dela grande aiguille du clocher.

ALBERTUS.

Vous comprenez donc parfaitement le sensde la musique ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Très bien. N’a-t-elle pas chanté aujourd’huiles merveilles et les misères de la civilisation ?Tandis que la lyre disait la grandeur et le géniede l’homme, Hélène ne disait-elle pas sescrimes et ses malheurs ?

ALBERTUS.

Oui, j’ai compris cela aussi, – très bien cettefois, – à ma grande surprise ! Le manuscritd’Adelsfreit me l’avait prédit.

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

Sur trois cordes la mélodie sera forte et lim-pide. Tous la comprendront, car les deux cordesd’acier traitent de l’homme, de ses inventions, deses lois et de ses mœurs. – Vous voyez que je saismon Adelsfreit sur le bout du doigt. Quant à lacorde d’airain, la dernière de toutes…, celui quila fera vibrer connaîtra le mystère de la lyre.

ALBERTUS.

Eh bien, je ne le connaîtrai pas. J’y renonce.Je briserai la lyre en rentrant à la maison.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Présomptueux ! Croyez-vous que cela soiten votre pouvoir ? La lyre est tombée tout àl’heure du ciel en terre sans recevoir le plus lé-ger dommage. Votre main se briserait en es-sayant de la détruire.

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ALBERTUS.

D’où vient donc que je brise sans le vouloir,et par le plus léger attouchement, ses cordesdélicates ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Tout cela tient au mystère que vous ne vou-lez pas connaître. N’avez-vous jamais ouï direqu’une âme poétique et tendre résiste avecconstance aux plus grands revers de la fortune,tandis qu’elle se contriste, se resserre et sebrise au moindre échec dans ses affections ?Vous-même, vous souriez quand l’autorité bru-tale ferme votre cours et arrête vos publica-tions. Pourtant, si Hélène est malade, ou si unde vos disciples commet un acte d’ingratitudeenvers vous, votre force est vaincue, et vousversez des pleurs comme un enfant. Le mys-tère de la lyre n’est pas plus inexplicable quecela.

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ALBERTUS.

Vous vous tirez de tout par des comparai-sons et des symboles.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Tout est symbole dans l’ordre intellectuelcomme dans l’ordre matériel ; ces deux ordresobéissent à des lois analogues et accom-plissent des phénomènes analogues. En par-tant de ce raisonnement, et en brisant encoredeux cordes de la lyre, vous vous emparerezdu secret.

ALBERTUS.

Je ne le ferai pas. Dieu sait quelle crise Hé-lène aurait à subir cette fois-ci !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

C’est un noble sacrifice, et je vous ap-prouve. Cependant, je suis fâché que tout ceci

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ait fait tant de bruit, et que le pays tout entiersoit bouleversé par les contes de sorciers et derevenants auxquels la folie d’Hélène et le sonétrange de la lyre ont donné lieu. Vous passezmaintenant pour un magicien, et moi aussi parcontre-coup. Vous savez que je ris volontiersde toutes les choses qui me concernent ; mais,quant à vous, je suis vraiment affligé de vousvoir perdre toute votre salutaire influence, et jeprévois que vos excellentes doctrines, loin deporter leurs fruits, vont tomber dans un discré-dit complet.

ALBERTUS.

N’espérez pas me prendre par la vanité, jesuis au-dessus de ce que les hommes diront demoi.

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Il n’est pas question de cela. Vous aviez unemission à remplir auprès des hommes, et vousles abandonnez à l’ignorance et à l’erreur…

ALBERTUS.

Je n’aime pas assez l’humanité pour lui sa-crifier Hélène ; Hélène est une âme pure, unêtre céleste. Les hommes sont tous des des-potes, des traîtres ou des brutes.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je vois que la musique a fait son effet :c’est le propre de la lyre d’imposer à ceux quil’écoutent les émotions de celui qui la fait par-ler. Il serait bien malheureux pour vous quevous restassiez sous cette impression fâ-cheuse ; le monde y perdrait beaucoup, et vousen auriez un jour de grands remords.

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

N’est-ce pas vous qui m’avez engagé à dé-truire les cordes qui eussent pu, par leur mélo-die, élever et embraser mon âme ? Il vous siedbien de me reprocher l’effet de vos conseils !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Vous me remercierez de mes conseilsquand vous aurez accompli votre tâche, c’est-à-dire quand vous aurez fait de la lyre un ins-trument monocorde. Concevez encore cecisous la forme symbolique. Pour élever votreâme vers l’idéal comme vous êtes parvenu àle faire, n’avez-vous pas, durant de longues an-nées, travaillé à briser dans votre propre seinles fibres qui tressaillaient pour des joies ter-restres ? N’avez-vous pas détruit tout ce quieût pu vous distraire de votre but, et n’avez-vous pas concentré toutes vos pensées, tousvos sentiments, tous vos instincts sur un seulobjet ?

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ALBERTUS.

ALBERTUS.

C’est vrai, mais ici je travaille dans le sensinverse. J’ai commencé par détruire dans lalyre la poésie de l’infini, et je suis arrivé à lapoésie des choses terrestres, tandis que, dansmon travail philosophique sur moi-même, j’aiprocédé au rebours.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

C’est un tort que vous avez eu. Ce qu’onétouffe avant qu’il soit né n’est jamais bienmort. Les besoins refoulés avant leur dévelop-pement redemandent la vie impérieusement.C’est ce qui vous est arrivé. Votre vertu vousrendait l’homme le plus malheureux du monde,et, à l’heure qu’il est, en prêchant tous les joursla certitude, vous ne la possédez sur aucunpoint.

ALBERTUS, à part.

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Je suis épouvanté de voir cet homme lire enmoi de la sorte !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Si vous en restez là, vous êtes perdu, monbon ami. Il faut que vous retourniez à la foi parune forte réaction. Il faut que vous connaissiezles passions, leurs angoisses, leurs périls, leursfureurs même. Il faut, en un mot, que vous pas-siez par l’épreuve du feu ; ensuite, vous ren-drez témoignage de votre foi, car vous aurezconnu la vie, et vous ne vous tromperez plus.

ALBERTUS.

Vous me donnez un odieux conseil. Croyez-vous donc que l’âme humaine soit assez follepour résister à une telle épreuve ? C’est tenterDieu que de s’abandonner au mal de gaietéde cœur. Quiconque essayera ses forces de lasorte le payera cher et perdra, dans l’exercice

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des mauvais instincts, le sentiment et le désirde l’idéal.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Qui vous parle de faire le mal et de cultiverles instincts grossiers ? Vous oubliez que je suisphilosophe aussi bien que vous, quoique je nesois pas patenté. Je ne vous conseille pas devous avilir, mais de vous retremper. Il est uneseule passion, grande dans ses puérilités, gé-néreuse dans ses emportements, sublime dansses délires : c’est l’amour. Vous vous êtes trom-pé quand vous avez cru que votre idéal pouvaitabsorber toute la flamme déposée dans votresein. Cette flamme est de deux natures : l’uneest pour le ciel, l’autre pour la terre ; et l’unene peut pas plus dévorer l’autre, que la volontéhumaine ne peut étouffer l’une des deux. (Po-sant sa main sur le bras d’Albertus.) Qui le saitmieux que vous, mon cher philosophe ? Cette

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flamme terrestre vous consume, et rien n’a puencore l’éteindre en vous !

ALBERTUS, tressaillant et se parlant à lui-même.

Ses paroles embrasent mon sang, et pour-tant sa main me glace comme si elle était demarbre !

MÉPHISTOPHÉLÈS, lui tenant toujours la main.

Donnez un aliment à cette flamme, et,quand elle aura brûlé le temps nécessaire, elles’éteindra d’elle-même ; car, étant de natureterrestre, elle doit périr. L’autre, qui est céleste,lui survivra et vous possédera tout entier.

ALBERTUS.

Mais, pour aimer, il faut pouvoir être aimé.

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Vous l’êtes peut-être déjà sans vous en dou-ter.

ALBERTUS.

Moi !… Qui pourrait donc m’aimer ?…(Brusquement.) Maître Jonathas, ne la nommezpas !… je vous le défends.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Vous pensez que son nom serait profanédans ma bouche ? Vous êtes déjà bien amou-reux, maître Albertus ?

ALBERTUS, troublé.

Mais elle ne m’aime pas, elle ne m’aimerajamais…

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

Elle vous aimera quand vous voudrez, etcet amour lui rendra la raison, la santé et lavie !

ALBERTUS.

Et que faut-il donc faire pour qu’ellem’aime ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Il faut briser encore deux cordes à la lyre ;et, quand vous serez las d’aimer, ou effrayé dela force de votre amour, il ne tiendra qu’à vousd’en guérir sur-le-champ.

ALBERTUS.

Comment cela ?

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

En épousant Hélène et en brisant la der-nière corde de la lyre ! (À part.) Il est à moi ! (Ildisparaît.)

ALBERTUS, dans une sorte d’égarement.

Dieu ! que l’empreinte de sa main estfroide !… Ma vue est troublée… J’ai peine à re-trouver mon chemin… Serait-il possible que lalyre ne fût pas brisée ?…

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

ACTE CINQUIÈME

LA CORDE D’AIRAIN

SCÈNE PREMIÈRE.

ALBERTUS, dans son cabinet, contemplant lalyre ; MÉPHISTOPHÉLÈS, invisible pour lui,

assis dans un coin.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

C’est cela ! contemple ta besogne, gémis,effraye-toi, frappe-toi la poitrine ; cela ne rac-commodera rien, et tu peux jouer à ton aisemaintenant sur la seule corde qui te reste : cesera une belle musique, mais, par malheur, ellene durera pas longtemps !

ALBERTUS.

Je n’ai pu y résister !… Quelle est donccette tentation infernale ? Ce juif maudit, avecses manuscrits et ses conseils, a fait de moiun enfant. Il a bouleversé ma raison en mepromettant un secret que je ne saurai jamaissans doute !… En vain je cherche dans ces pa-piers quel chant est consacré par la septièmecorde ; Adelsfreit ne s’est point expliqué à cetégard, et je suis forcé de m’en rapporter à Jo-nathas. Prédictions incompréhensibles ! vousvous êtes pourtant réalisées avec une justessedont une science plus grande que la mienneserait épouvantée. Mais plus le mystère paraîtimpénétrable, plus ma conscience doit en cher-cher l’explication ; je la dois aux hommes, jeme la dois à moi-même, cette solution, sanslaquelle leur esprit et le mien peuvent resterà jamais trompés… Les hommes !… maconscience ! Est-ce donc pour eux, est-ce doncpour elle que j’ai tenté l’expérience ? Est-cel’amour de la vérité qui m’a guidé en tout ceci ?

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est-ce lui qui me dévore en cet instant ? Ah !malheureux, avoue qu’en brisant ces deux der-nières cordes un amour insensé de la vie, unesoif ardente des passions t’a seule entraîné !…Oh ! comme ma main tremblait, comme mapoitrine était en feu lorsque j’ai suivi le conseildu juif ! Je m’attendais encore à voir le ciels’obscurcir, la terre trembler et ma maisons’écrouler sur moi. Rien de tout cela n’est ar-rivé, et même je n’ai point entendu les cordesd’acier rendre un son plaintif comme celles quej’avais déjà brisées. Cette fois, la lyre a étémuette ! Peut-être que c’est ma conscience quiest devenue sourde !… Quel est donc moncrime, cependant ? Si l’action est utile en elle-même, qu’importe qu’une mauvaise intentionse soit glissée malgré moi parmi les bonnes ?Je devais poursuivre ici la vérité à travers lesépreuves ; et, quand même la paix de mon âmeen serait à jamais troublée, c’est encore un sa-crifice que je dois à mon œuvre.

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MÉPHISTOPHÉLÈS, se montrant sous la figure dujuif.

Mille pardons si je surprends sans façon lesecret de vos pensées. Les grands esprits ontla mauvaise habitude de causer tout haut aveceux-mêmes. Cela ne vous arriverait pas si vousconnaissiez la musique ; mais vous ne tarde-rez pas à la savoir, car je vous trouve dans demeilleures idées. Il me semble que vous com-mencez à ouvrir les yeux et à reconnaître quevous devez tâter le pouls à la vie si vous voulezêtre le vrai médecin de l’humanité.

ALBERTUS, à part.

Cet homme me déplaît ; je me méfie de lui,et pourtant il me mène où il veut ? D’où vientque sa visite m’est agréable en cet instant ?Serait-ce que j’ai besoin d’une plus mauvaiseconscience que la mienne pour m’encouragerdans le mal ?

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ne seriez-vous pas moine, par hasard ?

ALBERTUS.

Rien ne peut me déplaire à un plus hautpoint que cette plaisanterie. Que voulez-vousdire ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

C’est que vous appelez crime tout ce qui esten dehors de votre morale personnelle.

ALBERTUS.

S’il en est ainsi, n’ai-je pas raison pour moidu moins ? Tout est relatif.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je m’exprime mal… Je devrais dire : vœuxinsensés, orgueil téméraire.

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ALBERTUS.

Ce reproche est un lieu commun. Vous quiprétendez lire au dedans de moi, vous devriezsavoir que mon renoncement aux choses hu-maines est une résolution naïve et conscien-cieuse.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Comme il vous plaira ; j’aimerais mieuxpasser pour un orgueilleux que pour un niais.

ALBERTUS.

Le mépris et l’ironie ne me touchent point.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Cela veut dire que vous êtes blessé. Allons !ne nous fâchons pas. Depuis vingt-cinq ans,vous êtes la victime d’une erreur, voilà tout.Il est temps de vous en affranchir. Vous avezpensé qu’un philosophe devait être un saint ;

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et, au lieu de chercher la sainteté dans l’emploibien dirigé de vos facultés, vous avez suivi lavieille routine des dévots en tâchant d’éteindreces facultés mêmes. Ce qui doit vous amenerà reconnaître votre illusion, c’est que vous de-vez vous souvenir des doutes qui ont torturévotre âme depuis le jour où vous êtes entrédans cette carrière jusqu’à celui-ci ; c’est aussique vos facultés n’ont fait que grandir et récla-mer toujours plus impérieusement leur emploi.Le maître que vous invoquez, et avec lequelvous vous croyez en rapport direct, serait bieningrat et bien fou de ne point vous secourir si,en vous immolant ainsi, vous aviez rempli sesintentions. Apprenez donc à reconnaître, dansla révolte des besoins de votre cœur, la légiti-mité de ces besoins, ou doutez de cette puis-sance céleste que vous appelez toujours en té-moignage et à qui vous offrez tous vos sacri-fices. Voyons, de quelle mission vous croyez-vous investi en ce moment ? Est-ce de fairevotre salut comme un chartreux, ou de cher-

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cher la sagesse afin de l’enseigner aux hommescomme un philosophe ? Si c’est le dernier cas,apprenez qu’on n’enseigne pas ce qu’on ignore.La sagesse que vous pratiquez est un état ex-ceptionnel qui pourra former tout au plus deuxou trois adeptes placés, comme vous, dans unevoie d’exception ; c’est une vertu de fantaisiequi rentre dans la série des essais artistiques ;et vous, qui demandez toujours compte auxpoètes de la moralité et de l’utilité de leurs tra-vaux, vous seriez fort embarrassé de prouveren quoi votre cénobitisme peut être profitableà la société.

ALBERTUS.

Vous ne sauriez nier pourtant que j’aie en-seigné des vérités utiles, et je vous répondraique je n’eusse pas eu le loisir de découvrir etd’enseigner ces vérités si j’eusse livré ma vie aucaprice des passions.

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

Qui vous parle de caprices ? qui vous parlede passions ? Ne pouviez-vous cultiver, dans lesanctuaire de votre âme, comme vous dites, unamour pur, une amitié conjugale, durable, légi-time ? Ne pouviez-vous pas vous marier, êtrepère ? Alors, vous eussiez enseigné avec auto-rité les devoirs de la famille dont vous parlezsi souvent à vos élèves, à peu près comme unaveugle parle des couleurs.

ALBERTUS.

J’y ai souvent songé ; mais j’ai senti dansmon âme le germe de passions si violentes,que je n’eusse pu faire de l’hyménée un lienaussi paisible, aussi noble, aussi durable quema raison le conçoit et que ma conviction leprêche aux autres.

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Et pourquoi, s’il vous plaît, le germe de vospassions est-il devenu si brûlant et si dange-reux ? C’est que vous l’avez trop longtempscomprimé. Ainsi, avec toute votre vertu, vousêtes inférieur au dernier bourgeois de votreville.

ALBERTUS.

J’en suis trop convaincu ! mais le mal estfait. Plus j’ai tardé, plus il est certain que jene dois pas entrer dans cette carrière. Il estpeut-être des erreurs dans lesquelles la sagessenous ordonne de persévérer en apparence, oudu moins dont elle nous condamne à porter lapeine jusqu’au bout.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Voilà le plus beau sophisme qui soit jamaissorti de la bouche d’un sage ; mais ce n’enest pas moins un sophisme bien conditionné.Dites tout bonnement que ce qui vous arrête

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MÉPHISTOPHÉLÈS.

aujourd’hui, c’est la timidité : d’une part, lacrainte de ne pas savoir plaire à une femme ;de l’autre, la peur de paraître ridicule à vosélèves.

ALBERTUS.

Je puis jurer devant Dieu et devant leshommes que vous vous trompez. Si je croyaisdevenir meilleur et plus utile à la société enme mariant, je le ferais tout de suite, avecsimplicité, avec franchise. J’augure assez biendes femmes pour croire qu’il s’en trouveraitau moins une qui serait touchée de ma can-deur, et je connais assez mes élèves pour êtresûr qu’ils apprécieraient ma bonne foi ; maisje suis certain que l’amour serait désormaisun poison pour mon âme. Je serais porté àm’absorber tellement dans l’amour d’une créa-ture semblable à moi, que je perdrais le sen-timent de l’infini et la contemplation assiduede la Divinité. La jalousie dévorerait mes en-

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trailles, et détruirait peu à peu toutes mes idéesde justice, de patience et d’abnégation. Pourquelques enfants de plus que je donnerais à lapatrie, je lui retirerais ma doctrine, qui certeslui est plus nécessaire ; car les bras manque-ront toujours moins que les intelligences.N’est-ce pas votre avis ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ainsi, vous êtes bien décidé à restermoine ? C’est votre dernier mot ?

ALBERTUS.

Si c’est ainsi qu’il vous plaît de me qualifier,soit ! C’est ma dernière résolution.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

En ce cas, dites-moi donc, maître Albertus,pourquoi vous avez réduit la lyre à cette seulecorde d’airain ?

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ALBERTUS, troublé.

Qu’ont de commun le son de cette lyre etles expériences physiques dont elle est l’objetpour moi, avec les principes de ma conduite etles sentiments de mon âme ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Sans doute ; qu’a de commun la poésie avecl’amour ? Jamais cela n’est tombé sous le sensd’un philosophe !

ALBERTUS.

C’est assez ! vos railleries me fatiguent, ettout ce que je viens de vous dire est assez tristepour mériter, de votre part, autre chose qu’unfroid dédain. Vous êtes un homme sans en-trailles ; laissez-moi !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

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Vous m’accusez, ingrat, quand je vous sersmalgré vous ! Dupe de vos propres sophismes,

vous aviez mis entre vous et le bonheur desobstacles invincibles, la contrainte et la gau-cherie d’un philosophe ! Je vous ai faitconnaître et modifier les propriétés magiquesde cette lyre. Grâce à moi, vous avez dans lesmains un talisman avec lequel vous pouveztoucher le cœur d’Hélène, et lui apparaître plusjeune et plus beau que le plus jeune et le plusbeau de vos élèves… Et vous le dédaignez,pour vous renfermer dans votre sot orgueil oudans votre prudence couarde ! Eh bien, quevotre destinée s’accomplisse ! Maintenant, lamélodie de la lyre est tellement simplifiée, quevous pourriez en jouer aussi bien qu’Hélène,et agir sur elle comme jusqu’ici elle a agi survous… Le tendre Wilhelm, ou le passionnéHanz, ou le beau Carl, en joueront à votreplace ; et Hélène, à jamais guérie de sa folie,sera l’heureuse et chaste amante de celui destrois qui sera le mieux inspiré !… Bonsoir,

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maître, je vous souhaite une bonne nuit et delongs jours sur la terre !

ALBERTUS.

Attendez : que dites-vous ?… Hélène gué-rie ? Hélène heureuse ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ma société vous fatigue… Adieu !…

ALBERTUS.

Encore un mot ! Vous avez une telle foidans la puissance incompréhensible de ce ta-lisman, que vous oseriez me promettre de sem-blables résultats ?… Le manuscrit d’Adelsfreits’arrête à la corde d’acier…

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Depuis quand ajoutez-vous foi à la sorcel-lerie ? Ne voyez-vous pas que tout ceci est un

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jeu ? Quand vous avez cru qu’Hélène jouaitde la lyre avec sa pensée, vous aviez sur lesyeux une taie qui vous empêchait de distinguerses mains ; quand le ruisseau s’est arrêté à soncommandement, le meunier fermait l’écluse,quand la lyre est tombée du haut de la cathé-drale sur le pavé, un corbeau l’a saisie au volet l’a déposée tout doucement par terre. Touts’explique par des faits naturels. Je ne conçoispas qu’on se rompe la tête à chercher le motd’une énigme, quand la première explicationvenue est aussi bonne que toutes les autres.Bonsoir, maître, pour la dernière fois ! (Il rede-vient invisible pour Albertus, et reste auprès de lui,appuyé sur le dos de son fauteuil.)

ALBERTUS.

Non ! tout ceci n’était pas explicable parle hasard. Les prodiges accomplis par la lyrepeuvent s’accomplir encore, et, tous les jours,nous recevons du ciel des bienfaits qui dé-

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passent la portée de notre intelligence ; celui-ci peut-être m’était réservé, de donner le bon-heur et de le recevoir en empruntant à la lyreune éloquence inconnue et une puissance sym-pathique… Oh ! rendre la raison à Hélène, eten retour être aimé d’elle ! (Saisissant la lyre.)Ô lyre ! est-il possible que tu puisses opérer untel miracle, et que ta dernière corde, docile en-fin à mes doigts inhabiles, me révèle la poé-sie, la grâce, l’enthousiasme et toutes les puis-sances de la séduction ? Lorsque tu vibrerassous ma main, une flamme descendra-t-elled’en haut pour illuminer mon front et me ré-véler cette langue de l’infini qu’Hélène parle etque je comprends à peine ? Oui, sans doute,poète et musicien, investi de cette magie sanslaquelle le monde est froid et sombre, je sauraime faire aimer… Je ne serai plus le triste phi-losophe dont l’aspect n’inspire que la crainteet la parole que l’ennui ! Maussade enveloppe,disgracieuse gravité, je vais te dépouillercomme un vêtement d’hiver aux rayons du

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printemps… Oh ! je suis vaincu ! L’espéranced’être heureux m’a rendu l’espérance d’êtrebon ! Oui, je saurai aimer avec justice, avecdouceur, avec confiance, car je saurai que jepuis être aimé de même ; et mes amis serontheureux de mon bonheur, car je leur en parle-rai naïvement, et ils verront que mon âme estsincère dans la joie comme dans la souffrance.

SCÈNE II.

HÉLÈNE, ALBERTUS, MÉPHISTOPHÉLÈS,invisible.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Oui ! oui ! compte sur eux, compte sur elle,compte sur toi-même ! c’est là que je t’attends !Il me semble que, malgré ses forfanteries, l’Es-prit de la lyre va enfin être chassé d’ici. Alors,Hélène me revient de droit, et nous verrons

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comment M. le philosophe prendra l’amourconjugal avec la veuve d’un ange devenue maî-tresse du diable.

ALBERTUS, regardant Hélène qui s’est assise avecpréoccupation sur le bord de la fenêtre, sans faire

attention à lui.

Comme elle est pâle et triste ! Ah ! son der-nier chant l’a brisée ! (S’approchant d’elle.) Hé-lène ! êtes-vous plus malade, mon enfant ? –Elle ne m’entend pas, ou ne veut pas me ré-pondre. – Chère Hélène, si vous m’entendez,répondez-moi, ne fût-ce que par un regard.Votre silence m’inquiète, votre indifférencem’afflige. (Hélène le regarde avec étonnement, etreporte les yeux sur la campagne.)

ALBERTUS.

Elle m’entend cependant, mais il sembleque mes paroles n’aient aucun sens pour elle.Peut-être, si je lui montrais la lyre, retrouve-

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rait-elle la mémoire. (Il prend la lyre et la posesur la fenêtre. Hélène la regarde avec indiffé-rence.)

ALBERTUS.

Allons ! sa raison est entièrement perdue, ilfaut un miracle pour la ressusciter. Si je suisdupe d’une grossière imposture, pardonnez-moi, ô vérité ! ô Dieu !… Pour la première fois,je vais avoir recours à autre chose que la certi-tude. (Il essaye la lyre, qui reste muette.)

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Malédiction sur toi, pédagogue incurable !Tu ne peux pas seulement faire résonner lacorde de l’amour ! Qui donc brisera la lyre ? Al-lons chercher Hanz ou Wilhelm. Peut-être se-ront-ils moins encroûtés. Que m’importe, aureste, qui ce soit ? La pureté d’Hélène ne peutrésister au charme de la corde d’airain, et,qu’elle soit souillée par le philosophe ou par

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toute la ville, il faudra bien que l’Esprit de lalyre s’humilie, et que le philosophe se damne !(Il s’envole.)

SCÈNE III.

HÉLÈNE, ALBERTUS.

ALBERTUS, consterné.

Tous mes efforts sont vains ! Elle est muettepour moi, muette comme Hélène, muettecomme moi-même ! Et pourtant mon âme estpleine d’ardeur et de conviction ! D’où vientdonc que depuis si longtemps mes lèvres sontcloses et ma langue enchaînée comme la voixau sein de cet instrument ? Pourquoi n’ai-jeencore jamais osé dire à Hélène que je l’ai-mais ?… Ah ! le juif m’a trompé : il m’a ditque ce talisman me donnerait l’éloquence del’amour, et le talisman est sans vertu entre mes

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mains ! Dieu me punit d’avoir cru à la puis-sance des chimères en m’enlevant ma dernièreillusion et en me replongeant dans l’horreurdu désespoir ! solitude ! je suis donc à jamaista proie ! désir ! vautour insatiable dont moncœur est l’indestructible aliment !… (Il croiseses bras sur sa poitrine, et regarde Hélène avecdouleur. La lyre tombe et rend un son puissant.Hélène tressaille et se lève.)

HÉLÈNE.

C’est ta voix !… Où donc es-tu ? (Ellecherche autour d’elle avec inquiétude, et, aprèsquelques efforts pour retrouver la mémoire, elleaperçoit la lyre et la saisit avec transport. La lyrerésonne aussitôt avec force.)

ALBERTUS.

Quels sons graves et terribles !… Je necroyais plus à la puissance du talisman. Pour-

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tant cette voix me remplit de trouble et d’épou-vante !

L’ESPRIT DE LA LYRE.

L’heure est venue, ô fille des hommes !C’est maintenant que tous mes liens avec leciel sont brisés ; c’est maintenant que j’appar-tiens à la terre ; c’est maintenant que je suis àtoi. Aime-moi, ô fille de la lyre ; ouvre-moi toncœur, afin que je l’habite et que je cesse d’ha-biter la lyre !

L’ESPRIT D’HÉLÈNE, pendant qu’Hélène touchela corde d’airain.

Être inconnu qui me parles depuis long-temps et qui ne t’es jamais montré à moi, il mesemble que je t’aime, car je ne puis rien aimersur la terre. Mais mon amour est triste, et lacrainte le glace ; je sens que ta nature est supé-rieure à la mienne, et j’ai peur d’être sacrilègeen osant aimer un ange.

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L’ESPRIT DE LA LYRE.

Si tu veux m’aimer, ô Hélène, si tu oses meprendre et m’enfermer dans ton intelligence, jeconsens à m’y perdre, à m’y absorber à jamais.Alors, nous serons liés par un indissoluble hy-ménée, et ton esprit me verra face à face. Hé-lène, aime-moi comme je t’aime ! L’amour estpuissant, l’amour est immense, l’amour esttout : c’est l’amour qui est dieu ; car l’amour estla seule chose qui puisse être infinie dans lecœur de l’homme.

L’ESPRIT D’HÉLÈNE.

Si l’amour est dieu, il est éternel. Notre hy-ménée sera donc éternel, et ma mort n’en bri-sera pas les liens. Parle-moi ainsi, si tu veuxque je t’aime ; car la soif de l’infini me dévore,et je ne puis concevoir l’amour sans l’éternité !

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Approchons-nous, entourons-les, planonssur leurs têtes ! Que la grâce et la puissancede Dieu soient ici avec nous ! L’heure fatale ap-proche, l’heure décisive pour notre jeune frèrecaptif au sein de la lyre ! Doux esprit de l’har-monie, que ne peux-tu nous voir et nous en-tendre ! Mais tes liens avec nous sont brisés,les cordes d’or et d’argent ne nous évoquentplus ; l’amour seul nous ramène près de toi.Mais l’amour terrestre t’a envahi et t’a ravi lamémoire. Tu ne nous connais plus ; ta dou-loureuse épreuve s’accomplit, ton sort est dansles mains d’une fille des hommes. Puisse-t-ellerester fidèle aux instincts divins qui l’ont pré-servée jusqu’ici de l’amour terrestre ! puis-sances du ciel ! réunissons-nous, embrasonsl’air du battement mélodieux de nos ailes !

ALBERTUS.

La voilà encore ravie en extase, comme sielle entendait dans le silence un langage divin.

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CHŒUR DES ESPRITS CÉLESTES.

Oh ! qu’elle est belle ainsi ! Oui, son âme estouverte aux inspirations du ciel, et sa folie ap-parente n’est que l’absence des instincts gros-siers de la vie. Ô créature charmante, combienje t’ai calomniée autrefois lorsque j’ai doutéde ton intelligence ! combien j’ai été fou moi-même de me défendre de l’émotion que tabeauté m’inspirait ! C’était une pensée sacri-lège que de ne pas croire l’existence d’une tellebeauté extérieure liée à celle d’une beauté in-tellectuelle aussi parfaite ! Hélène, les sonspuissants que tu viens de me faire entendre ontouvert mon âme aux harmonies du monde su-périeur. Je sens que tu célèbres les feux d’unamour divin, et cet amour pénètre mon seind’une espérance délicieuse. Écoute-moi, Hé-lène ! je veux te dire que je t’aime, que je tecomprends, et que mon amour est enfin dignede toi ! Écoute-moi, car l’âme est une lyre ; et,comme tu as fait vibrer celle-ci par ton souffle,tu as éveillé par ton regard une harmonie ca-

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chée au fond de mon être… (Il s’agenouille au-près d’Hélène, qui le regarde avec surprise.)

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Hélène, Hélène ! un esprit puissant te parle,un esprit lié encore à la vie humaine, mais dontl’essor mesure déjà le ciel, un esprit de mé-ditation, d’analyse et de connaissance… Hé-lène, Hélène ! ne l’écoute pas, car il n’est pas,comme toi, enfant de la lyre !… Il est grand,il est juste, il est dans la lumière et dans l’es-pérance ; mais il n’a pas encore vécu dansl’amour que célèbre la corde d’airain. Il a tropaimé les hommes, ses frères, pour s’absorberen toi. Hélène ! Hélène ! ne l’écoute pas, crainsle langage de la sagesse. Tu n’as pas besoin desagesse, ô fille de la lyre ! tu n’as besoin qued’amour. Écoute la voix qui chante l’amour, etnon pas la voix qui l’explique.

ALBERTUS.

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Écoute, écoute, ô Hélène ! Quoique fille dela poésie, tu dois entendre ma voix ; car ma

voix vient du fond de mon cœur, et l’amourvrai ne peut manquer de poésie, quelque aus-tère que soit son langage. Laisse-moi te dire, ôjeune fille, que mon cœur te désire et que monintelligence a besoin de la tienne. L’hommeseul est incomplet. Il n’est vraiment hommeque lorsque sa pensée a fécondé une âme encommunion avec la sienne. N’aie plus peur deton maître, ô ma chère Hélène ! Le maître veutdevenir ton disciple, et apprendre de toi les se-crets du ciel. Les desseins de Dieu sont pro-fonds, et l’homme n’y peut être initié que parl’amour. Toi qui chantais hier d’une voix si dé-chirante les crimes et les infortunes de l’hu-manité, tu sais que l’humanité aveugle et dé-réglée erre sur le limon de la terre comme untroupeau sans pasteur ; tu sais qu’elle a perdule respect de son ancienne loi ; tu sais qu’ellea méconnu l’amour et souillé l’hyménée ; tusais qu’elle demande à grands cris une loi nou-

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velle, un amour plus pur, des liens plus largeset plus forts. Viens à mon aide, et prête-moita lumière, ô toi qu’un rayon du ciel a traver-sée ! Unis dans une sainte affection, nous pro-clamerons, par notre bonheur et par nos ver-tus, la volonté de Dieu sur la terre. Sois macompagne, ma sœur et mon épouse, ô chèrefille inspirée ! Révèle-moi la pensée céleste quetu chantes sur ta lyre. Appuyés l’un sur l’autre,nous serons assez forts pour terrasser toutesles erreurs et tous les mensonges des faux pro-phètes. Nous serons les apôtres de la vérité ;nous enseignerons à nos frères corrompus etdésespérés les joies de l’amour fidèle et les de-voirs de la famille.

HÉLÈNE, jouant de la lyre.

Écoute, ô Esprit de la lyre ! ceci est unchant sacré, c’est une belle et noble harmonie ;mais je la comprends à peine ; car c’est unevoix de la terre, et, depuis longtemps, mes

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oreilles sont fermées aux harmonies de laterre. Les cordes d’argent ne chantent plus ;les cordes d’acier sont devenues muettes. Ex-plique-moi l’hymne de la sagesse, toi qui duciel es descendu parmi les hommes.

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Je ne puis plus rien t’expliquer, ô fille dela lyre ! je ne puis que te chanter l’amour. J’aiperdu la science ; je l’ai perdue avec joie, carl’amour est plus grand que la science ; et tonâme est l’univers où je veux vivre, l’infini oùje veux me plonger. La sagesse te parle detravaux et de devoirs, la sagesse te parle dela sagesse ; tu n’as pas besoin de sagesse, situ as l’amour. Ô Hélène ! l’amour est la su-prême sagesse ; la vertu est dans l’amour, etle cœur le plus vertueux est celui qui aime leplus. Fille de la lyre, n’écoute que moi ; je suisune mélodie vivante, je suis un feu dévorant.Chantons et brûlons ensemble ; soyons un au-

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tel où la flamme alimente la flamme ; et, sansnous mêler aux feux impurs que les hommesallument sur l’autel des faux dieux, nourris-sons-nous l’un de l’autre, et consumons-nouslentement jusqu’à ce que, épuisés de bonheur,nous mêlions nos cendres embrasées dans lerayon de soleil qui fait fleurir les roses et chan-ter les colombes.

ALBERTUS, à Hélène.

Hélas ! tu me réponds par un chant sublimequi allume en moi un désir toujours plus vaste ;mais la sympathie ne met pas ton chant en rap-port avec ma prière. Quitte la lyre, ô Hélène !tu n’as pas besoin de mélodie ; ta pensée est unchant plus harmonieux que toutes les cordesde la lyre, et la vertu est la plus pure harmonieque l’homme puisse exhaler vers Dieu.

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Réponds-moi, ô Esprit ! ô toi que j’aime etqui parles la langue de mon esprit ! Notreamour sera-t-il éternel, et la mort ne rompra-t-elle point notre hyménée ? Ce n’est pas dans lerayon du soleil, ce n’est pas dans le calice desroses ni dans le sein des colombes que je puiséteindre l’amour qui me consume ; je le sensmonter vers l’infini avec une ardeur dévorante.Je ne puis t’aimer que dans l’infini ; parle-moi

de l’infini et de l’éternité, si tu ne veux que ladernière corde de mon âme se brise.

LES ESPRITS CÉLESTES.

Bonté infinie, amour éternel, protège la fillede la lyre ! Ne laisse pas l’étincelle de ce feudivin s’éteindre dans les douleurs de l’agonie !Miséricorde céleste, abrège l’épreuve de l’Es-prit notre frère qui languit et qui brûle sur lacorde d’airain ! Ouvre ton sein aux enfants dela lyre, laisse tomber la couronne sur le frontdes martyrs de l’amour !

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HÉLÈNE, touchant la lyre.

L’ESPRIT DE LA LYRE, à Hélène.

Que t’importe de posséder l’infini ? Qu’as-tu besoin d’être assurée de l’éternité, si pen-dant un jour, si pendant une heure de ta vie,tu as compris et rêvé l’un et l’autre ? L’amourseul peut te donner cette heure d’extase. Pro-fites-en, ô Hélène ! et que l’ambition d’un ave-nir idéal ne te fasse pas négliger le seul instantoù l’idéal te soit présent. N’est-ce pas assezque cet instant, et l’amour ne peut-il résumeren une minute toutes les joies de l’éternité ? ÔHélène ! pour obtenir cet instant, j’ai vu briseravec transport toutes les cordes qui me liaientau ciel par la foi et l’espérance. Il ne m’a étélaissé que l’amour, et l’amour me suffit. Donne-moi cet instant, ô Hélène ! et, si je suis éternel,je consens à faire le sacrifice de mon éternité.Je consens à m’éteindre dans ton âme, pourvuque ton âme consente à recevoir la mienne, etqu’elle oublie un seul instant l’infini et l’éterni-té.

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ALBERTUS.

Tu es muette pour moi, ô ma pauvre Hé-lène ! Les sons terribles de la lyre t’entraînentde plus en plus vers la région des pensées in-connues où je ne puis te suivre. Prends pitiéde moi, prends pitié de toi-même, ô jeune Py-thie ! Crains ce délire sacré, trop puissant pourla nature humaine. Reviens à des pensées plusdouces, à une foi plus humble, à un amour plusméritoire et plus bienfaisant.

LES ESPRITS CÉLESTES.

Ô trois fois Saint ! ô mille fois bon et miséri-cordieux ! protège la fille de la lyre, prends pi-tié de l’Esprit de la lyre.

HÉLÈNE, jouant de la lyre avec une impétuositétoujours croissante.

C’en est fait, il faut que j’aime. Le ciel etl’enfer ont allumé en moi des flammes inex-

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tinguibles. Mon âme est un trépied rempli debraise et de parfums. Je voudrais t’aimer, ôsage infortuné, martyr patient de la vertu et dela charité ! Je voudrais t’aimer, ô Esprit de lalyre, mélodie enivrante, flamme subtile, rêved’harmonie et de beauté ! Mais tous deux vousme parlez des choses finies, et le sentiment del’infini me dévore ! L’un veut que j’aime pourservir d’exemple et d’enseignement aux habi-tants de la terre ; l’autre veut que j’aime poursatisfaire les désirs de mon cœur et goûter lebonheur sur la terre. Dieu ! ô toi dont la vien’a ni commencement ni fin, toi dont l’amourn’a pas de bornes, c’est toi seul que je puisaimer ! Reprends mon âme tout de suite, oulaisse-la languir ici-bas dans une agonie aussilongue que l’existence de la terre ; je ne veuxpas perdre le sentiment de l’infini. Ô monDieu ! aie pitié, car je souffre ; aime-moi, carje t’aime ; donne-moi ta vie, car je… (La corded’airain se brise avec un bruit terrible. Hélènetombe morte, et Albertus évanoui.)

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LES ESPRITS CÉLESTES.

Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paixsur la terre aux hommes dont le cœur est pur !Esprit notre frère, ton épreuve est finie ; fille dela lyre, ta foi est récompensée. Venez à nous,ô enfants de l’amour ! qu’un céleste hyménéevous unisse pour l’éternité ! Gloire à Dieu auplus haut des cieux !

L’ESPRIT DE LA LYRE.

Où suis-je et que vois-je ? Je me réveilledans les cieux, et ma vue embrasse l’infini !La lumière céleste et l’amour impérissable mesont rendus. Ô fille de la lyre, ta foi m’a sauvé ;viens partager la liberté infinie et l’éternellejoie ! Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! (Hé-lène s’envole vers les cieux avec l’Esprit de la lyreet les esprits célestes.)

ALBERTUS se relevant, ramasse la lyre et courtavec égarement autour de la chambre.

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La lyre brisée, Hélène morte, morte ! Hé-lène ! Hélène ! où es-tu ? Je suis ton assassin !Hélène ! Hélène ! je veux me tuer !… Laissez-moi me tuer !…

MÉPHISTOPHÉLÈS, se montrant devant lui soussa véritable forme.

Ne se tue pas qui veut, mon maître ; il vousfaut bien expier cette petite faute. Vous vivrez,s’il vous plaît, mais en société avec moi, encompagnie avec le désespoir.

ALBERTUS.

Ah ! encore cette horrible apparition. Quies-tu, esprit de ténèbres, image de la perversi-té, de l’athéisme et de la douleur ? Je ne puissoutenir ta vue. Mon Dieu, délivrez-moi decette vision ; mon esprit s’égare !

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Il faudra pourtant bien t’y accoutumer ; lalyre est brisée, et j’ai tout pouvoir sur toi !

LE SPECTRE D’HÉLÈNE, apparaît à Albertus avecl’Esprit de la lyre, sous la forme de deux anges.

Homme vertueux, ne crains rien des arti-fices du démon, nous veillons sur toi ; la mortne détruit rien, elle resserre les liens de la vieimmatérielle. Nous serons toujours avec toi,ta pensée pourra nous évoquer à toute heure ;nous t’aiderons à chasser les terreurs du douteet à supporter les épreuves de la vie. (Albertustombe à genoux.)

CHŒUR DES ESPRITS CÉLESTES.

Arrête, Satan ! tu ne peux rien sur celui quitire sa sagesse de la foi et de la charité ; samain a brisé les six cordes de la lyre, maissa main était pure, et le chant de la septièmecorde l’a sauvé. Désormais, son âme sera unelyre dont toutes les cordes résonneront à la

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MÉPHISTOPHÉLÈS, s’approchant pour le saisir.

fois, et dont le cantique montera vers Dieu surles ailes de l’espérance et de la joie : il a aimé.Gloire à Dieu dans les cieux !

L’ESPRIT D’HÉLÈNE.

Et paix sur la terre aux hommes d’un cœurpur ! (Méphistophélès s’envole en rasant la terre,les esprits célestes disparaissent dans les cieux.)

SCÈNE IV.

ALBERTUS, WILHELM, HANZ, CARL.

HANZ.

Maître, l’heure de la leçon est sonnée ; onvous attend.

WILHELM, avec inquiétude.

Je croyais trouver Hélène avec vous.

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ALBERTUS.

Hélène est partie.

HANZ.

Partie ? En proie à un nouvel accès de dé-mence ?

WILHELM.

Que vois-je ?… La lyre brisée !… Oh ! monDieu ! Où donc est Hélène ?

ALBERTUS.

Hélène est guérie !

CARL.

Par quel miracle ?

ALBERTUS.

Par la justice et la bonté de Dieu !

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WILHELM.

Ô maître ! que voulez-vous dire ? que s’est-il passé ? Nous avons entendu un bruit terrible,comme celui de la foudre qui éclate ; nousvoyons la lyre privée de toutes ses cordes, etvotre visage est inondé de larmes.

ALBERTUS.

Mes enfants, l’orage a éclaté, mais le tempsest serein ; mes pleurs ont coulé, mais monfront est calme ; la lyre est brisée, mais l’har-monie a passé dans mon âme. Allons tra-vailler !

1839.

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LETTRES À MARCIE

PRÉFACE

Comme Aldo le Rimeur est un essai inache-vé, les Lettres à Marcie ne sont qu’un fragmentincomplet et sans aucune valeur philoso-phique. J’avais entrepris une sorte de romansans événements, dont j’eusse voulu faire ar-river tout l’intérêt, toutes les émotions, toutesles péripéties par les modifications et les trans-formations intimes et mystérieuses d’un seulêtre, d’une femme qu’on n’eût même pas vue,qui n’eût jamais écrit, et qu’on n’eût connue

que par les lettres et les réflexions de son ami.C’était peut-être une entreprise impossible, etj’ignore si elle eût été digne d’un succès d’es-time. Quoi qu’il en soit, les personnes qui ontlu les premières lettres, cette sorte de prologueoù je peignais seulement pour commencer l’en-nui de l’isolement, ont voulu y voir une ex-position de principes, et une théorie pour oucontre le christianisme. Il n’y avait pourtantrien de cela, et je ne crois pas que ces frag-ments aient aucune couleur déterminée donton puisse tirer des inductions solides. Je n’aipas fait le vœu de ne jamais m’expliquer surle fond de mes idées relativement au mariage ;mais je ne crois pas non plus être dans l’obli-gation d’exposer une théorie quelconque. J’aidéjà dit que, soit pour me montrer coupablede mauvais principes envers la société, soitpour rendre ridicule la bonne foi de mes écrits,quelques moralistes de feuilleton m’avaientsouvent mis au défi de dévoiler mes crimi-nelles intentions à l’endroit du mariage. Je ne

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m’intéresse nullement à ces sortes de polé-miques, et n’ai jamais cru devoir y répondre. Ilest probable qu’en continuant ce roman intimedes Lettres à Marcie, j’aurais causé avec elle surces graves matières ; mais le roman a été inter-rompu par des circonstances qui n’avaient riende commun avec le sujet, et je puis les dire. Jene me suis jamais senti propre à la fabricationrapide, pittoresque et habilement accidentéede ces romans dont l’intérêt se soutient mal-gré les hasards de la publication quotidienne.Je n’avais accepté l’honneur de concourir àla collaboration du journal le Monde que pourfaire acte de dévouement envers M. Lamen-nais, qui l’avait créé et qui en avait la direction.Dès qu’il l’abandonna, je me retirai, sans mêmem’enquérir des causes de cet abandon ; jen’avais pas de goût et je manquais de facilitépour ce genre de travail interrompu, et pourainsi dire haché. N’ayant pas eu l’occasion decontinuer en temps et lieu les Lettres à Marcie,j’ai eu bientôt oublié l’espèce de plan que

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j’avais conçu. On m’a reproché, dans quelquesjournaux d’émancipation, de reculer devant lesdifficultés de l’entreprise. Le hasard seul m’aforcé de m’arrêter ; mais, quand même j’auraishésité à formuler mon prétendu système, je nevois point que l’humanité en ait souffert beau-coup, ni que le salut des empires en ait étécompromis sérieusement. Seulement, je pro-teste un peu, en remettant ces Lettres à Marciesous les yeux des lecteurs, contre la trop bien-veillante obstination de mon éditeur. Il mesemble qu’un écrit incomplet n’a pas le droitde se montrer une seconde fois en public sansque l’auteur ait pris la peine d’y mettre la der-nière main. Il m’est impossible en ce momentde le faire ; et, en eussé-je le temps, je ne voispas qu’une forme essayée vaille mieux qu’uneautre forme qu’on pourrait tenter pour émettrel’idée dont on se sent dominé. Pour un artiste,il n’y a de forme heureuse et féconde, à sesyeux, que celle qui l’inspire dans le momentmême. L’ébauche d’hier est déjà flétrie pour

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lui, et chacun sait que les ouvrages d’imagi-nation n’ont ni veille ni lendemain. Le peintreconsciencieux n’aime plus son tableau quand ille voit sorti de son atelier, éclairé d’un autrerayon de soleil que celui sous lequel il s’étaitsenti inspiré. Ô vous qui lisez et qui n’écrivezpas ! vous ne savez pas combien le livre im-primé, et surtout réimprimé, paraît insipide etfroid à celui qui l’a écrit avec quelque émotionsur un papier encore vierge, au reflet de salampe solitaire. Ceci est pour vous demanderpardon en conscience de la réimpression desLettres à Marcie, fragment sans portée, qui neméritait pas l’honneur d’être lu deux fois.

Mai 1843.

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I

Vous êtes triste, vous souffrez, l’ennui vousdévore ; vous redoutez l’avenir, le présent vousaccable. Dans le passé, aucun souvenir n’estassez doux ou assez attachant pour ranimer lesfroides heures qui s’écoulent. Et cependant, letemps marche, et, quand le soir arrive, vousêtes surprise, vous êtes effrayée de ce nombrede jours, de cette suite d’années qui se perdentdans un gouffre sans écho.

Vous peignez votre situation d’une manièretouchante, et je suis pénétré de votre douleur,quoique je ne voie rien d’exceptionnellementmalheureux dans votre situation matérielle ;mais le dégoût qu’elle vous inspire constitue unmalheur véritable. Là où l’âme ne se sent pasbien, l’existence est réellement troublée.

Il n’est au pouvoir de personne de vous gué-rir de cette langueur maladive. Le mal a sa ra-cine dans les plus secrets retranchements devotre conscience. Il faut que vous soyez àvous-même votre médecin, et que, par un ré-gime hardi et généreux, vous rendiez à votreâme la santé qu’elle a perdue.

Les inconvénients de votre position, quevous exprimez avec candeur, seraient peu dechose si vous les envisagiez sous le jour dela vérité. Les pointes de mille traits frivoless’émousseraient sur vous, si vous n’aviez pas,dans un moment de fatigue et d’inertie, laisséchoir votre bouclier. Relevez-le, tâchez de pa-rer les coups d’une destinée facile à vaincre.Vous le devez ; donc, vous le pouvez.

La solitude où vous vivez est une rudeépreuve si vous aimez le monde. Mais com-ment se ferait-il qu’avec la simplicité que jevous connais, vous aimassiez le monde ? Vousl’avez vu, vous savez ce qu’il peut vous offrir.

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Vous avez été frappée de la médiocrité deschoses et des gens dont vous vous étiez fait laplus grande idée. Vous y avez vu que même lesgens réellement distingués y perdaient l’appa-rence de leur supériorité, par la réserve qu’ilsétaient forcés de s’y imposer, par la méfiancequ’ils y éprouvaient. Vous-même, vous vous yêtes sentie glacée et contristée, et les élogesque vous y avez reçus vous ont semblé plusblessants qu’agréables, car on y avait remar-qué de vous tout ce que vous ne prisez pas, eton y avait méconnu tout ce qui eût dû être ap-précié.

Eh bien, cependant, je crains que vousn’ayez rapporté de votre excursion dans lemonde un peu d’envie d’y jouer votre rôle, nonpour lui complaire, vous ne l’estimez pas as-sez pour cela, mais pour vous venger de luien l’humiliant. Vous voudriez bien le fuir, maisvous aimeriez qu’on sût le mépris que vous enfaites. L’idée que telle personne vous plaint devotre pauvreté et qu’on s’imagine vous inspi-

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rer des regrets, vous blesse et vous offense.Ne l’avouez pas si vous me trouvez trop péné-trant ; mais songez à extirper de votre reposcette plante parasite, l’opinion d’autrui, le vainbruit du monde, et, dans l’énumération quevous faites de vos ennemis, rayez celui-là.Écrasez-le comme une mouche importune, cen’est rien de plus. Vous avez vingt-cinq ans,vous êtes belle, votre intelligence est cultivée,votre réputation est sans tache comme votrevie, mais vous êtes pauvre ; et, tandis que lesfilles les moins aimables et les plus mal faitestrouvent un époux à prix d’or, vous semblezcondamnée par les convenances d’un mondecupide à vivre dans la solitude.

Marcie, ne vous plaignez point trop, nesoyez point ingrate. Vous êtes instruite, vousêtes pure. Voilà de grandes supériorités, de vé-ritables éléments de bonheur ; et ces richesinfortunées, qui sont réduites à acheter leurépoux, doivent vous inspirer une profonde pi-tié. Oh ! que leur tâche est rude, à celles-là !

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Qu’il faut de résignation à ces êtres flétris ennaissant du sceau de la laideur et de l’ineptie !Leur existence est une humiliation que l’espritde renoncement et d’humilité (mort, hélas !avec la foi évangélique) peut seul aider à porteravec dignité. Vous savez si la société, malgréses tristes caresses, les dédommage des sé-vérités de la nature ; vous savez si l’hommeattaché à elles par un serment honteux peutfeindre longtemps et leur cacher son dégoûtet son aversion. J’ai connu une pauvre fille deseize ans qui avait quatre cent mille livres derente. La mort semblait avoir posé sa main gla-cée sur ce jeune visage déjà décrépit, et courbécette taille débile et contrefaite, toujours prèsde se briser. Son âme était triste comme sonfront, souffrante comme son corps. Mais ce dé-plorable enfant de la vieillesse débauchée d’unriche avait en lui le trésor d’une angélique dou-ceur. Un regard paternel était descendu d’enhaut sur cette pauvre créature ; un rayon cé-

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leste lui avait donné la force de vivre hors desa misérable enveloppe.

Elle voulait se faire religieuse. Sa familles’y opposa. On la pressa d’épouser un hommevain, que toutes les femmes vaines recher-chaient, et qui, pour autoriser son insolence,avait besoin des vanités de la richesse. Lajeune héritière eut un moment de doute, et l’es-prit de Dieu s’affaiblit durant quelques joursdans son âme. Elle avait dévoré l’humiliationde sa laideur, mais elle ne s’était pas assezaffermie dans l’amour des vrais biens. On luipersuada que son mari l’aimerait pour sa bon-té, que cet amour la rendrait heureuse, qu’elleserait enviée de ses belles et orgueilleuses ri-vales. Elle n’avait pas une haute intelligence,quoiqu’elle eût un noble cœur. C’était un espritmédiocre avec un puissant caractère. Troptard, elle connut son erreur ; ses vertus ne cau-sèrent qu’ennui et dédain. Elle était dévote, di-sait le mari, parce qu’elle était laide. Elle re-cherchait l’amour et la reconnaissance des

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pauvres, parce qu’il lui fallait bien être aiméeet vantée par quelqu’un. Je ne vous ferai pasl’affreux détail de ce qu’elle eut à souffrir. Tantd’infortune ranima sa piété ; sa santé empira,et, en même temps, elle sentit son courage seréveiller. Je l’ai vue dépérir avec stoïcisme, etj’ai deviné ses vertus et ses maux plus que jene les ai connus. Je crois la voir encore cou-chée sur l’or et la soie, expirant dans les plis del’hermine, sous des lambris de lapis et d’agate,et disant que, jusqu’à sa dernière heure, ellevoulait, pour se mortifier, contempler ce fasteexécré, ces insignes de sa splendeur funeste.Elle fut calme et réservée jusqu’au bout ; jen’ai jamais vu boire un plus amer calice avecmoins d’hésitation et de regret. Sa famille n’en-tendit d’elle aucune plainte, et son mari nefut pas même troublé dans ses plaisirs par lespectacle de ses souffrances. Nul n’a su quelsrêves d’amour et de terrestres voluptés avaientpu dévorer cette oisive imagination. Nul n’asu ce qu’il lui avait fallu d’efforts, pour renon-

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cer sans colère à vivre ici-bas. Le crucifix d’orque j’ai vu dans ses mains crispées par l’agoniepourrait seul raconter combien de ruisseauxde larmes ont baigné ses pieds insensibles. Lepâle ange gardien, qui soutint dans ses braspaternels cette jeunesse pénible, a pu seul ra-conter à Dieu par combien de martyres elleavait expié l’éphémère désir de prendre placeau banquet terrestre. Je ne prétends pas faireressortir de ce douloureux exemple que toutesles femmes laides doivent se vouer à la soli-tude. Quelques-unes ont eu le bonheur, grâceà leurs qualités morales, ou au charme de leuresprit, d’inspirer des affections vives et du-rables. Mais les hommes capables de ressentirde telles affections ne sont pas en général gui-dés par la cupidité, et on peut les voir choisirla compagne de leur vie partout ailleurs qu’aufaîte de la richesse.

Ainsi pourquoi désespérez-vous de trouver,dans cette société injuste et corrompue, uneâme d’exception comme la vôtre, qui s’associe-

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rait irrévocablement à vos destinées, et qui dé-jà peut-être de son côté vous cherche afin devous saluer du nom d’épouse et de sœur ? Etquand vous ne trouveriez pas cet appui néces-saire aux femmes, votre vie serait impossible ?n’êtes-vous pas tellement forte, que vous nepuissiez entrer dans une voie d’exception su-blime ? Je ne sais si je me trompe, mais il mesemble que rien n’est impossible à un grandcourage aidé de la réflexion. Vous vous êtesélevée au-dessus de votre sexe en d’autres oc-casions. Toutes les fois que nous faisons desactes de force, nous nous élevons au-dessus dela nature humaine vulgaire. Vous savez que degrandes destinées morales sont condamnéesà une sorte d’isolement, et que l’esprit de sa-gesse, dans tous les temps, dans toutes les re-ligions, a amplement dédommagé ceux qui seretirent de la route commune pour entrer vo-lontairement dans la vie intérieure.

Malheureusement, après avoir vécu sage-ment et en vous-même, vous avez voulu tra-

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verser le tumulte du monde pour satisfaire unevaine curiosité, et maintenant le miroir devotre âme est terni par le reflet de mille fan-tômes vains, par le souffle malsain des pas-sions vulgaires : vous trouverez dans votre sortdes tribulations que vous n’aviez pas aperçuesauparavant, ou que vous aviez supportées avecphilosophie. Étrange contradiction ! Vous avezvu le règne de la faiblesse et de la vanité, etvous êtes tombée dans les mêmes servitudesque ces esclaves par vous méprisées.

Mais c’est que ce rôle de vieille fille, dites-vous, est bien pitoyable ! On vous raille, sivous êtes laide et vieille ; et on vous hait, parcequ’on vous suppose jalouse et méchante. Si,au contraire, vous êtes jeune et belle, on vousplaint ; et cette pitié, dites-vous encore, et avecraison, est le dernier des outrages.

Vous devriez ne pas vous apercevoir decette pitié, Marcie ; mais, puisque vous n’avezpas la force de vous placer au-dessus, il est un

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moyen certain de la repousser et de la chan-ger en respect. C’est d’accepter énergiquementet joyeusement votre sort. C’est d’avoir dansle cœur le calme de la résignation, et sur lefront la sérénité de la vertu. Vous avez voulumontrer dans les salons votre pâleur studieuse,votre gravité mélancolique ; et ces hommes,incapables de comprendre le peu qu’ils valent,se sont imaginé que loin d’eux votre vie étaitun supplice. Qu’alliez-vous faire parmi eux ?

Et voilà qu’au lieu de les faire mentir, aulieu de sourire de leur vanité, vous leur donnezraison en détestant la retraite à laquelle vousdevez pourtant ce que vous avez de meilleur.Vous rapportez du dehors les désordres despensées, le scepticisme de l’esprit, vous leslaissez pénétrer dans l’asile dont ces enfants dunéant n’auraient pas dû franchir le seuil.

Vous dites que la foi est éteinte, que legenre humain dénie, que les sectes nouvellesont peut-être raison, que l’amour n’est qu’une

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chimère, la fidélité qu’un joug ; vous demandezà quoi sert la vertu, si le monde en profite, siDieu la récompense ! Vous pleurez avec les en-fants de la terre sur les autels des dieux ren-versés dans la fange. Pénétrée de douleur, vousvous écriez : « Comment n’être pas entraînéedans l’orage ? comment rester debout sous tantde ruines qui ne s’arrêtent pas de crouler ! »

Étendez les bras, Marcie ; étendez vos brasvers le ciel, et vos bras porteront les ruinesdu monde, et vous ne serez point écrasée. Es-sayez ce que peut la foi contre les élémentsconjurés, contre la colère céleste elle-même.Souvenez-vous de l’arche de Noé au milieu dudéluge, admirable figure de la lutte que sou-tiennent aujourd’hui les derniers croyants sousla nuée qui s’épanche au sein des abîmes quis’entr’ouvrent !

Oh ! nous ne savons pas ce que peut l’es-pérance, car nous n’essayons plus ce que peutla prière. Moi qui vous parle, j’ai plus de mal

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que vous ; mais je ne voudrais pas périr sansrésister jusqu’au bout ; je ne voudrais pas melaisser balayer avec les feuilles sèches que dis-perse le vent de la mort. Protestez, Marcie,protestez en vous-même contre ces influencesfunestes : vous ne savez pas qu’un front sanstache peut arrêter la voûte croulante des cieux.Laissez aux hommes forts le soin de rebâtirleurs temples ; vous, triste et chaste colombe,reconstruisez votre nid solitaire ; ange silen-cieux, prosternez-vous dans l’ombre du parvis.En apercevant votre front pâle et radieux,quelques-uns diront : « Il y a encore de l’amourdans les cieux, car il y a encore de l’espérancesur la terre. »

Et, quant à ces dangereuses tentativesqu’ont faites quelques femmes dans le saint-si-monisme pour goûter le plaisir dans la liberté,pensez-en ce que vous voudrez, mais ne vousy hasardez pas, cela n’est pas fait pour vous.Vous ne sauriez aimer à demi, et, si vous ai-mez un jour, vous aimerez à jamais. Vous au-

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rez accepté un hommage libre, et bientôt vousaurez horreur de ce droit d’infidélité que sesera réservé votre époux. Si vous vous sou-mettez par engagement aux principes d’uneétrange vertu, à cette immolation de votre or-gueil légitime, vous souffrirez, vous souffrirezlongtemps, toujours peut-être ; car les organi-sations fortes ont de forts attachements, ellesne sont pas mobiles comme le vulgaire, aucuneconsidération d’intérêt ou de vanité ne peutles arracher à la douleur de leurs blessures.Elles se dévorent elles-mêmes et sont plus in-habiles à se guérir que les âmes faibles ; unsang brûlant et intarissable coule à longs flotsdans leurs veines. Que serait donc une sociéténouvelle où les belles âmes n’auraient pas ledroit d’étendre leurs ailes et de se développerdans toute leur étendue, où le fort serait de parla loi le jouet et la dupe du faible ? Et com-ment cela n’arriverait-il pas sans cesse sousun régime qui l’autoriserait, puisque cela arrivesi souvent sous un régime qui le prohibe ?

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Étrange remède à la corruption d’une société,que de lui ouvrir toutes grandes les portes dela licence ! Ce que l’homme rêve, ce qui seulle grandit, c’est la permanence de l’état moral,le caractère des grandes choses dans l’ordrematériel, c’est la durée ; et c’est aussi à quoi,dans l’ordre moral comme dans l’ordre maté-riel, l’homme atteint le plus difficilement. ÀDieu seul est réservée l’immutabilité sublime.Mais tout ce qui tend à fixer les désirs, à raf-fermir les volontés et les affections humaines,tend à ramener sur la terre ce règne de Dieu, quine signifie autre chose que l’amour et la pra-tique de la vérité.

La vérité, c’est l’amour de la perfection, etla perfection, c’est l’éternelle tentative de l’es-prit pour dompter la matière. C’est la dure vic-toire sur les appétits ardents ; c’est l’austèreimmolation des satisfactions vulgaires. Il nes’agit pas pour vous, Marcie, qui avez admirétoute votre vie dans les grands hommes le re-flet de la puissance céleste, pour vous qui de-

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mandez sincèrement le secret d’être heureuse,et qui, fatalement, par l’élévation de votre ca-ractère, ne pouvez trouver ce secret hors de lagrandeur ; il ne s’agit pas, dis-je, de vous créerdes principes qui vous procurent des plaisirs etde la liberté matérielle. Il s’agit, âme pure, âmetriste et fière, d’adopter des principes qui vousfassent de plus en plus pure, qui vous assurentles vrais biens, et fondent votre liberté moralesur des bases inébranlables.

Peut-être qu’on pourrait donner à tous leshommes la même assurance, et leur prédirequ’ils ne trouveront pas une forme sociale du-rable et satisfaisante hors de ces grands ins-tincts de l’humanité, qu’on semble traiter au-jourd’hui comme si un décret céleste les avaitsupprimés, comme si, avec les machines à va-peur et les merveilles de l’industrie, on avaittrouvé la solution de tous les problèmes de l’in-telligence, la satisfaction de tous les besoins del’âme. Mais ce serait viser trop haut, et c’estdéjà trop d’honneur pour moi, Marcie, que

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d’avoir eu un instant droit de conseil sur un es-prit comme le vôtre.

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II

Vous dites, Marcie, que vous vous efforce-rez d’atteindre à cette vertu tranquille et se-reine, mais que vous n’espérez pas beaucoup yparvenir ; qu’il vous faudrait l’aide de plusieursconditions extérieures, dont les plus simplessont irréalisables. La poésie manque à votrevie, dites-vous ; et cependant, vous sentezqu’elle seule pourrait ennoblir vos tristesses etranimer vos esprits, qui s’éteignent dans un airlourd et plat. Vous trouvez que de si grandesrésolutions à prendre, de telles révoltes à com-battre ont besoin des grandes scènes de la na-ture et de l’air libre des voyages. Vous voudriezchanger de place, prier sur la terre de Jéru-salem, chercher les cryptes des Pères du dé-sert, gémir dans une horrible tempête, aller lespieds nus et saignants sur les rochers, souffrir

davantage, afin de sentir quelque chose, fût-cela douleur avec énergie.

Ces inquiétudes m’affligent et ne me re-tracent que trop celles qui dévorent souventmon propre cœur. Je ne suis pas plus héroïqueque vous, Marcie ; mais ne sommes-nous pasinsensés dans nos mécontentements, et n’est-ce pas une chose digne de pitié que de voir desi chétifs atomes avoir besoin de tant d’espaceet de bruit pour y promener une misère si obs-cure et si commune ? Nous ne sommes qu’en-flure et vanité ; nos plaintes ne sont qu’em-phase et blasphème. Qu’avons-nous donc faitde si grand pour trouver les autres hommes sipetits et vouloir fuir jusqu’à la trace de leurspas ? Marcie, notre esprit est malade, et, quandnous cherchons à nous préserver d’un mal,nous tombons dans un pire. Nous haïssons lesvaines occupations du monde, ses paradoxesimpies, ses fausses maximes. Nous fuyons cecommerce dangereux, cet air délétère. Mais,au lieu de chercher autour de nous des âmes

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simples et des esprits droits, nous nous jetonsdans la haine du genre humain ; nous osonsdevenir orgueilleux dans le sens méchant etsuperbe du mot ; car l’orgueil a deux faces,comme toute faculté humaine, une divine etune infernale. Eh bien, quand nous avonsconquis la première, si nous cessons un instantde nous observer, nous tombons dans l’autre ;et alors, avec notre vaine sagesse et notrefausse grandeur, nous devenons pires que leshommes corrompus du siècle. Nous craignonsde nous salir en les touchant, nous ne pouvonsrespirer dans leur air. Sublime philosophiechrétienne, est-ce là ce que tu nous ensei-gnais ?

Et cependant, Marcie, la grandeur est par-tout sans que nous nous en doutions. Autourde nous, sous le voile d’une humble obscurité,dans les conditions les plus pauvres, sousnotre main, sous nos pieds en apparence, il y ades hommes meilleurs que nous, des hommesplus forts, plus intelligents, plus patients que

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nous. De grossiers habits et de rudes manièrescouvrent des trésors de bonté ou de sagesse,que nous méconnaissons ou que nous dédai-gnons d’apercevoir. Nous demandons lescimes du Liban et les sapins du Morven,comme si la vie d’un homme vertueux, le sou-rire d’une âme évangélique n’était pas un plusbeau spectacle que toutes les montagnes ettoutes les forêts. Comme si, d’ailleurs, lesétoiles ne brillaient pas sur notre tête de tousles points de la terre, comme si une nuancede plus à la pourpre du matin pouvait guérirles blessures d’une âme fermée à toute sympa-thie pour ses semblables. Tenez, Marcie, noussommes infortunés ! Toute notion du devoirest effacée en nous. Nous avons des obliga-tions sacrées, nous ne cherchons pas notre re-mède dans leur accomplissement. Votre mèreest aveugle, mon enfant est malade. Les soi-gner, les distraire, leur donner tout le bonheurque nous n’avons pas, rendre notre tendresse siingénieuse et si active, qu’ils ne regrettent pas

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la santé, et se jettent dans notre sein chaquesoir en disant ces mots admirables que j’ai en-tendus sortir d’une bouche chérie : « Je prieDieu de ne pas me guérir vite ; » ne serait-ce pas là, si nous étions vertueux, le but denotre vie, la récompense de nos fatigues, lagloire douce et cachée de nos souvenirs ? Au-rions-nous le loisir de songer à l’impossiblesi nous faisions seulement le nécessaire ? Se-rions-nous désespérés si nous rendions l’espé-rance à ceux qui n’ont pas d’autres ressources ?Tenez, Marcie, je suis si triste et si abattu au-jourd’hui, je confonds tellement dans mon an-goisse ma misère et la vôtre, qu’il m’est impos-sible de vous donner des conseils. Je tâcheraid’y suppléer par un récit. En pensant à vousl’autre soir, je me suis rappelé une anecdoteque j’ai voulu écrire pour vous l’envoyer. J’aibien fait, car aujourd’hui elle suppléera à touteexhortation. D’ailleurs, j’ai foi à la puissancedes exemples. La parabole fut l’enseignementdes simples. Enseignement sublime, que sont

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tous nos poèmes au prix de tes naïves allégo-ries !

Le curé d’une petite ville de Lombardie, oùj’ai passé quelque temps, avait trois nièces,toutes trois agréables et parfaitement élevées.Orphelines et sans fortune, elles furent re-cueillies par leur oncle, et, grâce à leur écono-mie, à leur bon caractère et à leur zèle, ellesapportèrent, en même temps que le bonheur etla gaieté, un surcroît d’aisance dans le presby-tère. Le bon vieillard, en retour, sut leur ins-pirer tant de sagesse par ses leçons, qu’ellesrenoncèrent à l’idée peut-être un peu caresséejusque-là de se marier. Il leur fit entendrequ’étant pauvres, elles ne trouveraient que desmaris au-dessous d’elles par l’éducation, outellement pauvres eux-mêmes, que la plus pro-fonde misère serait le partage de leur nouvellefamille. « La misère n’est point un opprobre,leur disait-il souvent en ma présence ; honte àquiconque ne redoublerait pas de respect pourceux qui la supportent dignement, et de com-

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passion pour ceux qui en sont accablés ! Maisc’est une si rude épreuve que le besoin ! N’y a-t-il pas une témérité bien grande à risquer lapaix et la soumission de son âme dans un siterrible pèlerinage ? » Il fit si bien qu’il élevaleurs esprits à un état de calme et de dignitévraiment admirable. Lorsqu’il voyait un nuagesur la figure de l’une d’elles : « Eh bien, qu’as-tu ? disait-il avec cette liberté de la plaisanterieitalienne. Nipotina, ôtez-vous de la fenêtre ;car, si les jeunes gens qui passent dans la ruevous voient ainsi, ils vont croire que vous sou-pirez après un mari ; » et aussitôt le sourirede l’innocence et d’un juste orgueil reparaissaitsur le visage mélancolique. Vous pensez bienque cette famille vivait dans la plus austèreretraite. Ces jeunes filles savaient trop bienqu’elles devaient éviter jusqu’au regard deshommes, vouées, comme elles étaient, au cé-libat. S’il y eut des inclinations secrètementécloses, secrètement aussi elles furent com-primées et vaincues. S’il y eut quelques re-

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grets, il n’y eut entre elles aucune confidence,quoiqu’elles s’aimassent tendrement ; mais lafermeté et le respect de soi-même étaient siforts en elles, qu’il y avait une sorte d’ému-lation tacite à étouffer toute semence de fai-blesse sans la mettre au jour. L’amour-propre,mais un amour-propre touchant et respectable,tenait en haleine la vertu de ces jeunes re-cluses. Et il faut croire que la vertu n’est pasun état violent dans les belles âmes, qu’elley pousse naturellement et s’y épanouit dansun air pur ; car je n’ai jamais vu de visagesmoins hâves, de regards moins sombres, d’as-pects moins farouches. Fraîches comme troisroses des Alpes, elles allaient et venaient sanscesse, occupées au ménage ou à l’aumône.Lorsqu’elles se rencontraient dans les escaliersde la maison ou dans les allées du jardin, elless’adressaient toujours quelque joyeuse et naïveattaque, elles se serraient la main avec cordia-lité. Je demeurais dans le voisinage et j’enten-dais leurs voix fraîches gazouiller par tous les

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coins du presbytère ; aux jours de fête, ellesse réunissaient dans une salle basse pour fairequelque pieuse lecture à haute voix à tour derôle. Après quoi, elles chantaient en partiequelque cantique. Par les fenêtres entr’ou-vertes, je voyais et j’entendais ce joli groupeà travers les guirlandes de roses blanches etde liserons écarlates qui encadraient la croisée.Avec leurs magnifiques chevelures blondes, etdes bouquets de fleurs naturelles dont secoiffent les jeunes Lombardes, c’était vraimentle trio des Grâces chrétiennes.

La cadette était la plus jolie. Il y avait plusd’élégance naturelle dans ses manières, plus definesse dans son esprit ; je dirais aussi, plusde magnanimité dans son caractère, si je necraignais de détruire dans mes souvenirs l’ad-mirable unité de ces trois personnes, en n’ad-mettant pas que le trait d’héroïsme que je vaisvous raconter n’eût pas été possible à toutestrois également.

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Arpalice était le nom de cette cadette. Elleaimait la botanique et cultivait une plate-bandede fleurs exotiques le long d’un mur du jardinqui recevait les pleins rayons du soleil et enconservait la chaleur jusqu’à la nuit. De l’autrecôté du mur s’élevaient à peu de distance, lesfenêtres d’une jolie maison voisine, qu’uneriche famille anglaise loua pour un été. LadyC*** avait avec elle deux fils : l’un phthisique,et qu’elle essayait de rétablir à l’air pur descampagnes alpestres ; l’autre, âgé de vingt-cinq ans, plein d’espérance, beau de visage etdoué d’un esprit fort droit, d’un caractère équi-table et généreux. Ce jeune homme voyait desa fenêtre la belle Arpalice arroser ses fleurs ;et, dans la crainte de la mettre en fuite, il l’ob-servait chaque jour, et tout le temps qu’elle de-meurait, par la fente des rideaux de la tendi-na. Il en devint amoureux, et tout ce qu’il ap-prit d’elle et de son entourage le captiva si fort,qu’il la demanda en mariage, avec l’agrémentde lady C***, laquelle, voyant dépérir son fils

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aîné, et craignant d’éloigner par sa rigueur lesecond, fit le sacrifice de ses préjugés aristo-cratiques et donna son consentement. Grandefut la surprise dans la maison anglaise quandle curé, après avoir consulté sa nièce, remerciapoliment et refusa net pour elle l’offre d’unnom illustre, d’une immense fortune, et, ce quiétait plus digne de considération, d’un amourhonorable. Le jeune lord crut que la fierté dupresbytère avait été blessée par la précipita-tion de sa démarche ; il montra tant de dou-leur, que lady C*** se décida à aller en per-sonne trouver Arpalice, et lui demanda avecinstance de devenir sa bru. La beauté, le grandsens et la grâce de cette jeune personne la frap-pèrent tellement, qu’elle partagea presque lechagrin de son fils en la trouvant inébranlabledans sa résolution. Le jeune C*** tomba ma-lade, et, au même temps, son frère aîné mou-rut. Le séjour de la famille anglaise se prolon-gea dans la petite ville. Le curé alla trouverlady C***, lui offrit de délicates consolations,

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s’enquit avec intérêt de la santé du jeune lord,et s’efforça, par les soins les plus empressés,d’adoucir leur triste situation. À peine rétabli,lord C***, qui avait fait mettre son lit auprès dela fenêtre, afin d’apercevoir de temps en tempsArpalice, se glissa le long du jardin du pres-bytère, cacha des billets doux dans les fleursqu’Arpalice venait cueillir, lui en fit parvenird’autres, la suivit à l’église, et enfin il lui fit unecour assidue, mystérieuse et romanesque, dontelle n’avait guère le droit de s’offenser, puis-qu’il avait si bien prouvé à l’avance l’honnêtetéde ses vues.

Un mois s’écoula ainsi, et, un matin, Arpa-lice avait disparu. Grand effroi et grande ru-meur dans le presbytère ; déjà les deux sœursdésolées couraient en se tordant les mains versla rue pour avoir des nouvelles de la fugitive,lorsque le curé, sortant de sa chambre d’un airému, mais non affligé, leur dit de se tenir tran-quilles, de ne montrer aux gens du dehors au-cune surprise, et de ne point avoir d’inquié-

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tude. C’était lui-même, disait-il, qui avait en-voyé Arpalice à Bergame pour une affaire à luipersonnelle, et dont il priait ses chères niècesde ne lui demander compte qu’après le retourde leur sœur. Trois jours après cette matinée,la famille anglaise partit pour Venise, et de làpour Vienne. Le jeune lord paraissait conster-né, mais il ne voulut pas souffrir que sa mèrerenouvelât ses instances. En même tempsqu’ils prenaient, à l’est, la route de Brescia, lecuré prit, à l’ouest, celle de Bergame ; et, lelendemain, Arpalice était de retour avec lui aupresbytère. Elle était fort pâle et se disait souf-frante ; mais elle était aussi affectueuse et aussisereine qu’à l’ordinaire. Elle pria ses sœurs dene pas la questionner, et ce ne fut qu’au boutde six mois, après que les brillantes couleursde la santé eurent reparu sur ses joues, qu’ilfut permis au curé de trahir son chaste secret.Arpalice avait aimé lord C*** ; mais, par ten-dresse pour ses sœurs, elle n’avait pas voulu semarier.

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Voici la lettre que l’oncle avait trouvée danssa serrure le jour où Arpalice avait pris la fuite.Le bonhomme, en essayant de me la lire, étaitsi ému, qu’il ne put achever, et, me la jetantsur les genoux : « Tenez, me dit-il, j’y renonce,quoique je la sache par cœur. » J’ai pris copiede cette lettre avec sa permission, et la voici :

« Mon oncle, ne me blâmez pas de la fai-blesse qui m’accable, j’ai tout fait pour luttercontre mon cœur. Il faut que cette passion qu’onappelle inclination (je traduis textuellement)soit bien plus difficile à gouverner que je necroyais. Apparemment qu’il plaît au Seigneurde m’éprouver pour me ramener au sentimentde la crainte et de l’humilité. Hélas ! mon bononcle, gardez-moi le secret. Rien au monden’eût pu me déterminer à avouer à mespauvres sœurs pourquoi j’étais malade ; maisvous êtes mon confesseur et mon père enDieu ; je viens vous avouer avec honte quec’est le chagrin qui m’a vaincue. J’ai eu l’impru-dence de recevoir plusieurs lettres de ce jeune

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homme, je vous les renvoie, mon oncle : brû-lez-les, que je ne les revoie jamais ; elles onttroublé le zèle de mes jours et le repos de mesnuits. J’ai laissé le venin de la flatterie s’insi-nuer dans mon âme, et en un instant, choseétrange et déplorable ! l’estime de cet étrangerm’est devenue plus précieuse que les bénédic-tions de ma famille. Tandis que les plus tendrescaresses de mes sœurs, tandis que vos plusbienveillantes paroles me tiraient à peined’une secrète mélancolie, les phrases insen-sées que milord m’écrivait, et que je dévoraisavec mystère, me faisaient monter le feu au vi-sage, et mon cœur bondissait comme s’il al-lait se briser. Ô mon cher oncle, quelle chosepuissante que la louange, quelle chose faible etlâche que notre cœur quand nous en avons ou-vert l’accès ! Le désordre de mon âme, arrivési subitement lorsque je me croyais si affermie,est un mystère pour moi. Je ne comprendraijamais comment un homme que je ne connaispas a pu m’inspirer plus d’attachement pen-

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dant quelques instants que vous et mes sœurs.Un sentiment si injuste, si aveugle, ne peut êtrequ’une embûche de Satan.

» Lorsque je l’ai repoussé la première fois,vous m’avez dit de bien réfléchir, vous m’avezengagée à suivre mon penchant, vous m’avezrépété les paroles sacrées : « Il est écrit : Lafemme quittera son père et sa mère. » Je saisque c’est la loi des anciens temps. Mais, au-jourd’hui qu’il y a tant de filles à marier quine demandent pas mieux, je ne crois pas queles hommes soient en peine de trouver à s’éta-blir ; et, dès ce premier jour, comme j’avaisl’esprit calme et que je ne sentais rien pour mi-lord, il m’a semblé que je devais refuser, paramour pour mes deux pauvres sœurs, une for-tune si différente de la leur. Madame sa mèrem’a bien dit qu’elle les doterait, qu’elle les em-mènerait avec moi ; vous ne pouviez quittervotre état, vous, mon oncle, et je n’ai pu souf-frir l’idée de me séparer de vous, et de cettechère petite maison où nous vivons si heureux,

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pour aller porter de grandes robes et roulercarrosse dans des pays que je ne connais pas ;et puis je me suis dit que, comme ce n’étaitpas la fortune qui pouvait me tenter et me faireépouser milord, ce n’était pas non plus en fai-sant part de cette fortune à mes sœurs que jepourrais les consoler si elles ne trouvaient pasle bonheur dans ma nouvelle famille. Et puisencore, que sait-on ? j’aurais peut-être été heu-reuse dans le mariage, et mes sœurs, voyantcela, auraient peut-être souhaité se marier aus-si, et peut-être qu’elles ne l’auraient pas pu. Et,si elles s’étaient mariées, peut-être n’eussent-elles pas fait d’heureux ménages ; et voilàtoutes nos existences, si tranquilles, boulever-sées, voilà notre bonheur changé en soucis,en regrets, en déplaisirs sans remède et sansterme. Enfin mon cerveau n’était pas malade :ce jour-là, je vis tout d’un coup, et aussi clai-rement que si j’eusse lu dans un livre, tous lesinconvénients de ce mariage ; je vous les dé-montrai à vous-même, et je vous persuadai de

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m’affermir dans mon refus si je venais à chan-ger malheureusement d’avis. Mais, après ce re-fus, les plaintes de milord devinrent si grandes,qu’elles endormirent ma raison ; et, quoique jene lui aie pas donné par mes actions, mes pa-roles ou mes regards, la moindre espérance,voilà qu’aujourd’hui, après lui avoir écrit assezdurement de me laisser en repos et de ne ja-mais compter me faire changer d’avis, je mesuis évanouie dans ma chambre, et, après êtrerevenue à moi-même, je me suis sentie fondreen larmes, comme si on fût venu m’annoncervotre mort ou celle de mes sœurs. Épouvantéede me sentir si faible, et ne comprenant rienà la force subite de cette inclination, j’ai vuqu’il était temps de prendre quelque parti ir-révocable, car je n’étais plus sûre de moi. J’aidonc ajouté au bas de ma réponse à milorden peu de mots que je m’en allais, et ne re-viendrais que lorsqu’il aurait lui-même quittéle pays. J’ajoutai que je croyais trop à son hon-neur pour craindre qu’il laissât ainsi errer long-

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temps une pauvre fille sans asile, éloignée desa maison et de ses parents. J’espère qu’il neme fera pas attendre son départ, et que vousviendrez me chercher, mon cher oncle, aussi-tôt qu’il se sera mis en route.

» Mais, mon oncle, ne pensez pas que lesacrifice soit au-dessus de mes forces, et quevotre tendresse trop indulgente ne vous portepas encore, cette fois-ci, à me faire revenirde ma détermination. Au nom du ciel, si vousm’aimez, si vous m’estimez, si vous croyez quemon espoir n’est pas de ce monde, et que jesuis digne d’aspirer à la gloire de Dieu, neconfiez pas un mot de tout ceci à mes sœurs ;elles viendraient se jeter à mes pieds, et, sansme fléchir, elles rendraient mon effort plus dif-ficile. Écoutez, mon bon oncle, mon cherconfesseur, je sais ce que je fais. Je souffre,mais je peux souffrir à présent que j’ai passéune nuit en prière. »

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Ici, le caractère de l’écriture indiquait uneinterruption et une main plus ferme.

« Écoutez, mon oncle, ne me grondez pas.Vous m’avez fait promettre de ne jamais pro-noncer un vœu quelconque à Notre-Seigneur,ou à la Vierge, ou aux saints, sans vous consul-ter à l’avance. Eh bien, pardonnez-moi, j’ai vuque vous étiez plus faible pour moi que moi-même, et je viens de m’engager, au lever dusoleil, par un vœu irrévocable, à rester dans lecélibat. Je n’ai pas agi à la légère, je vous enréponds. J’ai prié l’Esprit-Saint de m’éclairer.J’ai pris mon temps. L’étoile du matin brillait,et la nuit était encore noire. Je me suis dit :« Je méditerai jusqu’à ce que la clarté du jourait effacé cette étoile. » Et je me suis mise àgenoux devant ma fenêtre en face de l’orient,qui est la figure de la venue du Fils de l’hommesur la terre. J’ai senti que la grâce descendaiten moi. Oui, je l’ai sentie ; car, à mesure quela fraîcheur du matin soulageait mes membresrompus, je sentais comme une brise du ciel

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qui soulageait mon cœur. Et, à mesure quel’étoile pâlissait, la flamme de mon coupableamour s’affaiblissait. Et, à mesure que l’orients’embrasait, mon espérance et ma foi se rani-maient. Enfin, quand le premier bord du so-leil a dépassé la haie du jardin, j’ai été saisiecomme d’une extase ; j’ai cru voir la face duSauveur rayonner dans ce globe de feu, moncœur s’est brisé en sanglots de bonheur, et jeme suis levée par un mouvement involontaire,en tendant les bras vers lui et en m’écriant : Jejure.

» Tout est dit, mon oncle, il ne faut plus meparler de mariage ; depuis un quart d’heure, jeme sens si joyeuse, que je vois bien que j’ai prisle bon parti et que j’ai accompli la volonté deDieu. Que ni vous ni mes sœurs ne m’en fassiezun mérite. Vous n’existeriez pas que je pren-drais encore le parti de conserver à Dieu cetteâme libre qui jusqu’ici n’a adoré que lui, et quin’a jamais trouvé ni souffrance, ni mécompte,ni effroi dans cet amour.

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» Maintenant, je pars pour Brescia. Je des-cendrai chez notre cousine l’aveugle. Je lui di-rai que c’est vous qui m’envoyez acheter unedevanture d’autel, et je vous attends, cheroncle. À bientôt, j’espère. »

Lorsque Giulia et Luigina, les deux autressœurs, connurent cette lettre, elles voulurentcourir se jeter dans les bras d’Arpalice ; maisle curé, qui avait choisi, pour la leur commu-niquer, l’heure à laquelle Arpalice cultivait sesfleurs, les pria, au contraire, de ne point luien parler. « Redoublez de tendresse et de soinspour elle, leur dit-il, rendez-la plus heureuseencore que vous ne faites, s’il est possible ;aimez-la, estimez-la davantage, si vous pou-vez ; laissez-lui de temps en temps entendre,dans les occasions délicates, que vous savez dequelle haute vertu elle est capable ; mais pro-mettez-moi de ne jamais entrer en explicationsur ce sujet. » Elles le promirent, et furent fi-dèles à leur engagement. Et, quand je deman-dai au curé, qui me racontait ces détails, pour-

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quoi il avait exigé si expressément ce silence :« Voyez, dit-il en souriant, tout acte sublime aune explication naturelle, et l’explication na-turelle n’empêche pas l’acte d’être sublime ; ily a dans Arpalice un immense, un vénérableorgueil, si je puis m’exprimer ainsi. En mêmetemps, il y a tant de foi et de droiture, qu’elleregarde son sacrifice comme la dernière chosedu monde, tandis que ses hésitations, son en-traînement vers ce jeune homme, et les re-grets qu’elle a étouffés depuis, lui apparaissentcomme des faiblesses dont elle rougit ; et jesais, moi qui connais tous les replis de soncœur, qu’en vantant la grandeur de son cou-rage ses sœurs l’eussent beaucoup plus humi-liée que flattée… Et puis qui sait si, en lâchantla bride à ces conversations dangereuses, latête des deux autres ne se fût pas enflamméede quelque vaine curiosité ? Qui sait si l’amourd’Arpalice ne fût pas sorti de ses cendres ? Toutle monde se trouve bien de cet arrangement.J’ai voulu dire à Giulia et Luigina ce qu’elles

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devaient de reconnaissance et d’admiration àleur sœur. Ne pas le dire, c’eût été frustrer Ar-palice de ce redoublement d’amour qui lui étaitdû, comme la récompense de sa grande action,mais ces sortes de tragédies doivent se jouerdans le plus profond mystère de la conscience,et n’avoir pour spectateur que Dieu. Au reste,ajouta-t-il, mes nièces sont restées unies parune invincible tendresse. Le presbytère n’a rienperdu de sa propreté, ni le jardin de son éclat.Arpalice est plus fraîche que jamais, commevous voyez ; on chante toujours, on rit toujourscomme devant ; on lit toujours l’Imitation ; onprie avec ferveur, et Dieu bénit les cœurssimples. Si une personne chez nous est plus se-reine et plus contente que les autres, c’est cer-tainement Arpalice. »

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III

Je conviens que votre situation est loin devous offrir des dédommagements aussi réelsque ceux dont je vous ai fait le tableau fidèledans l’histoire d’Arpalice. Je sais bien quevotre âme est aimante et généreuse ; je nedoute pas qu’avec une pensée de dévouement,avec l’échange de vives et saintes affections,vous n’eussiez pu accomplir de semblables sa-crifices. Chère Marcie, je sais que vos souf-frances ne sont point imaginaires, et mon cœurest pénétré de compassion au spectacle de cetisolement fatal, sans diversion, sans termepeut-être, et que l’agitation du monde rendplus profond encore. Mais n’aggravez pas votremal, je vous en supplie, par une fausse ap-préciation de vous-même et des choses exté-rieures. Je vous vois maintenant prendre le

dessus, remporter la victoire sur les passionsde la femme ; mais, en même temps que j’ad-mire ce courage, je suis effrayé de vous en-tendre maudire la condition de votre sexe ence qu’elle a précisément de meilleur et de plussagement établi. Vous voudriez donner lechange à vos souffrances par l’enivrement dela vie d’action. Vous vous croyez propre à unrôle d’homme dans la société, et vous trouvezla société fort injuste de vous le refuser.

Je crains Marcie, que les promesses im-puissantes d’une philosophie nouvelle ne vousaient fait du mal. Soit que vous ayez mal com-pris la véritable pensée du saint-simonisme,soit que, dans ses hésitations et ses recherches,le saint-simonisme n’ait pas trouvé le mot devos destinées, vous y avez puisé le désir del’impossible. J’éprouverai toujours de la répu-gnance à faire la guerre à l’apostolat éphémèredes hommes qui avaient entrepris la régénéra-tion de l’homme par le travail et l’association ;mais je suis forcé de vous répéter que, par rap-

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port à vous personnellement, il n’a rien été sta-tué là qui pût vous être bon. Le saint-simo-nisme appelait les femmes à se déclarer, à seprononcer elles-mêmes sur leurs droits et surleurs devoirs, à en tracer la limite absolue. Envérité, le pouvaient-elles ? En est-il une seule,au temps où nous vivons, qui le puisse faire,même d’une manière générale ? Ne sommes-nous pas, hommes et femmes, dans uneépoque de doute, d’examen, d’incertitude ? Nesavons-nous pas tous trop et trop peu surtoutes choses ? Qui osera prescrire une formearbitraire au progrès qui nous saisit, unemarche rigide au torrent qui nous entraîne ?Jamais il ne fut plus difficile de s’éclairer sur lesvéritables besoins d’une génération. Ne faudra-t-il pas attendre que la vérité se manifeste etsorte éclatante de toutes nos clameurs ? N’est-il pas des infortunes plus urgentes à soulagerque l’ennui de celui-ci et la fantaisie de celui-là ? Le peuple est aux prises avec des questionsvitales ; il y a là des abîmes à découvert. Nos

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larmes y tombent en vain, elles ne peuventles combler. Au milieu de cette misère si réelleet si profonde, quel intérêt voulez-vous qu’ex-citent les plaintes superbes de la froide intelli-gence ? Le peuple a faim ; que les beaux espritsnous permettent de songer au pain du peupleavant de songer à leur édifier des temples. Lesfemmes crient à l’esclavage ; qu’elles attendentque l’homme soit libre, car l’esclavage ne peutdonner la liberté. Laissez les temps s’accompliret les idées venir à terme ; cela ne sera peut-être pas aussi long qu’on l’espère d’un côté etqu’on le craint de l’autre. En attendant, fau-dra-t-il compromettre l’avenir par l’impatiencedu présent ? Faudra-t-il à tout hasard, pour sa-tisfaire la fantaisie personnelle, trancher desquestions que des siècles n’ont pas encore ré-solues, risquer tout en voulant tout emporterd’assaut, semer tous les trésors de courage etde dévouement sur un sol qui n’est pas encoreassis, au pied des volcans à peine fermés ?

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Vous, Marcie, qui n’avez jamais pu suppor-ter la pensée d’appartenir, soit par nécessité,soit par caprice, à tout autre qu’un homme sé-rieusement aimé de vous, n’avez-vous pu trou-ver en vous-même assez de sagesse pour re-pousser le désir du vain pouvoir et de la vainegloire ? Des velléités d’ambition se sont trahieschez quelques femmes trop fières de leur édu-cation de fraîche date. Les complaisantes rê-veries des modernes philosophes les ont en-couragées, et ces femmes ont donné d’asseztristes preuves de l’impuissance de leur raison-nement. Il est à craindre que les vaines tenta-tives de ce genre et ces prétentions mal fon-dées ne fassent beaucoup de tort à ce qu’onappelle aujourd’hui la cause des femmes. Lesfemmes ont des droits, n’en doutons pas, carelles subissent des injustices. Elles doivent pré-tendre à un meilleur avenir, à une sage indé-pendance, à une plus grande participation auxlumières, à plus de respect, d’estime et d’inté-rêt de la part des hommes. Mais cet avenir est

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entre leurs mains. Les hommes seront un jourà leur égard ce qu’elles les feront : confiantsquand les femmes seront dignes de confiance,généreux et fidèles lorsque, dans leurs âmesaigries, de folles exigences ou d’injustes ré-voltes ne refouleront pas tout bon mouvement.Si les femmes étaient dans une bonne voie etdans de saines idées, elles auraient certaine-ment meilleure grâce à se plaindre de la ri-gidité de certaines lois et de la barbarie decertains préjugés. Mais qu’elles agrandissentleur âme et qu’elles élèvent leur intelligenceavant d’espérer faire fléchir le cercle de ferde la coutume. En vain elles se rassembleronten clubs, en vain elles engageront des polé-miques, si l’expression même de leur mécon-tentement prouve qu’elles sont incapables debien gérer leurs affaires et de bien gouvernerleurs affections. Hommes et femmes, ne mur-murons pas trop contre notre abaissement etnotre servitude ! la faute en est à nous-mêmes ;si nous sommes avilis, c’est que nous n’avons

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pas la force de la vertu. C’est notre corruptionqui fait notre esclavage, et, quand nous régne-rons sur nos propres volontés, nous verronstomber en poussière les volontés brutales etles résistances inintelligentes.

Mais vous, Marcie, vous n’êtes pas une deces femmes vaines et bornées qui aspirent àdes honneurs puérils. Vous avez la conscienced’une valeur réelle, vous êtes accablée de votreinaction. La vie de famille vous est refusée parun caprice de la fortune. Il vous reste, pourlot, une vie toute d’intelligence, et c’est préci-sément l’emploi de cette intelligence que la so-ciété vous interdit. Vous sentez en vous trop dejeunesse et de sympathie pour faire de votregénie un emploi isolé. Vous vous dites qu’àvingt-cinq ans l’homme le mieux doué ne sau-rait se retirer au désert et se consacrer à unephilosophie toute personnelle. Dieu aurait-ildéparti à la femme une force supérieure à cellede l’homme ? « Non, dites-vous : qu’on melaisse donc m’élancer dans la vie d’action ; je

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me sens orateur, je me sens prêtre ; je veux, jepeux combattre, discuter, enseigner. » Si vousle pouvez, Marcie, vous êtes une exception,et, dans des temps héroïques, vous eussiez puvous nommer Jeanne Darc, madame Roland,Héloïse. Mais que voulez-vous être au-jourd’hui ? Cherchez dans la hiérarchie sociale,dans tous les rangs du pouvoir ou de l’indus-trie, quelque position où la pensée de vousinstaller ne vous fasse pas sourire. Vous nepouvez être qu’artiste, et cela, rien ne vousen empêchera. Mais supposons qu’il y ait au-jourd’hui dans les discussions parlementaireset dans l’exercice du pouvoir quelque chose quipuisse tenter une âme généreuse ou un espritélevé ; supposons que plusieurs femmes, ex-centriques par leur éducation et leurs facultés,brûlent de trouver leur place dans le monde,et, entravées par les lois, périssent consuméesdans l’inaction et le regret ; entre nous, Marcie,je ne crois pas qu’il y ait une seule de cesfemmes en Europe à l’heure où nous parlons.

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N’importe ; vous m’accorderez que le nombren’en est pas grand, et qu’il serait bien impru-dent de faire, à cause de ce petit nombre deprodiges, une loi qui admettrait au pouvoir dé-jà si fourvoyé, et à la discussion déjà si déplo-rable des intérêts du pays, toutes les femmesque nous ne connaissons pas, et même les pre-mières d’entre celles que nous connaissons lemieux. Ainsi, quant à vous, grande âme ca-chée, sachez vous effacer, sachez vous anéan-tir plutôt que de désirer, pour satisfaire un be-soin personnel, que le genre humain fasse unacte de démence.

Mais, pardonnez-moi, Marcie ; vous êtesmalheureuse, et je me laisse aller à l’ironie aulieu de chercher à vous consoler ; je discute aulieu de verser sur votre front abattu les larmesde la sympathie et le baume de l’amitié. Jecherche le côté faible de votre raison, le cô-té malade de votre cerveau, sans songer que,plus vous serez malade et faible, plus je seraicoupable et grossier de vous le faire sentir. Je

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vous le dis humblement, pardonnez-moi ; maissérieusement, je vous dis : préservez-vous deces ambitions folles. Les femmes ne sont paspropres aux emplois que jusqu’ici les lois leuront déniés. Ce qui ne prouve nullement l’infé-riorité de leur intelligence, mais la différencede leur éducation et de leur caractère : ce pre-mier empêchement pourra cesser avec letemps ; le second sera, je pense, éternel. Tou-jours, quel que soit le progrès de la raison su-perbe, le cœur des femmes sera le sanctuairede l’amour, de la mansuétude, du dévouement,de la patience, de la miséricorde, en un motdes reflets les plus doux de la Divinité et desinspirations indestructibles de l’Évangile. Cesont elles qui nous conserveront à travers lessiècles les traditions de la sublime philosophiechrétienne. Ce sont elles encore aujourd’huiqui, au milieu du débordement de nos passionsgrossières, sauvent, à travers le naufrage, lesdébris du spiritualisme et de l’esprit de charité.Ainsi, vous le voyez, loin de moi cette pensée

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que la femme soit inférieure à l’homme. Elleest son égale devant Dieu, et rien dans les des-seins providentiels ne la destine à l’esclavage.Mais elle n’est pas semblable à l’homme, etson organisation comme son penchant lui as-signent un autre rôle, non moins beau, nonmoins noble, et dont, à moins d’une dépra-vation de l’intelligence, je ne conçois guèrequ’elle puisse trouver à se plaindre. La Provi-dence, qui a déposé entre ses bras et attachéà son sein l’enfance de l’homme, ne lui a-t-ellepas donné un amour plus ardent de la progé-niture, une industrie sublime pour cette pre-mière occupation, et des joies ineffables dontla puissance est un mystère pour la plupartdes hommes ? Qui nous peindra les transportsd’une mère au premier baiser de son enfant ?Qui nous expliquera comment l’attrait chasteet divin de cette simple caresse la dédommage,au centuple, des labeurs de l’enfantement, desfatigues et des sollicitudes souvent cruelles del’allaitement ?… Mais, quoi ! la vie de l’homme

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n’est-elle pas difficile et rude dans la naturecomme dans la société ? Tout n’est-il pas in-certitude, travail, combat dans sa destinée ? Etses amours, et ses conquêtes et son repos, toutn’est-il pas acheté de son sang et arrosé de sessueurs ? Examinons la vie dans son ordre leplus social et en même temps le plus naturel.À commencer par l’amour, l’homme provoqueune affection qu’il n’inspire pas encore. Fairepartager cet amour est pour lui un combat etune souffrance ; et pour la femme ce n’est en-core qu’un examen, qu’une attente, qu’un désirvague plein de fierté douce et de sage retenue.Si le choix est libre et réfléchi, l’union est as-sortie et paisible. La femme a les fatigues duménage, et l’époux celles de l’établissement,deux manières diverses, mais également né-cessaires et par conséquent nobles, de tra-vailler pour la famille. L’union est-elle troublée(et dans la généralité l’on peut croire que lemal vient des deux côtés), la femme a desconsolations certaines, un but bien déterminé ;

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les joies de la maternité sont immuables pourelle. Quelles que soient les douleurs de sonâme, les troubles de sa conscience, les incer-titudes de son esprit, le sourire de ses enfantsa toujours le même charme ; leurs moindresmouvements recèlent toujours cette magiqueinfluence qui répand sur tout l’être maternelune satisfaction céleste. Qu’on ne dise pas quela femme aime l’enfant à proportion de l’amourque lui inspire l’époux ; cela n’est vrai que pourde déplorables exceptions ou pour des âmesmalades. Il y a deux natures distinctes dans lafemme, celle de l’amante et celle de la mère.L’amante est passionnée, inégale, fantasque,souvent sublime, souvent injuste et souvent in-fortunée ; la mère est toute équité, toute bonté,toute sérénité.

Elle est animée d’un sentiment angélique,elle se sent revêtue malgré elle, et quellequ’elle soit par elle-même, d’une mission di-vine. Elle transmet la vie, et, n’importe la va-leur de l’être qu’elle a mis au jour, elle le pro-

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tège et le conserve. Là est sa grandeur, là estsa gloire. Qu’elle ne cherche pas les joies étran-gères, car elles lui feraient négliger la premièrede toutes.

Poursuivons le parallèle. L’époux que safemme trahit et tourmente cherche au dehorsl’agitation ou la gloire. Vaine ou fondée, cettegloire ne le console pas entièrement. Utile oudangereuse, cette agitation ne l’étourdit pastoujours. La perte du bonheur domestique estsouvent irréparable. L’homme a moinsd’amour physique pour la progéniture que lafemme ; la sympathie morale est subordonnéeà trop de chances pour que ses enfants luidonnent à coup sûr des satisfactions aussivives que cet amour des entrailles, privilègeexclusif de la mère. Sa tendresse, moinsaveugle parce qu’elle est moins vive, est plusutile aux enfants, mais elle est moins douceà lui-même ; et forcément il doit attacher plusd’importance à la vie extérieure, aux soucisdes affaires, aux faveurs de l’opinion. Ses re-

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lations avec la société ont toujours pour butdirect ou indirect l’avenir de la famille. Car jeprends pour type un homme ordinaire, dépour-vu des hautes vertus qui font l’enthousiasme,mais préservé des vices affreux qui détruisentles sentiments humains. Cet homme est arrivéà l’âge où les affections personnelles ont fournileur carrière ; il sent peu à peu se développeren lui un sentiment plus large, celui qui fait lecitoyen, l’amour de la famille en grand, l’inté-rêt privé sympathique aux intérêts généraux,en un mot, le patriotisme plus ou moins éclai-ré, plus ou moins généreux. Des liens nom-breux se sont formés entre l’individu et la so-ciété. Or, il trouve là des occupations atta-chantes, souvent même des jouissances vivesdont la femme aurait le droit d’être jalouse sielle n’en avait de relatives dans la présenceassidue et dans l’espèce de possession immé-diate de ces êtres qu’instinctivement et mora-lement elle préfère à tout. Ainsi, tant qu’ellen’est pas opprimée dans l’exercice de ses vé-

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ritables devoirs, elle trouve dans ces devoirsmêmes la source de ses félicités, ou tout aumoins de ses consolations.

Dans la vieillesse, la destinée de l’hommepâlit sensiblement, non parce que les joies ma-térielles lui échappent : tout se compense ; et,s’il a moins d’aptitude à la vie active, il a en re-vanche plus de ressources matérielles acquisespour assurer son bien-être, mais parce qu’àmesure qu’il approche du terme de sa vie, ildevient moins nécessaire à la famille. Danscet effacement progressif de l’individu dont latâche est accomplie, la seule joie qui ne luiéchappe pas, c’est l’estime et le respect de lafamille sociale et de la famille privée. C’estalors que la progéniture devenue indépendanteet l’opinion devenue impartiale récompensentla tendresse paternelle et la conduite civiquepar une tendresse et une considération propor-tionnées aux services rendus. Alors, le vieillards’endort paisible et consolé de sa dure carrières’il espère que la semence de ses sentiments

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et de ses idées fructifiera dans une générationsortie de lui et des siens. La mère est moins oc-cupée de la grande famille humaine et de l’ave-nir des idées que de la vie matérielle des êtresnés de son sein. Elle se console de la mort parla seule certitude de la vie qu’elle a donnée etqui subsiste après elle. Comme la fleur en s’ef-feuillant mêle son dernier parfum aux parfumsnaissants des boutons qui s’entr’ouvrent sur satige, j’ai vu l’aïeule rustique mourir en échan-geant son dernier sourire avec celui de l’enfantqui venait de naître.

Ainsi le rôle de chaque sexe est tracé, satâche lui est assignée, et la Providence donneà chacun les instruments et les ressources quilui sont propres. Pourquoi la société renverse-rait-elle cet ordre admirable, et comment re-médierait-elle à la corruption qui s’y est glis-sée, en intervertissant l’ordre naturel, en don-nant à la femme les mêmes attributions qu’àl’homme ? La société est pleine d’abus. Lesfemmes se plaignent d’être asservies brutale-

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ment, d’être mal élevées, mal conseillées, maldirigées, mal aimées, mal défendues. Tout celaest malheureusement vrai. Ces plaintes sontjustes, et ne doutez pas qu’avant peu mille voixne s’élèvent pour remédier à ces maux. Maisquelle confiance pourraient inspirer à des jugesintègres des femmes qui, se présentant pourréclamer la part de dignité qu’on leur refusedans la maison conjugale, et surtout la part sa-crée d’autorité qu’on leur refuse sur leurs en-fants, demanderaient pour dédommagement,non pas la paix de leur ménage, non pas la li-berté de leurs affections maternelles, mais laparole au forum, mais le casque et l’épée, maisle droit de condamner à mort ?

Vous m’avez entraîné sur le terrain de ladiscussion, et j’en ai trop dit sur ce sujet ; jeme suis donné trop de peine pour combattreen vous une rêverie qui a pu traverser un ins-tant votre esprit dans un jour de souffrance etd’exaltation maladive. Je me suis bien écartéde mon sujet principal, qui était de vous récon-

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cilier, s’il se peut, avec votre situation person-nelle. Vous souffrez de votre isolement. Le ma-riage, la famille vous présentèrent d’abord untableau digne de vos plus nobles aspirations, jele conçois. Mais je ne concevrais pas qu’il y eûtdans les hallucinations de la vanité féminine unrêve digne de vous. Dans tous les cas, ce rêveest irréalisable, celui de vivre un jour en famillene l’est pas, et votre malheur présent n’est quel’ennui et l’effroi de l’attente ! Pauvre âme, ayezpatience et ne perdez pas courage ; il me paraîttrès probable que vous serez appelée par demeilleures circonstances, par la rencontre im-prévue de ces bonheurs dont l’ange de notredestinée nous murmure quelquefois le secretà l’oreille, à réaliser votre premier vœu. Si lafortune continue à vous maltraiter, vous serezplus forte qu’elle ; vous tournerez vos aspira-tions vers des hauteurs sublimes, vous cher-cherez entre le mysticisme et la philosophieun rôle d’exception, une mission de vierge etd’ange ; si votre âme n’y atteint pas, vous souf-

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frirez longtemps avant de vous résoudre à ris-quer votre sagesse sur des promesses incer-taines, sur des espérances trompeuses. Vousmourrez plutôt que d’accepter la fortune et leplaisir de quelque source impure.

Et n’ayez pas d’amertume contre moi, amieinfortunée. Ne dites pas que vous me défiez dejoindre l’exemple au précepte. Qu’est-ce quecela prouverait pour ou contre la vérité ? Lavérité est immuable ; le culte plus ou moins fi-dèle, plus ou moins épuré que nous lui ren-dons, n’altère ni n’augmente sa toute-puis-sance. Elle est au-dessus de nos négations,comme elle est au-dessus de nos hommages ;c’est une source vive qui ne se refuse jamais ànos lèvres, mais qui ne saurait être tarie et en-sablée par notre abandon. D’ailleurs, il faudraitque je fusse bien préoccupé, bien maladroit àexprimer ma pensée, si je vous semblais, encette circonstance, occupé un seul instant à meprévaloir d’aucune espèce de supériorité survous. Je vous l’ai dit, je vous le répète, mon

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âme est aussi troublée, aussi effrayée que lavôtre ; et, quand je vous exhorte au courage,c’est à nous deux que je parle.

Adieu ! attendez la manifestation de la vo-lonté divine. Il est une puissance invisible quiveille sur nous tous, et, quand même nous se-rions oubliés, il y a un état de délaissementpréférable aux rigueurs de la destinée. Il y aune abnégation meilleure que l’agitation vaineet les passions aveugles. Vous êtes au sein desmers orageuses comme une barque engravée.Les vents soufflent, l’onde écume, les oiseauxde tempête rasent d’un vol inquiet votre voileimmobile ; tout éprouve la souffrance, le péril,la fatigue ; mais tout ce qui souffre participe àla vie, et ce banc de sable qui vous retient, c’estle calme plat, c’est l’inaction, image du néant.Mieux vaudrait, dites-vous, s’élancer dansl’orage, fût-ce pour y périr en peu d’instants,que de rester spectateur inerte et désolé decette lutte où le reste de la création s’intéresse.Je comprends bien et j’excuse ces moments

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d’angoisses où vous appelez de vos vœuxl’heure de la destruction qui seule consommeravotre délivrance. Cependant, si les flots pou-vaient parler et vous dire sur quels graviersimpurs, sur quels immondes goëmons ils sontcondamnés à rouler sans cesse ; si les oiseauxdes tempêtes savaient vous décrire sur quelsrécifs effrayants ils sont forcés de déposerleurs nids, et quelles guerres des reptiles im-pitoyables livrent à leurs tremblantes amours ;si, dans les voix mugissantes de la rafale, vouspouviez saisir le sens de ces cris inconnus,de ces plaintes lamentables que les esprits del’air exhalent dans les luttes terribles, mysté-rieuses, vous ne voudriez être ni la vague sansrivage, ni l’oiseau sans asile, ni le vent sans re-pos. Vous aimeriez mieux attendre l’éternellesérénité de l’autre vie sur un écueil stérile ; là,du moins, vous avez le loisir de prier, et larésignation de la plus humble espérance vautmieux que le combat du plus orgueilleuxdésespoir.

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IV

Dans un siècle sans foi et sans crainte,lorsque soi-même on est entraîné par l’espritd’examen et de doute, il est impossible, dites-vous, de trouver dans le vague des idées reli-gieuses la consolation et la force que nos pèrespuisaient dans un dogme absolu. Il est vrai,Marcie, que nous traversons une époque fa-tale, et que, de toutes celles qui enfantèrentdes révolutions importantes dans la marche del’esprit humain, aucune peut-être ne fut aussiféconde en souffrances et en terreurs.

Il y avait naguère encore un dogme et unedoctrine, un maître, un législateur, un Dieuami, et de là un culte, un commerce direct etbrûlant entre les âmes d’élite et celui qu’on ap-pelait le Fils de l’homme. La foi a perdu sonmystère ; l’homme a contesté au maître et à

l’ami son humble et ineffable divinité. Les rareschrétiens ont disparu de notre chevet, les piedsde Jésus n’ont plus reçu les baisers des vierges,les plis du voile sans tache de Marie n’ont plusessuyé les larmes des solitaires. L’homme adit au Christ : « Je n’ai plus besoin de toi, jesuis assez sage, assez fort ; garde tes miraclespour les simples, réserve tes préceptes pour lesfaibles, présente ton hostie aux lèvres des pe-tits enfants ; pour nous, il nous faut un Dieuplus neuf, une philosophie plus facile, une édu-cation plus rapide. Ton temple est vieux, tonculte est usé ; ton nom sert de glaive et de ban-deau dans la main des princes de la terre. Tesprêtres ont scellé de la croix et des insignesde tes martyrs la vente de nos âmes et denos vies ; ils ont fait servir ta parole à épaissirles ténèbres de notre entendement. Sois doncle Dieu des despotes et le Dieu des esclaves ;nous voulons être libres. S’il faut passer parl’athéisme, s’il faut renverser ton Calvaire etmaudire ton père Jéhovah, nous le ferons plu-

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tôt que de rester courbés sous des lois iniqueset sous un fouet sanglant. »

Et ainsi, tandis que des prêtres impies li-vraient de nouveau le Christ aux pharisiens, lesfidèles trompés et découragés abandonnaientleur maître, et la foule resta sans doctrine etsans loi. Ce qu’on appela dès lors la philo-sophie fut l’absence de toute philosophie, caravec le christianisme on perdit le précepte detoute morale sentie et raisonnée, et l’habitudede veiller humblement sur moi-même, si sa-lutaire, et qu’aucune sagesse ne peut rempla-cer. Quelques hommes essayèrent de faire re-vivre d’antiques doctrines, saints monumentsdes temps antérieurs au christianisme, mais in-suffisantes après lui, et n’apportant pas plusd’éléments de vie que des cadavres exhumésdu cercueil. Il n’était pas donné à la raisonhumaine de rompre la chaîne des temps. Lalogique inflexible de l’éternel mouvement en-traîne nos intelligences vers l’avenir. Si nousdevons saluer le passé avec respect, nous ne

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pouvons pas rétrograder vers lui. CommentÉpicure et Platon, comment Zénon et Épictètepourraient-ils éclairer la christianisme, dont laseule sagesse les résume et les perfectionnetous ?

L’étude de ces vieux maîtres était bonnepar elle-même ; mais la chaleur factice que cesmânes illustres pouvaient nous rendre un ins-tant fit bientôt place au froid du tombeau. Noussentîmes leurs reliques tomber en poussière,tandis que la voix du Christ criait encore aufond de nos âmes et que son sang coulait tou-jours, rare, mais chaud et vivifiant, des veinesde la Montagne sainte. Un instant nous vîmesRome et Sparte secouer leurs fantômes hé-roïques sur le monde des vivants. De grandsactes de délivrance s’accomplirent sous leursauspices, mais leurs vastes linceuls ne furentpas longtemps à notre taille. Les exploits ho-mériques de l’empire napoléonien ajoutèrentencore quelques jours d’illustration à notrerêve d’antiquité. Puis, après les guerres de la

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délivrance et celles de l’ambition, l’homme re-tomba des enivrements de la gloire dans lessoucis de la réalité. Il se retrouva en présenced’un Dieu longtemps oublié qu’il ne savait plusni invoquer ni entendre. Il n’y avait plus demédiateur entre le ciel et la conscience hu-maine. Les anciens rois et les anciens prêtresrevenaient en procession solennelle et ridicule,portant sur leur bannière un Christ souillé etdéfiguré, une idole honteuse revêtue des em-blèmes divins, Baal effrontément courbé sousla couronne d’épines, sous le bois sacré de lacroix, apportant aux hommes la servitude etl’abrutissement au nom du Père des hommeset du Sauveur des nations. Plus que jamais dé-goûtés du mensonge, nous nous sommes re-trouvés face à face avec nous-mêmes, avec unnouvel homme, vide de foi et de volonté, avecun spectre qui revendiquait pour substance lafange de la matière, pour pères les dieux lesplus aveugles et les plus grossiers, lesmonstres que Jupiter et Brahma n’avaient pu

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terrasser, et dont le Christ délivra l’humanitétremblante, le Hasard et la Fatalité.

Voilà les fétiches hideux que nous sau-vâmes dans le naufrage ; et voilà pourquoinous sommes une génération infortunée, unecolonie errante dans l’infini du doute, cher-chant comme Israël une terre de repos, maisabandonnée, sans prophète, sans guide, sansétoile, et ne sachant même pas où dresser unetente dans l’immensité du désert.

Voilà aussi pourquoi l’ennui nous dévore,les passions nous égarent, et le suicide, démondes ténèbres, nous attend à notre chevet ounous attire le soir sur le bord des eaux. Nousn’avons plus de fond solide pour y jeter l’ancrede la volonté, et cette ancre inutile s’est briséedans nos mains ; nous avons perdu la gardede nous-mêmes, l’empire de nos affections, laconscience de nos forces. Nous doutons mêmede notre existence éphémère, de notre rapidepassage sur cette terre maudite, et on nous voit

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sans cesse arrêtés devant le spectacle de notrepropre vie comme un homme qui s’agite dansla fièvre et s’éveille en criant : « Que signifie cerêve ? »

Voilà où nous en sommes venus, ô Marcie,et voilà pourquoi, vous et moi, nous sommesaccablés du poids de l’existence comme sil’ordre de l’univers était troublé, comme sil’homme et le monde se trouvaient tout à coupen désaccord et venaient donner un démentià la sagesse de Dieu. Mais il y a une grandeloi des esprits semblable à celle du cours desfleuves ; c’est une marche éternelle qui détruittout pour tout renouveler, ou, pour mieux dire,qui emporte tout pour tout replacer ; car rienne se détruit que ce qui est faux, et tout cequi est vrai subsiste éternellement. Le malheurdes temps présents est un hommage terriblemais éclatant rendu à la vérité. Si nous l’avionsétouffée gaiement dans nos cœurs, si nousétions descendus avec sincérité dans lesabîmes du doute, si nous avions perdu la foi

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sans gémir et sans blasphémer, il serait prouvéque Dieu n’est pas nécessaire à l’homme, etalors Dieu ou l’homme n’existerait pas. Maisnous souffrons, mais nous nous sentons pleinsde terreur et de colère, et les hommes des fauxbiens souffrent plus encore sous leur masqueet derrière leur forfanterie que nous, rêveurs etpoètes, dans nos détresses solitaires. Et toutecette douleur est un autel qui s’élève, c’est unchant barbare encore et féroce comme lefurent dans un autre ordre d’idées ceux desdruides, et pourtant c’est un hymne à la vérité.À travers nos souffrances et nos délires, nousne pouvons plus concevoir qu’un Dieu irrité,ennemi de l’homme, et, pour l’apaiser, nous luioffrons des hécatombes sinistres, les larmes denos nuits sans repos, le sang de nos cœurs sansespoir. Le suicide immole encore des victimeshumaines dans la nuit et dans l’orage.

Mais le nuage sombre qui voile la face duSeigneur se dissipera ; ne regardons pas en ar-rière, ne nous arrêtons pas où nous sommes.

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Si nous ne pouvons marcher, traînons-nous.Tant qu’il y aura de l’espace devant nous, il yaura aussi de l’espérance ; quelque effrayanteque soit notre situation, luttons contre elle ;quelque éloigné que paraisse le terme, soyonssûrs qu’il importe beaucoup d’avoir fait un paspour s’en rapprocher, fallût-il rester encoretrois cents ans dans le désert, puisque lemoindre terrain gagné amène l’accomplisse-ment des desseins providentiels et prépare lesentier à la génération qui nous suit.

Quel remède en effet assigner à la perte denos croyances ? Autant vaudrait essayer d’ar-rêter le vol brûlant des comètes que d’espérerretenir dans sa chute un trône ou un templequi s’écroule. L’humanité procède historique-ment, en vertu de son libre arbitre ; et la souve-raine intelligence qui la gouverne l’abandonneà toutes ses chances d’erreur et d’infortune,parce qu’elle l’a douée d’un principe vital quine périt point, parce qu’elle sait que la véritérenaît toujours de ses propres cendres et que

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l’on ne l’enterre pas sous des ruines. Jamais,quoi qu’on fasse, on ne détruit l’esprit de viedes religions ; on ne brise que de vains simu-lacres, on ne souille que des vêtements, onn’altère que des formes extérieures. L’humani-té tombe un instant haletante et comme épui-sée ; puis elle reprend courage et se relève aus-si ardente à rebâtir qu’elle le fut à détruire ; ellerépare, quand les jours de santé sont revenus,le mal qu’elle a fait dans les jours de délire.Elle reconstruit tous les édifices, et c’est tou-jours à l’Éternel, à la perfection et à la véritéqu’elle les dédie. Elle rejette tous les mauvaismatériaux et tous les faux procédés qui cau-sèrent la ruine de l’œuvre ancienne, et, faisantusage d’éléments mieux éprouvés, elle rétablitpromptement un nouvel ordre approprié à sesbesoins nouveaux. Ainsi, sous les régions tro-picales, la nature robuste et généreuse recom-mence son travail après de grands orages, etl’on voit la végétation, pressée de réparer le

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temps perdu, reverdir en un jour et cacher sousun luxe magique les désastres de la veille.

Laissez-vous soutenir au sein de votredésespoir par une mâle certitude, par une sé-vère consolation. Vous êtes un holocauste né-cessaire ; vos larmes ne tomberont pas en vainsur cette page de l’histoire religieuse. Ceslarmes précieuses des âmes mystiques fé-condent un germe de salut. Vous n’êtes pointimpie pour avoir donné accès en vous au scep-ticisme du grand poète. Byron est entre le pas-sé et l’avenir de la foi un lien rude et sanglant,mais entier et solide. C’est un de ces ponts d’en-fer qu’on rencontre dans les montagnes prèsdes cimes, et qui sont jetés sur des gouffres.Ils sont perdus dans les nuées du ciel autantque dans la fumée des cataractes, et, quoiqueébranlés par la furie du torrent, ils ne sontpoint emportés et scellent les deux lèvres del’abîme par un arc de granit. On les traverseen tremblant ; quelques-uns y sont saisis devertige et se précipitent d’en haut ; d’autres

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disent : « Il faudrait briser ce pont, œuvre té-méraire, insensée, impie, qui leurre le voya-geur et brave les éléments. » Mais ces espritsfaibles ne songent pas qu’il faut arriver à l’autrebord. Car, dans ce pèlerinage des temps, iln’est pas permis de reculer, et les chemins quivous conduisent sont enlevés par les oragesaussitôt que vous y avez passé. Traversez donchardiment. Le scepticisme est le défilé pé-rilleux que nous ne sommes plus libres de tour-ner ; les hommes sans tête et sans cœur y pé-rissent, les hommes vaillants et forts s’y en-gagent sans se demander comment ils en sor-tiront ; ils portent l’arche d’alliance des géné-rations futures, et la voix du Seigneur leur cried’avancer sans regarder à leurs pieds.

Eh bien, il est vrai, nous n’avons plus deculte, nous prions sur les montagnes et dansles forêts, car nos temples sont renversés etprofanés. Nous errons parmi les abîmes, etnous les franchissons souvent sur des planchesqui tremblent sous nos pieds. Dans ce dur pèle-

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rinage, nos rites se sont perdus, et nous avonsoublié jusqu’à la formule de nos prières ; nousn’osons plus invoquer Jésus, nous craignonsqu’il ne soit pas assez Dieu pour nous ab-soudre. Nous n’osons invoquer Jéhovah, nouscraignons qu’il ne soit trop grand pour nousentendre ; trop orgueilleux ou trop humblesavec la Divinité, n’ayant plus ni règles, ni me-sure, ni communion, ni symbole, nous faisonsentendre sur nos sentiers perdus de grands crisde détresse, prière instinctive qui monte auxcieux, non plus comme un cantique, maiscomme un sanglot.

Heureux ceux qui n’ont pas douté !quelques élus ont marché sans crainte et sansfatigue par des chemins bénis ; ils ont gravides pentes douces à travers de riantes vallées.Conduits par l’étoile mystérieuse de l’espé-rance, ces justes ont franchi le temps et lesrévolutions sans être un seul instant ébranlésdans leur sainte confiance. Ils ont dépouillésans effort ni terreur le fond de la forme, l’er-

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reur du mensonge ; ils ont tendu la main à ceuxqui tremblaient, ils ont porté dans leurs brasles débiles et les accablés. Déjà ils pourraientsans doute formuler le christianisme futur, si lemonde voulait les écouter ; et, quant à eux, ilsont placé leur temple sur les hauteurs au-des-sus des orages, au-dessus du souffle des pas-sions humaines. Ceux-là ne connaissent ni in-dignation contre la faiblesse, ni colère contrel’incertitude, ni haine contre la sincérité. Peut-être l’avenir n’acceptera-t-il pas tout ce qu’ilsont conservé des formes du passé ; mais cequ’ils auront sauvé d’éternellement durable,c’est l’amour, élan de l’homme à Dieu ; c’est lacharité, rapport de l’homme à l’homme.

Quant à nous qui sommes les enfants dusiècle, nous chercherons dans notre Éden ruinéquelques palmiers encore debout, pour nousagenouiller à l’ombre et demander à Dieu derallumer la lampe de la foi. Nous tâcherons desauver dans nos croyances passées quelques-unes de ces grandes sympathies poétiques,

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filles de l’enthousiasme, mères de la vérité. Làoù notre conviction restera impuissante à per-cer le mystère de la lettre, nous nous rattache-rons à l’esprit de l’Évangile, doctrine céleste del’idéal, essence de la vie de l’âme. Avec cet ali-ment sain et robuste, cette morale toute tracéeet si facile à ramener à son vrai sens, avec lecharme de cette philosophie chrétienne qui serattache à ce qu’il y a de plus beau et de pluspur dans les philosophies antérieures, avec laferme volonté de tout sacrifier à l’amour et àla recherche de la vérité, je pense que nouspouvons atteindre à une sorte de calme oudu moins à un grand rassérènement de l’âme.Comment la pureté, ou tout au moins l’épura-tion de la conscience, ne conduirait-elle pas àla lucidité de l’esprit, à un meilleur équilibre ducaractère ? Avant de nous formuler une doc-trine, sans doute il nous faudrait atteindre naï-vement et sincèrement le premier point. C’estpeut-être tout ce que pourra faire cette géné-ration, et c’est déjà beaucoup. L’existence d’un

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Dieu-Perfection nous est si intimement révélée,qu’elle ne peut être révoquée en doute dansl’état de santé morale. Pour guérir les athées, ilne faudrait peut-être qu’observer une hygièneintellectuelle, combattre l’orgueil, la sensuali-té, l’égoïsme, entrer de bonne foi dans une ré-forme douce et graduée, suivre, en un mot,ne fût-ce que comme essai, un régime d’es-prit et de corps. Je crois qu’au bout de peude temps et à leur propre insu d’abord, ce be-soin de croire et d’aimer reviendrait naturelle-ment germer dans leur sein. De ce besoin à lapuissance de le satisfaire, il y a une progres-sion infaillible, pleine de charmes, que beau-coup d’entre nous ont connue, soit dans la gué-rison de quelque passion funeste, soit au déclinde quelque maladie physique. La nature opèreet renouvelle le miracle de vie dans le mondede l’esprit comme dans celui de la matière. Demême que le grain de blé devient un épi sousl’influence mystérieuse des éléments, de mêmela semence divine fructifie rapidement dans le

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cœur de l’homme au souffle vivifiant d’une in-visible sollicitude.

Pour vous, Marcie, qui croyez et qui aimez,la seule inquiétude est de trouver un cadre quiresserre vos principes et les fortifie en les ré-sumant. C’est là ce que vous regrettez amère-ment dans ce catholicisme auquel vous ditescependant ne pouvoir retourner ; faute de cetteformule, malgré des idées saines, de noblesinstincts et une vie pure, vous vous sentez at-teinte d’une sorte de vertige, et votreconscience est ébranlée. La plupart desfemmes sont dans ce cas, Marcie, et à cetégard elles montrent beaucoup plus d’insou-ciance ou beaucoup plus de regret que leshommes. Une légèreté naturelle les livre aisé-ment à l’oubli de toute religion, ou bien une ex-trême sensibilité leur fait sentir le besoin im-périeux d’un culte ; à ces dernières, il faut lasplendeur des rites, les émotions du sanc-tuaire, la richesse ou la grandeur des temples,ce concours de sympathies explicites, l’auto-

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rité du prêtre, en un mot tout ce qui frappel’imagination et satisfait ou irrite le sens pra-tique, si développé et en même temps si délicatchez elles. Il y a dans ce luxe d’organisationquelque chose de trop excitable et qu’il seraitbon peut-être de contenir ou de modifier. Ilfaudra que les femmes sachent renoncer à fairedu culte un spectacle. Il serait bon déjà, pourcelles qu’une foi naïve et sans doute respec-table ne tient plus sous le joug des pratiquesminutieuses, de s’habituer à un culte plus mâle,à des communications plus directes, plus in-times avec la Divinité.

Encore une fois, je n’oserais arracher dupied des autels une âme croyante et soumise,pour l’initier à un examen dont elle n’auraitpas senti le besoin. Mais à vous, Marcie, quiavez cru devoir secouer la poussière du parvissur les dernières marches de l’église, je croispouvoir vous donner un conseil qui me semblefaire partie de la sagesse du siècle présent :c’est de ne vous astreindre à aucune formalité

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aveugle, et pourtant de vous faire des habi-tudes soutenues et une règle constante dansl’exercice de la foi. Prière en inspiration, mé-ditation, lecture, examen quotidien de laconscience, travail assidu pour combattre lesmauvais penchants et tendre à la perfection.C’est de ne fermer l’oreille ou l’esprit à aucunenouvelle philosophie, de quelque forme qu’ellesoit revêtue. Il est important, à une époqueoù tout cherche à réorganiser les lois de laconscience, de connaître et de juger tous les ef-forts qui tendent à ce but de bonne foi. Chaquesiècle porte en soi les germes qui doivent en sedéveloppant alimenter les siècles futurs. C’estdonc encore un devoir pour tout être intelli-gent d’examiner et d’analyser ces germes avantqu’ils éclosent, afin de séparer l’ivraie du bongrain, et d’aider à la fécondation de la pure se-mence. C’est en cela que, faute de prêtres intel-ligents et sincères, nous sommes tous prêtreset devons exercer un ministère humble et zélé,chacun dans la mesure de nos forces et dans

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l’étendue de nos attributions. Ne vous décou-ragez donc pas, Marcie, et ne déplorez plusni votre isolement ni votre inaction. Pour qui-conque sent vivre en son cœur le principe dela fraternité humaine, il y a des devoirs à ac-complir, des conseils à donner ; et, pour noustous qui sommes les créatures de Dieu, il y ades droits à ressaisir, un libre examen à exer-cer.

Puisque Dieu a placé notre vie entre une foiéteinte et une foi à venir, puisque le prêtre quitenait sur ses genoux le livre de la destinée hu-maine n’a pas voulu tourner le feuillet et nouslire la seconde parole du Seigneur, Marcie, ilest temps de pourvoir à nos pensées et à nosactions. Ce qui a péri avait sa raison de pé-rir, n’allons donc pas nous lamenter. S’il estencore des âmes croyantes, laissons-les s’en-dormir, pâles fleurs, parmi l’herbe des ruines ;mais l’homme ne vit et ne marche qu’avec uneidée, un désir, un but. Quand les oracles setaisent, l’homme s’interroge lui-même et

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frappe aux portes de la vie éternelle. Dans unpassé, aujourd’hui poussière, ronce et ortie destombeaux, cherchons si la mort a pu vivre, sila destruction a pu durer. Évidemment non. Cequi a duré, c’est le devoir et le dévouementque le Christ a divinisés ; le bien, le bon, lebeau, n’attendent pas pour éclore un soleil quine s’est pas levé. Ce bien, son but et son idéalne sauraient changer à chaque pas que faitl’humanité ; autrement, où irait-elle éternelle-ment, si ce n’est vers un leurre éternel ? Te-nons-nous-en à cette loi des siècles, si bien ré-sumée par le christianisme, car elle a duré etelle durera. Ne refaisons pas nos vies d’aprèsun type inconnu encore à créer, si nous vou-lons trouver l’accord tant cherché de la vie so-ciale et de la tradition divine. Par la vertu, nousarriverons à la vérité ; nous voulons vivre,nous devons vivre : or, la vie pour la famillehumaine, c’est la foi, c’est la charité. Or, cettevie ne peut se réaliser qu’à la condition d’unerègle chez l’individu, d’une préparation sé-

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rieuse à la bonté, au sacrifice. Du jour où nousaimerons, nous serons religieux et Dieu nousvisitera.

Marcie, il est une heure dans la nuit quevous devez connaître, vous qui avez veillé auchevet des malades ou sur votre prie-Dieu, àgémir, à invoquer l’espérance : c’est l’heure quiprécède le lever du jour ; alors, tout est froid,tout est triste ; les songes sont sinistres et lesmourants ferment leurs paupières. Alors, j’aiperdu les plus chers d’entre les miens, et lamort est venue dans mon sein comme un désir.Cette heure, Marcie, vient de sonner pournous ; nous avons veillé, nous avons pleuré,nous avons souffert, nous avons douté ; maisvous, Marcie, vous êtes plus jeune ; levez-vousdonc et regardez : le matin descend déjà survous à travers les pampres et les giroflées devotre fenêtre. Votre lampe solitaire lutte et pâ-lit ; le soleil va se lever, son rayon court ettremble sur les cimes mouvantes des forêts ;la terre, sentant ses entrailles se féconder,

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s’étonne et s’émeut comme une jeune mère,quand, pour la première fois, dans son sein,l’enfant a tressailli.

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V

Chère Marcie, je suis profondément touchéde la déférence que vous accordez à mon avis,et je serais aujourd’hui plein d’orgueil, s’il yavait pour vous dans mon cœur place à unautre sentiment que l’affection. Il faut qu’encherchant de bonne foi quelle était pour vousla meilleure destinée, j’aie rencontré juste enquelque point, car votre réponse est remplied’une confiance qui m’honore et d’une émo-tion qui me pénètre. Que tout l’honneur en re-vienne à la vérité dont la puissance se mani-feste quelquefois par les organes les plus in-dignes !

Mais vous allez plus loin que je ne vou-drais ; en plus d’un endroit, vous avez mal saisile sens de mes paroles (la faute en est à moninsuffisance), ou bien votre esprit ardent et gé-

néreux s’est élancé au delà de ma pensée, etla faute en est encore à moi, car j’aurais dûprévoir qu’avec une âme comme la vôtre, ily aurait excès de force dans l’enthousiasme,comme il y avait un excès de sensibilité dansla douleur.

Non, mon amie, jamais ma pensée n’a étéde vous amener à un renoncement éternel, et,si je n’espérais obtenir encore un peu de votreconfiance, je serais effrayé de voir éclore envous ce dessein extrême. Mais vous y réfléchi-rez et vous ne prononcerez pas un vœu témé-raire, insensé, dans la position où vous êtes.

Je ne m’attribue pas tout l’honneur ni toutle danger de ce que vous appelez si gracieuse-ment, Marcie, votre conversion. Je pense que,le hasard vous ayant conduite au couvent desBénédictines de X…, le tableau si poétique-ment tracé par vous de cette vie monastiquevous a frappée plus encore que mes amicalesdémonstrations. Cette vie est belle en effet

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pour un artiste, et je conçois que vous ayez étésensible à tout ce charme mis en relief peut-être avec quelque habileté naïve pour vous sé-duire et vous attirer. Mais remarquez à quellesconditions cette vie est possible. Remarquezquelle faible déviation à l’orthodoxie peut larendre tout à coup odieuse et impraticable.

Depuis longtemps, vous avez dépouillé cevêtement des religions qu’on appelle le culte ;je ne vous ai jamais rien enseigné ni rienconseillé à cet égard. Vous ne m’avez jamaisconsulté et vous avez tranché librement laquestion, élaguant de vos croyances tout cequi n’avait plus de pouvoir sur vous. Si j’ai es-sayé dernièrement d’exhumer de votre cœurtout ce que vous avez sauvé et enseveli desdébris du vieil édifice, et de le rattacher auxhardies conceptions de l’édifice nouveau, c’estdans la certitude que je ne pouvais rien vousôter ni rien vous donner ; vous êtes ce quevous vous êtes faite vous-même, selon lesconseils de votre sagesse ou les nécessités de

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votre destinée. Que feriez-vous donc dans uncouvent avec cette liberté d’examen et ce droitd’interprétation auxquels vous ne sauriez cer-tainement plus renoncer ? Vous savez bien quela fidélité au serment ne tient pas tant à laforce personnelle de l’homme qu’à la saintetédu serment en lui-même. Le jour où un vœuréputé nécessaire et sacré tombe dans le do-maine de l’examen, s’il lui arrive d’être regardécomme inutile et vain, la conscience fait bienvite bon marché des formules et des solennitésde l’engagement ; si le vœu est injuste ou im-possible, elle sait que Dieu l’a repoussé et qu’iln’a point été enregistré dans les archives cé-lestes ; s’il n’est que puérilement orgueilleux,s’il ne produit qu’une vertu de luxe, une su-perfluité de sagesse, on se flatte que Dieu par-donne la rupture et consent à l’effacer du livredivin ; en un mot, pour garder un tel vœu, ilfaut croire aveuglément et s’incliner devant lesmystères du dogme, ou bien il faut s’être for-mulé un dogme personnel tellement éclairé,

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tellement épuré, tellement acceptable, qu’onne craigne plus d’avoir à y revenir et à le ren-verser pour le premier perfectionnement venu.Or, vous n’êtes, Marcie, ni dans le premier nidans le second cas. Votre catholicisme est tom-bé dans les ténèbres du doute. Votre christia-nisme est à son aurore de foi et de certitude.Vous cherchez la lumière et l’enseignement,vous ne les trouverez point chez moi. Mais, sivous les cherchez au couvent, vous les y trou-verez encore moins, car on abaissera sur votrevisage un voile épais, et l’on vous dira que cevoile doit fermer à jamais les yeux de votrecorps au spectacle des passions humaines, etceux de votre intelligence à l’esprit de la lettresacrée. Vous le promettriez en vain, l’intelli-gence transplantée sur certaines hauteurs nepeut plus redescendre. Quoique les cimessoient perdues dans les nuages, elle les pré-férera désormais au séjour de la terre. Elle seprécipiterait en vain, tête baissée, dans demuets abîmes, elle en ressortirait bientôt, ou

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ébranlerait son refuge dans les convulsions ter-ribles de son agonie.

Enfin, vous le savez, vous le déclarez vous-même, vous ne pouvez rentrer sous cette loi dupassé. Votre désir d’être religieuse s’exprimecomme un regret parce que vous sentez qu’ilfaudrait porter dans le cloître une âme aveugleet soumise ; mais ce que vous semblez vousproposer, ce vœu d’abstinence que vous êtestentée violemment, dites-vous, de prononcerdans le secret de votre cœur, afin de mettreentre les vaines espérances et vous une bar-rière insurmontable, me paraît un remède pireque la mort.

D’abord, je vois dans votre avenir beaucoupde fondement à réaliser ces espérances de ma-riage et de maternité que je n’appellerai pasvaines, car elles sont justes et saintes, et Dieusans doute les exaucera. Ensuite, je sais que,s’il ne le fait pas, il vous en dédommagera ma-gnifiquement ; car la vertu trouve sa récom-

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pense en elle-même et en Dieu, qui sont uneseule et même essence divine. Il vous fera en-trer dans une voie de perfection que vous de-vez attendre et accepter, et non provoquer parl’impatience. Vous connaîtrez alors ces joie su-prêmes de la sagesse victorieuse, ces mâles vo-luptés de l’abstinence, dont parle un grand écri-vain moderne. Cette quiétude de l’âme, cetteforce du sentiment et de l’intelligence dans lavie ascétique, sont à coup sûr la condition laplus noble et la plus précieuse que l’esprit hu-main puisse attendre. Mais c’est une destinéed’exception, une sorte de prêtrise libre et su-blime que Dieu consacre dans le mystère, enversant sur certaines têtes d’élite tous les par-fums de son amour, tous les bienfaits de sonadoption. Mais où seront ceux qui oseront pré-tendre à cette intimité avec la perfection cé-leste, à cette fusion avec l’infini, sans avoir mé-rité de telles faveurs par de rudes combats, parde longues souffrances ? Quel esprit audacieuxs’imaginera qu’il suffit d’entrer dans le temple

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et de soulever le voile du sanctuaire pour em-brasser la divinité ! Il faut passer bien des jourset bien des nuits à genoux sur les marches duparvis, il faut avoir affronté bien des soleils dé-vorants, essuyé bien des pluies glacées, avoirété battu par l’orage, courbé jusqu’à terre parle vent, ou bien il faut n’avoir pas eu un instantde faiblesse, une heure de langueur et de doutedans sa vie ; il faut n’avoir rien commis ou toutexpié, pour oser se présenter à la communionintime de la haute sagesse et de la haute piété.Si telle est votre ambition, Marcie, songez quec’est une ambition subite, ardente, audacieuse,et qu’à votre point de vue religieux et philo-sophique, il n’est peut-être donné aujourd’huià dix personnes de réaliser. Ces épreuves ter-ribles que les prêtres de Memphis faisaient su-bir à leurs adeptes avant de leur révéler lesmystères sacrés sont une image de la persévé-rance et de l’humilité qui devraient préluder àde telles initiations.

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D’ailleurs, il faudrait savoir si de semblablesrésolutions sont possibles à soutenir sans leconcours des circonstances extérieures, sansune règle, sans une volontaire captivité, sansl’appareil des monastères, sans la consécrationdu vœu formulé, sans l’appui, l’aide et la forcetoujours éveillée d’une autorité matérielle so-lidaire envers le monde. L’Église catholique ajugé ces contraintes domestiques et socialesnécessaires à l’observation des vœux, et, vou-lant admettre tous ses lévites à l’état sublimede virginité, elle a dû procéder par tous lesmoyens pour éviter le scandale des chutes oupour cacher le désespoir des regrets.

Il ne m’appartient pas d’examiner une ques-tion aussi grave que serait celle de la nécessitéde ce vœu chez le prêtre. Pour ma part, j’yai toujours cru, même dans les plus superbesjours d’examen et de doute ; mais, outre queje n’oserais rien trancher à cet égard, il n’im-porte aucunement à notre sujet. Vous voulezdisposer de votre sort par un vœu séculier, en

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dehors d’une religion formulée. Je crois quela chose n’est ni utile ni possible. Permettez-moi d’ailleurs de vous dire, Marcie, que cesvolontés extrêmes, ces aveugles élans vers unbut auquel il ne faudrait songer qu’en frisson-nant, ne sont pas la marque certaine d’une vé-ritable guérison. Ce sont des rayons de soleilvers la fin de l’orage, des fleurs épanouies auxapproches du printemps. Mais il y aura encoredes bourrasques terribles, il y aura de sombresnuits d’hiver. Tenez-vous en garde contre cesréactions, vous ne les éviterez pas ; sachez lessupporter sans désespoir de voir renaîtra lecalme et recommencer l’été. Combien ne se-riez-vous pas troublée et épouvantée si de nou-velles crises survenaient après un serment oùvotre conscience et votre raison se trouve-raient engagées au delà de vos forces ! Ne jurezpas, Marcie, ne jurez pas ! Le destin peut sou-rire et la vie venir comme une coupe de miels’offrir à vos lèvres pures. Aliéner la libertéde répondre aux secrets desseins d’une Provi-

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dence dont vous n’avez pas le droit de douter,ce serait presque un crime. Je ne vous ai ci-té l’exemple d’Arpalice que pour vous montrerquelles douceurs peut offrir le célibat quandon a de fortes raisons pour s’y dévouer ; maisces raisons n’existent pas pour vous, et vousn’avez pas conservé la foi naïve qui animaitcette jeune fille : vos principes doivent voussuggérer des desseins moins romanesques,mais plus réfléchis. De toutes les résolutions,la plus héroïque est justement celle que vousavez à suivre. Il s’agit d’attendre, et c’est en ef-fet ce que l’homme supporte le plus difficile-ment dans toutes les positions. Agir contre sasouffrance ne demande que de l’énergie ; la su-bir quand on ne peut agir contre elle, c’est lefait de la force. Il est aisé, dans un jour d’en-thousiasme, de disposer de soi et de sacrifierun avenir qui se présente sous la forme d’unrêve. Mais gouverner ses passions et ses vo-lontés, jour par jour, heure par heure, recom-mencer chaque matin un ouvrage menacé et

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troublé chaque jour, reprendre au réveil unechaîne pesante, s’endormir tous les soirs enrattachant les anneaux de cette chaîne sanscesse brisée, ne se haïr et ne s’enorgueillir ja-mais, prendre patience avec soi-même, tendrele dos aux coups de la tempête en ne déses-pérant jamais de toucher le port, c’est là unegrande tâche, et ne croyez pas que vous pus-siez la supporter si on vous ôtait le désir d’unétat plus doux. Vous tomberiez dans une iner-tie dont la nature a horreur et contre laquelleelle proteste en retournant au néant. Si vousn’aviez pas cette espérance parfois amère et ir-ritante, votre souffrance ne se sentirait pas en-noblie. Allez, la souffrance est bonne, la dou-leur est sainte quand on sait les acceptercomme des épreuves venant d’en haut. Il estégalement coupable d’en provoquer et d’enéviter les atteintes. Le destin n’est impitoyablequ’à ceux qui entrent en révolte contre lui.

Et, après tout, soyez de bonne foi. Cet étatde l’âme où la douceur de l’espoir et le stoï-

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cisme de l’abnégation tiennent la balance égalen’est pas dépourvu de joies secrètes et de mys-térieux triomphes. Il y a de chastes rêves oùl’objet des regrets et des désirs apparaît sousdes formes angéliques, plus beau mille foisqu’il ne le fut ou qu’il ne le sera dans la vieréelle. Il y a des mouvements de fierté légitimeoù le témoignage d’une conscience pure nousdéfend et nous venge de la vaine compassiond’un monde insensé. Il y a surtout des heuresd’effusion où l’âme, victorieuse de sesépreuves, croit sentir le regard de Dieu se po-ser doucement sur elle et l’inonder d’une cha-leur vivifiante. Ces lueurs sont fugitives ; ellestraversent rarement nos ténèbres. Telle est lavolonté du ciel. Nul homme ne voudrait vivreet souffrir avec ses semblables s’il lui suffisaitde se retirer du bruit et de se mettre à genouxpour recevoir l’ineffable rosée de l’amour. Maisà ceux qui acceptent la vie d’ici-bas tellequ’elle est imposée, à ceux qui boivent hum-blement un calice inévitable, Dieu se manifeste

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assez souvent et assez sensiblement pour quel’âme attristée se ranime, tressaille, s’atten-drisse et continue sa route sur le dur sentier ense disant que Dieu la regarde et ne la laisserapas périr.

Ô mon Dieu, ô lumière, ô sagesse,d’amour ! quand ton esprit passe, quelles sontces larmes inattendues que le parfum d’un lisou le chant d’un insecte attirent sur nos pau-pières desséchées ? Après nos nuits d’angoisse,quand la sagesse humaine, lasse d’argumentssans conviction et de conseils sans puissance,tombe vaincue et brisée sous le poids de nosdouleurs, quel est ce frisson inconnu qui par-court nos veines et ce réveil de la confiance quilève impérieusement nos bras vers toi, commesi nous avions senti ton souffle agiter l’uni-vers ? Pourquoi le vent qui froisse les roseauxet courbe les saules emporte-t-il notre angoissecomme une feuille sèche qui se perd dans l’es-pace ? Quel pouvoir la brise du crépuscule a-t-elle sur mon esprit et sur mes sens ? Pourquoi

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cette étoile qui va s’éteindre jette-t-elle tout àcoup un éclat si vif, que mon espoir s’envolevers elle et me fait bondir d’une joie insensée ?Qu’y a-t-il de commun entre ce soleil perdudans les abîmes de l’infini et moi, atome in-discernable, rampant à la surface d’un monderoulant dans les ténèbres ? Ô étoile, me ver-rais-tu, me connaîtrais-tu, m’aimerais-tu ? Ôvent du matin, est-ce à moi que tu parles ? Ômes yeux, quelle main invisible a rouvert vossources taries ? Ô mes bras, quels fantômesavez-vous cru embrasser en vous dressant toutà coup vers le ciel ?…

Ô Marcie ! certains élans de l’âme, rapidescomme l’éclair et vagues comme l’aube, suf-fisent à calmer ces lentes douleurs qui nousrongent, à faire crouler cette montagne deplaintes et d’ennuis si péniblement entasséedurant nos lâches révoltes. Nous ne voyonspas d’où découle le baume, nous ne pouvonsconserver la manne divine au delà du tempsnécessaire pour ranimer nos forces et nous em-

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pêcher de mourir ; mais elle tombe chaque jourdans le désert ; et, quand nous doutons de lamain qui la verse, c’est quand nous avons né-gligé de l’invoquer, c’est quand nous avons ou-blié de purifier le vase que le Seigneur a com-mandé de tenir toujours prêt à recevoir sesdons.

Marcie, ne promettez pas, demandez ; nerefusez pas, acceptez ; ne doutez pas, priez.

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VI

Les femmes, dites-vous, ne sont pas philo-sophes et ne peuvent pas l’être. Si vous rame-nez le mot de philosophie à son sens primitif,amour de la sagesse, je crois que vous pouvez,que vous devez cultiver la philosophie. Je saisqu’aujourd’hui on donne le titre de philosophesaux hommes les moins voués à la pratique dela force et de la vertu. Il suffit qu’on ait étu-dié ou professé la science des sages, ou seule-ment qu’on ait rêvé quelque système de lé-gislation fantastique, pour être gratifié du titreque portèrent Aristote et Socrate. Mais l’œuvrede la philosophie est ouverte à vos regards,et vous pouvez y puiser tous les secours dontvotre âme a besoin. C’est une œuvre immense,éternelle ; une sorte d’encyclopédie de l’intelli-gence commencée avec le monde, et à laquelle

le progrès de chaque siècle, résumé par la pa-role ou l’action de ses grands hommes, vientapporter son tribut de matériaux. Ce travail nefinira qu’avec la race humaine, et il faudraitnier la raison et la vérité avant de prouver quecette seule vraie richesse, ce seul légitime hé-ritage de l’humanité n’est accessible qu’à cer-tains élus. Chaque âge, chaque sexe, chaqueposition sociale y doit trouver un aliment pro-portionné à ses forces et à ses besoins. On en-seigne la philosophie aux jeunes garçons ; ondevrait nécessairement l’enseigner aux jeunesfilles.

Je sais que certains préjugés refusent auxfemmes le don d’une volonté susceptible d’êtreéclairée, l’exercice d’une persévérance raison-née. Beaucoup d’hommes aujourd’hui font pro-fession d’affirmer physiologiquement et philo-sophiquement que la créature mâle est d’uneessence supérieure à celle de la créature fe-melle. Cette préoccupation me semble asseztriste, et, si j’étais femme, je me résignerais

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difficilement à devenir la compagne ou seule-ment l’amie d’un homme qui s’intitulerait mondieu : car au-dessus de la nature humaine je neconçois que la nature divine ; et, comme cettedivinité terrestre serait difficile à justifier dansses écarts et dans ses erreurs, je craindrais fortde voir bientôt la douce obéissance, naturelle-ment inspirée par l’être qu’on aime le mieux,se changer en haine instinctive qu’inspire celuiqu’on redoute le plus. C’est un étrange abusde la liberté philosophique de s’aventurer dansdes discussions qui ne vont à rien de moinsqu’à détruire le lien social dans le fond descœurs, et ce qu’il y a de plus étrange encore,c’est que ce sont les partisans fanatiques dumariage qui se servent de l’argument le pluspropre à rendre le mariage odieux et impos-sible. Réciproquement l’erreur affreuse de lapromiscuité est soutenue par les hommes quidéfendent l’égalité de nature chez la femme.De sorte que deux vérités incontestables, l’éga-lité des sexes et la sainteté de leur union lé-

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gale, sont compromises de part et d’autre parleurs propres champions. Les aphorismes mal-adroits de la supériorité masculine n’ont priscette âcreté, je vous l’ai dit, qu’à cause desprétentions excessives de l’indépendance fé-minine.

L’égalité, je vous le disais précédemment,n’est pas la similitude. Un mérite égal ne faitpas qu’on soit propre aux mêmes emplois, et,pour nier la supériorité de l’homme, il eût suffide lui confier les attributions domestiques dela femme. Pour nier l’identité des facultés de lafemme avec celles de l’homme, il suffirait demême de lui confier les fonctions publiques vi-riles ; mais, si la femme n’est pas destinée àsortir de la vie privée, ce n’est pas à dire qu’ellen’ait pas la même dose et la même excellencede facultés applicables à la vie qui lui est as-signée. Dieu serait injuste s’il eût forcé la moi-tié du genre humain à rester associée éternel-lement à une moitié indigne d’elle ; autant vau-drait l’avoir accouplée à quelque race d’ani-

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maux imparfaits. À ce point de vue, il ne man-querait plus aux conceptions systématiques del’homme que de rêver, pour suprême degré deperfectionnement, l’anéantissement completde la race femelle et de retourner à l’état d’an-drogyne.

Eh quoi ! la femme aurait les mêmes pas-sions, les mêmes besoins que l’homme, elle se-rait soumise aux mêmes lois physiques, et ellen’aurait pas l’intelligence nécessaire à la ré-pression et à la direction de ses instincts ? Onlui assignerait des devoirs aussi difficiles qu’àl’homme, on la soumettrait à des lois moraleset sociales aussi sévères, et elle n’aurait pasun libre arbitre aussi entier, une raison aus-si lucide pour s’y former ! Dieu et les hommesseraient ici en cause. Ils auraient commis uncrime, car ils auraient placé et toléré sur laterre une race dont l’existence réelle et com-plète serait impossible. Si la femme est infé-rieure à l’homme, qu’on tranche donc tous sesliens, qu’on ne lui impose plus ni amour fidèle

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ni maternité légitime, qu’on détruise mêmepour elle les lois relatives à la sûreté de la vieet de la propriété, qu’on lui fasse la guerre sansautre forme de procès. Des lois dont elle n’au-rait pas la faculté d’apprécier le but et l’espritaussi bien que ceux qui les créent seraient deslois absurdes, et il n’y aurait pas de raison pourne pas soumettre les animaux domestiques à lalégislation humaine.

Non, Marcie, loin de moi, loin de vous cettepensée que vous n’êtes pas apte à concevoiret à pratiquer la plus haute sagesse que leshommes aient pratiquée ou conçue. La précipi-tation de vos desseins, l’ardeur de vos penséesinquiètes ne prouvent rien sinon que vous avezune âme forte et que vous n’avez pas encoretrouvé la nourriture qu’elle réclame. Cherchez-la dans les livres sérieux. Appliquez-vous à lescomprendre, et, si vous sentez quelquefois vosfacultés rebelles, sachez bien qu’elles sont ain-si par inexpérience et non par impuissance.Les femmes reçoivent une déplorable éduca-

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tion ; et c’est là le grand crime des hommesenvers elles. Ils ont porté l’abus partout, acca-parant les avantages des institutions les plussacrées. Ils ont spéculé jusque sur les senti-ments les plus naïfs et les plus légitimes. Ils ontréussi à consommer cet esclavage et cet abru-tissement de la femme, qu’ils disent être au-jourd’hui d’institution divine et de législationéternelle. Gouverner est plus difficile qu’obéir.Pour être le chef respectable d’une famille, lemaître aimé et accepté d’une femme, il fautune force morale individuelle, les lois sont im-puissantes. Le sentiment du devoir, seul freinde la femme patiente, l’élève tout à coup au-dessus de son oppresseur. La famille, témoinéquitable et juge désintéressé, porte son juge-ment et son respect exclusivement sur celuides époux qui se montre le plus sage et le plusattaché à la vertu. La haine du despote s’en ac-croît, et souvent la loi est forcée d’intervenirpour soustraire à ses fureurs une victime épui-sée.

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Pour autoriser cet oubli des devoirs et pourempêcher la femme d’accaparer par sa vertul’ascendant moral sur la famille et sur la mai-son, l’homme a dû trouver un moyen de dé-truire en elle le sentiment de la force morale,afin de régner sur elle par le seul fait de la forcebrutale ; il fallait étouffer son intelligence oula laisser inculte. C’est le parti qui a été pris.Le seul secours moral laissé à la femme futla religion, et l’homme, s’affranchissant de sesdevoirs civils et religieux, trouva bien que lafemme gardât le précepte chrétien de souffriret se taire.

Le préjugé qui interdit aux femmes les oc-cupations sérieuses de l’esprit est d’assezfraîche date. L’antiquité et le moyen âge nenous offrent guère, que je sache, d’exemplesd’aversion et de systèmes d’invectives contrecelles qui s’adonnent aux sciences et aux arts.Au moyen âge et à la renaissance, plusieursfemmes d’un rang distingué marquent dans leslettres. La poésie en compte plusieurs. Les

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princesses sont souvent versées dans leslangues anciennes, et il y a un remarquablecontraste entre les ténèbres épaisses où de-meure le sexe et les vives lumières dont lesfemmes de haute condition cherchent à s’éclai-rer. Ces honorables exceptions n’excitent au-cune haine chez les contemporains, et sont,au contraire, mentionnées par les écrivains deleur siècle sur un pied d’égalité qui serait àtort ou à raison fort contesté dans les mœurslittéraires d’aujourd’hui. Les chefs de familleavaient-ils autrefois plus de gravité et de jus-tice ? La foi religieuse leur inspirait-elle dessentiments plus doux et plus nobles enversleurs épouses ? Je le pense ; la loi de l’Églisefondée sur les impérieux préceptes de saintPaul n’a jamais été réclamée par les maris avecplus d’âpreté que depuis la transgression detoutes les autres lois de l’Église et l’oubli detous les autres apôtres. Quelque éloigné qu’onfût déjà, il y a cinq cents ans, de l’esprit duchristianisme, l’esprit public issu et formé de

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cette philosophie chrétienne commandait auxhommes l’accomplissement de leurs devoirsdomestiques. Le mari est aisément absolu lors-qu’il est juste et bon. La femme obéit instincti-vement à ce qu’elle aime : esclave tendre et in-fatigable de ses enfants au berceau, commentne serait-elle pas soumise volontairement àdes conseils sages et affectueux ? Il est certainque le lien de la famille a été en se relâchantavec les époques de brillantes corruptions, etle XVIIIe siècle a porté une atteinte mortelle àla dignité du lien conjugal.

La principale raison de ce fait est l’éner-vement du caractère viril déjà préparé sousles règnes précédents, et consommé sous lelong et paisible règne de Louis XV. Jusque-là,le système de guerres continuelles qui opposaitdes obstacles matériels au développement del’esprit humain, a tenu la généralité des deuxsexes dans une ignorance à peu près égale.La marche de la science et de la philosophien’est pas suspendue, mais quelques élus seule-

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ment peuvent s’arracher aux préoccupationspolitiques, s’isoler et cultiver le champ sublimesur des hauteurs inaccessibles à la foule. Lesagitations sociales, ici les croisades, plus loinles guerres de schisme, emportent l’hommeloin de ses pénates, et laissent à la tête de lafamille la femme investie d’une autorité noncontestée ; si ses attributions sont considé-rables, si son rôle est important dans la socié-té, l’instruction qu’elle peut avoir acquise estd’un avantage réel pour la fortune et la dignitéde son époux.

Bruyamment occupé au dehors, il aimedans ses heures de loisir et de calme à trouverses affaires bien gouvernées et ses enfants bienélevés. Le pauvre voit régner sous son humbletoit l’économie, sa seule richesse, et sourit augouvernement humble et laborieux de sa com-pagne. Ainsi, là où la femme remplit ses vraisdevoirs, l’homme, loin d’y apporter obstacle etde se livrer à cette basse jalousie d’autorité do-mestique qu’engendre l’oisiveté, applaudit aux

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travaux de son associée, ministre solidaire deses véritables intérêts.

Mais la guerre est suspendue. La toléranceétouffe heureusement les guerres de religion.La lumière se répand sur les masses. Le des-potisme à son déclin jette une dernière clartésur le monde étonné de se sentir si enchaînéet si libre à la fois. La fermentation des espritsapporte dans les idées un désordre effrayant.L’impunité du vice entraîne ceux-ci, le progrèsde la raison attire ceux-là. Chacun obéit à sesinstincts et à ses sympathies ; car, jusque-là,il a fallu étouffer instincts et sympathies pourdéfendre l’existence matérielle que l’industriecommence à affranchir des luttes sociales. Unecrise providentielle terrible et magnifique vaentraîner l’humanité dans une nouvelle phasede vie. Les croyances religieuses cherchent àse dégager de leurs langes, le sentiment de l’in-dépendance bouillonne dans toutes les veines,le règne de la vérité s’annonce à l’horizon.Mais, dans son empressement, la société, arra-

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chée à son repos et à ses songes de ténèbres,se précipite dans des voies encore sombres,et son salut se prépare au sein d’une déplo-rable confusion. La lutte du passé et de l’avenirs’engage sur tous les points. L’homme ne doitconquérir son domaine qu’au prix de son sanget de ses sueurs. Les institutions sont ébran-lées, les mœurs se corrompent odieusement.Le volcan verse par ses mille cratères la fangeimmonde et la lave brûlante qui vont labourerla terre et féconder son sein glacé. Combiend’années de crimes et d’héroïsme, d’abjectionet de grandeur, jointes aux années déjà écou-lées depuis que le volcan est en fusion, fau-drait-il encore subir avant d’atteindre au résul-tat de tant de fatigues et d’efforts ? Nous nele savons pas, mais nous voyons que l’œuvremarche et que rien ne l’entrave. Espérons, et,pour nous aider au courage, tâchons de com-prendre et de constater l’état des mœurs de-puis que cette révolution est en travail.

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1837.

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CARL

I

Après la mort de Carl, le séjour de Vienneme devint insupportable, et, résolu à me dis-traire, je partis seul et à pied pour les mon-tagnes. Je parcourus la Misnie, je contemplaises plus beaux sites sans y retrouver lesmêmes impressions qu’autrefois. L’ennui etl’effroi de la solitude m’y poursuivirent. Je medébattais contre mon chagrin avec une folleinquiétude ; c’était le premier de ma vie, etj’ignorais que, de tout ce qui passe, le souvenir

des morts est ce qui s’efface le plus vite. Au-jourd’hui, lorsque je songe à mon pauvre Carl,je me sens tout honteux et tout repentant dela précipitation avec laquelle j’ai pu me jeterdans des sentiers nouveaux, caresser des es-pérances qu’il n’avait pas partagées, me livrerà des soins qu’il n’avait ni connus ni désirés.Je suis effrayé de la brièveté de mon deuil, et,si je puis me le pardonner, c’est en reportantmes regards sur les événements subséquentsde ma vie ; c’est en m’assurant bien que monâme, comme celle de tous les hommes, est unsol changeant, jonché tantôt de fleurs, tantôtde feuilles sèches ; aujourd’hui enseveli sousla neige, demain réjoui et fécondé par la plusfaible brise du printemps.

Peut-être qu’à l’époque où le souvenir deCarl était chez moi si vif et si poignant, j’étaismoins malheureux que je ne suis aujourd’hui,distrait et consolé. Je croyais à la durée dessouvenirs, à la force des sentiments ; et main-tenant, que suis-je ? de quoi suis-je certain ?

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Il y eut alors dans ma vie une aventure as-sez étrange, qui, tout en réveillant mes regrets,les adoucit, parce qu’elle leur donna un carac-tère romanesque et poussa mon esprit maladehors des limites sombres de la réalité.

L’aspect des lieux tant de fois parcourusavec mon ami me rendait sa perte et mon iso-lement de plus en plus sensibles. Je résolus devoir une contrée nouvelle et de fuir sa tracechérie avec autant de soin que je l’avais recher-chée. Je parcourus la Styrie, et je poussai dansle Tyrol. Carl avait bien traversé cette dernièreprovince, mais rapidement et sans moi. Rienne l’y avait assez occupé pour qu’il m’en parlâtavec quelque suite. Je m’y croyais donc à l’abrides vives émotions que la Misnie m’avait faitéprouver.

J’y trouvai, en effet, plus de distractionsqu’ailleurs. Quoique la saison fût belle, la routeétait difficile et même dangereuse, à cause desfréquents orages de la canicule. Le pays pre-

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nait, à mesure que je me dirigeais vers Ins-pruck, un caractère de grandeur qui me péné-trait et m’arrachait à mes pensées ordinaires.Tout allait mieux pour moi que dans les se-maines précédentes, lorsque, après avoir es-suyé une grande fatigue dans les défilés dumont Brenner, je fus pris, à H… d’un accèsde fièvre assez violent et forcé de garder le litpendant plusieurs jours. J’étais logé à l’hôtelde l’Aigle blanche, unique et sale auberge de cepauvre village. J’y manquais de tout, et, poursurcroît de malheur, j’avais affaire au plus durde tous les hôtes. Ma tenue de touriste faisaitpenser à cet avare qu’il aurait médiocrementà spéculer sur moi, et mon état d’accablementphysique et moral ne me permettait guère deme plaindre. Je fus abandonné sur un misé-rable grabat, et bien me prit d’être assisté de laplus robuste constitution. Heureusement aussi,la Providence, qui nous visite sous une formeinattendue dans nos détresses, m’envoya un

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ami : humble, douce et touchante assistancequi ne s’effacera jamais de mon souvenir.

Cet ami, c’était le plus jeune des enfantsde l’aubergiste garçon de quinze à seize ans,grand, mince, maladif, peu intelligent en ap-parence, mais plein de zèle généreux et denaïves attentions. Sa bonté naturelle l’ayantporté à me secourir, il fit tout ce qui dépendaitde lui pour réparer la grossière indifférence etles suspicions cupides de son père. Ce qu’il putme procurer fut peu de chose, et, en vérité,je n’avais guère besoin que d’eau à boire àgrandes doses, et d’un peu de société ; car rienn’augmentait ma fièvre comme l’effroi de metrouver seul et privé des soins de l’affection audébut d’une maladie dont le degré de gravitéétait matière pour moi à de pénibles conjec-tures.

Mon jeune hôte passa plusieurs nuits à monchevet, et, dans le jour, il vint d’heure en heures’informer de mon état, malgré les dures re-

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montrances et les menaces brutales de sonpère, qui semblait le haïr et qui le traitait plusmal qu’aucun de ses domestiques.

Si quelque chose pouvait excuser cettecruauté de la part d’un père, il serait vrai dedire que l’enfant était très peu propre aux de-voirs de sa profession. Il est impossible d’êtreplus gauche, plus préoccupé, plus indolent quene l’était mon pauvre garde-malade. Le pre-mier jour, son air distrait et presque hébété,sa lenteur à exécuter mes moindres désirs,m’avaient causé une telle impatience, que jel’avais maudit, lui et toute sa race ; mais bien-tôt le contraste de sa bonne volonté et de sonintérêt avec la malveillance et l’inhumanité deson père me toucha vivement ; je lui parlaiavec douceur, avec gratitude, et il parut s’atta-cher à moi.

Par une coïncidence singulière, il s’appelaitCarl, et le nom de mon pauvre ami, ce nom quirésonnait pour moi avec tant de force, d’acti-

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vité, de génie musical, de tendresse expansive,placé sur la figure malingre et insipide d’ungarçon d’auberge, m’avait véritablement irritédans les premiers jours de maladie. Ce nom,retentissant à mon oreille, ou se perdant aufond des corridors, me causait des tressaille-ments involontaires. Au milieu des rêveries dela fièvre, le spectre de mon ami m’apparaissaitsans cesse ; je me croyais atteint de la mêmefièvre cérébrale qui l’avait emporté : je levoyais près de mon lit, debout et me tendant lamain pour m’emmener avec lui dans une fosseentr’ouverte. Puis j’entendais sa voix faible etmourante m’appeler, m’engager à le suivre ; ettout à coup, des entrailles de la terre, une autrevoix rauque et infernale appelait Carl à plu-sieurs reprises.

— Tu l’entends, disait mon ami, la morts’impatiente, elle réclame sa proie.

— Carl, au nom du diable, ne descendras-tupas ? criait la voix sinistre.

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— Me laisseras-tu partir seul pour l’éterni-té ? disait Carl. Crains-tu de me suivre dans latombe ?

Alors, je faisais un violent effort pourm’élancer vers mon ami, et je m’éveillais enfinbaigné d’une sueur froide, l’œil égaré, la têteen feu ; mais, au lieu du fantôme, je ne voyaisau pied de mon lit que le pauvre garçon d’au-berge, avec sa face pâle et son air consterné,tandis que la voix diabolique de son père l’ap-pelait en jurant du fond de la cuisine, situéeprécisément au-dessous de mon plancher ver-moulu.

Quand je me sentis convalescent, je com-mençai à discourir avec le pauvre Carl. J’obtinsfacilement sa confiance. Il me dit qu’il étaitle plus malheureux des êtres, que son père lehaïssait, le rouait de coups à la plus frivole in-cartade, et que tout ce qu’il désirait au monde,c’était de quitter à jamais la maison paternelle.

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— Si je ne l’ai pas fait encore, ajouta-t-il,c’est que, étant d’une mauvaise santé et n’étantpas propre à grand’chose, je craindrais d’êtreréduit à demander l’aumône ; ce qui seraitpeut-être moins malheureux que d’être traitécomme je le suis, mais ce qui me cause une in-surmontable répugnance.

Ces plaintes m’inspiraient une vive com-passion, et en même temps le désir de sous-traire mon jeune hôte à sa triste destinée. Maisj’hésitai beaucoup à m’en charger, car je n’étaispas assez riche pour l’emmener en qualitéd’ami. Tout ce que je pouvais, c’était d’en fairemon domestique, et, malgré toute sa vertu, ilm’était facile de voir que personne n’étaitmoins propre à ce rôle. Il était d’une consti-tution très faible, comme je l’ai dit, et je lecroyais atteint de quelque maladie chronique ;car l’état peu brillant de ses facultés intellec-tuelles, l’espèce d’assoupissement qui s’empa-rait de lui à chaque instant, son défaut de mé-moire et de prévoyance, tant de langueur et

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d’apathie dans un être si sincèrement dévoué,sa mélancolie que n’éclairait jamais un rayonde la gaieté de son âge, tout annonçait undésordre sérieux, incurable peut-être, dans sonorganisation.

Quoi qu’il en soit, un jour que son pèrel’avait cruellement maltraité pour s’être oubliétrop longtemps près de moi, je me décidai àle prendre sous ma protection. La vue de sonsang, les traces d’un châtiment inique subiavec patience pour l’amour de moi, me sai-sirent d’une telle compassion, que je me seraisméprisé si j’avais pu balancer davantage. Je fismonter maître Peters, et je lui déclarai que j’al-lais le dénoncer à la justice du canton commemeurtrier de son enfant, s’il n’accédait à la pro-position que je voulais lui faire. Il prit un airfort insolent ; mais, quand il eut jeté un regardde côté sur ma bourse qui était encore assezronde, et que j’avais posée à dessein sur latable, il se calma et attendit l’explication. Aus-sitôt que j’eus fait la première ouverture :

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— Mille diables ! s’écria-t-il, vous voulezemmener ce paresseux, cet inutile, ce dort de-bout ? Si j’en avais dix comme lui, je vous lesdonnerais tous par-dessus le marché. Débar-rassez-moi de ce fardeau, et que j’en entendeparler le moins possible ; ce sera le mieux.

L’affaire fut conclue sur-le-champ. Je de-mandai à Carl ce qu’il voulait gagner.

— Rien du tout, que ma nourriture, répon-dit-il. Vous me donnerez vos vieux habits pourme couvrir. Hélas ! monsieur, je suis si faibleet si borné, que toute prétention serait bien dé-placée de ma part.

— Pauvre enfant ! lui dis-je, ton cœur estbon et noble ; si ton intelligence ne secondepas tes intentions, et que je manque de pa-tience avec toi, il faudra me le pardonner, et,pour m’apaiser, il suffira de me rappeler lessoins que tu viens de me prodiguer.

Quelques jours après, nous étions sur laroute d’Inspruck, Carl et moi. J’étais parti un

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peu plus tôt peut-être que mes forces ne me lepermettaient ; car, vers le milieu du jour, je mesentis accablé d’une telle fatigue, que je ne pusatteindre le village où je m’étais proposé de merafraîchir. Je me jetai dans un pré à l’ombred’une haie, et j’y goûtai quelques heures d’unsommeil délicieux.

Quand je m’éveillai, je vis Carl endormiprès de moi, dans l’attitude d’un chien fidèlequi garde son maître ; mais son sommeil étaitsi profond, qu’on eût bien pu m’égorger millefois avant qu’il s’en aperçût. Je le secouai àplusieurs reprises. Je l’appelai de toutes mesforces : tout fut inutile ; c’était une véritable lé-thargie. J’en pris un peu d’humeur. Il se pou-vait que Carl fût en proie à de telles infirmités,qu’il me serait un véritable fléau, et j’eus uninstant la pensée coupable de glisser dans sonsac la moitié de ma bourse et de l’abandonnerà la destinée. Mais j’eus bientôt horreur de cedessein égoïste et lâche. Si le pauvre Carl étaitréellement atteint de maladie, ne lui devais-je

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pas mes soins, à lui qui m’avait prodigué lessiens au péril de sa vie ? Que serais-je deve-nu s’il m’eût abandonné quelques jours aupara-vant, lorsque j’étais comme lui plongé dans unsommeil qui ressemblait à la mort ?

— Ô Carl, ô toi qui n’es plus sur la terre,m’écriai-je, ô le plus inspiré des artistes, ô lemeilleur des amis ! cette criminelle pensée nete fût pas venue, et, si ton âme plane sur moi,sans cesse, comme je l’ai cru voir dans les ré-vélations de la fièvre, elle s’indigne, à l’heurequ’il est, de découvrir ce mouvement d’ingra-titude. Ô Carl ! que ton ombre veille sur moiet sur mon triste compagnon ! que ton sou-venir protège cette chétive et infortunée créa-ture, à qui Dieu réserva ton nom, sans doutepour qu’elle me fût à jamais sacrée !…

Je sentis une larme baigner ma paupière, et,cédant à un mouvement instinctif, je tirai maflûte de son étui et je la fis résonner pour lapremière fois depuis la mort de Carl. Jusque-

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là, il m’avait été impossible d’entendre un sonmusical sans être irrité dans tous mes nerfs. Encet instant, je me sentis, au contraire, inondéd’une volupté mélancolique, en faisant redireà plusieurs reprises aux échos tyroliens cettephrase d’un chant religieux, dernière penséemusicale de mon ami, au milieu de laquelle ilavait été surpris par la mort(1).

Tout à coup, le jeune Carl s’éveilla : sesjoues blêmes s’enflammèrent d’un éclat singu-lier, et les lignes pures mais inanimées de sonvisage reçurent un tel ébranlement, qu’un ins-tant il me parut aussi beau que, jusqu’alors,je l’avais trouvé insignifiant. Frappé de cettemétamorphose, je m’arrêtai brusquement pourlui demander s’il comprenait la musique, et s’il

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était un peu musicien, comme le sont presquetous les villageois de cette contrée.

Mais Carl reprit en un clin d’œil sa pâleuret son insensibilité habituelle ; il se frotta lesyeux, bâilla, me demanda si je lui avais parlé,et j’eus la mortification de m’avouer qu’un ins-tant d’exaltation musicale et sentimentalem’avait abusé sur l’émotion de Carl. Honteuxde cette faiblesse d’esprit, je remis ma flûtedans l’étui, et j’engageai Carl à renouer son sacde voyage et à se remettre en route avec moi.

J’avais un peu d’humeur, et je lui fis obser-ver que le soleil baissait, qu’il avait dormi bienlongtemps, qu’il avait le sommeil bien lourd,le tout d’un ton assez aigre. Mais le pauvrediable était accoutumé à tant de rigueur, qu’ilne s’aperçut pas de mon impatience. Il me ré-pondit avec une douceur angélique :

— Il y a longtemps que je vis dans la misèreet dans l’inquiétude, que je ne connaissaispresque plus le sommeil ; depuis ce matin, je

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suis bien, je suis heureux, et je dors pour toutle temps que j’ai veillé. Et puis, ajouta-t-il d’unair simple, j’ai passé bien des nuits sans mecoucher pendant que vous étiez malade.

Vivement attendri de cette réponse, je gar-dai un instant le silence.

— Carl, lui dis-je ensuite, rappelez-vousune chose : je suis impatient et souvent brutal ;quand vous me verrez ainsi, souvenez-vous decertaines paroles qui auront le pouvoir de mecalmer.

— Quelles sont-elles, monsieur ?

— Les voici : Respectez le nom de Carl.Dites-moi cela quand je vous traiterai dure-ment.

— Il suffit, monsieur, répondit-il d’un airsoumis.

Et sans éprouver ni curiosité ni surprise, ilse mit à marcher devant moi.

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II

Carl prétendait connaître parfaitement lepays ; mais, soit qu’il se flattât mal à propos,soit qu’il fût distrait plus encore qu’à l’ordi-naire, la nuit était close lorsqu’il s’aperçut quenous avions perdu la route, et il fallut marcherpendant trois heures avant de la retrouver. En-fin, à plus de minuit, nous arrivâmes à F…J’étais si las, que je laissai Carl s’enquérir d’ungîte, et je me jetai sur une borne. Pas un réver-bère n’était allumé, pas un habitant n’était de-bout, pas un rayon de lampe de nuit n’illumi-nait les fenêtres. Carl revint au bout d’une de-mi-heure me dire qu’il lui était impossible de sefaire ouvrir nulle part ; que, même à l’auberge,on l’avait repoussé en le menaçant, du hautd’une lucarne, de lui dépêcher un coup de fu-sil s’il ne se retirait. Je pensai qu’il ne connais-

sait pas plus les rues de F… que les cheminsde la montagne ; et, convaincu que toute re-montrance serait inutile, je me mis à marcherdevant moi, cherchant le banc le mieux abritépour y dormir à la clarté des étoiles.

Le porche de l’église s’offrit à nous ; c’étaitdu moins un ciel de lit. J’allais m’y installerlorsque Carl, essayant de pousser la porte, vitqu’elle cédait et s’écria d’un ton biblique :

— La maison du Seigneur est ouverte auxpèlerins.

— En ce cas, Dieu est plus hospitalier queles hommes, lui répondis-je.

Nous entrâmes ; la lampe brûlait au milieudu chœur et faisait vaciller sur les murs lesombres trapues des colonnes romanes. Jem’étendis au premier endroit venu, la tête surmon sac. Carl alla se blottir dans un confes-sionnal. Le sommeil eut bientôt fermé mespaupières. Ce fut un sommeil pénible. La dalleétait froide, la fièvre courait dans mes veines ;

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mais je n’avais pas la force de me lever pourchercher un endroit plus sain. Je fus en proieà des rêves lugubres, il me sembla que j’assis-tais de nouveau aux derniers moments de monpauvre ami, Carl le maestro. Je le voyais en-core, les yeux éteints, les lèvres contractées,me tendant la main comme un dernier adieu.Puis tout à coup son œil s’entr’ouvrait et brillaitd’un éclat céleste ; l’hymne de la grâce, l’élande la foi, la prière de l’espérance, s’exhalaienten harmonie grave de sa poitrine moribonde.L’hymne s’acheva dans le ciel ; j’essayai desoulever l’agonisant : il n’était plus !

Je m’éveillai, et ce rêve (reproduction fidèledes heures douloureuses écoulées naguère auchevet de mon ami) me laissa une telle impres-sion de tristesse, que je me demandai si Carln’avait pas survécu à sa propre mort, et si jene venais pas de lui fermer réellement les yeuxune seconde fois. J’essayai de me rendormir ;mais les mêmes images me poursuivirent. Plu-sieurs fois je m’éveillai, plusieurs fois je retom-

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bai dans une sorte de léthargie ; et la veille et lesommeil troublaient également ma raison : l’unet l’autre remplissaient de terreurs puériles matête affaiblie… Lorsque j’avais les yeux fermés,je croyais entendre la phrase musicale que Carlavait écrite le jour de sa mort et qu’il mur-murait en expirant, la même que j’avais jouéesur ma flûte dans la matinée. Quand j’avais lesyeux ouverts, il me semblait que l’orgue ve-nait de la jouer, et que la vibration remplis-sait encore les nefs sonores. Les voûtes, bai-gnées d’une lueur incertaine, flottaient et os-cillaient sur ma tête ; chaque chapelle sem-blait me renvoyer un son. Demi-évanoui surles marbres, fatigué de ces hallucinations, jeme levai, je pris mon front dans mes mains,j’essayai de marcher. Mais quels termes pour-raient rendre ce que j’éprouvai en entendant lanef se remplir en réalité des sons de l’orgue ?Ce n’était plus une illusion, une main pressaitles touches, les flancs du vaste instrument gé-

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missaient en chantant l’introduction et les pre-mières mesures de l’hymne fatal.

Je me cachai la figure dans mon manteauet je me prosternai sur le pavé de l’église.Convaincu que j’allais voir sortir de terre uneronde infernale, et que, pour me punir de mavie peu chrétienne, des spectres allaient metourmenter, je récitai plusieurs formulesd’exorcisme et restai dans cette posture silongtemps, que l’aube blanchissait les vitrauxlorsque je me hasardai à regarder autour demoi. Tout était calme : le cri des moineaux vol-tigeant et becquetant aux croisées interrom-pait seul le silence ; Carl dormait dans sonconfessionnal. J’eus beaucoup de peine àl’éveiller ; il n’avait rien entendu, et je n’osaipas insister sur mes questions dans la craintede lui sembler fou. Nous gagnâmes une au-berge ; un peu de nourriture répara mesforces ; je me jetai sur un lit, où je dormisquelques heures assez tranquillement. Néan-moins, cette nuit m’avait laissé une si fâcheuse

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impression, que je m’obstinai à quitter F…,bien que la journée fût avancée, et qu’il fallûtfaire quatre lieues pour coucher à T…

À peine étions-nous à la moitié du trajet,qu’un vent violent s’éleva ; l’horizon était char-gé d’une zone violette qui envahit le ciel avecrapidité ; de larges gouttes de pluie commen-cèrent à trouer la neige dont le fragile rempartbordait notre chemin, car nous étions alors aupassage le plus élevé du mont Brenner, et,quoique nous fussions en plein été, un froid pi-quant se faisait sentir. Bientôt le tonnerre gron-da et le vent devint si violent, que nous avionsde la peine à marcher. Il fallait se hâter pour-tant : nous traversions la région des glaces, etCarl disait que, si nous pouvions atteindre sansaccident la région située au bas des rochers, lesforêts de sapins nous préserveraient des ava-lanches. Nous eûmes le bonheur de sortir sansaccident de ce défilé périlleux ; l’orage se cal-mait, et nous nous croyions sauvés, lorsqu’unenuée rougeâtre creva au-dessus de nous et

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nous assaillit d’une grêle si forte, que nous eus-sions été meurtris et défigurés sans l’abri d’unegrotte où nous nous réfugiâmes. Des torrentsde pluie succédèrent à la grêle ; et, quand ilnous fut possible de quitter la grotte, le soleilétait couché. Le ciel, couvert de nuées gri-sâtres éparses sur tous les points, passa sanscrépuscule du jour à la nuit. Le chemin étaitemporté en mille endroits ; les torrents grossisavaient donné naissance à mille ruisseaux fou-gueux qui grondaient autour de nous, sans quenous pussions éviter leur rencontre farouche ;nous tombâmes plusieurs fois et j’eus un poi-gnet foulé sur les roches. Pour comble de mal-heur, au moment où nous descendions sur dessables glissants labourés par les eaux, Carl, quimarchait devant moi et qui prétendait que levillage où nous devions coucher était situé aubas de la côte, s’arrêta pensif et me dit :

— Je ne vois pas les lumières de T… ; il fautque nous nous soyons trompés de chemin, carce village devrait être ici, à main gauche, et…

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Le vent nous apporta en ce moment unbruit semblable à celui d’une cataracte.

— C’est une avalanche morte, dit Carl ; elleroule tout doucement de l’autre côté de lamontagne.

Le bruit continua.

— Avançons, lui dis-je.

— Non pas, répondit-il ; ce n’est pas uneavalanche qui descend ; c’est la grande cas-cade de Saint-Guillaume, et nous tournons ledos au village.

C’était bien le cas d’envoyer Carl à tousles diables ; mais j’étais accablé de fatigue, ilne me restait plus de force pour l’impatience.Je le priai de s’assurer de la vérité et de des-cendre encore un peu. Je m’appuyai, en l’atten-dant, contre un arbre et restai dans une sortede stupeur. Les vives douleurs que je ressen-tais dans tous les membres m’annonçaient leretour de la fièvre ; mes pieds étaient glacés,

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ma tête était brûlante. Si Carl fut long à explo-rer le pays, si je passai une heure ou un instantdans cette situation c’est ce que j’ignore. Je fuséveillé en sursaut par un rêve étrange. Il mesemblait voir le spectre de mon ami Carl sor-tir de l’écume d’une cataracte furieuse et saisirmon jeune Carl pour l’entraîner avec lui dans legouffre. L’enfant se débattait en poussant descris lamentables, et me tendait les bras en in-voquant mon secours. Je fis un violent effortpour m’élancer vers lui ; mais au moment oùje me courbais en avant, j’ouvris les yeux etje restai terrifié du spectacle qui s’offrit à mesregards. J’étais sur le revers d’un abîme in-commensurable. De terrasses en terrasses, lamontagne se brisait en gouttières à des milliersde pieds au-dessous de moi, et la cataracte,en s’y précipitant, promenait un gémissementsinistre sur les échos lointains. La lune per-çant des nuées bizarres, affreusement déchi-rées, éclairait d’une lueur blafarde cette scèneeffrayante et sublime. Je crus rêver encore ;

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j’appelai Carl à plusieurs reprises. Il ne me ré-pondit pas. Le vent se taisait pourtant, et laseule voix de l’eau renvoyée par les abîmesremplissait la nuit de monotones et lugubresharmonies. Je l’écoutais plongé dans unemorne détresse, incapable de me mouvoir etde me rendre compte de ma véritable situa-tion. Un pas de plus, et je roulais sur les gigan-tesques degrés de la montagne ; mais je n’avaisdéjà plus conscience du danger, bien que jefusse parfaitement éveillé. Je ne sais par quelleliaison d’idées la phrase musicale de Carl merevint à la mémoire. Mon rêve, un instant ou-blié, me revint aussi, et la fièvre qui venaitde m’envahir, embrouilla tellement mes idées,que je perdis de nouveau l’empire de ma volon-té. Des fantômes dansèrent dans mon cerveauet devant mes paupières. La scène de l’églisese peignit à ma mémoire sous des couleurs sivives et si réelles, que, possédé par une sortede frayeur insensée, je me mis à chanter laphrase fatale ; d’abord à demi-voix, comme si

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j’eusse voulu conjurer et repousser l’approchedes esprits des ténèbres ; puis distinctement,comme si je me fusse accoutumé à leur ap-parition ; et puis enfin d’une voix éclatante,comme si j’eusse voulu les invoquer et m’élan-cer avec eux dans la vapeur qui tremble sur lesabîmes au rayon de la lune. Mais quelle fut mastupeur lorsqu’au moment où je prononçais lesmots terribles :

une voix, qui semblait être la voix même duvent et des eaux, me répondit à travers les sa-pins et la brume :

Et aussitôt, comme si toutes les voix dela nuit et tous les esprits de l’air eussent étéconvoqués à chanter l’hymne funèbre de Carl,du haut de chaque cime et du fond de chaque

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ravin, un écho répondit à la voix fantastiquepour articuler, chacun à son tour, et avec uneforce décroissante :

La dernière de ces voix se perdit dans lesairs avec tant de délicatesse et de netteté, elleexhala un soupir si tendre et si harmonieux,que je crus entendre le dernier soupir de Carl,ce soupir musical, semblable au faible soufflequi se promène, dans les nuits d’été, sur lescordes de la harpe. C’est en prononçant cesmêmes paroles, en chantant ces mêmes notesque l’âme du maestro s’était envolée au cielsur les ailes virginales de sa muse chrétienne.Je fus si frappé de ce souvenir, et l’illusion futtelle, que je tombai à genoux en fondant enlarmes et que j’élevai les bras au ciel, croyantvoir passer sur ma tête une forme angélique…

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III

Tout rentra dans le silence… Je me calmai,moitié grâce au froid piquant de la nuit, moitiégrâce aux efforts que je faisais pour revenir à laraison.

Je commençai bientôt à m’inquiéter de l’ab-sence prolongée du jeune Carl ; je me deman-dai combien d’heures avaient pu s’écouler tan-dis que j’étais livré à un sommeil pénible età de folles rêveries. Je secouai mon manteautrempé de pluie, je repris mon bâton ferré, et,après avoir appelé Carl, mais sans obtenir deréponse, je me mis à descendre avec précau-tion ce sentier effrayant et presque imprati-cable, dont nous avions parcouru la moitiésans crainte au milieu des ténèbres, et dontmaintenant la clarté de la lune me révélaittoute l’horreur.

À mesure que j’avançais, l’entreprise deve-nait si difficile, que je faillis y renoncer. Chaquefois que j’arrivais à une des terrasses naturellesde la montagne, je me reposais, j’avalais unpeu de grog et je remplissais de nouveau le ra-vin de mes cris. Le bruit de la cataracte grossis-sait toujours davantage, et ma vaine rechercheme remplissait d’épouvante ; je me reprochaisamèrement d’avoir exposé mon pauvre servi-teur à parcourir seul cette route affreuse, et jecommençais à me persuader qu’il avait dû né-cessairement rouler dans les abîmes. Je n’es-pérais plus le retrouver vivant. Je n’avais plusla force de l’appeler ; je marchais courbé versla terre, m’attendant sans cesse à heurter soncadavre. Toutes mes émotions puériles, toutesmes terreurs superstitieuses avaient fait placeà une douleur réelle, à une angoisse profonde.Quelle fut donc ma surprise et ma frayeurlorsque, au moment où je jouissais de toutema raison, j’entendis distinctement dans la ré-gion que je venais de parcourir, à environ cent

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toises au-dessus de moi, une voix pure chanterplus distinctement encore que la premièrefois :

— Ô mon Dieu ! m’écriai-je, si tu permetsque l’âme des morts me visite, ouvre mon en-tendement, afin que je puisse avoir commerceavec les habitants du monde invisible, sansperdre la raison, ou sans tomber foudroyé !

Cette prière, exhalée du fond du cœur, merendit le courage. Je levai la tête et vis courirsur la rampe supérieure une forme légère. Jel’appelai du nom de Carl à plusieurs reprises ;mais elle n’entendit ni ne répondit, et continuaà descendre ou plutôt à glisser vers moi avecune rapidité surnaturelle.

Un instant, je me sentis si troublé, que j’hé-sitai à prendre la fuite, et à descendre le plusvite possible le sentier de la cascade. Mais je

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fis un signe de croix, et, surmontant ma fai-blesse, je me plaçai au milieu du chemin, lesbras étendus, et je conjurai le fantôme.

Mais il venait toujours, et, quand il fut àquelque pas de moi, je reconnus distinctementCarl, mon jeune serviteur. Délivré d’unegrande anxiété, je marchai à sa rencontre et luiadressai la parole ; mais il ne me vit pas, nem’entendit pas, et, avant que j’eusse étendu lesbras de nouveau pour l’arrêter, il passa près demoi, si adroitement, qu’il ne m’effleura mêmepas, quoique le sentier fût à peine assez largepour une personne, et que le moindre choc eûtdû nous faire rouler tous deux dans les préci-pices ; puis il continua de descendre avec la ra-pidité d’une flèche, et, avant que je fusse reve-nu de ma surprise, je l’avais perdu de vue.

Un affreux jurement m’échappa ; mais aus-sitôt des craintes superstitieuses s’emparèrentde nouveau de mon imagination. Je pensai queCarl était tombé dans la cascade depuis plu-

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sieurs heures, et que son spectre, errant surle sentier, m’apparaissait pour réclamer mesprières. Je me mis à prier avec une dévotionpuérile ; mais je fus interrompu par la voix fan-tastique qui m’avait tant poursuivi, et j’enten-dis encore au-dessous de moi la phrase fatale.

— C’en est trop ! m’écriai-je, ma raison s’ybrisera, et nulle autre raison humaine n’y résis-terait ! Par quelle magique combinaison vois-je le spectre du nouveau Carl, en même tempsque j’entends la voix de Carl, l’ami qui n’estplus ? Quel est ce rêve qui m’a réveillé en sur-saut, comme si une invisible main me poussaità secourir un ami en détresse ? Quel est cechœur mystérieux qui m’a révélé l’existencedes puissances invisibles dans un moment so-lennel et décisif peut-être de ma vie ?…

J’étais plongé dans mes réflexions, j’étaisarrivé à admettre tellement mes visions, que jene m’étonnais plus de rien. Je me mis à des-cendre la dernière rampe, toujours persistant à

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chercher le corps de Carl, bien que sa figure mefût apparue. Mais à peine eus-je atteint l’espla-nade où j’avais encore aperçu le spectre, quej’entendis la voix de l’autre côté de l’abîme.Elle était alors très peu distincte, et je ne pou-vais saisir que des sons épars au milieu de labasse continue de la cataracte.

Que vous dirai-je ? J’errai toute la nuit au-tour de ce gouffre, attiré par les pièges de la si-rène invisible. De temps en temps, j’apercevaisle fantôme de mon jeune compagnon ; puisaussitôt je le voyais sur un autre point, et macervelle était tellement troublée, que je m’ima-ginais souvent le voir en deux endroits à la fois.Je ne sais comment ma raison put survivre àune telle crise ; je ne ressentais plus aucune fa-tigue : la chaleur de la fièvre me donnait uneforce et une adresse surhumaines.

Les premières lueurs de l’aube blanchis-saient l’horizon, et la lune, lourde et terne,s’abaissait derrière les sapins, lorsque je me

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trouvai, au détour d’un buisson, face à faceavec le fantôme. À demi irrité par la poursuite,à demi calmé par le sentiment de la réalité,je me jetai sur lui à l’improviste, et, le saisis-sant dans mes bras, j’étreignis, non pas uneombre, mais le véritable Carl, mon compagnonde voyage. Je le saisis au moment où il disait :

La note expira sur ses lèvres, il poussa ungémissement plaintif, un frisson le saisit, et iltomba dans mes bras comme si la mort l’eûtfrappé.

Je l’assis sur un rocher, et j’essayai de lerappeler à lui-même. Tout fut inutile : cepen-dant, son pouls était à peu près calme et sa res-piration régulière ; il paraissait dormir. À peinemon effroi fut-il calmé, que je me sentis vain-cu par la fatigue, incapable de trouver la so-

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lution des problèmes de cette nuit étrange, jetombai endormi à côté de Carl. Le temps étaitsuperbe, et, quand nous nous éveillâmes, le so-leil était brillant et généreux. J’accablai monjeune ami de questions, mais il me fut impos-sible d’en tirer aucun éclaircissement : il ne sesouvenait de rien, et n’était pas moins surprisque moi de tout ce que je lui racontais. Enfin,lorsque je lui parlai à plusieurs reprises de laphrase que j’avais entendue, il sourit d’un airétrange et me pria de la lui chanter. Son œils’anima en l’écoutant ; puis il rougit, baissa lesyeux et me montra une sorte de confusion de-mi-niaise et demi-rusée. Je crus alors qu’il semoquait de moi et que j’étais le jouet de je nesais quelle inexplicable comédie ; je le répri-mandai fort rudement et le menaçai, s’il ne merévélait toute la vérité, de le renvoyer à sonpère. Alors, il se prit à pleurer, et, se jetantà genoux, il jura de se confesser si je voulaislui tout pardonner d’avance. Je le jurai, et ilm’apprit qu’il était passionné pour la musique ;

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que cette passion, comprimée par son père,avait fait le malheur de sa vie ; que ses véri-tables besoins d’artiste, refoulés par les hor-ribles traitements et les grossières occupationsdont j’avais été témoin, avaient miné lente-ment sa santé et peut-être altéré sa raison. Ilavait fait tous ses efforts pour arracher de sonesprit la pensée de cultiver ses dispositions na-turelles, lorsqu’un événement de peu d’impor-tance était venu les réveiller. Un jeune hommebrun et d’une belle figure, avait couché, cinqans auparavant, à l’hôtel de l’Aigle blanche ; ilavait fumé, écrit et fait de la musique, seul,dans sa chambre jusqu’à cinq heures du matin ;une phrase entre autres revenait, errait sanscesse sur ses lèvres ; il la répétait aussi sur saflûte, et même il l’avait laissée écrite au char-bon sur les murs de sa chambre.

— Et quelle était cette phrase ? m’écriai-je.

Carl chanta d’un trait :

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— Et le nom de ce jeune homme, le savez-vous ?

— Je ne le sais pas ; mais, quant à son nomde baptême, je le connais et ne l’ai pas oublié ;car, en entendant le mien, il me frappa surl’épaule en me disant qu’il servait le même pa-tron que moi.

— C’est lui ! m’écriai je, c’est mon meilleurami ! Je sais en effet qu’il y a cinq ans, il tra-versa le Tyrol, et, lorsque, à l’heure de sa mort,il me chantait sa phrase religieuse, il me diten souriant : « Ne m’en fais pas compliment, jebaisse : c’est une réminiscence de ma jeunesse,et rien de plus. » Mais, dis-moi, Carl, commentil se fait que tu aies retenu cette phrase ?

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— Tout ce que j’entends en musique segrave dans ma mémoire pour n’en plus sortir,et pour se retrouver dans l’occasion. Je répétaimille fois cette phrase qui me plaisait tant, etje la chantai même au voyageur en lui tenantl’étrier à son départ. Il fut content de ma voix,m’engagea à la cultiver, et me donna un grospourboire. Quelque temps après, je fus telle-ment maltraité pour avoir laissé voir le retourde ma passion, que je fis une maladie grave, etla phrase sacrée s’endormit dans ma mémoire.Je ne la retrouvai plus qu’avant-hier, lorsquevous la jouâtes sur la flûte ; mon cœur bonditde joie en la reconnaissant, et, depuis ce mo-ment, j’ai fait des efforts incroyables pour l’em-pêcher de sortir de mes lèvres.

— Et comment ne m’avez-vous pas dit alorsque vous la connaissiez ?

— D’abord, j’ai cru qu’elle n’avait rien departiculier, et que c’était une compositionconnue ; c’est pourquoi je n’ai pas été surpris

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de vous l’entendre jouer. Ensuite, pour rien aumonde je n’aurais osé vous confesser mon goûtpour la musique. On m’a habitué à regarder cegoût comme une folie dont je devais rougir, oucomme une désobéissance que je devais expiersous le bâton. Je savais bien que vous ne mefrapperiez pas ; mais je craignais de vous dé-plaire, vous si bon pour moi, et j’étais résolu àchasser cette funeste passion de mon cerveau,afin de me consacrer à votre service et de mecorriger de ces négligences et de ces distrac-tions auxquelles ma mélancolie me rend tropsujet. Je crains que cela ne soit au-dessus demes forces, car, depuis que je suis avec vous, jeme sens plus malade, plus tourmenté de rêvesétranges ; il me semble que je marche, que jecours, que je chante en dormant. Mais tout ce-la, c’est de la folie !… Je n’y veux plus penser ;ayez compassion de moi !

Ces dernières paroles me furent un trait delumière ; je résolus d’éclaircir mes soupçons,et, laissant croire à Carl que je désapprouvais

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sa vocation musicale, je repris avec lui le che-min de T… À la clarté du jour, nous le retrou-vâmes sans peine, et, après avoir fait bien dî-ner Carl, après avoir pris moi-même quelquesheures de repos, je me levai à l’entrée de lanuit, et je m’approchai de son lit. Je le visd’abord dormir paisiblement ; mais bientôt ilse leva, s’habilla, se mit à errer autour de lachambre, et tâcha de sortir. Je l’avais enfermé,et la clef était dans ma poche. Il s’approchaalors de la fenêtre. Je me mis au-devant pourl’empêcher de se risquer sur les toits. En éprou-vant de la résistance, il frissonna légèrement,et, comme s’il m’eût vu à demi, il me ditquelques paroles inintelligibles, et retournas’asseoir sur son lit. Puis, après avoir réfléchi,il alla se placer devant une table, et commençaà remuer les doigts dessus comme s’il eût jouédu piano. Au bout de quelques instants, il semit à chanter sur cet accompagnement imagi-naire.

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Je le pris doucement dans mes bras et je leconduisis à son lit, où il se laissa étendre, etbientôt il dormit profondément.

Les nuits suivantes, je continuai mes obser-vations, et j’eus le loisir de me convaincre queCarl était somnambule.

Je le conduisis avec soin jusqu’à Inspruck,où j’appelai un bon médecin. Il me déclara quela guérison de Carl dépendait de la satisfac-tion de sa passion dominante. Je l’emmenaidonc à Vienne, où je le mis entre les mainsd’un excellent professeur. Il avait étudié déjàun peu de piano en cachette chez l’organistede son village, et montrait une grande prédi-lection pour cet instrument. Il y fit des pro-grès rapides, et, à l’heure où j’écris, il prometde devenir un compositeur distingué. À mesureque son génie a reçu le développement tantcontrarié, sa santé s’est raffermie, son intelli-gence s’est réveillée, son caractère a pris de lagaieté, son sommeil est paisible ; et, quant à

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son cœur, il est toujours le plus pur, le plus gé-néreux et le plus fidèle que j’aie connu depuisla mort de Carl le maestro.

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LE DIEU INCONNU

Au temps de Dioclétien, lorsque le chris-tianisme grandissait dans la persécution, Pam-phile, prêtre de Césarée, vint à Rome pourjoindre ses efforts à ceux de Caïus, de Quentinet de plusieurs autres saints hommes, succes-seurs des apôtres, occupés tous à former desâmes pour le martyre, afin que le sang deschrétiens lavât sur les pavés de Rome lessouillures de la débauche païenne. L’holo-causte de Jésus continuait à monter vers leciel ; ses disciples venaient se faire immolersur l’autel encore fumant, afin que le mondefût racheté, afin que Dieu, épouvanté lui-mêmedes turpitudes humaines, pût mettre dans la

balance de sa justice quelques morts héroïquesen compensation de tant de vies honteuses.

Un soir, après la courte et sublime exhorta-tion que le reste du troupeau écoutait chaquefois comme pouvant être la dernière (car biensouvent au matin, soit le pasteur, soit la brebis,quelqu’un manquait à l’appel, et le De profundisétait murmuré à voix basse sur un cénotaphe),Pamphile, ayant donné sa bénédiction et sontriste adieu à ses frères, les regardait s’éloignerlentement et dans un profond silence, sous lessombres voûtes des catacombes. Il fut saisi, cesoir-là, plus que de coutume, d’un sentimentd’inexprimable douleur, car une tendresse infi-nie naissait vite et se cimentait fortement entreces hommes voués au sacrifice, et leur âmeétait souvent partagée entre l’amertume desregrets humains et la joie d’un divin enthou-siasme.

Le prêtre chrétien restait debout devantl’autel et ne songeait plus à prier. La fatigue de

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son corps maigri par le jeûne, le froid du ca-veau, la solennité des adieux quotidiens, l’as-pect de ce cercueil où, chaque jour, depuis plusd’un mois, un cadavre mutilé venait recevoirla couronne humide encore du sang d’un autremartyr, tout le ramenait à un sentiment de per-sonnalité auguste et terrible. Il s’agenouilla en-fin devant le Christ, en s’écriant :

— Ô mon maître ! si je dois boire ce calice,épargne-m’en la lie ; si je dois remplir ce cer-cueil, fais que ce soit demain, afin que je n’yvoie plus descendre aucun de mes frères, etque les larmes de mon cœur soient taries.

En ce moment, il entendit frapper douce-ment à une porte que les fidèles avaient dres-sée et fermée au dedans, afin que ce souterrainn’eût qu’une issue (celle par laquelle Pamphileles avait vus s’éloigner), et que les moyens desurprise fussent plus rares. Celui qui s’y pré-sentait alors ne pouvait donc être qu’un es-pion, ou un frère récemment arrivé du dehors

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et forcé par les poursuites de se réfugier pré-cipitamment dans les caves. Pamphile se levasans hésiter et alla tirer les verrous d’une mainferme. Peut-être avait-il cru reconnaître les pasd’Eusèbe, son ami, qu’il avait laissé à Césarée,avide de venir affronter la persécution ; peut-être, poussé par un élan surnaturel, crut-il queDieu exauçait tout à coup sa prière et lui en-voyait le bourreau qu’il avait demandé. Pam-phile était seul ; à chaque instant de sa vie, ilétait préparé à paraître devant Dieu ; il deman-da d’une voix calme :

— Que voulez-vous ?

Et il ouvrit la porte en même temps.

Alors, il vit une femme voilée, qui s’avançad’un pas timide, en disant :

— Ne me faites pas souffrir de supplice, neme faites pas mourir ; je suis païenne et neviens point ici pour vous trahir, mais pour in-voquer votre Dieu.

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— Notre Dieu a dit : « Rendez le bien pourle mal, » répondit Pamphile ; nous ne tuonspas, nous ne faisons pas souffrir de supplices,même à ceux qui voudraient nous trahir. En-trez, ma fille, et priez le vrai Dieu.

— Referme donc cette porte, répondit lafemme païenne, car, si l’on me surprenait ici,je serais accusée de christianisme, et l’on memettrait à la torture pour me faire avouer vosmystères.

Le prêtre referma la porte, et, lorsqu’il seretourna vers la femme, elle avait ôté sonvoile, et il vit qu’elle était jeune encore, ri-chement vêtue, et d’une merveilleuse beauté,quoique son visage portât l’empreinte de la fa-tigue et de la tristesse.

— Qui es-tu ? lui dit le prêtre, et que de-mandes-tu ? Voici l’autel de notre Dieu : si tuveux le prier, je m’agenouillerai avec toi et je leprierai de t’exaucer.

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Mais la femme, au lieu de répondre, regar-dait autour d’elle avec un mélange d’effroi et decuriosité, et, lorsqu’à la lueur de la lampe quibrûlait devant l’autel, elle distingua le céno-taphe, couvert d’un linceul aux taches livides,elle recula épouvantée, en disant :

— Tu prétends que vous ne tuez pas, quevous ne tourmentez pas, et pourtant voici dusang et un cercueil ?

— Ma fille, répondit le prêtre, c’est le sangde nos frères que vos frères ont tué.

La femme païenne sembla se tranquilliser,puis aussitôt elle fut saisie de tristesse.

— Nos dieux ne sont pas aussi cruels quenous, dit-elle ; ils ne sont pas comme les dieuxde la Gaule et de la Germanie, qui demandentdes sacrifices humains ; ils se contentent d’hé-catombes de troupeaux, et le premier-né d’unegénisse est plus agréable au dieu Mars lui-même que le sang versé dans les combats.Crois-moi, pontife du Dieu Christ, nos dieux

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sont doux et indulgents ; ils nous portent plu-tôt au plaisir qu’à la fureur, et même il fautqu’ils soient bien endormis, et que la blondeHébé leur ait versé de l’eau du fleuve Léthé aulieu d’ambroisie, car ils nous abandonnent etne semblent plus présider à nos destins en au-cune manière. Quand les hommes sont quittéspar les dieux, ils deviennent semblables auxbarbares du Nord. Pour moi, je n’ai pas ces-sé de les servir comme je le devais. J’ai sur-tout invoqué les déesses, et j’ai cherché à meles rendre propices par des offrandes dignes demon rang et de ma fortune, car je suis riche etpatricienne, et l’on me nomme Léa.

— Vous êtes cette femme célèbre par sonluxe et sa beauté, et vous venez ici braver lapersécution et la mort ! Il faut que vous ayezsenti le vide et la souffrance des joies hu-maines.

— Vieillard, j’ai senti les blessures de l’or-gueil et la satiété des plaisirs, et, comme je suis

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jeune encore et que la tristesse me gagne, j’aiinvoqué le ciel pour qu’il me rendît mes joiespremières ; mais c’est en vain que j’ai sacri-fié à toutes les divinités qui pouvaient me se-courir. – En vain j’ai fatigué de mes pieds lesmarches de ton temple, ô Vénus ! je t’ai pré-senté six couples de jeunes colombes d’Afriqueplus blanches que le lait ; j’ai touché de mesmains tremblantes et de ma bouche flétrie, ausein de la statue de Junon Victorieuse, la cein-ture d’or incrustée de pierreries, image de celleque tu lui prêtas, dit-on, pour ressaisir l’amourde son immortel époux, le maître des dieux.Tu ne m’as pas rendu le pouvoir de plaire,déesse oublieuse ! et Junon, la fière souverainede l’Olympe, ne m’a pas inspiré l’orgueil quiconsole de l’amour. – En vain j’ai brodé desvoiles de Tyr pour te les présenter, ô Pallas !tu ne m’as donné ni la sagesse, ni le goût desétudes et des travaux ! Hébé, c’est à toi que j’aifait les plus riches offrandes, à toi que j’ai sacri-fié des génisses sans tache et des agneaux d’un

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an. Le temps n’est plus où ta main invisibleeffaçait au front de tes privilégiées les pre-mières rides qu’y imprime le temps ; où ta ten-dresse faisait chaque matin refleurir les rosessur leurs lèvres. Tu laisses les larmes creusermes joues, et la couleur de l’iris s’étendre au-tour de mes paupières. – Ô toi, Cupidon, filsdu Soleil, ne t’ai-je pas sacrifié le premier-nédu lièvre, avant qu’il eût goûté le thym et lasauge dans les montagnes ! N’ai-je pas fait ve-nir de Grèce des myrtes éclos dans les bos-quets d’Amathonte et de Gnide, pour en semerles fleurs sur ton autel ? – Amour, ô Amour !m’as-tu assez oubliée ! Dieux et déesses, vousêtes-vous assez enivrés en silence de la fuméede mes sacrifices ! ma plainte a-t-elle assezlongtemps monté vers vous ! N’est-il pas bientemps que quelque divinité m’assiste et meconsole ! Qu’elle vienne du nord ou de l’orient,ou des provinces de l’Afrique, où l’on dit queles dieux sont noirs, ou de chez les Hébreux,qui n’ont qu’un seul dieu, toujours le même,

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à ce qu’on m’a raconté, pourvu que je soisexaucée, je lui offrirai les holocaustes les plusbeaux, et je n’épargnerai à ses prêtres ni leshonneurs ni les dons. Parle donc, ô vieillard etdemande à tes oracles si le Dieu des Galiléenspeut l’emporter en puissance ou en bonté surles nôtres, car ils sont devenus sourds !

— Femme, répondit Pamphile, nous ne re-cevons pas de présents, et nous ne rendons pasd’oracles.

— Comment donc servez-vous votre Dieu,reprit Léa, et à quoi vous sert-il ?

— Il nous a enseigné sa parole, mais il n’ha-bite pas le flanc des vaines idoles. Il n’a pasbesoin d’offrandes terrestres ; celle qu’il de-mande, c’est l’amour et le culte des cœurs fi-dèles. Et, quant à ses prêtres, eux et tous ceuxqui adorent le Christ ont fait vœu de pauvretéet d’humilité.

— Vous ne lui demandez donc jamais rien,et il n’a donc rien à vous accorder ? Peut-être

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est-il comme le Destin, qui commande à tousles dieux, mais qui ne peut rien changer à cequ’il a une fois décidé, quelque prière qu’on luiadresse ?

— Notre Dieu nous écoute et nous exauce,et, pour parler votre langage, afin de me fairecomprendre, je vous dirai que le Destin luiobéit comme l’esclave à son maître. C’est savolonté qui régit l’univers, et aucun dieun’existe devant lui. Apprenez sa parole, étudiezsa loi, et vous saurez qu’il y a dans sa miséri-corde des trésors plus grands que dans toutesles vanités de la terre.

— Faut-il donc, reprit la femme, que j’étu-die vos mystères pour pouvoir faire une de-mande à votre Dieu, et ne me l’accordera-t-ilpas tant que je n’y serai point initiée ? Alors,adieu, car mon train de vie ne me laisse pasle temps d’entendre vos prédications ; et,d’ailleurs, je serais persécutée à mon tour. Jepensais qu’en venant faire une offrande ici,

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j’obtiendrais une réponse quelconque, et m’enretournerais peut-être avec un peu d’espoir ;mais, puisqu’il est défendu aux prêtres de votreloi de recevoir les prières des païens, je m’envais implorer encore Vénus pour qu’elle merende la volupté, ou Vesta pour qu’elle m’en-seigne la continence.

— Arrête, lui dit Pamphile avec douceur, ilm’est défendu de présenter à mon Dieu des de-mandes folles ou coupables ; il m’a semblé quetu te plaignais du ravage des ans et de la fuitedes amours profanes. La parole du Christ nousenseigne que la beauté de l’âme et l’amour pursont sa seule beauté, le seul amour agréableau Seigneur. Mais, si j’ai bien compris tout ceque tu as dit, je vois que tu souffres du malqui tourmente ta nation, c’est-à-dire le dégoût,l’ennui de mal faire ; tu implores à la fois lesdivinités fabuleuses qui, selon vous, présidentaux dons les plus contraires, la pudicité, laluxure, la science, la fierté, l’égarement, la sa-gesse. Ce que tu veux, tu ne le sais pas ; ce qui

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pourrait te guérir, tu l’ignores, et, je te le dis, tune me comprendras pas, car les instants sontcomptés, tu ne veux passer ici qu’une heure,et ton esprit est si étranger à l’esprit du vraiDieu, qu’il me faudrait un an pour te conver-tir… Mais écoute : voilà l’image de ce Dieu,agenouille-toi devant elle en signe de respect,non pour le bois de ce crucifix, mais pour le filsde Dieu qu’il représente et qui est dans le ciel.Élève ton âme vers l’Éternel, et dis-lui ta peine.Sache seulement que c’est un Dieu bon et in-dulgent, un père pour les affligés et les contrits,un Dieu d’amour pour les agités et les fervents.Il n’est pas besoin d’interprète, de prêtre, nid’ange, entre lui et toi. Prie-le seulement de re-garder au fond de ton cœur ; il verra ce qui s’ypasse, mieux que toi même, et, si tu désiressincèrement le connaître et le servir, il t’enver-ra la grâce, qui est un don plus précieux et uneconsolation plus puissante que les fausses dé-lices de la vie.

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— J’ai ouï prononcer des paroles sem-blables aux tiennes, reprit Léa ; on m’a racontéque les Nazaréens, condamnés à mort dans cesderniers temps, invoquaient tous un Dieu qu’ilsappellent le Dieu d’amour et de grâce. Cepen-dant, on dit qu’il ne ressemble en rien au dieude Cythère et de Paphos, et j’ai peine à com-prendre quelle grâce tu me promets de sa part.Néanmoins, puisque tu me permets de prierdans son temple, je vais l’invoquer ; car, si lesdieux immortels connaissent les secrètes pen-sées des hommes, il n’en est que plus efficacede les leur révéler par l’invocation, afin de leurprouver qu’on espère en eux.

— Fais ce que tu veux, ô aveugle quicherches la lumière ! répondit Pamphile.Puisse le Seigneur Dieu t’ouvrir les yeux !

Alors, la dame romaine s’agenouilla sur laterre humide, et, rejetant en arrière sa belletête ornée d’épingles et de bandelettes d’or,

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élevant vers l’image du Christ ses grands brasde neige, nus jusqu’à l’épaule, elle parla ainsi :

— Je ne sais quelle chose je dois te deman-der, ô Dieu inconnu ! mais je sais bien quelleplainte je puis adresser au ciel, car ma vie estdevenue plus amère que l’olive cueillie surl’arbre. J’ai vu à mes pieds l’élite des hommes,mais celui que j’ai choisi pour époux m’a dé-laissée pour de grossières voluptés. Tout sondésir était de me voir abdiquer la sévérité demes mœurs et de me jeter dans les bras d’unautre, afin d’avoir le droit de se livrer à seshonteuses amours. J’ai cru venger mon orgueilen aimant Icilius. Vous le savez, Dieu des Na-zaréens, puisqu’on dit que, semblable à Jupi-ter, vous connaissez toutes les actions ettoutes les pensées des hommes ; vous savezqu’Icilius a été indigne de mon amour et qu’ilm’a abandonnée pour les courtisanes, me don-nant pour prétexte qu’il ne pouvait aimer long-temps une femme sans fidélité. Antoine, qui,pendant quelque temps, fut enchaîné à mes

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pieds, fut coupable bientôt du même crimequ’Icilius ; et, pour motiver sa trahison, il ré-pondit à mes fureurs qu’une courtisane n’étaitpas plus méprisable que la femme oublieusede deux amours. Tu sais, ô Dieu ! que je nem’abaissai point jusqu’à supplier l’infâme, etque je me hâtai de chercher un vengeur demon injure ; mais tu sais que cet amour ne futpas plus heureux que les autres, et que, tou-jours outragée, ma vie s’est consumée et mabeauté s’est flétrie dans d’inutiles transportsde tendresse et de colère. Et, quand j’ai appe-lé sur ces traîtres la vengeance des dieux in-fernaux, tu sais qu’ils m’ont répondu que lesdieux infernaux n’existaient plus, que Cerbèreavait été étouffé par la Volupté, et que les Fu-ries elles-mêmes étaient devenues faciles de-puis que Plutus s’était partagé avec Priape etComus l’empire de la terre.

» Voilà où nous en sommes, ô Dieu incon-nu ! Les hommes ne croient plus à la justicedes cieux, et les bacchantes effrontées in-

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sultent les tristes vestales. Lucine ne protègemême plus la dignité des épouses et des mères,et les autels de Cypris ne sont plus desservisque par les ménades échevelées. Et cependant,les femmes n’existent que pour aimer et pourêtre aimées. Que deviendront celles quel’amour seul conduit à la couche de roses, sil’or crée des plaisirs plus âpres, et si les lu-panars de Rome savent des secrets que nousignorons ? Nos hommes nous préfèrent d’im-pures concubines : faudra-t-il que, pour lesremplacer, nous appelions nos esclaves à nosembrassements ? Plus d’une parmi nous n’apas rougi de le faire, et s’est abandonnée à demonstrueuses orgies, pour échapper à la soli-tude de son palais et à la rage de son amouroutragé. Et cependant, la femme est faible, ôDieu puissant ! et d’elle-même elle n’est pointportée à quitter la première l’appui qu’elle s’estdonné. L’honneur lui rend l’infidélité dange-reuse et la lui fait expier par la honte. C’estdonc l’homme que je viens accuser devant toi,

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Nazaréen ! c’est mon époux, c’est Icilius, c’estAntoine, c’est tous ceux que j’ai aimés en vainque je viens dénoncer à ta justice ; venge-moid’eux, ou fais que je les oublie et que j’entredans l’indifférence de la vieillesse. Si j’ai perduune partie de ma beauté, et qu’en la retrouvantje retrouve la foi de ceux qui m’ont trahie,rends-moi la jeunesse et sa puissance. Maisquoi ! ai-je perdu mes attraits au point que lachanteuse Torquata, qui s’est usée dans la dé-bauche, me soit préférable ? Est-ce Lycoris laGrecque, qui, veuve de neuf cents hommes, aplus de fraîcheur et de vivacité que moi ? Et,d’ailleurs, ne vois-je pas que les plus jeunes etles plus belles d’entre nous sont abandonnéescomme moi pour la Prostitution aux lèvres li-vides ? Faudra-t-il nous montrer nues sur lesthéâtres ? faudra-t-il nous présenter ivres de-vant nos amants, pour réveiller en eux uneétincelle de leurs feux endormis ?

» Et cependant, que ferons-nous, seules etméprisées, au fond de nos jardins silencieux ?

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Les charges de l’État, la guerre, les académiesne nous admettent point à ces travaux qui ab-sorbent les hommes et les consolent de tout.Notre faiblesse et notre éducation nous en ex-cluent. On nous instruit à plaire, et le premiersoin de nos matrones, dès que nos cheveuxflottent sur nos épaules, c’est de nous ap-prendre comment on les relève en tresses par-fumées, et de quels joyaux on les orne, pourattirer les regards de l’homme. Nos travauxles plus sérieux se rapportent à la parure, etles seuls entretiens où nous ne soyons pas dé-placées sont des entretiens qui allument nossens et nous convient à la volupté. Et cepen-dant, si nous nous conservons chastes, nousn’inspirons à nos époux qu’une froide estimeet les langueurs de l’ennui. Si nous cherchonsà les retenir sur notre sein par de jaloux em-portements, ils nous soupçonnent et nous mé-prisent.

» Voilà, ô Dieu de Galilée ! voilà commeon traite les femmes de Rome ! voilà ce que

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sont devenues ces dames autrefois si respec-tées, qui donnaient leurs bracelets d’or à lapatrie et qui ne portaient que des héros dansleurs flancs. La Luxure s’est couchée sur lesplaces publiques, et tout un sexe a été la rele-ver pour la porter en triomphe, sous les yeuxdes femmes honnêtes. Si ton peuple est fidèleaux vertus antiques, si ta loi force les cœursà la fidélité et les reins à la continence, fou-droie donc cette ville impure, ô Galiléen ! etfais-y régner une race nouvelle. Je t’ai dit leshorreurs de nos destinées ; réponds-moi par labouche de ton prêtre. Qu’un oracle me consoleou m’enseigne. S’il faut, pour me guérir de l’en-nui et de la colère qui me dévorent, invoquerla magie, assister à d’épouvantables sacrifices,boire les poisons de l’Érèbe, je le ferai plutôtque de retourner sans espérance à ma couchesolitaire et aux tortures de ma vengeance im-puissante. – J’ai parlé à ton Dieu ; maintenant,prêtre, réponds pour lui. N’avez-vous point unesibylle pour le consulter ? Ah ! si vous connais-

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sez un philtre pour inspirer l’amour auxhommes, ou pour l’éteindre dans le cœur desfemmes, donnez-le-moi, je le boirai jusqu’à ladernière goutte, dût-il porter dans mes en-trailles les angoisses de la mort. Réponds,vieillard, quelle hécatombe faut-il offrir sur tesautels ? Doutes-tu de mes richesses ? doutes-tu de mon serment ? J’immolerai à ton Christtous les troupeaux de mes domaines ; je lui en-verrai tous les vases d’or de mon palais. Veux-tu mes ornements, les bandelettes de monfront, les pierreries de ma chaussure ? On ditque vous acceptez les dons du riche pour lesdistribuer aux pauvres, et que ces dons rendentvos dieux propices. Je ferai tout pour acquérirle trésor de l’amour, ou celui de l’oubli.

— Femme infortunée, répondit Pamphile,ce que tu demandes n’est point en notre pou-voir. Notre Dieu ne nous confère pas le droit detravailler à satisfaire les passions humaines ; ilsécherait la main criminelle qui voudrait em-braser ou refroidir par des poisons le sang qu’il

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fait couler dans les veines de l’homme. Lesserviteurs de ce Dieu de chasteté professentla chasteté à son exemple. Ceux d’entre nousqui se marient regardent la fidélité comme ledevoir de l’homme aussi bien que celui de lafemme, et le crime de la trahison est égal pourles deux sexes. C’est parmi les chrétiens seule-ment que l’amour sincère et durable peut ré-gner. Ils n’adorent qu’un maître, qui, à lui seul,résume toutes les vertus, tandis que vos païensadorent tous les vices sous la figure de diversesdivinités. Ces divinités, ma fille, ce sont lesnoirs démons, et, loin de les aduler et de lescraindre, il faut les mépriser et les haïr. C’est auDieu de pardon, de douceur et de pureté, quevous devez sacrifier, non des agneaux et desgénisses, mais tous vos désirs de vengeance,toutes les révoltes de votre orgueil, et tous lesvains plaisirs de votre vie.

— Ma vie est sans plaisirs et sans repos dé-sormais, s’écria la Romaine ; je ne puis rien sa-crifier à ton Dieu que ma haine et mes ressenti-

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ments, s’il m’accorde ces plaisirs qui me fuient,et ce repos que je demande.

— Ces plaisirs, mon Dieu ne les bénira ja-mais. Il les réprouve, il les défend à ceux quine les ont pas sanctifiés en son nom par un ser-ment indissoluble.

— Et quelle consolation accorde-t-il doncaux femmes délaissées ? dit Léa en se levant.

— Il leur tend les bras, répondit le chrétien,et il les invite à se consoler dans son sein.

— Ô prêtre ! dit la Romaine, cet oracle estobscur, et je ne le comprends pas. Puis-je ai-mer ton Dieu, et ton Dieu peut-il m’aimer ?

— Oui, ma fille, Dieu aime tous leshommes, car ils sont ses enfants, et, quand leshommes s’abandonnent entre eux, il consoleceux qui se réfugient en lui. Essaye de l’amourdivin, ô Léa, et tu y trouveras des délices sipures, qu’elles te feront oublier toutes celles dela terre.

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— Tes oracles m’étonnent et m’épou-vantent de plus en plus, dit la femme en s’éloi-gnant de l’autel, et en ramenant à demi sonvoile sur sa figure. L’amour des dieux est ter-rible, ô vieillard ! et il en a coûté cher aux mor-telles qui ont osé s’y abandonner. Sémélé futréduite en cendres par l’éclat de la face de Ju-piter, et la jalouse Junon poursuivit Latone…

— Arrête ! pauvre insensée, et rejette cespensées d’ignorance et de néant. Le vrai Dieune descend pas aux faiblesses des hommes, caril n’est pas revêtu d’une enveloppe terrestrecomme vos maîtres fabuleux. Ô fille du siècle !tu es engagée si avant dans les voies de l’er-reur, que je ne sais quelle langue te parler.Le temps me manque pour t’instruire. Veux-tuêtre chrétienne ?

— Comment puis-je le vouloir, si je ne suispas assurée d’y trouver la fin de mes douleurs ?

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— Je te promets, au nom de l’Éternel, laconsolation en cette vie, et la récompense dansl’autre.

— Et comment croirai-je à tes promesses, sije n’ai pas, dès à présent, quelque preuve de lapuissance de ton Dieu ?

— Demanderai-je donc à Dieu de teconvaincre avec des prodiges ? dit le prêtrese parlant à lui-même plutôt qu’à la dame ro-maine.

— Fais-le ! s’écria-t-elle, et je me prosterne-rai.

— Non, répondit Pamphile, car ton âme estdans les liens de l’erreur, et ce n’est pas encorela voix du Ciel qui t’appelle à la conversion ;c’est celle de tes passions, et elles luttent tropencore pour que tu entendes la voix de Dieu.Écoute, femme : retourne chez toi, efforce-toid’oublier l’homme qui t’a offensée, et vis dansla continence. Condamne-toi à la solitude, àla retraite, à la douleur ; offre à Dieu tes souf-

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frances et tes ennuis, et ne te lasse pas de lessupporter. Lorsque tes souffrances te semble-ront au-dessus de tes forces, n’invoque ni Ves-ta ni Vénus, oublie ces fantômes ; mets-toi àgenoux et regarde le ciel où règne le Dieu vi-vant ; alors, tu diras ces paroles : « Vrai Dieu !fais que je te connaisse et que je t’aime, car jene veux connaître et aimer que toi. »

— Et alors, quel miracle fera-t-il en ma fa-veur ? dit la Romaine avec étonnement.

— La vérité descendra dans ton cœur,l’amour divin relèvera ton courage, le calme re-naîtra dans tes sens, et tu seras consolée.

— À jamais ?

— Non ; l’homme est faible et ne peut riensans un continuel secours d’en haut. Il faudraprier toutes les fois que tu seras affligée.

— Et je serai consolée chaque fois ?

— Si tu pries avec ardeur et sincérité.

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— Et je serai chrétienne ? dit Léa avec in-quiétude. Mon époux me dénoncera et m’en-verra à la mort !

— Ces persécutions s’affaibliront, et leChrist triomphera, dit Pamphile. En attendant,ne crains rien, ne révèle encore à personne tafoi nouvelle, et prie le Dieu inconnu dans lesecret de ton cœur. Avant peu, tu auras soifd’instruction et de baptême ; et, quand tu seraschrétienne, tu ne craindras plus le martyre. Re-tire-toi, l’heure est passée. Quand tu auras sen-ti l’effet de mes promesses, tu reviendras auxcatacombes.

Le lendemain, les catacombes furent enva-hies, les chrétiens dispersés, et, pendant deuxans, la religion du Christ sembla étouffée dansRome. Pamphile retourna à Césarée, et Eusèbevint prendre sa place dans la ville de saintPierre, muni des instructions de son ami. Il ras-sembla le troupeau et le trouva augmenté. Lafoi avait grandi dans les fers ; la vérité s’était

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propagée dans l’ombre, et, jusque dans lesrangs des anciens persécuteurs, de nouveauxfrères communiaient d’intention avec les fi-dèles.

Une esclave africaine s’approcha d’Eusèbe,un soir qu’il traversait la cité des Césars pourse rendre à une crypte ignorée dans la cam-pagne. Cette femme avait longtemps marchéderrière lui, et il l’avait prise pour un espion.Aussi était-il prêt à retourner sur ses pas pourla tromper sur le but de sa promenade, lors-qu’elle lui dit :

— Au nom du Dieu de Nazareth, une dameromaine veut vous voir à ses derniers mo-ments. Suivez-moi et ne craignez rien, carvotre Dieu est avec nous.

Eusèbe la suivit, et, après avoir traversé, àla nuit tombante, les ombrages épais d’une ma-gnifique maison de campagne, il fut introduitauprès de Léa. La dame romaine, dans sa robe

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de pourpre, et déjà froide, se souleva de son litd’ivoire, et lui dit d’une voix éteinte :

— Es-tu Eusèbe, l’ami de Pamphile ?

— Je le suis, répondit le saint apôtre.

— Eh bien, dit la Romaine expirante, viensme donner le baptême, car je veux confesser leDieu inconnu en mourant. Il y a deux ans queje le prie et que je pleure en invoquant son se-cours. Pamphile me l’avait promis ; ma douleurm’est devenue chère, et mes larmes ont ces-sé de me brûler. J’ai vécu comme il m’a dit ;j’ai abandonné les plaisirs, et le cirque, et lesfestins, et les chars, et le temple des dieux im-puissants ; retirée au fond de mes jardins si-lencieux, j’ai prié toutes les fois que j’ai sen-ti le regret de mes funestes joies me tourmen-ter, et, toutes les fois, un calme miraculeux, unétrange bonheur sont descendus en moi. Je n’aipu être instruite dans vos mystères ; il eût fal-lu exposer un de vous à la persécution, et j’at-tendais un meilleur moment. Mais la mort ne

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m’en laissera pas jouir. Je meurs, et je meursen paix, avec l’espérance de voir ton Dieu, carce que Pamphile m’a prescrit, je l’ai fait : j’aiprié avec ardeur et sincérité. J’ai dit sans cessela prière qu’il m’avait dictée : « Vrai Dieu, faisque je te connaisse et que je t’aime !… »

La parole expira sur les lèvres de Léa ; Eu-sèbe versa l’eau sainte sur son front, où s’éten-dait déjà le voile livide de la mort, en lui di-sant :

— Que Dieu t’enseigne lui-même dans lescieux ce que tu n’as pu apprendre sur la terre !L’expiation et la sincérité sont le véritable bap-tême qu’il exige ici-bas.

Léa sourit, et l’esclave qui la servait, s’éton-nant de la beauté sublime qui se répandait surson visage, courut chercher un miroir d’acierpoli et le lui présenta en s’écriant avec naïveté :

— Ô ma maîtresse, ne crains pas de mourir,car voici ta jeunesse qui refleurit sur ton vi-sage. Ton œil brille, ta lèvre s’empourpre ; le

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Dieu de Galilée a fait un prodige en ta faveur,et, si les hommes te voyaient en ce moment, ilsabandonneraient toutes les femmes pour s’in-cliner devant toi. Lève-toi donc, fais préparerton char ; je vais nouer et orner tes cheveux,César lui même t’adorera aujourd’hui.

Léa contempla son image dans le métalétincelant ; puis, laissant retomber son bras af-faibli :

— Si le Dieu de Galilée me rendait la vie, jene voudrais pas retourner parmi les hommes.Je ne voudrais pas que ma beauté, rajeuniepar son amour mystérieux, devînt le trophéesouillé d’un mortel contempteur. Je sens queje meurs, et que je vais rejoindre le foyer d’im-périssable beauté appelé par le divin Platon lesouverain bien. Lui aussi, il a placé aux cieux lasource d’amour et de perfection… – Ô prêtre !cette eau que tu verses sur mon front n’est-ellepas l’emblème de la source inépuisable où jevais me désaltérer ?

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— Oui, ma fille, répondit le prêtre.

Et, lui parlant de rédemption et d’espé-rance, il la vit mourir avec le sourire sur leslèvres. Le calme qu’elle avait trouvé en sevouant au culte du Dieu inconnu, et la tran-quillité de son heure dernière, frappèrent telle-ment l’esclave noire, qu’elle suivit Eusèbe à lacrypte des chrétiens et embrassa la religion duconsolateur des amantes et du rédempteur desesclaves.

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LA FILLE D’ALBANO

C’était un dimanche, et l’un des beaux joursde mai ; le son de la cloche vibrait au fondde la vallée ; tout le hameau avait un air defête. Les jeunes filles couraient avec leur bon-net blanc à tuyaux empesés ; le garde cham-pêtre marchait gravement avec la plaque lui-sante au bras ; des jeunes gens apportaient descorbeilles pleines de fleurs, et d’autres suspen-daient au porche gothique de l’église parois-siale de fraîches guirlandes de pervenches etde marguerites qui fuyaient sur les crevassespoudreuses et les arabesques éraillées du fron-tispice. Les hirondelles décrivaient de grandscercles dans le ciel bleu, et, dans l’air embau-

mé de violettes, on respirait un parfum de bon-heur !

C’était bien autre chose au château ! Lechâteau était un de ces vieux manoirs qui s’ef-facent peu à peu du sol de la France, et que levoyageur aime tant à retrouver habillés, avecleur air d’opulence seigneuriale, leurs tableauxde famille et leurs grandes cours ouvertes àtout venant, au carrosse armorié du seigneurvoisin, au souple landau du riche industriel, aumendiant chargé de la besace, au pauvre ar-tiste qui voyage à pied et qui se repose là où leciel est beau et la campagne riante.

La dame du lieu, aussi hospitalière dans sadignité de châtelaine que le manoir dont ellefaisait les honneurs, était encore belle avec cetembonpoint qui est pour la beauté comme l’étéde la Saint-Martin ; ses cheveux gris, artiste-ment frisés, faisaient un fort bon effet sousun bonnet de dentelle, et l’on aimait à voir,parmi ces boucles argentées, des roses artifi-

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cielles qui semblaient défier le ridicule. En ef-fet, la raillerie aurait expiré sur les lèvres detout homme qui eût rencontré le regard bien-veillant et le sourire affectueux de madamede Nancé, et, lorsqu’on avait pressé sa mainblanche et ronde, il était impossible de se sous-traire à la sympathie vraie qui était comme ré-pandue dans l’atmosphère de cette femme ex-cellente.

Avec les grands talents et le haut caractèred’un magistrat recommandable, Aurélien deNancé avait toute la beauté qu’avait eue samère, toute la bonté de tempérament qu’elleavait encore. Une inclination marquée, end’autres termes, une forte passion, l’avait déci-dé à épouser une jeune personne sans nom etsans fortune, mais telle, que la famille riche etnoble des Nancé n’eût pu la repousser sans ri-dicule et sans injustice.

Elle était là, sans diamants ni dentelles,sans autre ornement à ses cheveux que le voile

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de gaze et le bouquet blanc de la fiancée ; bellede grâce, de poésie et de jeunesse, Laurencen’était plus une enfant ; elle connaissait déjà lemonde, et pourtant, au milieu de l’assembléesolennelle des grands parents, elle avait unegaucherie qui trahissait son goût pour la liber-té, et qui, chez elle, était une grâce de plus. Secroyait-elle oubliée, c’était une autre femme :son regard rêveur devenait imposant, et ladouce gravité de son front ressemblait à laconscience modeste d’une supériorité involon-taire.

C’était quelque chose de touchant que devoir l’amour et le respect dont madame deNancé et son fils entouraient Laurence,quelque chose de touchant que cette adoptionde l’orpheline, cimentée par le cœur, avant del’être par la loi, que cette confiance de lafemme qui, pauvre et délaissée, acceptait sansrougir les dons de son amant.

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Aurélien était maire de la commune. Nepouvant se marier lui-même, il avait mandéson adjoint, brave paysan gêné dans son habitneuf et dans la société de ses maîtres, soupi-rant après le moment de se débarrasser de sacravate et de sa dignité. Mais, pour ne pas lais-ser de lacune entre le mariage civil et la béné-diction religieuse, on prolongeait les angoissesdu bonhomme, parce que M. le curé n’était pasde retour. Le pasteur villageois avait été porterles derniers secours à un mourant fort éloignédans la campagne, et tout le monde attendait,dans cette sorte de gêne qui s’empare de gensréunis pour jouer un rôle, et décontenancés devoir intervertir l’ordre de la représentation.

Laurence ne put résister à ce malaise, dont,moins que personne, elle avait appris à subirle supplice. Elle monta sur une terrasse paréede fleurs qui s’élevait au milieu d’un petit parcsolitaire, et, là, appuyée sur le balcon, elle pro-mena sur la campagne un regard mélanco-lique. C’était là son pays désormais ! l’enceinte

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où devaient s’enfermer ses affections, ses rêveset ses espérances ! À elle une maison, des de-voirs ! À cette âme libre et fière, dont le mondeà peine était la patrie, un espace de terrain li-mité, des chemins qui devaient toujours por-ter dans le même jour l’empreinte de ses pastournés vers l’horizon, et l’empreinte de cesmêmes pas retournant au point de départ ! Untoit écrasé pour couvrir, chaque soir, sa tête ar-dente de voyages, un climat ramenant avec ré-gularité le chaud et le froid, sans qu’elle pût ja-mais hâter le soleil ou se soustraire à la biseglacée ! Dans une heure, tout serait dit…

Un froid mortel tomba sur son cœur.

Et puis elle pensa à Aurélien… L’amour estcomme la magie, il rend naturel ce qui semblaitimpossible. L’artiste redevint femme, et lesrêves d’un autre bonheur effacèrent les regretsfutiles d’un bonheur perdu.

Où trouver une âme assez forte, assez scep-tique, pour hésiter devant les promesses de

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l’amour, pour repousser ces serments si flat-teurs à l’oreille et qui sont si doux au cœur ?Si cette âme existe, ce n’est pas du moins celled’une femme. Elle rêvait donc de bonheur etd’amour, lorsque des pas firent crier le sableà ses côtés… C’était un homme en habits devoyage, couvert de poussière ; une chevelureen désordre tombait sur son front large et sa-frané ; sa barbe était épaisse et noire, et sesgrands yeux, enfoncés sous leurs orbites,étaient vifs et brûlants comme des éclairs.

— Oh ! mon Dieu ! c’est toi ! s’écria Lau-rence en se jetant dans ses bras ; c’est toi ! Tuas donc voulu que ce jour fût le plus beau dema vie ?…

— Ma sœur, mon enfant, disait l’étrangeren caressant les cheveux noirs de la fiancée, jen’arrive donc pas trop tard ?

— Non, non, tu assisteras à la noce, tu ver-ras l’église et l’autel ; tu feras un beau tableau

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de la cérémonie, n’est-ce pas ? Oh ! que tu doisbien peindre, maintenant !

— Et toi, Laurence, et toi ! as-tu donc aban-donné ton art ?…

— Oh ! non… Il aime tant à me voir tra-vailler !

— Le bourgeois ? murmura l’étranger àvoix basse. Sommes-nous seuls ici ?

Laurence pâlit, parcourut d’un œil inquietles allées sinueuses du parc ; puis, après unmoment d’hésitation, conduisit son frère dansla chambre qu’elle habitait, et, après en avoirfermé la porte :

— Expliquez-vous, dit-elle en se laissanttomber sur une chaise, avec une sorte de ter-reur.

— Mon enfant, dit l’artiste, car vingt ans deplus que toi m’ont donné le droit de te regardercomme ma fille ; as-tu bien réfléchi à ce que tuvas faire ?

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— Réfléchi ?… Oui, Carlos… Je l’aime !

— Ah ! femme !… s’écria-t-il en frappant dupied, aimer un bourgeois ! toi, ma sœur ! unampliateur de la loi écrite, un homme à métier,un homme qui mesure la vie avec un compas,et qui envoie à l’échafaud celui dont la mesureest plus petite ou plus grande que la sienne !…Écoute : tu es libre et je t’aime ; tu peux te ma-rier, tu ne peux pas te brouiller avec moi. Ceque je t’ai écrit de Rome, je te le répète en-core ; fais ta volonté. Mais je suis venu un peutard, je le vois ; et ce n’est pas lorsque ton frontest paré de la couronne du mariage que je doisespérer de te rendre à la liberté ; tu m’enten-dras pourtant, et, après…, je souscrirai à tonmariage ; j’en souffrirai, et ne t’en aimerai quemieux, car tu en auras besoin, pauvre enfant !

Laurence laissa tomber son front blanc etpur sur sa main veinée de bleu, et une larme,qu’elle s’efforça vainement de retenir, roula surson bouquet de jasmin et d’orange.

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Carlos, qui se promenait en silence dans lachambre, s’arrêta tout à coup pour la regarder.

— Belle comme la vierge du Corrège ! di-sait-il ; et, avec tant de poésie dans le regard,tant de feu dans l’âme, tant de génie entre lesmains, végéter parmi des légistes et des calcu-lateurs, amasser une fortune, faire des enfants,être la première servante d’une famille et d’unhomme ! Ô ma sœur ! ma pauvre sœur !… Et,sans doute, ils ont réussi à te prouver qu’unefemme n’était pas née libre, que la gloiredéshonorait ton âme ; qu’il fallait jeter l’eau etla cendre sur le feu sacré !… Ma sœur, ma fille,mon élève, perdue, perdue !

— Non, Carlos ; telle que le ciel m’a faite,ils m’ont prise, ils m’ont aimée ; loin de leursacrifier mes goûts, mes idées indépendanteset ma passion des arts, c’est lui, c’est sa mère,qui m’ont sacrifié leurs croyances pour m’atti-rer sur leur sein, pour me faire asseoir à leurbonheur, sans vouloir m’exiler du mien.

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— Ils ont donc daigné, les superbes, te par-donner ton génie ! Dis-moi, ton mari te par-donne-t-il aussi d’être belle comme l’entendaitVan Dyck ? Ne t’a-t-il point prescrit de lissertes boucles rebelles à la main de la camériste,de serrer dans des lames d’acier ton corsageandalous, de baisser tes yeux de feu, et defaire usage de cosmétiques pour pâlir ton co-loris oriental ?… Oh ! calme-toi, ton époux estcharmant, ta belle-mère parfaite… On se ré-signe à toi, on t’admet sans reproches. Sais-tubien, maintenant, les devoirs que ta conditiont’impose ? Connais-tu l’esclavage ? As-tu pas-sé une heure entière dans une prison, et sais-tu que la vie est longue ? Tiens, regarde cesfossés qui n’ont plus d’eau, ces bastions écrou-lés, cette herse qu’on ne baisse plus ; autrefois,c’est ainsi que l’on gardait les femmes… Dansla cour, des hommes d’armes, des préparatifsde combat ; de l’autre côté du mur, la guerre etles dangers, les meurtriers ou les ravisseurs, letrépas ou l’infamie. C’était peu de chose, après

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tout, tant qu’il y avait un beau page dans lechâteau et un mari en Palestine. Eh bien, au-jourd’hui, il y a des entraves plus fortes pour lafemme que le fer des lances et la pierre des for-tifications : le préjugé, l’usage ! Voilà vos liens,et malheur à celle qui les brise ! Il lui reste dumépris dans le cœur des femmes, et, dans ce-lui des hommes, un amour qui outrage. Adieudonc la liberté ! La récolte manquera, ou la fa-veur du ministre ; puis ta belle-mère aura lagoutte, il faudra soigner l’héritage d’un oncleriche et cacochyme… Et, lorsque tu seras surle point de donner un fils à ton heureux époux,dans la crainte de voir s’évanouir une espé-rance aussi chère (car une femme comme toine pourra devenir mère à la manière dupeuple), une prudence féroce t’imposera lesennuis rongeurs d’une captivité de six mois, etsacrifiera sans pitié les beaux jours de ta jeu-nesse à l’espoir incertain d’un rejeton illustre,déjà vicomte dans ton sein… Adieu l’avenir !…adieu le laurier du concours !… adieu l’Italie !

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— Aurélien désire l’Italie autant que moimême. Ne t’ai-je pas écrit que nous devions al-ler t’y rejoindre ?

— Oui, en poste, avec une escorte de gen-darmes pour protéger tes émotions dansl’Apennin, et une place au spectacle dans laloge de l’ambassadeur. Adieu nos soupers d’ar-tistes, étincelants de verve et de poésie, où,dans la chaleur nerveuse du cerveau, le peintreébauchait hardiment les traits de la danseuseaérienne mollement courbée sous les vibra-tions du hautbois, ou bondissant comme unebacchante aux chants frénétiques de l’ivresse !L’ivresse de l’artiste ! l’exaltation fougueused’un délire sublime, la brûlante sensation duplaisir intellectuel ! la débauche du génie, l’in-vasion du feu céleste ! l’ivresse qui broyait del’âme sur la palette de Salvator et sous l’archetde Tartini ! Va donc ! dans le monde qui t’at-tend, l’enthousiasme fait scandale, et, froide etdésenchantée, il te faudra renoncer à toutes lesjouissances de la pensée, à ces courses noc-

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turnes que nous faisions autour des vieux mo-numents, à ces muettes extases qui nous en-chaînaient sous les gothiques arceaux destemples du moyen âge. La piété est le devoird’une mère de famille ; tu iras à l’église pourprier Dieu… Et pourtant, quels transports jet’ai vue exprimer alors que tu étais pauvre fillevivant de la palette et de l’inspiration ! Rap-pelle-toi notre séjour à Paris, notre maison surle quai désert, l’antique cité, la ville de l’his-toire ! Rappelle-toi ces deux tours, sœurs ri-vales, se haussant dans l’air lumineux, pendantque la lune, molle et nonchalante, découpaiten festons d’argent leurs galeries aériennes, etleurs faisceaux de colonnettes !… Toi, tu de-meureras dans la Chaussée-d’Antin, dans desrues bâties d’hier, alignées comme des versclassiques, blanches comme les mains de l’oi-siveté ; et, d’ailleurs, qu’irais-tu faire ailleurs,sultane fourvoyée au milieu des profanes quemettrait en fuite ton odeur d’ambre, et des ba-cheliers d’outre-Seine qui oseraient louer tout

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haut ta beauté, en dépit du couteau de chasseluisant à la ceinture de ton heiduque ?

— Arrête, Carlos ! arrête ! Ces souvenirsme font mal, dit Laurence, dont le cœur battaitviolemment. Par pitié ! ne me force pas de re-porter ma pensée sur un passé perdu sans re-tour, beau comme la jeunesse, comme elle in-ressaisissable !

— Tu crois ! dit l’artiste en saisissant le brasde sa sœur, et ses yeux brillèrent d’un feu su-bit ; tu crois que nous ne pourrons plus êtreheureux ! Qui donc a brisé notre coupe et ca-ché les morceaux ? Quels liens pèsent sur toi ?Voilà les seuls…

Et il arracha brusquement le bouquet defleurs d’oranger, et le froissa dans ses mains.

— Carlos, j’ai fait un serment !

— L’homme n’a pas le droit d’en faire, puis-qu’il n’a pas les moyens de les tenir. Fou qui

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se lie pour le lendemain ! Autant vaudrait pro-mettre sur sa tête un ciel d’azur à tout un jour.

— Je suis femme, mon frère, j’ai besoind’affection. J’étais seule, et j’ai trouvé une fa-mille : j’avais rêvé l’amour et je l’ai inspiré.

— Le génie n’a pas de sexe. Autre chose estla femme née pour perpétuer l’espèce, et l’ar-tiste qui vit de la vie de tout un monde. L’artistene s’appartient pas, les détails de la vie com-mune ne vont pas à sa taille. Bientôt le dégoûtet l’ennui, l’ennui poignant, la torture, la finatroce d’une âme active, viendront ternir pourlui ce faux éclat de bonheur qu’en vain prometla vie positive. Ah ! tu l’avais tant promis, den’être jamais qu’artiste ! Tu étais si fière de taliberté, de tes mœurs pures et larges comme labonne foi, calmes comme la conscience forte !C’était bien la peine de refuser ce pauvre Hen-riquez, qui t’aurait donné jusqu’à son dernierpinceau, qui te plaçait dans toutes les créationsde son jeune talent ! Mais tu le sacrifias à sa

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gloire et à la tienne ; tu brisas ton cœur et lesien, et, maintenant qu’il a conquis le succèssous le ciel de sa patrie, il te bénit, il te rêveencore jeune et belle sous les murs de l’Al-hambra, il te pleure en même temps qu’il teremercie de l’avoir sauvé. Te souviens-tu dujour où tu vis son visage pâlir à ton refus, etson enthousiasme se rallumer ensuite à l’ave-nir de peintre et d’indépendance que tu luidéroulais avec feu ? « Elle a raison ! s’écria-t-il en se tournant vers ses compagnons. Alva-rès, Gaetano, Bragos, en Espagne ! — En Es-pagne ! en Espagne ! disaient-ils avec trans-port. — À Rome ! » s’écriaient les autres ; etun pauvre plâtre qui représentait l’Amour avecson carquois et son bandeau classiques, fut bri-sé en éclats comme un holocauste à la liber-té. Ah ! comme ils t’aimaient tous, mes bravesélèves ! Quel saint respect pour la confiancede ta candeur ! Comme, au bruit de tes pas,les statues se voilaient, les chevalets se ren-versaient ! Et, quand tu t’asseyais par hasard

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sur un marbre antique, tes cheveux noirs flot-tants sur ta mantille, les genoux pliés sous lamandoline émue à l’approche de tes doigts,en moins d’un instant, tu étais représentée survingt toiles comme si l’atelier avait eu vingtglaces pour te réfléchir ! Ah ! que tu faisais pal-piter de cœurs et brûler d’imaginations ! qued’âme tu prêtais au pinceau ! que de vie tu ver-sais sur la toile ! Et cet amour que tu semaisautour de toi, qu’il était pur et chaste danstoutes ces jeunes têtes éprises de ma Laurencecomme d’un rêve embaumé, comme d’une mé-lodie céleste, comme d’une apparition fantas-tique surgie des tableaux des grandsmaîtres !… Et maintenant, tu vas être aiméed’un amour conjugal, d’un amour terne et pai-sible, sans jalousie et sans vénération, sansemportement et sans culte ! Puis ils diront :« Elle était célèbre, elle s’est faite obscure ; elleavait une grande destinée, et elle l’a étoufféedans son ménage ; elle a renié la gloire pourconquérir l’estime… Ô misère ! C’est-à-dire,

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elle nous dépassait de la tête, et nous lui avonscrié : À genoux ! C’était une étoile aux cieux,nous en avons fait un diamant pour orner notresceptre ; le monde la réclamait, nous l’avonsvolée au monde. Qu’elle nous bénisse donc, lafemme que nous avons dépouillée de son ave-nir, que nous avons nivelée à notre médiocri-té ! » Et, s’ils soupçonnent un regret dans tonâme flétrie, s’ils surprennent une larme se ca-chant dans tes cils, ils t’en feront un crime,les barbares ! Car, ma sœur, la tristesse d’unefemme déshonore un époux : pour être ver-tueux jusqu’à la lie, il faut même qu’elle re-nonce à pleurer.

Carlos pleurait lui même en parlant ; sasœur se jeta dans ses bras et l’y serra avecforce, comme si elle eût craint qu’on ne vîntl’en arracher déjà.

— Reste ! reste ! disait le peintre en la pres-sant sur son sein.

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Et ses larmes tombaient sur la tête de lafiancée.

— Enfant, ajouta-t-il, enfant qui veux unefamille ! Eh ! n’as-tu pas le monde ? Toi quil’avais adopté pour patrie, le trouves-tu tropvaste ? déborde-t-il ton âme ? Que fait au bo-hémien la terre qu’il foule de ses pas vaga-bonds, le ciel sous lequel repose sa tête indé-pendante ? La terre n’est-elle pas à lui ? tousles lieux n’ont-ils pas du soleil ? Ainsi l’artiste :il a l’univers pour famille ; sa patrie, c’est le solqui l’inspire. Et puis tu te plains d’être seule…Seule, ingrate ! et Carlos ? et ton frère ?

— Mon frère ! s’écria la jeune fille en jetantses bras blancs au cou du peintre.

Et elle pleurait.

— Pleure ! lui disait-il, pleure !… Je t’ai vuenaître, je t’ai bercée sur mes genoux, je t’ai en-dormie de mes chants, et tu l’as oublié ! Tonenfance a grandi près de moi, je l’ai réchaufféede ma tendresse, j’ai couvé ton jeune talent, et

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tu me quittes ! je t’ai façonnée pour la liberté,te voilà esclave ! Appuyés l’un sur l’autre, nousavons défié l’avenir ; chacun de nous avait uneâme toujours prête pour échanger la sienne ettu te trouves seule !

Laurence l’enlaçait de ses bras.

— Malédiction ! s’écria-t-il, que ne le disais-tu plus tôt ? j’aurais taillé ton âme pour cemonde où tu veux vivre ; j’aurais rétréci ton es-prit, j’aurais raccourci les lisières, et bientôt,naturalisée dans la société qui t’attire, tu n’yserais pas comme une étrangère, gauche et ti-mide au milieu d’un cercle où l’on ne parle passa langue. Il est trop tard !… L’arbuste obéità la main qui l’incline : l’arbre ne ploie pas, ilcasse. Va donc y dépérir de misère et d’ennui ;va donc végéter sur ce terrain ingrat où l’es-pace manquera à tes pas, l’air à tes poumons,l’indépendance à ton allure ! Et moi, moi quin’avais que toi, ma sœur, je traînerai mes jours

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désenchantés loin de toi qui pouvais me lesfaire si beaux !

— Ah !… s’écria la jeune fille.

Et elle arracha de son sein le bouquet de lafiancée.

— Vois, que le ciel est pur ! que l’air est en-ivrant ! que l’horizon est vaste ! s’écria Carlosrayonnant de joie et d’espérance ; vois, que lacampagne est belle ! À nous tout cela ! à nousle monde !…

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Libre ! dit Carlos avec enthousiasme.

— Libre ! répéta Laurence en respirant pluslargement.

Elle écrivit quelques mots sur un papier,le joignit à la couronne blanche qu’elle avaitdétachée de sa tête, le plaça sur une table,et, laissant tomber un dernier regard sur cettechambre qu’elle allait quitter pour jamais :

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— Viens ! s’écria-t-elle en saisissant le brasde son frère…

Le curé du village était de retour, les ciergess’allumaient, les registres de l’état civil étaientouverts, et le cortège allait partir. Aurélien,après avoir vainement cherché sa fiancée dansle jardin et dans le parc, courut à sa chambre,tressaillit à l’aspect des fleurs froissées qui jon-chaient le parquet, saisit en tremblant le billetet la couronne.

« Je vous la rends, lui écrivait Laurence ; ja-mais à vous ! jamais à un autre ! »

— Laurence ! où est Laurence ? cria d’unevoix tonnante Aurélien éperdu, au cortège quiattendait sur la terrasse.

— Ma fille ? dit madame de Nancé avec ef-froi.

Tous se regardèrent avec étonnement.

Cependant, au bout d’une ligne blanche etpoudreuse qui coupait les champs et les gué-

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rets, une chaise de poste volait, rapide commele vent, et on entendait encore le claquementdu fouet, les cris du postillon et le bruit sourddes roues qui laissaient derrière elles desnuages de poussière.

*** ***

Aurélien fut sérieusement malade ; il eutdes attaques de nerfs, une fièvre cérébrale, uneconvalescence pénible et lente.

L’année d’après, il reprit ses travaux par unemercuriale fort remarquable : ses amis crurentremplir un devoir en lui donnant des élogesproportionnés au degré d’intérêt que son mal-heur et son talent avaient le droit d’inspirer. Cefut une première consolation qu’il goûta mal-gré lui et presque à son insu.

L’année suivante, madame de Nancé futmalade à son tour ; Aurélien soigna sa mère

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avec dévouement, avec anxiété. Lorsqu’elle re-vint à la vie, Aurélien sentit le prix de ce qui luirestait à toutes les angoisses que la crainte dela perdre avait réveillées en lui. Ses facultés desouffrir n’avaient point été épuisées par la fuitede Laurence ; ses facultés d’aimer ne l’étaientpas non plus. Pendant toute cette année, il vé-cut pour sa mère.

L’année suivante, il épousa une jeune de-moiselle de bonne maison, qui lui apportatrente mille livres de rente, et, à force de s’en-tendre dire que la fortune avait une influencedirecte sur le bonheur, il commença à le croire.

L’année suivante, il fut père et s’attacha à lamère de son fils.

L’année suivante, il amena sa famille à Pa-ris.

Un jour, il voulut voir les nouveaux chefs-d’œuvre qu’Horace Vernet venait d’envoyer àParis. La foule se pressait dans la galerie duLuxembourg ; le portrait d’une jeune fille d’Al-

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bano attirait tous les regards ; sa robe d’unrose pâle, ses dentelles d’un blanc mat, fai-saient ressortir d’une manière neuve et fraîchele ton solide de son chaud coloris et les ombresde son large front.

— Quelle finesse de peau ! disait-on ; quellepureté de sourcils ! quelle coupe de visage !que de pensées ensevelies sous cette rêveriepieuse, de passions cachées sous cette calmeméditation ! Jamais Française n’eût inspirél’idée de cette création suave et brûlante.

Aurélien s’approcha ; cette ravissante Ita-lienne, c’était le portrait de Laurence… Il s’éva-nouit.

Aurélien est un homme de mérite ; il serapair de France, si la pairie devient élective, ouministre, si le ministère devient plus national.

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CLÉOPÂTRE

Cléopâtre est un type double, égalementremarquable par son côté moral et par soncôté historique. Dans l’ordre moral, elle repré-sente la passion pure ; dans l’ordre historique,la tyrannie pure. Et nécessairement ces deuxordres se mêlent et s’identifient presque. Cléo-pâtre aime Antoine avec ardeur, avec caprice,avec peur, avec insolence, comme peut aimerseulement une Égyptienne, et une Égyptiennereine, esclave de Rome, despote de son peuple.De pudeur fausse ou vraie, pas l’apparence.Et cela la distingue autant comme femme quecomme reine.

Voyez quel contraste elle forme avec la ri-vale qu’elle déteste ! Octavie est bien la ma-trone romaine, belle, grave, pure, froide ; lafemme qui n’est sortie de la maison paternelleque pour entrer sous le toit conjugal ; qui, de-venue veuve, est allée demander à son frère laprotection que lui donnait auparavant son ma-ri ; la femme qui pourrait sans crainte attachersa ceinture immaculée à la galère sacrée, cer-taine de l’entraîner sur ses pas. Pour elle, la li-berté n’est qu’un nom, l’amour n’est qu’un de-voir. La chasteté est la déesse qui préside àsa vie, comme à celle de Cléopâtre la volupté.C’est à cause de cette différence que la reinehait, craint et méprise à la fois la matrone. Ellesent que sa rivale a une vertu qui lui manque,une vertu qu’elle regrette peut-être de ne pasavoir, et dont elle ne voudrait pas, si les dieuxla lui offraient ; une vertu dont elle redoute oudédaigne l’influence sur Antoine, selon qu’ellesonge au Romain ou à l’homme.

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Le Romain, tout voluptueux, tout passion-né, tout spontané qu’il est dans la satisfactionde ses désirs, garde pourtant toujours cachédans le fond de l’âme un souvenir respectueux,presque superstitieux, des idées romaines, et,dans une heure de faiblesse de cœur ou deforce d’esprit, il peut sacrifier aux préjugés deson éducation les penchants de sa nature. Maiscette nature est si puissante, si active, si déter-minée ! Cet homme a un cœur si chaud, unesoif si brûlante d’amour, un besoin si insatiablede volupté !

Cléopâtre, qui connaît toute la puissancede ses séductions, à vingt chances contre unepour triompher de cette rivale qui ne voit dansAntoine qu’un mari et ne sait d’autre moyen deplaire que le devoir. Pourtant sa passion est siforte, qu’une seule chance de perte suffit pourla troubler et l’épouvanter.

Quelle passion, en effet ! quel ciel africain,tour à tour resplendissant de tous les feux du

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soleil, sillonné des lueurs sinistres de l’éclair,chargé des sombres nuées de l’orage ou dou-cement humide de la rosée matinale ! Qued’abandon ! que d’adresse ! que de caresses !que de blessures ! que de terribles colères etde tendres réconciliations ! Il y a de tout danscette liaison fatale, excepté de la tiédeur. Onvoit dans de certains instants les deux amantsse haïr mortellement, mais c’est pour s’aimerensuite plus encore qu’ils n’ont jamais fait. Cetamour ressemble à Antée : chaque fois qu’iltouche la terre en tombant, il se relève plusfort. Il résiste à tout et triomphe de tout : désirde la gloire, de la vie, du pouvoir ; crainte dela honte, de la mort, de l’abaissement, il sur-monte tout et dévore tout.

Parfois il semble que les âmes des deuxamants, lassées de leurs luttes et de leurstransports gigantesques, vont s’affaisser surelles-mêmes et ne plus se relever. La vie ordi-naire, la vie réelle, les saisit et cherche à les do-miner. Antoine épouse Octavie, sans envoyer

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à travers les airs une parole de regret à Cléo-pâtre ; il promet à Octave de rendre sa sœurheureuse, et tout porte à croire que cet hommesincère et hardi ne ment pas plus cette fois queles autres ; mais à peine Octavie l’a-t-elle quit-té un instant qu’une force irrésistible l’entraînevers sa bien-aimée et l’enchaîne de nouveau àses pieds. Alors, il n’y a plus de Rome, plusd’épouse, plus de devoir, plus de serment ; iln’y a plus que l’Égypte, Cléopâtre, les orgieset l’amour. Une autre fois, lorsque cette mêmeCléopâtre, téméraire comme une reine habi-tuée à tout voir plier sous sa main et lâchecomme une femme qui n’a jamais frappé quedes esclaves, fuit le combat où elle s’est mê-lée, malgré tous les conseils, Antoine, témoinde la honte de cette fuite, certain de sa dé-faite s’il l’imite, fuit cependant avec elle. D’uncoup, il ternit sa vieille gloire, il perd l’empiredu monde, il sacrifie son armée ; mais qu’im-porte ? il n’aura pas quitté sa maîtresse.

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Mais ce n’est pas tout encore : lorsque, ac-cablé par son déshonneur et son infortune, ilmaudit celle qui les a causés et veut aller cher-cher dans la tombe un abri contre elle, contrelui, contre le monde entier, qu’elle paraisse ! etune larme d’elle suffira pour effacer tout le pas-sé et refaire de lui un amant plus heureux et unhéros plus grand que la veille. Et, quand il suc-combera définitivement, ce ne sera que sousle destin ; et son amour, aussi fort que sa vie,s’exhalera avec elle, en répétant le nom adoréde Cléopâtre.

Et toi ! toi, l’objet d’une passion si vive, siprofonde, si vivace, que fais-tu pour t’en mon-trer digne ? Elle, qui a eu peur de la flèche per-due d’un vélite romain, elle qui s’est laissé àmoitié corrompre par l’éloquence du rhéteurd’Octavie triomphant, et qui a pensé vendrepour se sauver celui qui s’était perdu pour elle ;celle-là même, quand elle voit mort cet amantsi grand, si beau, si généreux, si parfait, si su-périeur au divin César, répudie la clémence

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du vainqueur, trompe la surveillance de sesgardes, et va rejoindre dans le tombeau celuiqui ne l’a jamais délaissée sur la terre.

Couple étrange, qui a puisé dans les neigesde l’âge des feux plus brûlants que ceux de lajeunesse ! âmes infatigables qui ont pris dansdes passions antérieures un aliment inépui-sable pour un dernier et immense amour !amants si glorieux dans leur misère, qu’on ou-blie le triomphateur pour ne penser qu’à eux,et qu’on préfère le sort d’Antoine mourant aiméde Cléopâtre à celui d’Octave vivant maître dumonde !

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FRAGMENT D’UNE LETTREÉCRITE DE FONTAINEBLEAU

Août 1837.

Me voilà encore une fois dans la forêt deFontainebleau, seule avec mon fils, qui devientun grand garçon et dont pourtant je suis en-core le cavalier plus qu’il n’est le mien. Nousnous risquons sur toute sorte de bêtes, âneset chevaux plus ou moins civilisés, qui nousportent, sans se plaindre, de sept heures dumatin à cinq ou six heures du soir au hasard dela fantaisie. Nous ne prenons pas de guide, etnous n’avons même pas un plan dans la poche.Il nous est indifférent de nous éloigner beau-coup, puisqu’il est difficile de se perdre dans

une forêt semée d’écriteaux. Nous nous arran-geons pour ne rencontrer personne, en suivantles chemins les moins battus et en découvrantnous-mêmes les sites les moins fréquentés. Cene sont pas les moins beaux.

Tout est beau ici. D’abord les bois sont tou-jours beaux, dans tous les pays du monde, et,ici, ils sont jetés sur des mouvements de ter-rain toujours pittoresques quoique toujourspraticables. Ce n’est pas un mince agrémentque de pouvoir grimper partout, même à che-val, et d’aller chercher les fleurs et les papillonslà où ils vous tentent.

Ces longues promenades, ces jours entiersau grand air sont toujours de mon goût, etcette profonde solitude, ce solennel silence àquelques heures de Paris sont inappréciables.Nous vivons d’un pain, d’un poulet froid etde quelques fruits que nous emportons avecles livres, les albums et les boîtes à insectes.Quelles noctuelles, quels bombyx endormis et

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comme collés sur l’écorce des arbres ! Quellesrécoltes ! et quel plaisir de les étaler le soir surla table !

Nous ne connaissons personne à la ville.Nous avons un petit appartement très propreet très commode dans un hôtel qui est à l’en-trée de la forêt, et dont l’hôtesse, madame Du-ponceau, est une charmante hôtesse. J’y tra-vaille le soir quand mon garçon ronfle, et cegros sommeil me réjouit l’oreille. Je ne sais pastrop, moi, quand je dors. Je n’y pense pas. Dureste je vis de la vie rationnelle pour le mo-ment ; je vis dans les arbres, dans le soleil,dans les bruyères, dans le mouvement et le re-pos de la nature, dans l’instinct et le sentiment,dans mon fils surtout, qui se plaît à cette vie-làautant que moi, et qui m’en fait jouir double-ment.

Quelle belle chose que cette forêt ! Senan-cour l’a bien décrite dans certaines pages oùil veut bien céder au charme qui s’empare de

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lui. Sa peinture large et bien tranchée est en-core ce qui résume le mieux certains aspects.Mais il ne rend pas justice, dans toutes seslettres, à ce beau lieu. Il le rapetisse commes’il avait peur de le trop admirer. Il le voit àtravers son spleen. Il veut qu’on sache bienque ce n’est pas vaste et accidenté comme laSuisse. À quel propos fait-il ce parallèle, je nesais. Certes, en tant que montagnes, celles-cine sont pas des Alpes ; mais, en tant que boischarmants, les grands pins de la Suisse n’ontpas les qualités propres à la nature de notre fo-rêt, nature à la fois mélancolique et riante, etqui ne ressemble qu’à elle-même. On veut tou-jours comparer : c’est un tort qu’on se fait, c’estune guerre puérile à sa propre puissance. Cequi est beau d’une certaine façon n’est ni plusni moins beau que ce qui est beau d’une ma-nière toute différente. Pour moi, je passeraisma vie ici sans regretter la Suisse, et récipro-quement. Là où l’on se trouve bien, je ne com-prends pas le besoin du mieux. Je ne sais pas

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si le proverbe est vrai d’une manière absolue.Je ne crois pas qu’il en ait la prétention, car lessentences sont toujours relatives. Mais, en faitde locomotion, de curiosité, de jouissance per-sonnelle, je croirais volontiers que le regret oule désir du mieux est un leurre de l’imaginationmalade. C’était bien le fait de Senancour. Ober-mann est un génie malade. Je l’ai bien aimé,je l’aime encore, ce livre étrange, si admirable-ment mal fait ; mais j’aime encore mieux un belarbre qui se porte bien.

Il faut de tout cela : des arbres bien portantset des livres malades, des choses luxuriantes etdes esprits désolés. Il faut que ce qui ne pensepas demeure éternellement beau et jeune, pourprouver que la prospérité a ses lois absoluesen dehors de nos lois relatives et factices, quinous font vieux et laids avant l’heure. Il fautque ce qui pense souffre, pour prouver quenous vivons dans des conditions fausses, endésaccord avec nos vrais besoins et nos vraisinstincts. Aussi, toutes ces choses magnifiques

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qui ne pensent pas donnent beaucoup à pen-ser.

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LES FLEURS DE MAI

Belles fleurs de mai, orgueil et jeunesse dela terre, je ne vous aime plus, vous que j’aitant aimées ! Vos parfums ne m’enivrent plus ;les brises qui vous caressent ne réveillent plusl’ange de ma poésie, qui reposait naguère aufond de vos riants calices. Gardez-le parmivous, cet ange trop jeune qui ne me connaîtplus ! qu’il consacre avec vous, dans le secretdes nuits printanières, ces divins hyménéesque je savais surprendre et chanter autrefois ;initiez quelque autre enfant des hommes à voschastes mystères. Mon esprit a perdu sa can-deur ; la sainte ignorance du poète n’habite

plus avec moi. Belles fleurs de mai, je ne vousaime plus, vous que j’ai tant aimées !

Jacinthe blanche au cœur vert, toi qui meparus un symbole d’espérance et de pureté, etqui me fis verser des larmes sur ma colère, jene t’ai point oubliée ! tu naquis et mourus pourmoi seul ; tu fus pour moi plus qu’une fleur,plus qu’un ami, tu fus le mystérieux langage deDieu. Tu me parlas pendant trois nuits, et tum’enseignas des choses que je ne savais pas.Mais tes sœurs fleurissent loin de moi, et je n’airien à leur demander qu’elles puissent me don-ner ; car le temps n’est plus où j’étais poète,c’est-à-dire seul dans la nature avec la beauté.Je suis homme ; l’homme a besoin des autreshommes ; sa vie est liée à celle de ses frères,et, si les hommes tuent son âme, c’est en vainque la nature sera féconde, c’est en vain que laterre reverdira et que les fleurs seront belles.Jacinthe blanche au cœur vert, je ne t’ai pointoubliée ; tu m’as enseigné bien des choses du

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ciel, mais tu ne m’as rien révélé des maux de laterre.

Cyclamen de la Brenta, sauge du Tyrol,gentiane du mont Blanc, je vous ai confié desdouleurs que je n’aurais pas essayé de raconteraux hommes. J’étais seul avec mon ennui ; jene demandais rien, je n’aspirais à rien dans lasociété de mes semblables ; j’étais naïf, j’étaiségoïste comme l’une d’entre vous. Je ne souf-frais que de me sentir froissé par le vent ; jen’avais d’ennemi que l’orage qui courbait matête, ou que la sécheresse qui flétrissait monsein. Vous pouviez, dans ce temps-là, me com-prendre et me consoler ; je ne demandais auciel que ce qu’il vous accorde : la puissanced’exister, la faculté d’être par soi-même et poursoi-même. Je n’avais d’autre besoin que celuiqui vous fait éclore, vivre afin de vivre. Vosgrâces éternellement jeunes, votre beauté éter-nellement riche répondaient aux aspirations dema jeunesse aveugle. Je pouvais reprendreconfiance en Dieu, comme le fait chaque créa-

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ture bornée au sentiment de sa propre exis-tence. Fleurs du torrent, filles des montagneset des glaciers, je ne saurais plus vous confierles douleurs que l’on peut raconter auxhommes.

Bruyère blanche, qui étales tes grappes deperles avec tant d’orgueil, d’où vient que je nepense plus à toi en te regardant ? que m’im-portent tes mille fleurons semés comme uneneige légère sur ta palmette flexible ? est-il unseul de ces petits êtres qui s’inquiète de la viede son frère, et qui se sente issu de la mêmetige, nourri de la même sève, soumis à la mêmeloi ? Vous n’êtes que de vains fantômes de l’im-mortelle beauté, vous n’êtes que de froids em-blèmes de l’impérissable harmonie, êtres char-mants et stupides que la poésie adore et quel’amour ne peut invoquer. Vous ne pouvez par-ler à la pensée humaine que par des signes gla-cés et des manifestations vagues ; vous n’ai-mez pas, vous ne sentez pas, vous ne connais-sez pas. Bruyères fleuries, quand le sang des

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hommes vous arrose sur les champs de ba-taille, vous vous teignez de pourpre, et la roséedu soir lave vos souillures ; mais vous ne de-mandez point aux cieux si c’est une pluie qu’ilsépanchent pour vous purifier, ou si ce sont deslarmes répandues d’en haut sur les crimes del’humanité.

Belles fleurs de mai, orgueil et jeunesse dela terre, je ne vous aime plus, vous que j’ai tantaimées ! Vous ne savez pas ce que souffrentles hommes, et vous n’avez rien à leur ensei-gner pour les rendre purs et tranquilles commevous. Vous ne savez pas que les plus nobles etles plus vivantes créatures de Dieu se haïssentet se déchirent. Vous ne savez pas qu’elles sedisputent le moindre coin de cette terre oùvous naissez, où vous vivez toutes libres età l’aise sous l’œil de la Providence ; vous necroissez pas sur nos tombes pour consacrer ladouleur de nos mères et pour couronner la dé-pouille de nos héros. Vous vous nourrissez denos cadavres, et nos entrailles ne sont pour

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vous qu’un engrais ! Mais, hélas ! l’inévitablemain de la destinée vous menace vous-mêmes ; le temps approche, peut-être, où l’hu-manité tout entière sera une armée, où la terretout entière sera un champ de bataille. Alors,des hordes de spectres affamés ravageront cesjardins où vous croissez pour les délices dupoète. La charrue tranchera vos racines ; lahache nivellera peut-être ces buissons où vousentrelacez vos guirlandes ; et il se passeraquelques jours avant que la terre songe à sabeauté, avant que l’homme avide de pain luiredemande des roses. – Ou bien, je fais un plusdoux rêve ! Sur les sommets nus et chauvesdes collines incultes, sur ces vastes landes dé-sertes où vos humbles sœurs, les pâles aspho-dèles et les sombres fougères croissent au borddes tristes marécages, le trop-plein de la fa-mille humaine, les enfants déshérités de la ci-vilisation, les mendiants et les parias, troupeaudu Christ, iront planter dans les terres vierges,avec le pic et la bêche, armes des conquérants

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pacifiques, le signe sacré d’une religion nou-velle. Là fleuriront alors, sous l’œil de Dieu etsous la main des hommes purifiés, ces donsimmortels, la foi, l’amour, l’idéal. Alors nosvieilles sociétés dissoutes et dévastées par leséléments de destruction qu’elles nourrissentfièrement dans leur sein, ne paraîtront plus quecomme d’affreuses solitudes, d’où s’exilerontpar milliers les âmes pieuses, d’où se détour-neront à jamais les grâces d’en haut. Alors,vous aussi, reines orgueilleuses et délicates,roses des parterres, jacinthes sans taches, tu-lipes enflammées, vous irez dans la demeuredes hommes réconciliés vous marier auxnaïves fleurs de la solitude, et des races pluscharmantes et plus parfaites naîtront de voshyménées ! Oh ! alors, riantes conquêtes de lacivilisation nouvelle, symboles de la poésieressuscitée, palmes aux mains de l’esclave af-franchi, couronnes au front de la Liberté, jevous rendrai mon culte et mes soins, ô bellesfleurs que j’ai tant aimées !

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COUP D’ŒIL GÉNÉRAL SURPARIS

Tu m’as fait promettre, honnête Flam-mèche, de te dire mon mot sur Paris ; et,comme un diable candide et bénin que tu es,tu as insisté au point de rendre un refus im-possible. Prends garde de te repentir de ta po-litesse ; car, en vérité, tu ne pouvais t’adresserplus mal. Personne ne connaît Paris moins quemoi. On ne connaît que ce qu’on aime, onignore presque toujours ce qu’on hait ; et, je tel’avoue, je hais Paris au point de passer toutle temps que je suis forcé d’y demeurer à fer-mer mes yeux et mes oreilles pour tâcher de nepas voir et de ne pas entendre ce qui fait, au

dire des riches et des étrangers, le charme et leprix de cette riante capitale. C’est une aversionpassée à l’état de monomanie ; si bien que j’aioublié mes existences antérieures. Je ne sau-rais donc te peindre que les misères du coindu feu, et valent-elles la peine d’être dites ?Le seul moyen d’y échapper, c’est, diras-tu,de sortir de chez soi. Où aller dans Paris, àmoins qu’on n’y soit forcé ? où trouver le cielqu’on puisse regarder sans heurter les passantset sans se faire écraser par les voitures, pourpeu qu’on n’ait pas la faculté de regarder à lafois en l’air et devant soi ? où respirer un airpur ? où entendre des harmonies naturelles ?où rencontrer des figures calmes et des alluresvraies ? Tout ce qui n’est pas maniéré par l’ou-trecuidance, ou stupide comme la préoccupa-tion du gain, est triste comme l’ennui, ou af-freux comme le malheur. Tout ce qui ne gri-mace pas pleure, et ce qui par hasard ne gri-mace ni ne pleure est tellement effacé ou hé-bété, que les pavés usés par les pas de la mul-

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titude ont plus de physionomie que ces tristesfaces humaines. Que se passe-t-il donc danscette ville riche et puissante, pour que la jeu-nesse y soit flétrie, la vieillesse, hideuse, etl’âge mûr égaré ou sombre ? Regarde ces ma-sures décrépites et puantes auprès de ces pa-lais élevés d’hier. Regarde ce monde d’oisifsqui marche dans l’or, dans la soie, dans la four-rure et dans la broderie ; et, tout à côté, vois setraîner ces haillons vivants qu’on appelle la liedu peuple ! Écoute courir ces légers et brillantséquipages ; entends ces cris rauques du travailet ces voix éteintes de la misère ! La plus nom-breuse partie de la population condamnée aulabeur excessif, à l’avilissement, à la souf-france, pour que certaines castes privilégiéesaient une existence molle, gracieuse, poétiqueet pleine de fantaisies satisfaites ! Oh ! pourvoir ce spectacle avec indifférence, il faut avoiroublié qu’on est homme, et ne plus sentir vi-brer en soi ce courant électrique de douleur,d’indignation et de pitié qui fait tressaillir toute

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âme vraiment humaine, à la vue, à la seulepensée du dommage ou de l’injure ressentis audernier, au moindre anneau de la chaîne.

Mais, où donc, me diras-tu, espérer de fuirce monstrueux contraste ? Oh ! je sais bienqu’il est partout, et que, d’ailleurs, le devoirn’est pas de fuir la souffrance et d’apaiser soncœur dans le repos de l’égoïsme. S’il existaitsur la terre un sanctuaire réservé, une sociétéd’exception, où, dans quelque île enchantée,on pût aller s’asseoir au banquet de la frater-nité, ce serait peut-être là qu’il faudrait faireun pèlerinage une ou deux fois dans sa vie,pour s’instruire et se retremper ; mais ce ne se-rait pas là que l’on devrait aller vivre à jamais.Car on s’y endormirait dans les délices, et ony oublierait tout ce qui cherche, lutte et gémitsur la face de la terre. Ou bien, si on n’y de-venait pas insensible aux malheurs de l’huma-nité, on se sentirait profondément malheureuxd’être ainsi associé aux suprêmes jouissancesdu petit nombre, et de ne pouvoir plus rien

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tenter pour sauver le reste des hommes. Ehbien, voilà précisément ce qu’on éprouve à Pa-ris quand on n’est pas desséché par l’égoïsme.C’est que Paris me présente, au premier chef,la réalisation de cette fiction, dont la seule pen-sée épouvante mon esprit : tout d’un côté, riende l’autre. C’est le résumé de la société uni-verselle, vouée au désordre, au malheur et àl’injustice, avec une petite société d’exceptionincrustée au centre, et qui réalise en quelquesort l’Eldorado que je supposais tout à l’heuredans les régions fantastiques. Seulement, cen’est pas au nom du principe divin de l’égalitéchrétienne que cette petite société vide inces-samment la coupe des voluptés humaines. Cen’est pas même en vertu d’une loi d’égalitérelative, semblable à celle qui constituait lesanciennes sociétés de Sparte, d’Athènes et deRome. Il y a bien encore une caste de citoyensprivilégiés entée et assise sur un peuple d’es-claves méprisés ou d’affranchis méprisables ;mais ce n’est plus même le hasard de la nais-

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sance ou l’orgueil des services rendus au pays,qui préside à ces privilèges : c’est le hasard dela spéculation, c’est souvent le prix du vol, del’usure ; c’est la protection accordée aux vicescontempteurs de toute religion, aux crimescommis contre la patrie et l’humanité tout en-tière.

Il y a donc au sein de Paris une société libreet heureuse d’un certain bonheur sans idéal,réduite à la jouissance de la sensation. On ap-pelle cela le monde. Que dis-tu de ce nom am-bitieux et outrecuidant, toi, libre voyageur par-mi les sphères de l’infini, à qui la terre tout en-tière apparaît comme un point perdu dans l’es-pace ? Eh bien, dans les imperceptibles détailsde cet atome, il existe une petite caste qui adonné à ses frivoles réunions, à ses fêtes sansgrandeur et sans symbole, le nom de monde,et dont chaque individu dit, en montant danssa voiture pour aller parader parmi quelquesgroupes d’oisifs pressés dans certains salonsde la grande ville de travail et de misère : Je

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vais dans le monde ; je vois le monde ; je suishomme du monde.

Étrange dérision ! vous êtes du monde, etvous ne savez pas qu’au sein de votre petitmonde terrestre vous devenez un monstre etun non-sens dès que vous vous isolez de larace humaine dans le moindre de sesmembres ! Vous êtes du monde, et vous ne sa-vez pas qu’il y a un monde céleste et infiniau milieu duquel vous vous agitez sans but etsans fruit, en contradiction que vous êtes avectoutes ses lois divines et naturelles ! Vous êtesdu monde, et vous ne savez pas que votre de-voir est de travailler comme homme, commecréature de Dieu, à transformer ce monde parle travail, par la religion, par l’amour, au lieud’y perpétuer le mensonge et le forfait de l’in-égalité ! Non ; vous n’êtes pas homme dumonde ; car vous ne connaissez ni le monde nil’homme !

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Suis-les, lutin investigateur ; monte dansleur carrosse, et entre avec eux dans ces hô-tels, dans ces salons où brille et sourit froide-ment ce qu’ils appellent leur monde. Je sup-pose que, de la région céleste où tu déployaiston vol, tu fusses tombé tout à coup au milieud’un bal aristocratique, sans avoir eu le tempsde jeter un regard sur les plaies de la pauvreté :le spectacle qui se fût déployé alors sous tesyeux t’eût fait croire à l’âge d’or de nos poètes.Si tu n’avais pas eu la faculté surnaturelle deplonger dans les cœurs, et d’y lire l’ennui, ledégoût, la crainte, les souffrances de l’amour-propre, les rivalités, l’ambition, l’envie, toutesces mauvaises passions, tous ces remords malétouffés, toutes ces appréhensions de l’avenir,toute cette peur de la vengeance populaire quiexpient le crime de la richesse ; si, enfin, tut’étais arrêté à la surface, n’aurais-tu pas crucontempler une fête véritable, et assister à lacommunion des membres de la famille hu-maine, au sein des joies conquises par le tra-

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vail, par les arts et par les sciences ? Car, envérité, toutes ces joies sont légitimes en elles-mêmes. Ces palais, ces buissons de fleurs aumilieu des glaces de l’hiver, ces jets d’eau quireflètent la lumière des lustres, ces globes defeu qui effacent l’éclat du jour, ces tenturesde velours et de moire, ces ornements où l’orbrille sur tous les lambris, ces parquets où lepied vole plutôt qu’il ne marche, cette doucechaleur qui transforme l’atmosphère et neutra-lise la rigueur des saisons, tout ce bien-être…c’est l’œuvre du travail intelligent ; et ce n’estpas seulement pour l’homme un droit, mais undevoir résultant de son organisation inventiveet productive, que de créer à la famille hu-maine des demeures vastes, nobles, saines etriches. Ces tableaux, ces statues, ces bronzes,cet orchestre, ces belles étoffes, ces gracieuxornements de pierreries au front des femmes,tout ce luxe, c’est l’œuvre de l’art ; et l’art estune mission divine que l’humanité doit pour-suivre et agrandir sans cesse. Ces artistes, qui

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cherchent là des jouissances exquises, échangebien légitime des jouissances données par eux-mêmes à la société, ils ont le droit d’aimer lebeau, et ils obéissent à leur instinct supérieuren cherchant à s’y retremper sans cesse. Oui,l’humanité a droit à ces richesses, à ces plai-sirs, à ces satisfactions matérielles et intellec-tuelles. Mais c’est l’humanité, entendez-vous ?c’est le monde des humains, c’est tout le mondequi doit jouir ainsi des fruits de son labeur etde son génie, et non pas seulement votre pe-tit monde qui se compte par têtes et par mai-sons. Ce n’est pas votre monde de fainéantset d’inutiles, d’égoïstes et d’orgueilleux, d’im-portants et de timides, de patriciens et de ban-quiers, de parvenus et de pervertis ; ce n’estpas même votre monde d’artistes vendus ausuccès, à la spéculation, au scepticisme et àune monstrueuse indifférence du bien et dumal. Car, tant qu’il y aura des pauvres à votreporte, des travailleurs sans jouissance et sanssécurité, des familles mourant de faim et de

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froid dans des bouges immondes, des maisonsde prostitution, des bagnes, des hôpitaux aux-quels vous léguez quelquefois une aumône,mais dans lesquels vous n’oseriez pas entrer,tant ils diffèrent de vos splendides demeures,des mendiants auxquels vous jetez une obole,mais dont vous craindriez d’effleurer le vête-ment immonde ; tant qu’il y aura ce contrasterévoltant d’une épouvantable misère, résultatde votre luxe insensé, et des millions d’êtresvictimes de l’aveugle égoïsme d’une poignéede riches, vos fêtes feront horreur à Satan lui-même, et votre monde sera un enfer qui n’aurarien à envier à celui des fanatiques et despoètes.

Mais, diras-tu, faut-il mettre le feu aux hô-tels ou fermer la porte des palais ? faut-il lais-ser croître la ronce et l’ortie sur ces marbres,aux marges de ces fontaines ? faut-il que labeauté revête le sac de la pénitence, que lesartistes partent pour la terre sainte, que lesarts périssent pour renaître sous une inspira-

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tion nouvelle, que la société tombe en pous-sière afin de se relever comme la Jérusalem cé-leste des prophètes ? Tout cela sera bien inutileà conseiller, lutin, et encore plus inutile à en-treprendre sans lumière et sans doctrine. Unélan nouveau et subit de l’aumône catholiquene remédierait à rien, pas plus que certains es-sais de transaction pratique entre l’exploiteuret le producteur, conseillés aujourd’hui par lesprétendues intelligences du siècle. L’aumône,comme la transaction, ne sert qu’à consacrerl’abandon du principe sacré et imprescriptiblede l’égalité. Ce sont des inventions étroites etgrossières, au moyen desquelles on apaise hy-pocritement sa propre conscience, tout en per-pétuant la mendicité, c’est-à-dire l’abjection etl’immoralité de l’homme ; tout en prolongeantl’inégalité, c’est-à-dire l’exploitation del’homme par l’homme. La doctrine est fausséepar ces tentatives ; il faut une autre science,basée sur la doctrine. Mais ce n’est pas toi,Flammèche, qui aideras à la chercher ; et je ne

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suppose pas que ton Roi des Enfers, à moinsqu’il ne soit l’ange méconnu que j’ai rêvé et dé-peint quelque part, s’y intéresse véritablement.Tel que tu nous l’as montré, spirituel railleur, àmoins que tu ne te sois joué de nous, le sou-verain qui t’a dépêché vers nous est un bondiable, blasé dans ses émotions, et curieux plu-tôt qu’amoureux de nos nouveautés philoso-phiques. Je laisserai donc à d’autres le soinde l’amuser ; je ne me sens pas divertissant,et je t’ai promis de répondre seulement à unequestion formulée, je crois, à peu près ainsi :« Pourquoi n’aimes-tu pas Paris, le berceau deton être intellectuel et moral, le milieu où tonexistence gravite mêlée à celle de tes sem-blables ? » Je t’ai répondu : Je hais Paris, parceque c’est la ville du luxe et de la misère, en pre-mière ligne. Je ne m’y amuse point, parce queje n’y vois rien que de triste et de révoltant.Je ne saurais m’y plaire, parce que je rêve lerègne de l’égalité, et que je vois ici le spectacleet la consécration insolente et cynique de l’in-

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égalité poussée à l’extrême. J’ai les tristessesd’un philosophe, bien que je sois un pauvrephilosophe. J’ai les besoins d’un poète, bienque je sois un poète fort mince. Mais, si petitque l’on soit, on peut grandement souffrir, et ceque mes yeux voient ne porte pas la joie dansmon cœur ni l’enivrement dans mon cerveau.

Deux ou trois fois dans ma vie je me suisglissé en clignotant, comme tu pourrais lefaire, dans ce monde qui se croit si beau. J’ai vudes lumières qui m’ont donné la migraine, desmurs habillés de pourpre et d’or comme descardinaux, des femmes couronnées, demi-nuescomme des bacchantes, des hommes tout noirset tout d’une pièce, des artistes qui s’éver-tuaient à faire de l’effet sur des gens qui fai-saient semblant d’être émus, des fleurs quiavaient l’air de souffrir et de pleurer dans cetteatmosphère âcre et chaude ; j’ai trouvé denobles amphitryons, de belles femmes, deshommes de talent, des œuvres d’art, des arran-gements d’un goût recherché dans les décors,

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dans la musique, dans les choses et dans lespersonnes ; mais je n’ai trouvé ni poésie éle-vée, ni inspiration véritable, ni politesse par-tant du cœur, ni bienveillance générale, nisympathies partagées, ni échange d’idées et desentiments ; pas de lien commun entre tous cesêtres, pas d’abandon, pas de grâce, pas de pu-deur, et encore moins de sincérité. Voilà ceque j’ai vu avec les yeux et entendu avec lesoreilles, et mon cœur s’est retiré en moi toutcontristé et tout épouvanté, car le son de cesinstruments n’empêchait pas le cri de la dé-tresse et le râle de l’agonie du peuple de mon-ter jusqu’à moi. Et je me demandais, en re-gardant ces riches décorations, ces tables etces buffets, ce que le fournisseur avait volé auconsommateur et au producteur pour produiretoutes ces merveilles ; et il me semblait voirmêlés ensemble, dans une sorte de cave situéesous les pieds des danseurs, les cadavres desriches qui se brûlent la cervelle après s’êtreruinés, et ceux des prolétaires qui sont morts

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de faim à la peine d’amuser ces riches en dé-mence.

Et je rentrai dans ma chambre silencieuseet sombre, et je me demandai pourquoi,comme tant d’autres artistes insensés quicroient s’assurer une méditation paisible, untravail facile et agréable, et donner une couleurpoétique à leurs rêves en faisant quelques fraisd’imagination et de goût pour enjoliver modes-tement leur demeure, j’avais eu quelque soucimoi-même de me clore contre le froid, contrele bruit, et de placer sous mes yeux quelquesobjets d’art, types de beauté ou gages d’affec-tion. Et je me répondis que je ne valais doncpas mieux que tant d’autres, qu’il était doncbien plus facile de dire le mal que de faire lebien. Et j’eus une telle horreur de moi-même,en pensant que d’autres avaient à peine un sacde paille pour se réchauffer entre quatre mursnus et glacés, que j’eus envie de sortir de chezmoi pour n’y jamais rentrer. Et s’il y avait eu,comme au temps du Christ, des pauvres prépa-

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rés à la doctrine du Christ, j’aurais été conver-ser et prier avec eux sur le pavé du bon Dieu.Mais il n’y a même plus de pauvres dans larue ; vous leur avez défendu de mendier de-hors, et l’homme sans ressource mendie lanuit, le couteau à la main. Et, d’ailleurs, mondésespoir n’eût été qu’un acte de démence :je n’avais ni assez d’or pour diminuer la souf-france physique, ni assez de lumières pour ré-pandre la doctrine du salut. Car, si l’on ne faitmarcher ensemble le salut de l’âme et celui ducorps, on tombera dans les plus monstrueuseserreurs. Je le sentais bien, et je demeurai triste,élevant vers le ciel une protestation inutile,j’en conviens, Satan ; mais tu serais venu envain m’enlever, pour me montrer d’en haut lesroyaumes de la terre et pour me dire : « Toutcela est à toi si tu veux m’adorer, » je t’auraisrépondu : « Ton règne va finir, tentateur, et tesroyaumes de la terre sont si laids, qu’il n’y a déjàplus de vertu à les mépriser. »

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a été édité par la

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en juillet 2019.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Isabelle, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Œuvres de George Sand, Les septCordes de la Lyre, Lettre à Marcie – Carl – LeDieu inconnu – La Fille d’Albano, Paris, Lévi

frères, 1869. D’autres éditions ont été consul-tées en vue de l’établissement du présent texte.L’illustration de première page, Une Muse te-nant une cithare, Lécythe attique à fond blanc,440-430 av. J.-C., Peintre d’Achille (StaatlicheAntikensammlungen, Munich) a été photogra-phiée par Bibi Saint-Pol (Wikimédia).

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Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

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1 Cette phrase musicale a été donnée à GeorgeSand par Halévy.

Table des matières

LES SEPT CORDES DE LA LYREPERSONNAGESACTE PREMIER LA LYRE

SCÈNE PREMIÈRE.SCÈNE II.SCÈNE III.SCÈNE IV.SCÈNE V.SCÈNE VI.SCÈNE VII.SCÈNE VIII.SCÈNE IX.

ACTE DEUXIÈME LES CORDESD’OR

SCÈNE PREMIÈRE.SCÈNE II.SCÈNE III.

SCÈNE IV.ACTE TROISIÈME LES CORDESD’ARGENT

SCÈNE PREMIÈRE.SCÈNE IISCÈNE III.SCÈNE IV.SCÈNE V.

ACTE QUATRIÈME LESCORDES D’ACIER

SCÈNE PREMIÈRE.SCÈNE II.SCÈNE III.

ACTE CINQUIÈME LA CORDED’AIRAIN

SCÈNE PREMIÈRE.SCÈNE II.SCÈNE III.SCÈNE IV.

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LETTRES À MARCIEPRÉFACEIIIIIIIVVVI

CARLIIIIII

LE DIEU INCONNULA FILLE D’ALBANOCLÉOPÂTREFRAGMENT D’UNE LETTRE ÉCRITEDE FONTAINEBLEAULES FLEURS DE MAICOUP D’ŒIL GÉNÉRAL SUR PARIS

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