Les Fondamentaux Du Controle de Gestion

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Arnauld Helluy Xavier Durand

Les fondamentaux du contrle de gestionPour une entreprise performante et durable

Groupe Eyrolles, 2009 ISBN : 978-2-212-54238-7

Chapitre 1

Comprendre ses dynamiquesSi lentreprise peut tre considre comme un systme adaptatif complexe (SAC), au service en particulier de ses Clients (1.1.), elle est dabord, en interne, une structure vivante, articule autour de trois logiques (1.2.) et module par des relations humaines (1.3.).

1.1. Un systme complexe au service de ses Clients 1.1.1. Les dcouvertes autour de la complexit, boussoles du pilotageLentreprise rpond la dfinition dun systme (Rosnay, 1975) 1 (Le Moigne, 1977)2. Un systme dsigne des lments en interaction dynamique 3 (le temps fait voluer cette interaction) et organiss en fonction dun but la fois interne (son dveloppement voire sa survie) et externe (ce quil apporte au milieu extrieur et ce quil en reoit). Situ dans un environnement plus vaste, cet ensemble exerce une activit, voit sa structure interne voluer sous leffet conjugu de contraintes extrieures (comme la rglementation ou les nouveaux besoins des clients) et de contraintes internes (comme le dveloppement des salaris, les relations de pouvoir), sans pour autant perdre son identit. Insre dans un environnement toujours plus complexe (mondialisation et acclration des changes, concurrence exacerbe, codpendance, innovations technologiques permanentes, poids des rglementations, normalisations) et auquel elle devrait tre lie par le mme enjeu (un dveloppement prenne, agile et efficace), une entreprise peut tre assimile un systme adaptatif complexe. Par systme adaptatif complexe, il faut entendre tout systme incluant de multiples acteurs ou des organisations qui interagissent en permanence, sadaptent les uns aux autres selon des modes totalement imbriqus et qui contribuent sans cesse redfinir leur avenir en commun (Gell-Mann, 1997) 4

1. Rosnais (de) J., Le Macroscope,Vers une vision globale. Seuil, 1975. 2. Le Moigne J.-L., La Thorie du systme gnral. Presses Universitaires de France, 1977. 3. Autrement dit : des lments qui changent des reprsentations. Plus les interactions sont nombreuses, plus le systme est complexe. On dira dun systme quil est ouvert quand il interagit avec son environnement et quil y puise de lnergie nouvelle. On dira dun systme quil est ferm sil se protge de son environnement et ne gre que son nergie potentielle. 4. Gell-Mann M., Le Quark et le Jaguar, Flammarion, 1997.

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Un systme adaptatif complexe se caractrise par trois proprits fondamentales, proprits qui devront tre celles dun pilotage prenne, agile et efficace ; aux managers de les intgrer dans leur dispositif de pilotage1 : lexistence dune finalit partage par lensemble de ses composantes ; une capacit de traitement de linformation associe une capacit dapprentissage ; une dcentralisation, qui induit une responsabilisation des sous-systmes permettant lensemble dtre plus ractif.

La premire proprit renvoie la raison dtre du systme, au nord magntique qui oriente son comportement. Cette finalit peut bnficier au systme lui-mme ou comporter en plus une dimension externe. Par exemple, une bactrie a une finalit interne (sa propre survie) tout en apportant son environnement des fonctions qui, selon le cas, seront utiles ou dangereuses. Toute insuffisance dans le contenu et la clarification de la finalit conduit un fonctionnement dgrad, voire dboussol du systme2. 12 La deuxime proprit traduit la capacit dun systme autonome capter de linformation la fois sur son environnement et sur les consquences de ses interactions avec lui. Dans une logique dapprentissage, il en identifie les rgularits, les condense dans un modle ou un schma lui permettant dagir de manire rtroactive sur son environnement. Inversement, les pressions que ce dernier exerce conduisent slectionner tel ou tel modle. Cest la combinaison des boucles de rtroaction positives ou ngatives qui permet au systme dosciller autour dun point dquilibre dans une reconstruction structurelle permanente (on parle dauto-organisation). Pour se dvelopper, et cest l sa troisime proprit, le systme doit intgrer le changement rapidement. Face aux chocs externes, il est impratif de ragir vite ; cette ractivit est dautant plus forte que les sous-systmes qui sont en prise directe avec ces chocs sont responsabiliss et savent ragir en prenant appui sur la finalit du systme global.

1. Se reporter aux chapitres 4, 5 et 6. 2. Nous voquerons la nalit de lentreprise intgre dans le chapitre 4, 4.2.

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Lanalogie au corps humain, considr comme un systme complexe, permet dillustrer ces proprits des systmes adaptatifs complexes.Une finalit partage par lensemble de ses composantes Tout dabord, la finalit du corps humain est clairement son dveloppement (ou sa propre survie). On sait que cette finalit est tellement bien intgre par lensemble de ses composants que certains organes ou cellules peuvent, dans certains cas, accepter de mourir pour prserver la survie du tout ( bien commun du systme). Cest notamment le cas lorsquune personne est contrainte de rester longtemps dans le froid sans protection suffisante ; on constate que certains organes moins vitaux pour la survie du tout acceptent de mourir (les doigts, le plus souvent) afin que le reste de la chaleur du corps se concentre sur les organes vitaux (cur, foie, poumon). Une capacit combine de traitement de linformation et dapprentissage Au sein du corps humain, les fonctions informationnelles et dadaptation sont assures par le systme nerveux autonome, qui transmet linformation brute, et le systme endocrinien, qui contrle le fonctionnement de lorganisme. Nous listons dans la partie 2 les enseignements que lon peut tirer du fonctionnement de cette double chane informationnelle. Une dcentralisation qui induit une responsabilisation des sous-systmes Nous voquons ici toute la partie rflexe de lorganisme. Ainsi, lorsque lon met sa main sur une plaque chauffante : face ce choc externe, elle se retire par rflexe sans attendre une directive du mental (la Direction dans lentreprise), car elle est pilote par une finalit claire : sa propre survie. Dune certaine faon, la dcentralisation de la dcision a permis de ragir plus rapidement un choc externe sans engorger et sans attendre la dcision du cerveau. Dans les entreprises trs centralises, tous les problmes rencontrs au niveau oprationnel ont tendance remonter la direction, ce qui peut conduire engorger la direction gnrale, moins mme dans ce cas exercer son vrai rle de prise de recul et danalyse prospective.

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Pour sadapter aux volutions structurantes de lenvironnement, le systme enclenche un processus dapprentissage. Selon les propos de M. Gell-Mann (1997, p. 34)1, il acquiert de linformation sur son environnement et sur son interaction avec cet environnement, identifiant des rgularits dans cette information, condensant ces rgularits en une sorte de schma ou modle, pour agir dans le monde rel sur la base de ce schma. Dans chaque cas, il existe plusieurs schmas en comptition, et les rsultats de laction dans le monde rel exercent une influence rtroactive sur cette comptition. Par analogie, la capacit auto-organisatrice dune firme rsulte de son aptitude capter linformation, actualiser ses schmas daction, slectionner et agir en consquence Au demeurant, loptimisation de la boucle action/apprentissage est dautant plus leve que le milieu de vie est complexe et diversifi et que la comptence des individus est forte. Assimilable un systme adaptatif complexe, une organisation se dveloppe dans la dure (ou se donne les moyens de rester en vie) condition quelle se fixe une finalit, quelle sappuie sur lintelligence individuelle et collective de ses membres,1. Gell-Mann M., Le Quark et le Jaguar, Flammarion, 1997.

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Illustration 1. Capacit de traitement de linformation et apprentissage associs

quelle sache exploiter linformation qui circule et soit capable d apprendre des interactions avec son environnement. Pour apprendre, elle procde gnralement en deux temps : Tout dabord, cest lextrieur quelle cherche des modles ou des repres, quelle sinspire des expriences des autres entreprises (exemple : benchmarking, change de bonnes pratiques) 1 ; il sagit l dun apprentissage forc (mme sil est ncessaire), puisque cest lextrieur qui guide llaboration de son business model. Puis, forte de ce premier niveau dexprimentation quelle sapproprie ou quelle intgre progressivement, lentreprise labore avec ses acteurs ses propres repres, nourrissant son tour lextrieur tout en continuant sen nourrir (exemple : entreprises servant de modle en matire de dveloppement durable). ce stade, elle atteint ce que nous appellerons le palier de lintgration 2. Mais elle ne pourra le faire que si elle met en uvre une dmarche pdagogique dans ses processus de dveloppement et de pilotage. Ultrieurement, nous verrons quun pilotage rnov et largi des entreprises doit intgrer les proprits fondamentales des systmes adaptatifs complexes : une finalit, un processus de dialogue, un dispositif de dcentralisation. Or, si lentreprise1. Dans le chapitre 2, 2.1, nous verrons que lentreprise est un stade que nous appellerons le palier 2. 2. Se reporter au chapitre 2, 2.1.

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elle-mme peut tre assimile un systme adaptatif complexe, il parat impossible pour la piloter de se limiter un paradigme scientifique rationnel et dterministe sur lequel sappuient encore certains styles de management ou certains modes opratoires de la gestion traditionnelle. Ce paradigme est en effet inappropri dans un environnement multiforme et particulirement instable.

1.1.2. Capitaliser sur le dsordre et lincertitude pour mieux managerNous partons du postulat que la seule permanence est limpermanence . linstar de notre monde, les entreprises elles-mmes sont emportes dans un jeu complexe, fruit de liaisons permanentes entre quatre lments antagonistes et complmentaires la fois lordre, le dsordre, lorganisation et la dsorganisation (Morin, 2001, p. 21)1 mais qui leur permettent, in fine, de garder le cap. En aucun cas, il ne sagit de structures figes dans lesquelles il faut rechercher tout prix lordre ou la stabilit. Cest un principe que non seulement les managers doivent accepter, mais quils doivent exploiter.Limpermanence, inhrente lhistoire de ltre humainCest vident, mais il convient tout de mme de le rappeler : dune part, rien dans notre monde nest totalement dfinitif. Les exemples pris dans lactualit ne manquent pas. Qui aurait prdit, pendant la Guerre froide, la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 ? Dautre part, il suffit parfois dun dtail, dun incident, dun concours de circonstances ou dun vnement insignifiant pour que tout bascule ou pour que sopre un changement radical que lon nattendait pas (on parle alors de bifurcation ). Nous pensons ici Lao-tseu et sa parabole de la charrette stationne sur un pont et quon remplit de plumes. un certain moment, il suffit juste dune ultime plume pour que le poids de la charrette fasse scrouler ce dernier.

Les sciences de gestion, auxquelles nous rattachons la littrature spcialise en contrle de gestion, relvent des sciences sociales. Or, force est de constater que le champ de la gestion, surtout dans sa dimension instrumentale, se fonde en partie sur une vision encore trop dterministe, cartsienne et masculine du monde ; ce qui est de moins en moins le cas pour dautres sciences (comme la physique ou la biologie), qui sefforcent dintgrer dans leur paradigme trois principes considrs encore rcemment comme peu compatibles avec lide quon se fait traditionnellement de la science :lvolution dun systme est la fois dterministe et incertaine (ou probabiliste) ; la ralit dpend en partie de linterprtation que lon sen fait ; au cur du systme, linformation est la fois matire et nergie.

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1. Morin E., LIdentit humaine, La mthode tome 5, LHumanit de lhumanit, Seuil, 2001.

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Apportons des prcisions quant chacun de ces trois principes Aprs avoir cru en un univers dterministe, les scientifiques ont rintroduit la notion dincertitude dcouvrant que le monde autour de nous voluait par confrontations1 ; ainsi, lencontre de la physique traditionnelle qui privilgie lordre et la stabilit, la physique des processus de non-quilibre reconnat le rle primordial des fluctuations et de linstabilit tous les niveaux dobservation ; aussi rels que les processus irrversibles, les processus rversibles jouent un rle constructif dans la nature. Et paradoxalement, cest le non-quilibre qui, in fine, permet le retour lquilibre comme le montrent les travaux du prix Nobel I. Prigogine (1996)2.

Illustration 2. Le diagramme de bifurcations (Prigogine)

1. En attestent les cataclysmes et le processus dauto-organisation affectant les astres au sein des galaxies. 2. Prigogine I., La Fin des certitudes. Odile Jacob, 1996, pp. 79-80. 3. Voir le chapitre 2, 2.3.

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Il en va de mme pour lentreprise qui volue le plus souvent par bifurcations : son dveloppement passe par une succession dinstabilits et de fluctuations amplifies ; cet gard, le pilotage consiste finalement structurer tout en acceptant lincertitude. La marche de lhomme, qui alterne quilibres et dsquilibres, permet dillustrer cette vision : cest lincertitude et le dsquilibre qui conduisent un retour lquilibre. Autrement dit, il faut une force intelligente qui structure (partie masculine du pilotage), associe un mouvement conscient (partie fminine du pilotage) qui accompagne et permet les volutions. En revanche, un dsquilibre trop important du systme gnre une bifurcation rupture (enclenche souvent par un vnement anodin) visant trouver un nouvel quilibre 3. Actuellement, les dsquilibres

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provoqus par la forte financiarisation de lconomie seront vraisemblablement suivis par une forte bifurcation rupture. Selon les tenants de linterprtativisme, le simple fait dobserver ou de mesurer un objet provoque une interaction avec lui et le perturbe dans son comportement ; ainsi nous verrons une particule en mouvement de la faon que nous aurons choisie ; autrement dit, lobservateur cre lui-mme une partie de la ralit quil tudie et influe sur le rsultat de son observation. Ce que nous nommons ralit nest donc quune vision approximative et incomplte de celle-ci (principe dincertitude de Heisenberg) ; par consquent, la justesse de son apprhension suppose des visions diffrentes, voire contradictoires, mais complmentaires. En entreprise, ce nest pas parce que le manager dtient le pouvoir de dcision quil a toujours une bonne vision des choses ; ne serait-ce que parce quil modifie limportance, les enjeux ou la porte dun vnement, suivant la faon dont il lapprhende. La comprhension, et la rsolution dune problmatique de pilotage, suppose dcouter les points de vue de tous les collaborateurs concerns : la ralit sera ainsi claire par des visions parfois opposes mais complmentaires ; do la ncessit, de faon plus gnrale, dun dialogue de gestion entre la direction gnrale, les directions oprationnelles et les directions fonctionnelles, afin notamment que lentreprise reporte ne se substitue pas lentreprise relle . Ce qui relie les composantes dun systme unitaire (corps humain, cerveau, entreprise), leur dnominateur commun, cest linformation qui y circule ; le concept dinformation reprsente un niveau trs subtil de la comprhension du vivant ; la prise de conscience de cette ralit a commenc avec la clbre quation dEinstein, E = mc2, qui nous a appris que chaque particule de matire est de lnergie condense. Ainsi, matire et nergie sont indissociables ; plus rcemment, la thorie de linformation montre bien que linformation constitue le principe organisateur de la matire ou de lnergie (Janssen, 2006, p. 57) 1. Dans une organisation, linformation, qui est au cur du systme de pilotage, est la fois matire elle doit prendre appui sur des donnes structures et nergie elle nest possible que via les changes 2. Ainsi, la qualit des changes de linformation au sein dune organisation est fondamentale : il ne suffit pas de transmettre une donne pour quelle soit approprie ; et linformation que lon vhicule a des consquences sur la vision et le dveloppement des acteurs. Des travaux mens par le Pr Albert Mharabian sur la comprhension et lintgration des messages confirment cette double nature de linformation en dmontrant le rle cl du non-verbal, comme le gestuel et lintonation de la voix. Dans lentreprise, la qualit des changes de linformation est fondamentale pour parvenir un mode de pilotage efficace. Et lessence de linformation vhicule entre les personnes a des consquences sur leur dveloppement et sur leur vision des Groupe Eyrolles

1. Janssen Th., La Solution intrieure, vers une nouvelle mdecine du corps et de lesprit. Fayard, 2006. 2. Par exemple, la physique quantique dmontre que les corpuscules subatomiques sont la fois ondes (nergie) et particules (matire), mais quils peuvent aussi tre observs ou comme des ondes ou comme des particules.

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choses. Les managers devraient sinspirer des travaux de la physique quantique qui dmontre que cest londe (le mouvement conscient) qui porte la particule (la matire) les photons sont ports par londe de la lumire. titre dillustration, le contenu dun message (la matire) ne garantit pas que les individus se lapproprient. Il faut que ce message les touche, quil fasse cho en eux (le mouvement conscient) et que les individus le ressentent en conscience ; ceci explique pourquoi lexemplarit et lauthenticit des dirigeants sont dcisives pour crdibiliser les messages quils envoient et pour en acclrer lappropriation.

1.1.3. Combiner logique cartsienne et logique complexe pour piloterLes principes fondamentaux de la logique cartsienne (vidence, fractionnement, hirarchie, exhaustivit), sur lesquels prennent appui les modes opratoires de la gestion traditionnelle, ne permettent pas de grer la complexit. Ces principes savrent peu appropris dans des situations caractrises par un fort degr de diversit de facteurs et un niveau lev dinstabilit et dinterdpendance de ces facteurs (Morin, 1990)1. Ltre humain est trop dans les mathmatiques et pas assez dans la conscience pour parvenir un juste quilibre de ses raisonnements. Ainsi, le systme de pilotage ne peut se limiter ltablissement de chiffres : il doit tre bas sur la confiance, le dialogue et le respect de lautre : il doit tre port ou rendu vivant par les hommes et lorganisation, do limportance, comme nous le verrons, du dialogue de gestion2. Pilotes et copilotes de lentreprise doivent tre conscients des limites de la rationalit. Ils doivent accepter linattendu, le dsordre apparent, la contradiction. Pour L. A. Skittecate (2000, p. 182)3 : seule la logique paradoxale dune multipolarit, soumise des oscillations, des courants antagonistes deffondrements et dharmonisations, permet datteindre lpaisseur du rel. La pense doit donc se librer dune rationalit univoque quon a trop tendance assimiler la fatalit, pour aller vers une vision en feuilletage qui favoriserait des interventions actives diffrents niveaux. Pour aider les organisations rester agiles dans un monde complexe, les gestionnaires ne peuvent plus se rfrer uniquement un paradigme scientifique dterministe, limit des situations simplifies. Lexcs de rationalisme est destructeur de la vie de lentreprise et de la prvisibilit des dcisions. Le prix Nobel dconomie 2001, Joseph E. Stiglitz, dnonce lui-mme les limites des modles conomiques fonds sur des anticipations rationnelles 4. Dans un systme ferm, qui est labri de variables externes non matrises, et dont toutes les interactions peuvent tre dnombres, il est possible de prdire de manire dterministe les relations entre les causes et les effets. Mais dans un systme plus ouvert comme lentreprise, les acteurs doivent suivre un parcours apprenant, procder par hypothses successives quils liminent au fur et mesure1. Morin, E., Introduction la pense complexe, ESF diteur, 1990. 2. Se reporter au chapitre 2, 2.2. 3. Skittecate, L.-A.,Vers une morale du XXIe sicle, Imago, 2000. 4. Le point de vue de J. E. Stiglitz, Nobel 2002 : gloire lirrationnel , Les chos, lundi 16 dcembre 2002. Groupe Eyrolles

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pour retenir la solution la moins mauvaise. Le graphique ci-dessous prsente la nature des situations quils peuvent rencontrer en fonction dune part, de la diversit et du degr de stabilit de leur environnement, et dautre part, des dmarches correspondantes les plus appropries.

Illustration 3. Une approche approprie chaque situation

Les situations normes sont simples, stables et relativement peu complexes ; il y a un nombre limit de problmatiques mises en jeu ; les repres globaux sont les modles techniques de production et de gestion (par exemple : une chane de production de produits dont il nexiste pas de variantes, comme lembouteillage deau minrale). Une approche cartsienne est possible. Dans les situations tendues, le degr de diversit et de multiplicit des facteurs samplifie sans que la situation ne devienne pour autant instable. Les enjeux sont divers, mais ils sont parfaitement identifis (par exemple : une chane de production de vhicules automobiles dont il existe de nombreuses variantes ou options). Dans ce cas de figure, une approche organisationnelle et analytique est particulirement adapte. Groupe Eyrolles

Les situations fluctuantes renvoient des environnements plus instables et interdpendants, peu nombreux et varis. La situation peut alors faire lobjet de modlisations (de produits financiers, par exemple). Lapproche systmique, en particulier, contribue efficacement la rsolution des problmes qui se posent.

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Les situations complexes sont marques par un haut degr de diversit, un niveau lev dinstabilit et dinterdpendance des facteurs (par exemple : le secteur des services). Du coup, il convient dadopter une approche systme complexe dans les modes de pilotage, dont nous prciserons ultrieurement les modalits. Bien sr, la dmarche cartsienne garde toute sa pertinence lorsque lenvironnement est stable et que les facteurs de contingence sont en nombre limit. Elle peut aussi tre utile de par son rle de structuration de la rflexion de gestion et danticipation. Malgr ses limites, le systme budgtaire, par exemple, est un outil essentiel de prparation de laction. Nanmoins, dans la plupart des cas (celui des firmes voluant dans un systme concurrentiel et instable), la rationalit ne peut tre exhibe comme seul fondement du pilotage : les dcisions ne peuvent pas toujours tre prvisibles ou rationnelles, car certaines solutions napparaissent quau fur et mesure ; par ailleurs, linformation peut tre filtre par ceux qui la dtiennent, de manire influencer les dcisions, et tre transmise en fonction de leurs intrts ; pour des raisons de temps, les individus ne vont pas toujours au bout de la recherche des solutions ; lexcs de rationalisme peut tre dangereux : limperfection des organisations requiert des rgles et procdures, mais un rationalisme trop pouss sclrose lorganisation et tue la vie de celle-ci. Une instance qui devient omnipotente tend glisser rapidement vers lincomptence, souvent par engorgement des informations. Vouloir faire de lentreprise un ensemble parfait conduit la paralysie. Il y a donc ncessit, pour les managers, de combiner logique cartsienne et logique complexe en fonction des spcificits de lentreprise, de son environnement et des problmatiques piloter. En dautres termes, il leur faut adapter leur approche la situation quils rencontrent (quelle soit norme, tendue, fluctuante ou complexe). son niveau, le contrleur de gestion lui-mme devra sassurer de la mise en uvre dun systme de pilotage aidant lentreprise se fixer un cap et anticiper, tout en lui permettant de rester flexible face aux alas de son environnement. Comme le rappelle trs justement M. Gervais (2005, p. 312)1, en univers stabilis, lattention est centre sur lorganisation (sur le comment) de laction collective . Mais ds que lentreprise est plonge dans un contexte plus turbulent, il faut rapprendre collectivement. Le problme nest plus comment mener laction, mais quelle action entreprendre dans un univers mal matris 2.

1. Gervais M., Contrle de gestion, Economica, 8e dition, 2005. 2. Dans le premier cas, le budget, par exemple, est un instrument dallocation des ressources et de contrle des responsabilits dlgues ; dans le second, il constitue un outil de rexion pour essayer de comprendre lenvironnement.

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Un contrle de gestion en fonction de la diversit et du degr de stabilit de lenvironnementLe contrleur de gestion doit caler sa propre vision en fonction de la nature de lactivit de lorganisation dans laquelle il exerce, du degr de stabilit ou dinstabilit de son environnement ou de la dmarche globale dans laquelle il sinscrit (calcul de cot de revient, reporting...). On nlabore pas de la mme faon un dispositif de contrle de gestion dans une usine, un conseil gnral ou un centre hospitalier. Dans lindustrie, le contrle de gestion est plutt cartsien ; dans les services, il faudra tre trs flexible, etc. Ceci a des consquences sur la faon dont il apprhende les tches quil a accomplir ainsi que les relations avec ses principaux interlocuteurs. En particulier, il devra tre conscient que la rationalit, qui sappuie par excellence sur le quantitatif, est dautant plus nuisible quelle est susceptible de tourner lirrationnel. Lapplication de rgles peut aller lencontre dun certain pragmatisme.

Influence par les autres sciences dures qui souvent privilgient le mesurable, la gestion a retenu dans son approche les aspects lis la monnaie ; elle ignore le plus souvent ce qui nest pas mesurable, savoir : ce qui reprsente la partie la plus importante de la ralit des organisations 1. Il faut donc rintgrer le non-mesurable (qualit de lexistence, du milieu, valeurs de solidarit, principes de vie, de motivation et dimplication, sens) dans son apprhension de lentreprise pour mieux en saisir la complexit (Jouvenel, 2002) 2.

1.2. Un fonctionnement analogue celui des organismes vivants 1.2.1. Lanalogie au corps humain, pour une connaissance plus fine des entreprisesOn peut sinspirer des logiques de fonctionnement du corps humain pour le pilotage : objet dtudes depuis longtemps, cest un systme complexe qui globalement fonctionne bien et sait sadapter aux changements 3. Ajoutons que lentreprise nexiste quau travers des hommes qui la composent et la font vivre ; de ce fait, les managers doivent respecter les lois inhrentes lquilibre et au dveloppement de lhomme, lois fondamentales sur lesquelles prendront appui les repres que nous donnons en matire de pilotage.

1. Le dveloppement des sciences de gestion exigeait de limiter lobjet de leur tude : aussi a-t-il conduit mettre laccent sur les ralits tudies par les conomistes au dtriment de celles (les ralits humaines) dont il ne faisait pas mention. 2. Jouvenel (de) B., Arcadie. Essais sur le mieux-vivre. Gallimard, 2002. 3. Lcole de la contingence structurelle (Woodward, Mintzberg, Lawrence et Lorsch) a galement recours la mtaphore de lorganisme vivant, lentreprise tant vue comme une cellule dans son cosystme.

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Une entreprise est avant tout un ensemble dtres humains. Il nous parat donc difficile, pour les raisons suivantes, de lanalyser sans parler de lhomme lui-mme : sur le terrain, vie professionnelle et vie personnelle sinfluencent ou se nourrissent mutuellement ; et les tres humains ne mettent pas leur vie entre parenthses lorsquils franchissent les portes de lentreprise dans laquelle ils travaillent ; comme lhomme, lentreprise, apprhende dans son unit, est un systme adaptatif complexe dot dorganes et de fonctions ; comme lhomme, lentreprise doit se dvelopper pour survivre ; comme lui, elle connat diffrents stades dvolution (gense, croissance, maturation, dissolution)1 et progresse par sauts de conscience 2 ; ltre humain et lentreprise sont caractriss par une perptuelle confrontation de forces antagonistes ; tout organisme vivant oscille en permanence entre comptition destructrice et souci de protection ; J.-B. de Foucault (2002)3 nous aide regrouper ces forces en trois ples distincts : la rsistance, lutopie et la rgulation. La culture de rsistance est lie lide de progrs ; elle consiste ne pas se rsigner lordre des choses, quil soit immuable ou en mouvement, et de discerner linacceptable. Elle sappuie sur des moyens varis : critique sociale, dnonciation, ptition, grve, mouvements sociaux ; sa limite est quelle peut ntre que ngativiste. La culture de lutopie vise instaurer des rgulations originales et nouvelles ; elle exprime un dsir de changement radical des conditions de fonctionnement ; elle sappuie souvent sur la critique sociale ; sa limite, cest quand lhomme prend ses dsirs et ses rves pour des ralits ou verse dans des pratiques totalitaires. La culture de la rgulation consiste organiser les rgles du jeu social et les adapter pour tenir compte des changements ; il sagit davancer lentement, par ttonnements, par compromis laborieux, toujours transitoires et perfectibles ; cette posture est fondamentale, car elle assure la cohsion du tout et le fait de le vivre ensemble ; sa limite est lexcs de conservatisme. Le dveloppement harmonieux de lhomme ou dune organisation passe par la recherche du point dquilibre entre ces trois forces ; bien distinctes les unes des autres, elles ont chacune leurs limites ; mais ces insuffisances sont surmontes quand elles parviennent se runir pour former un ensemble efficace. De mme, pour que le management ou le pilotage dune organisation soit optimal, il doit se caractriser par la confrontation et la mise en quilibre permanente de ces trois forces : cest sur lutopie ou le rve que se construit la vision ; cest par le refus de1. Ces stades font aussi rfrence aux quatre saisons : la gense et la croissance renvoient respectivement au printemps et lt (la priode dextriorisation ou le Yang en mdecine chinoise) ; la maturation et la dissolution lautomne et lhiver (la priode dintriorisation ou le Yin). 2.Voir chapitre 2, 2.2. 3. Foucault (de) J.-B., Les Trois cultures du dveloppement humain Rsistance, Rgulation, Utopie, Odile Jacob, 2002.

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la sclrose et du conformisme que se manifeste la rsistance ; cest par la rgulation que les acteurs parviennent travailler ensemble pour une finalit commune. Les conditions dexistence ou de survie du corps humain nous en apprennent sur celles des organisations ; en particulier, lentreprise, comme le corps humain, peut connatre des dsquilibres qui se traduisent par lapparition de maladies 1, rvlatrices dune vrit cache, mais dont il ne faut pas occulter les rles protecteur et structurant. Au nombre de cinq, les conditions dexistence du corps humain (Cotten et Pontailler, 1996, pp. 21-22) 2 renvoient :une libre circulation et un partage du sang dans toutes les parties de lorganisme ; une chane de solidarit entre les parties constituantes (systmes et organes) ; une rpartition hirarchique justifie par lintrt du tout, suprieur lintrt des parties ; une neutralisation progressive des carts pour parvenir lquilibre en mnageant un gradient suffisant pour crer une dynamique et le maintien dun quilibre rythmique ; une protection contre les blocages de la circulation.

Or, ces conditions dexistence devraient tre aussi les priorits ou le fil directeur des pratiques de management, savoir :une allocation optimale et quitable des ressources de financement dans toutes les fonctions de lentreprise, compte tenu des objectifs qui leur sont assigns ; laccent mis sur la recherche de la solidarit entre les dpartements, services ou activits ; une structuration organisationnelle et hirarchique telle que les objectifs globaux lemportent sur les intrts particuliers ; la matrise des carts par rapport aux objectifs fixs, mais dans le sens dun plus grand quilibre gnral ; llimination ou la rduction des obstacles susceptibles dobstruer la fluidit des changes au sein de lorganisation.

Mais si lanalogie avec le corps humain nous claire sur le fonctionnement des entreprises, le recours aux enseignements de la mdecine chinoise savre trs utile pour ce qui est de la conduite des organisations et de la prvention de leurs dysfonctionnements.Rseaux nergtiques et organes fondamentauxLa mdecine chinoise part notamment du principe que tout notre corps est parcouru de rseaux nergtiques en correspondance avec nos organes fondamentaux. Par analogie avec lentreprise, les rseaux nergtiques correspondent aux rseaux dinformation Intranet, directives, runions et dallocations de ressources ; les organes, eux, sont comparables aux diffrentes directions qui exercent des fonctions spcifiques. Groupe Eyrolles

1. Nous revenons sur cet aspect dans le chapitre 3, 3.1. 2. Bercot M., Le cur face au d du XXIe sicle, Opra, 1999, p. 108 cit par Cotten Ch., Pontailler A. Largent : monnaie de singe, monnaie de sage ?, Le Soufe dOr, 1996.

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Dune part, la mdecine chinoise nous donne les grands principes du bon fonctionnement de lorganisme. Il sagit dune mdecine qui relie les diffrentes composantes du corps humain, qui a le souci dintgrer le dveloppement de lorganisme en symbiose avec son environnement ; elle cherche ainsi identifier les raisons pour lesquelles lhomme est en dysharmonie avec lui-mme et par rapport son univers, mieux : prvenir ce dsquilibre. Elle sinspire de lide de Grande Unit, dans la nature comme dans lhomme, unit qui est le gage dun dveloppement quilibr (prenne, agile et efficace) dun homme ou dune organisation ; cest une vision globale quelle propose et dans laquelle la somme des parties est suprieure au tout. Cette mdecine nonce ainsi des principes que nous transposons dans le domaine du pilotage, comme : lintrt de rechercher un quilibre dans lorganisme, entre ses fonctions mais aussi entre sa dimension plus active ou cratrice (lnergie yang) et sa dimension plus rgulatrice ou unifiante (lnergie yin) (Frey et Murier, 2007, p. 10)1. Dautre part, la finalit de la mdecine chinoise est de faciliter la libre circulation de lnergie vitale, le Qi, que lon peut dfinir comme le souffle, la vitalit, la force physique ou morale, la vigueur et la puissance de lorganisme, sa force en action. Loin dtre une simple manation de lesprit, le Qi est une ralit fonctionnelle qui correspond la physiologie glandulaire et neurologique propre la mdecine occidentale. Elle est indispensable au dveloppement et la survie de tout organisme vivant. En bref, nous sommes faits datomes, en libre circulation mais dots dune indispensable cohrence . Et cest cette agglomration de souffles en mouvement qui autorise la vie et la perptue dans son volution (Frey et Murier, 2007, p. 26). En rfrence au corps humain, nous verrons quil convient, dans une organisation, de faciliter la circulation et la bonne affectation du Qi 2, entendu alors comme la force en action de son dveloppement. Dans cette logique, on nattend pas tant des managers quils se focalisent sur des critres de performance analyss le plus souvent de faon isole (par exemple, la part de march) linstar dun mdecin qui ne sintresserait quaux constantes physiologiques , mais quils conoivent lentreprise dans sa globalit en sassurant que toutes ses composantes participent bien et collectivement lquilibre gnral.Le contrle de gestion garant de la circulation de la force vitale Dans la continuit de notre dmonstration, la fonction contrle de gestion correspond, par analogie, la physiologie glandulaire et neurologique. Lune de ses missions principales est de faciliter la bonne circulation et la bonne affectation de la force de dveloppement de lentreprise au travers des outils de pilotage quelle propose et des liens quelle permet de tisser la fois entre le sommet stratgique et les oprationnels et entre les oprationnels euxmmes. Elle est bien le garant dune certaine cohrence de lensemble des actions qui sont menes au service dun tout. Groupe Eyrolles

1. Frey M., Murier A.-L., Mieux vivre grce la mdecine chinoise, Le Pr aux Clercs, 2007. 2. Ressources de lentreprise (moyens matriels, nanciers, humains, dinformation).

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1.2.2. Les trois zones de fonctionnement de lorganisme chez lhomme et lentrepriseEn simplifiant lextrme, le fonctionnement du corps humain repose sur une interaction permanente de trois grandes zones : la zone tte ou neurosensorielle, la zone rythmique et la zone du mtabolisme. La zone tte (ou neurosensorielle) correspond au cerveau, lequel commande les mouvements volontaires, la sensibilit consciente et les oprations intellectuelles ; cest la zone des ides, de la pense, de la rflexion, celle qui donne limpulsion, le rve ou lutopie, transmet les directives 1 pour une plus grande rgulation (respiration, temprature) et un meilleur quilibre. La zone du mtabolisme regroupe tous les processus biochimiques de transformation de la matire vivante et les changes dnergie qui les accompagnent ; on y retrouve les phnomnes dassimilation (anabolisme) ou de dgradation (catabolisme) ; il sagit au fond de la zone qui produit 2. La zone rythmique est la fois la zone du rythme et de la circulation ou de la rgulation, celle qui facilite la transmission, les changes, assure le mouvement et loxygnation ; elle renvoie lappareil respiratoire et circulatoire, ensemble constitu lui-mme par le cur et les vaisseaux du corps humain (artres, veines) qui vhiculent le sang travers tout lorganisme sous limpulsion de la pompe cardiaque ; la circulation sanguine apporte chaque cellule ce dont elle a besoin pour former et renouveler ses structures et produire de lnergie.

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Illustration 4. Les trois zones de fonctionnement chez lHomme

1. Larousse mdical, 2001, pp. 184-185, puis pp. 208-209. 2. Auffray Ch., Jacquard A., Le Petit Trsor. Dictionnaire de la biologie. Flammarion, 1998.

34 Vivre lentreprise avec de nouveaux repres

Lide fondamentale est que la prservation de lquilibre de lorganisme, son homostasie, est la condition indispensable de sa survie. Or, celle-ci nest possible que si linformation circule dans les deux sens entre le corps et le cerveau (Janssen, 2006, p. 58)1. Lhomme ne peut pas tre uniquement dans la pense : il doit sassurer du bon fonctionnement de son mtabolisme ; de mme, que ferait son mtabolisme sil ntait pas command par la zone tte ? Et comment pourraient fonctionner ces deux zones sans la troisime ? Lorganisme nest vivant que par larticulation de ces trois zones, cest--dire par leur mise en mouvement qui permet lune dtre consciente des deux autres. Il semble possible de transposer cette structuration tripartite aux entreprises. En effet, et par analogie avec le corps humain, leur fonctionnement peut tre apprhend au travers de trois zones ou de trois sous-systmes interconnects : le sous-systme culturel identitaire, le sous-systme conomique productif ou technique et le sous-systme social relationnel. Le premier, la zone tte, renvoie lidentit, aux valeurs et la culture de lentreprise, sa politique gnrale ou ses stratgies, au projet, lide. Le deuxime, la zone du mtabolisme, est celui de la mise en uvre oprationnelle du projet ou de lide. Il dsigne tout ce qui permet lentreprise de fonctionner ou de produire : sa structure interne, ses actifs tangibles et intangibles, ses flux, ses processus et ses moyens. Il est imprgn dune logique conomique on retrouve l limportance accorde aux cots, aux dlais, le domaine du chiffrable. La bonne marche de lentreprise repose sur ses bras et ses jambes (les quipes oprationnelles) sans lesquels lentreprise ne peut converger vers sa cible, la satisfaction des Clients (consommateurs, salaris, actionnaires). Le troisime, la zone rythmique, traduit tout ce qui fait que les hommes travaillent ensemble et de manire cohrente : les rgles crites et non crites, les procdures, les interactions (formelles et informelles), les pratiques managriales (animation dquipes). Cest la zone des rapports, de la mise en relation, de lajustement mutuel, de la communication, de la coopration et de la coordination, celle du mouvement et du dialogue permettant les ajustements ncessaires lquilibre.

1. Janssen Th., La Solution intrieure, vers une nouvelle mdecine du corps et de lesprit, Fayard, 2006.

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Illustration 5. Les trois zones de fonctionnement dans lentreprise

La mise en uvre du projet industriel de la SNCFLa mise en uvre du projet industriel 2006-2008 de la SNCF illustre parfaitement ce dcoupage en trois zones. La cible (zone tte), cest l o sont dfinis le sens, les finalits et les politiques du groupe. On affiche une ambition, on prvoit des ruptures. La trajectoire (zone rythmique) est la traduction de la stratgie en programmes industriels lisibles pour les tablissements. On nonce des priorits pour chaque mtier et chaque projet cl. La ralisation (zone du mtabolisme) renvoie au plan de progrs local trois ans aux niveaux oprationnels (tablissements, units, ples, quipes). Le succs de la mise en uvre dun tel projet requiert deux conditions majeures : les trois niveaux sont interconnects ; la mme importance est donne chacun des trois niveaux. Chaque niveau apporte au projet industriel sa valeur ajoute.

En entreprise, cette grille de lecture se retrouve partout et des niveaux diffrents. Par exemple, la fonction du contrleur de gestion, de par sa place et son rle dans lentreprise, se positionne plutt dans la zone rythmique. Pour autant, elle-mme peut tre aussi apprhende selon les trois zones 1. Sa zone tte fait rfrence son identit, aux valeurs quelle vhicule, la place et au sens quon lui attribue (ou quelle se donne), au rle quelle endosse (sassurer et veiller la dclinaison des stratgies et latteinte des objectifs fixs par la direction gnrale), autant de facteurs qui influencent son fonctionnement et sa manire dexercer son mtier. Groupe Eyrolles

Sa zone mtabolique correspond davantage la dimension productive de son rle : on retrouve ici lensemble des tches quelle effectue (planification, budgets, suivi etanalyse des rsultats, calculs, reporting, mise en uvre des systmes dinformation de gestion) pour le compte de la direction et des units oprationnelles.1. Se reporter au chapitre 4.

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Illustration 6. Les trois zones du projet industriel de la SNCF

Sa zone rythmique renvoie plutt ses activits de coordination et danimation au travers des instruments quelle met la disposition des pilotes pour le suivi de la performance et des changes quelle est susceptible de faciliter ; on y labore les dispositifs de pilotage. Apprhender le fonctionnement dune entreprise, dune activit, dun service, dun projet conomique ou industriel selon cette grille en trois zones, en facilite : la comprhension ; cette prsentation, si elle peut paratre demble normative ou simpliste, a certainement des vertus pdagogiques, car elle aide comprendre les grands enjeux du dveloppement de toute organisation et en diagnostiquer les points de faiblesses ; le succs du management ou du pilotage ; cette prsentation doit conduire les managers une meilleure identification des leviers de la performance globale ; ainsi, et comme nous le verrons, cest la prsence effective et lquilibre des trois zones et, lintrieur, des sept niveaux, qui doivent permettre un dveloppement prenne, agile et efficace de lorganisation.

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1.2.3. La mise en mouvement des trois zones au travers des sept niveauxPour rendre plus oprationnelles les trois zones du fonctionnement de lentreprise, nous les dcrirons selon sept niveaux, comme le montre le tableau ci-dessous inspir des travaux de F. Glasl1.Tableau 1 : Le dcoupage des trois zones en sept niveaux

ZONE Zone tte Sous-systme "culturel identitaire" Direction gnrale Zone rythmique Sous-systme "social relationnel droit" Directions fonctionnelles Zone mtabolique Sous-systme "conomique productif" Directions oprationnelles 1 2 3 4 5 6 7

NIVEAUX Identit Valeurs Politiques Stratgies Structures Rgles Procdures Hommes Groupes Fonctions Processus Flux Moyens matriels

La zone tte (ou sous-systme culturel identitaire ) comprend deux niveaux principaux : le niveau identit valeurs et le niveau politiques stratgies . Cest le sommet stratgique, l o lon dcide des valeurs, o snoncent les ides, o lon formule les politiques suivre et les stratgies mettre en uvre. La zone rythmique (ou sous-systme social relationnel droit ) en comprend trois : le niveau structures rgles procdures , le niveau hommes groupes et le niveau fonctions . On regroupe ici tout ce qui va permettre aux hommes de se coordonner et de travailler ensemble ainsi que le climat social. La zone mtabolique (ou sous-systme conomique productif ) en comprend deux : le niveau processus flux et le niveau moyens matriels . On regroupe ici tous les moyens ncessaires la mise en uvre des dcisions. chacune des trois zones peuvent tre associes des qualits et des valeurs. Les trois zones se distinguent tout dabord par leur temporalit : la zone tte, dimension plus masculine, est celle des ides, de limpulsion, du dsir et donc de limmdiatet ou du court terme (par exemple, la direction gnrale exprime un souhait : nous voulons construire une usine , nous voulons lancer un nouveau produit ; nous devons acqurir un ERP 2 ) ; la zone mtabolique, dimension plus fminine, est celle de llaboration, de la mise en uvre, du faire et donc du Groupe Eyrolles

1. Glasl F. et al., Professionelle Prozessberatung. Haupt, 2008. 2. Enterprise Resource Planning ou PGI (progiciel de gestion intgre).

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plus long terme ; entre les deux, la zone rythmique a pour fonction (difficile !) de combiner ou dquilibrer ces deux temporalits opposes.Le contrle de gestion rconciliateur des diffrentes temporalitsComme nous le verrons, le contrleur de gestion, dont le rle relve surtout de la zone rythmique, a une tche dlicate. Sil est le messager des objectifs de la direction gnrale, il ne doit pas oublier les contraintes temporelles de la mise en uvre oprationnelle de ces objectifs. lui de faire comprendre aux dirigeants que leurs objectifs ne sont pas toujours ralistes dans le temps imparti ; mais lui galement de faire comprendre aux oprationnels que, dans certains cas, une adaptation rapide simpose. La primaut du court terme (de dimension masculine) doit tre quilibre par la prise en compte du temps ncessaire la gestation dun projet ou dun processus de dveloppement (de dimension fminine). Or, les processus de production ncessitent une gestation de nature plus fminine. La mise au monde dun enfant prendra toujours neuf mois !

Les trois zones se caractrisent ensuite par leurs conditions de fonctionnement. Pour que la zone tte puisse assumer correctement sa fonction dadaptation et de re-gnration de lorganisme (ou de lorganisation), la libert de penser et de sexprimer doit tre de mise, car cest elle qui permet lmergence des ides neuves ou des propositions damlioration, lanticipation des ruptures et lidentification des dysfonctionnements. Cest pourquoi, en entreprise, les dirigeants ont tout intrt faciliter ce principe pour que lentreprise reste flexible et soit capable dvoluer en phase avec son environnement. Par essence, la zone mtabolique est une zone aux composantes fortement imbriques ; le bon fonctionnement du processus (par exemple, la digestion dans le corps humain) suppose donc de leur part une grande coopration afin quelles remplissent leur fonction au service du tout. Aussi est-il indispensable de maintenir une solidarit (ou une fraternit) au sein de cette zone. En entreprise, les diffrentes fonctions trouvent souvent avantage se concerter et mutualiser leurs efforts dans le sens de la stratgie globale. Cest le cas, par exemple, de la fonction production et de la fonction commerciale, dont les intrts sont parfois divergents, mais qui doivent imprativement uvrer dans le mme sens pour des raisons defficacit. Pour que la zone rythmique exerce de faon optimale son rle de rgulation et dchange, il est impratif quil y ait galit entre les deux autres zones, ce qui suppose, entre elles, un dialogue quilibr. Cest la zone rythmique qui a pour mission dtablir lquilibre entre ces deux zones pour permettre un fonctionnement fluide et respectueux des logiques de chacune. Si la zone rythmique ne joue pas pleinement son rle, on peut se retrouver, par exemple, dans le cas dune zone tte surdveloppe au dtriment dune zone mtabolique atrophie (lentreprise se lance dans une multitude de projets ou prend nombre de dcisions sans se soucier de la faisabilit de la mise en uvre oprationnelle).

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La survie et le dveloppement dun organisme supposent que chacun de ces principes libert, fraternit et galit sexerce dans la zone laquelle il se rapporte. De surcrot, dans la mesure o les trois zones sont relies, il convient que les managers sassurent dun quilibre entre ces trois principes. Dans la zone tte, trop dgalit sclrose lorganisation ; par exemple, au moment o lon dfinit la stratgie, rechercher la pense unique nest pas forcment idal : cest le cas lorsque la pense du dirigeant prvaut systmatiquement (on nose pas le contredire) ; cest aussi le cas lorsque la stratgie est le fruit dintrts supposs communs : elle sert en ralit une corporation au dtriment de lintrt gnral. Dans la zone du mtabolisme, trop de libert gnre des dysfonctionnements, car elle est, par essence, le lieu des processus intgrs. La performance de ces processus suppose une collaboration et une solidarit de tous les acteurs concerns ; acteurs qui, en retour, doivent rcuprer la juste part de la valeur globale cre. Cest lorsque que, parmi eux, certains, au titre de la libert ou du pouvoir quils dtiennent, sapproprient une part excessive au regard de ce quils donnent, quapparaissent des drglements (grves, tensions sur les matires premires, scandales financiers, pollution).La crise des subprimes comme illustration de ces dysfonctionnementsLa crise des subprimes peut tre explique dun point de vue conomique. Les subprimes sont des crdits risque accords aux tats-Unis une clientle peu solvable sur la base dune majoration des taux dintrt variables et faisant lobjet dune titrisation comme outil dvacuation du risque de crdit. Ces crdits ont t rachets par des investisseurs (fonds dinvestissement ou spculatifs) qui appartiennent ou sont financs par les banques. Le double mouvement de baisse des prix de limmobilier et de remonte des taux dintrt a conduit au dfaut de paiement de nombreux emprunteurs. Cette crise peut aussi sanalyser au regard du repre de bon fonctionnement des processus de production : une solidarit ncessaire entre tous les acteurs de la chane de valeur. Or, si lon examine ce qui sest pass travers notre grille de lecture, on saperoit que le systme ne pouvait fonctionner sur le seul critre de libert dans la mesure o tous les acteurs sont interconnects. Une partie du systme bancaire sest approprie la cration de valeur issue du processus de prt, tout en nexerant plus la fonction qui est la sienne assumer et matriser le risque jusqu lextinction du prt. Autrement dit, via le mcanisme de titrisation qui rend la crance autonome, les banques se sont dsolidarises du processus. Mais comme elles en faisaient toujours partie au travers de leurs fonds dinvestissement, ou des produits financiers qui logeaient ces prts risques, elles ont subi par effet de boomerang les consquences de leur comportement, la mondialisation acclrant la contagion.

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Dans la zone rythmique, assimilable dun point de vue institutionnel la justice, un surcrot de libert et/ou de fraternit peut conduire des dcisions fragiles et susceptibles dtre mises en cause. Pour exercer convenablement sa mission, le juge doit la fois se rfrer aux lois (zone tte) et motiver sa dcision de faon rationnelle sur des faits (zone du mtabolisme), mais avec une dose dhumanit.

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Rattach la zone rythmique 1, le contrleur de gestion, par exemple, ne doit pas avoir une trop grande libert , car il na pas prendre de dcisions la place des dirigeants ; et sil inscrit trop son action dans une logique de fraternit, il perd sa capacit prendre du recul, conserver sa neutralit et prendre des dcisions difficiles mais justes. Le risque tant quayant une visibilit des problmes, il se glisse dans le costume de la matrise douvrage en lieu et place des managers oprationnels.Les consquences du non-respect de ces trois principes au plan conomiquePour quune conomie fonctionne bien, il faut des ides nouvelles et des entrepreneurs (principe de libert). En revanche, la mise en uvre de ces ides ne peut se faire au dtriment des autres parties prenantes et suppose une logique de gagnant-gagnant (exemple : pollution). Aujourdhui, le libralisme sexerce la fois dans le domaine politique (zone tte) et conomique (zone du mtabolisme). Si le premier est essentiel, le second, sil est trop prpondrant, provoque des dgts (scandales financiers, catastrophes cologiques, ingalits, etc.).

Les consquences du non-respect de ces trois principes au plan politiqueLanalyse historique a montr que le non-respect de ces principes ou que la primaut de lun sur les deux autres provoquait des dysfonctionnements ou menait au chaos. Les entreprises de lex-URSS fonctionnaient de faon galitaire certes, mais en occultant le principe de libert ; du coup, les ides nouvelles qui peuvent permettre lorganisme de se renouveler ne pouvaient pas sexprimer et les entreprises se sont sclroses. En effet, autant les ides nouvelles doivent sexprimer librement (zone tte), autant la production de biens et services (zone du mtabolisme) est par essence trs imbrique au sein dune chane impliquant plusieurs parties prenantes. Le chacun pour soi sous-jacent aux positions les plus librales, provoque ncessairement des dsquilibres : la libert dentreprendre, de produire ou de consommer ne peut tre prenne que si elle se fait dans le respect de lensemble des parties prenantes. Rappelons que la libert des uns sarrte l o commence celle des autres.

Dans le cadre de sa fonction, le contrleur de gestion doit donc toujours avoir lesprit ces principes : ces derniers doivent tre prsents mais au bon endroit 2.

1.2.4. Des douze apprhensions du monde aux douze fonctions de lentreprise Je suis une partie du tout, comme lheure est une partie du jour . pictte.

1. Se reporter au chapitre 7. 2. Nous dveloppons ce point dans le chapitre 1, 1.2 et dans le chapitre 7.

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Notre exprience personnelle et/ou professionnelle nous conduit penser quun groupe de travail ou de rflexion, en matire de pilotage, par exemple, (dfinition daxes stratgiques ou de plans dactions) compos de douze personnes, permet

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davoir une vision plus complte dune problmatique rsoudre notamment dans un contexte de systmes complexes. Cette intuition se retrouve dans bon nombre de domaines. Ces douze apprhensions, qui permettent davoir une vision largie (et donc, pour lentreprise, un pilotage quilibr) et jouent un rle dans le processus de dveloppement de lorganisation et de ses acteurs, sont omniprsentes dans la vie et lhistoire de lhomme1 : Les douze travaux dHercule qui symbolisent les tapes franchir par lhomme pour atteindre plnitude et sagesse ; Les douze aptres, qui reprsentent autant de visions diffrentes du christianisme ; Le mythe des douze chevaliers de la Table ronde, qui montre limportance des douze points de vue dans la prise de dcision 2 ; Les douze conceptions du monde au travers des philosophies grecques ; Les douze sciences et arts qui assurent lhomme une ducation complte et quilibre ; Les douze mois de lanne, qui rythment la vie de la nature et de lhomme. Pour ce qui est de la gestion, nous considrerons que toute organisation ou toute entreprise doit tre constitue de douze fonctions principales : Fonction Fonction Fonction Fonction Fonction Fonction Fonction Fonction Fonction Fonction Fonction Fonction Innovation recherche et dveloppement ; Production ; Communication ; Organisation informatique ; Leadership direction gnrale ; Comptabilit finance ; Concertation droit ; Contrle de gestion planification ; Stratgie ; Entreprendre prsidence ; Ressources humaines ; Marketing ventes .

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Ces douze fonctions ne correspondent pas ncessairement aux directions classiques telles que la direction financire, la direction commerciale ou la direction de la production, etc. Elles renvoient plutt aux missions, aux occupations ou aux activits fondamentales dont lentreprise a besoin pour fonctionner et se dvelopper.1. Le processus de dveloppement de ltre humain dune organisation requiert en effet le franchissement et lintgration de douze tapes. Nous parlerons ultrieurement du processus dindividuation. 2. Le problme tait expos et chacun sexprimait jusqu ce quune solution se dgage.

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Illustration 7. Les douze grandes fonctions de lentreprise (daprs les travaux de J.-P. Caron)

Ces fonctions ont un rle et des caractristiques propres, comme le montre le tableau ci-aprs. Certaines sont plus orientes vers linterne ; dautres vers lexterne. Certaines visent davantage la structuration ; dautres, lexpansion. Compte tenu de leur finalit et de leur stade de dveloppement, chacune a dvelopp et mis en uvre une composante plutt masculine ou plutt fminine1 ; nous verrons que, pour parvenir un tat plus quilibr, il leur faut dvelopper la dimension quelles nont pas encore extriorise. En entreprise, les logiques de raisonnement et daction des fonctions sont diffrentes dune activit ou dune fonction une autre (par exemple : la fonction technicienne est trs cartsienne ; la fonction de communication, plutt intuitive). Or, chacune de ces fonctions a une partition jouer au sein de lorganisation et des processus de pilotage. En la matire, la fonction contrle de gestion, elle, aura un rle jouer : celui de veiller ce que chacune dentre elles soit considre comme partie prenante dans ce processus et des degrs variables qui peuvent voluer selon les problmatiques de dveloppement rsoudre et les tapes du processus de pilotage. Ainsi, la fonction de production intervient davantage dans llaboration des plans dactions que dans celle des politiques et des stratgies. Groupe Eyrolles

1. Nous approfondissons ces notions de masculin et fminin dans le chapitre 2, 2.3.

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Fonction

Objectifs quilibrs

Composante masculine

Composante fminine

1 Innovation R&D Mise en application concrte Faisabilit pour la production Imagination - intuition Ressenti - anticipation des besoins

Crer de nouveaux biens et services Amliorer des procds de fabrication Partir de le xistant, en dduire ce qui manque et combler ce manque

2 Production

laborer, fabriquer des biens ou services rpondant aux besoins et sous contraintes techniques

Prcision, mthode, sens du concret (approche cartsienne) Connaissance des lois de la matire Flexibilit / adaptation Capacit faire le lien avec le reste de lentreprise

3 Communication Structuration du message

Dlivrer un message avec clart et pdagogie Promouvoir un bien ou un service

coute, empathie, osmose, sduction

4 Organisation Informatique

Agencer lorganisation et poser les rgles dchange de linformation en les faisant voluer en fonction du dveloppement de lorganisation Conceptualisation et structuration du traitement de linformation Sens de la logique

Adaptation, souplesse Transversalit / tre au service des autres fonctions Capacit imposer une pulsation commune Faciliter lharmonie et la cohrence

Tableau 2 : Les dimensions masculine et fminine des fonctions (1)

5 Leadership Direction gnrale

Coordonner les fonctions, orienter et rendre leurs actions cohrentes pour latteinte dun objectif commun ( limage du chef dorchestre) Directivit, sens Affectation des tches Efficacit

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Depuis toujours le contrle de gestion est apprhend comme la fonction qui, en entreprise, est charge de modliser la formation du rsultat et de sassurer du suivi de la performance (efficacit, efficience et conomie). Il sagit l de sa dimension masculine sur laquelle, dailleurs, elle sest construite. Mais depuis plusieurs annes, et face la complexit croissante, la dcentralisation du pouvoir de dcision et de contrle, il lui faut dvelopper son rle daccompagnement de lorganisation (dailleurs, on compare souvent le contrleur lui-mme un navigateur) dimension plus fminine de ses attributions.

6 Comptabilit Finance

Valoriser, valuer et comptabiliser les activits Communiquer les chiffres-cls

Chiffrage / quantification / inventaire Prcision / fiabilit

Capacit clairer le dcideur Aptitude faire parler les chiffres (interprtation)

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Fonction

Objectifs quilibrs

Composante masculine

Composante fminine

7 Concertation Droit Prvision et structuration avec prcision des termes du contrat

Crer un lien de confiance, un rapport dchange ou de droit structur par le contrat

Concertation Capacit sentendre et crer la confiance Recherche d'quit et de justice dans les rapports

44 Vivre lentreprise avec de nouveaux repres

8 Contrle de gestion Planification Efficacit / efficience Prvisibilit / modlisation

Sassurer de latteinte de la performance Accompagner le pilotage et le dveloppement de lorganisation

Capacit grer la complexit / apprhender la performance sous toutes ses dimensions / accompagner les mtamorphoses de lorganisation Capacit imaginer le futur Capacit se projeter Capacit relier la stratgie avec lorganisation Aptitude porter les valeurs, montrer lexemple Capacit clairer et trouver les ides nouvelles Empathie vis--vis des acteurs de lentreprise Formation et dveloppement des collaborateurs Dialogue social et coopration coute, ressenti des besoins Ressenti des besoins des clients Art de ngocier Stratgie de sduction

9 Stratgie Volont, force dentreprendre Prise de recul par rapport la gestion courante Vision globale Arbitrage quitable, dcisions justes Recrutement, valuation, rmunration, gestion prvisionnelle des ressources humaines

Dfinir les missions, les buts et les activits suivre Se projeter dans le temps et lespace et dlimiter les cibles atteindre Plans stratgiques Formalisation et quantification des scenarii

10 Entreprendre Prsidence

Gouverner et dvelopper lentreprise de faon harmonieuse et quilibre Alerter et clairer la direction gnrale tre le gardien des valeurs

Tableau 2 : Les dimensions masculine et fminine des fonctions (2)

11 Ressources humaines

Administrer, mobiliser et dvelopper les ressources individuelles et collectives Sassurer de l'adquation hommes - postes - fonctions Veiller la sant psychique et physique des acteurs

12 Marketing Ventes

Faciliter la commercialisation des produits et services Vendre des produits et des services Sadapter aux besoins des clients par le dialogue

Fixation et suivi des objectifs de ventes Dveloppement de nouveaux marchs

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Une organisation soucieuse de survivre dans un environnement difficile et de connatre un dveloppement prenne, car quilibr, doit donc savoir couter les douze dimensions qui la composent 1. Lapprhension et la rsolution dun problme complexe passe souvent par lexpression de douze points de vue. Il est dailleurs possible ici de faire un parallle avec les douze philosophies grecques 2 : daprs les scientifiques, si la philosophie grecque sest dploye, au cours des sicles, en une pluralit dapproches, ds ses origines, elle formait un tout grce aux douze archtypes de la pense quincarnent les premiers philosophes :Lidalisme (Platon) Le rationalisme (Socrate) Le mathmatisme (Pythagore) Le matrialisme (Dmocrite) Le sensualisme (picure) Le stocisme (Znon de Citium) Le Le Le Le Le Le ralisme (Aristote) dynamisme (Thals/Hraclite) monadisme (Anaxagore) spiritualisme (Phrcyde de Syros) pneumatisme (Anaxagore) psychisme (Empdocle)

Dans la Grce antique et dans les universits au Moyen ge, les lieux denseignement sefforaient de dispenser une formation complte comportant lapprentissage de douze sciences lesquelles taient considres comme les douze savoirs de la sagesse humaniste, savoirs auxquels il est possible de faire correspondre les douze philosophies grecques et qui devaient permettre ceux qui les avaient suivies de disposer de tous les savoirs pour apprhender les diffrentes facettes du monde. On retrouve donc lastronomie (astronomia), la physique (physica), la rhtorique ou lart de bien parler (rhetorica), la grammaire (gramatica), la musique (musica), larithmtique (arythmetica), le droit (jurisprudentia), lalchimie (alchymia), la gomtrie (geometrica), la thologie (theologia), la mdecine (medicina) et la dialectique ou lart de discuter (dialectica). Comme le montre le tableau de synthse ci-aprs, la fonction contrle de gestion a une correspondance avec lAlchimie science des passages (des pas sages) et des transitions dun tat dquilibre un autre plus stable et plus harmonieux et le dynamisme. En dautres termes, cest bien le contrle de gestion qui, par essence, accompagne lorganisation dans ses perptuelles mtamorphoses, mtamorphoses ncessaires mais qui doivent tre canalises vers latteinte dun seul et mme objectif, celui de la performance globale de lentreprise. On retrouve ici deux lments essentiels : le mouvement et la cible atteindre, les deux composantes, fminine et masculine, du rle du contrle de gestion.

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1. On connat depuis longtemps limportance du nombre 12 dans le maintien de lquilibre : si les chevaliers de la Table ronde sont au nombre de douze, cest parce que le maintien de lquilibre dans le monde suppose que les douze images du monde soient entendues . 2.Voir Le Guerrannic M., Les 12 Conceptions du monde et les philosophes grecs, Triskel, 2005. Nous abordons ce point ultrieurement.

Fonction

Objectifs quilibrs

Proposition de correspondance Art ou science Dfinition science Philosophies grecques Mois de l'anne

1 Innovation R&D Astronomie Astrophysique Science de l'observation des astres et dduction des phnomnes sous-jacents Idalisme Platon

Crer de nouveaux biens et services Amliorer des procds de fabrication Partir de l'existant, en dduire ce qui manque et combler ce manque

Mars Avril

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2 Production Physique

laborer, fabriquer des biens ou services rpondant aux besoins et sous contraintes techniques Science de la nature Connaissance de la nature matrielle

Rationalisme Socrate

Avril Mai

3 Communication Rhtorique Art ou technique de persuader

Dlivrer un message avec clart et pdagogie Promouvoir un bien ou un service

Mathmatisme Pythagore

Mai Juin

4 Organisation Informatique Grammaire

Agencer l'organisation et poser les rgles d'change de l'information en les faisant voluer en fonction du dveloppement de l'organisation

tude des rgles rgissant une langue

Matrialisme Dmocrite

Juin Juillet

Tableau 3 : Des fonctions de lentreprise aux philosophies grecques (1)

5 Leadership Direction gnrale Musique

Coordonner les fonctions, orienter et rendre leurs actions cohrentes pour l'atteinte d'un objectif commun ( l'image du chef d'orchestre)

Art consistant arranger et ordonner les sons et les silences dans le temps

Sensualisme picure

Juillet Aot

6 Comptabilit Finance

Valoriser, valuer et comptabiliser les activits Communiquer les chiffres-cls

Arithmtique

Science des nombres

Stocisme Znon de Citium

Aot Septembre

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Comprendre ses dynamiquesTableau 3 : Des fonctions de lentreprise aux philosophies grecques (2)

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linstar des douze mois de lanne qui rythment la vie de lhomme et de la nature, ces douze grandes fonctions servent perptuer le dveloppement et la vie de lentreprise. Si chaque mois de lanne apporte sa contribution particulire au rythme des saisons par exemple, les mois de repos (hiver) sont ncessaires la nature avant quelle ne connaisse ceux de la renaissance (printemps) ces fonctions ont un rle essentiel dans lentreprise : cest leur rencontre et leur imbrication solidaire qui doivent permettre de re-gnrer en permanence lorganisation. Dans tout projet ou entreprise, il faut donc que ces douze fonctions soient prsentes, mme si ce nest pas ncessairement au mme moment, et quelles ne soient pas tronques. Une question pose, une problmatique rencontre, une phase de dveloppement ncessitent un dialogue et un partage entre les douze fonctions ou visions de lentreprise, lesquels, lissue dun processus de maturation ou de dcantation, conduisent naturellement mettre en avant une vision ou une fonction dont le rle sera daider franchir un pas dans la rsolution de ce problme. Dans sa sagesse, le lgislateur avait dailleurs prvu que le conseil dadministration devait tre compos dau moins sept membres et quil serait au complet avec douze membres ; ce qui permettait de gouverner lentreprise en interpellant les douze administrateurs 1. Plus exactement, chacune des phases de dveloppement que connat une organisation met plus particulirement en avant certaines de ses fonctions. Prenons trois exemples : La fonction innovation recherche et dveloppement est absolument indispensable lorsque lentreprise est dans une phase de lancement. La fonction organisation informatique merge quand lorganisation ressent le besoin de se structurer (lors, par exemple, dune bifurcation). Dautres fonctions sont l en permanence : cest le cas des fonctions Entreprendre ou Stratgie , lesquelles apportent lensemble une vision et une nergie ncessaires au dveloppement. lexemple des fonctions du corps humain 2, il faut que chaque fonction ait les moyens de sacquitter des missions qui lui sont assignes. Il faut, dune part, quelle soit coute, et dautre part, quelle dispose de comptences humaines en adquation avec les finalits de lentreprise. Certes, lentreprise a des arbitrages budgtaires effectuer, mais ces derniers doivent tre quilibrs. Les fonctions ont toute leur utilit : on veillera ce que les activits plus difficilement mesurables (fonctionnelles, de management) ne soient pas ngliges. Bref, on cherchera atteindre un certain quilibre entre ces douze fonctions. Par exemple, dans tout projet qui dmarre, il ne faut pas surdimensionner la fonction comptabilit finance au dtriment de la fonction innovation R&D . On svertuera aussi toujours quilibrer les fonctions marketing ventes et production ou marketing ventes et ressources humaines . Groupe Eyrolles

1. Ce qui fait cho ici aux modalits de prise de dcision des 12 chevaliers de la Table ronde. 2. Que lon regroupe gnralement en trois grandes familles : les fonctions de nutrition, de relation (avec lextrieur) et de reproduction.

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1.3. Un ensemble modul par des relations humaines 1.3.1. Lentreprise, lieu de vie et de transformation individuelleLentreprise nest pas quune bote noire dans laquelle des inputs (capitaux investis, matires premires) sont transforms en outputs (dividendes verss, production) : elle est aussi un lieu de rencontres et dchanges1 o soprent les processus de transformation individuelle. Le dveloppement de lhomme ne sarrte pas aux portes de lentreprise dans laquelle il travaille. Toute organisation saffiche au contraire comme un espace privilgi dans lequel il poursuit son processus dindividuation, processus sur lequel nous reviendrons plus tard ; car on ne se dveloppe pas de manire isole, mais bien dans ses rapports avec les autres 2. Le contrleur de gestion doit en avoir conscience : dabord parce que ses activits lamnent ncessairement entrer en relation avec les autres (dirigeants, oprationnels) ; ensuite parce que lui-mme a certainement beaucoup apprendre de ces relations dans lexercice de son mtier ; enfin, parce que le dveloppement de lentreprise quil est cens accompagner passe par celui des hommes qui la composent. Pourquoi le contrleur de gestion est-il particulirement concern par le dveloppement des hommes ? Car sa fonction, plus peut tre que toute autre fonction, consiste valuer lentreprise et laccompagner dans son dveloppement guid par une recherche de perfection ; du coup, sa mission auprs des oprationnels interpelle de lextrieur ces derniers sur leur propre processus intrieur de dveloppement et de prise de conscience (processus dindividuation)3 comme nous le verrons dans le chapitre 7. On verra dailleurs que le cycle de prise de conscience chez un tre humain dmarre toujours par un phnomne extrieur qui lui fait cho. Si lentreprise est avant tout un ensemble dindividus en interaction (Weick, 1995), elle ne peut se dvelopper de manire prenne, agile et durable que sur la base du dveloppement de celui qui la fait : lhomme. Cest pourquoi nous tenons replacer celui-ci au cur des problmatiques de lentreprise ; ce qui nous conduit, ce faisant, tudier son fonctionnement. Les travaux en sociologie ou en psychosociologie (Crozier, Friedberg, March) permettent de mieux comprendre les phnomnes de rsistance au changement, les blocages mentaux, les motions, les logiques dacteurs comme la recherche du pouvoir, les diffrences de rationalit, les rapports de force individuels ou collectifs, les jeux et les ruses pour contourner les rgles ou conserver des avantages.

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1. changes qui se sont acclrs grce aux technologies de linformation et de la communication (Intranet). 2. Ceci explique sans doute pourquoi les chmeurs se sentent souvent marginaliss. 3. Se reporter au chapitre 2, 2.1.

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1.3.2. Lentreprise, espace de rsistance aux changementsLentreprise est galement un lieu o les dimensions psychosociologiques des acteurs et des groupes, notamment dans les phases de changement, de bifurcation ou de rupture, sont particulirement marques. Si le changement est la condition de survie de lentreprise, il a un effet perturbateur : il met en cause les individus, en agissant sur leur image du monde, leur rle, et la construction de leur identit ; il provoque des ractions motionnelles comme lespoir dun plus grand panouissement, la peur de lchec ou le sentiment de remise en question personnelle ; il est souvent peru comme une menace et rend aveugle. Ainsi le prcise M. Jolinon (2007, p. 63)1, nous ne voulons pas voir ce qui est voir, pour ne pas changer []. Lorsque nous sommes incapables de concevoir la continuit au sein du changement, une sorte de paralysie sinstalle dans les profondeurs de notre psychisme. Comme nous lavons expriment de nombreuses reprises, il arrive souvent que des rsistances apparaissent lors du lancement dun projet conduisant un changement dorganisation ou de pilotage Le contrleur de gestion doit savoir que, face aux changements organisationnels induits par un nouveau projet, par exemple, limplantation dun progiciel de gestion intgre (PGI) , il existe trois types de ractions chez les acteurs concerns. Les enthousiastes (10 15 %) sont prts sinvestir ; les rfractaires (10 15 %) sont particulirement critiques ; le marais (70 80 %) regroupe ceux qui sont entre les deux, des plutt favorables aux plutt sceptiques , en passant par les hsitants et les craintifs. La tendance naturelle est de sappuyer sur les enthousiastes . Or, il faut aussi emmener le groupe principal constitu par le marais . Ce qui caractrise ceux du marais, cest quils nont pas pu ou eu le temps dapprofondir cette problmatique de faon structure et cartsienne. Ils sont donc soumis une perception motionnelle de ce projet. Pour les aider dpasser leurs peurs, les porteurs du projet doivent inspirer confiance et faire preuve dempathie. Bien sr, ce lien de confiance sera dautant plus fort quil aura t cr pralablement de manire authentique. Les causes de rsistance sont nombreuses : labsence de prise de conscience du problme ; on ne comprend pas pourquoi il faut changer puisque la situation existante est perue comme satisfaisante ; la relgation au second plan du problme identifi ; le problme est reconnu mais considr comme secondaire ; lindividu refuse alors de sinvestir dans un processus qui ne porte pas sur ce quil considre comme le vrai problme ; Groupe Eyrolles

le manque de connaissance ou de comprhension de la solution ; le problme est accept, mais on rsiste aux changements parce que lon ne saisit pas la solution en raison dune vision peu claire ou dune mauvaise communication ;1. Jolinon M., Mditation sur le processus de transformation in Descamps M.-A. et al., Psychanalyste et spiritualit. ditions Trismegiste, 2007, pp. 63-72.

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le rejet de la solution ; le problme est reconnu et la solution connue, mais on rejette cette dernire juge non pertinente ; cest le cas lorsque les oprationnels refusent une solution impose par le haut, souvent parce que leur exprience du terrain leur montre quelle est mauvaise ; la peur des consquences anticipes de la solution ; le problme et la solution sont reconnus mais la ralisation de cette solution effraie parce quon a peur de ne pas pouvoir sadapter aux nouvelles conditions ou de perdre en confort ou en pouvoir ; le manque de moyens est souvent invoqu. Comment ragir face aux rsistances mergentes dans la vie du projet ? Le manager et le contrleur de gestion doivent en priorit identifier la ou les formes de rsistance. Ils devront aussi tre vigilants, car, parmi les plus enthousiastes ou ceux qui sont a priori les moins difficiles convaincre, les comportements peuvent voluer dans le temps, dans un sens comme dans un autre. Une dmarche pdagogique, dcoute et de dialogue, est alors ncessaire pour conserver ladhsion de ceux qui taient plutt favorables au changement mais qui se trouvent soudain confronts des difficults imprvues (ou plus grandes que prvu), difficults qui peuvent les amener rejeter subitement le changement. En fait, ladhsion de la majorit des individus un projet nouveau dpend de deux lments principaux : du niveau de difficult quils anticipent par rapport au changement par exemple, limplantation dun progiciel de gestion intgre (PGI) peut obliger les acteurs tre plus productifs, se former et/ou rorganiser leur travail ; de lcart entre la difficult rencontre effectivement et ce quils ont anticip, le niveau de difficult variant avec lavancement du processus de changement. Dans les cas les plus difficiles, la rsistance peut conduire des blocages mentaux. Tout processus de transformation rencontre des priodes extrmement critiques qui peuvent aller jusqu la remise en cause du changement lui-mme. Le manager ou le contrleur de gestion doivent alors disposer doutils leur permettant dtre immdiatement alerts de larrive de telles priodes risques, afin de pouvoir ragir efficacement, ds les premiers signes dalerte. Et contrairement aux rsistances, les blocages mentaux ne correspondent pas un refus dadhrer au changement mais une impossibilit de soutenir efficacement le processus en voluant soi-mme ou en imaginant des solutions pour rsoudre les problmes rencontrs ; ils sont dangereux car ils confinent le raisonnement et la crativit dans le domaine des habitudes et du connu ; ils empchent souvent dimaginer la bonne solution ou de rsoudre les problmes de faon optimale (on se met alors laborer des solutions trs compliques). Il revient au manager dlargir le champ de recherche des solutions : la rsolution des problmes implique souvent de porter une vue diffrente sur le champ dans lequel il se situe.

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Dune faon gnrale, le manager et le contrleur ne doivent pas considrer les phnomnes de rsistance comme anormaux ou inutiles : Le changement est synonyme de risque pour les acteurs ; leur raction est donc tout fait comprhensible. Lorsque lon met en uvre un projet facteur de changement, il est toujours utile de runir autour de la table enthousiastes et rfractaires, afin davoir une vision plus quilibre des consquences relles de la mise en uvre de ce projet. Dans la pratique, par confort on prfre souvent ne pas intgrer les rfractaires dans le groupe de travail. Notre exprience nous a montr que cela nest pas efficace : ne pas les associer conduit souvent accrotre leur rsistance ; leur contribution est aussi positive, car leur message claire sur des zones de fragilits dans le projet. Les effets perturbateurs du changement, comme les mouvements de rsistance, conduisent les individus et lentreprise dans son ensemble certaines prises de conscience ; les points de rsistance peuvent rvler des points ou des zones du projet qui sont insuffisamment approfondis. Ainsi, lorsque les phnomnes de rsistance sont particulirement forts ou violents, cest souvent parce que lentreprise nest pas assez quilibre (les intrts de lensemble des parties prenantes nont pas t pris en compte) ; de fait, ils constituent de ce point de vue un excellent rvlateur pour le pilote ou son copilote, qui devront alors sinterroger sur le bien-fond du changement et/ou sur les mesures prendre pour en amliorer la porte 1.

1.3.3. Lentreprise, espace o sactivent logiques de pouvoir et stratgies dacteursLe pouvoir dun acteur se mesure davantage la porte de son influence qu son titre, son niveau hirarchique ou sa fonction ; il sexerce partout (pas seulement au sommet stratgique) et travers un jeu complexe et mouvant de relations humaines. En entreprise, la situation relle du pouvoir est souvent le rsultat dquilibres fragiles, dinterprtations de lofficiel et de lofficieux , de multiples rapports de force. Souvent li des rsistances, le pouvoir peut se btir sur la confiance, la dpendance, le respect, lamour ou encore la crainte. La volont davoir ou dobtenir le pouvoir conduit la mise en uvre de stratgies dacteurs ou de tactiques (Crozier et Frieberg, 1977) 2 qui, tous les niveaux, se propagent et se soutiennent pour former des dispositifs densemble que personne en particulier na vritablement voulus ou conus. Face un problme qui se pose ou une dcision qui doit tre prise, ces stratgies peuvent revtir de multiples formes. Des acteurs ou des groupes dacteurs cherchent, par exemple, imposer aux autres leur dfinition des faits et des problmes afin de fermer le champ daction dautres1. Dans le chapitre 2, 2.3, nous verrons en effet que plus lentreprise se dveloppe de manire intgre moins ces rsistances risquent de se manifester. 2. Crozier M., Friedberg E., LActeur et le Systme. Seuil, 1977.

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rationalits que la leur. On retrouve ici les conflits classiques entre les acteurs de la production et les commerciaux, ou entre les commerciaux et les financiers : chacun tente de dfinir le problme et sa solution selon ses propres critres et de le ramener lunique dimension qui le concerne. Dautres font de la rtention dinformations, contrlant ainsi des zones dincertitude . Dautres encore tentent de contourner les rgles ds linstant o elles sont riges. Le contournement de rgles nest pas toujours inutile, au contraire. Dune part, il rvle un dysfonctionnement (par exemple, si le budget est considr comme injuste, cest parce quil na t conu que par la zone tte ; les acteurs nont pas t consults, il ne peut donc y avoir de solidarit dans laction). Dautre part, les arrangements informels apportent des solutions l o lorganisation nen propose pas : tout en donnant limpression dun cart, ces ajustements mutuels permettent aux managers, par exemple, dtre plus efficaces, de mieux supporter les conditions de travail ou dviter les sanctions : connaissant mieux le terrain que leur hirarchie, ils disposent darguments et de justifications apporter en cas de mauvais rsultats, se constituant ainsi des matelas de protection ( slack organisationnel). Logiques de pouvoir et stratgies personnelles sont inhrentes la nature humaine : les logiques de pouvoir sont davantage prsentes lorsque les individus nont pas ou peu ralis leur processus dindividuation 1 ou dautonomisation. Leur faible autonomie et leur dpendance vis--vis des autres est source de peur, ce qui les conduit crer des zones de scurit pour se protger ou se mettre sous la dpendance ou le pouvoir dun autre. Corrlativement, celui qui exerce un pouvoir autoritaire rpond, lui aussi, une logique de peur. Ces logiques sont la manifestation que lindividu, un moment donn, se retrouve plus dans lavoir que dans ltre, ou tend surdvelopper son ct masculin (dans la culture chinoise, excs de yang au dtriment du yin). Elles peuvent tre nfastes, au sens o elles ne servent pas toujours la communaut, mais des intrts personnels. son niveau, le contrleur de gestion, qui na, bien entendu, quune vision partielle des stratgies (affiches ou non) de ses interlocuteurs, ne peut les viter ou aller leur encontre (lui-mme dailleurs peut tre dans une logique de recherche du pouvoir et met en uvre ses propres stratgies). En revanche, ce dont il doit tre conscient, cest que ces stratgies ou ces ruses nont de porte qu partir du moment o lentreprise ne parvient pas un dveloppement suffisamment quilibr (dans le cas, par exemple, dun management dictatorial, les alliances et les ententes se dfont aussi vite quelles se font). Dans les entreprises prennes, agiles et efficaces, stratgies, ruses et arrangements se font sans doute moins pressants ; le pouvoir est un pouvoir plus collectif , fond sur le bien commun , qui merge et simpose naturellement tous comme une vidence.

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1. Ce concept sera dvelopp au chapitre 2.

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Lessentiel du chapitre 1Comprendre les dynamiques de lentreprise, cest prendre conscience de ce quelle est : un systme adaptatif complexe (SAC), un organisme vivant, un ensemble modul par des relations humaines. Lentreprise est un systme adaptatif complexe. Lefficacit de son pilotage repose sur la prise en compte de trois caractristiques : finalit claire et approprie, circulation de linformation et apprentissage, dcentralisation et responsabilisation. De mme, pilotes et copilotes devront apprhender correctement les phnomnes de bifurcation et combiner dans leurs modes de management ordre/dsordre, certitude/incertitude, logique cartsienne/logique systme complexe. Lentreprise est un organisme vivant. Comme tout organisme vivant, lentreprise est articule selon trois dimensions principales : la zone tte, la zone rythmique et la zone du mtabolisme. Chacune de ces zones a un rle bien dfini et une logique de fonctionnement qui lui est propre. Lanalogie au corps humain doit permettre aux managers et aux contrleurs de gestion de mieux comprendre le fonctionnement de lentreprise et den identifier plus facilement les conditions dexistence et les leviers de performance : allocation optimale des ressources, solidarit, bien commun du systme, recherche dquilibre, fluidit des changes, approche des problmatiques par les douze points de vue, coconstruction via une implication des douze fonctions de lentreprise Lentreprise est un ensemble modul par des relations humaines. Lentreprise nest pas une bote noire, mais un lieu de vie o les individus se dveloppent, opposent directement ou indirectement des rsistances aux changements et mettent en uvre des stratgies individuelles pour obtenir du pouvoir. Les rsistances proviennent de peurs et dune absence de finalits claires ; cest aux managers den tre conscients, de ne pas entrer dans ces jeux, dinspirer confiance et de faire preuve de pdagogie pour aider les acteurs dpasser leurs rsistances.

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