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Université Paris 1 Panthéon - Sorbonne
Master 2 Recherche – Sciences Politiques, Spécialité Etudes Africaines
Mémoire de Recherche
Le rôle du Frelimo dans le processus de démocratisation au Mozambique
(1990 – 2008)
Thomas Cooper Patriota
Sous la direction de Roland Marchal (CERI)
Soutenu le 23 juin 2008
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TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
-Une transition démocratique fondée sur le rapport de forces à la fin de la guerre
-Le parti Frelimo aujourd’hui : un parti dominant démocratique ?
-Partis dominants et transitions démocratiques dans les pays en développement
-Eléments potentiellement déstabilisateurs d’une alternance de pouvoir dans la consolidation
de nouvelles démocraties
-Eléments institutionnels potentiellement favorables à la consolidation de nouvelles
démocraties liés à un éxécutif collégial et suffisamment fort
-Typologies des régimes de parti dominant en Afrique
-Ambivalences de l’absence de contraintes sur le pouvoir éxécutif : contradiction entre
démocratie et bonne gouvernance ?
-La nécéssité d’analyser les interactions entre acteurs et institutions pour rendre compte des
processus de démocratisation
-La nécéssité d’un gouvernement doté d’un projet politique perçu comme légitime par la
population comme condition de la consolidation démocratique : interactions entre institutions
et politiques publiques
-Intérêt du cas mozambicain comme étude de cas d’une démocratie de parti dominant dans un
pays en développement
-Littérature sur le sujet et méthodologie employée
PREMIERE PARTIE : LES TRANSFORMATIONS DU PARTI FRELIMO ET LEUR INFLUENCE SUR LA NATURE DU REGIME MOZAMBICAIN CHAPITRE 1: HERITAGES INSTITUTIONNELS ET IDEOLOGIQUES : LA FORMATION DU PARTI FRELIMO ET DE L’ETAT MOZAMBICAIN A – LES INFLUENCES CONTRADICTOIRES DES SOCIALISMES DANS LA
FORMATION DU FRELIMO DES ANNEES 1960 ET 1970
-Les socialismes africains : l’influence des populismes indépendantistes des années 1960
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-Le socialisme scientifique : une révision critique des socialismes africains comme ferment de
l’ascension de l’élite dirigeante du Frelimo
-Le marxisme comme élément fédérateur d’une organisation composée d’un effectif
hétérogène
-Une stratégie internationale de non-alignement : le rôle du bloc occidental
-La politique d’équidistance face à la rivalité sino-soviétique : un cas particulier parmi les
mouvements de libération d’Afrique Australe
-La radicalisation du mouvement de libération et le tournant « marxiste-léniniste »
B – UN MOUVEMENT DE LIBERATION D’AFRIQUE AUSTRALE
-Les partis politiques issus des mouvements de libération : une catégorie à part des partis
politiques africains
-La formation d’une idéologie résultant de l’alliance entre les élites éduquées du Sud et
l’armée
-La lutte armée et la gestion des territoires libérés : deux processus étroitement liés
-Les traces laissées par la lutte de libération dans le futur parti politique
C – LE PARTI-ETAT ET LA DEMOCRATIE POPULAIRE MOZAMBICAINE
-L’Etat-Frelimo au pouvoir : étape entre l’ancien mouvement de libération et le futur régime
démocratique ?
-Quel degré de dépendance du Frelimo vis-à-vis du bloc soviétique durant les années 1970 et
1980 ? Niveau d’adhérence idéologique et évolutions de la conjoncture politique et
économique
-Quel degré de pénétration du régime dans la société ? Les Assemblées Populaires et le
Centralisme Démocratique
-Quel niveau de cohérence interne et d’institutionnalisation du régime de « démocratie
populaire »? Nationalisations et politiques publiques
-Conclusion de la Partie C
-Conclusion du Chapitre 1
CHAPITRE 2 : LE FONCTIONNEMENT DU PARTI POLITIQUE DOMINANT ET SON IMPACT SUR LE REGIME
A – LES RELATIONS ENTRE LES PARTIS ET L’ELECTORAT
4
-Le poids relatif et la compétition entre les deux partis politiques sur le terrain : les stratégies
électorales entre mobilisation des identités et plateformes politiques
-La fonction intégrative du parti Frelimo : des militants aux dirigeants
B – L’ORGANISATION INTERNE DU PARTI POLITIQUE
-Un processus de sélection collectif mais fortement hiérarchisé
-Les divers groupes qui composent le parti Frelimo : factions, groupes d’intérêt et
différenciations sociales
C – INTERACTIONS ENTRE LES ELITES GOUVERNANTES
-La bancada du Frelimo à l’Assemblée de la République: un contre-pouvoir au Frelimo de
l’éxécutif ?
-La Renamo au Parlement : entre boycott du système et coopération constructive
-Conclusion de la Première Partie - Un parti politique ayant subi de nombreuses mutations
mais gardant une certaine cohésion dans la durée
-Introduction de la Deuxième Partie - Les enjeux d’un gouvernement démocratique dans le
panorama politique actuel
DEUXIEME PARTIE : LA GOUVERNABILITE DANS LE CONTEXTE MOZAMBICAIN DE PARTI DOMINANT CHAPITRE 3 : LES RELATIONS ENTRE LE PARTI FRELIMO ET LES ORGANES DE L’ADMINISTRATION D’ETAT A – UNE ADMINISTRATION POLITISEE : LES PRIVILEGES DE L’ADHESION
AU PARTI
-Séparation entre l’Etat et le parti en droit et persistances du parti unique dans les faits
-Les stratégies d’influence du Frelimo auprès des élites : clientélisme, cooptation et contrôle
-Les effets mixtes de l’Etat néopatrimonial dans le cas mozambicain
-La corruption au Mozambique : le Frelimo comme interface entre les élites politiques,
bureaucratiques et entrepreunariales
-Le partage du pouvoir dans l’administration : les exemples de l’armée et de la Commission
Nationale Electorale
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B – REFORMES DE L’ETAT : PROFESSIONALISATION DES BUREAUCRATIES
ET DECENTRALISATION
-La mise en œuvre de la Stratégie Globale de Réforme du Secteur Public (2001-2011) :
quelles perspectives ?
-La redéfinition du rapport entre parti et Etat: des conflits d’intérêt liés à la précarité du
capital humain
-Les gouvernements municipaux : premiers pas vers une décentralisation du pouvoir
politique ?
-Premiers gouvernements municipaux : quand des élus remplacent l’administration locale
-Décentralisation et initiatives participatives
-Conclusion du Chapitre 3
CHAPITRE 4 : LE PARTI FRELIMO COMME INTERMEDIAIRE ENTRE FORCES SOCIALES ET DYNAMIQUES INTERNATIONALES A – UNE SOCIETE CIVILE URBAINE ET NAISSANTE
-Les associations de la société civile : un pouvoir politique alternatif ?
-Le rôle des médias dans le pays « doté de la loi de la presse la plus libre d’Afrique »
B – LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE : PRINCIPAL « ACTIONNAIRE » DU
GOUVERNEMENT MOZAMBICAIN
-Les bailleurs de fonds : un rôle aux effets à double tranchant pour le régime démocratique
mozambicain
-Le renforcement de la position de parti dominant du Frelimo grâce aux bailleurs de fonds
-La promotion de la « gouvernance démocratique » et du « développement » par les bailleurs
de fonds : des priorités compatibles ?
-Concertation entre société civile et gouvernement : quelle gouvernabilité face à la
communauté internationale ?
C – LES DIFFERENTES SOURCES DE LEGITIMITE DU POUVOIR POLITIQUE :
TENTATIVES DE CONSTRUCTION D’UN REGIME DEMOCRATIQUE
ENRACINE
-La démocratie multipartisane : un régime institutionnel importé
-Quelle représentativité des partis politiques dans les nouvelles démocraties africaines et au
Mozambique ?
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-Décentralisation de l’Etat et formes locales de gouvernement
-Tentatives de conciliation entre sources traditionnelles et modernes de légitimité politique et
administrative en Afrique et au Mozambique
-Conclusion de la Deuxième Partie
CONCLUSION
-Le Mozambique sous le Frelimo d’après 1990 : conditions organisationnelles et
décisionnelles pour la consolidation démocratique sous un régime de parti dominant
-L’existence d’un projet développementiste comme élément indissociable d’une
démocratisation dans un pays en développement
-Conditions de la faisabilité d’un projet de développement dans une nouvelle démocratie à
faible revenu : capacités institutionnelles de l’Etat et fonctions de représentation et de
participation du gouvernement
-Le parti dominant comme une étape transitoire possible vers un système démocratique
enraciné
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LISTE DE TABLEAUX ET DE GRAPHIQUES
1. Eléments favorables et défavorables de la continuité ou de la discontinuité des
gouvernements sur la pérennité des nouvelles démocraties des pays en développement
2. Catégorisation de régimes politiques africains selon Joseph Siegle en 2006
3. Classement selon Polity IV des six régimes de parti dominant identifiés
4. Grille de lecture des régimes d’Afrique sub-saharienne en 1989
5. Les divers échelons des assemblées monopartisanes
6. Niveau d'instruction par type de diplôme dans les cabinets ministériels des trois
gouvernements démocratiques
7. Proportion de Femmes au Parlement par parti politique
8. Poids relatif des députés ayant un diplôme universitaire : la « minorité éclairée »
ANNEXES
1. Résultats des élections générales et locales au Mozambique entre 1994 et 2004
2. Liste de critères de démocratie établis par différents chercheurs et instituts
3. Carte de l’Afrique subsaharienne selon le classement de Freedom House de 2007
4. Liste de critères de Freedom House pour son classement annuel « Freedom in the World »
8
INTRODUCTION
Le Mozambique est fréquemment présenté comme une success story emblématique
des transitions démocratiques post-conflit en Afrique. L’ONUMOZ (Opération des Nations
Unies au Mozambique, 1992-1995) a été effectivement considérée comme l’une des
opérations de maintien de la paix les plus réussies dans l’histoire des Nations Unies, mettant
fin à 16 ans de guerre civile, mais aussi contribuant à un climat politique et économique stable
propice à la reconstruction du pays. Une croissance économique soutenue et avoisinant en
moyenne les 8% par an depuis 1995 jusqu’à présent a contribué à la perception enthousiaste
de la communauté internationale à l’égard d’un pays qui au sortir de la guerre était doté du
PIB par habitant le plus faible de la planète.
Non seulement les négociations conduisant à la cessation des hostilités ont créé une
paix durable, mais elles ont également instauré les bases du nouveau régime démocratique
mozambicain. D’autre part, des réformes, initiées pendant les années 1980 par le
gouvernement du Frelimo (Front de Libération du Mozambique), ont été poursuivies après les
accords de paix, transformant une économie largement planifiée en une économie de marché.
Cette transition multiforme a pu être attribuée à différents facteurs. Que ce soit le rôle
joué par la médiation italienne, l’efficacité de l’opération de maintien de la paix de l’ONU et
son programme de démobilisation-réinsertion-réintégration (DDR) des anciens combattants,
le poids de la configuration régionale de l’Afrique Australe - qui a vu se terminer des conflits
en Namibie et en Angola, de manière liée à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud - ou
encore la vague de démocratisations qu’a connu le continent africain au début des années
1990 au lendemain de la chute du mur de Berlin. Cependant, tous ces éléments font peser une
vision très internationalisée de l’obtention de la paix, et de la transition démocratique
mozambicaine. Jusqu’aujourd’hui, ce pays, et ses multiples et complexes transformations sont
perçus à l’étranger à travers le biais des institutions multilatérales et des Etats qui ont permis à
cette nation exsangue de se remettre sur ses pieds.
Pourtant, si l’on met à l’écart la communauté internationale, les acteurs ayant le plus
investi dans une reconnaissance publique de leur rôle dans la construction de la paix et de la
démocratie au Mozambique sont sans doute les deux organisations partisanes qui se sont
autrefois fait la guerre : la première en tant que parti-Etat d’inspiration socialiste, à savoir le
Frelimo ; la deuxième en tant qu’organisation de guérilla, initialement fomentée par les
9
régimes ségrégationnistes rhodésien, puis sud-africain, comme rempart « anti-communiste »,
à savoir la Renamo (Résistance Nationale Mozambicaine).
L’Accord Général de Paix (AGP) mettant fin au conflit entre ces deux entités, sera
signé le 4 Octobre 1992 à Rome, par Joaquim Chissano, Président du Mozambique, et Afonso
Dhlakama, leader de la Renamo.1 Il prévoit, entre autres, un démantèlement des forces de la
Renamo et l’intégration d’une partie de ses troupes dans une nouvelle armée nationale,
l’intégration du territoire occupé par la Renamo à une administration étatique réunifiée, et la
tenue des premières élections multipartisanes du pays.2
Une transition démocratique fondée sur le rapport de forces à la fin de la guerre
Selon le discours de la Renamo, c’est bien elle qui a obligé, par les armes, à faire céder
le Frelimo sur des revendications qu’elle portait en faveur d’une démocratisation du régime
socialiste, déjà au début des années 1980. Cependant, il apparaît rétrospectivement que les
chefs de la Renamo recherchaient également, et peut-être principalement, à obtenir une part
du pouvoir plutôt qu’à créer un nouveau régime sur de nouvelles bases. En effet, leurs actions
durant le conflit ne répondaient pas à des objectifs politiques déterminés, hormis celui de
détruire les structures de l’Etat, afin de fragiliser et déstabiliser le pouvoir en place et l’obliger
à négocier. L’organisation n’avait pas de réelle vision politique alternative.
La transition démocratique mozambicaine, souvent présentée comme découlant des
négociations de Rome, résulte en fait également d’une ouverture progressive du régime,
latente au début des années 1980, et progressivement perçue par les dirigeants du Frelimo
comme un processus qui s’avèrerait inéluctable, face à la pression économique et géopolitique
sur le plan externe, et à celle de la guerre sur le plan interne. En effet, le Frelimo a recherché,
dès le début de la décennie, des appuis extérieurs autres que ceux du bloc de l’Est, dans une
stratégie internationale de diversification des alliances, mais aussi de reconnaissance en tant
que seul interlocuteur légitime de l’Etat mozambicain face au camp occidental. De cette
manière, il pouvait aussi délégitimer la Renamo, force essentiellement militaire et sans
programme politique précis.
Ainsi, s’il est difficile de créditer la Renamo pour avoir directement amené la
démocratie dans le pays, elle a certainement mis la pression sur le gouvernement du Frelimo,
1 L’AGP aura été la culmination d’un processus de négociation qui a duré 27 mois, avec la médiation conjointe du gouvernement italien, de la Communauté de Sant’Egidio liée à l’Eglise Catholique, et de l’archevêque de la ville de Beira, Jaime Gonçalves. MOROZZO DELLA ROCCA, 1998. 2 MANNING, 2002.
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afin que celui-ci adopte une stratégie internationale d’ouverture, ce qui impliquait
nécessairement des concessions au camp occidental, dont notamment une ouverture de son
régime politique.
Le Frelimo considère, pour sa part, qu’il est le principal responsable du processus de
démocratisation, pour avoir conduit des réformes avant les négociations de Rome, d’abord par
la libéralisation graduelle de son économie à l’initiative privée, puis en abandonnant toute
référence au marxisme-léninisme lors de son Ve Congrès en 1989, et en rédigeant une
nouvelle Constitution en 1990. Celle-ci cautionnait pour la première fois un exercice
beaucoup plus large des libertés individuelles qu’auparavant. Toutefois, il est important de
noter que la Constitution de 1990 a été, à l’origine, soigneusement formulée pour pouvoir
s’appliquer tant à un système monopartisan qu’à un système multipartisan.3
En effet, si les dirigeants du Frelimo étaient conscients, à la fin des années 1980, de la
nécessité de trouver une solution négociée avec la Renamo, pour autant, la création d’un
système multipartisan, dont cette dernière serait l’un des partis politiques, leur paraissait
difficilement acceptable. En ce sens, le rôle de la médiation italienne a notamment consisté à
rééquilibrer artificiellement une asymétrie évidente entre un gouvernement relativement
expérimenté et reconnu internationalement, et une organisation de guérilla peu préparée à
exercer des fonctions politiques, et de surcroît, financée par un régime d’apartheid
mondialement condamné. Le système de gouvernement issu des négociations de Rome a donc
compensé cette asymétrie en transférant le rapport de forces militaire dont bénéficiait la
Renamo, en capital politique, notamment par la légitimation internationale, et par des
financements significatifs dans les premières années qui suivirent la transition. Le but étant
de permettre à la Renamo de pouvoir faire le poids sur l’arène politique – afin de ne pas être
tentée par le retour aux armes - face à un puissant parti-Etat, dans un éventuel nouveau
système bipartisan. Frelimo et Renamo sont ainsi devenus des partis politiques sensés pouvoir
traiter d’égal à égal, et encadrés par une Constitution démocratique libérale. Ce sont donc bien
les accords de paix, sanctionnés par la communauté internationale, qui donnèrent au nouveau
régime de gouvernement mozambicain son caractère multipartisan.
La transition au régime démocratique mozambicain peut ainsi se décliner en deux
volets : d’abord, par l’ouverture du régime à l’exercice des libertés individuelles (processus
résultant d’avantage de dynamiques internes), et ensuite, par la création d’un système
politique multipartisan (résultant de pressions surtout externes). De fait, le premier aspect, à
3 HALL, YOUNG, 1991.
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savoir, l’ouverture graduelle d’un régime initialement autoritaire, a été poussé par un
réformisme doctrinaire associé au réalisme pragmatique de certains de ses dirigeants, face à
une situation de guerre qui, au bout du compte, était perçue au sein du Frelimo comme
politiquement insoutenable dans la durée.
Par contre, la création du système politique multipartisan a, elle, d’avantage résulté de
concessions politiques à un adversaire militaire, juxtaposées à une pression de la communauté
internationale, pour laquelle la création ex nihilo d’un bipartisme Frelimo-Renamo permettrait
de faire d’une pierre deux coups : ancrer une paix durable car née d’un compromis équilibré
entre les deux forces, et ce par un système politique multipartisan, donc a priori
démocratique. Le premier élément de transition (transition autoritarisme-libéralisme politique)
a donc été mieux digéré et assimilé par l’élite dirigeante, car il a fondamentalement été
ressenti par celle-ci comme un choix stratégique assumé. Or le deuxième aspect (transition
parti unique-multipartisme) est d’avantage ressenti comme une imposition externe qu’il a
fallu avaler, à cause de la vulnérabilité dans laquelle se trouvait le parti à la fin de la guerre,
mais que l’élite dirigeante a eu bien plus de mal à accepter. La distinction entre ces deux
éléments de la transition démocratique (libéralisme et multipartisme), se répercute de manière
tangible sur le régime démocratique actuel, qui, s’il a réalisé des avancées dans le respect des
libertés consacrées par la nouvelle Constitution, est resté essentiellement dans une logique de
parti unique, ou du moins, de parti dominant.
Le parti Frelimo aujourd’hui : un parti dominant démocratique ?
Le Frelimo en tant qu’organisation a connu diverses mutations. Il s’est originellement
formé à l’époque coloniale en 1962, comme un mouvement indépendantiste ayant vocation à
émanciper l’ancienne province d’outre-mer de la métropole portugaise. Après que cette
dernière ait catégoriquement refusé d’accorder l’indépendance à ses territoires d’outre-mer,
les divers mouvements nés dans ces territoires, dont le Frelimo, décidèrent de recourir à la
lutte armée. Le Front de Libération constitué au Mozambique a fini par expulser les
colonisateurs portugais en 1975, année de proclamation de l’indépendance de ce pays. On
peut distinguer une seconde période d’existence de l’organisation, allant de 1977 à 1989,
durant laquelle le Frelimo se qualifiait officiellement comme « parti d’avant-garde marxiste-
léniniste », dans un contexte international de Guerre Froide. Enfin, après la transition
démocratique, le nouveau Frelimo, à présent un parti politique parmi d’autres, a été porté au
pouvoir à travers les urnes, de manière consécutive en 1994, 1999, et 2004. Ainsi, quelle que
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soit la forme qu’ait pris cette organisation, elle a toujours su se maintenir au pouvoir depuis
l’indépendance du pays jusqu’à présent.
Tour à tour mouvement de libération dans la lutte d’indépendance, puis parti-Etat dans
un régime à vocation socialiste, le Frelimo d’aujourd’hui n’est pas aussi facile à définir. Un
point de vue parfois mentionné consiste à relever qu’il s’agit essentiellement du même parti-
Etat qui gouvernait avant la transition, et qu’il s’est simplement déguisé sous une façade de
parti démocratique, pour des raisons notamment de crédibilité internationale. Une autre
approche a plutôt tendance à souligner les changements survenus dans le nouveau parti
Frelimo, ainsi que dans le système de gouvernement mozambicain, afin de démontrer qu’il
s’agit en fin de compte d’un parti qui ressemble d’avantage à une structure politique
gouvernant dans un régime pluraliste, qu’à un parti unique tenant toutes les rênes du pouvoir.
Face à ces « tendances », qui ne s’en tiennent souvent qu’au niveau du discours et ne reflètent
que rarement un travail analytique de fond, il devient nécessaire d’approfondir l’effort de
définition de ce parti politique, afin de comprendre aussi le régime dans lequel il agit.
Un premier degré d’analyse de la science politique consiste à quantifier la permanence
au pouvoir, sur le long terme, d’un parti politique démocratiquement élu, par le concept de
parti dominant. Une définition de ce type de parti politique, proposée par Giovanni Sartori,
désigne ainsi un parti ayant été élu avec plus de 50% des voix, au moins trois fois de suite.4
Parmi les partis dominants qui gouvernent aujourd’hui dans de nombreux pays africains, on
retrouve souvent des partis qui ont pu gouverner antérieurement, surtout en tant que partis
uniques. Ainsi, la permanence d’un même parti au pouvoir, dans un nombre significatif
d’Etats africains qui ont connu des transitions démocratiques dans les années 19905, suggère
que les changements ponctuels très visibles qui surviennent au cours des transitions
démocratiques peuvent occulter en fait de profondes continuités entre l’ancien et le nouveau
régime. Il s’agit donc souvent non seulement de partis dominants au sens de Sartori, mais plus
que cela, ce sont des institutions-clé dans le fonctionnement des structures étatiques, même
après leur séparation officielle de ces dernières.
Partis dominants et transitions démocratiques dans les pays en développement
Les partis dominants sont, à tort ou à raison, souvent perçus de manière ambivalente,
dans les analyses portant sur les nouveaux régimes démocratiques. Si leur caractère
4 SARTORI, 1976. 5 ISHIYAMA, QUINN, 2006.
13
démocratique n’est essentiellement pas remis en cause dans les nouvelles démocraties
industrialisées (Parti Démocrate Chrétien en Italie (1945-1996), Parti Libéral Démocrate au
Japon (1955-2009)) 6, on y attribue une plus grande méfiance dans les pays en développement,
notamment ceux dans lesquels l’institutionnalisation des procédures démocratiques y est
considérée comme faible. Il devient dans ces cas malaisé de distinguer un parti dominant
démocratique d’une entité hégémonique qui contrôle l’ensemble des ramifications de
l’appareil d’Etat, et anéantit tout espace de discussion ou de contestation. Cependant,
certaines expériences montrent que des partis dominants peuvent jouer un rôle positif et
porteur dans des régimes démocratiques naissants, par la consolidation des institutions et des
pratiques, et la continuité nécessaire aux politiques publiques menées sur le moyen terme que
permet l’accumulation de plusieurs mandats consécutifs par un même parti.
Le tableau ci-dessous résume de manière succincte l’incertitude rencontrée dans les
nouveaux régimes démocratiques, en schématisant les avantages et inconvénients pour la
pérennité du nouveau régime qu’impliquent des gouvernements dont les dirigeants et les
cadres restent au pouvoir sur le moyen/long terme, ou au contraire dont les équipes sont
renouvelées sur le court terme. Précisons que le renouvellement des équipes dirigeantes n’est
pas nécessairement lié à l’acte électoral en tant que tel: en effet, les administrations au
pouvoir peuvent d’elles mêmes renouveler leurs effectifs, de même qu’une élection peut
ramener au pouvoir un parti dont l’équipe dirigeante sera essentiellement la même.
D’autre part, le schéma reste également indifférent par rapport à la nature plus ou
moins démocratique des régimes en question : en d’autres termes, que les régimes s’inscrivent
dans la durée ou qu’au contraire les équipes gouvernantes soient périodiquement renouvelées,
cela n’a pas nécessairement d’incidence sur le fait que ces dirigeants gouvernent de manière à
respecter ou non les principes démocratiques qui régissent leurs institutions. Cette
contingence explique d’ailleurs la distinction sémantique qui peut être faite entre une
démocratie dite électorale (dont le seul élément démocratique se limite au choix libre des
dirigeants par les citoyens), et une démocratie dans laquelle les dirigeants gouvernent selon
les principes démocratiques prévus dans sa Constitution, parfois qualifiée, à titre de
distinction avec la première, de démocratie libérale.
Ainsi, ce schéma pourrait potentiellement s’appliquer à tout type de régime. Il prend
toutefois son intérêt si on l’applique à des nouvelles démocraties dans des pays en
développement. En effet, les exigences institutionnelles d’un régime démocratique sont plus
6 DU TOIT, P. « Bridge or Bridgehead ? Comparing the Party Systems of Botswana, Namibia, Zimbabwe, Zambia and Malawi » in GILIOMEE, SIMKINS, 1999.
14
difficiles à gérer dans des pays où les ressources sont limitées, et lorsque ces institutions sont,
comme c’est le cas dans les démocraties en question, relativement nouvelles, et héritent de
systèmes antérieurs (coloniaux ou post-coloniaux) non démocratiques. Dans ces cas, les
dirigeants se doivent, en principe, de concilier pratiques démocratiques (électorales et
libérales), avec des politiques publiques capables de garantir un certain bien-être pour la
population, afin de permettre la stabilité et la viabilité du régime. Toutefois la faible
institutionnalisation découlant notamment de la limitation en ressources, implique une série
de pratiques informelles, parfois indispensables à cette stabilité, mais dont l’usage et la
gestion peuvent avoir des incidences déterminantes sur le caractère plus ou moins
démocratique du régime en question.
CONTINUITES/
CONSOLIDATIONS
DISCONTINUITES/
TRANSITIONS
ELEMENTS
FAVORABLES
GOUVERNANTS ACCUMULATION
D’EXPERIENCE
RENOUVELLEMENT DU
LEADERSHIP
INSTITUTIONS
CAPACITE A METTRE EN
ŒUVRE DES POLITIQUES
PUBLIQUES
INSTITUTIONS RENOUVELEES,
PLUS SOLIDES, ET MIEUX
EQUILIBREES
ELEMENTS
DEFAVORABLES
GOUVERNANTS GLISSEMENTS VERS
L’AUTORITARISME LEADERS INEXPERIMENTES
INSTITUTIONS
GOUVERNEMENT
ARBITRAIRE, EQUILIBRE
INSUFFISANT DES POUVOIRS
ALTERNANCE DU POUVOIR
TURBULENTE LORSQUE LES
INSTITUTIONS SONT FAIBLES
1. Eléments favorables et défavorables de la continuité ou de la discontinuité des gouvernements sur la pérennité des nouvelles démocraties des pays en développement7
Eléments potentiellement déstabilisateurs d’une alternance de pouvoir dans la
consolidation de nouvelles démocraties
L’analyse particulière de deux éléments de ce tableau paraît ici utile. Prenons d’abord
son quart droit inférieur, faisant référence aux éléments défavorables que peut impliquer un
changement des dirigeants. L’évocation même d’un tel scénario peut paraître à premier abord 7 Chaque élément considéré comme propre aux gouvernants et au fonctionnement des institutions a sa contrepartie horizontale (plus ou moins de continuité) et verticale (éléments favorables ou non au processus de démocratisation).
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abusive, dans la mesure où il existe un certain consensus dans la théorie des consolidations
démocratiques sur les bienfaits du renouvellement des élites gouvernantes, censé éviter les
méfaits inhérents au quart gauche inférieur du tableau, à savoir la concentration excessive de
pouvoir due à la longévité. En effet, il paraît rationnel qu’une équipe peu performante soit
sanctionnée par le vote, et remplacée par une autre équipe mieux préparée. Suivant ce
principe, Samuel Huntington affirme aussi qu’une démocratie ne peut être réellement
considérée comme telle qu’après avoir connu deux alternances de pouvoir incontestées et
réussies. Si le fond de cette théorie semble cohérent avec les principes de base de la
démocratie – en tout cas de la démocratie dite électorale - on peut toutefois émettre quelques
réserves à son sujet.
Le manque d’expérience d’hypothétiques hommes politiques fraîchement portés au
pouvoir - les « leaders inexpérimentés » du quart droit inférieur du tableau 1 - peut être
notamment illustré par l’arrivée au pouvoir d’un parti politique ne possédant pas
suffisamment de cadres bien formés ou de réseaux d’appui assez denses et divers, et
essentiellement élus par le vote sanction contre le parti gouvernant. A titre d’exemple,
l’élection du Partido da Convergência democrática/Grupo de reflexão (PCD/GP) de Miguel
Trovoada à São Tomé e Principe lors des premières élections démocratiques du pays en 1991,
a porté au pouvoir un gouvernement qui n’avait « ni des politiques bien définies, ni la capacité
administrative pour instituer des réformes fondamentales. »8 Les élections législatives
anticipées de 1994 finirent par rendre la majorité au MLSTP (Movimento de Libertação de
São Tomé e Principe), ancien parti-Etat qui avait gouverné depuis l’indépendance.
D’autre part, certaines expériences d’alternance montrent que même lorsque les
capacités des nouveaux partis portés au pouvoir sont réelles, et qu’il se produit un
renouvellement non-négligeable des élites (ce qui n’est pas donné, de nombreux nouveaux
partis d’opposition puisant leurs cadres dans les rangs des anciens partis uniques), les
pratiques de ces nouveaux acteurs se révèlent parfois très similaires à celles qui caractérisaient
leurs prédécesseurs.9 Ainsi, le MMD (Movement for Multiparty Democracy) de l’ancien chef
syndicaliste Frederick Chiluba, élu lors des premières élections multipartisanes en Zambie en
1991 a vite renoué avec essentiellement les mêmes réseaux et pratiques clientélistes que ceux
du parti UNIP (United National Independence Party) de Kenneth Kaunda, à qui il a
succédé.10
8 CHABAL, 1996. 9 DALOZ, J-P. « Introduction Générale : Les approches élitaires comme nécéssaire antidote ». in DALOZ, 1999. 10 DALOZ., J-P. « Sur le symptomatique cas zambien » in DALOZ, 1999.
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Les deux exemples cités ci-dessus montrent en quoi l’alternance n’est pas en soi une
garantie d’une amélioration des politiques menées, que cela soit d’ailleurs marqué par les
différences ou par les similarités avec les gouvernements antérieurs. On ne peut par contre
nier que le régime démocratique a, du moins, le mérite de permettre aux électeurs de
sanctionner les partis peu performants (quittes à resanctionner leurs successeurs si besoin), et
d’éviter que ces derniers ne restent au pouvoir au-delà de la fin du mandat qui leur est imparti.
Cependant, une deuxième dimension de l’alternance du pouvoir dans les nouvelles
démocraties de pays en développement tient à son effet cette fois-ci potentiellement
déstabilisateur et paradoxalement défavorable à la pérennité même de ces démocraties. Cet
effet peut se manifester lorsque l’alternance porte au pouvoir, de manière démocratique, des
organisations politiques ne réussissant pas à concilier les différents intérêts en jeu dont dépend
leur crédibilité sur les fronts domestique et/ou international. Ainsi, l’élection du Hamas en
Palestine en 2006 a clairement résulté d’un mécontentement électoral à l’égard du Fatah,
considéré comme trop corrompu et éloigné des réalités des populations par ses longues années
au pouvoir. Le mécanisme démocratique de l’alternance du pouvoir a bien fonctionné du
point de vue électoral. Cependant, malgré sa légitimé vis-à-vis de la majorité des électeurs
palestiniens, la position du Hamas sur le processus de paix israélo-palestinien l’a isolé sur
l’échiquier international, ce qui a éventuellement conduit à une déstabilisation du régime, et à
une crise institutionnelle. Ainsi, malgré la légitimité démocratique interne d’un parti politique
légalement porté au pouvoir par les urnes, sa capacité de rester au pouvoir dépend également
de sa crédibilité dans un système international qui ne répond pas à des règles proprement
démocratiques, mais à un enchevêtrement complexe et dynamique de normes et de rapports
de force plus ou moins explicites11. Cela est d’autant plus vrai que nous nous intéressons ici à
des nouvelles démocraties dans des pays qui pèsent très peu sur l’échiquier international, mais
qui doivent toutefois composer avec ce dernier.
On ne peut donc s’en tenir à une définition strictement électorale du processus de
consolidation démocratique, telle que celle proposée par Huntington, sachant que l’alternance
du pouvoir n’est pas un critère suffisant pour garantir que les nouveaux élus pérennisent ou
renforcent les institutions démocratiques du régime – elle peut même risquer de mettre en
péril ce nouveau système.
11 On aurait pu citer d’autres exemples moins récents mais tout aussi parlants quant à la « viabilité » de régimes dotés d’une légitimité démocratique sur le plan interne, mais qui furent renversés pour avoir un programme politique trop dissonant avec des intérêts domestiques et internationaux – dont la rhétorique officielle était pourtant pro-démocratique. C’est notamment le cas de nombreux gouvernements latino-américains démocratiquement élus dans les années 1960 et 1970, renversés par la suite par des régimes autoritaires, généralement avec l’appui des Etats-Unis.
17
Eléments institutionnels potentiellement favorables à la consolidation de
nouvelles démocraties liés à un exécutif collégial et suffisamment fort
En revenant au schéma 1, on peut à présent commenter le quart supérieur gauche,
c'est-à-dire certains éléments favorables à la démocratie qui sont liés à la permanence de
dirigeants au pouvoir et à la cohérence des politiques publiques menées, qui va de pair avec
cette continuité. Encore une fois, le consensus des théories sur les démocratisations souligne
généralement le danger potentiel de la permanence au pouvoir de dirigeants, même
démocratiquement élus, avertissant notamment contre les risques de concentration de pouvoir
qui tendent à réduire les espaces de contestation et de discussion. Certaines nuances
s’imposent toutefois afin de distinguer les formes de permanence de l’exécutif au pouvoir et
les risques qui y sont associés.
La première tient à la démocratie interne des partis politiques dominants. Alors que la
majorité des nouvelles Constitutions africaines interdisent à un président d’être porté plus de
deux fois au pouvoir de manière consécutive12 - même si certaines ont été modifiées afin de
détourner cette contrainte13 - rien n’empêche, théoriquement, dans un régime démocratique, à
un parti politique de rester au pouvoir pendant un nombre indéfini de mandats consécutifs
(citons à ce titre le SAP, Parti social-démocrate suédois des travailleurs, ayant gouverné
durant la période 1932-2006, avec à peine 9 ans d’interruption)14. Ainsi, dans ces démocraties
dites de parti dominant, la question de l’alternance du pouvoir se pose souvent d’avantage à
l’intérieur des rangs de ce même parti, plutôt qu’entre plusieurs formations différentes.
Le taux de renouvellement des équipes dirigeantes dépendra, dans ces cas,
essentiellement de l’organisation interne et du fonctionnement du parti politique en question,
et non du choix de l’ensemble de l’électorat national. En ce sens, la démocratie interne à
l’échelle d’un parti politique au gouvernement peut être déterminante dans sa capacité à se
renouveler et à se réadapter à des circonstances changeantes. C’est d’ailleurs souvent ce qui
permet à un parti politique d’être maintes fois réélu. Cela peut notamment se manifester par la
promotion du renouvellement des dirigeants à travers des processus de sélection suffisamment
transparents et participatifs, et par une allocation des postes gouvernementaux qui soit
12 Les pays suivants faisaient exception à cette règle en 2005 : Côte d’Ivoire, Guinée Equatoriale, Gambie, Guinée Bissau, Mauritanie, Zimbabwe. POSNER, YOUNG, 2007. 13 Cela s’est produit dans les pays suivants avant 2005 : Tchad, Gabon, Guinée, Namibie, Togo, Ouganda. Loc.cit. 14 On pourrait aussi citer le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) au Mexique ou le Parti du Congrès (ICP) en Inde.
18
suffisamment méritocratique. Ce renouvellement du leadership à l’intérieur d’un parti
politique peut, dans ces circonstances, compenser l’absence d’alternance qui caractérise les
systèmes de parti dominant, et créer ainsi une sorte d’alternance interne, pour ainsi dire.
Un deuxième élément à prendre en compte dans les régimes de parti dominant est
celui des phénomènes de concentration de pouvoir, tels qu’ils se manifestent dans les
dispositifs institutionnels, et notamment en ce qui concerne le poids de l’exécutif. La plupart
des régimes africains ont adopté des systèmes similaires à ceux de leurs anciennes métropoles
coloniales au moment de leur indépendance, à savoir un régime semi-présidentiel de type
Vème République à la française dans les pays francophones, et un régime parlementaire de type
Westminster pour les pays anglophones15. Cependant, presque toutes les anciennes colonies
anglophones sont également devenues des régimes présidentiels, généralement peu d’années
après l’indépendance. De même, à la sortie de la phase de parti-Etat traversée par la majorité
des pays africains, durant leurs deux ou trois premières décennies d’existence, les nouvelles
démocraties apparues au début des années 1990 sont presque toutes redevenues des systèmes
présidentiels, indépendamment de leur héritage institutionnel colonial16.
Cela est d’ailleurs le cas de la majorité des démocraties des pays en développement,
également hors Afrique, tandis que la plupart des démocraties des pays dits industrialisés sont
constituées de régimes parlementaires. Une étude comparative portant sur les déterminants de
la pérennité de nouveaux régimes démocratiques révèle notamment que, parmi un échantillon
de démocraties relativement jeunes (apparues depuis les années 1960), la proportion de
régimes parlementaires ayant été renversée, ou ayant glissé vers un régime de type autoritaire,
est supérieure à celle des régimes présidentiels ayant subi le même sort.17 On peut déduire de
ce constat empirique - sans pour autant en faire un paradigme - qu’un exécutif suffisamment
fort, caractéristique des régimes présidentiels, peut permettre d’éviter les problèmes
d’engorgement et de paralysie du pouvoir législatif, souvent associés aux régimes à fort
pouvoir législatif. En effet, dans des Etats faiblement institutionnalisés, et en période de crise,
ces derniers types de régimes semblent plus vulnérables aux renversements par des acteurs
externes ou aux coups de force internes.18
15 Les ex-colonies lusophones ont la particularité de ne pas avoir connu de période démocratique antérieure à une période de parti-Etat. 16 TORDOFF, 2002. 17 KAPSTEIN, 2008. 18 On pourrait ajouter que « selon Shin, les démocraties présidentielles se sont généralement mieux portées dans les pays à revenu faible que dans les pays à revenu élevé, concluant qu’il est difficile de soutenir l’argument que les constitutions parlementaires sont plus favorables à une démocratie stable ». BRATTON, VAN DE WALLE, 1997.
19
Typologies des régimes de parti dominant en Afrique
Au-delà des seules informations objectives sur le système institutionnel prévalant dans
un pays, certaines études de nature plus qualitative réalisées par des think tanks ou des
chercheurs indépendants, ont créé des bases de données tentant d’évaluer le degré de
démocratisation de régimes se qualifiant comme tels (Freedom House, Polity IV). Les
classements s’établissent selon une série de critères considérés comme intrinsèques aux
démocraties libérales19. Ces classements sont nécessairement approximatifs, dans la mesure
où une expertise approfondie et systématisée, qui prenne en compte toutes les complexités du
régime de chaque pays, avec un échantillon très grand, est sujette à de nombreux aléas. Ils
permettent néanmoins de situer des régimes nouvellement démocratiques en fonction de
certains critères empruntés au modèle des démocraties occidentales contemporaines. En ce
sens, ils doivent avant tout être lus comme un indicateur du niveau de compatibilité de ces
régimes avec le moule d’une démocratie libérale occidentale type, et a fortiori de celle du ou
des pays produisant la base de données en question.
L’un des classements les plus influents est celui que produit annuellement le think tank
américain Freedom House, avec une classification en trois catégories de pays libres,
partiellement libres, et non libres. Le Mozambique se trouvait ainsi, en 2007, dans la
catégorie intermédiaire, qui regroupe environ la moitié des Etats africains, et que Thomas
Carothers définit comme appartenant à une « zone grise » dans laquelle « certains attributs
démocratiques » coexistent avec de « sérieux déficits démocratiques ».20 Une classification
légèrement plus nuancée est proposée par Joseph Siegle21 (reproduite ci-dessous), qui partage
cette « zone grise » intermédiaire de pays partiellement libres, entre des régimes
démocratisants et d’autres semi-autoritaires, le Mozambique se trouvant alors dans la
première de ces deux sous-catégories.
19 Cette approche s’inscrit dans la lignée du courant moderniste américain des années 1950, inspiré des théories de Talcott Parsons, Marion Levy, et indirectement de Max Weber. Ses partisans ont tenté de développper une approche comparative des systèmes politiques à l’aide de modèles dont le structuro-fonctionalisme et la théorie des systèmes, et se sont concentrés sur les problèmes de démocratie et de stabilité institutionnelle. Ce type de catégorisation de régimes fut notamment critiqué pour son biais « occidentalocentré » et son manque de prise en compte des données socio-économiques dans les sociétés étudiées. Il semble utile dans ce contexte, afin de relever l’influence d’intérêts et d’acteurs politiques particuliers dans la promotion internationale de processus de démocratisation, et de mesurer la performance de divers pays au regard de l’application de manière relativement objective et rigoureuse d’une seule et même méthodologie – indépendamment de la validité que l’on peut accorder au choix des critères utilisés. Nous verrons en effet que ces critères, a priori neutres, reflètent parfois dans la pratique des visions assez spécifiques et certains partis pris sur ce qui peut qualifier ou non un régime de démocratique. Voir à ce sujet TORDOFF, 2002. 20 ORMERT, 2006. 21 Cette classification a été obtenue par Siegle en croisant les bases de données de Freedom House et de Polity IV. SIEGLE, 2006.
20
2. Catégorisation de régimes politiques africains selon Joseph Siegle en 2006 22.
Malgré le caractère approximatif et éphémère de ces classements, il paraît néanmoins
utile, à des fins comparatives, d’identifier les régimes de parti dominant qui tombent dans les
deux premières colonnes du tableau ci-dessus - les démocraties en phase de consolidation
(« consolidating democracies ») et les régimes démocratisants (« democratises ») - afin de
percevoir les pays dans lesquels la pérennité d’un même parti au pouvoir semble la plus
compatible ou non avec l’institutionnalisation d’un régime démocratique. Si l’on prend les 16
régimes africains de parti dominant identifiés par Mohammed Salih en 200323 , et on les
répercute sur le tableau de Siegle, on trouve dans la première colonne le Botswana, la
Namibie, et l’Afrique du Sud, et dans la deuxième, le Mozambique, la Tanzanie et l’Ouganda.
Les dix autres régimes de parti dominant africains sont rangés parmi les régimes semi-
autoritaires ou autocratiques.
On peut ainsi s’interroger sur ce qui distingue les partis qui sont au pouvoir dans ces
régimes démocratiques de parti dominant, considérés comme plus démocratiques que les
autres par les classements de régime de Freedom House et de Joseph Siegle. En effet, il paraît
légitime de se demander en quoi l’engagement démocratique de certains partis politiques
dominants serait supérieur à celui des autres, malgré la position de protagoniste dans le
système qui les caractérise tous. Si l’on se penche sur certains des critères utilisés pour classer
ces régimes, il devient plus aisé de les départager entre eux.
22Loc. cit. 23 SALIH, 2003. L’Ouganda à l’époque était gouverné par le NRM qui ne se définissait pas comme un parti mais possède des caractéristiques communes avec ces derniers. On pourrait aussi mentionner, parmi les pays de la première colonne (démocraties en phase de consolidation), les anciens régimes de parti dominant qui ont connu une alternance de pouvoir relativement récente, à savoir le Ghana et le Sénégal.
21
Le classement effectué par Polity IV se base sur trois critères : le degré de compétition
dans le recrutement des postes exécutifs, le niveau de participation politique dans le régime, et
les contraintes sur l’exécutif, et note chaque catégorie sur 1024. Les scores pour les deux
premières variables sont relativement élevés dans l’ensemble des six pays susmentionnés
(parfois égaux à ceux des démocraties dites avancées), ce qui les différencie des autres
régimes de parti dominant africains identifiés. Par contre, les six pays obtiennent des scores
différents dans la variable des contraintes sur le pouvoir exécutif, qui les départage nettement
entre eux. Ce critère semblerait en effet montrer du doigt les différences existantes entre les
régimes gouvernés d’une part par le BDP (Botswana) et l’ANC (Afrique du Sud) avec 7
points, puis la SWAPO (Namibie) à un niveau intermédiaire avec 5 points, et d’autre part le
Frelimo, le CCM (Tanzanie) ou encore le NRM (Ouganda) avec respectivement 4 points pour
le premier et 3 points pour les deux derniers25.
Pays RECRUTEMENT DES
EXECUTIFS
CONTRAINTES SUR
L'EXECUTIF
PARTICIPATION
POLITIQUE
Botswana 8 7 9
Afrique du
Sud 8 7 9
Namibie 7 5 9
Mozambique 8 4 9
Tanzanie 7 3 6
Ouganda 5 3 6
3. Classement selon Polity IV des six régimes de parti dominant identifiés
On peut aussi remarquer que les trois pays dans lesquels gouvernent ces derniers partis
(Mozambique, Tanzanie et Ouganda), obtiennent des scores égaux à ceux des autres
démocratisants (Tableau 2, deuxième colonne) en ce qui concerne le degré de compétition et
le degré de participation évalués, mais connaissent par contre les pires scores parmi ces
mêmes démocratisants en ce qui concerne les contraintes sur le pouvoir exécutif26. Or, une
autre particularité de ces trois pays est qu’ils sont parmi les plus cités par les bailleurs de
24 Site Web Polity IV : http://www.cidcm.umd.edu/polity/ (dernier accès : 15/06/08). 25 Les sigles des partis correspondent respectivement à : Botswana Democratic Party, African National Congress, South West Africa People’s Organization, Chama Cha Mapinduzi et National Resistance Movement. 26 Cette analyse des scores de Polity IV s’inspire de celle de Joseph Hanlon et Teresa Smart (HANLON, SMART, 2008). Les faibles performances en termes de « contraintes sur l’éxécutif » s’expliquent, selon Polity IV par la faiblesse des pouvoirs législatifs et judiciaires dans les pays étudiés.
22
fonds internationaux dans la dernière décennie pour leurs bonnes performances en matière de
gouvernance, et ont acquis un statut de pays modèles pour ces mêmes bailleurs de fonds27.
Ambivalences de l’absence de contraintes sur le pouvoir exécutif : contradiction
entre démocratie et bonne gouvernance ?
Une absence de contraintes significative sur le pouvoir exécutif (alliée à un niveau
relativement élevé de compétition dans le recrutement des postes exécutifs et de participation
politique de la population) a donc des implications ambivalentes : en effet, les mauvais points
de performance démocratique dus à un niveau trop faible de contraintes sur le pouvoir
exécutif semblent, du moins dans les cas cités, se répercuter par des bons points en termes de
bonne gouvernance. Ainsi, même lorsque l’on prend des critères de qualification de régimes
démocratiques qui répondent à des normes définies par les démocraties occidentales, cela
entre en contradiction avec la bonne gouvernance, concept pourtant également promu par les
gouvernements de ces mêmes pays.
Cette contradiction provient effectivement de la coexistence de divers intérêts et des
discours dissonants, voire schizophréniques émanant de certains de ces pays développés, qui
ont une incidence importante sur les régimes des nouvelles démocraties dont ils sont souvent
les principaux bailleurs de fonds. De fait, suite aux bouleversements induits par
l’effondrement du bloc communiste dans les années 1990, la démocratisation et la
libéralisation économique semblaient aller de pair, et ont été promues comme les deux faces
d’une même médaille par les pays occidentaux. Cependant, le concept de bonne gouvernance
a permis de mieux synthétiser cette double priorité de leurs politiques extérieures vis-à-vis de
ces nouveaux régimes démocratiques : cette priorité peut se résumer par l’objectif de
promouvoir un cadre institutionnel stable qui permette d’étendre le marché mondial déjà
existant à ces territoires nouvellement intégrés dans une économie globalisée. En d’autres
termes, certaines des garanties offertes par un modèle de démocratie libérale à la propriété
privée ou à la liberté contractuelle semblent prédominer au détriment d’autres libertés
individuelles et politiques. Ainsi, comme le formule Guy Hermet,
27 Ils se distinguent également des 3 autres pays à parti dominant identifiés (Botswana, Namibie, Afrique du Sud), par leur niveau de développement économique, ces derniers étant des pays à revenu intermédiaire, ayant des PIB par habitant nettement plus élevés que ceux de leurs voisins. Le Mozambique, ainsi que la Tanzanie et l’Ouganda paraissent donc avoir un niveau institutionnel relativement avancé, malgré le poids plus faible de leurs économies. D’autres pays africains à faible revenu sont également souvent applaudis par les bailleurs de fonds pour leur bonne gestion – mais moins félicités que les pays susnommés pour leur niveau de démocratie – tels que le Rwanda, le Malawi, ou la Zambie.
23
s’agissant des pays du Sud […], l’objectif privilégié des puissances, des organisations internationales et des ONG d’envergure mondiale visait moins l’extension de l’aire de la démocratie comme régime de gouvernement que celle d’un espace économique et juridique servant un objectif d’organisation globale, capable de rendre les rapports internationaux de toutes espèces plus prévisibles. C’est dans cette perspective que s’est banalisée à l’usage des sociétés pauvres la notion peu définie de bonne gouvernance en lieu et place de celle de démocratie […]. Le but primordial consiste dorénavant à imposer l’hégémonie d’une sorte d’Etat de droit revisité, garant avant toute chose du régime de la propriété et de la lutte contre la corruption. Il est en revanche beaucoup moins facile de travailler à l’expansion des libertés touchant à la politique ou aux mœurs.28
On est donc face à des exemples spécifiques d’Etats africains qui ont apparemment su
incorporer l’ordre de priorités des politiques extérieures de leurs bailleurs de fonds, en
conférant une prééminence à la bonne gouvernance, et en laissant d’autres éléments
institutionnels intrinsèques aux démocraties libérales au second rang.
Si l’on revient au tableau 1, on peut répercuter les deux derniers constats faits à propos
des nouvelles démocraties de parti dominant mentionnées : d’une part, le niveau relatif de
bonne gouvernance conféré par les bailleurs de fonds se traduit par la case des caractéristiques
institutionnelles favorables (capacité de mettre en œuvre des politiques publiques sur le long
terme) liées à la continuité d’un gouvernement au pouvoir. D’autre part, l’absence de
contraintes sur le pouvoir exécutif se répercute sur la case des caractéristiques
institutionnelles défavorables (gouvernement arbitraire/équilibre insuffisant des pouvoirs) à la
consolidation du nouveau régime démocratique, également liées à la permanence d’un même
parti au pouvoir. Cette coexistence d’éléments institutionnels favorables et défavorables rend
problématique la classification des systèmes de gouvernement en question comme étant plus
ou moins propices à la consolidation de la démocratie, même s’ils semblent – au regard du
constat empirique sur ces régimes - propices à l’approfondissement de la bonne gouvernance.
Il est donc nécessaire d’examiner également les caractéristiques ayant trait aux
gouvernants, l’autre variable du tableau 1. Une analyse plus approfondie des acteurs en jeu, et
notamment de ceux qui composent le parti politique dominant, peut effectivement permettre
de mieux comprendre les engrenages qui modèlent l’équilibre et l’arbitrage entre une certaine
cohérence décisionnelle des politiques menées par les acteurs centraux et un plus grand
partage du pouvoir avec d’autres acteurs.
En outre, si l’on s’en tient aux critères de Polity IV, rappelons que le Mozambique, ou
encore la Tanzanie et l’Ouganda, obtiennent de bonnes performances en matière de
compétition dans le recrutement aux postes exécutifs, ainsi qu’en termes de participation
28 HERMET, 2008.
24
politique des populations. Cela laisse donc supposer que, s’ils remplissent dans une certaine
mesure les critères de la bonne gouvernance énoncés auparavant, on ne peut les réduire à
cela : leur degré de démocratisation va au-delà des critères minimaux de fonctionnement d’un
Etat de droit. En effet, le parti politique au pouvoir est certes peu encadré par les pouvoirs
législatif ou judiciaire pour gouverner, mais il est obligé dans ces régimes de composer avec
divers acteurs qui régulent et orientent son action, par des mécanismes formels (de démocratie
représentative et participative) et informels (consultations et négociations entre groupes
d’intérêt).
La nécessité d’analyser les interactions entre acteurs et institutions pour rendre
compte des processus de démocratisation
Le concept de gouvernance, ou de bonne gouvernance n’est donc pas suffisant pour
analyser un régime politique donné, puisqu’il se focalise essentiellement sur l’aspect
fonctionnel des institutions étatiques. Il semble également nécessaire de prendre en compte les
interactions entre les divers acteurs qui composent le système politique en question, et les
différentes négociations nécessaires qui permettent de rendre le système d’institutions
opérant.
Le concept de gouvernabilité permet de combler en partie cette lacune29. Nous
entendons ici par gouvernabilité la capacité qu’a ou non un gouvernement de réussir à réaliser
ses objectifs, face à des difficultés liées à l’inadaptation des institutions aux réalités du terrain
ou à leur mauvais fonctionnement, et face à la nécessité de faire des concessions à des
groupes de pression dont les intérêts peuvent parfois aller à l’encontre de ces objectifs.
Ainsi, selon Jacques Theys,
Si la notion de « gouvernance » concerne plutôt les outils et les processus de l’action collective, celle de « gouvernabilité » met l’accent sur la spécificité des situations, et sur la probabilité, face à ces situations spécifiques, plus ou moins complexes, de trouver des solutions à la fois efficaces et acceptables. Certaines situations sont intrinsèquement ou politiquement gérables ; d’autres ne le sont pas - ou ne peuvent l’être qu’au prix de difficultés et d’efforts considérables. […] Dans certaines situations les contradictions pourront être gérées par la négociation ou le pragmatisme ; dans d’autres cas on n’évitera pas un processus chaotique essentiellement régulé par les crises.30
29 Il est important de clairement distinguer les termes gouvernance et gouvernabilité, parfois confondus entre eux. Dans certaines langues, la confusion est même entretenue par les organismes officiels, tels que la Real Academia Española de la Lengua, qui considère les termes gobernanza et gobernabilidad comme synonymes. HUFTY, 2007. 30 THEYS, 2003.
25
Si l’on se penche sur cette dernière distinction mentionnée par Theys, entre certaines
situations pouvant être gérées et d’autres débouchant sur des crises, on peut postuler que,
indépendamment de l’existence ou non d’alternance de pouvoir, la nécessité d’avoir un niveau
de gouvernabilité suffisamment « forte »31 dans un régime donné est une condition sine qua
non de sa pérennité. En effet, la capacité pour les acteurs de ce régime de trouver des
solutions négociées – indépendamment du bon fonctionnement des institutions, c'est-à-dire de
la bonne gouvernance – est un élément nécessaire à sa survie.
Le niveau de gouvernabilité d’un régime est donc – comme le niveau de gouvernance
- également ambivalent par rapport à la consolidation démocratique : s’il permet, par des
entorses légales, des négociations informelles, ou d’autres mécanismes improvisés, de
contourner des impasses politiques ou administratives, il peut dans son processus miner la
crédibilité de l’Etat de droit, et donc, le cas échéant, du régime démocratique. Les
mécanismes d’action formels et informels sont donc en interaction permanente, et doivent être
suffisamment équilibrés entre eux, à la fois pour que le régime en place reste crédible aux
yeux de la population et pour que les institutions puissent s’adapter progressivement aux
situations spécifiques des sociétés gouvernées.
Notons ici que les principaux courants associés à la science politique appliquée aux
pays d’Afrique ont souvent tendance à réduire la portée des mécanismes institutionnels
formels pour expliquer les processus en cours dans les espaces politiques africains, compte
tenu du rôle primordial des relations informelles dans les systèmes de pouvoir. Ainsi, Chabal
et Daloz soulignent la prééminence des pratiques néopatrimoniales et la domination des
processus politiques en Afrique par leurs « big men » respectifs32. Cependant, si cette
dimension doit certainement être prise en compte, sa portée explicative des obstacles à la
consolidation démocratique nous paraît ici insuffisante pour trois raisons principales.
Tout d’abord, il serait trop simpliste dans le cas mozambicain de s’en tenir aux seules
relations clientélistes évidemment très répandues dans toute société oligarchique, dont les
élites sont concentrées sur une très faible portion de leurs populations respectives, comme
c’est le cas dans le pays étudié. Nous verrons en effet que les pratiques institutionnalisées de
ces élites doivent également être prises en compte afin de mieux appréhender le degré de
formalisation des pratiques politiques, et pourquoi d’autres pratiques restent à un niveau
informel.
31 Van Vliet et Matus opèrent une distinction qualitative du niveau de gouvernabilité dans un régime donné entre niveaux de gouvernabilité faible, moyenne, et forte. THEYS, 2003. 32 Voir à ce sujet CHABAL, DALOZ, L’Afrique est partie ! Du désordre comme instrument politique, Paris, Economica, 1999, 196 p.
26
En deuxième lieu, les pratiques patrimonialistes et clientélistes sont également très
répandues dans d’autres pays en développement en Amérique du Sud ou en Asie, et ont
caractérisé le processus de développement de nombre de démocraties avancées
contemporaines (Italie, Japon), ce qui ne fait donc pas de cette théorie une variable
proprement africaine, et même suggère que leurs mécanismes ne font pas systématiquement
obstacle à une consolidation de la démocratie telle qu’elle est pratiquée dans ces démocraties
dites avancées. Ce constat permet donc de nuancer la caractérisation des pratiques
néopatrimoniales comme obstacle à la consolidation des régimes démocratiques.
Troisièmement, les théories de la consolidation démocratique, produits souvent
dérivés de la « transitologie »33, se mettent souvent d’accord pour définir cette consolidation
comme une situation dans laquelle le recours aux canaux de participation et de négociation de
conflits formels sont devenus les seuls mécanismes considérés comme viables par les
principaux acteurs34. Or, comme le souligne Carrie Manning à propos du Mozambique, c’est
précisément le fait que
les institutions politiques […] ne soient pas35 reconnues par tous les acteurs politiques comme le « seul jeu en ville »36, mais qu’elles peuvent être […] complétées par des processus qui enchâssent des notions alternatives de légitimité démocratique […] et de système [politique], qui ont rendu le règlement post-conflit mozambicain durable à moyen terme.37
Il s’agit ainsi de prendre en compte les processus de consolidation démocratique
comme le résultat d’interactions constantes entre acteurs et institutions qui façonnent les
pratiques des premiers et les évolutions des deuxièmes de manière dynamique, à la fois dans
la sphère formelle des institutions politiques et dans la sphère informelle des relations
interpersonnelles. Ces interactions participent ainsi de manière graduelle à la construction
d’un système politique, qui, tant bien que mal, tente de se réadapter à des paramètres créés ex
nihilo, à l’intérieur et autour desquels il se construit.
33
Courant de la science politique visant à expliquer les transitions de régimes autoritaires à des régimes démocratiques, notamment à partir de celles survenues durant la dite « troisième vague » de démocratisations initiée durant les années 1970 en Europe du Sud, et suivie en Amérique Latine et en Europe de l’Est dans les années 1980. 34 Cette définition est généralement attribuée à Larry Diamond, ou à Alfred Stepan et Juan Linz. 35 Souligné dans le texte original. 36 Traduction littérale de l’expression « the only game in town », qui signifie, dans ce contexte, le seul système de normes et de valeurs régissant la vie politique qui soit considéré, de manière consensuelle, comme acceptable dans une communauté donnée. 37 MANNING, 2002a.
27
La nécessité d’un gouvernement doté d’un projet politique perçu comme légitime
par la population comme condition de la consolidation démocratique : interactions entre
institutions et politiques publiques
Cependant, ces éléments de gouvernance et de gouvernabilité ne se réfèrent qu’aux
moyens dont disposent les gouvernants au pouvoir pour parvenir à leurs objectifs. Ils ne
rendent pas compte des objectifs proprement dits. Or, la capacité pour un parti d’être réélu
dépend aussi de la perception qu’ont les électeurs d’une amélioration de leurs conditions de
vie. En ce sens, les objectifs d’un gouvernement donné doivent être suffisamment guidés par
un projet politique visant le bien commun. Certes, les dérives populistes à fins purement
électorales peuvent donner l’illusion à l’électorat qu’il élit - et réélit, parfois à plusieurs
reprises - un gouvernement responsable et engagé envers l’intérêt général tandis que les
résultats ne corroborent pas cet engagement. Cependant, un tel régime qui serait incapable de
satisfaire ces conditions minimales risque presque inéluctablement de déboucher à terme soit
par une alternance de pouvoir, soit par une crise institutionnelle – qui pourra à son tour
renouveler les bases d’un nouveau régime démocratique, ou bien faire basculer le
gouvernement vers un régime autoritaire.
En ce sens, la temporalité des régimes politiques peut être schématisée par des
périodes de consolidation, périodiquement ponctuées par des transitions, elles-mêmes
nécessaires afin d’éviter que le régime tombe dans la déliquescence, qui peut à son tour mener
à une crise. Celle-ci pourra mener à terme à un nouveau régime, et ainsi de suite. Or, les
périodes de consolidation supposent un approfondissement des institutions du régime envers
la satisfaction du bien commun, tel que celui-ci est perçu par une parcelle suffisamment
représentative de la population totale à un moment donné. En effet, la durabilité à moyen
terme de régimes autoritaires ne dépend généralement pas uniquement des capacités de
l’appareil répressif de l’Etat, ou de ses alliances avec les principaux groupes d’intérêt
influents, mais aussi de ses capacités à améliorer le niveau de vie d’une portion significative
de leurs populations. Ces dernières peuvent ainsi parfois abdiquer de certains droits, de la
participation politique, ou encore du choix des gouvernants, lorsque ce coût est compensé par
une amélioration de leurs conditions matérielles d’existence.
En revanche, dans un système de gouvernement démocratique, si la participation
politique, et la jouissance de droits et de libertés individuelles sont certes des biens en soi,
l’amélioration du niveau de vie reste une préoccupation tout aussi fondamentale – notamment
lorsqu’il s’agit de nouveaux régimes démocratiques dans des pays à faible revenu.
28
En somme, la permanence ou non au pouvoir de dirigeants dans un régime donné est
non seulement liée à leur capacité de gouverner (avec plus ou moins d’efficience, et à travers
des mécanismes formels ou informels), mais aussi à leur capacité de rallier des populations à
un projet politique orienté par des objectifs perçus comme légitimes, car correspondant à une
vision historiquement et localement enracinée de l’intérêt général, ou du bien commun.
Il faut donc ajouter à la perspective fonctionnaliste de la gouvernance et de la
gouvernabilité, une dimension historique et idéologique qui permette d’appréhender les visées
politiques des gouvernants afin de rendre compte de la capacité d’un parti politique de
contribuer à un processus de démocratisation. Le concept de « gouvernementalité », introduit
par Michel Foucault, vise précisément à rendre compte de cette dimension, en montrant que
« nous ne pouvons comprendre les pratiques pragmatiques, les arrangements collectifs, le
fonctionnement des outils ou des procédures en les isolant des objectifs et valeurs assignées à
l’action publique »38.
Or, ce n’est pas par une simple coïncidence que les partis dominants de démocraties
en phase de consolidation et régimes démocratisants identifiés ci-dessus par des croisements
de bases de données ayant trait aux éléments fonctionnels de certains régimes partagent par
ailleurs certaines caractéristiques historiques et idéologiques communes, ce qu’atteste
notamment les liens de certains avec les pays de l’Est à l’époque de la Guerre Froide, ou leur
formation comme organisations anticoloniales ou anti-apartheid en Afrique Australe, dont
certaines menèrent la lutte armée. Malgré les changements survenus depuis, ces
caractéristiques doivent être prises en compte afin de comprendre leurs projets politiques
contemporains. Ces éléments sont en effet essentiels, en complément des éléments
fonctionnels cités auparavant, dans l’analyse visant à identifier pourquoi ces partis politiques
dominants sont aujourd’hui plus ou moins enclins à mener à bien des projets politiques dans
un cadre que l’on puisse considérer comme démocratique.
Intérêt du cas mozambicain comme étude de cas d’une démocratie de parti
dominant dans un pays en développement
Le cas du Mozambique gouverné par le Frelimo, dans un contexte récemment
démocratisé, présente l’intérêt d’être illustratif des contradictions et des ambigüités inhérentes
aux régimes de parti dominant dans les pays en développement, et notamment des nouvelles
démocraties africaines : alors qu’il existe un certain renouvellement de son leadership, le 38 THEYS, 2003.
29
poids de la vieille garde du Frelimo reste considérable dans les processus décisionnels. Si les
gouvernements expriment et révèlent une volonté de réformer l’Etat pour le rendre plus
efficace, comme l’attestent par exemple les réformes de décentralisation, ce processus est très
graduel, notamment en raison de résistances au sein du parti. D’autre part, malgré les
nombreuses critiques formulées à l’égard du Frelimo, l’électorat mozambicain finit tout de
même par réélire le parti (encore qu’avec un taux d’abstention croissant), et les bailleurs de
fond continuent d’affluer vers ce PMA acquis aux normes de la bonne gouvernance, et qui
reste l’un des plus grands bénéficiaires de l’aide internationale au développement.
La question centrale est donc d’évaluer dans quelle mesure un régime de parti
dominant dans une nouvelle démocratie d’un pays africain de faible revenu tel que le
Mozambique peut être favorable à la consolidation démocratique dans ce pays. Nous
tenterons d’y apporter une réponse en deux temps, en privilégiant en premier lieu (Cf.
Première Partie) une approche centrée sur des éléments historiques et sociologiques qui
permettent d’expliquer les lignes de continuité et de fractionnement des éléments idéologiques
du Frelimo qui ont pu orienter son action jusqu’aujourd’hui, ainsi que l’implantation et la
pérennité de ce parti au centre du système politique mozambicain. En deuxième lieu (Cf.
Deuxième Partie), il s’agira d’analyser la capacité du parti de gouverner et mener à bien un
programme dans le régime démocratique actuel, en prenant en compte les capacités des
institutions étatiques, les pactes formels et informels constitués entre divers acteurs, et
l’influence respective de ces derniers dans les processus décisionnels.
En effet, l’hypothèse de départ est que le Frelimo semblerait avoir réussit jusqu’à
présent à réunir les éléments tant programmatiques qu’organisationnels dans le panorama
politique mozambicain pour mener à bien une stratégie de développement composée d’un
ensemble de politiques publiques sur le moyen à long terme, ce qui lui permet de gouverner
en dominant la scène politique sans pour autant avoir la nécessité d’exercer le pouvoir de
manière autoritaire, et peut-être même au contraire, en approfondissant le processus de
démocratisation.
Dans notre premier axe d’analyse, seront examinés les héritages institutionnels et
idéologiques du parti et du régime et leurs mutations dans le nouveau régime démocratique
(Cf. Première Partie), afin de dégager en quoi l’expérience accumulée du Frelimo a un impact
plutôt favorable à la démocratisation du pouvoir, ou, au contraire, renforce des éléments
autoritaires latents dans ce nouveau régime (Cf. Chapitre 1). Une analyse subséquente du
fonctionnement du parti dans son incarnation actuelle pourra alors nous permettre d’évaluer la
capacité du Frelimo d’être suffisamment cohérent et organisé tout en réussissant à se
30
renouveler au fil du temps afin de conserver son statut dans la scène politique mozambicaine
dans un contexte changeant et sous de nouvelles règles et institutions (Cf. Chapitre 2).
Dans un deuxième temps, nous analyserons si les stratégies du parti gouvernant pour
se maintenir au pouvoir et mener à bien son programme sont compatibles avec la
démocratisation du régime et de la société dans laquelle il opère (Cf. Deuxième Partie). Nous
verrons ainsi d’abord si les structures de l’administration étatique et leur fonctionnement dans
le contexte mozambicain actuel renforcent ou non l’efficacité des politiques publiques de
manière à refléter les demandes des électeurs (Cf. Chapitre 3). Nous tenterons alors d’analyser
comment un Frelimo se retrouvant souvent pris entre une société civile urbaine naissante, une
communauté de bailleurs de fonds fortement implantée, et une population majoritairement
rurale et politiquement peu organisée, parvient tant bien que mal à concilier ces intérêts
contradictoires, et en quoi ce gouvernement dans le contexte proprement mozambicain, peut
ou non être représentatif et favorable aux intérêts des divers secteurs de la population de ce
pays (Cf. Chapitre 4).
Littérature sur le sujet et méthodologie employée
L’Afrique lusophone reste encore aujourd’hui relativement peu connue, comparée au
reste du continent. Quelques ouvrages portant sur les dimensions politiques du nouveau
régime mozambicain ont été publiés dans les années 1990 et 2000, mais restent relativement
peu nombreux.39 Un certain nombre d’articles de revues de prédominance anglo-saxonne et
d’Europe du Nord, dont l’apport théorique est notamment issu des courants de la transitologie,
ont également été consultés. En ce sens, le regain d’intérêt pour les partis politiques africains
dans la dernière décennie40, l’application des théories sur le rôle des partis politiques dans les
processus de démocratisation en général, et plus particulièrement les quelques écrits sur le
rôle des partis dominants en ce sens, ont fourni des outils théoriques qui permettent d’analyser
des sociétés certes différentes de celles pour lesquelles elles ont souvent été conçues au
départ, mais dont l’application à d’autres espaces reste potentiellement heuristique, dans la
mesure où l’institutionnalisation des pratiques politiques dans le cas d’étude choisi est tout
aussi significative que ne le sont les pratiques informelles.41
39 On peut mentionner notamment MANNING, 2002a; PITCHER, 2002; ALDEN, 2001. 40 Voir à ce sujet GAZIBO, 2006. 41
GILIOMEE, SIMKINS (1999) est le seul ouvrage trouvé qui tente d’appliquer la théorie des partis dominants aux pays en développement. Giovanni Sartori avait en partie esquissé cette application dans les années 1970, donc dans un contexte historique très différent.
31
Il a aussi été très important de se référer à la littérature mozambicaine sur le sujet
étudié, dans la mesure où celle-ci apporte une foule d’informations n’existant pas ailleurs, et
peut éventuellement relativiser un biais trop occidentalocentriste.42 Face au relatif manque
d’ouvrages et d’articles suffisamment récents, qui présentent des perspectives variées sur le
sujet étudié, il a été très utile de se référer à la littérature grise, composée de nombreux
rapports rédigés souvent pour des organisations internationales, des agences de coopération
bilatérale, ou pour le gouvernement mozambicain. La presse locale ainsi que les newsletters
internationales sur l’Afrique ont également servi de support factuel important.
Des entretiens semi-directifs furent réalisés à Maputo durant le mois de mars 2008,
avec des politiciens (2 députés membres de la Commission Politique du Frelimo, 1 député de
la Renamo, le président du parti PDD, et 1 ex-ministre de l’ancien régime socialiste), des
journalistes (2 ayant travaillé pour l’ancien journal officiel du parti Tempo, et 1 travaillant
actuellement dans un journal indépendant, Zambèze) et des chercheurs (1 historien, et 2
politologues), tous de nationalité mozambicaine. A cela s’ajoutent de nombreuses discussions
avec des étudiants de l’Universidade Eduardo Mondlane (UEM, où une partie de la recherche
a été effectuée, en plus de la bibliothèque de l’Electoral Institute of Southern Africa (EISA),
de la Biblioteca da Assembléia da República, et de l’Arquivo Histórico Nacional (AHN)), des
membres d’associations, d’autres chercheurs sur place, des membres de la communauté
internationale résidente (médecins, professeurs, journalistes, diplomates, fonctionnaires), ainsi
que d’autres citoyens mozambicains vivant dans divers quartiers de la capitale, et originaires
de plusieurs régions du pays. Il y a des limites évidentes à la réalisation du travail de terrain
dans la seule capitale, peu représentative des conditions de vie dans la majeure partie du pays.
Cependant, la focalisation prioritaire sur les élites du parti dominant ont fait de Maputo le
terrain privilégié de l’étude.
42 Citons ici les auteurs Luis de Brito, Elisio Macamo, Jaime Macuane, José Magode, Brazão Mazula, Severino Ngoenha, Adriano Nuvunga, et Eduardo Sitoe.
32
PREMIERE PARTIE :
LES TRANSFORMATIONS DU PARTI FRELIMO ET
LEUR INFLUENCE SUR LA NATURE DU REGIME
MOZAMBICAIN
33
CHAPITRE 1: HERITAGES INSTITUTIONNELS ET IDEOLOGIQUES: LA FORMATION DU PARTI FRELIMO ET DE L’ETAT MOZAMBICAIN
Si nombre de dirigeants du Frelimo ayant joué un rôle central dans les gouvernements
de la période socialiste occupent aujourd’hui des postes plutôt consultatifs au sein du parti,
celui-ci n’en reste pas moins dominé par une vieille garde ayant participé à la lutte de
libération nationale et traversé les différentes périodes historiques du parti au pouvoir. Les
différents héritages, du socialisme et du nationalisme sur l’orientation des politiques menées
par le Frelimo peuvent paraître difficiles à appréhender dans une période contemporaine post-
Guerre Froide. Le Mozambique est effectivement l’un des PMA les plus dépendants et
conformément pliés aux normes d’aide internationale du nouvel ordre mondial, et ses
gouvernants n’ont, de ce fait, pas une grande marge de manœuvre dans l’élaboration des
politiques qui sont menées. Pourtant, les diverses phases vécues par l’organisation avant la
transition démocratique du pays ont laissé des marques profondes sur le fonctionnement
interne du parti, qui sont ressenties encore aujourd’hui.
On peut tenter d’examiner l’influence de ces héritages institutionnels tout d’abord en
replaçant la genèse du Frelimo dans le contexte de la critique des socialismes africains au
tournant des années 1970, ce qui permettra alors de situer les luttes d’influences internes ayant
porté les leaders historiques du Frelimo au pouvoir, ainsi que d’expliquer les déterminants de
leur cohésion au sein de l’organisation. On tentera ensuite de montrer en quoi la formation des
cadres par les expériences du mouvement de libération nationale a pu cristalliser les
fondements idéologiques et organisationnels qui caractériseraient le Frelimo une fois
l’indépendance acquise. Enfin, on mettra en évidence les modalités de participation de la
population à la vie politique et son encadrement dans la structure organisationnelle de l’ancien
parti-Etat dans le régime instauré après l’indépendance, dont nous nous efforcerons de révéler
les spécificités et l’évolution afin de dégager certaines permanences de la « démocratie
populaire » d’hier dans la « démocratie libérale » d’aujourd’hui.
34
A – LES INFLUENCES CONTRADICTOIRES DES SOCIALISMES DANS LA
FORMATION DU FRELIMO DES ANNEES 1960 ET 1970
Les socialismes africains : l’influence des populismes indépendantistes des années
1960
Le Frelimo dans son incarnation contemporaine ne conserve, au regard des politiques
néolibérales menées depuis la fin des années 1980, que peu de traces apparentes de son passé
socialiste. Mis à part les symboles qui ornent le drapeau ou le blason national, des slogans
effacés sur les murs des villes appelant entre autres à « l’union des forces travailleuses contre
la domination du capitalisme », ou encore les noms des rues de Maputo, de Karl Marx à Kim
Il Sung, en passant par Salvador Allende, la période post-indépendance - durant laquelle la
construction du socialisme était proclamée comme stratégie de développement officielle - est
bel est bien révolue. Cependant, il paraît utile pour comprendre le fonctionnement actuel du
Frelimo, d’examiner si la rhétorique du discours et de la symbolique socialistes, qui ont
caractérisé cette période – et dont une partie a survécu jusqu’aujourd’hui - se reflétaient
véritablement ou non dans la structure du pouvoir, et dans les politiques menées par les
dirigeants du Frelimo.
En tentant d’évaluer l’impact réel des différences idéologiques dans les parcours des
pays africains depuis leur indépendance, William Tordoff en conclut que si celles-ci n’ont pas
toujours constitué un facteur déterminant, les différences notées entre les stratégies de
développement de pays afro-capitalistes tels que le Kenya, la Côte d’Ivoire ou le Nigéria, et
celles adoptées par les différents types de régimes socialistes africains, sont toutefois
notables.43 Par exemple, ces derniers ont généralement réussi à éviter les niveaux extrêmes
d’inégalités sociales que l’on trouve dans les premiers. En revanche, un pays comme le
Nigéria - durant ses périodes de gouvernement civil - offrait plus de possibilités de
participation politique à ses citoyens que les régimes qui se définissaient comme socialistes,
que ceux-ci soient d’ailleurs plutôt « populistes », ou plus rigoureusement « marxistes », selon
la distinction faite par Tordoff. Ces deux dernières variantes de socialismes révèlent des
différences importantes parmi les divers types de régimes africains qui se sont réclamés, à une
période ou une autre de leur existence, d’une forme de « socialisme ».
43 TORDOFF, 2002.
35
Si peu de politiciens africains étaient des marxistes orthodoxes, en revanche, nombre
d’entre eux popularisèrent des éléments du socialisme dans leur rhétorique, et trouvèrent des
échos favorables chez des populations qui avaient été marquées par plusieurs décennies de
colonialisme, et donc confrontées à des systèmes de gouvernement fondamentalement
inégalitaires. La variante « populiste » à laquelle se réfère Tordoff serait ainsi représentée par
les régimes des « chefs charismatiques », que ce soit Julius Nyerere en Tanzanie, Kwame
Nkrumah au Ghana, Ahmed Sékou Touré en Guinée, ou Modibo Keita au Mali, qui
imprégnèrent tous leurs idéologies et leurs discours nationalistes ou panafricanistes de leurs
propres versions du socialisme africain. Ils insistaient notamment sur le fait que les sociétés
pré-coloniales africaines connaissaient historiquement l’égalité de relations entre leurs
membres, ce qui prédisposait naturellement l’Afrique à une certaine forme de socialisme,
définie par Nyerere de la manière suivante :
Nul n’existait privé de nourriture ou de dignité humaine par simple manque de richesse personnelle. Chacun pouvait compter sur la richesse de la communauté dont il était membre. C’était le socialisme. C’est le socialisme. Le socialisme ne peut être tourné vers le profit car il y a contradiction entre les deux termes. Le socialisme est par essence distributif. Son but est de veiller à ce que celui qui sème recueille une juste part de la récolte. Nous autres en Afrique n’avons pas plus besoin d’être convertis au socialisme que d’être initiés à la démocratie. 44
Selon José Magode, cette « glorification du mythe d’exemplarité de la société
traditionnelle africaine », si caractéristique du socialisme africain, était instrumentalisée par
ses leaders qui, en minimisant l’existence de différences sociales entre des identités et des
intérêts divers, confortaient les rapports de domination en place, et décourageaient ainsi tout
soulèvement des populations. C’est d’ailleurs l’un des principaux éléments qui distinguent ces
socialismes d’un marxisme orthodoxe : en effet, le concept de lutte des classes n’était pas
considéré comme applicable au contexte africain. Touré précise par exemple dans ses écrits
que le socialisme guinéen « prétend négliger la lutte des classes », car l’Afrique est
essentiellement « communaucratique ».45 Nyerere confirme cette position en soulignant que
« le vrai socialiste ne considère pas les hommes d’une classe comme ses frères et ceux d’une
autre classe comme ses ennemis naturels. […] Il considère tous les hommes comme ses frères,
comme les membres d’une famille toujours en expansion. »46
44 MAGODE, 2005. 45 Loc. cit. 46 Loc.cit.
36
Le « socialisme scientifique » : une révision critique des socialismes africains
comme ferment de l’ascension de l’élite dirigeante du Frelimo
Si le "socialisme africain" dans sa variante populiste, avait pu exercer une réelle
attraction sur les dirigeants africains durant les premières années euphoriques qui suivirent
les indépendances proclamées au début des années 1960, ce phénomène s'était largement
essoufflé à la fin de la décennie. Pourtant, la relecture critique de certaines de ces expériences
par l'intelligentsia marxiste et tiers-mondiste de l'époque viendrait influencer durablement le
Frelimo47.
Si les décolonisations dans les empires français et britannique se produisirent
graduellement, et par une action plus ou moins concertée entre divers mouvements
d’indépendance formés dans les colonies d’un côté, et les administrations étatiques des
métropoles de l’autre, il n’en fut pas ainsi pour les colonies portugaises. En effet, toute
activité légale d’opposition, qui aurait pu permettre l’émergence d’organisations
indépendantistes au Mozambique était interdite par l’administration portugaise, gouvernée
depuis 1926 par le régime fascisant d’Oliveira Salazar. Ainsi, les principaux mouvements qui
prirent forme se constituèrent en dehors du territoire mozambicain. Trois mouvements en
particulier, créés par des travailleurs mozambicains émigrés dans des pays limitrophes, se
regroupèrent éventuellement en 1961 au Tanganyika48, dès l’accès à l’indépendance de ce
pays, avec l’appui de son président, Julius Nyerere. Il s’agissait de la MANU (Makonde
African National Union) déjà basée au Tanganyika, de l’UDENAMO (União Democrática
Nacional de Moçambique) fondée en Rhodésie du Sud49, et de l’UNAMI (União Nacional de
Moçambique Independente) fondé au Nyassaland50. Leur fusion à Dar es Salaam, sous l’égide
du sociologue et anthropologue Eduardo Mondlane, donna naissance au Frelimo en juin 1962.
L’expérience des villages ujamaa, élément clé de la stratégie de développement rurale
de la TANU (Tanzanian African National Union – qui deviendrait le Chama Cha Mapinduzi
(CCM) par la suite) de Nyerere eut une influence importante sur l’orientation du mouvement
mozambicain. Les villages ujamaa étaient des installations communales visant à encourager
la production collective, initialement sur la base du volontariat. Cependant, face à la quasi-
absence de mobilisation populaire spontanée, et à la potentielle perte de crédibilité de la
TANU, les déplacements furent éventuellement réalisés de force. Cela désagrégea
47 L’argumentation suivante s’inspire largement de SIMPSON (1993) et CRAVINHO (1996). 48 Cet Etat formerait en 1964, avec Zanzibar, la République Unie de Tanzanie. 49 Territoire actuel du Zimbabwe. 50 Territoire actuel du Malawi.
37
considérablement les structures productives, et finit par provoquer une crise nationale de la
production alimentaire, au point où le gouvernement tanzanien fut obligé d’importer des
quantités augmentées d’aliments.51
La politique de production collective par des regroupements en coopératives ne serait
pas remise en question en tant que telle par le Frelimo, et serait également tentée dans les
zones libérées, puis dans le Mozambique indépendant, sous l’appellation d’ aldeias comunais
(villages communaux). Cependant, l’une des leçons que le leadership du Frelimo pensait avoir
tiré de l’échec tanzanien provenait notamment de l’influence d’universitaires marxistes de
l’Université de Dar es Salaam, qui enseignaient également à l’Institut Mozambicain. Ce
dernier se trouvait aussi dans la capitale tanzanienne, et avait pour mission de former les
cadres du Frelimo.
Leur analyse restituait la notion de conflit de classe, auparavant reniée par les
théoriciens du socialisme africain, et montrait comment la négation des rapports conflictuels
et de domination entre paysans riches et pauvres était à la source de l’échec des villages
ujamaa. Ainsi, les structures démocratiquement élues dans ces villages auraient été perçues
par les « koulaks52» comme une menace pour leurs intérêts.53 Le colonialisme avait donc déjà
créé une différentiation sociale basée sur l’accumulation du capital, ce qui faisait de la lutte
des classes une donnée incontournable d’une stratégie de développement socialiste en
Afrique.
La prise de position idéologique qui se forma à partir de ce type d’analyse sur les
conflits de classe, fût déterminante dans le choix de la stratégie à mener au sein du Frelimo. Il
est intéressant de remarquer notamment ce en quoi elle pût assurer une fonction de
légitimation des discours à certains de ses membres, au cours des luttes internes de pouvoir
qui éclatèrent dans l’organisation, à la fin des années 1960. Une frange jeune radicale,
majoritairement issue du Sud du pays, pris en effet progressivement le dessus au sein du
Frelimo, au détriment des chefs des mouvements l’ayant originellement constitué.54 Ces
membres minoritaires des élites du Sud n’étaient, pour la plupart, pas issus des trois
principaux groupes formés en exil55. En revanche, ils contenaient la majorité des membres les
plus instruits, dont certains étaient issus d’une association d’étudiants très politisée basée à
51 SIMPSON, 1993. 52 Terme russe désignant les paysans issus d’une classe sociale aisée. 53 Loc. cit. 54 CRAVINHO, 1996. 55 Une exception importante est Marcelino dos Santos, originellement membre de l’UDENAMO.
38
Lourenço Marques56, le NESAM (Núcleo dos Estudantes Africanos Secundários de
Moçambique). Créée en 1949 par Eduardo Mondlane, l’association était composée
essentiellement de noirs assimilados57, ainsi que de blancs et métis ralliés à la cause
indépendantiste.
La période durant laquelle les dirigeants tanzaniens commencèrent à remettre en
question leur politique de regroupement de paysans dans les villages ujamaa, et au cours de
laquelle s’élaborèrent les diverses critiques marxistes à l’Université de Dar es Salaam,
correspond à l’époque durant laquelle furent menés certains débats cruciaux au sein du
Frelimo, notamment à l’occasion de son IIème Congrès, tenu en 1968. La polarisation entre les
diverses factions du Frelimo se cristallisa lorsqu’il fut question de décider du mode de gestion
des dites zones libérées. Ces zones, situées dans une partie du Nord du territoire
mozambicain, à proximité de la frontière tanzanienne, désignaient les territoires qui se
trouvaient effectivement sous le contrôle de l’organisation indépendantiste, quatre ans après le
déclenchement de la lutte armée contre le pouvoir colonial portugais.
Dans ce contexte, certains éléments, notamment ralliés derrière Lázaro Nkavandame,
un mzee (autorité éminente de l’ethnie Makonde, originaire du Nord du Mozambique) avaient
tenté de commercialiser, et de tirer un certain profit des produits des paysans qui se trouvaient
dans les zones libérées. Les membres de cette faction, qui cherchaient clairement à développer
une économie de marché dans la région, en se substituant aux anciens intermédiaires
portugais, furent alors taxés de traîtres « réactionnaires » selon l’historiographie officielle du
parti. En effet, ils furent accusés de perpétuer le conflit de classes, par la création d’une
nouvelle classe commerçante, à l’image des « koulaks » dans les villages ujamaa tanzaniens.
Ils furent donc évincés, ou bien firent défection du Frelimo.
De manière plus générale, en orientant le débat sur les stratégies de gouvernement à
mener dans le futur Mozambique indépendant, notamment avec la sophistication d’un débat
doctrinaire, ainsi que l’expression de considérations sur l’amélioration des vies des
populations, les jeunes élites plus éduquées réussirent à détrôner les membres fondateurs du
Frelimo. Le discours marxiste était donc essentiel, en ce que l’idéologie, utilisée comme
56 Ancien nom de la capitale du pays, Maputo. 57 Les assimilados constituent l’infime minorité équivalant aux « évolués » des colonies francophones, qui, sous les colonies portugaises, avaient le droit d’exercer un nombre limité de professions. Ils avaient ainsi plus de droits que le reste de la population, mais avaient également un statut inférieur à celui des portugais, ou autres blancs étrangers, ou encore à celui des métis et/ou indo-pakistanais.
39
source de légitimation objective, a permis de décrédibiliser les autres sources d’autorité
politique, telles que l’âge ou la légitimité traditionnelle.58
Le marxisme comme élément fédérateur d’une organisation composée d’un
effectif hétérogène
Le marxisme constitue un prisme d’analyse multiforme du contexte de formation du
Frelimo, dans le sens où, au-delà du degré variable d’adhésion de ses membres à tous ses
principes, le discours idéologique a joué un rôle profondément unificateur du leadership. A ce
sujet, Christian Geffray montre comment l’idéologie marxiste permettrait, dans les
gouvernements après l’indépendance, de sublimer les différences marquées entre des groupes
raciaux de l’élite du Frelimo, fondamentalement différenciés par leur appartenance à des
« horizons sociaux, économiques, historiques et culturels » déterminés: les blancs,
majoritairement fils de colons fonctionnaires, industriels, et planteurs; les métis ou asiatiques,
plus souvent commerçants; et les noirs, ouvriers, artisans, et surtout paysans. Ainsi, la vigueur
du discours marxiste-léniniste a contribué à garder une certaine cohésion parmi les hauts
dirigeants du parti, rejetant « l’impertinence de leurs différences et de leurs oppositions
sociales réelles, impensées et impensables dans les catégories du discours officiel ».59
D’autre part, le discours marxiste-léniniste fonctionnerait aussi comme support
idéologique organisationnel pour la cohérence du parti. Selon Luis de Brito, l’absence d’une
définition claire du marxisme dans le Frelimo permet en effet de conserver l’unité dans la
diversité, du point de vue idéologique: les différentes tendances idéologiques, qui
s’affirmaient à la fin des années 1980, tantôt prosoviétiques, pragmatiques, ou libérales pro-
occidentales, restèrent par contre toutes réunies autour des mêmes notions d’organisation
politique, qui, elles, étaient communément acceptées. Ainsi, les notions de parti unique et de
centralisme démocratique faisaient consensus dans le parti, car elles permettaient de donner
une justification théorisée au maintien du pouvoir.60
On peut aussi retrouver les racines de la cohésion et de la longévité du Frelimo dans sa
stratégie internationale, qui visa conserver une certaine indépendance d’action, et à constituer
un éventail diversifié d’alliances. L’une des différences fondamentales du Frelimo avec les
autres mouvements de libération d’Afrique Australe résida effectivement dans sa capacité à
58 CRAVINHO, 1996. 59 GEFFRAY, 1988. 60 BRITO, 1988.
40
rester uni, et de ne pas se retrouver en compétition avec d’autres mouvements, du moins
durant ses premières années à la tête de l’Etat, avant que ne soit créée la Renamo.
Une stratégie internationale de non-alignement : le rôle du bloc occidental
Les liens constitués avec les différentes organisations et les pays qui lui ont apporté
une aide financière, technique ou militaire, reflètent aussi les différentes tendances qui
coexistaient au sein du Frelimo. Mondlane avait réussi, de par sa stature internationalement
respectable et politiquement neutre, à attirer des contributions issues de nombreux différents
pays, au-delà de leur appartenance à des camps opposés de la Guerre Froide. Marcelino dos
Santos tenterait surtout de favoriser un rapprochement avec le bloc soviétique, en accord avec
ses positions idéologiques. Samora Machel, qui affichait aussi de fortes convictions marxistes,
préfèrerait néanmoins le « non-alignement éclairé » affirmé au IIIème Congrès, cherchant
autant que possible à « diversifier les dépendances ».
Dans les premières années du Frelimo, Mondlane avait pour objectif prioritaire de
donner une légitimité internationale au mouvement. L’appui officiel de l’OUA61 au Frelimo
dès 1963 a pu aussi être facilité par la trajectoire professionnelle d’Eduardo Mondlane, qui
bénéficiait d’une légitimité internationale en tant qu’ancien fonctionnaire de l’ONU chargé
des questions de décolonisation. La mobilisation de l’appui de certaines fondations
américaines dès les débuts du mouvement, fut permise aussi grâce au carnet d’adresses de
Mondlane, par ailleurs docteur en sociologie de l’Université de Northwestern et ancien
professeur associé d’anthropologie à l’Université de Syracuse, aux Etats-Unis. Il mobiliserait
ainsi l’appui de la Fondation Ford et de particuliers américains sympathisants, durant les
premières années de la lutte de libération. Comme a pu le souligner Michel Cahen,
pour les américains, le Frelimo devait jouer le même rôle que le FNLA62 en Angola, c'est-à-dire une force nationaliste non communiste. C’était l’époque où les USA s’affirmaient encore réellement opposés à la politique coloniale portugaise. Ces origines expliquent d’ailleurs que les gouvernements américains n’ont jamais, à aucun moment63, considéré le Frelimo de la même manière que le MPLA64, vu comme la main de Moscou, puisqu’opposé au FNLA.65
On pourra aussi mentionner l’apport surtout financier et stratégique provenant d’autres
pays qui ne faisaient pas partie du bloc de l’Est. Les pays scandinaves, souvent gouvernés par 61 Organisation de l’Unité Africaine. 62 Front National de Libération de l’Angola. 63 Souligné dans le texte original. 64 Mouvement Populaire pour la Libération de l’Angola. 65 CAHEN, 1988a.
41
des partis sociaux-démocrates, apporteraient très tôt leur soutien financier, quoique non
militaire. D’autres pays appartenant au bloc de l’Ouest ou se déclarant officiellement non-
alignés, contribueraient également au Frelimo (Israël, Egypte, Indonésie).
La politique d’équidistance face à la rivalité sino-soviétique : un cas particulier
parmi les mouvements de libération d’Afrique Australe
Le Frelimo a d’autre part établi des liens à la fois avec Moscou et avec Pékin, même si
l’importance respective des deux alliés varia selon les périodes. En ce sens, la cohésion
interne du Frelimo lui permettrait d’attirer non seulement l’aide américaine, elle lui
permettrait aussi d’attirer à la fois l’aide soviétique, et l’aide chinoise, reflétant une politique
cherchant l’équidistance face à la rivalité sino-soviétique. Cette nécessité était aussi ressentie
pour le Frelimo comme une gestion de l’unité dans la diversité du parti, afin d’éviter les
rivalités qui pouvaient exister entre les autres mouvements de libération en Afrique Australe
(Afrique du Sud, Zimbabwe, Angola, Namibie) soutenus tantôt par l’URSS (ANC, ZAPU,
MPLA, SWAPO)66, tantôt par la Chine (PAC, ZANU, FNLA, SWANU)67. Le Frelimo était
allié à plusieurs de ces mouvements, qu’ils soient armés et financés par l’URSS (MPLA,
ANC) ou par la Chine (ZANU).
La rivalité sino-soviétique influença non seulement les choix stratégiques et militaires
mais aussi les différences idéologiques entre ces mouvements. Ainsi, la ZANU privilégia une
révolution avec des méthodes de guérilla rurale selon des méthodes chinoises, alors que la
SWAPO, entraînée principalement par les soviétiques, canalisa la majorité de ses ressources
dans un mouvement syndical.68 De manière analogue, le MPLA était une organisation
principalement élitiste, pro-soviétique et urbaine, alors qu’au fil des années 1960, la Chine
voulut progressivement donner une image de l’Afrique comme anti-soviétique, populiste,
orientée vers la paysannerie et donc rurale.69 La Chine soutint donc souvent de préférence les
mouvements reconnus par l’OUA nés de scissions avec ceux soutenus par l’URSS, et dont les
discours adoptaient un discours plus pan-africaniste, voire anti-blanc, choix idéologique
66 African National Congress, Zimbabwe African People’s Union, Movimento Para Libertação de Angola, South West Africa People’s Organization. 67 Pan-African Congress, Zimbabwe African National Union, Frente Nacional de Libertação de Angola South West Africa National Union. 68 TJINGAETE, 1995. 69 Ce qui expliquera son appui « contre-nature » à un FNLA par ailleurs soutenu par les EUA. JACKSON, 1995.
42
prenant racine aussi du fait que les mouvements d’Afrique Australe luttaient tous contre des
régimes de minorité blanche ayant subsisté après la première vague de décolonisation.70
Le régime de Mao a exercé une influence considérable sur une partie du leadership du
Frelimo, dans la mesure où la révolution chinoise dans les campagnes apparaissait comme un
modèle plus applicable au contexte africain, constitué majoritairement d’une population
paysanne. Il est aussi intéressant de remarquer une certaine affinité de Machel avec le projet
maoïste ou avec l’expérience vietnamienne, notamment face à sa propre expérience
d’entraînement militaire en Chine. Samora Machel tentera ainsi durant ses 11 années à la tête
du Mozambique, de créer une forme nationale de socialisme, qui soit départie d’une vision
uniquement soviétique et « de tout dogmatisme excessif ». Les chinois avaient d’ailleurs
entraîné les cadres du Frelimo en Tanzanie, et la lutte de libération suivi largement les
techniques de guérilla chinoises et algériennes71. Cependant, le reflux soviétique coïnciderait
avec un relatif discrédit chinois au cours des années 1970. D’autre part, malgré la diversité
des alliances dans l’aide technique et financière, le gros de l’aide militaire, indispensable à la
lutte de libération, vint de l’URSS et d’Europe de l’Est. Cela eût une influence déterminante
au moment du IIIème Congrès tenu en 1977, et la transformation du front en parti d’avant-
garde marxiste-léniniste à cette occasion confirma cette tendance.
La radicalisation du mouvement de libération et le tournant « marxiste-
léniniste »
Cependant, la radicalisation du mouvement suite à l’indépendance est aussi le résultat
d’éléments extérieurs propres à la conjoncture internationale et régionale de l’époque, que ce
soient les intérêts de l’URSS dans une stratégie globale coïncidant avec un repli américain72,
ou la « stratégie totale » de l’establishment militaire sud-africain contre toute menace à son
régime.
La politique de l’Union Soviétique vis-à-vis du Tiers-Monde avait initialement été
plutôt réticente. Du point de vue doctrinaire, selon l’analyse de Marx et Engels, les sociétés
africaines n’avaient pas connu un développement suffisamment avancé du capitalisme afin de
briser les structures féodales et industrialiser le pays de sorte à ce qu’émerge une classe
ouvrière conséquente. Cette vision était celle qui prévalait dans l’analyse des dirigeants
70Au Mozambique, la Chine soutiendrait brièvement le COREMO, groupuscule formé par les sections évincées du Frelimo lors de son IIème Congrès, vite désagrégé après l’indépendance. 71 JOUANNEAU, 1995. 72 Notamment suite à la débâcle du conflit vietnamien et à une politique de détente du Président Jimmy Carter.
43
soviétiques sous Staline. Après la déstalinisation, Khrouchtchev proposa l’idée que dans le
Tiers-Monde il était possible pour les classes moyennes défavorisées de se solidariser avec les
ouvriers et les paysans, et créer ainsi un mouvement révolutionnaire cohérent, pouvant
déboucher sur un régime socialiste. Enfin, sous Brejnev, et face à une recrudescence de
régimes se réclamant du socialisme, ainsi que sous la compétition chinoise et les intérêts
géopolitiques inhérents à la Guerre Froide, fut définie une catégorie de « pays à orientation
socialiste », élargissant le spectre des Etats qui pouvaient recevoir une assistance financière,
militaire, logistique de la part du gouvernement soviétique, tant que leurs gouvernements
remplissaient certaines conditions minimales caractéristiques d’un Etat socialiste.73
Du point de vue du Frelimo, la transformation du front nationaliste en parti d’avant-
garde marxiste-léniniste en 1977 reflétait donc les exigences de conditionnalités de l’aide
soviétique telles qu’elles se présentaient à l’époque. Cette transformation eu pour
conséquence la réduction du mouvement de libération, composé à l’origine de tout ceux qui
avaient contribué à la lutte de libération nationale, incluant paysans, guérilleros et autres, en
un petit groupement relativement homogène majoritairement composé des élites éduquées du
Sud susmentionnées.
Cependant, même après la transformation du front en parti d’avant-garde concentrant
ses effectifs, il restait vraisemblablement une diversité de cadres dont l’allégeance au
marxisme pur et dur était très variable. Les éléments qui y étaient les plus fidèles se trouvent
notamment parmi les mozambicains blancs et métis qui avaient créé des liens étroits avec le
Parti Communiste Portugais (PCP) très aligné sur Moscou, dans les années 1950-60.74 Le
Frelimo était effectivement membre de la CONCP (Confédération des Organisations
Nationalistes des Colonies Portugaises), qui réunissait en son sein les mouvements de
libération d’Afrique lusophone d’inspiration socialiste (MPLA angolais, PAIGC75 cap-verdien
et guinéen, MLSTP san-toméen). La CONCP était formellement alliée à un groupement anti-
Salazariste portugais, le FPLN (Front Populaire de Libération Nationale), organisation de fait
dominée par le PCP.
Le dirigeant et membre fondateur de la CONCP, Marcelino Dos Santos, était l’un des
principaux idéologues du Frelimo et notamment le responsable de l’introduction du projet de
lutte armée fondé sur une définition de l’ennemi en termes de « système colonial » et non de
73 ABRAHAMSSON, NILSSON, 1995. 74 MATTEUS, 1999. 75 Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert.
44
« race », en accord avec la ligne du PCP76. Le rôle du PCP fût certes moins important qu’en
Angola, mais il influença du moins la fraction pro-soviétique du Frelimo, laquelle fût la
principale responsable de la transformation du mouvement en parti marxiste-léniniste d’avant-
garde.
L’intérêt du Parti Communiste Italien (PCI) pour l’expérience mozambicaine, qui date
aussi de l’époque de l’indépendance, n’est pas non plus négligeable et provint notamment de
la sympathie de ses membres pour un mouvement de libération africain à vocation
multiraciale77. Ces liens anciennement constitués confèreraient à l’Italie un rôle d’allié
important par la suite, ce qui ferait de ce pays le premier donateur de ressources financières à
l’Etat mozambicain dans les années 1980, et le médiateur du conflit civil au tournant des
années 1990.
Les alliances diversifiées du mouvement de libération montrent donc en définitive
l’ambivalence du caractère marxiste-léniniste du parti qui lui a succédé. L’alignement
apparent sur Moscou trahit en fait un éventail de relations dans une stratégie de politique
extérieure basée sur le non-alignement. Le décalage idéologique avec le marxisme-léninisme
affiché apparaît donc non seulement comme résultant d’une stratégie de survie pour un Etat
faible pris dans un contexte de Guerre Froide, mais aussi comme le reflet de la diversité
d’opinion de ses membres ne comptant probablement qu’une minorité d’inconditionnels du
modèle pratiqué par le Kremlin. L’idéologie marxiste servirait par contre, nous l’avons vu,
indépendamment de l’adhésion de leurs membres a celle-ci, comme garantie d’unité entre les
membres du Frelimo durant les diverses phases d’existence de l’organisation.
Cependant, au-delà du contexte géopolitique de Guerre Froide, il est aussi nécessaire
de replacer la lutte de libération nationale mozambicaine dans son contexte géographique plus
proche, à savoir celui de l’Afrique Australe, dont les divers mouvements de libération
fournissent une grille de lecture complémentaire à celle de l’idéologie socialiste. L’expérience
vécue de la lutte de libération laisserait effectivement des traces sur le Frelimo.
B – UN MOUVEMENT DE LIBERATION D’AFRIQUE AUSTRALE
Les partis politiques issus des mouvements de libération : une catégorie à part
des partis politiques africains
76 BRITO, 1992. 77 MOROZZO DELLA ROCCA, 1998.
45
Si le marxisme a pu être un facteur de consolidation du leadership du Frelimo, les
conditions dans lesquelles s’est déroulée la lutte de libération mozambicaine apportent des
éléments qui permettent de mieux appréhender la formation des fondements idéologiques et
organisationnels du mouvement. En effet, indépendamment de leurs allégeances idéologiques
officielles, les mouvements de libération africains, qui sont devenus partis politiques par la
suite, semblent constituer une catégorie à part des partis politiques africains.78 Mohammed
Salih les sépare ainsi de deux autres catégories de partis politiques africains, à savoir d’une
part ceux qui se sont formés comme des organisations légales durant l’époque coloniale, et
d’autre part ceux créés comme le pendant politique de groupements militaires ayant pris le
pouvoir par les armes après l’indépendance.
Salih distingue ainsi certaines caractéristiques communes entre les partis issus de
mouvements de libération : largement populistes et nationalistes, empreints d’une idéologie
de la libération, ils ont aussi des structures et une organisation très clairs, et des contacts
réguliers avec leur base électorale. Cependant, une fois le pouvoir conquis, et avec le passage
des guérilleros à la politique civile, les contacts avec les masses se réduisent
considérablement, tandis que ceux entre les dirigeants restent denses. Ces dirigeants
contrôlent non seulement l’Etat mais ont une influence immense sur la gestion du parti. Après
les démocratisations, ils se continuent à agir comme des partis uniques, la distinction entre
parti et Etat restant souvent floue, et font un usage récurrent de la rhétorique
nationaliste/populiste : les figures historiques des leaders, et le mythe de la lutte de libération
rappellent ainsi à l’électorat qu’ils sont le parti naturel au pouvoir79.
La formation d’une idéologie résultant de l’alliance entre les élites éduquées du
Sud et l’armée
L’idéologie de la libération dont parle Salih a des racines historiques, qui découlent à
la fois d’une nécessité d’organiser les dirigeants entre eux, et de rallier les populations dans
les zones libérées à leur projet national durant la lutte de libération. Au Mozambique, cette
idéologie a pris la forme d’un nationalisme autoritaire, émanant de la forte composante
militaire, intrinsèque à ce type de mouvement, ainsi qu’universaliste et égalitariste, pour des
raisons liées à la composition de ses dirigeants.
78 SALIH, 2003. 79 Ibid.
46
Le Ier Congrès de 1962 avait déjà posé certaines orientations essentielles (qui plus tard
laisseraient leurs marques, notamment dans les premiers gouvernements de Samora Machel).
En premier lieu tous les moyens devaient être employés pour parvenir à l’objectif de
décolonisation et d’indépendance de l’Etat mozambicain, dont la lutte armée, qui serait initiée
en 1964. Eduardo Mondlane, fondateur et leader du mouvement jusqu’à sa mort en 1969,
avait effectivement conclu que la démarche réformiste d’autres partis indépendantistes
africains était vaine face au régime autoritaire de Salazar. Il avait aussi pris conscience du
risque de surgissement d’attaques intempestives à travers le pays: il s’agissait donc de prendre
l’initiative afin de mener un combat coordonné sous un front uni, et notamment d’éviter la
constitution potentiellement déstabilisatrice de mouvements régionalisés et rivaux, comme
cela s’était avéré en Angola. En outre, une lutte armée aurait aussi comme effet de créer une
adhésion nationale au projet du Frelimo, par la constitution de véritables liens entre les masses
et les membres de l’organisation, unis dans la lutte contre l’ennemi commun qu’était le
régime colonial.
En deuxième lieu, l’ennemi fût défini comme le colonialisme portugais, et plus
largement, l’impérialisme, et non le peuple portugais, ni l’homme blanc en tant que tel, qui
aurait sa place dans un futur Mozambique multiracial. D’où le choix de mener la guérilla dans
les campagnes, afin de ne pas attaquer les villes habitées par les blancs. En ce sens, le IIème
Congrès a aussi représenté la victoire de la ligne favorable à un Mozambique multiracial, par
rapport à une tendance, représentée par Lázaro Nkavandame ou encore Mateus Gwenjere et
Uria Simango, qui se prononçaient en défaveur de l’attribution de postes de responsabilité aux
membres blancs et métis du Frelimo.80
Mais c’est aussi le contrôle de l’armée, majoritairement Makonde, qui était en jeu dans
les luttes internes de pouvoir, rendues manifestes lors du IIème Congrès. Malgré le ralliement
d’une partie de l’armée au mzee Makonde, Lázaro Nkavandame, la stratégie de gestion des
zones libérées prônée par la fraction jeune radicale du Sud finit par jouer en faveur de celle-ci.
En effet, alors que Nkavandame militait pour une gestion des zones libérées réalisée par les
autorités traditionnelles (dont certaines lui étaient fidèles), la fraction jeune radicale
considérait que les zones libérées devraient être contrôlées par les FPLM (Forças Populares
de Libertação de Moçambique81), le corps armé du Frelimo, qui s’est progressivement rallié à
80 JOUANNEAU, 1995. Parmi les blancs ayant rejoint le Frelimo durant les années 1960 citons Jacinto Veloso, José Luis Cabaço, João Ferreira, et Hélder Martins qui deviendraient tous ministres après l’indépendance. Parmi les métis, on peut mentionner notamment Marcelino dos Santos, Sérgio Vieira, Oscar Monteiro et Jorge Rebelo. CRAVINHO, 1996. 81 Forces Populaires de Libération du Mozambique.
47
Samora Machel82. Mondlane finit par accepter ce point de vue, et il fût décidé que chaque
province serait représentée par neufs militaires et huit civils.83
D’autre part, le facteur de cohésion de groupe le plus déterminant, dans cette faction
qui s’empara du pouvoir et qui finit par s’allier aux militaires, semble avoir été, plus que tout
autre – et notamment l’orientation marxiste - le niveau d’instruction relativement élevé, qui
apportait une approche commune à l’organisation et aux débats menés. Plusieurs arguments
corroborent cela.
Premièrement, la représentation majoritaire des ethnies du Sud, à l’intérieur de cette
faction, découlait en fait surtout d’une concentration géographique des opportunités
d’éducation dans les alentours de la capitale méridionale. D’ailleurs, malgré les discours de
certains chefs plus âgés qui dénonçaient cette faction comme un complot des élites du Sud,
certains chefs militaires Makonde instruits, tels que Raimundo Pachinuapa ou Alberto
Chipande (qui avaient été professeurs auparavant) se rallièrent, eux aussi, à ces jeunes
radicaux. Deuxièmement, le marxisme à lui seul ne suffit pas non plus à expliquer la cohésion
de la fraction jeune éduquée, puisqu’elle réunissait à la fois des membres attachés à une vision
assez puriste du marxisme (Marcelino dos Santos, Sérgio Vieira, Jorge Rebelo) et d’autres
éléments « beaucoup moins décidés sur la manière dont devrait être organisée la société »
(Joachim Chissano, Armando Guebuza, Mariano Matsinhe) pour reprendre la formulation de
José Cravinho.84
Cette alliance de la fraction jeune radicale avec l’armée, sur la base notamment du
niveau d’instruction, et d’une classe d’âge relativement homogène, va de pair avec l’anti-
tribalisme qui caractériserait désormais le discours du Frelimo. D’une part, comme nous
l’avons vu, le ralliement de l’armée aux jeunes radicaux passa outre le poids de considérations
d’allégeance ethnique, au profit du discours des élites éduquées. D’autre part, le fond du débat
ayant précipité ce ralliement, opposait d’une certaine manière l’autorité militaire à l’autorité
traditionnelle.
L’anti-tribalisme s’incorpore ainsi à l’idéologie moderniste de progrès social du
mouvement de libération national, puisque le niveau d’éducation permet de transcender les
divisions internes ethniques. Mais cette idéologie se nourrit également d’une incorporation du
pouvoir militaire comme pilier du pouvoir politique, au détriment d’autres formes de pouvoir.
82 Originaire de la province de Gaza dans le Sud du pays, il était à l’époque Secrétaire à la Défense du Frelimo, et avait conduit une réorganisation importante dans l’armée. 83 CRAVINHO, 1996. 84 Ibid.
48
Ces éléments de formation de l’idéologie du mouvement de libération sont concomitants avec
les implications concrètes de la gestion des territoires libérés.
La lutte armée et la gestion de territoires libérés : deux processus étroitement liés
Il était effectivement fondamental pour le Frelimo de se légitimer comme la seule
source d’autorité dans les zones libérées. Si l’on en croit les informations de l’historiographie
officielle du Frelimo, ou de chercheurs sympathisants de l’époque (Allen et Barbara
Isaacman, John Saul, entre autres), le niveau de participation dans la prise de décision
populaire a considérablement augmenté dans ces zones, par rapport à la situation antérieure
prévalant sous le joug colonial. Le Frelimo se consacra aussi à l’entraînement d’enseignants, à
la construction d’écoles et de postes de santé, et à l’introduction de nouvelles techniques
d’agriculture85. Ainsi en 1966, 100 000 paysans à Cabo Delgado auraient été inoculés contre
la variole, et 10 000 étudiants auraient suivi les cours dans des écoles primaires construites
par le mouvement de libération à cet effet.
Des recherches conduites plus récemment à Mueda, dans la province de Cabo
Delgado, indiquent que la perception de la population vis-à-vis de l’expérience des zones
libérées était en fait très variable. Deux points de vue se dégagent. En effet selon certains,
l’aspect principal de l’organisation dans les zones libérées était l’appareil répressif. En ce sens
la réorganisation de la vie dans ces espaces fonctionnait surtout parce que ceux qui ne
suivaient pas les ordres étaient sanctionnés par diverses mesures disciplinaires. Un autre point
de vue également noté dépeignait un Frelimo prenant en compte les opinions des populations
et tentant toujours de travailler avec ces derniers. Brito conclut que la dualité des propos
recueillis résulte du fait que les FPLM menaient simultanément une guérilla et la gestion des
populations dans les territoires sous leur contrôle.86 L’exemple de la production collective
paysanne est révélateur de cette combinaison de coercition et de coopération: la production
collective était une réalité, mais se faisait néanmoins principalement au bénéfice de
l’alimentation des armées, ou dans le but de constituer une réserve en cas de contre-attaque
portugaise.
L’anti-tribalisme et le modernisme, également favorables à l’émancipation du statut de
la femme dans les sociétés africaines, allèrent de pair avec la militarisation des instances
décisionnelles du mouvement, ainsi qu’avec les nécessités concrètes de la gestion des zones
85CRAVINHO, 1996. 86 Ibid.
49
libérées. La position subordonnée des femmes dans certaines sociétés rurales africaines était
effectivement considérée par la fraction jeune éduquée du Frelimo comme aussi inacceptable
que la domination coloniale portugaise, et la position fermement assumée en faveur de leur
émancipation fût aussi l’un des principaux facteurs de popularité du front de libération dans
les zones rurales, durant la guerre d’indépendance.
Les organisations pour les femmes et pour les jeunes avaient déjà été encouragées dès
la création du mouvement, lors de son Ier Congrès en 1962. D’autre part, un détachement armé
féminin fût créé, et servit d’échelon précurseur dans l’armée, renseignant les combattants et
mobilisant les populations rurales, notamment par un travail de formation politique et
d’enrôlement87. Les milices féminines eurent aussi un rôle dans la gestion des territoires,
notamment dans la collecte de la production agricole pour l’alimentation des troupes, ou pour
son échange avec d’autres denrées (savon, habits etc.).88 Cette expérience laissa des traces
dans le Frelimo, doté aujourd’hui d’une composition féminine plus élevée que celle de la
plupart des partis politiques africains. On peut d’ailleurs mentionner ici les travaux de Bauer
et Britton, dont les conclusions suggèrent que les avancées les plus accélérées et significatives
dans les droits des femmes se produisent souvent durant des conflits prolongés, qui ont
« sévèrement déstructuré les relations de genre ».89 Nous verrons que cette transformation
resta cependant principalement limitée aux membres des FPLM et du parti Frelimo (Cf.
Chapitre 2, B).
Les traces laissées par la lutte de libération dans le futur parti politique
La dimension « formatrice » des années de la lutte de libération est ainsi une
composante qui distingue les mouvements de libération d’autres partis indépendantistes
purement civils (le CCM tanzanien, par exemple) ainsi que des partis essentiellement conçus
comme des extensions de corpus militaires (tels que le WPE90 éthiopien). D’une certaine
manière l’expérience du front armé et l’association proche entre corps civils et militaires dans
les mouvements de libération tels que le Frelimo, créé une conception du pouvoir particulière
mêlant ce double héritage chez bon nombre de ses cadres. Machel a ainsi pu écrire peu avant
l’indépendance que
87 JOUANNEAU, 1995. 88 CRAVINHO, 1996. 89 ORMERT, 2006 . 90 Worker’s Party of Ethiopia.
50
dans le contexte d’un large front sans parti d’avant-garde, qui est le nôtre, l’armée apparaît comme le secteur le plus dynamique et le plus conscient du front. […] Le combattant du Frelimo est un combattant politico-militaire, le militant du Frelimo est un militant politico-militaire.91
On peut aussi citer en exemple l’expérience du NRM ougandais, dont le dirigeant
Yoweri Museveni a été « formé au métier des armes [notamment] au contact des guérilleros
mozambicains »92, et dont la structure politico-militaire présente certaines caractéristiques
communes avec le Frelimo. En effet, Museveni ayant « réuni autour de lui un petit groupe
d’intellectuels de gauche dans les années 1970 et choisit l’Université de Dar es Salaam pour y
suivre une formation en sciences économiques et politiques », le mouvement a par ailleurs
« développé une relation symbiotique avec les populations civiles » dans le maquis93. A
propos de l’expérience acquise dans ce contexte, Perrot précise :
Le maquis impose sa marque de fabrique (l’importance du secret, des réseaux d’information, le pragmatisme froid, l’esprit de corps, la loyauté sans faille envers un chef charismatique) et distingue également les membres historiques des sympathisants plus tardifs […].94
Ces derniers éléments sont également parlants en ce qui concerne les racines
historiques du Frelimo en tant qu’organisation politique formée dans le maquis. La forte
discipline entre ses membres, et la cohésion du noyau dur ayant participé à la lutte de
libération sont des constantes dans les mouvements de libération devenus partis politiques par
la suite. De même, la «relation symbiotique » développée entre les combattants et les
populations civiles durant la lutte, explique l’existence d’une base sociale réelle que d’autres
partis politiques africains n’ont pas forcément développée.
Mondlane écrivait alors, peu avant sa mort en 196995, que le Frelimo était en train de
développer des « formes de gouvernement essentiellement nouvelles [ …], seulement
marginalement associées à la vie traditionnelle africaine ».96 Les zones libérées apparaissent
ainsi comme le terrain d’expérimentation d’une idéologie de libération en formation, sans que
la rhétorique marxiste de certains de ses hauts dirigeants soit nécessairement le facteur
déterminant de cette idéologie. Cette rhétorique marxiste s’adaptait toutefois bien aux
91 MACHEL, 1977. 92 PERROT, S. P. « Les élites politiques ougandaises et le ‘Mouvement’. La génération Museveni » in DALOZ, 1999. 93 Ibid. 94Ibid. 95 Il fût tué par un colis piégé dont l’auteur est résté inconnu, tantôt soupçonné d’être issu de la PIDE (Policia Internacional e de Defesa do Estado, services secrets portugais) ou des factions du Frelimo qui s’étaient trouvées exclues des postes de pouvoir après le IIème Congrès. 96 CRAVINHO, 1996.
51
expériences des zones libérées. Ainsi, alors que le mouvement, dans ses premières années, se
vouait à libérer les populations du Mozambique de la domination coloniale, à la fin de la
décennie, il se donnait surtout l’objectif de les libérer de « l’exploitation de l’homme par
l’homme », qui caractérisait, selon eux, des sociétés traditionnelles africaines dénaturées et
corrompues par le colonialisme.97
La frange marxiste radicale, qui s’assimilait au groupe des élites du Sud éduquées, et
qui avait progressivement réussi à contrôler le pouvoir au sein du Frelimo en s’alliant aux
militaires, s’affirmerait d’autant plus après la prise du pouvoir, aux commandes de l’appareil
étatique, suite à l’indépendance.
Plusieurs éléments induiront le décalage, que Salih identifie comme une constante
dans les mouvements de libération, entre leur proximité avec les masses durant la lutte de
libération, et leur éloignement progressif une fois le pouvoir obtenu. D’une part, l’armée, qui
jusque là fournissait un élément indispensable à la lutte, et au lien politique avec les masses,
perdrait largement ce rôle après l’indépendance, tout en restant fidèle au Frelimo, grâce aux
relations construites avec son leadership. D’autre part, le succès de l’expérience de la gestion
des zones libérées fût largement surévalué par les dirigeants, qui en feraient pourtant la base
de leur programme politique.
En effet, la collaboration des paysans avec les membres du Frelimo dans ces zones a
été grandement facilitée par le contexte de guerre coloniale temporaire, et contre un ennemi
commun. Elle ne reflétait pas nécessairement une adhésion en tant que telle aux projets
modernisateurs de société qui étaient associés à ces expériences. On peut aussi ajouter que la
fin de la guerre a été précipitée par le coup d’Etat du 25 avril 1974, conduit par la mutinerie
du Mouvement des Forces Armées (MFA) portugaises contre le régime salazariste, et qu’à
cette époque, les zones libérées se limitaient au Nord du pays. La légitimité dont avait pu jouir
le Frelimo, du fait de son contact direct avec les populations, était donc régionalement
circonscrite.
Si la gestion des zones libérées fut d’une certaine manière considérée comme terrain
d’expérimentation par les dirigeants du futur gouvernement indépendant, les tentatives de
reproduction de cette expérience au niveau de l’administration d’un nouvel Etat indépendant
se heurteraient graduellement à des résistances - passives ou réactives – d’une partie de la
population et s’avéreraient parfois inadaptées, voire aliénées par rapport aux aspirations et aux
97 Ibid.
52
besoins des populations dans un territoire désormais décolonisé. Cependant, la fusion du parti
avec l’Etat permettrait au Frelimo de consolider progressivement une vaste structure
organisationnelle lui assurant aussi une certaine capacité de mobilisation de la population et
une discipline de parti à l’intérieur de ses rangs.
La transformation du Frelimo en parti d’avant-garde est donc vécue dans un contexte
d’arrivée au pouvoir suite à l’indépendance, à une époque où il jouit encore d’une légitimité
considérable auprès des populations. Cependant la réduction des postes décisionnels à un
noyau dur de fonctionnaires principalement assimilados, métis, indiens et blancs, va
progressivement éloigner le centre du pouvoir politique de la population. Le Frelimo créera à
cette époque une forme de gouvernement très inspirée du marxisme. Néanmoins la portée de
ses théories sur la nature du régime sera ambigüe, et reflétera la nécessité pour les dirigeants
de concilier différentes approches, ayant surtout en commun un sentiment nationaliste et une
volonté de moderniser la société à leur image.
C – LE PARTI-ETAT ET LA DEMOCRATIE POPULAIRE MOZAMBICAINE
L’Etat-Frelimo au pouvoir : étape entre l’ancien mouvement de libération et le
futur régime démocratique ?
Nous avons jusqu’à présent examiné des éléments idéologiques et institutionnels
propres au mouvement de libération Frelimo, tant durant sa phase de constitution, du point de
vue de son organisation interne (Chapitre 1, A), que durant la lutte de libération, du point de
vue de son expérience sur le terrain (Chapitre 1, B). Ces éléments ont pu, de diverses
manières, contribuer à une certaine cohésion interne dans les rangs de l’organisation, et donc
aussi à sa longévité. Cette cohésion expliquera donc aussi pourquoi et comment le parti a
réussi à se perpétuer dans le nouveau régime démocratique.
Cependant, au-delà de la stabilité institutionnelle que permet la permanence du parti au
pouvoir dans un environnement compétitif, il s’agit aussi de qualifier ce régime, afin de
définir en quoi il peut être considéré comme démocratique. En ce sens, une analyse du régime
de « démocratie populaire » l’ayant précédé permet de dégager comment les éléments
idéologiques et institutionnels identifiés dans le mouvement de libération prirent forme et
évoluèrent dans un nouvel Etat indépendant.
53
En effet, le Frelimo se transformerait après l’indépendance en parti politique
proprement dit. En outre, il gouvernerait un Etat avec lequel il fusionnerait, constituant ainsi
un régime dit de parti-Etat98. Les éléments historiques discutés à propos du mouvement de
libération faisaient désormais partie du répertoire institutionnel et idéologique du parti-Etat
qui gouvernerait jusqu’à la tenue des premières élections multipartisanes de 1994. Ces
éléments idéologiques et institutionnels du Frelimo - les « régimes de vérité » dont parle
Foucault pour définir le concept de gouvernementalité (Cf. Introduction) – constituent ainsi
les fondements des « objectifs et des valeurs assignés à l’action publique »99 par le parti-Etat,
puis le parti dominant dans un contexte démocratique.
Ainsi, à la fois du point de vue des mutations de l’organisation et des déterminants de
sa pérennité, que du point de vue des diverses valeurs et normes incorporées de manière
hétérogène par ses cadres, la phase de parti-Etat reflète certains des héritages du mouvement
de libération déjà mentionnés. Cependant, le contexte de guerre à l’intérieur du pays, de
conflit régional en Afrique Australe, et de Guerre Froide à un niveau mondial – tous trois
étant en partie liés entre eux – aura aussi une influence propre sur l’évolution du parti-Etat et
sa transformation en parti dominant démocratique par la suite.
Afin de comprendre comment le Frelimo en tant que parti politique a survécu à la
transition démocratique des années 1990 dans des conditions externes apparemment aussi
adverses, que ce soit le contexte de fin de Guerre Froide, la guerre de déstabilisation menée
par l’Afrique du Sud via la Renamo durant les années 1980, ou encore la chute des cours des
produits d’exportation de base qui minèrent l’économie nationale, on peut examiner plusieurs
éléments internes qui ont pu conditionner la stabilité du régime, et donc la durabilité du parti.
Certaines études portant sur les transitions démocratiques des pays d’Europe de l’Est
et des anciennes républiques soviétiques ont tenté d’évaluer les différents facteurs ayant pu
déterminer les capacités des anciens partis communistes de survivre ou non à ces transitions,
en tant que partis politiques dans un nouveau régime. Cependant, les partis politiques africains
sont souvent marqués par l’absence d’une tradition organisationnelle forte ou d’une base
sociale suffisamment élargie, ce qui peut remettre en question la pertinence de l’utilisation de
ce cadre conceptuel dans le contexte africain.100
A ce titre, Bratton et Van de Walle ont pu constater la faiblesse organisationnelle de la
plupart des partis politiques africains qui se sont constitués au lendemain des transitions
98 Ce terme est généralement employé pour caractériser les divers régimes africains de la fin des années 1960 au début des années 1990 de parti unique, indépendamment de leur orientation idéologique. 99 THEYS, 2003. 100 ISHIYAMA, 2005.
54
démocratiques, ce qui augurait, selon eux, peu de perspectives de consolidation démocratique
dans les régimes concernés. En effet, dans d’autres régions du monde, la faiblesse des partis a
pu être fréquemment associée à « l’instabilité parlementaire, [et à] la persistance de politiques
clientélistes ».101 Cependant, ces auteurs notent que certains partis politiques, et notamment
des anciens partis uniques, sont capables de survivre dans un nouvel environnement
multipartisan plus compétitif. Par exemple, si l’UNIP zambien ou le MCP malawien ont pu
révéler des faiblesses structurelles qui ont fini par marginaliser ces anciens partis uniques dans
le nouveau régime, le CCM tanzanien ou le PS sénégalais, quant à eux, ont réussi à se
refonder, et à réémerger des transitions démocratiques comme des acteurs incontournables sur
la scène politique de leurs pays respectifs. Quels sont donc les facteurs qui ont pu déterminer
la pérennité de certains de ces partis uniques, tels que le Frelimo, après les transitions
démocratiques ?
Parmi les différents éléments conceptuels qui ont pu être avancés afin d’expliquer la
capacité de survie des anciens partis communistes est-européens dans les nouveaux régimes,
John Ishiyama distingue au moins trois dimensions principales : le degré d’indépendance du
régime vis-à-vis de son « patron » externe (dans ce cas, l’URSS); la capacité de l’ancien
régime de s’enraciner et de pénétrer dans la société; et enfin, la cohérence interne et le niveau
d’institutionnalisation du régime.102 Plus ces éléments sont présents, meilleures sont les
chances de survie du parti politique après la transition.
Si l’on considère la situation du Mozambique lors de l’accès du Frelimo au pouvoir en
1975, une application des trois éléments d’analyse cités ci-dessus porterait initialement à
croire que le parti aurait peu de chances de survivre aux bouleversements d’une transition
démocratique. Premièrement, elle est caractérisée à cette époque par une dépendance accrue
vis-à-vis du modèle soviétique, concomitante avec la radicalisation du mouvement et sa
transformation en parti d’avant-garde. Deuxièmement, cette transformation, et une perte
progressive du lien avec les populations après l’accès du mouvement de libération au pouvoir
semblent aller à l’encontre de la création d’une véritable base sociale. Enfin, l’héritage d’une
structure étatique postcoloniale caractérisée par l’indirect rule, n’ayant que faiblement
institutionnalisé la portion majeure du territoire, ajouté au départ de la grande majorité des
cadres qualifiés, dans les années suivant l’indépendance ; tout cela augurait pour le moins de
sérieuses difficultés quant à la création d’un cadre institutionnel suffisamment solide.
101 BRATTON, VAN DE WALLE, 1997. 102 ISHIYAMA, 2005.
55
Comment le Frelimo a pu surmonter ces obstacles, du moins de manière suffisante à
garantir sa continuation au pouvoir après la transition démocratique ? Nous tenterons ici
d’analyser plus en détail les critères de survie des anciens partis communistes proposés par
Ishiyama, en les appliquant au Frelimo durant ses années de gouvernement en tant que parti
unique, tout en tirant les conséquences des caractéristiques du régime et de ses mutations pour
le régime démocratique qui y succèderait.
Quel degré de dépendance du Frelimo vis-à-vis du bloc soviétique durant les
années 1970 et 1980 ? Niveau d’adhérence idéologique et évolutions de la conjoncture
politique et économique
On sait que la redéfinition du Frelimo en tant que « parti marxiste-léniniste d’avant-
garde » en 1977 était en partie liée à une conditionnalité du régime soviétique pour la
continuité de l’appui, notamment financier, au nouvel Etat mozambicain. C’est effectivement
l’URSS qui avait contribué, avec d’autres pays de l’Est, à la majorité de l’aide militaire
offerte au Frelimo durant la lutte de libération nationale. Cependant, il est utile d’analyser à
quel point l’idéologie des membres du Frelimo, nominalement marxiste-léniniste, était
réellement influencée par le seul modèle soviétique ou si elle ne reflétait pas plutôt une
combinaison d’éléments disparates. Il est également nécessaire de prendre en compte le
tournant pris au début des années 1980, notamment formalisé par le IVème Congrès du
Frelimo, qui révèle une prise de distance notable vis-à-vis de l’URSS, et un réchauffement des
relations avec le bloc occidental.
Le terme de socialisme africain mentionné précédemment prête à confusion, on l’a vu,
pour plusieurs raisons. D’une part, l’usage rhétorique d’un même terme a pu qualifier des
expériences diverses (le Kenya de Jomo Kenyatta ou le Sénégal de Léopold Sédar Senghor
ont suivi des politiques résolument favorables au marché tout en se réclamant d’un certain
socialisme africain103). D’autre part, les mesures de nationalisations de secteurs entiers des
économies nouvellement indépendantes, par de nombreux régimes dont beaucoup ne se
réclamaient pas du socialisme, (notamment des régimes militaires) montrent aussi que les
différentes stratégies de politique économique menées par les Etats africains durant les années
1970 et 1980 ne répondaient pas nécessairement à une posture idéologique, ou à des alliances
103On aurait pu aussi mentionner d’autres variations plus larges sur le thème du socialisme africain tels la négritude de Léopold Sédar Senghor, la personnalité africaine de Kwame Nkrumah, ou l’humanisme de Kenneth Kaunda. TORDOFF, 2002.
56
internationales avec l’un ou l’autre bloc de la Guerre Froide. Troisièmement, l’émergence à
partir des années 1970 d’une forme de socialisme, dit « scientifique », car d’apparence plus
orthodoxe et plus proche des principes du marxisme que le socialisme africain des années
1960, peut porter à certaines généralisations entre les différents pays qui s’en sont réclamés.
Résultant autant de changements vécus en Afrique - dont l’échec de politiques
inspirées du socialisme africain, et le renversement de ces régimes - que d’un
repositionnement plus proactif de l’URSS face aux pays du Tiers Monde (Cf. Chapitre 1, A),
le socialisme en Afrique connut effectivement une nouvelle période à partir des années 1970.
On assista alors à l’émergence de certains Etats qui adhérèrent, du moins sur le plan formel et
rhétorique, de manière plus stricte aux principes du marxisme tels qu’ils étaient appliqués
dans la sphère de pouvoir soviétique. Une partie de ces Etats était gouvernée par des régimes
militaires, comme en Somalie, en Ethiopie, au Bénin, au Congo et à Madagascar. D’autres
régimes révolutionnaires civils, issus de mouvements de libération nationaux, virent le jour
dans les anciennes colonies portugaises au moment de leurs indépendances en 1974-1975.
Tous ces régimes adhérèrent officiellement, à un moment ou un autre, à une forme de
« socialisme scientifique », se définissant comme une réaction au socialisme africain. Ils
connurent toutefois des expériences contrastées dans les politiques qui furent menées au nom
de ses principes.104
Le niveau réel d’adhésion aux principes marxistes des partis africains qui s’en sont
alors réclamés a été le sujet de nombreuses discussions parfois polémiques entre chercheurs
généralement marxistes, et souvent sympathisants de certains de ces régimes. Dans ce
contexte, Marina et David Ottaway considéraient, dans un ouvrage écrit au début des années
1980 et intitulé Afrocommunism, que l’Ethiopie, l’Angola et le Mozambique poursuivaient un
socialisme résolument plus approfondi que les autres expériences africaines en ce sens là.105
Face à cette distinction, on peut souligner la critique de Michel Cahen qui s’est efforcé
de démontrer, notamment par une analyse sociologique du leadership du Frelimo, en quoi le
discours imprégné de rhétorique marxiste des années 1977-1989 (période durant laquelle le
Frelimo était officiellement « parti marxiste-léniniste d’avant-garde ») occultait en fait un
régime qui différait moins d’autres Etats africains que ce que l’on pouvait croire à premier
abord. Il en conclut ainsi que « la nature profonde de l’Etat mozambicain n’est pas différente
de celle des autres pays d’Afrique Noire ».106 Selon son analyse, l’idéologie et les « structures
104 CAHEN, 1988a. 105 Ibid. 106 Ibid.
57
politico-administratives » de l’Etat ont d’avantage servi à perpétuer le parti au pouvoir et
favoriser l’ascension sociale de ses dirigeants, plutôt que de fonctionner comme moteur de
l’alliance ouvrier-paysans comme le voulait la ligne officielle.
En fait, le projet modernisateur du Frelimo s’est aussi inspiré d’éléments idéologiques
plus technocratiques, issus de théories structuro-fonctionnalistes et modernistes, comme a pu
le relever Anne Pitcher107. Les auteurs de ces théories affirmaient en effet la nécessité pour
une société de dépasser les « traditions de la vie tribale » et d’adopter les caractéristiques des
sociétés modernes et industrialisées. Dans les sociétés modernes, la rationalité remplacerait
l’irrationalité des sociétés simples, les connections bureaucratiques impersonnelles du
système moderne supplanteraient les liens personnalistes et collectifs de la communauté
tribale, et les valeurs universelles transcenderaient l’attachement à des croyances
particularistes. Le nationalisme se définissait notamment par cette négation des
particularismes régionaux et locaux, autant que par le rejet de l’ancienne domination
coloniale.
Ainsi, malgré la reconnaissance du Frelimo par une bonne partie de la communauté de
chercheurs marxistes comme l’une des rares expériences les plus approfondies de
« socialisme scientifique » en Afrique108, on remarque que l’alignement idéologique reste
relatif. Cela est notamment dû aux degrés variables d’adhérence au modèle soviétique dans
les rangs du parti, à la tentative constante de diversifier les alliances internationales afin de
préserver une posture de non-alignement (Cf. Chapitre 1, A), aux empreintes également
laissées par l’expérience de la lutte de libération (Cf. Chapitre 1, B), ainsi qu’à la concurrence
avec d’autres éléments idéologiques provenant de milieux académiques notamment
américains.
Le degré de dépendance vis-à-vis de l’URSS, que l’on peut donc relativiser, même
durant la période initiale du régime socialiste (entre le IIIème Congrès du parti tenu en 1977 et
le IVème Congrès tenu en 1983), s’amenuisera d’avantage durant la période suivante (du IVème
Congrès (1983) au Vème Congrès, (1989)). Cette inflexion à partir du IVème Congrès est en
bonne partie attribuable à une réévaluation par le leadership du Frelimo de la nécessité de
pacifier ses relations avec l’Afrique du Sud de l’apartheid face au coût économique et social
trop élevé des dommages causés par la Renamo dans le territoire mozambicain.
107 PITCHER, 2002. 108 Selon José Luis Cabaço, le Frelimo des premières années « marxistes-léninistes » partage cette caractéristique uniquement avec le FLN algérien de la même époque.
58
Les liens avec le bloc occidental que le Frelimo avait tissé à l’époque où il cherchait
des appuis pour la lutte de libération nationale - découlant notamment de certains réseaux
créés par le fondateur du mouvement Eduardo Mondlane, anthropologue et sociologue ayant
enseigné aux Etats-Unis, plus tard devenu fonctionnaire de l’ONU – ne s’étaient jamais
interrompus, même lorsque l’aide provenant de ces pays fut minoritaire, comme ce fut le cas
au début de la période « marxiste-léniniste », marquée par un plus grand poids des pays de
l’Est.
Après cette période initiale, caractérisée par une stratégie de développement
clairement définie et marquée par une participation majoritaire du bloc de l’Est sans exclure
quelques gouvernements d’Europe occidentale (Italie, pays nordiques), l’application du plan
d’ajustement structurel dicté par le FMI dans la deuxième moitié des années 1980 marquerait
un tournant crucial dans l’histoire du Frelimo et de l’Etat mozambicain. Au niveau
international, cette période correspond au début de ce qui serait par la suite connu comme le
Consensus de Washington, marqué par une anxiété des Institutions de Bretton Woods de
promouvoir une transition rapide des économies planifiées du bloc soviétique en économies
de marché libéralisées et déréglementées. Durant cette période, qui correspond aussi à la série
de négociations visant à mettre fin à la guerre, le Frelimo perdit progressivement le contrôle
sur la définition des politiques publiques, malgré sa permanence au pouvoir et sa conservation
du statut d’interlocuteur officiel du pays vis-à-vis de la communauté internationale. En effet, à
partir de la fin de l’ère Machel, le gouvernement n’avait plus de véritable stratégie de
développement clairement définie, ce qui contribua éventuellement à la prédominance des
paradigmes importés des nouveaux bailleurs de fonds occidentaux.
Le plan d’ajustement structurel au Mozambique pris donc ses racines dans le contexte
de Guerre Froide de la fin des années 1980. Le Frelimo de Machel cherchait en effet de
nouveaux financements économiques face à une guerre de déstabilisation de plus en plus
coûteuse qui continuait à s’étendre dans le pays, à une baisse des prix des denrées
alimentaires, et à une sécheresse qui rendaient la situation économique intenable. C’est dans
ce contexte que fut signé en 1984 le pacte de non-agression avec l’Afrique du Sud (les
accords de Nkomati)109.
109 Si les accords sont représentatifs d’un changement de cap politique du Frelimo, il est important de mentioner par ailleurs que les accords ne serviraient pas leur cause principale, à savoir une solution durable au conflit avec la Renamo, car ils ne seraient ultérieurement pas respectés par l’Afrique du Sud. En effet, le gouvernement sud-africain continuerait à fournir divers matériaux de combat, appuis logistiques et financements au mouvement armé mozambicain.
59
A quelques mois d’intervalle, la politique extérieure vis-à-vis de la logique bipolaire
de Guerre Froide changea également de cap. Après le refus de l’URSS d’accepter le
Mozambique parmi les membres du CAEM (Comité d’Assistance Economique Mutuelle)
pour des raisons en partie liées au non-alignement mozambicain, notamment face à la rivalité
sino-soviétique110, la direction du Frelimo se tourna vers les Institutions de Bretton Woods.
Celles-ci refusèrent initialement d’accorder des financements au Mozambique en raison du
caractère trop planifié et inadapté de son économie aux réformes que préconisait le FMI.
La diplomatie du régime de Machel eut un rôle important dans ce contexte. En effet,
la Première Ministre britannique Margaret Thatcher, ayant apprécié le rôle constructif joué
par Machel dans la médiation entre la ZANU de Robert Mugabe et le régime rhodésien d’Ian
Smith dans le cadre des négociations et de la signature des accords de Lancaster House qui
consacreraient l’indépendance du Zimbabwe. Elle recommanderait alors Machel au président
américain Ronald Reagan111, comme allié dans la crise sud-africaine, durant les années
d’agonie du régime d’apartheid. Les Institutions de Bretton Woods seraient ainsi contraintes à
apporter leurs financements au pays socialiste par une décision politique venue de la Maison
Blanche. A plusieurs reprises durant les années 1980, les IFI menaceraient cependant de
couper l’aide.
En effet, malgré les mesures de libéralisation partielle de l’agriculture déjà entreprises
à la suite du IVème Congrès du Frelimo de 1983, et avant l’accord avec le FMI, le parti
resterait durant le reste de la décennie encore très partagé quant à la nouvelle direction à
suivre. La transition au marché finirait par consacrer une certaine marginalisation de la frange
marxiste orthodoxe au sein du parti-Etat. L’échec de la politique de regroupements en villages
communautaires, mais aussi la situation économiquement insoutenable, ajoutés au climat de
terreur et aux énormes pertes humaines causés par la guerre de déstabilisation rendirent d’une
certaine manière inévitable une réforme de l’orientation des politiques publiques, mais aussi
du système en tant que tel.
Le réformisme au sein du Frelimo pris donc d’abord la forme d’une ouverture de
l’agriculture, puis du commerce, aux lois du marché, puis progressivement d’un changement
du cadre légal dans lequel les membres du Frelimo exerçaient leurs responsabilités,
notamment en ce qui concernait la possibilité pour les fonctionnaires publiques d’exercer une
110 Le refus du Mozambique d’accorder à l’URSS l’usage du port d’eaux profondes de Nacala dans le contexte de la guerre de cette dernière en Afghanistan, suivant le principe de non-alignement, est l’un des facteurs qui auraient pesé dans la balance. ABRAHAMSSON, NILSSON, 1995. 111 Celui-ci aurait été vraisemblablement « impréssioné par ce leader africain charismatique, franc et direct, avec qui il devait à l’origine s’entretenir pendant une demi-heure, mais finit par passer plus de deux heures. » Entretien avec Calane da Silva.
60
activité rémunérée dans le secteur privé. Des réformes de la Constitution avaient déjà été
ébauchées avant la mort de Samora Machel112, mais ce fut surtout après la désignation de
Joachim Chissano à sa succession, que fut accéléré le processus, vu, certes, comme inévitable
face à l’impasse de la guerre – mais reflétant probablement aussi des intérêts d’une frange
importante du parti qui ne ressentait pas une affinité particulière pour le modèle socialiste de
gouvernement, et voyait dans la privatisation de l’économie des opportunités de profit
individuel dans un contexte de bas salaires du fonctionnariat public en pleine crise
économique.
Ainsi, la période de parti-Etat, qui dura presque deux décennies, fut dans un premier
temps marquée par un approfondissement initial d’un projet politique résolument socialiste,
encore que suivant certaines particularités locales, et avec un niveau d’institutionnalisation
très relatif, suivi dans un deuxième temps d’un tournant au cours des années 1980 vers une
économie de marché dont le secteur privé se fit progressivement de plus en plus important.
Cette évolution suit dans une certaine mesure les variations de l’appui des blocs soviétique et
occidental, la balance pesant tantôt pour l’un dans la première phase, tantôt pour l’autre dans
la seconde. Il est donc clair qu’au moment de la transition démocratique, au début des années
1990, lorsque s’effondraient l’URSS et le bloc de l’Est, le gouvernement mozambicain s’était
depuis déjà quelques années rapproché de ses donateurs occidentaux, et n’était plus
financièrement dépendant de ses anciens créditeurs.
En ce sens, le Frelimo a su s’adapter à temps aux évolutions du contexte international,
afin de se réformer de sa propre initiative, ce qui lui a permis de survivre après la chute du
mur de Berlin. D’autre part, le changement d’orientation américain durant les années 1980
vers une condamnation du régime d’apartheid, déséquilibra le système d’alliances de la
Guerre Froide en Afrique Australe, au bénéfice du Frelimo, dont la condamnation ferme du
régime ségrégationniste sud-africain avait été une constante, même après les accords de
Nkomati.
La capacité du Frelimo de conserver ainsi une partie de son intégrité idéologique, du
moins dans sa dimension anti-colonialiste et nationaliste, tout en adoptant une approche plus
pragmatique de sa politique économique, montre en définitive que sa dépendance – financière
ou idéologique – vis-à-vis de l’URSS était assez faible. Le système économique mixte qui
résulterait des libéralisations initiées dans les années 1980, puis poussées par le FMI, laisserait
également ses marques. Le système politique ne connut pas des changements aussi marqués
112 Entretien avec Conceita Sortane.
61
durant la période de parti-Etat, mais eut des difficultés à se consolider, notamment en raison
des limites en ressources empirées par le contexte de guerre civile, ce qui l’obligerait
éventuellement à se réformer au tournant des années 1990. Malgré ces difficultés de
consolidation, il importe d’examiner le deuxième critère mesurant la pérennité des ex-partis
uniques dans les nouveaux régimes démocratiques, à savoir le degré de pénétration dans la
société de l’ancien régime, afin de mieux mesurer les perspectives de durabilité du parti
dominant dans le nouveau régime.
Quel degré de pénétration dans la société ? Les Assemblées Populaires et le
Centralisme Démocratique
Le système institué par le parti-Etat créa des vecteurs institutionnalisés de
participation, d’organisation, et d’encadrement des populations, dont certains laisseraient
leurs marques. A ce titre, une typologie des régimes africains existant avant la vague de
transitions démocratiques des années 1990 proposée par Bratton et Van de Walle113 nous
permet ici de situer le régime de parti-Etat prévalant au Mozambique durant cette période en
fonction de certaines caractéristiques révélatrices du niveau de pénétration du régime dans la
société. Différents types de régimes sont ainsi classés dans cinq catégories présentant chacune
une forme de configuration particulière résultant du croisement de deux variables : le degré de
participation de la population d’une part, et le degré de compétition entre différents candidats
et groupes sociaux d’autre part.
Comme le montrent le tableau et le graphique ci-dessous, mis à part les deux
Oligarchies de Peuplement Blanc (Settler Oligarchy) et les cinq Régimes Multipartisans
(Multiparty System), on peut catégoriser le restant des régimes africains précédant la vague
des transitions démocratiques de années 1990 en trois types de régimes de parti-Etat :
Oligarchies Militaires (Military Oligarchy), Systèmes Unipartisans Plébiscitaires
(Plebiscitary One-Party System), et Systèmes Unipartisans Compétitifs (Competitive One-
Party System). Quatre parmi les cinq ex-colonies portugaises dont le Mozambique (São Tomé
faisant exception) sont considérées ici comme des Systèmes Unipartisans Plébiscitaires. Ces
derniers se caractérisent par un très faible niveau de compétition pour des postes de décision
(que ce soit entre élites ou dans la population de manière générale), mais ayant des niveaux
assez élevés de participation dans la vie politique.
113 BRATTON, VAN DE WALLE, 1997.
62
4. Grille de lecture des régimes d’Afrique sub-saharienne en 1989.114
114 BRATTON, VAN DE WALLE, 1997.
63
Cette catégorie reflète un trait fondamental du régime de parti-Etat mozambicain des
années 1970 et 1980, qui explique aussi la forme que prendrait par la suite le nouveau régime
de parti dominant démocratique : si le parti règne comme seul maître incontesté à bord, il
tente d’intégrer la population dans son projet politique, dont l’idéologie est largement
inclusive, via des modalités participatives. Ainsi, dans les Systèmes Unipartisans
Plébiscitaires,
la participation des masses était orchestrée depuis le sommet et canalisée par le biais de rituels symboliques de soutien au souverain, à ses officiers, et aux politiques mises en œuvre. Les électeurs étaient à la fois mobilisés et contrôlés par le biais de "plébiscites" unipartisans, qui comprenaient des élections et des rassemblements et manifestations parrainés par le régime. Les taux de participation aux élections et les votes favorables au président dépassaient généralement les 90 pour cent, des résultats qui suggèrent une véritable participation, même si la concurrence électorale était fortement restreinte par le gouvernement.115
Ce type de régime se différencie ainsi des Oligarchies Militaires gouvernant en vase clos, et
généralement plus répressives. Il est d’autre part moins ouvert que les Systèmes Unipartisans
Compétitifs, qui ont pu tolérer notamment des élections avec le choix entre plusieurs
candidats représentant diverses ailes du parti unique, alors que dans les Systèmes Unipartisans
Plébiscitaires, seulement un candidat du parti officiel apparaissait sur le bulletin de vote.
En ce sens les Assemblées Populaires, élues lors des élections monopartisanes de 1977
et 1980 sur la base de listes préétablies par le parti jouèrent un rôle certes bien plus lié à une
fonction d’incorporation, voire de cooptation au système que de réelle participation au
processus décisionnel. Cela fût cependant probablement un facteur significatif pour la survie
et la crédibilité de l’Etat frélimiste.
Les modalités de participation se définissaient plus par la négative, les électeurs ayant
comme principal droit celui de refuser les candidats uniques, en les critiquant publiquement,
pour les élections municipales, districtales ou provinciales. Si ces derniers étaient
effectivement refusés, le régime proposerait un autre candidat devant recevoir l’approbation
par le vote. Les raisons suivantes pouvaient justifier le refus : la collaboration avec le régime
colonial, l’appartenance à une chefferie traditionnelle, une conduite considérée comme
inacceptable, notamment la paresse, ou tout simplement la « passivité ».116
115 BRATTON, VAN DE WALLE, 1997. 116 MAGODE, 2005.
64
The People's Assemblies structures: PEOPLE'S ASSEMBLY (indirectly elected) 249 members 11 PROVINCIAL ASSEMBLIES (indirectly elected) 1,055 members and alternates 109 DISTRICT ASSEMBLIES (indirectly elected) 5,770 members and 1,030 alternates 22 METROPOLITAN ASSEMBLIES (indirectly elected) 1,145 members and 167 alternates 330 ADMINISTRATIVE POSTS, ASSEMBLIES AND 569 LOCAL ASSEMBLIES (directly elected) 26,181 members and 3,600 alternates
5.. Les divers échelons des assemblées monopartisanes117
Certains de ces critères officiellement établis se révélèrent difficilement praticables
dans bien des cas, notamment du fait de la légitimité locale des chefs traditionnels. Le refus
de ces derniers comme membres des Assemblées Populaires a pu conduire à une perte de
crédibilité de ces dernières pour une partie significative de la population. Néanmoins, le
nombre d’Assemblées et d’élus, et les différents niveaux de représentation, du pouvoir local
au pouvoir central ont créé un réseau capillaire et dense qui a sans doute contribué à
l’institutionnalisation et à une certaine cohésion du régime, du moins dans les premières
années, avant que la Renamo ne prenne le contrôle d’une bonne partie du territoire,
démantelant ainsi ces structures dans les régions contrôlées. Les Assemblées peuvent donc
être lues comme un élément révélateur d’une certaine pénétration dans la société du régime,
durant les premières années suivant l’indépendance. Cette fonction partait d’un projet
formellement établi, comme l’atteste le IVème Congrès du Frelimo, durant lesquelles elles ont
été décrites comme des cellules de l’Etat: il s’agissait alors de « faire élire, tous niveaux
confondus 43 390 députés, [afin de] faire ‘adhérer’ le peuple à l’Etat, à diffuser l’Etat dans le
peuple ».118
Si cette forme de pénétration du régime dans la société peut être caractérisée comme
institutionnalisant une fonction participative, elle est, comme nous l’avons dit, également
indissociable d’une fonction d’encadrement de ces mêmes populations. Les structures
117 HALL, YOUNG, 1991. 118 CAHEN, 1988a.
65
décisionnelles du parti, souvent confondues avec celles de l’Etat, suivaient en effet le principe
du « centralisme démocratique », cependant conçu « non comme une méthode d’action, mais
d’organisation interne du parti ». A ce titre, il est intéressant de rappeler comment la structure
organisationnelle, inspirée du centralisme démocratique léninien, tel qu’il a pu être appliqué
dans certains régimes autoritaires, n’implique pas nécessairement que les politiques menées
soient consistantes avec cette idéologie. Ainsi, le KMT (Kuo Ming Tang) taïwanais,
pourtant formellement opposé aux régimes communistes pendant plusieurs décennies, était structurellement un parti léniniste. […].Il y avait un parallélisme organisationnel entre le parti et l’Etat : les organes du parti contrôlaient les unités administratives à plusieurs niveaux du gouvernement. […] Le processus décisionnel se faisait par le centralisme démocratique. Les cellules du parti pénétraient aussi les organisations sociales. […] En ce qui concerne les relations Etat-société, la pénétration du KMT était bien plus forte que pour d’autres partis. Sa structure léniniste lui permit de construire des liens organisationnels avec divers groupes sociaux, afin de pouvoir réagir de manière plus efficace aux défis émanant de la société.119
Le parti Frelimo ne gouvernait certes pas un pays doté des mêmes ressources
économiques que celles de Taïwan, mais la fonction du système organisationnel du parti-Etat
apparaît comme révélatrice de sa capacité à faire pénétrer les institutions dans des sociétés qui
restèrent pour le moins sceptiques, face à un projet nationaliste modernisateur auquel une
partie importante de la population ne s’identifiait pas forcément. La mention de la création de
liens entre cellules du parti et organisations sociales dans le cas taïwanais fait penser dans le
cas mozambicain aux dits « groupes dynamisateurs », ou « organisations démocratiques de
masse », de type corporatiste visant mobiliser certains secteurs stratégiques de la population :
OTM (Organização dos Trabalhadores Moçambicanos) syndicat officiel des travailleurs
urbains non agricoles, OMM (Organização da Mulher Moçambicana) l’organisation de
mobilisation des femmes ayant notamment pour rôle à défendre leur émancipation dans la
société, OJM (Organização da Juventude Moçambicana) les jeunesses mozambicaines. Ces
organisations sociales étaient liées au parti, et avaient effectivement pour but de rallier les
masses au projet politique du Frelimo. Ces organisations, qui se sont perpétuées dans le
nouveau régime démocratique furent officiellement séparées du parti et de l’Etat, mais
continuent dans la pratique à jouer un rôle majeur de mobilisation électorale, en collaboration
avec les cellules du Frelimo. Cet exemple de pénétration du régime dans la société est ainsi
clairement révélateur du succès électoral de l’ancien parti-Etat dans un nouvel environnement
compétitif multipartisan.
119 KIM, 2003.
66
La relative légitimité du parti Frelimo durant l’ancien régime découlait donc en partie
d’une certaine fonction intégrative des diverses structures de participation mentionnées. Si
celles-ci ne permettaient pas une réelle discussion ouverte et ne donnaient pas aux populations
un pouvoir de décision ou d’influence sur les politiques publiques, contrairement à a ce que
laissait entendre l’idéologie officielle centrée sur la notion de poder popular (pouvoir
populaire), elles permettaient en revanche à assurer la visibilité de l’Etat dans tous les
échelons administratifs du niveau central au niveau local. L’organisation était effectivement
fondée sur le centralisme démocratique léninien, faisant des organes locaux les récepteurs du
pouvoir central, dans un système unidirectionnel de haut en bas, sans réelle possibilité
d’impact décisionnel provenant de la base. Toutefois, elles contribuèrent peut-être à la
création d’une conscience politique chez une partie de la population qui représente
aujourd’hui les bases de l’électorat du Frelimo.
Quel niveau de cohérence interne et d’institutionnalisation du régime de
« démocratie populaire »? Nationalisations et politiques publiques
Au-delà de l’indépendance du pays vis-à-vis de l’URSS, ou du degré de pénétration du
régime dans la société, il reste à savoir à quel point le régime du parti-Etat Frelimo était
suffisamment cohérent, et si ses actions répondaient à un réel projet politique reflétant un
niveau minimum d’institutionnalisation du régime, malgré les réserves évidentes que l’on a
déjà pu formuler jusqu’à présent.
Ishiyama considère, entre autres facteurs, la proclamation de Républiques Populaires
dans certains de ces Etats (Angola, Mozambique, Ethiopie, Congo, Bénin), et les conséquences
que cela a pu avoir sur la nature du régime, comme un élément à prendre en considération
pour distinguer ces régimes d’autres régimes socialistes africains (Guinée-Bissau, Cap-Vert,
Somalie, Madagascar) qui ne se sont jamais définis par cette appellation.120 La proclamation
d’une démocratie populaire serait ainsi un choix assumé avec certaines implications sur
l’engagement du régime vers la concrétisation d’un projet politique partagé par le leadership.
Le terme « démocratie populaire » n’est pas dénué de controverses. Son usage dans un
contexte de Guerre Froide apparaît en effet dans une volonté de contre-argumenter la validité
du modèle de démocratie libérale promu par les puissances occidentales. En effet, cette
dernière s’apparente selon la critique de Lénine, à « une démocratie pour la minorité, pour les
120 ISHIYAMA, 2005.
67
classes possédantes », dans la mesure où elle reste « confinée dans le cadre étroit de
l'exploitation capitaliste »121. Il est intéressant en ce sens d’examiner la propagande frélimiste
de la période socialiste, et de remarquer la mention récurrente du pouvoir démocratique,
empruntant au vocable des démocraties populaires, et dérivant d’une volonté – probablement
sincère - de Samora Machel de développer le pays en faisant des ouvriers, et surtout des
paysans, les principaux acteurs et bénéficiaires de cette politique. Ainsi, les restrictions aux
libertés individuelles sont justifiées par un objectif supérieur, essentiellement économique ou
matérialiste, de distribution plus démocratique à la fois des moyens de production et des biens
et services produits.
Dans ce contexte, la nationalisation des moyens de production apparaît théoriquement
comme une manière de rendre accessible à tous les fruits de celle-ci, en conformité avec le
concept de démocratie populaire. Cahen souligne à propos du régime mozambicain que les
nationalisations qui ont pu être effectuées par le régime du Frelimo d’une manière planifiée et
coordonnée, ne concernaient pratiquement pas la sphère productive de l’économie. Elles
concernaient surtout « écoles, hôpitaux, immeubles locatifs, […] pompes funèbres »122 et
s’effectuèrent bien plus souvent d’une manière ad hoc, résultant principalement d’une
réappropriation par l’Etat des nombreuses entreprises abandonnées par des colons portugais.
Néanmoins, malgré cette approche très réactive face aux évènements dans les
premières années du régime, on peut nuancer le propos en rappelant qu’il existait malgré tout
un projet politique justifiant les mesures prises, avec une approche consciemment
développementiste de la part de certains des élaborateurs des politiques publiques menées. Un
exemple perceptible tient à la nationalisation de l’ensemble des terres du pays (mesure
toujours en vigueur aujourd’hui), dans le but de rationaliser les ressources, et éventuellement
de collectiviser la production agricole.123
Mais les nationalisations ont aussi servi des buts plus directement liés à la capacité du
Frelimo de consolider le parti unique, notamment en évitant l’ascension potentielle de classes
commerçantes qui ne lui seraient pas liées. Ainsi Brito souligne que
l’impact socio-économique des nationalisations est loin d’être insignifiant. Elles ont en effet constitué, dans les premières années du Mozambique indépendant, un barrage très efficace à la formation d’une bourgeoisie « nationale » noire, en même temps qu’elles empêchaient
121LENINE, V. I. L’Etat et la Révolution, 1917, cité dans « Démocratie populaire », (http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9mocratie_populaire, dernier accès 14/06/08). 122 CAHEN, 1988a. 123 CRAVINHO, 1996.
68
l’accroissement du pouvoir économique d’une partie de la couche commerçante restée sur place, principalement les Indiens.124
Dans le même sens, la politique de nationalisation du parc immobilier des villes,
présentée par le Frelimo comme visant éviter l’utilisation de ces immeubles à des sources de
profit, a été décrite par Cahen comme résultant surtout de la peur que « face à la débandade de
colons, des milliers d’appartements ne soient acquis à bas prix par les Indiens ou d’autres
fractions commerçantes ». 125
D’autre part, certaines des plus grandes entreprises détenues par des portugais qui ne
quittèrent pas le pays (JFS, Entreposto) ne furent jamais menacées de nationalisation, et une
partie de l’économie privée demeura effectivement exempte de toute intervention étatique126.
Cela semble aussi démontrer avant tout une attitude essentiellement pragmatique des
nouveaux dirigeants, se retrouvant face à un pays abandonné par la majorité de sa force de
travail qualifiée, et devant ainsi accommoder les maigres ressources de ceux qui se trouvaient
encore sur place. De même, malgré l’application volontaire d’un embargo sur la Rhodésie,
certains liens économiques furent malgré tout maintenus avec l’Afrique du Sud (même avant
les accords de Nkomati mentionnés auparavant), notamment en raison de la proximité de la
capitale mozambicaine, située à une centaine de kilomètres de la frontière entre les deux pays,
et de l’emploi – déjà depuis la fin du XIXème siècle – d’un contingent significatif d’ouvriers
miniers mozambicains dans les mines sud-africaines. Ce choix dénote en effet de la prise en
compte de certaines réalités économiques indispensables à la survie de l’Etat, et donc du parti.
Calane da Silva résume succinctement la réalité d’un Frelimo face à des réalités
économiques pressantes, empêchant la mise en application d’un réel programme d’envergure
selon des préceptes idéologiques clairement établis: en somme, « de communistes nous
n’avions rien, nous n’avions tout simplement pas les moyens de l’être ! »127.
Certaines politiques publiques eurent cependant un succès non négligeable durant les
premières années du régime. C’est le cas de campagnes de vaccination ou de scolarisation
primaire ayant atteint des résultats très encourageants, probablement aussi en raison du
contraste avec l’absence quasi-généralisée de services sociaux disponibles pour les
populations noires, notamment dans les campagnes, qui caractérisait l’époque coloniale128.
Cette preuve de l’engagement du régime envers une amélioration des conditions de vie des
124 BRITO, 1992. 125 CAHEN, 1988a. 126 PITCHER, 2002. 127 Entretien avec Calane da Silva. 128 ABRAHAMSSON, NILSON, 1995.
69
populations joua un rôle fondamental dans la légitimation du gouvernement au pouvoir. C’est
d’ailleurs en raison de cette légitimité que tirait le Frelimo d’un meilleur accès de la
population aux soins de base et à l’éducation que l’un des éléments-clé de la stratégie de la
Renamo se concentrerait dans la destruction ciblée des hôpitaux et des écoles du pays. De
manière générale les politiques formulées étaient cependant largement trop ambitieuses et le
corps administratif très peu expérimenté.
On peut donc déduire de ce bref aperçu que le régime possédait tout compte fait une
cohérence interne et un niveau d’institutionnalisation non négligeables pour le contexte
africain de l’époque, surtout si l’on tient compte de la précarité de ses ressources économiques
et humaines, et d’une situation politique interne et externe explosive. Les lacunes évidentes
expliqueront toutefois aussi l’émergence d’une seconde force politique dotée d’une base
sociale significative, le parti Renamo, dans le régime démocratique désormais caractérisé par
un bipartisme certes déséquilibré en faveur du parti au pouvoir, mais réel.
Conclusion de la Partie C
Le cadre conceptuel des ex-partis uniques d’Europe de l’Est appliqué au cas
mozambicain permet donc non seulement d’expliquer la capacité du Frelimo à survivre en
tant qu’entité, et à se renouveler dans l’ère post-socialiste, dans le contexte d’un régime
désormais plus ouvert et compétitif, mais il permet aussi d’analyser les caractéristiques
inhérentes au régime gouverné par le parti-Etat et en quoi celles-ci ont créé un moule qui
viendrait partiellement conditionner le régime qui lui succèderait.
En effet, le degré d’indépendance du régime vis-à-vis de l’URSS (critère 1) permet,
certes, de montrer comment, après la chute du bloc soviétique, le parti désormais « séparé »
de l’Etat a pu mobiliser des ressources provenant d’autres « patrons », notamment les divers
alliés occidentaux de l’ancien mouvement de libération (Cf. Chapitre 1, A). Mais il révèle
également la complexité d’un régime qui n’était pas calqué sur celui de Moscou, à la fois pour
des raisons évidentes liées au manque de ressources, que par des choix qui reflètent la
diversité des héritages idéologiques et institutionnels du parti au pouvoir, ainsi que par la
nécessité de s’adapter pour survivre à la conjoncture politique et économique des années
1980.
De même, la capacité du régime de parti-Etat de prendre racine dans la société (critère
2) a créé une base sociale suffisamment ample pour que le parti politique réussisse à être
reconduit au pouvoir par la voie des élections multipartisanes à partir de 1994. Toutefois, les
70
diverses modalités de participation et d’encadrement des populations qui prévalaient avant la
transition démocratique ont aussi une influence sur l’architecture institutionnelle de la
nouvelle démocratie de parti dominant qui lui succède.
Enfin, la relative cohérence interne et le niveau d’institutionnalisation du régime
(critère 3) permet aux autorités de conduire une transition qui soit suffisamment fluide, et
donne également une légitimité aux anciens gouvernants en tant que représentants d’un
certain projet politique derrière lequel s’était ralliée une partie importante de la population.
Mais elle permet également de comprendre à quel point le projet de « démocratie populaire »
se reflétait inégalement par des institutions et des pratiques conformes à ce credo, dont
certaines ont pu se perpétuer dans la nouvelle démocratie libérale.
Les limites du régime gouverné par le parti-Etat durant cette période, dans sa capacité
à remplir les trois critères énoncés, expliquent aussi le relatif succès de la Renamo et sa
capacité de devenir la seconde force politique du pays, dans un nouveau système bipartisan,
malgré la prédominance du Frelimo.
Conclusion du Chapitre 1
La nature graduelle de la transition à un régime démocratique multipartisan confère
ainsi au Frelimo la légitimité interne et externe d’avoir été l’orchestre de ce processus, quand
bien même cela a pu résulter de fortes pressions internes et externes qui rendaient un
changement éventuel indispensable à la propre survie du parti. La permanence de ce dernier
au pouvoir après des changements significatifs dans la composition de sa direction et un
revirement du système politique, et le fait que celui-ci ne se soit pas désagrégé en factions
rivales a fini par renforcer la capacité décisionnelle et d’articulation de l’organisation. L’unité
interne et la cohésion acquis par cette expérience permettent au parti de réunir des tendances
résolument divergentes sans le menacer de s’éclater.
Si la plupart des partis politiques africains sont souvent perçus, selon les critères de
l’analyse classique des partis politiques occidentaux, comme étant des plateformes faiblement
institutionnalisées et véhiculant essentiellement les intérêts d’élites isolées et regroupées dans
la capitale, le contexte mozambicain suggère que cette évaluation est incomplète et trop
généralisatrice. De fait, les quelques partis politiques africains qui ont monopolisé les
structures de l’Etat pendant une ou plusieurs décennies ont pu créer des réseaux denses à
travers les divers échelons de l’administration étatique, du niveau central au niveau local.
D’autre part, l’existence d’une idéologie communément acceptée, du moins au niveau du
71
discours et de la symbolique, notamment en raison de la capacité de mobilisation d’un leader
particulièrement charismatique comme Samora Machel, ainsi que l’expérience vécue d’une
lutte de libération nationale par un leadership qui, au moment de l’indépendance avait déjà
purgé la plupart des opposants potentiels constituant une menace à la cohésion du parti, ont
permis au mouvement de conserver une cohérence interne, malgré sa composition diversifiée
et les divers bouleversements externes causés par le contexte de guerre et de crise économique
dans les années 1980.
Il est en ce sens intéressant d’analyser comment fonctionnent les mécanismes de
distribution du pouvoir et de décision à l’intérieur même du parti. Dans le régime actuel, pour
lequel le Frelimo reste essentiellement le seul maître à bord, en dépendent de manière très liée
les mécanismes de sélection des gouvernants du pays et le degré de représentativité de cette
sélection.
72
CHAPITRE 2 : LE FONCTIONNEMENT DU PARTI
POLITIQUE DOMINANT ET SON IMPACT SUR LE REGIME
Les partis politiques sont largement considérés comme des piliers fondamentaux d’un
système démocratique émergent, en ce qu’ils servent d’interface entre la population et le
gouvernement, et endossent une grande partie de responsabilité quant à l’institutionnalisation
de pratiques démocratiques, que ce soit à travers leur relation à l’électorat, leur
fonctionnement interne, ou leurs performances au gouvernement et dans l’opposition.129 Le
courant de la science politique qui étudie les partis dans les régimes démocratiques établis
relève effectivement une série de fonctions dans les domaines énoncés. Nous reprendrons ici
une typologie de ces fonctions proposée par Randall et Sväsand, que nous appliquerons
spécifiquement au cas mozambicain.130
La relation entre les partis et l’électorat construit des liens essentiels pour relier les
revendications de la société vers les instances décisionnelles (fonction représentative) tout en
mobilisant et socialisant politiquement leurs membres (fonction intégrative). Le
fonctionnement interne du parti politique est en ce sens essentiel, d’abord pour concilier des
intérêts parfois divergents en une plateforme politique cohérente, mais aussi, à travers la
compétition entre différents partis, canaliser les conflits sociaux latents qui émanent de ces
différences (fonction d’agrégation). L’organisation interne est également fondamentale pour
le choix des dirigeants du parti à travers un processus sélectif, à la fois représentatif et
méritocratique, qui constitue en soi un apprentissage de règles démocratiques de sélection
(fonction de recrutement et d’entraînement).
Enfin, les partis au gouvernement sont tenus d’être responsables pour les politiques
menées sous peine de sanction électorale (responsabilisation verticale), ainsi que de constituer
une opposition efficace lorsqu’ils ne sont pas au pouvoir, en suivant, critiquant et proposant
des alternatives (responsabilisation horizontale). Cette classification correspond forcément à
un idéal type et s’est construite pour qualifier le rôle de partis dans des régimes démocratiques
occidentaux consolidés. On peut cependant l’adapter à l’étude des démocraties émergentes
afin d’évaluer les partis politiques qui les composent à la lumière de cette grille, et déduire de
leurs acquis ou insuffisances en quoi ils constituent dans ce contexte un facilitateur ou une
entrave au développement des mécanismes et institutions démocratiques formels.
129RANDALL, SVÄSAND, 2002a. 130 Ibid. La typologie a été établie par Dalton et Wattenberg suivant les travaux de Key.
73
A – LES RELATIONS ENTRE LES PARTIS ET L’ELECTORAT
Le poids relatif et la compétition entre les deux partis politiques sur le terrain :
les stratégies électorales entre mobilisation des identités et plateformes politiques
Par l’étude des campagnes électorales et du comportement des électeurs face au vote,
il est possible de dégager certains traits permettant d’évaluer le degré de représentativité du
Frelimo et de la Renamo vis-à-vis du peuple mozambicain. La fonction de représentation ne
peut toutefois qu’être mesurée si l’on prend en compte certains intermédiaires, notamment les
chefferies traditionnelles locales, dont la légitimité politique est parfois plus importante que
celle des partis eux-mêmes. D’autre part, l’une des différences fondamentales dans la relation
des deux partis avec l’électorat tient à la mobilisation des structures organisationnelles du
Frelimo, face à une Renamo relativement peu coordonnée et dénuée des capacités nécessaires
à une telle mobilisation intégratrice.
Cependant, la Renamo apparaît comme un parti également plus complexe que la
plupart des partis d’opposition africains, généralement perçus comme excessivement faibles et
cantonnés à une région ou ethnie particulière. Sa trajectoire de guérilla ayant impliqué une
gestion, certes rudimentaire mais réelle, basée sur un « système d'administration indirecte mis
en place par l'armée […] et passant par les chefs traditionnels légitimes »,131 en fait à de
nombreux égards une sorte de mouvement de libération contre le régime du Frelimo. Sa
récupération de la légitimité du pouvoir traditionnel, et sa base « ethnique » dans les régions
du Centre et du Nord, moins pénétrées par le Frelimo lui ont donné dans ces régions une
réelle base d’appui. Le système bipartisan fortement régionalisé, avec une allégeance souvent
inconditionnelle pour l’un ou l’autre parti suivant une logique de fiefs (tels que la province de
Gaza pour le Frelimo ou le plateau de Gorongosa pour la Renamo, dans lesquels les partis
obtiennent à chaque élection respectivement plus de 90% des voix) a pu conduire l’ancien
ministre José Luis Cabaço à qualifier l’actuel régime, non sans ironie, comme une
« démocratie de deux partis uniques »132.
Au sortir des premières élections, la Renamo a effectivement acquis un statut de
deuxième force, qui laissait initialement présager un système bipartisan équilibré aux vues des
résultats des premières élections de 1994. Toutefois, le manque de cadres formés dans les
rangs de la Renamo, et la structure personnalisée et peu institutionnalisée du pouvoir au sein
131 MARCHAL, MESSIANT, 2006. 132 Entretien avec José Luis Cabaço.
74
de ses organes décisionnels a aussi décrédibilisé la principale force d’opposition vis-à-vis de
nombre de ceux pour qui elle paraissait initialement être une alternative viable à l’hégémonie
du parti à l’échelle nationale.
Les capacités financières, logistiques et humaines du Frelimo sont largement
supérieures à celles de ses adversaires, ce qui a des implications concrètes lors des campagnes
électorales, et de manière générale quant à la diffusion quantitative de l’information sur les
partis. Lors des campagnes, en plus du contrôle des principaux organes d’information (journal
quotidien Notícias, Rádio Moçambique, TVM), le parti se déplace à travers le territoire de
manière plus aisée et réalise des rassemblements électoraux d’envergure.
Mais les résultats remarquablement équilibrés, voire serrés (surtout lors des élections
présidentielles de 1999) montrent que la Renamo a su capitaliser sur son héritage historique
particulier. L’une des composantes essentielles des campagnes électorales depuis la
démocratisation est certainement le retour du répertoire des traditions africaines dans le
discours public, résultant de la liberté d’opinion et d’expression consacrée par le nouveau
système. Le Frelimo a été longtemps associé à la vision anti-tribaliste qui constituait l’un de
ses piliers fondateurs, ayant réprimé ou découragé la pratique de rituels et les cultures
traditionnelles, et délégitimé les chefferies lignagères durant les années Machel. Or la
Renamo a pu profiter de sa position de défenseur de ces valeurs durant la guerre pour s’en
faire le porte-parole privilégié, notamment lors des campagnes électorales. Le Frelimo a
cependant anticipé sur son manque de légitimité dans ce domaine durant les années de
transition, en renouvelant son discours officiel et sa posture face au pouvoir traditionnel. La
place du chef lignager demeurant encore très respectée dans les communautés rurales (voire
urbaines), lesquelles abritent la grande majorité de la population au Mozambique, les liens
que tel chef a pu entretenir avec l’un ou l’autre parti ont en effet joué un rôle non négligeable
et souvent décisif dans les intentions de vote des membres de ces communautés.133
Ainsi, la tentative par le parti au pouvoir de récupérer le terrain perdu à son adversaire
durant la guerre a rendues encore plus floues les lignes de démarcation entre les deux partis
politiques. De fait, comme cela semble être la norme dans les démocraties africaines, malgré
certaines exceptions, la définition des programmes et d’une ligne idéologique claire fait
défaut, et la récupération de sentiments identitaires régionaux est courante, car cela semble
avoir une plus grande signification pour les électeurs dans leur choix des candidats. Si au
Mozambique, d’après la Constitution, un parti ne peut pas servir les intérêts d’une région,
133 Entretien avec João Pereira.
75
mais au contraire se doit de renforcer l’unité nationale, les campagnes électorales ont
tendance à flatter la fierté des peuples visités en fonction de leurs identités régionales, afin de
montrer que celles-ci sont bien prises en compte. Les allégeances à chaque parti sont
d’ailleurs le résultat d’identités parfois transmises d’une génération à l’autre, souvent
fortement régionalisées, et semblent beaucoup plus rarement dériver de différences liées aux
programmes de chaque parti.134 La réélection à plusieurs reprises du Frelimo paraît aussi
résulter d’une acceptation parfois passive ou d’une ratification officielle de l’autorité de celui
qui est au pouvoir, en conformité avec les formes politiques traditionnelles de nombreuses
sociétés pré-coloniales qui leur sont plus familières.135
Pourtant les résultats électoraux suggèrent que des électeurs peuvent virer de bord,
comme l’attestent le passage de certaines provinces de la Renamo au Frelimo, dans les
intentions de vote pour les élections présidentielles et législatives. Les causes de ces passages
peuvent certes être liées à l’abstentionnisme, révélateur d’un désenchantement des électeurs
face à l’omnipotence du Frelimo et à l’incapacité - perçue ou avérée - des politiciens
d’améliorer leur niveau de vie. Les allégations de fraudes électorales significatives (par
exemple, le bourrage d’urnes dans la province de Tete en 2004), qui ont pu peser dans la
balance des résultats des votes au niveau provincial, renforcent la perception d’un parti unique
dans les faits, et rend futile toute tentative de voter pour la Renamo. Toujours est-il que le
Frelimo conserve une base, fort de ses 2 millions d’adhérents136, composée notamment de la
petite classe ouvrière, des élites bureaucratiques, des anciens combattants, et des habitants des
trois provinces du Sud et de la province de Cabo Delgado – reflétant la composition
majoritaire de dirigeants de haut rang originaires de ces régions, malgré une tentative
consciente de pallier à ce déséquilibre - pour les raisons historiques liées à la constitution du
Front durant la lutte de libération (Cf. Chapitre 1).
On peut aussi noter que le vote pour le président et le vote pour le parti à l’Assemblée
n’ont pas toujours été équivalents. Cela a pu être interprété comme la manifestation d’une
désaffection ponctuelle pour le chef, même si le parti est globalement réinvesti. Le
désenchantement politique dont ont fait preuve les électeurs par leur abstentionnisme lors des
élections de 2004 a également montré combien la mobilisation des membres du Frelimo
134 Entretien avec João Pereira. 135 Entretien avec José Luis Cabaço. 136 Entretien avec Edson Macuácua
76
restait par ailleurs efficace, puisque le nombre de ses électeurs est proche du nombre de ses
militants.137
L’idéologie ou le programme politique n’est donc pas le principal facteur de
différenciation entre les deux partis, même si l’adhésion à un certain agenda de politiques
publiques et la propagande électorale font ressortir certaines thématiques dominantes tantôt
associées à l’un ou l’autre parti. Ainsi, la vision développementiste, moderniste, et
nationaliste de la vieille garde du Frelimo est encore présente dans les conceptions de ses
dirigeants, même si son ancienne façade marxiste a été remplacée par l’adhésion au marché.
D’autre part, la Renamo a su récupérer les anxiétés de populations frustrées par les
attentes non satisfaites d’une amélioration de leur niveau de vie. Ainsi, l’ancienne division
selon les lignes « socialiste » d’une part, et « défenseur des traditions africaines » d’autre part,
est devenue floue après l’abandon de l’idéologie officielle, et la compétition des deux partis
pour la légitimité traditionnelle. Le populisme de la Renamo, notamment dans sa dénonciation
des liens étroits du Frelimo avec la communauté internationale et la classe entrepreneuriale
paraît avoir inversé la donne, faisant de la Renamo le parti de la classe rurale paupérisée et
exclue138, et donc de la gauche.
Le Frelimo de son côté est devenu le parti des grandes entreprises et investisseurs, ou,
pour reprendre la formule d’Elisio Macamo, un parti « gestionnaire, faisant de l’ombre à son
propre passé » plus identifiable à une certaine droite libérale et technocratique139. Cependant,
les deux sont en réalité des congrégations de groupes plus ou moins politisés, et à l’intérieur
desquels coexistent des fractions avec des points de vues assez polarisés. Ils semblent tout de
même attachés à leurs liens idéologiques historiques - encore que ces derniers remplissent une
fonction plutôt liée à l’imaginaire collectif et à la publicité en campagne qu’une réelle matrice
qui orienterait les programmes politiques respectifs - comme le révèle la continuation de
l’usage de symboles et d’une rhétorique rappelant la bipolarisation de la Guerre Froide, ou
encore leur adhésion à des internationales de partis, correspondant à leurs héritages
historiques respectifs.
La fonction intégrative du parti Frelimo : des militants aux dirigeants
137 CARBONE, 2003. 138Michel Cahen a notamment décrit le parti Renamo comme celui des descamisados (sans chemises) terme faisant référence aux franges les plus défavorisées que la Renamo a courtisé durant la campagne électorale de 1999 et qu’il accompagna sur place. SITOE, 2005. 139 MACAMO, E., 10/02/07.
77
La présence du parti sur le terrain entre les élections relève d’avantage de la « fonction
intégrative » des partis politiques. Ainsi, à tous les échelons hiérarchiques, les membres du
Frelimo s’organisent, débattent du programme du parti, et élisent leurs supérieurs. Lors des
Congrès, réunis environ tous les 5 ans, sont élus les membres du Comité Central, qui eux
mêmes élisent les membres de la Commission Politique140. Si les pratiques sont effectivement
institutionnalisées, la transparence du processus n’est pas assurée, et le choix théoriquement
ouvert des candidats est, dans la pratique, soumis à des pressions des niveaux supérieurs
lorsque des intérêts particuliers peuvent être en jeu.141 Ainsi, les membres du parti sont
constamment socialisés aux normes et pratiques institutionnelles relatives à son organisation
administrative, mais subissent parfois les choix des hauts dirigeants d’une manière peu
transparente.
B – L’ORGANISATION INTERNE DU PARTI POLITIQUE
Un processus de sélection collectif mais fortement hiérarchisé
Les processus de sélection des dirigeants du parti Frelimo, des membres des différents
organes, et l’allocation aux postes gouvernementaux, résultent de tractations complexes
mêlant les instances officielles aux négociations informelles, et aux intérêts de divers groupes
à l’intérieur du parti.
Le processus de sélection du Secrétaire Général en 2002 est, selon Giovanni Carbone,
illustratif d’une pratique qui est institutionnalisée, donc non personnaliste, mais qui reste
fondamentalement oligarchique.142 Le président Joachim Chissano ayant indiqué à l’époque
qu’il ne briguerait pas un nouveau mandat, il a été nécessaire d’élire un Secrétaire Général du
parti, qui deviendrait le candidat aux présidentielles de 2004. Il est notable que la sélection
d’Armando Guebuza à ce poste a résulté d’une procédure formalisée de vote des membres du
Comité Central, et que le président sortant n’ait pas pu ainsi faire son successeur143.
Cependant, la manière dont Guebuza fût sélectionné atteste de la persistance d’un
certain centralisme démocratique léninien, qui formait la base du système précédent, et qui
prévaut encore largement dans la structure organisationnelle présente du parti. En effet, la
140 Entretien avec Conceita Sortane. 141 Entretien avec Luis Nhachote. 142 CARBONE, 2003. 143 Le candidat de Chissano était Hélder Mutéia, qui occupait alors le poste de ministre de l’Agriculture.
78
nomination fût produite par l’organe supérieur, à savoir la Commission Politique de 15
membres, puis ratifiée par le Comité Central, et enfin approuvée par le Congrès.144 Il n’y eut
pas de contestation interne de ce choix, ce qui paraît révélateur de l’unité du parti, mais aussi
de la concentration de pouvoir décisionnel parmi les hauts dirigeants.
Lors de son IXème Congrès en 2006, les nominations produites ont été notamment
critiquées comme ayant été décidées à l’avance, et ne faisant que ratifier la volonté de ses
leaders influents, plutôt que résultant d’un véritable processus démocratique interne.145
Cependant, cette volonté est aussi le fruit de négociations informelles, qui sont le reflet non
seulement de luttes de pouvoir entre divers groupes d’intérêt, mais aussi entre des lignes et
des orientations politiques à suivre. De fait, le choix négocié des membres de la Commission
Politique et du Comité Central reflète bien comment les individus sont choisis en fonction de
leur aptitude à créer le consensus, et à produire des propositions pour le gouvernement qui
correspondent le mieux à l’agenda politique du moment. Cependant, comme les sessions
durant lesquelles ont lieu ces négociations ne sont pas ouvertes au public, le processus est loin
d’être transparent.
La nomination de Guebuza est ainsi apparue comme reflétant la volonté non
seulement des membres du Frelimo, mais d’une grande partie des mozambicains qui avaient
voté en faveur du parti. Ces derniers avaient effectivement donné une majorité confortable au
Frelimo à l’Assemblée, mais avaient relativement sanctionné le président Chissano (en le
plaçant quasiment à égalité avec son rival pour la présidentielle). Chissano était effectivement
considéré, déjà à la fin de son premier mandat (1994-1999), comme ayant été trop laxiste,
notamment face à la corruption des dirigeants. Guebuza, de par sa trajectoire, était alors perçu
comme un partisan de la « ligne dure », plus ferme et discipliné. C’est ainsi que la sélection
du leader du parti suivait également une rationalité électorale, le Frelimo étant conscient de la
nécessité de présenter un nouveau visage au parti après le quasi-échec des présidentielles de
1999.
Les divers groupes qui composent le parti Frelimo : factions, groupes d’intérêt et
différenciations sociales
Cependant l’ascension de Guebuza à ce statut a aussi résulté d’une compétition
interne, dont la presse s’est parfois fait le relai, en se référant à une « faction Chissano » se
144CARBONE, 2003. 145 Entretien avec Luis Nhachote.
79
disputant le terrain politique contre une « faction Guebuza ». Le terme de faction apparaît
probablement exagéré en ce qu’il implique une séparation nette entre rivaux, engendrant
potentiellement des scissions irréversibles. Il est vrai qu’il y eût certaines défections de
membres du Frelimo lors de la transition démocratique, de la part de certains politiciens ayant
alors créé plusieurs petits partis. D’autres membres du Frelimo désillusionnés notamment
avec les hauts niveaux de corruption voire les abus de pouvoir du parti, ont pu quitter celui-ci
afin de s’engager dans d’autres activités, que ce soit dans le secteur privé, ou des
organisations non gouvernementales. Mais les membres du Frelimo restent malgré tout
fortement liés par des réseaux interpersonnels proches datant parfois de la lutte de libération,
des intérêts économiques communs liés à leur patrimoine, et des affinités découlant de leurs
appartenances à des régions communes du pays. Des groupes d’intérêt se superposent parfois
les uns aux autres selon ces différents liens, ainsi qu’en fonction des questions qui sont à
l’ordre du jour.
D’autres groupes sont plus enracinés, et découlent de divisions selon des lignes
marquées par l’histoire du parti. La « vieille garde » désigne généralement les anciens
combattants de la guerre anti-coloniale, qui bénéficient d’un prestige et d’une crédibilité dans
le parti et parmi une portion encore significative de l’électorat. Elle est composée d’éléments
hétérogènes, de par leur implication dans le revirement idéologique des années 1980 et 1990.
On peut les distinguer à la fois selon leurs convictions politiques, que selon leurs activités
privées. En effet, parmi ceux qui étaient les plus alignés sur les thèses marxistes, ou du moins
sur une forme de gouvernement inspirée des pays socialistes, certains sont aujourd’hui
entrepreneurs alors que d’autres ont gardé une place de rang dans le parti, sans nécessairement
adhérer à la culture de l’entreprenariat (Jorge Rebelo, Marcelino Dos Santos). Le propre
président Guebuza, entrepreneur de succès et l’un des hommes les plus riches du
Mozambique, est connu pour avoir adhéré au slogan du leader réformiste chinois Deng Xiao
Ping, « s’enrichir est glorieux », lorsque les changements de statut d’adhérents au parti en
1989 ont permis à ces derniers d’exercer des activités privées.146
Une véritable élite entrepreneuriale est venue se greffer sur les élites du parti, leurs
proches, et les bureaucrates de l’administration qui ont conservé des liens avec le Frelimo
après la séparation officielle entre parti et Etat.147 Ainsi, la vague de privatisations des années
1990 a vu la distribution de nombre d’anciennes firmes étatiques aux personnes proches du
leadership, souvent de manière peu transparente. Les dignitaires du régime étaient
146 MAZULA, 2006. 147 HANLON, 2002.
80
effectivement perçus comme les rares gestionnaires capables de diriger des entreprises, du fait
de l’absence d’une classe entrepreneuriale nationale. D’autre part, en 1988, la Caixa de
Crédito Agrário e Desenvolvimento Rural (Fonds de Crédit Agraire et de Développement
Rural) a été établie en utilisant les crédits des bailleurs de fonds pour fournir des prêts à de
nombreux militaires et membres du parti, sans que ces prêts ne soient ultérieurement
remboursés. Les bailleurs de fonds ne s’y opposèrent pas, dans la mesure où, moyennant les
sommes transférées, les militaires et membres du Frelimo autrefois fermement opposés à la
fin de la guerre, ou à l’abandon du parti unique, acceptaient désormais de se conformer à la
nouvelle donne. Ainsi, une élite de militaires entrepreneurs à fait surface à partir des années
1990, ce qui a possiblement joué un rôle dans leur désengagement des affaires publiques.
Le phénomène inverse s’était également produit, à savoir des entrepreneurs (dont les
directeurs de firmes de l’Etat) ayant rejoint la bureaucratie d’Etat lors de la crise économique
des années 1980, afin de trouver une source de revenu plus sûre. Cela aura également
encouragé la formation de liens entre le secteur privé et l’élite du parti-Etat, contribuant en
grande partie à la survie du parti lors de sa séparation formelle de l’Etat. Cette nouvelle
bourgeoisie, non dénuée de ressemblances avec les élites apparues dans la chute des autres
régimes socialistes, ou suite aux libéralisations économiques chinoise et vietnamienne, irradie
et rend indissociables les intérêts du Frelimo et ceux des intérêts économiques des principales
entreprises du pays. Nous reviendrons sur le rôle de cette élite lorsque sera abordée la
question de la réforme de l’Etat (Chapitre 3, Parties A et C).
Le facteur ethnique a un rôle relativement mitigé au Mozambique si on le compare à
d’autres pays africains, dans lesquels des partis sont parfois calqués sur l’appartenance
ethnique. La propagande nationaliste de l’ancien régime semble avoir joué un rôle pour
limiter l’usage public et ouvert de l’appartenance ethnique comme source de légitimité
politique. L’interdiction de partis sur une base ethnique ou religieuse dans le nouveau régime
va dans ce sens. Mais le noyau dur de la vieille garde reste essentiellement surreprésenté par
les élites du Sud, héritage de la prise de contrôle durant les luttes internes de pouvoir de la
lutte de libération par les cadres les plus instruits (Cf. Chapitre 1). La concentration des
opportunités d’éducation à l’époque coloniale dans la région de la capitale localisée à
l’extrême sud du pays a en effet créé ce décalage. Les Changanas et Rongas (issus de la
branche linguistique commune Tsonga), provenant des régions de Gaza et Maputo – dont les
présidents successifs du pays sont tous originaires - sont perçus par les autres groupes comme
dominant l’appareil décisionnel du Frelimo et par conséquent du gouvernement.
81
L’alliance des assimilados avec les blancs anti-coloniaux, les métis, et les indo-
pakistanais constituait l’essentiel du gouvernement sous Samora Machel. Il est important de
mentionner les remaniements qui eurent lieu après la mort de ce dernier. Un document ayant
circulé, signé par les « Anciens Combattants »148 demandait ainsi à ce que les intérêts des
mozambicains noirs soient d’avantage pris en compte, proposant aussi des négociations avec
des dirigeants de la Renamo pour faire front commun contre les forces étrangères qui s’étaient
accaparé un Etat qui, selon eux, ne s’était pas réellement décolonisé. Le niveau de vie
généralement plus confortable des élites qui n’avaient pas subi de restrictions durant l’époque
coloniale, et en premier lieu les blancs, contribuait de manière considérable à ce ressentiment.
Chissano semble avoir largement pris conscience des revendications d’un groupe, qui
déjà à cette époque identifiait Armando Guebuza comme l’un de ses représentants les plus
fidèles et parmi les mieux placés. Les remaniements qui eurent lieu à partir de 1986
représentèrent un tournant essentiel dans l’allocation des postes. Il y eût à la fois
« africanisation » et diversification ethnique dans la nouvelle représentation gouvernementale,
même si les cadres blancs furent remplacés de manière graduelle. Ainsi, les gouverneurs des
provinces seraient désormais originaires de la province respective qu’ils gouvernaient.149
D’autre part, l’attribution des postes de cadres hauts placés, notamment à la tête des
ministères, se ferait également de sorte à donner une représentation équitable à chaque région
du pays. Nombre de blancs qui quittent alors le pouvoir seront parmi ceux qui s’engageront à
leur tour dans des activités privées lucratives.
Cette attribution des postes gouvernementaux plus représentative de la population
mozambicaine s’est poursuivie dans les nouveaux gouvernements élus, après le processus de
paix, toutefois sur une base plus méritocratique qu’uniquement représentative, grâce à
l’émergence d’une nouvelle génération de technocrates. La composition des ministères des
deux gouvernements Chissano (1995-1999 et 2000-2004) a semblé sonner le glas de la vieille
garde, lorsque les membres de cette dernière ont perdu des postes significatifs au sein de
l’exécutif, et se sont retrouvés en bonne partie en tant que députés dans la nouvelle Assemblée
de la République. La nouvelle donne économique, l’urgence des efforts de reconstruction,
mais aussi l’assurance que la vieille garde et les militaires influents pouvaient désormais
s’enrichir sans dépendre de postes au gouvernement: ces divers éléments et peut-être aussi le
pragmatisme de Chissano ont favorisé l’apparition de nouveaux ministres jusqu’alors peu
148 ANONYME, 1988. 149 Entretien avec Manuel de Araújo.
connus du public, en conjonction avec certains
transition démocratique.
Ces « nouveaux technocrates
cadres quadragénaires, voire trentenaires
du pays, et donc trop jeunes pour avoir participé à la lutte de libération. Luiza Diogo,
économiste formée à l’Université de Londres
Ministre des Finances par Chissano, puis combina
symbolise cette nouvelle génération de cadres compétents, souvent formés dans d
institutions anglo-saxonnes, et généralement mieux qualifiés que ceux de la vieille garde. Les
ministres Hélder Mutéia (Agriculture) ou Tom
parmi les plus reconnus pour leur bonne gestion lors des
le nouveau contexte démocratique
Mutéia ayant été le candidat
certains autres technocrates, assimilé
la plupart, pas reçu de postes dans l
6. Niveau d'instruction par type de diplôme dans les cabinets
gouvernements démocratiques
150Sources : BUREAU DE INFORMACAO PUBLICA, 1997, 2001les diplômes obtenus avant le gouvernement en question, et les niveaux d’instruction des Ministres et ViceMinistres nommés au début des gouvernements respectifs, sans tenir compte des remaniements ministériels ultérieurs.
0,00%
10,00%
20,00%
30,00%
40,00%
50,00%
60,00%
70,00%
80,00%
1995-1999
ublic, en conjonction avec certains ministres nommés durant la période de
nouveaux technocrates » étaient, au moment de leurs prises de fonctions
cadres quadragénaires, voire trentenaires, ayant terminé leur formation après l’indépendance
donc trop jeunes pour avoir participé à la lutte de libération. Luiza Diogo,
économiste formée à l’Université de Londres, ayant travaillé à la Banque Mondiale, nommée
Ministre des Finances par Chissano, puis combinant ce poste avec celui de Premiè
symbolise cette nouvelle génération de cadres compétents, souvent formés dans d
, et généralement mieux qualifiés que ceux de la vieille garde. Les
der Mutéia (Agriculture) ou Tomás Salomão (Finances, puis Transports) sont
parmi les plus reconnus pour leur bonne gestion lors des deux gouvernements Chissano
le nouveau contexte démocratique.
Mutéia ayant été le candidat malheureux de Chissano à sa succession
assimilé à la « faction Chissano », dont les intégrants n’ont
pas reçu de postes dans le gouvernement Guebuza. Si ce dernier a pu nommer
Niveau d'instruction par type de diplôme dans les cabinets ministériel
gouvernements démocratiques150
: BUREAU DE INFORMACAO PUBLICA, 1997, 2001 ; GABINFO 1997. Les proportions reflètent mes obtenus avant le gouvernement en question, et les niveaux d’instruction des Ministres et Vice
Ministres nommés au début des gouvernements respectifs, sans tenir compte des remaniements ministériels
19992000-2004
2005-2009
Doctorat
Master
Licence
82
nommés durant la période de
de leurs prises de fonctions, des
rès l’indépendance
donc trop jeunes pour avoir participé à la lutte de libération. Luiza Diogo,
ayant travaillé à la Banque Mondiale, nommée
e avec celui de Première Ministre,
symbolise cette nouvelle génération de cadres compétents, souvent formés dans des
, et généralement mieux qualifiés que ceux de la vieille garde. Les
s Salomão (Finances, puis Transports) sont
Chissano dans
à sa succession, il est avec
», dont les intégrants n’ont, pour
a pu nommer
ministériels des trois
; GABINFO 1997. Les proportions reflètent mes obtenus avant le gouvernement en question, et les niveaux d’instruction des Ministres et Vice-
Ministres nommés au début des gouvernements respectifs, sans tenir compte des remaniements ministériels
Doctorat
Master
Licence
83
certains de ces jeunes technocrates dans des postes clés (Aiuba Cuereneia à la Planification,
Manuel Chang aux Finances), il a par contre nommé 6 anciens gouverneurs de province à des
postes ministériels, pour leur plus grande proximité avec les réalités vécues par la population,
plutôt que pour leurs qualifications techniques. Certaines nominations semblent d’avantage
basées sur la confiance que sur le mérite, comme celle d’Alcinda Abreu à la tête du Ministère
des Affaires Etrangères, qui a pu être initialement critiquée par certains diplomates étrangers
en poste à Maputo, pour son manque d’expérience dans ce domaine. Certains de ces postes
seront ultérieurement remaniés par Guebuza, qui finira par privilégier d’avantage le niveau de
formation des cadres, face aux pressions et aux attentes de résultats plus probants, à
l’approche de la fin de son premier mandat.
On peut en tout cas affirmer qu’il y a eu un renouvellement des élites significatif à la
tête des ministères après la transition démocratique, sur une base méritocratique. Il reflète
aussi la définition de capacités spécifiquement requises par les nouvelles priorités fixées dans
le cadre des politiques promues par les institutions multilatérales et bilatérales de coopération
– dont le poids décisionnel au Mozambique est très important (Cf. Chapitre 4).
La question du renouvellement des élites dans les instances propres au parti lui-même
se pose aussi en termes d’équilibre des pouvoirs entre plusieurs groupes d’influence. La
politique dite de la renovação na continuidade (rénovation dans la continuité) a pour but de
diversifier les rangs du parti, tout en permettant à la vieille garde de conserver son droit de
véto. Ainsi, elle se traduit par l’application de quotas réservant une minorité significative de
sièges à la « rénovation »151.
L’application de quotas concerne également deux autres groupes historiquement liés à
l’héritage du parti, à savoir les anciens combattants et les femmes. Celui pour les anciens
combattants permet d’assurer la représentation de ceux qui confèrent au Frelimo sa légitimité
d’ancien mouvement de libération anti-colonial, et donne à ceux qui ont joué un rôle dans
cette lutte une garantie de représentation. Les anciens combattants non membres des
structures du Frelimo, mais néanmoins sympathisants ont aussi certaines garanties assurées.
Ils ont tenté, en parallèle de l’ascension de Guebuza de gagner des prérogatives politiques
plus grandes, et sont généralement considérés comme plus nationalistes et moins conciliateurs
que l’aile Chissano.
De nombreuses femmes s’étant impliquées dans le combat anti-colonial, leur
représentation dans les différents échelons du gouvernement et du parti est significative, et
151 CARBONE, 2003.
84
résulte aussi de la politique volontariste en faveur de l’égalité des femmes allant de pair avec
l’idéologie du mouvement de libération. Les organisations de mobilisation de masse ont
également joué un rôle non négligeable durant le régime précédent. L’OMM (Organização da
Mulher Moçambicana, Organisation de la Femme Mozambicaine) reste un lobby influent
dans le Frelimo. Cependant, si, dans le parti, les femmes ont une place significative, nombre
de femmes mozambicaines restent victimes de discriminations. Ainsi, les quotas appliqués à
l’intérieur du Frelimo ont une valeur représentative importante, mais leur influence sur les
structures sociales de la population ne peut être que limitée. En outre, comme le souligne
Ormert, « l’élection d’un plus grand nombre de femmes dans les Parlements n’est pas une
formule automatique pour que de nouvelles élites exercent une influence. » Elle cite à ce titre
l’exploitation par le NRM ougandais de quotas pour les femmes au Parlement essentiellement
à des fins de patronage, remettant en cause une réelle représentation des intérêts des femmes
une fois que celles-ci arrivent au pouvoir.
7. Proportion de Femmes au Parlement par parti politique152
152 Sources : AWEPA, 1996, 2001b.
0,00%
5,00%
10,00%
15,00%
20,00%
25,00%
30,00%
35,00%
40,00%
45,00%
50,00%
1995-1999 2000-2005
DEPUTEES RENAMO
DEPUTEES FRELIMO
85
C – INTERACTIONS ENTRE LES ELITES GOUVERNANTES
L’interaction entre les deux partis à l’Assemblée permet d’observer directement la
relation entre les deux anciens ennemis militaires dans le nouveau contexte bipartisan, et
notamment de mesurer l’influence du parti dominant sur la deuxième force dans plusieurs
dimensions. Nous pouvons ainsi analyser la fonction de « responsabilité horizontale » des
partis politiques dans la consolidation démocratique - mentionnée au début du présent
chapitre - à travers le fonctionnement du pouvoir législatif.
Les théories sur le rôle des partis politiques dans le renforcement des institutions
démocratiques divisent généralement ce rôle entre d’une part celui des partis, pris
individuellement, et d’autre part, celui du système de partis – à savoir la composition et la
distribution du pouvoir entre les diverses formations politiques153. Cette institutionnalisation
étant nécessairement à la fois graduelle et dynamique, il s’agit ici de considérer non seulement
le système de partis, mais aussi l’interaction entre les branches du pouvoir contrôlées par le
parti dominant. Cela permet également de mesurer les effets de l’organisation interne du parti
sur les institutions du gouvernement de l’Etat.
En outre, le parti Renamo étant encore faiblement institutionnalisé et organisé, selon
une structure très personnalisée autour de son dirigeant et son entourage proche, l’interaction
entre les deux partis passe – comme c’est également le cas entre les divers groupe internes au
Frelimo – par de nombreuses négociations dans un cadre informel. L’évolution de
l’interaction entre les deux partis dans le cadre des institutions formelles, telles que le
Parlement, est cependant également révélatrice de la possibilité pour certaines minorités à
l’intérieur de deux partis de coopérer à travers l’opposition et le débat constructif.
La bancada du Frelimo à l’Assemblée de la République: un contre-pouvoir au
Frelimo de l’exécutif ?
La bancada du Frelimo (groupe composé des députés du parti au Parlement) dans la
nouvelle Assemblée de la République (AR) a été composée, durant les deux premières
législatures du nouveau régime, d’une portion significative du parti mise sur le second plan au
profit des technocrates nommés au gouvernement. Les marxistes, entrepreneurs, et autres
membres du parti moins en phase avec le réformisme pragmatique de Chissano se sont ainsi
153 GAZIBO, 2006.
86
retrouvés à l’Assemblée. La création du poste de Président de l’Assemblée à l’époque du parti
unique (1986) avait déjà vu le déplacement de Marcelino dos Santos – pourtant membre
fondateur, longtemps numéro deux du parti, mais marxiste pro-soviétique affirmé - à cette
fonction plus symbolique suite à un remaniement réalisé par Machel peu avant sa mort.
L’exécutif reste la place de choix pour les membres les plus en phase avec le président – qui
les nomme tous sans devoir passer par l’Assemblée. L’ancienne Assemblée du Peuple avait
un rôle plutôt intégratif des membres du parti et promouvait certes le débat interne, mais
n’avait pas de pouvoir de décision. Si le nouveau régime continue d’être très polarisé sur
l’exécutif, la présence de membres influents de la vieille garde du Frelimo, notamment parmi
les députés des législatures de l’ère Chissano, a pu conférer à l’AR un rôle non négligeable de
contre-pouvoir.
A plusieurs occasions, l’Assemblée a pu bloquer certaines initiatives du
gouvernement, obligeant ce dernier à revoir ses propositions de loi. On peut notamment
relever les exemples de la première loi de décentralisation proposée en 1994 et des
propositions de loi sur la levée des subventions à l’exportation des noix de cajou crues154. Les
sensibilités différentes présentes parmi les députés du Frelimo ont permis cette contestation
officielle de certaines décisions prises par l’exécutif, malgré la préférence habituellement
affirmée pour afficher l’image publique d’un parti uni, restreignant le débat et la contestation
à des sessions privées. En ce sens le Parlement a aussi peut-être contribué à rendre public le
débat interne au Frelimo, du moins sur certaines questions ponctuelles liées à l’intérêt général.
On a pu aussi présenter la bancada du Frelimo comme l’instrument de l’ascension de
Guebuza au Secrétariat du Parti, puisque ce dernier a pu constituer sa base alliée en tant que
leader du parti à l’Assemblée, parmi les députés.155
Depuis l’arrivée au pouvoir de Guebuza à la présidence du parti, puis du pays, le
groupe parlementaire du Frelimo semble avoir été moins réactif face à l’exécutif – peut-être
en raison de l’absence d’un clivage intra-Frelimo qui suivrait aussi nettement les lignes de la
séparation des pouvoirs exécutif et législatif, comme cela a pu être le cas durant les
législatures précédentes. Mais l’Assemblée conserve une certaine capacité d’initiative et de
contestation également due à l’habituation progressive des députés à leur nouveau rôle
(meilleure prise de conscience de leurs prérogatives, plus grande expérience des procédures
154 Loin d’être anodine, l’affaire des noix de cajou a déclenché de vives polémiques au sein de la société mozambicaine, à la suite d’une décision impopulaire, en grande partie poussée par la Banque Mondiale, de favoriser l’exportation de noix de cajou non transformées, alors que l’industrie de transformation des noix de cajou était l’une des rares dans lesquelles le Mozambique avait un certain savoir-faire. 155 MANNING, 2002b.
87
parlementaires etc..) acquis depuis la transition de régime.156 Certaines forces qui ne sont pas
associées à la vieille garde et considérées comme plutôt modérées y jouent également un rôle
important, à commencer par le Président de l’Assemblée, Eduardo Mulembwé (qui occupe ce
poste depuis 1994), ou le successeur de Guebuza à la tête de la bancada, Manuel Tomé.
La Renamo au Parlement : entre boycott du système et coopération constructive
L’habituation des élites aux nouvelles institutions, concept utilisé par Carrie Manning
pour décrire le processus en cours dans le processus de démocratisation mozambicain et
notamment au Parlement, s’applique aussi pour les membres de l’opposition qui y sont
représentés. La Renamo, possédant beaucoup moins de cadres compétents et qualifiés que le
Frelimo, a joué un rôle d’opposition initialement peu constructif et caractérisé par le recours
au boycott et au sabotage des procédures formelles, pour obliger le Frelimo à négocier à
travers les canaux informels. Cela est aussi lié à l’organisation interne de la Renamo, très
centralisée autour de son chef Afonso Dhlakama.
Ce dernier a privilégié la stratégie consistant à résorber les différends avec le Frelimo,
moyennant des discussions directes avec Chissano, et dans une moindre mesure avec un
Guebuza moins favorablement disposé à dialoguer avec le leader de l’opposition. Perpétuant
en quelque sorte le modèle de négociation des accords de paix, Dhlakama a souvent eu
recours à la menace de saboter les institutions du nouveau régime, voire de relancer la
guérilla, afin de faire entendre sa voix et gagner une position de négociation plus favorable à
ses intérêts.157
D’autre part, la Renamo est considérablement plus divisée que son parti rival. En
effet, lorsque l’organisation militaire s’est transformée en parti, elle a tenté de pallier au
manque de cadres ayant une formation politique adéquate, en faisant appel au recrutement
dans les principales villes de cadres n’ayant pas de véritables liens avec les militaires de la
guérilla. L’ascension de ces nouveaux technocrates de la Renamo a été moins bien vécue ou
canalisée par une vieille garde moins politisée et formée que celle du Frelimo, et a souvent été
interprétée - à tort ou à raison - par Dhlakama comme une menace directe sur sa direction, ou
du moins sur son influence dans le parti. D’où les expulsions par la Renamo de certains de ses
cadres les plus qualifiés.
156 Ainsi, ce fût le Parlement qui obligea le gouvernement Guebuza à revoir les dates des élections municipales et provinciales intialement prévues pour la fin 2007, et critiquées comme irréalistes par les députés. Entretien avec Conceita Sortane. 157 MANNING, 2002.a
88
Les liens entre ces technocrates de la Renamo et ses hauts dirigeants apparaissent
ainsi comme plus fragiles que ceux entre différents groupes du Frelimo. La structure
décisionnelle très centrée autour de son chef Afonso Dhlakama (qui n’est pas député) et peu
organisée, conduit à une faible cohésion du parti au Parlement et une tentative de
monopolisation des décisions par son plus haut dirigeant. Cela a pu conduire à des
revirements successifs de positions du parti suite à des décisions prises par les parlementaires
de la Renamo mais par la suite rejetées par Dhlakama, ou des interruptions de sessions des
Assemblées, voyant des députés de la Renamo multipliant les contacts par téléphone portable
avec le chef.158
Cependant, ce manque d’unité, et la plus grande asymétrie en termes de qualifications
entre les technocrates et les autres membres du parti ont pu aussi conférer aux premiers un
certain degré d’indépendance lorsque le secrétariat du parti ne s’est pas directement impliqué.
Cela a permis de jalonner une expérience d’opposition parfois plus constructive, et conduire
le débat vers la recherche de compromis et de solutions satisfaisantes pour les deux partis. Les
commissions parlementaires bipartisanes ont joué un rôle non négligeable en ce sens, dans la
mesure où le travail sur des questions concrètes a permis de vaincre une certaine méfiance
entre les deux anciens ennemis militaires. On a pu également en ce sens parler d’une
8. Poids relatif des députés ayant un diplôme universitaire : la « minorité éclairée »159
158 MANNING, 2002b. 159 Sources : AWEPA, 1996, 2001b.
0,00%
10,00%
20,00%
30,00%
40,00%
50,00%
60,00%
70,00%
80,00%
90,00%
100,00%
DIPLOMES NON
DIPLOMES
DIPLOMES NON
DIPLOMES
1995-1999 2000-2004
DEPUTES RENAMO
DEPUTES FRELIMO
89
« minorité éclairée » constituée des parlementaires les mieux formés des deux partis, pour
souligner la concentration de l’essentiel de la conduite du débat, des discussions sur des points
techniques, et de l’élaboration des lois par ces individus.160
La coopération bipartisane est non seulement permise par l’existence de députés dans
les deux formations principales à l’Assemblée ayant un niveau de formation similaire, mais
partageant aussi des caractéristiques sociologiques communes. Ainsi, les nouveaux
technocrates mozambicains, qu’ils soient issus du Frelimo ou de la Renamo ont souvent
étudié dans les mêmes instituts au Mozambique (UEM, ISPU, ISRI), généralement à Maputo
et donc fréquenté les mêmes lieux de l’élite urbaine, ou dans les instituts majoritairement
anglo-saxons et/ou européens, à la différence de l’ancienne génération moins bien formée et
plus souvent ayant suivi des formations dans certains pays socialistes, pour ceux du Frelimo.
Ils partagent donc souvent une vision du monde et ont plus de points communs entre eux
qu’avec d’autres membres de leurs propres partis respectifs.161
D’autres caractéristiques communes entre députés des deux formations ont pu
favoriser la coopération bipartisane, dont notamment l’origine géographique. Ainsi, les
députés de la province de Zambézia ont pu s’associer lors d’initiatives visant à favoriser le
développement dans cette région. On peut aussi mentionner les négociations secrètes qui ont
eu lieu entre l’ancien ministre des Transports Tomás Salomão et le chef de la bancada de la
Renamo à l’époque, Raúl Domingos – en l’occurrence deux individus originaires du Centre,
visant vraisemblablement à accorder des participations dans certaines entreprises détenues par
des cadres du Frelimo à des membres du parti d’opposition, à la suite des pressions de la
Renamo face à l’échec électoral contesté de 1999.
Le déclin de la Renamo lors des élections présidentielles et législatives de 2004 a
consolidé la position de parti dominant du Frelimo, qui s’est retrouvé avec une nouvelle
majorité confortable à l’Assemblée. Cependant, la participation de l’opposition aux élections
locales de 2003 (à la différence du boycott de 1998) a conféré pour la première fois des postes
de l’exécutif (aux responsabilités certes limitées) à l’opposition. Les cinq municipalités de
Beira, Nacala, Angoche, Ilha de Moçambique, et Marromeu sont ainsi passées aux mains de
la Renamo. L’expérience du gouvernement de Beira, deuxième ville du pays, par le Président
du Conseil Municipal Deviz Simango162, a permis de montrer que l’opposition était capable
160 Entretien avec Manuel de Araújo. 161 Entretien avec Manuel de Araújo. 162 Fils d’Uria Simango, qui jadis fût expulsé du Frelimo et envoyé dans un camp de rééducation du Niassa où il trouva la mort. (Cf.Chapitre 1, B) Le parti PCN (Partido da Convenção Nacional) créé par le père avant la proclamation du parti unique en 1974, fût originellement reconstitué par Lutero Simango, autre fils d’Uria, au
90
de gouverner avec efficacité dans certains cas. Elu par le principal journal indépendant
Savana comme personnalité de l’année 2006, son gouvernement proactif et responsable a
aussi permis d’attirer nombre d’ investissements vers cette ville.
Cependant, d’autres expériences ont été moins probantes pour la Renamo163. (Cf.
Chapitre 3, B). Toujours est-il que la déconcentration du pouvoir et la plus grande
représentativité au niveau local via l’élection de postes à l’exécutif de l’opposition a souvent
été une étape importante dans l’ouverture progressive d’un régime de parti dominant ou
unique à une forme de multipartisme plus équilibrée. (Taiwan, Mexique, Botswana). Ainsi, la
défaite de la Renamo aux élections nationales, et les divisions internes qu’elle a exposées
peuvent être contrebalancées par l’expérience de Beira voire d’autres (Nacala est parfois
citée) comme des prototypes éventuels d’une opposition responsable – c'est-à-dire entrant en
compétition et faisant pression sur le parti dominant en investissant dans le système plutôt que
par des actions anti-système.
Conclusion de la Première Partie - Un parti politique ayant subi de nombreuses
mutations mais gardant une certaine cohésion dans la durée
La démocratie de parti dominant au Mozambique résulte donc des héritages de la
formation d’une organisation anti-coloniale, influencée par des idées marxistes dans le
contexte africain des années 1970, et ayant gouverné tant bien que mal un régime construit en
adoptant certains traits d’une démocratie populaire, dans un contexte de guerre civile. Dans le
nouveau régime multipartisan et électoral, calqué sur les démocraties libérales occidentales, le
parti au pouvoir a pu consolider sa base sociale en renouvelant en partie son discours, en
tissant des alliances avec des personnalités locales influentes autrefois exclues et en
mobilisant certaines ressources de l’appareil d’Etat.
L’organisation interne du parti reflète aujourd’hui diverses mouvances dont les intérêts
ont été accommodés au fil de leurs changements d’orientation politique, de sorte à toujours
maintenir la cohésion malgré l’instabilité et les transformations politiques du moment. Malgré
la polarisation marquée avec le principal parti d’opposition, et une stratégie consciente du
Frelimo visant à marginaliser celui-ci, l’intégration de la Renamo dans le système est aussi
moment de la transition démocratique, et s’est associé en coalition avec la Renamo. Les Simango bénéficient d’une grande légitimité dans la région de Beira, notamment en ce que plusieurs générations d’entre eux fûrent des leaders anti-coloniaux, ce qui a aussi contribué à l’élection du Président du Conseil Municipal. Entretien avec João Pereira. 163 La gestion de l’Ilha de Moçambique par exemple. Entretien avec Calane da Silva.
91
une condition validant la légitimité du nouveau régime, ce qui explique certains mouvements
conciliateurs, et les rapprochements ponctuels possibles entre certaines branches des deux
partis.
Introduction de la Deuxième Partie - Les enjeux d’un gouvernement
démocratique dans le panorama politique actuel
L’ouverture de canaux d’expression alternatifs à ceux du parti dominant, que ce soit
dans certaines institutions de gouvernement, ou dans l’ouverture aux espaces de discussion,
d’organisation et de participation aux divers secteurs de la société de manière générale
différencie le régime démocratique mozambicain actuel des régimes autoritaires de parti
unique. Une certaine hégémonie du Frelimo reste toutefois assurée par sa main mise sur
l’appareil administratif de l’Etat, une coalition d’intérêts entre les élites bureaucratiques et
entrepreneuriales, une large base sociale de militants et une alliance avec la communauté
internationale de bailleurs de fonds – fondamentale pour un PMA aussi dépendant de l’aide au
développement. Mais la légitimation domestique et internationale dont a besoin le parti pour
se perpétuer dans ce contexte dépend aussi du succès des politiques mises en œuvre, de leur
adéquation aux diverses attentes des populations mozambicaines, et de mécanismes
institutionnels permettant d’enchâsser divers systèmes de légitimité politique de façon à
mieux enraciner le régime démocratique mozambicain.
92
DEUXIEME PARTIE :
LA GOUVERNABILITE DANS LE CONTEXTE
MOZAMBICAIN DE PARTI DOMINANT
93
CHAPITRE 3 : LES RELATIONS ENTRE LE PARTI
FRELIMO ET LES ORGANES DE L’ADMINISTRATION
D’ETAT
A – UNE ADMINISTRATION POLITISEE : LES PRIVILEGES DE
L’ADHESION AU PARTI
Séparation entre l’Etat et le parti en droit et persistances du parti unique dans les
faits
La Constitution de 1990 a formellement séparé le parti de l’Etat, ce qui s’est traduit
concrètement par l’abandon du parti par un nombre significatif de ses fonctionnaires. Ils ont
notamment été transférés aux bureaucraties de la fonction publique, dans les ministères et
autres organes (tribunaux, Banque Centrale, agences sectorielles, administrations provinciales
et locales). L’appartenance et l’allégeance officielle de ces fonctionnaires, mais aussi des
enseignants et fonctionnaires de la santé publique (médecins, infirmiers) au parti n’est donc
plus une obligation. Cependant, on estime que la proportion de fonctionnaires de l’Etat qui
sont membres du Frelimo reste très élevée, et pour le moins majoritaire. Cela reflète pour
certains une conviction; pour d’autres cela sert un but plus pratique, les non-membres pouvant
s’exposer à divers types de discriminations.
Dans une enquête réalisée par l’Afrobaromètre, 80% des répondants déclaraient qu’il
était facile d’obtenir une carte de vote, mais seulement 42% d’entre eux considéraient qu’il
était aussi facile d’obtenir des documents d’identité164. Il est également considéré comme bien
plus facile d’avoir une carte du parti Frelimo qu’un passeport165. Cela semblerait consacrer un
modèle de démocratie avant tout électorale, confortant la légitimité du parti au pouvoir, mais
dont les droits civils consacrés par l’Etat ont de la peine à s’affirmer.
Un député de la Renamo interviewé lors de ce travail révélait ainsi que de nombreux
fonctionnaires de l’Etat adhèrent au Frelimo par pragmatisme, afin de ne pas se faire refuser
un poste, mettre les chances de leur côté pour une promotion, et de manière générale pouvoir
soutenir un certain niveau de vie de l’élite urbaine. En effet l’adhésion au Frelimo est surtout
perçue comme la porte d’entrée vers un poste stable et bien payé. Ce député affirme pouvoir 164 PEREIRA, 2005. 165 Entretien avec João Pereira.
94
citer de nombreux cas d’individus – dont lui-même - ayant initialement adhéré au Frelimo et
qui, une fois leur situation professionnelle assurée, rejoignent un parti de l’opposition166. Dans
certaines administrations locales, comme certaines localidades (localités) des quartiers de
Maputo, ont été signalées diverses pratiques, telles que la présentation obligatoire de la carte
du Frelimo pour assister aux réunions des conseils locaux ou certains abus de pouvoir des
directeurs d’une administration locale envers des fonctionnaires ou des populations qui
n’adhèrent pas au parti.
Les systèmes de santé et d’éducation n’échappent pas à cette logique. De nombreux
témoignages attestent du traitement injuste en termes de conditions de travail parmi les
fonctionnaires des hôpitaux, ou dans les écoles et universités, selon leur possession ou non de
la carte du parti.167 Le processus de séparation entre le parti et l’Etat, formalisé par la
Constitution, reste donc encore inachevé dans la pratique.
Les stratégies d’influence du Frelimo auprès des élites : clientélisme, cooptation
et contrôle
Les régimes faiblement institutionnalisés et gouvernés par des élites oligarchiques se
caractérisent en général par des pratiques clientélistes. Celles-ci se cristallisent généralement
autour des structures étatiques et/ou du parti unique. Au Mozambique, le Frelimo joue un rôle
prépondérant en ce sens.
Différents types de faveurs sont accordées à des politiciens, fonctionnaires et/ou
entrepreneurs, selon leurs relations avec le parti. Cela peut se faire par l’attribution de postes
confortables au sein de l’administration d’Etat. Une autre pratique fréquente est l’allocation
de terres, qui sont d’ailleurs parfois abandonnées, car utilisées à but purement spéculatif pour
être ensuite revendues. Ces faveurs apparaissent comme une manière pour le parti de
conforter ses alliés parmi divers secteurs de l’élite et s’assurer leur appui. Mais elles peuvent
aussi servir comme des stratégies de cooptation de certains éléments, considérés comme trop
critiques envers le gouvernement ou le parti. Selon Brazão Mazula, « le parti [Frelimo]
perçoit les autres partis comme un obstacle à son hégémonie, et jusqu’à un certain point fait
de la société et de l’Etat sa propriété ».168 Cependant, l’opposition jusqu’à présent décide de
« ne pas tomber dans le piège de l’intégration – stratégie à travers laquelle le Frelimo a tenté
166 Entretien avec Manuel de Araújo. 167 Entretien avec João Paulo Borges Coelho. 168 BRAATHEN, ORRE, 2001.
95
durant des années [de la guerre] à assimiler la Renamo, ce qui enlèverait à celle-ci sa valeur
en tant qu’entité politique autonome ».169 Cela génère donc une forme de résistance passive
dans la société, même si la Renamo doit trouver des sources de financement externes à ces
circuits afin de pouvoir conserver cette autonomie.
L’administration joue vraisemblablement un rôle essentiel dans le réseau de clientèle
du Frelimo. Les gouverneurs nommés par le président sont une interface importante au
niveau des provinces, et la résistance face à la demande de nommer des gouverneurs soutenus
par l’opposition dans les provinces que celle-ci a remportées après les élections de 1999 en
témoigne. Au niveau municipal, l’action du Frelimo sur des secteurs qu’il n’est pas capable de
coopter, soit, dans ce cas, les présidents du Conseil Municipal issus de l’opposition, se
manifeste par certaines mesures de contrôle visant à encadrer, ou à délégitimer ces derniers.
On peut citer deux exemples à ce titre : en premier lieu, le retrait par le gouvernement central
de certains fonctionnaires compétents de l’administration locale du Conseil Municipal d’Ilha
de Moçambique, après la victoire de l’opposition dans cette municipalité. En deuxième lieu,
le refus d’autoriser l’utilisation de bâtiments destinés au gouvernement municipal de Beira,
sous prétexte qu’ils appartiendraient en fait au parti Frelimo. Ce dernier exemple montre
l’ambigüité du droit de propriété lorsque se mêlent des personnalités ayant des liens étroits
avec le parti et l’administration d’Etat. En outre, la nomination de « superviseurs » dans trois
des villes détenues par l’opposition, prérogative à laquelle a théoriquement droit le président,
mais nullement appliquée ailleurs, est également révélatrice d’une certaine avidité de contrôle
réminiscente de l’époque du parti unique.170
Les effets mixtes de l’Etat néopatrimonial dans le cas mozambicain
Il est évident que l’Etat mozambicain, et la plupart des Etats ayant une structure
sociale similaire, constituée d’une petite élite détenant l’essentiel du pouvoir politique et
économique, est très loin du modèle légal-rationnel des bureaucraties, suivant le modèle
wébérien classique. Celui-ci stipule en effet que les organes de l’administration publique
devraient être indépendants de toute allégeance politique, et fonctionner de manière égale,
quelque soit le parti au pouvoir.
Le terme néo-patrimonialisme est effectivement dérivé, à l’origine, de l’analyse de
Max Weber, qui qualifiait un système dans lequel le personnel administratif et militaire est
169 Ibid. 170 HANLON, SMART 2008.
96
entièrement subordonné à un souverain, de système patrimonial. Un système néopatrimonial
serait une sorte de réadaptation moderne de ce système, combinant des éléments de
gouvernement patrimonial, avec des éléments de bureaucraties légales-rationnelles. L’usage
très répandu de ce terme, dans les textes se référant à la politique en Afrique, et plus
généralement dans le monde en développement, peut néanmoins prêter à confusion, en ce que
sa définition englobe une grande diversité de relations informelles liées au pouvoir. Ces
relations ont des effets et des fonctions sociales variés.
Elles se reflètent notamment par de nombreux flux monétaires, non comptabilisés par
l’économie formelle, dans des Etats encore trop faiblement institutionnalisés. Cependant ces
flux peuvent aller de la fraude fiscale à une redistribution, informelle mais légale, d’avoirs, à
travers des réseaux familiers ou régionaux. Il importe donc de préciser la nature de ces flux
afin d’éviter de possibles conclusions simplificatrices, qui verraient dans les pratiques
néopatrimoniales l’unique source de la « faillite » des Etats africains.
D’autre part, des pratiques telles que le clientélisme, ainsi que le copinage, ou le
népotisme, sont également répandues dans les pays développés. Cependant, il est vrai que
l’existence de nombreux mécanismes institutionnels permet de les rendre plus transparents.
Le système des lobbies aux Etats-Unis peut être pris comme un exemple
d’institutionnalisation de pratiques clientélistes. Ainsi, certaines compagnies reçoivent la
promesse d’être ultérieurement favorisées par le candidat qu’elles financent, si ce dernier est
élu. Ce système peut être pragmatique et renforcer la transparence, mais reste souvent
moralement difficile à soutenir. Cela explique pourquoi de nombreuses contributions à des
campagnes électorales, ou en faveur de l’adoption de certaines lois, se font de manière
discrète, afin de rester à l’abri de l’opinion publique.
Dans le cas mozambicain, la combinaison d’un Etat faiblement institutionnalisé, donc
propice aux pratiques clientélistes, avec une liberté de la presse comparativement élevée, a
tendance à exacerber la visibilité des effets négatifs de l’Etat néopatrimonial, au détriment de
la prise en compte de ses effets potentiellement stabilisateurs et redistributifs.
La corruption au Mozambique : le Frelimo en tant qu’interface entre les élites
politiques, bureaucratiques et entrepreneuriales
L’une des critiques les plus récurrentes à l’égard du Frelimo, que ce soit par la presse
locale ou les bailleurs de fonds, est le niveau élevé de corruption dans le parti et les
institutions étatiques. Ce phénomène est par nature difficile à mesurer, même si on peut citer à
97
titre indicatif l’Indice de Perception de la Corruption de l’ONG Transparency International171.
D’autre part, tout comme les pratiques clientélistes, les pratiques de corruption sont variées.
On peut tenter de distinguer les différents types de corruption qui ont lieu. L’analyse des
transitions post-communistes en Europe de l’Est a produit une typologie qu’applique Joseph
Hanlon dans son analyse de la corruption au Mozambique. Cette typologie distingue ainsi la
« corruption administrative » de la « capture de l’Etat ».172
Selon Hanlon, il existe au Mozambique un conflit entre les élites dominantes, qui
oppose, d’un côté, une « aile progressiste », adepte d’une approche plus graduelle du
développement, à travers les canaux institutionnels légaux et une intervention étatique plus
poussée, et de l’autre, les partisans de la « capture de l’Etat », qui priorisent la création d’une
bourgeoisie nationale, au détriment du bon fonctionnement des institutions. En effet, si le
Frelimo du tournant des années 1990 a accepté dans sa majorité la transition vers le marché, il
s’est instauré toutefois une division assez nette à l’intérieur de cette majorité, entre deux
camps qui se superposent aux deux catégories identifiées par Hanlon, quant aux attitudes dans
le parti face à la corruption. (Cf. Chapitre 2).
Le premier groupe est en effet constitué de réformateurs modérés, alliés à une petite
classe entrepreneuriale, « acceptant l’investissement privé, mais critiques envers la
pénétration dérégulée du capital étranger »173, et s’identifiant à un « modèle de capitalisme à
la nordique, dans lequel l’Etat aurait un rôle plus interventionniste à jouer dans le
développement ».174
Le deuxième groupe est composé de ceux qui cherchent avant tout à créer un
entreprenariat national, et à développer un secteur moderne de l’économie, en attirant
notamment des investissements étrangers. Ils penchent plutôt vers le désengagement de l’Etat,
notamment en tant que prestataire de services sociaux, au nom de l’efficience du marché.
L’actuel président Armando Guebuza, anciennement Ministre des Transports et des
Communications au début des années 1990, a pu être cité par Merle Bowen pour avoir affirmé
en 1991 que l’injustice sociale causée par l’ajustement structurel était « le prix à payer pour le
progrès »175. Ce deuxième groupe a pu s’enrichir rapidement grâce aux privatisations des
entreprises d’Etat, mais aussi à l’utilisation de fonds d’aide au développement non
remboursés, le coût de cette dérive étant largement compensé - du point de vue des bailleurs 171
Le Mozambique occupait la 126ème place sur 180 pays en 2008 (la première place indique le pays le moins corrompu). Site web de Transparency International: http://www.transparency.org (dernier accès: 14/06/08). 172 HANLON, 2002. 173 BOWEN, 1992. 174 HANLON, RENZIO, 2007. 175 BOWEN, 1992.
98
de fonds - par la pleine adhésion de ce nouvel entreprenariat issu d’un ancien parti socialiste,
à l’économie de marché.176
Les assassinats du journaliste Carlos Cardoso en 2000, et du fonctionnaire de la
Banque Centrale António Siba-Siba Macuácua ont probablement été un règlement de comptes
de la part de certains membres du deuxième groupe vis-à-vis d’autres du premier. Cardoso et
Macuácua poursuivaient effectivement des investigations de scandales bancaires liés aux
privatisations de deux anciennes banques de l’Etat, le Banco Popular de Desenvolvimento
(BPD, Banque Populaire de Développement) et le Banco Comercial de Moçambique (BCM,
Banque Commerciale du Mozambique). Ces scandales impliquaient notamment le fils du
président Chissano, Nyimpine Chissano, et les enquêtes réalisées avaient réussi à réunir de
nombreux éléments mettant en cause plusieurs personnalités liées au Frelimo.
En ce qui concerne le Frelimo, plusieurs attitudes officielles ont pu être prises face à la
corruption. A l’époque de Samora Machel, le régime très moralisateur, fondé sur une attitude
de discipline, héritée en partie de la formation militaire, et de l’idéalisme des membres du
Front de Libération, réprimait sévèrement les actes de corruption. Il n’y avait certes pas
d’audits réguliers, et les contrôles se caractérisaient d’avantage par des visites surprises dans
les lieux de travail, parfois réalisés par Machel en personne. Certains fonctionnaires pouvaient
ainsi être publiquement réprimandés, voire renvoyés dans des camps de rééducation au
Niassa. Les niveaux de corruption au Mozambique étaient considérés comme relativement
bas. On peut mentionner le cas illustratif de Francisco Langa, fonctionnaire qui, pris de honte
pour ses actions de détournement, se suicida pour sauver son honneur.177
Cependant, la redéfinition des priorités budgétaires engendrée par le plan d’ajustement
structurel défini par le FMI, et mis en application dès 1987, a profondément affecté le
fonctionnement des services publics. En effet, la réduction drastique des salaires des
fonctionnaires a créé des stratégies de survie chez ces derniers, qui ont propulsé la corruption
à des niveaux jamais atteints auparavant. Or la corruption n’était effectivement pas perçue par
les Institutions de Bretton Woods comme un véritable frein à la croissance économique,
priorité numéro un pour ces dernières.
Néanmoins, l’effet pervers de la réduction de salaires conjuguée à l’acceptation des
pratiques de corruption a été d’encourager celles-ci comme des sources légitimes, ou du
moins bénignes, de financement dans une économie de marché.178 La Banque Mondiale a fini
176 HANLON, RENZIO, 2007. 177 HANLON, 2002. 178 Ibid.
99
par reconnaître les erreurs commises par les thérapies de choc promues durant les années
1980 et 1990, sans pour autant directement assumer sa responsabilité en termes de
fomentation de pratiques de corruption.179 (Cf. Chapitre 4, B)
Les gouvernements Chissano ont subi de nombreuses critiques pour leur laxisme
envers ces pratiques, perçues essentiellement par Chissano comme un mal nécessaire, et
secondaire face à une priorité accordée à la consolidation de la paix et à la construction du
nouveau régime démocratique. L’implication de membres de la propre famille du président
dans plusieurs scandales explique aussi ce positionnement conciliateur, et a
vraisemblablement été un facteur de la baisse de son score aux présidentielles de 1999.
La plateforme électorale de son successeur était ainsi en grande partie basée sur une
promesse ferme de lutte contre la corruption, réminiscente en certains aspects de la vision
disciplinaire du régime de Machel. Ainsi, durant notamment la première année du mandat de
Guebuza, certains fonctionnaires furent portés en justice et condamnés, mais cela se réalisa
principalement parmi des fonctionnaires de niveau moyen ou bas dans la hiérarchie, ou ayant
été associés avec le gouvernement antérieur.180 Certains politiciens ont aussi gagné en
popularité pour leur attitude frontale contre les pratiques de corruption (dont le Ministre de la
Santé Ivo Garrido, ou le Ministre des Travaux Publics et du Logement Felicio Zacarias).
Cependant, malgré les nombreuses promesses d’en finir avec l’ « espirito de deixa andar »
(l’esprit du laissez-faire), l’un des slogans de la campagne de Guebuza, peu de mesures
réellement drastiques et compréhensives ont été prises.
Cela est probablement essentiellement dû à l’impératif d’unité qui existe entre les
différentes branches du parti, prioritaire pour assurer le maintien du parti au pouvoir, et
indirectement pour mener des politiques publiques à bien, malgré les entraves créées par ces
pratiques de corruption. Le choix de Guebuza pour présider le parti Frelimo quelques années
avant son élection à la tête du pays apparaît dans ce contexte comme un compromis largement
accepté par les différentes tendances du Frelimo, ce qui explique peut-être pourquoi ce choix
ait été validé par une majorité aussi écrasante dans le vote du Comité Central. En effet, ce
politicien a un double avantage: d’une part, réputé homme de discipline et partisan
d’une ligne dure, il a une crédibilité majeure quant à la lutte contre la corruption. D’autre part,
son parcours est un exemple emblématique de la nouvelle bourgeoisie autochtone, représentée
par un segment significatif, qui a pris de l’ampleur à l’intérieur du Frelimo depuis les années
du plan d’ajustement structurel. Or ce deuxième groupe est composé de nombreux politiciens-
179 Ibid. 180 OECD, 2008.
100
entrepreneurs dont une partie vraisemblablement significative s’est enrichie de manière
illicite. Guebuza s’est donc positionné entre une aile progressiste, qui attendait de lui une
attitude plus ferme vis-à-vis de la corruption, et une autre aile notamment composée
d’entrepreneurs illégalement financés par les privatisations des années 1990, avec qui il
partage des intérêts économiques.
La posture anti-corruption durant le mandat Guebuza s’est jusqu’ici cantonnée
largement au niveau du discours. En effet, malgré une réelle volonté de combattre ce
problème dans la nouvelle administration, les coûts d’une réelle application de la justice à
l’ensemble des cadres seraient clairement trop élevés, non seulement en termes d’alliances
politiques, mais peut-être aussi d’un strict point de vue gestionnaire. En effet, le coût financier
et en capital humain des procédures juridiques à mettre en place, ainsi que le manque de
cadres bien formés pour remplacer ceux qui seraient condamnés, font partie des
considérations pragmatiques qui inhibent le fonctionnement du système judiciaire dans ce
contexte.
Plusieurs témoignages attestent de démarches de certains procureurs désirant
poursuivre des enquêtes, interrompues après certains coups de téléphone et lettres issues de
personnalités haut placées, menaçant ou dissuadant par des tentatives de cooptation, toute
démarche de poursuite judiciaire. Le cercle vicieux de la corruption et de l’inefficacité
administrative dont le Mozambique est un exemple, reste un problème majeur dans de
nombreux pays en développement dotés d’Etats dont les structures déjà fragiles sont en plus
réduites à un rationnement de leurs ressources. Ainsi, selon Polidano, pour les raisons
mentionnées, la création par de nombreux pays en développement de commissions anti-
corruption, dotées de pouvoir coercitif, reste d’une efficacité discutable. Souvent ces
commissions sont surtout conçues comme des instruments politiques permettant à des
gouvernements fraîchement élus de gagner du temps, voire d’attiser l’opinion publique, plutôt
que de réellement combattre les diverses formes de corruption.181
Dans ce contexte, on peut souligner certains efforts qui restent malgré tout à la portée
de ces Etats, dans une perspective de moyen terme, visant à sensiblement diminuer les
niveaux de corruption. L’agence de coopération au développement norvégienne NORAD
ayant pris conscience des difficultés financières et politiques inhérentes à l’engagement de
procédures de combat contre la corruption au Mozambique, elle tente de recentrer son action
dans ce domaine par une stratégie dite de prévention de la corruption. La prévention passe
181 MACUANE, J., « Managing Public Sector Reform : Politics, Capacity Building and NPM in Mozambique, 2001-05 » in AWORTWI, SITOE, 2006.
101
donc d’une part par un processus de formation et de sensibilisation des cadres, qui peut se
réaliser avant, ainsi qu’en parallèle de l’exercice des fonctions. D’autre part, il est également
préconisé d’engager des réformes visant à déconcentrer et désengorger l’appareil
administratif, dans le but de mieux définir les responsabilités et compétences de divers
départements, et accroître la transparence et la lisibilité des opérations comptables, et
notamment des divers flux qui transitent à travers les départements de l’Etat central et les
collectivités territoriales.
Le partage du pouvoir dans l’administration : les exemples de l’armée et de la
Commission Nationale Electorale
L’Accord Général de Paix signé à Rome contenait plusieurs points qui obligeaient les
deux ennemis à partager leurs effectifs dans certains départements clés. La responsabilité
partagée par les deux forces était perçue par les négociateurs comme une garantie réelle de la
pérennité du processus de paix et du nouveau régime démocratique.
La fusion des armées est l’un des éléments de ce partage. Nous n’entrerons pas dans
les détails de cette fusion, mais il est utile de mentionner l’équilibre de la direction de l’Etat-
major avec des généraux des deux camps. L’administration électorale est un autre organisme
clé dont il a été estimé nécessaire, sur insistance de la Renamo, qu’elle soit équilibrée par des
représentants des deux partis, avec à la tête une personnalité considérée comme neutre.
La Commission Nationale Electorale (CNE) a pourtant été critiquée pour son opacité
dans la diffusion des résultats à chaque élection. La composition de la CNE a été renégociée
sous pression de segments de la société civile, par l’inclusion de membres indépendants, non
liés à l’un ou l’autre parti. Si cette disposition a été acceptée par le gouvernement, les listes de
membres de la société civile ont été modifiées plusieurs fois, et on peut notamment
mentionner l’exclusion d’Alice Mabote, ancienne frélimiste, avocate présidente de l’ONG
Ligue des Droits de l’Homme, et critique vocale et virulente à l’égard des injustices et de la
corruption perpétrés par les dignitaires du régime. Celle-ci avait été sélectionnée comme
possible directrice de la CNE. Le président du Conselho Cristão qui a finalement été choisi,
est plutôt perçu comme pro-Frelimo.182
Cette partidarisation de l’administration est problématique, notamment en ce que
l’agence en question est emblématique de la nécessité d’impartialité des institutions étatiques.
182
HANLON, 2009.
102
Cela traduit en fait la nature du régime électoral mozambicain, qui, sur le terrain, fonctionne
relativement bien (malgré quelques incidents, comme le bourrage d’urnes à Tete en 2004),
mais lors du comptage des votes des provinces réunies, est marqué par un manque de
transparence qui surprend au regard du bon fonctionnement des étapes précédentes du
processus électoral. En effet, les observateurs internationaux ne sont pas autorisés à être
présents lors du comptage final des votes. Lorsque les autorités en question furent interrogées
sur le motif de cette opacité, un représentant répliqua qu’il s’agissait d’une question de
« souveraineté nationale ».183
Un ancien haut dirigeant de la Renamo interviewé dans le cadre de ce travail, M. Raul
Domingos, a très naturellement déclaré que « toutes les élections ont été manipulées ».184 Le
contexte de négociations informelles entre les hauts dirigeants apparait ainsi comme une
simple redistribution des parts du gâteau, une fois les majorités dégagées. Les observateurs
électoraux estiment que, malgré le manque de transparence du processus final de comptage,
les résultats finaux ne sont altérés que dans la distribution des majorités et pourcentages, et
que le Frelimo n’a pas remporté des élections qu’il aurait perdues si les votes avaient été bien
comptés.
Cependant, la différence très faible du nombre de votes entre les candidats
présidentiels Chissano et Dhlakama en 1999, et l’ampleur des négociations menées à la suite
de ce processus montrent qu’on ne saura peut-être jamais qui a réellement remporté ces
élections (la CNE a secrètement exclu environ 7% des résultats issus des tables d’assemblée
de vote et a reconsidéré 500 000 votes comme non valables, ce qui peut faire une grande
différence dans le cas de votes très proches185). De fait, les deux candidats présidentiels ont
initialement engagé une négociation privée sur la nomination de gouverneurs provinciaux : en
effet, cette prérogative, qui relève normalement du président, allait, dans ce cas, être partagée
dans le cadre d’une sorte de partage du pouvoir à l’échelle des provinces. Même si ces
négociations ont fini par échouer, elles témoignent de la nécessité pour le Frelimo de
composer avec la deuxième force du pays. En effet, l’existence d’un parti d’opposition –
toujours perdant, mais néanmoins investissant dans la prise du pouvoir via les mécanismes
institutionnels de l’Etat donne une plus forte crédibilité à celui-ci, et donc par ricochet, au
Frelimo.
183 PITCHER, 2005. 184 Entretien avec Raúl Domingos. 185 MAZULA, 2006.
103
Le système de représentation majoritaire des élections du chef de l’Etat ne prévoyant
aucune compensation au parti perdant, a donc contraint à la négociation de concessions en
faveur de ce dernier, qui une fois de plus menaçait de se retirer du système. Peut-être que le
fort abstentionnisme de 2004 est révélateur d’une désillusion quant à la possibilité d’une
alternance, même en cas de victoire légitime, à cause « d’intérêts supérieurs » gérés par la
commission électorale. Pourtant, le parti principal d’opposition réinvestit toujours dans un
système duquel il a maintes fois menacé de se désengager.
B – REFORMES DE L’ETAT : PROFESSIONALISATION DES
BUREAUCRATIES ET DECENTRALISATION
Les réformes engagées dans les administrations publiques des pays anglo-saxons dès
la fin des années 1970 (Nouvelle-Zélande, Australie, Royaume-Uni, Etats-Unis) et plus tard
appliquées à de nombreux autres pays, se sont inspirées de méthodes de gestion empruntées
au secteur privé, afin de rendre les services publics à la fois moins coûteux, et plus efficaces,
dans leur réponse aux besoins des populations. Bien qu’ayant pris divers contours dans ses
terrains d’application, ce type de réformes est caractérisé sous le terme de New Public
Management (Nouvelle Gestion Publique, NGP).
La vague de réformes imposées par les IFI aux pays en développement durant les
années 1980 visait avant tout les fondamentaux macro-économiques (réduction des déficits
publics, contrôle de l’inflation, rétablissement de la balance des paiements, etc.). Les réformes
des institutions étatiques proprement dites visaient avant tout à privatiser les firmes publiques,
et réduire les dépenses budgétaires (diminution des fonds alloués notamment aux secteurs
sociaux, diminution des salaires des fonctionnaires). Au Mozambique, la réduction drastique
des salaires, ainsi que la diminution des ressources allouées aux services sociaux ont engendré
de nombreuses pratiques de corruption précédemment mentionnées, et ont déréglé, voire
paralysé des systèmes de santé et d’éducation déjà précaires. Les résultats parfois
catastrophiques, dans certains pays ayant suivi à la lettre les recommandations des IFI, ont
obligé ces institutions à faire leur auto-critique, la plus fameuse étant celle formulée par
l’économiste Joseph Stiglitz, après sa démission de la Banque Mondiale. Cela a conduit au
« Post-Consensus de Washington », qui a dès lors tenté renouveler son discours, passant
du « moins d’Etat » au « mieux d’Etat », en introduisant une dimension plus qualitative que
quantitative, sans pour autant récupérer entièrement sa crédibilité érodée. (Cf. Chapitre 4, C)
104
Ainsi, depuis les années 2000, les bailleurs de fonds internationaux tendent à insister
sur l’amélioration des capacités dans le secteur public des pays récipiendaires. De nombreux
pays africains ont effectivement engagé des réformes en ce sens, et certaines difficultés
rencontrées ont pu susciter des débats quant à leur réelle viabilité dans les Etats africains où
elles ont été mises en œuvre. En effet, les réformes de la NGP ont été formulées à l’origine
dans des contextes où existaient déjà des bureaucraties légales-rationnelles de type wéberien.
Leur succès dépend effectivement de « l’existence [au préalable] d’un secteur public bien
constitué, avec une solide culture de professionnalisme, et des standards éthiques partagés par
ses fonctionnaires. »186, ce qui ne correspond pas à la réalité de pays africains tels que le
Mozambique, au moment où ces réformes sont introduites. Cependant, on peut tenter
d’évaluer comment la volonté des gouvernements dirigés par le Frelimo d’appliquer ces
réformes s’inscrit dans une démarche visant à rendre l’appareil d’Etat plus efficace et moins
dépendant, et quels sont les avancées et obstacles notamment politiques en ce sens.
La mise en œuvre de la Stratégie Globale de Réforme du Secteur Public (2001-
2011) : quelles perspectives ?
En 2001, le gouvernement mozambicain appuyé par les bailleurs de fonds lance la
Stratégie Globale de Réforme du Secteur Public (Estratégia Global de Reforma do Sector
Público), dont la mise en application s’étale sur 10 ans. La première phase (2001-2005)
insiste sur la création des capacités institutionnelles préalablement nécessaires à la mise en
œuvre d’un tel programme. La deuxième période (2006-2011) vise ensuite à améliorer et
rectifier ce processus, après évaluation de réformes déjà engagées, ainsi qu’à
l’approfondissement des réformes de caractère plus structurel187. Les éléments clés de la
stratégie sont les suivants : décentralisation et déconcentration des organismes destinés à la
prestation de services publics, amélioration des capacités de formulation et d’évaluation des
politiques publiques, meilleur professionnalisme et gestion des ressources humaines par les
fonctionnaires, meilleure gestion des finances publiques et responsabilisation des
fonctionnaires, ce dernier élément étant aussi lié à une approche plus préventive contre la
corruption.188
186 AWORTWI, SITOE, 2006. 187 Ibid. 188 SITOE, E., « Historical Trajectory of State Modernisation Through HRD in Mozambique », in AWORTWI, SITOE, 2006 .
105
Face à cet agenda ambitieux, on peut s’interroger sur la viabilité de sa mise en œuvre,
et des résultats que l’on peut espérer de celle-ci, en termes d’amélioration des capacités de
l’Etat. Il faut en tout cas y voir un enjeu qui est à double tranchant pour le Frelimo:
l’amélioration des capacités de l’Etat mozambicain peut constituer un levier important
permettant d’appliquer le programme du Frelimo, notamment en ce qui concerne
l’amélioration des services publics, et donc à conserver la légitimité de celui-ci au
gouvernement. Cependant, cette réforme est aussi éventuellement vouée à achever la
séparation entre l’Etat et le parti. Cela peut se révéler coûteux pour toute une frange du
Frelimo, liée à un dense réseau clientéliste, et dont les membres ont plutôt intérêt à entretenir
l’opacité du système et le flou institutionnel, afin de conserver l’accès privilégié aux
ressources financières et à l’influence qui y sont liés.
Il s’agit donc ici d’examiner les implications de ce dilemme pour la pérennité du parti
dominant au gouvernement. On tentera d’abord d’analyser le frein que représentent les
dotations faibles en personnel ayant une formation adéquate, et l’investissement dans la
formation à moyen et long terme comme principal remède envisagé, pour ensuite aborder le
processus hésitant, et non linéaire de la déconcentration et la décentralisation de l’Etat, qui est
perçu autant comme une nécessité à l’amélioration de l’efficacité de l’appareil étatique parmi
de nombreux membres du Frelimo, que comme une menace à son hégémonie par d’autres
dirigeants du même parti.
La redéfinition du rapport entre parti et Etat: des conflits d’intérêt liés à la
précarité du capital humain
S’il est difficile d’évaluer les capacités des bureaucrates qui travaillent dans les
différentes agences étatiques par manque de données, on peut du moins s’appuyer sur les
statistiques portant sur le niveau de formation de ces cadres. Ainsi, sur 110 000 fonctionnaires
publics, plus de 80% possèdent une formation de base équivalente à l’école primaire.
Seulement 4% ont fait des études supérieures, parmi lesquels 85% travaillent et résident à
Maputo. Les fonctionnaires travaillant au niveau des provinces, districts et localités
constituent pourtant 77% des fonctionnaires de l’Etat. Parmi ces derniers, 1% seulement a une
formation universitaire, et 14% a une formation de niveau secondaire. En outre, plus de 50%
des fonctionnaires occupant des postes de direction dans l’administration ne possèdent pas
106
une formation adaptée à leur fonction (ayant souvent des formations par exemple de médecin,
ou de professeur).189
Ce manque de personnel formé est la marque claire d’un Etat colonial passé n’ayant
donné qu’un accès très restreint à l’éducation, et que les politiques du Frelimo n’ont pas su
vraiment combler depuis l’indépendance en partie à cause d’un contexte de guerre civile. De
plus, l’héritage des anciennes colonies portugaises, en ce qui concerne la proportion limitée de
cadres africains qualifiés, est plus prononcé que dans les autres colonies africaines. En effet,
du fait de la nature du système colonial portugais, et de son économie moins industrialisée par
rapport aux autres métropoles européennes, les portugais occupaient jusqu’aux échelons les
moins élevés des hiérarchies de l’administration d’Etat, qui dans d’autres colonies africaines
auraient le plus souvent été confiées à des autochtones.190
Les portugais constituant ainsi l’écrasante majorité de la classe professionnelle et
managériale mozambicaine, leur exode du pays dans l’année suivant l’indépendance paralysa
complètement les structures administratives et économiques191. En effet, au moment de
l’indépendance,
le taux d’analphabétisme [de la population totale] était de plus de 90%. Il y avait 6 économistes, 2 agronomes, pas un seul géologue, et moins d’un millier de bacheliers noirs. Parmi les 350 ingénieurs ferroviaires travaillant en 1975, un seul était noir, et était un agent de la police secrète portugaise192.
D’autre part, le projet politique du Frelimo au moment de l’indépendance impliquait
une intervention massive de l’appareil étatique dans les politiques sociales et dans l’appareil
d’encadrement des populations à des fins de mobilisation collective. Il résulta de ce concours
de circonstances une augmentation drastique du recrutement dans les bureaucraties d’Etat,
parmi tous ceux qui possédaient même le niveau d’éducation le plus rudimentaire, à condition
qu’ils n’aient pas collaboré avec le régime colonial.193
Cela eut des conséquences inévitables quant au niveau de qualification des
fonctionnaires, et à la qualité du secteur public. D’autre part, cette augmentation des effectifs
dans les bureaucraties d’Etat, ajoutée aux nationalisations des entreprises privées, fit de l’Etat
mozambicain le principal employeur de la population active du pays, ce qui est encore le cas
189 SITOE, 2006. 190 CAHEN, 1988. 191 En 1976, il ne restait plus qu’environ 5000 à 10 000 portugais, par rapport à environ 200 000 quelques années auparavant. CRAVINHO, 1996. 192 SUMICH, 2007. 193 Ibid.
107
aujourd’hui, malgré la vague de privatisations des années 1990.194 Cela créa une nouvelle
classe sociale, dont la position économiquement privilégiée reste historiquement liée au
Frelimo, et constitue l’une de ses principales et plus fidèles bases électorales. (Cf. Chapitre 2,
A).
L’actuel Ministre des Travaux Publics et du Logement, Felicio Zacarias a fait écho à
cette réalité en expliquant, à sa manière, l’un des principaux dilemmes du Frelimo, dans le
processus de réforme de l’Etat engagé en 2001, et pourquoi ce processus est si lent et
graduel :
[A l’époque de l’indépendance], personne ne pouvait être licencié. Alors vous aviez beaucoup de gens sans capacités occupant certaines positions, et la plupart d’entre eux […] volèrent de l’argent au gouvernement. Des gens qui travaillaient comme serviteurs sont devenus les maires de villes. Et maintenant, lutter contre cette situation va prendre du temps, car ces gens résistent contre la perte de leurs positions; même si le Mozambique a des personnes plus qualifiées, ces gens sont encore au gouvernement. Ce sera une grande bataille pour résoudre ce problème. Et même lorsque ces gens s’en vont, ils laissent le système plein de corruption.195
La résistance des cadres à laquelle se réfère Zacarias est vraisemblablement ressentie
comme liée à une possible perte d’influence pour le Frelimo. L’Etat étant le principal
employeur, des réformes liées à une plus grande efficience dans l’administration publique, et
impliquant une réduction considérable du personnel, pourraient résulter en des niveaux
inacceptables de chômage. Cela serait potentiellement source de conflits entre le
gouvernement et l’un de ses principaux alliés politiques, à savoir les fonctionnaires publics.196
En outre, les réformes proposées par la Stratégie Globale visent à créer une
administration publique plus autonome. La garantie de cette autonomie implique un transfert
de responsabilités plus important de la part des politiciens au pouvoir vers les cadres des
administrations publiques de l’Etat, c'est-à-dire une « décentralisation gestionnaire » pour
utiliser le jargon de la NGP. Mais cela pourrait aussi se traduire, ou être perçu par une partie
du leadership du Frelimo comme une perte de contrôle sur sa capacité de formulation, et
d’application des politiques publiques.
Ces différents aspects illustrent à quel point la réforme du secteur public doit prendre
en compte le contexte politique dans lequel elle se réalise. En effet, comme le souligne Jaime
Macuane, « les changements radicaux qui font partie de la mise en application de la NGP
peuvent transformer la matrice des bénéfices des différents acteurs, laquelle peut influencer
l’appui au gouvernement, et créer la possibilité de perte des élections ». Tant que le
194 MACUANE, 2006. 195 AMOSU, 14/06/08. 196 MACUANE, 2006.
108
gouvernement sera le principal employeur et constituera un pilier aussi fondamental de la base
électorale du Frelimo, il paraît peu probable que le recrutement devienne plus compétitif dans
les divers échelons de l’administration. Pourtant, il existe une véritable tension entre la
nécessité d’efficience conditionnant le succès des politiques mises en œuvre par le
gouvernement, qui fondent aussi sa légitimité électorale, et les préoccupations manifestées sur
les possibles effets politiques d’une réforme touchant aux intérêts des fonctionnaires. En ce
sens, l’accent mis non seulement sur la formation continue, déjà mentionnée comme facteur
de prévention de la corruption, mais aussi sur la décentralisation, donnent des signes
encourageants d’éléments de réforme substantiels pouvant en partie débloquer ces impasses.
Les gouvernements municipaux : premiers pas vers une décentralisation du
pouvoir politique ?
La décentralisation territoriale du pouvoir décisionnel fait partie des principales
réformes de l’Etat visant à désengorger l’administration et rapprocher le gouvernement des
citoyens au niveau local. Le système administratif mozambicain, hérité de l’Etat salazariste,
puis socialiste, est encore très centralisé. Il se divise en 11 provinces et 128 districts, chacun
des districts étant composés de localités (localidades) et peuplements (povoações). Le
président nomme les gouverneurs des provinces, qui eux-mêmes nomment les administrateurs
des districts (administradores distritais) et des localités (chefes de posto), ainsi que les
directeurs administratifs des districts liés à des branches spécifiques (santé, éducation,
finances etc.). Ces derniers sont responsables à la fois vis-à-vis des administrateurs du district,
et vis-à-vis du ministère central à Maputo qui correspond à leur secteur. Ce système dit de
double subordination lie ainsi chaque ministère à son secteur d’application jusqu’à l’échelle
du district, pouvant court-circuiter les intermédiaires que sont le gouverneur provincial et
l’administrateur du district.197
Plusieurs vagues de décentralisation se sont succédées depuis la transition
démocratique. Le premier processus visant à créer des corps élus au niveau local a mené aux
premières élections municipales réalisées en 1998 dans 33 autarquias198. Si le biais urbain fût
critiqué, du fait de la représentativité limitée de ces collectivités territoriales (par rapport à
l’échelle du district, proposé dans le projet de loi initial présenté en 1994), ne prenant en
197 AWEPA, 2001. 198 Littéralement traduit par « autarcie », elles désignent dans ce contexte les villes ou villages pouvant élire leurs représentants.
109
compte que 30% de la population du pays, les progrès notés dans la gestion des villes, grâce
notamment à des augmentations de budget, et une réelle autonomie du gouvernement local
parlent en tout cas en faveur d’une décentralisation des responsabilités. Les nouvelles
autorités locales qui se sont substituées aux anciens Conseils Exécutifs de l’administration
municipale (Conselhos Executivos) bénéficient de prérogatives dans la gestion de nombreux
domaines : rues et routes locales, logements sociaux, cimetières publics, marchés,
approvisionnement en eau et système d’égouts, recueil des déchets, électricité et illumination
publique, transports publics, certains centres d’éducation, unités de soins de santé de base,
protection de l’environnement. Toutefois, l’essentiel de la gestion des services sociaux tels
que l’éducation et la santé restent coordonnés par le gouvernement central199.
L’amélioration des systèmes de collection des déchets ou de provision d’eau courante
comptent parmi certains des progrès remarqués depuis la prise de fonctions des premiers
gouvernements locaux.200 Dans les meilleurs des cas, les élus ont pu appliquer une bonne
partie de leurs programmes en utilisant des ressources et des initiatives locales. Cependant, on
remarque aussi des phénomènes de promotion des intérêts d’un groupe restreint de quelques
membres des nouveaux gouvernements municipaux, au détriment des populations. En outre,
comme le souligne Jaime Macuane, souvent la période initiale de la décentralisation implique
une certaine centralisation au niveau local, en raison des capacités humaines et des
infrastructures limitées, et du fait que le processus d’apprentissage des nouvelles règles soit
graduel. Cela provoque aussi des résistances de la part de fonctionnaires des administrations
locales, qui se trouvent obligés de céder une partie de leur ancien pouvoir aux nouvelles
autorités élues.
Premiers gouvernements municipaux : quand des élus remplacent
l’administration locale
Les premiers gouvernements municipaux (1999-2003) ont la particularité d’avoir tous
été gouvernés par le Frelimo, du fait du boycott de la Renamo aux premières élections
municipales. Ils permettent en tout cas d’illustrer les difficultés, du moins initiales, de divers
dirigeants du Frelimo et de membres des administrations locales de se conformer à ces
199 AWEPA, 2001. 200 WEIMER, B., « Mozambique : Ten Years of Peace – Democracy, Governance And Reform Interrogations of a privileged observer », in MAZULA, 2004.
110
nouvelles institutions, au détriment de leurs positions de pouvoir précédentes, soit au sein du
parti, soit en fonction de la hiérarchie administrative qui prévalait antérieurement.
Il est intéressant de noter comment la hiérarchie dans le parti reste une composante
gravée dans les esprits des politiciens, fonctionnaires ainsi que des populations auxquelles
elles répondent, comme cela est visible dans les nouvelles municipalités autonomes, ou
autarquias. Ainsi, la hiérarchie dans le parti Frelimo a pu parfois prendre le dessus sur la
hiérarchie des postes du gouvernement au niveau municipal. En effet, selon les Lois
Municipales, le Président du Conseil Municipal est le principal poste exécutif, et le Président
de l’Assemblée a un rôle subalterne. Or, dans plusieurs cas, l’officiel nommé à ce deuxième
poste a réussi à se doter, dans la pratique, d’un statut politique reconnu comme plus
important. Ainsi, à Beira, le Président de l’Assemblée avait auparavant été membre du Comité
Central du Frelimo, face au Président du Conseil Municipal, qui, lui, n’avait jamais occupé
cette position. De même, à Pemba, le nouveau Président de l’Assemblée était l’ancien
Président du Conseil Exécutif (celui qui remplissait la fonction exécutive municipale dans
l’appareil administratif prévalant avant la loi de décentralisation), et à Nampula, le Président
de l’Assemblée était le Premier Secrétaire du Parti Frelimo au niveau de la Province.201 Dans
ces différents cas, le statut politique à l’intérieur du parti Frelimo a pu être instrumentalisé
pour conférer une légitimité supérieure à la hiérarchie des postes municipaux. Ainsi, les
officiels les mieux placés dans le parti ont pu faire usage de leurs positions à des fins
diverses, quand bien même ils occupaient un rôle subalterne dans les nouveaux
gouvernements locaux, battant ainsi en brèche la hiérarchisation des postes dans la structure
gouvernementale locale nouvellement créée.
D’autre part, les représentants des autres échelons du gouvernement, qui, eux,
continuent directement liés à l’administration de l’Etat central - à savoir, les provinces et les
districts - ont pu également manifester des résistances quant à leur perte de pouvoir sur la
gestion des villes. L’autonomisation des seules régions urbaines ou semi-urbaines a
effectivement « ruralisé » dans les faits les autres échelons des entités administratives non
autonomes. Ainsi, dans la plupart des cas, les administrateurs des districts dans lesquels se
trouvent les municipalités sont devenus désormais responsables uniquement des parties
« rurales » de leurs districts respectifs, comprises entre les municipalités et les frontières de
ces districts. Des conflits de compétences et des luttes d’influence ont pu surgir de ces
nouvelles configurations. Les situations dans lesquelles cette nouvelle cohabitation entre
201 AWEPA, 2001.
111
autarquia et district s’est le mieux passée ont pu être liées aux arrangements institutionnels ad
hoc qu’ont trouvé les leaders locaux, dans un contexte législatif qui reste encore
insuffisamment défini. Ainsi, à Moatize, l’administrateur du district José Ntemassaca
participa régulièrement aux sessions du Conseil Municipal et à certaines sessions de
l’Assemblée Municipale, avec un droit de parole, sans pour autant posséder le droit de vote,
ce qui a permis de coordonner les activités des différents organes, de manière plus
complémentaire que dans d’autres cas.202
Dans les certains cas exceptionnels pour lesquels la zone urbaine se superpose au
territoire entier du district (Tete, Manjacaze, Chókwe, Maxixe, Inhambane), aucun pouvoir
issu de l’administration centrale ne venait contrebalancer le pouvoir municipal. Le gouverneur
de la province d’Inhambane Aires Aly203, qui s’est retrouvé « sans la possibilité de contrôler
ces territoires » (Maxixe et Inhambane en l’occurrence), a pu ainsi manifester ainsi sa
préoccupation face à ce « vide de pouvoir ».204 Pour le président de Maxixe, Narciso Pedro,
au contraire, « le pouvoir est concentré, il n’y a pas de dispersion du pouvoir », ce qui rend le
gouvernement de la ville/district plus facilement praticable et cohérent205.
On voit, de fait, comment l’introduction d’organes locaux indépendants du pouvoir
central constitue une réforme nouvelle et déconcertante pour nombre de membres de
l’administration mozambicaine, habitués à une hiérarchisation verticale de haut en bas. Les
autarquias sont effectivement des corps gouvernementaux qui échappent aux principes de
centralisation et de subordination, si caractéristiques de l’administration publique
mozambicaine. Ces principes sont ainsi substitués par l’autonomie (financière, patrimoniale,
et administrative) et la tutelle. L’existence de corps exécutifs et législatifs propres à ces
niveaux en font ainsi, selon Bernhard Weimer, d’importants éléments dans le scénario de la
« cohabitation démocratique/culture démocratique » du pays. Ce dernier considère ainsi
l’introduction des autarquias comme peut-être « la plus profonde réforme d’après-guerre au
Mozambique », dans le sens où elle transforme la sociologie et la géographie du pouvoir et les
relations inter-institutionnelles établies206.
De plus, les résultats des élections municipales de 2003 ont donné, pour la première
fois, à l’opposition, des positions de pouvoir leur permettant de gouverner, alors que depuis
l’AGP de 1992, elle ne bénéficiait que d’une position de deuxième force à l’Assemblée de la
202 AWEPA, 2004. 203 Actuel Ministre de l’Education et de la Culture sous Guebuza. 204 AWEPA, 2004. 205 Ibid. 206 WEIMER, 2004.
112
République. Son seul pouvoir effectif était donc celui d’empêcher une révision
constitutionnelle, si cela fût contre sa volonté.207 Les nouvelles positions de la Renamo à la
tête de certaines municipalités (Beira, Nacala, Ilha de Moçambique, Angoche, Marromeu)
dont la deuxième ville du pays, et l’obtention de sièges dans 31 des 33 Assemblées
Municipales ont donné une nouvelle visibilité au parti d’opposition, et ont ouvert une brèche
vers un plus grand partage de pouvoir. (Cf. Chapitre 2, C).
Décentralisation et initiatives participatives
D’autres mesures approfondissant à la fois la dévolution de pouvoir, et la
déconcentration de l’administration, ont été prises plus récemment. Dans la province de
Nampula, la participation de la population à la planification économique et sociale du plan
provincial et à la planification générale au niveau districtal, en coopération avec les autorités
locales du gouvernement, a produit des bons résultats qui ont progressivement promu
l’extension de ce projet pilote vers d’autres régions. 208
Dans le même sens, le district, qui était peu différencié par rapport à la province, en
termes de ressources, capacités, ou de fonctions spécifiques est devenu, sous l’impulsion du
président Guebuza en 2005, le principal échelon de la nouvelle stratégie de développement. 209
Un budget séparé pour les districts fût approuvé en 2006. La création de Conseils Consultatifs
- dont certains membres sont élus et d’autres sont désignés par le gouvernement - pouvant
décider de manière conditionnelle de l’allocation des fonds transférés par l’Etat central au
niveau du district, de la localité, et du peuplement, a ainsi conféré une participation des
citoyens dans une partie des activités de l’administration du district. En outre, suivant une
demande de la Renamo pour la Constitution de 2000, une loi établissant des assemblées
provinciales élues fût votée en 2006.210
207 Par une minorité de blocage des deux tiers nécéssaires à une telle révision. BRITO, 2005. 208 Ce projet a été à l’origine co-financé par le Fonds de Développement de Capital des Nations Unies et la coopération hollandaise.WEIMER, 2004. 209 AWEPA, 2005. 210 Les premières élections étaient prévues pour la fin 2007 mais ont été repoussées, et seront probablement regroupées avec les élections générales de décembre 2009.
113
Conclusion
L’appareil administratif de l’Etat mozambicain reste encore largement une extension
du parti Frelimo, en ce que les membres des deux entités sont liés de manière plus ou moins
directe entre eux, par divers réseaux interpersonnels. Le plus souvent, l’Etat fait les frais du
parti, au détriment de la qualité des institutions étatiques. Cependant, la séparation formelle
entre parti et Etat consacrée par la Constitution de 1990, les processus de décentralisation
engagés dans les années 1990 et poursuivis dans les années 2000, et la Stratégie Globale de
Réforme du Secteur Public lancée en 2001, sont autant de pas visant à renforcer l’autonomie,
et par là, l’efficience de l’Etat mozambicain, de sorte à rendre l’application des politiques
publiques plus efficace.
Cependant, les dirigeants du Frelimo se retrouvent pris entre la conciliation d’intérêts
privés, souvent contradictoires, opposant des élites gouvernantes et économiques, auxquelles
le parti politique est directement ou indirectement lié. Cela se manifeste par les plus diverses
formes de corruption et de clientélisme. Ces processus parallèles interfèrent, ralentissent, ou
rendent tout simplement impraticables les réformes de l’Etat engagées. En effet, les intérêts
privés des élites du Frelimo et de l’administration publique, qu’ils se manifestent dans
l’économie formelle ou informelle, créent constamment des conflits d’intérêt dans les
processus décisionnels du gouvernement, et dans la mise en œuvre des politiques publiques
par les bureaucraties du secteur public. Cependant, ces intérêts privés sont vastes et
complexes : ils vont du détournement de fonds à des fins individuelles privées, au favoritisme
nationaliste et élitiste économique, lors d’appels d’offres pour des méga-projets
d’investissement, par exemple.
Les acteurs de ces derniers types de projets font partie d’une nouvelle bourgeoisie
frélimiste apparue durant la transition à l’économie de marché. Le pendant politique de cette
nouvelle bourgeoisie vise, dans une logique développementiste, à créer une classe
entrepreneuriale autochtone. Dans ce contexte, le caractère informel, et souvent illégal, de ces
échanges économiques est largement perçu comme inévitable : en effet, dans un
environnement légal complexe, très règlementé, et peu opérationnel, il est beaucoup plus
facile, et économiquement rationnel de passer par des canaux informels.
Les interconnexions entre les membres du parti, fonctionnaires de l’Etat et/ou hommes
d’affaires canalisent donc ces intérêts : les acteurs liés au Frelimo jaugent en effet le dosage
de leur utilisation des mécanismes institutionnels légaux, afin de renforcer la crédibilité d’un
système politique dont ils dépendent, vis-à-vis d’électeurs, mais aussi d’investisseurs
114
étrangers. Cependant, d’autre part, de nombreux intérêts particuliers s’engouffrent dans la
brèche des relations économiques informelles ainsi créées, diluant par conséquent la
cohérence du projet développementiste de l’élite politisée.
Constamment pris dans ces conflits d’intérêts, les membres de l’élite frélimiste
ménagent un double discours, prônant la nécessité de lutter contre la corruption, afin de
rendre les institutions plus efficaces, tout en la pratiquant eux-mêmes, en attendant que les
institutions soient plus efficaces, autrement dit, jusqu’à ce qu’il devienne suffisamment
avantageux économiquement de passer par les canaux légaux.
Ce jeu d’équilibriste mené par les élites décisionnelles du Frelimo vise à réguler, afin
de ne pas déstabiliser, un système fluide, mouvant et potentiellement imprévisible. Cette
régulation rend graduelles - voire paralyse parfois - des réformes administratives, qui sont,
certes, perçues comme nécessaires, mais dont la balance des coûts et des avantages est
constamment réévaluée, afin de continuer à conserver la position du parti comme entité
dirigeante du pays.
La gouvernabilité du pays semble du moins être facilitée, au fur et à mesure que l’Etat
est progressivement décentralisé et que plus de cadres sont mieux formés. Encore faut-il que
les politiques mises en œuvre reflètent aussi plus largement les nécessités et les aspirations de
la population mozambicaine auxquelles elles sont destinées.
115
CHAPITRE 4 : LE PARTI FRELIMO COMME INTERMEDIAIRE
ENTRE FORCES SOCIALES ET DYNAMIQUES INTERNATIONALES
Le Mozambique reste très dépendant de l’aide internationale, ce qui influence
grandement la marge de manœuvre qu’ont ses dirigeants, que ce soit dans le choix et
l’application des politiques publiques à mener, mais aussi, bien que dans une moindre mesure,
dans le caractère plus ou moins démocratique du gouvernement. En effet, les bailleurs de
fonds conditionnent leurs apports au budget national, censés théoriquement favoriser, avant
tout, le développement économique et social, mais aussi une « bonne gouvernance »,
nécessaire à une application efficace des projets financés. Cependant, la réalisation de ces
objectifs dépend d’une interaction intensifiée entre les institutions nationales et les divers
secteurs des populations mozambicaines, afin de mieux prendre en compte les intérêts et
nécessités de ces dernières. En ce sens, l’existence ou non de canaux démocratiques de
participation et de débat ouverts est une condition importante de la faisabilité et de la
pertinence des projets soutenus par les bailleurs de fonds et le gouvernement.
Cette interaction prend forme, dans une certaine mesure, via une « société civile »
promue, et souvent financée par les bailleurs de fonds, et à laquelle prend part une minorité de
la population mozambicaine. Toutefois, la majorité de la population se retrouve largement
exclue de cette société civile, ne disposant pas des diverses ressources nécessaires à la
mobilisation et la défense de leurs intérêts (intellectuelles, matérielles etc.).
Presque toutes les nombreuses ONG nationales sont dépendantes de financements
externes. Elles sont généralement plus présentes dans des régions plus urbanisées et ne
reflètent donc pas toujours les intérêts des populations les plus défavorisées, alors qu’elles
fondent pourtant leur mission sur l’amélioration du niveau de vie de ces dernières.211 La
société civile mozambicaine acquiert malgré tout progressivement des canaux indépendants
d’expression propres, notamment grâce au développement des médias.
Le Frelimo doit donc composer avec des forces internes et externes qui sont
susceptibles d’orienter son action au gouvernement, voire de contrebalancer parfois son
pouvoir. La stratégie du parti doit également prendre en compte les secteurs les moins visibles
en termes de participation politique, qui sont aussi les plus défavorisés, en termes
économiques et sociaux. C’est de cette majorité silencieuse - largement rurale, voire
périurbaine - du pays, que dépend en définitive la crédibilité du projet politique du Frelimo.
211 EYS, 2002.
116
Or, nous verrons que cela pose aussi la question de l’adaptabilité et de la malléabilité d’un
modèle politique importé, et superposé à des sociétés qui sont déjà régies par d’autres formes
d’organisations et de légitimités politiques.
Ainsi, on s’attardera sur trois principaux types d’acteurs, que nous considérons comme
ayant une influence sur le gouvernement, et avec lesquels le Frelimo doit composer en
permanence. Premièrement, une « société civile » majoritairement urbaine composée
principalement de citoyens mozambicains relativement aisés, incorporés dans l’économie
formelle. Deuxièmement, le réseau d’organisations internationales et de coopération bilatérale
ou multilatérale composée d’une communauté d’expatriés (mais aussi de mozambicains qui y
travaillent), concentrés dans les quartiers riches de Maputo. Troisièmement, une majorité de la
population mozambicaine, qui se trouve encore marginalisée de l’économie formelle, et des
divers vecteurs institutionnels de participation politique, mais qui sont les premiers concernés
par les projets de développement mis en œuvre par diverses combinaisons entre les deux
premiers types d’acteurs et le gouvernement Frelimo.
A – UNE SOCIETE CIVILE URBAINE ET NAISSANTE
Si le parti dominant, par définition, n’est confronté à aucun parti d’opposition capable
de prendre sa place à moyen terme, et se retrouve face à des corps administratifs qu’il réussit
tant bien que mal à contrôler, on peut néanmoins considérer que la société dans laquelle ce
parti gouverne comporte des éléments clairs d’une démocratie. Le terme de « démocratie de
parti dominant » semble ainsi pouvoir s’appliquer au système actuel mozambicain, au sens
libéral – et non seulement électoral, dans la mesure où ce système permet à une société civile
de s’exprimer et s’associer librement pour faire pression, voire responsabiliser le
gouvernement qu’elle a porté au pouvoir.
De nouvelles modalités de participation dans le régime actuel ont, en effet, permis la
création d’associations, de médias indépendants, et le recours à certaines instances
consultatives et participatives entre la population et le gouvernement, au-delà des simples
mécanismes électoraux. Ces diverses modalités, qui constituent des « poches » de société
civile, apparaissent aussi comme des moyens pour le gouvernement de se légitimer. Mais ils
permettent aussi potentiellement aux technocrates d’améliorer la définition de politiques
publiques, de manière à mieux répondre aux besoins et aux aspirations des populations. Ils
117
permettent enfin, pour ces dernières, de faire pression sur le gouvernement, en revendiquant
un processus décisionnel plus ouvert, transparent et inclusif.
L’usage du terme « société civile » fait polémique dans l’étude des sociétés africaines
contemporaines, dans la mesure où ce concept importé fait appel à l’idée de citoyenneté,
d’une conscience civique des habitants à l’intérieur des frontières d’un même Etat qui
partagent un certain sentiment d’identité nationale. On peut affirmer que ce sentiment semble
loin d’être partagé par toute la population dans nombre de pays africains. Une partie non
négligeable - parfois majoritaire - de la population, ne parle ni lit la langue dans laquelle
s’expriment les autorités nationales, et ne perçoit pas les relations de pouvoir et d’organisation
de la société à travers les seuls relais officiels de l’Etat à l’intérieur duquel ils se trouvent.
Cependant, plus de la moitié de la population au Mozambique s’est déjà exprimée par les
urnes, ou a été exposée à un ou plusieurs médias, pour ne citer que deux exemples. On peut,
en ce sens, considérer que les sociétés rurales mozambicaines sont prises entre plusieurs
systèmes de pouvoir et de légitimité politique, dont celui des institutions officielles de l’Etat
n’est que l’un des acteurs, sans en être forcément le protagoniste.
Les associations de la société civile : un pouvoir politique alternatif ?
La promulgation de la Constitution de 1990 a créé de nouvelles opportunités
d’organisation et d’expression inexistantes auparavant. La « loi des associations » de juillet
1991 a permis l’apparition de différents types d’organisations qui se sont multipliées dans les
années suivantes, comme cela a été le cas dans beaucoup de nouvelles démocraties africaines.
Comme le souligne Luciana Vieira :
En 1990, le Ministère de la Coopération comptait dans sa base de données 12 ONG nationales; en 1993, ce chiffre était monté à 87 et en 1996 à plus de 100. En 1998, le « Forum National des Organisations Non-gouvernementales Mozambicaines » était composé de 292 ONG membres. En 2002, le « Directoire des ONG au Mozambique », dans lequel sont inclues 600 ONG enregistrées dans le pays, 465 nationales et 145 étrangères. Au-delà du chiffre, la variété des secteurs dans lesquels ces ONG sont présentes impressionne : santé, éducation, agriculture, développement urbain, promotion de la femme et de l’enfant, droits de l’homme, voire même des droits du consommateur. 212
Si la majorité d’entre elles se caractérisent par des capacités financières limitées et la
rareté de personnel ayant reçu une formation adéquate, on peut mentionner certaines
organisations qui ont réussi à influencer le débat politique en mobilisant de nombreux acteurs,
212 VIEIRA, 2005.
118
et constituant un front uni, afin de faire entendre certaines causes au gouvernement et aux
bailleurs de fonds.
Le Grupo Moçambicano da Dívida (Groupe Mozambicain de la Dette, GMD) créé en
1996, a contribué à la campagne internationale pour l’annulation de la dette extérieure des
PMA qui s’est soldée par l’initiative PPTE (Pays Pauvres Très Endettés). Le GMD a produit
des rapports sur des questions liées au développement, et notamment réalisé un suivi de
l’allocation des fonds débloqués par l’annulation de la dette dans le cadre du PARPA (Plan
d’Action pour la Réduction de la Pauvreté Absolue, qui correspond au Cadre Stratégique de
Lutte contre la Pauvreté (CSLP), dont la rédaction était l’une des conditions de l’annulation
de la dette dans le cadre de l’initiative PPTE).
Autre organisation associative influente, la Campanha Terra (Campagne Terre, CT)
s’est constituée dans le cadre de discussions ouvertes ayant porté sur l’élaboration d’une loi
concernant les divers usages de la terre. La CT a réussi à influencer les contours de la
législation dans un sens bien plus favorable aux intérêts des petits producteurs et agriculteurs
vivriers que ne l’était la loi préexistante. Elle s’est également mobilisée pour diffuser la
connaissance sur les droits acquis aux paysans sensés en bénéficier. 213
Selon Tinie van Eys, si ces deux organisations ont réussi à avoir une telle
répercussion, c’est notamment pour avoir réuni une vaste coalition d’acteurs: institutions
étatiques, Eglises, bailleurs de fonds, institutions d’enseignement et de recherche, syndicats,
ONGs nationales et étrangères. Or, il s’agissait au départ d’organisations dotées d’une
structure très rudimentaire, avec peu de personnel, et faisant souvent appel au volontariat. Des
activités intensives de lobbying ont été réalisées, grâce à l’appui des moyens de
communication, notamment lorsque leurs revendications étaient à l’ordre du jour au
gouvernement.214
Le rôle des entités religieuses a également refait surface depuis la levée des restrictions
du régime socialiste. Le Mozambique est composé d’une communauté chrétienne et d’une
communauté musulmane, chacune représentant près du quart de la population; le reste de la
population est composé d’une partie de chrétiens sionistes et de religions traditionnelles qui
n’ont pas forcément un statut de religion officiellement reconnue. La communauté
musulmane est représentée par deux organismes principaux, la Conferência Islâmica, et le
Conselho Islâmico. Ce dernier a vu son influence s’étendre de manière notable dans le Nord
213 VIEIRA, 2005. Les consultations de la population lors de la rédaction de la loi foncière ont contribué à la rendre plus favorable aux paysans, et à garantir, du moins en droit, le respect des femmes et l’implication d’autorités traditionnelles dans les questions foncières. 214 EYS, 2002.
119
du Mozambique, qui concentre la majorité des musulmans. Elle est dirigée par le Sheik
Abdul Carimo, ancien directeur de l’ONG Etica, engagée dans la lutte anti-corruption.
Des organisations comme Africa Muslim (financée par des entrepreneurs du Kuwait),
ou le Waterwaal Islamic Institute (sud-africain) apportent depuis plusieurs années leur soutien
financier à des écoles coraniques, les Madrassas, et l’Instituto Arabe do Oceáno Índico
(société mozambicaine dirigée par le cheik Moamad Yussufo et financée par des
mozambicains sunnites et des dons d’Arabie Saoudite), œuvre également à la formation
d’imams et chefs religieux musulmans.215 Celles-ci peuvent notamment fournir une source
d’éducation à des populations qui n’y auraient pas autrement accès. Le Mozambique reste
aussi caractérisé par une grande tolérance entre les communautés musulmane et chrétienne, et
la religion n’est pas un facteur de division sociale ou politique, malgré sa concentration
régionale dans le Nord. Cependant, certains ont pu remarquer comment se sont
progressivement radicalisés des éléments qui autrefois ne l’étaient pas, en raison de pressions
liées à la situation internationale au Moyen-Orient, qui exacerbent le discours des lignes plus
modérées, celles-ci se retrouvant désormais en compétition avec les plus fondamentalistes
dans le recrutement des croyants.216
Le Frelimo a de nombreuses alliances dans les réseaux des deux principaux
groupements religieux. Selon Elísio Macamo, il existe une « apparente dépendance du parti au
pouvoir sur l’appui financier de certains secteurs économiques d’extraction religieuse, surtout
[de] ceux qui sont liés à la religion musulmane ».217 On peut penser notamment à la classe
commerçante et entrepreneuriale indo-pakistanaise (ces derniers ne constituent pas un
groupement homogène, et incluent autant des descendants de nombreuses générations
émanant notamment de Goa, anciennement liée administrativement au Mozambique durant
l’époque coloniale, ainsi que des immigrants beaucoup plus récents et n’ayant pas autant de
liens avec le pays africain), ou au parti populiste de Yaqub Sybindy, le PIMO218, qui semblent
215 VIEIRA, 2005. ; LA LETTRE DE L’OCEAN INDIEN, 26/11/05. 216 Entretien avec José Luis Cabaço. On peut mentionner à ce titre un fait divers, à savoir l’invasion des bureaux du journal Savana suivie d’actes de vandalisme commis par deux jeunes mozambicains musulmans après la publication des caricatures du prophète Mahomet publiées précédemment dans un quotidien danois et ayant été reproduites dans la presse internationale, dont ce quotidien mozambicain. Cependant, l’islam modéré a également ses relais dans les médias, notamment sous la plume des chroniques du Sheik Aminudin. MACAMO, 24/02/06. 217 Ibid. 218 A l’origine Parti Islamique du Mozambique, devenu Parti Indépendant du Mozambique face à l’interdiction, selon la Constitution de 1990, de constituer des partis sur une base ethnique ou religieuse. Ce parti qui fait généralement moins d’1% des suffrages aux élections générales, et dont le dirigeant n’hésite pas à faire des parallèles entre l’islam et la politique, a financé le IXème Congrès du Frelimo, tenu à Quelimane en 2006. La présence et la place occupée par ce politicien au Congrès ont été qualifiés de « grotesques » par l’intellectuel mozambicain Elísio Macamo. MACAMO, 10/02/07.
120
constituer autant de garanties de l’alliance nécessaire avec un secteur de la population peu
représenté parmi les hauts dirigeants du Frelimo, qui sont, eux, majoritairement chrétiens.
L’Eglise Catholique jouit d’un certain prestige, notamment en raison de son rôle
historique de médiateur de la paix ayant mis fin au conflit civil en 1992, et de la participation
directe aux pourparlers de l’archevêque de Beira, Jaime Gonçalves, qui n’hésite d’ailleurs pas
à critiquer ouvertement le gouvernement et le parti au pouvoir. L’œcuménique Conselho
Cristão de Moçambique intervient également souvent dans les débats publics, mais est perçu
comme étant plutôt lié au Frelimo.219
Les élections locales de 2003 virent la création de l’Observatório Eleitoral
(Observatoire Eléctoral), qui réunit plusieurs organisations de la société civile et accompagne
les processus électoraux dans le but de promouvoir la transparence du processus, et l’égalité
de traitement entre les candidats (la création de ce type d’organisation est également observée
dans nombre d’autres nouvelles démocraties africaines)220.
Une autre forme de participation de la société civile au nouveau processus politique
démocratique s’est manifestée par la constitution de listes électorales indépendantes, lors des
élections municipales de 1998. Ces élections ayant été boycottées par la Renamo, des
associations ont proposé des listes de candidats indépendants, notamment afin d’éviter une
domination complète du Frelimo dans les municipalités. La loi ne prohibant pas les candidats
indépendants au niveau municipal, l’élection de certains d’entre eux à des sièges aux
Assemblées Municipales a donné un exemple concret d’une possibilité de participation de la
société civile au pouvoir. Un candidat qui avait notamment été choisi par les cellules locales
du Frelimo, mais refusé par la direction centrale, a décidé de concourir comme candidat
indépendant aux élections municipales de 2003, et a récolté près de 20% des suffrages.
La société civile participe donc, par le biais de différentes associations et
organisations, à des processus politiques qui visent à faire entendre des voix alternatives au
discours du Frelimo. Cependant, ce dernier tente aussi de fomenter une société civile qui lui
soit favorable pour contrebalancer le poids croissant de la société civile naissante et des
organisations financées par des agents extérieurs. On peut mentionner certaines organisations
qui sont dirigées par des membres du Frelimo, telles que la Fundação par o Desenvolvimento 219 Ainsi le choix du Révérend Arão Litsure par le Conselho Cristão, pour représenter la société civile au sein de la Commission Eléctorale Nationale (CNE) pour les élections de 2004 a pu être critiqué comme étant favorable au Frelimo. (Cf. Chapitre 3, B). 220 L’Observatoire Electoral est composé d’organisations religieuses, soit les sus-mentionnées Conselho Islâmico et Conselho Cristão, ainsi que la Conferência Episcopal da Igreja Católica (CEM), et d’autres organisations promouvant la démocratie, la paix ou le développement – le CEDE (Centro de Estudos de Democracia e Desenvolvimento), l’ AMODE (Associação Moçambicana para o Desenvolvimento da Democracia) , la LDH (Liga dos Direitos Humanos) et l’OREC (Organização para a Resolução de Conflitos). MAZULA, 2006.
121
da Comunidade221 (FDC) présidée par Graça Machel (veuve de l’ancien président Samora
Machel, et ancienne Ministre de l’Education) et composée d’autres membres influents tels
qu’Eneas Comiche (ancien Ministre, et maire de Maputo).
Les quelques cas de consultations de la population ont permis d’esquisser certains
nouveaux lieux de dialogue entre la société civile et le gouvernement, mais le rôle de ces
forums sur les politiques menées ultérieurement reste souvent en deçà des attentes de ces
groupes de pression. En ce sens, l’Agenda 2025 est une initiative visant à réunir un groupe
d’intellectuels et organiser une série de consultations à l’échelle du pays, pour la formulation
des politiques publiques, dans le cadre d’une stratégie de développement nationale (à l’instar
d’autres expériences similaires telles que la Vision 2016 au Botswana, ou le Programme 2030
en Zambie). Certaines options stratégiques furent formulées dans les champs de la santé, de
l’éducation, du capital social, de l’économie et du développement, et de la bonne
gouvernance.222 Cependant, ces propositions n’ont influencé les débats sur les politiques
publiques que superficiellement, ce qui peut porter à croire que le processus de consultations
visait d’avantage à légitimer le pouvoir qu’à rendre le processus décisionnel réellement
participatif.
Les consultations officielles, réalisées dans le cadre de la transition démocratique en
1992-1994, de la Loi Foncière en 1997, ou des CSLP (avant la rédaction des PARPA 1 et 2)
ont peut-être au moins le mérite d’instaurer un dialogue avec des secteurs représentatifs de la
population qui fait un pas au-delà de la stricte participation électorale.
Les manifestations publiques, plus ou moins spontanées restent une autre forme de
participation protestataire, considérée comme un moyen de pression légitime des populations
dans les régimes démocratiques. Les manifestations violentes du 9 novembre 2000, suite à
l’appel d’Afonso Dhlakama qui suivirent la contestation des résultats des élections de 1999,
mirent une grande pression sur le gouvernement, surtout après coup, face aux critiques
généralisées contre la répression et la perte de contrôle par la police lors des évènements de
Montepuez et Mocimboa da Praia223.
Les manifestations du 5 février 2008 qui ont paralysé la ville de Maputo en raison de
la hausse des prix des moyens de transport (découlant de la hausse du prix du baril de pétrole
au niveau mondial) ont également représenté un coup dur pour l’administration Guebuza, qui
croyait rendre un service aux populations en négociant une hausse « modérée » avec les
221 Fondation pour le Développement de la Communauté. 222 HANLON, RENZIO, 2007. 223 CAHEN, 2000.
122
propriétaires des chapas (minibus)224. Le gouvernement se vit obligé de subventionner le prix
du pétrole et geler ainsi le prix du transport public pour rétablir l’ordre.
Le rôle des médias dans le pays « doté de la loi de la presse la plus libre
d’Afrique »
La diffusion de l’information sans entraves est un autre élément considéré comme
intrinsèque aux démocraties libérales. La Loi sur la Presse, qui fût ratifiée en 1991, résulta
d’une pression importante de journalistes influents, qui négocièrent directement avec le
président Chissano. Il s’agit de l’une des lois sur les médias les plus libérales en Afrique225.
Une nouvelle presse indépendante très dynamique, basée surtout à Maputo et Beira, a émergé
dans les années 1990 (Savana, Zambéze), et n’hésite pas à critiquer de manière ouverte les
instances gouvernantes. Le journaliste du Zambéze, Luis Nhachote interviewé dans le cadre
de ce travail, a relaté effectivement ne jamais avoir reçu de menaces ou de pressions liées aux
opinions critiques exprimées dans ses articles. Il a en revanche souligné le manque de
moyens, et la difficulté d’accès à des sources officielles d’information, comme des entraves
significatives à l’exercice de la profession226. La presse indépendante mozambicaine est
parfois aussi critiquée à juste titre pour son manque de professionnalisme, et le manque
d’incitation à des réels débats de fond, cédant souvent au sensationnalisme ou à la polémique
gratuite.227
L’affaire de l’assassinat de l’éminent journaliste Carlos Cardoso en 2000, qui dirigeait
un journal par fax particulièrement engagé (Mediafax, devenu Metical), et exposait, en
l’occurrence, des affaires de corruption liées au pouvoir (Cf. Chapitre 3, A), révèle aussi les
risques d’une presse trop incursive dans les affaires du gouvernement. La mobilisation de la
société civile a fait une pression considérable pour que soient jugés les coupables de
l’assassinat, ce qui a aussi révélé la capacité de la mobilisation civile, quoique ponctuelle,
d’influencer par la pression publique, un pouvoir judiciaire encore très inféodé au pouvoir
exécutif.
Le Frelimo a toutefois un contrôle majeur sur une majorité des médias. Celui-ci
s’exerce, d’une part via la propriété publique de certains véhicules d’information, le parti
pouvant intervenir directement sur leur orientation éditoriale, mais aussi sur des organes
224 Entretien avec José Luis Cabaço. 225 JONE, 2004. 226 Entretien avec Luis Nhachote. 227Entretiens avec José Luis Cabaço et Calane da Silva.
123
privés dont les propriétaires ont des rapports privilégiés avec des dirigeants du parti au
pouvoir.228 Ainsi, se trouvent dans la première catégorie, le journal Noticias, qui reste la
principale référence d’informations, et le journal le plus diffusé, le plus professionnel, et le
mieux doté en moyens, ainsi que l’Agência de Informação de Moçambique (AIM), agence de
presse étatique, et l’une des principales sources d’information pour les médias étrangers. La
TVM (Televisão de Moçambique) est l’une des principales chaînes de télévision, et la Rádio
Moçambique est la seule radio diffusée à l’échelle nationale. Avec les deux organismes
précédemment cités, elles constituent les principaux héritiers du système d’informations de
l’ancien régime socialiste.
Mais on compte également, dans la deuxième catégorie, le journal O País et la chaîne
STV, qui appartiennent au groupe majoritairement portugais Soico TV, qui cultive des liens
étroits avec le leadership du Frelimo. Ces organisations médiatiques adoptent parfois une
posture plus indépendante vis-à-vis du gouvernement, en évitant toutefois d’aborder les sujets
perçus comme sensibles. La troisième chaîne de télévision, Miramar, qui appartient à la secte
évangéliste protestante brésilienne Igreja Universal do Reino de Deus229, avait installé son
bureau pendant plusieurs années dans le bâtiment du Comité Central du Frelimo, ce qui laisse
également supposer l’existence de liens entre certains membres de ces institutions.230
Les moyens de communication écrits doivent surtout être pris en compte comme
moyen d’influence sur les élites, et donc notamment de ceux qui composent la société civile,
afin d’assurer un appui stratégique, ou, tout au plus de stimuler un débat parfois incluant des
visions critiques, mais sans contester fondamentalement les principes et paradigmes du
pouvoir établi. En effet, le tirage quotidien du journal Notícias ne dépasse pas les 15000
exemplaires. 231 En ce sens, il s’adresse à l’élite mozambicaine, liée ou non au Frelimo, mais
aussi à la communauté d’expatriés, majoritairement occidentaux, qui travaillent dans les
diverses organisations internationales et de coopération bilatérale.
Le poids de la radio, par contre, est prépondérant dans un pays caractérisé par un faible
taux d’alphabétisation, et dont l’accès limité à l’électricité réduit également la pénétration de
l’audiovisuel. La Rádio Moçambique, en plus de ses émissions en portugais, a également une
série d’émissions en langues locales. Selon une enquête réalisée en 2002, 15% des répondants
déclaraient lire le journal plus d’une fois par semaine, et 41% déclaraient ne jamais le lire. Par
contre, 62% d’entre eux ont affirmé écouter la radio pratiquement tous les jours, ce chiffre
228 BRITO, 2003. 229 Eglise Universelle du Royaume de Dieu. 230 BRITO, 2003. 231 Entretien avec Calane da Silva.
124
atteignant les 85%, si l’on y ajoute les répondants affirmant écouter la radio plusieurs fois par
semaine.232
Ainsi, malgré une liberté de la presse élevée, l’extension d’une plus grande pluralité de
visions sur les principaux enjeux du pays est limitée à une minorité de la population, instruite,
relativement bien dotée économiquement, et vivant principalement dans les centres urbains.
Cette constatation semble aussi s’appliquer d’une certaine manière à la société civile, dans la
mesure où des organismes (plus ou moins indépendants) occupent un espace croissant sur la
scène publique, mais leur influence reste minoritaire, et parfois limitée à des participations et
des consultations dont la portée est généralement ponctuelle et/ou symbolique.
Selon Ormert, il est difficile d’évaluer un quelconque impact des Organisations de la
Société Civile (OSC) sur la dominance des élites politiques en Afrique, mais certaines études
révèlent que les OSC reflètent de plus en plus des portions plus larges de leurs sociétés, même
si elles sont globalement représentées par des élites. Ainsi, dans les nouvelles démocraties
africaines,
un petit nombre d’intermédiaires basés dans les villes, dirigés par des élites de la classe moyenne, commande une part disproportionnée des ressources d’aide extérieure. Une bonne partie de ces organisations exerce une influence limitée sur les politiques publiques, et ne contribue pas de manière durable à la démocratie par ses activités.233
Cela ferait partie d’une stratégie de la part des gouvernements visant à mettre en
compétition les différentes élites entre elles, et donner une fausse vision de la participation de
la société civile, ainsi que de la part des bailleurs de fonds préférant encourager le libéralisme
économique, plutôt que des modalités de démocratie participative et redistributive.234 Cette
vision purement instrumentale, certes réelle, doit être légèrement nuancée pour comprendre le
cas mozambicain.
Le régime démocratique mozambicain, essentiellement importé, se voue à une certaine
promotion du libéralisme politique, qui est sensé être incarné par des sociétés civiles
dynamiques et actives sur tous les fronts. La société civile mozambicaine est, en ce sens, plus
« libre » qu’elle ne l’était dans le régime socialiste, et mobilise certaines forces
représentatives, voire, participe à certains processus décisionnels. Le parti dominant a
d’ailleurs tout intérêt à se montrer ouvert à une participation qui permette de canaliser des
points de vue alternatifs, le légitimant ainsi comme étant ouvert au dialogue, tout en limitant
les critiques qui puissent trop nuire à son image publique. Le Frelimo encourage donc
232 BRITO, 2003. 233 ORMERT, 2006. 234 Ibid.
125
certaines formes de participation, tout en conservant les voix critiques dans un périmètre qui
ne remette pas en question son rôle d’articulateur des différents courants exprimés.
Il existe néanmoins une certaine compétition entre une société civile relativement
indépendante, qui résiste pour l’instant à la cooptation, et une société civile plutôt alignée sur
le Frelimo. Toujours est-il que l’ensemble de ces organisations restent très dépendantes de la
communauté internationale, par leurs nécessités de financements. Cela introduit généralement
un biais, décourageant une remise en question ouverte de politiques mises en œuvre par le
gouvernement, puisqu’elles sont, elles aussi, souvent financées par ces mêmes bailleurs de
fonds.
Les signes d’émergence d’une société civile encore fragile et dépendante à l’égard du
parti dominant et des acteurs internationaux, mais qui se fait progressivement entendre,
participe d’avantage aux processus décisionnels, et peut opposer une « majorité de blocage »
face à des sujets sensibles (tels que le prix des transports publics), portent à croire qu’une
démocratie libérale – et non simplement électorale - prend pied dans le nouveau régime
mozambicain.
Cependant, afin de comprendre comment le Frelimo gère et régule la participation
croissante de la société civile au débat public, il s’agit aussi d’évaluer les interactions du
gouvernement avec la communauté internationale des bailleurs de fonds. Ces interactions ont
une influence indéniable sur la nature plus ou moins démocratique du gouvernement en place,
mais aussi sur les politiques publiques qui sont mises en œuvre.
B – LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE : PRINCIPAL « ACTIONNAIRE » DU GOUVERNEMENT MOZAMBICAIN
La dite communauté internationale, que l’on entend ici principalement par les bailleurs
de fonds, a une influence multiforme et parfois contradictoire sur la dominance du parti
Frelimo, ainsi que sur la nature démocratique du régime. Le rôle significatif joué par les
bailleurs de fonds dans le gouvernement des PMA très dépendants de l’aide internationale,
tels que le Mozambique, peut être comparé à celui d’une institution supranationale qui partage
les responsabilités gouvernementales avec le parti national au pouvoir. Selon Severino
Ngoenha, le système politique mozambicain de facto n’oppose d’ailleurs pas le parti politique
au pouvoir et les partis de l’opposition, mais la classe politique nationale et l’industrie du
126
développement, au détriment de la représentation des intérêts de la population.235 L’influence
politique des bailleurs de fonds est d’ailleurs souvent perçue comme proportionnelle au poids
économique de l’aide au développement dans les budgets nationaux de ces pays.236 Selon le
CAD (Comité d’Aide au Développement) de l’OCDE (Organisation de Coopération et de
Développement Economiques), l’AOD (Aide Officielle au Développement) en 2008 a financé
56% du budget de l’Etat mozambicain237.
On peut ici examiner, en premier lieu, comment cette interaction d’instances
internationales et domestiques se traduit sur la manière dont le Mozambique est gouverné. Les
différents mécanismes de coopération établis avec le gouvernement du Frelimo ont
effectivement des influences contradictoires quant à la promotion d’un régime démocratique.
Le système de parti dominant apparaît alors comme une sorte de compromis permettant de
concilier, d’une certaine manière, ces influences contradictoires.
En second lieu, il s’agit d’analyser comment la définition des politiques publiques au
niveau national reflète l’évolution des paradigmes internationaux de développement, et à quel
point l’adaptation du Frelimo à ces paradigmes lui permet ou non de promouvoir, à la fois,
des intérêts économiques privés liés à certains de ses membres, et un certain projet
développementiste émanant d’une partie de la nomenklatura frélimiste. Les objectifs des
politiques menées concernent essentiellement le champ du développement économique et
social, mais nous verrons que le renforcement des institutions démocratiques en dépend
directement. En effet, l’acceptation par les populations du projet politique du Frelimo, et
indirectement la légitimité de ce dernier, est liée à la réussite ou non de ces politiques de
développement.
Les bailleurs de fonds : un rôle à double tranchant pour le régime démocratique
mozambicain
Le processus décisionnel des programmes de développement mis en œuvre au
Mozambique est fortement marqué par l’implication des bailleurs de fonds. Si la communauté
internationale a joué un rôle stabilisateur indéniable durant les années de la transition
démocratique, le poids prépondérant que les bailleurs de fonds ont désormais pris dans la
formulation des politiques publiques tend à saper les mécanismes de participation par les
235 MACAMO, 11/11/05. 236 Divers observateurs et acteurs de la politique mozambicaine interviewés dans le cadre de ce travail ont corroboré ce point de vue. 237 OECD, 2008.
127
instances décisionnelles démocratiques que ces mêmes bailleurs de fonds ont contribué à
mettre en place.
Ce conflit d’intérêts entre la nécessité pour les bailleurs de fonds de promouvoir à la
fois leur propre agenda et des pratiques démocratiques, se manifeste, premièrement, en ce que
les politiques publiques sont décidées de manière très peu participative. Le premier CSLP
(PARPA, 2001-2005), sensé être élaboré après consultation d’un large échantillon d’acteurs
de la société civile, a été largement décidé à l’insu de ces derniers. Parmi les quelques 400
ONG consultées (la moitié établies dans la capitale), la plupart n’étaient peu ou pas informées
sur les modalités du CSLP. Le Parlement et les partis d’opposition ont également été
marginalisés de ce processus.238 De manière similaire, le PARPA II (2006-2010) fût en grande
partie rédigé par des consultants externes, et fût soumis aux bailleurs de fonds, mais pas au
Parlement.239 D’autre part, les intérêts divergents entre les plusieurs groupes à l’intérieur du
Frelimo - notamment suivant la ligne de fracture que Joseph Hanlon identifie, entre une ligne
plus progressive et un groupe partisan de la « capture de l’Etat » (Cf. Chapitre 3, A) -
obligent parfois le parti à suivre des lignes dictées par les donateurs, afin de ne pas risquer de
se désagréger en prenant position sur des sujets sensibles qui pourraient diviser le parti.240
Deuxièmement, l’absence de coordination, à la fois entre les bailleurs de fonds, mais
aussi entre les instances gouvernementales, réduisent le contrôle national sur les politiques
menées. Ainsi, la fragmentation de l’aide en projets ponctuels, parfois très sectorisés et
localisés, encourage la création de processus de planification et budgétisation autonomes dans
diverses agences du gouvernement, qui échappent parfois au contrôle des instances centrales,
et portent préjudice à la cohérence de l’ensemble des politiques menées. En outre, ces
interventions fragmentées des bailleurs de fonds favorisent aussi la création de niches et
d’intérêts rentiers au sein des agences gouvernementales.241
La transition récente au Mozambique d’une aide au développement principalement
canalisée à travers des projets de développement ponctuels (aide projet) à une aide qui passe
majoritairement par le budget central du gouvernement (aide programme) est sensée apporter
une plus grande appropriation et une meilleure coordination des politiques menées par le
gouvernement national. Cependant, dans les Etats comportant des administrations étatiques
faiblement dotées, les donateurs finissent souvent, au contraire, par avoir une influence plus
directe sur la formulation et l’application des politiques publiques, notamment en raison de
238 BOOTH, 2003. 239 HANLON, RENZIO, 2007. 240HANLON, RENZIO, 2007. 241 Ibid.
128
leur accès prioritaire à un plus grand volume de documentation et d’information découlant de
l’aide programme242. D’autre part, le passage à l’aide programme au Mozambique s’est aussi
traduit par la création de 24 groupes de travail sectoriels et thématiques entre le G18, qui
réunit la plupart des pays et agences donatrices243 et le gouvernement mozambicain. Ajoutant
à cela la continuation de nombreux projets antérieurs, et les programmes de donateurs
extérieurs au G18 (USAID (United States Agency for International Development), JICA
(Japan International Cooperation Agency), agences de l’ONU), il en résulte une
augmentation considérable du temps que les fonctionnaires de l’Etat doivent consacrer aux
seules relations avec les bailleurs de fonds, réduisant les capacités de l’administration à gérer
les affaires internes.244
Le renforcement de la position de parti dominant du Frelimo grâce aux bailleurs
de fonds
Toutefois, le gouvernement mozambicain a aussi acquis une meilleure position de
négociation vis-à-vis des bailleurs de fonds depuis les années de la transition au nouveau
régime démocratique, grâce, non seulement, à l’application du gouvernement de leurs
prescriptions, (lui valant le statut de bon élève de la communauté internationale), mais aussi à
l’adéquation d’un régime démocratique de parti dominant à leurs priorités diverses, voire
contradictoires.
Le statut de success story du Mozambique a créé chez les bailleurs de fonds ce qui a
pu être qualifié par certains observateurs de « dépendance inversée »245: la pérennité du
succès mozambicain à tout prix est une condition de la crédibilité des bailleurs de fonds.
Ainsi, lors de la Conférence Internationale sur le Financement du Développement (tenue à
Monterrey, Mexique, du 18 au 22 mars 2003), lorsque la Banque Mondiale a argumenté en
faveur d’une augmentation de l’aide, elle cita six pays dans lesquels les « réformes
institutionnelles ont initié un développement rapide », dont les seuls deux en Afrique étaient
242 Ibid. 243 « Allemagne, Banque Africaine de Développement, Banque Mondiale, Belgique, Canada, Comission Européenne, Danemark, Espagne, Finlande, France, Pays-Bas, Irlande, Italie, Norvège, Portugal, Suède, Suisse et Royaume-Uni. L’Autriche a rejoint les partenaires pendant la révision conjointe. Ces partenaires (PAP) donnent leur appui au budget et signent ue déclaration conjointe (Memorando de Entendimento) avec le Gouvernement. On compte parmi les observateurs: Etats-Unis, FMI, Japon et PNUD. ». REPUBLICA DE MOCAMBIQUE, PARCEIROS DE APOIO, 2004. 244 2 mois par an en moyenne sont consacrés aux relations avec les bailleurs de fonds, selon des entretiens réalisés par Elísio Macamo avec des fonctionnaires de l’Etat mozambicain. MACAMO, 2007 :14 245 VIEIRA, 2005.
129
l’Ouganda et le Mozambique.246 En somme, les rares pays dans lesquels les mesures
préconisées par les Institutions de Bretton Woods (IBW) ont pu démontrer un certain succès,
sont aussi ceux dont ces dernières n’ont aucun intérêt à souligner les éventuelles lacunes. En
ce sens, la réussite des objectifs de développement est donc aussi plus qu’ailleurs
indispensable, afin de prouver que les politiques promues par les bailleurs de fonds
aboutissent bien aux résultats escomptés.
Pour ces raisons de « dépendance inversée », les bailleurs de fonds ont tendance à
présenter les pays les plus emblématiques du succès de leurs programmes sous une lumière
particulièrement favorable. Cela crée un certain malaise parmi les donateurs, dans la mesure
où leur apologie du succès mozambicain est contrebalancée par la corruption de toute une
section de l’élite liée au Frelimo, et dont l’enrichissement illicite résulta précisément de
l’application de programmes - notamment de privatisations - promus par les IBW durant
l’apogée de l’ajustement structurel. Cette promotion du développement, rendue indissociable
d’un certain encouragement à la corruption, qualifiée d’ « équilibre pathologique » par
Hanlon247, engendre en effet un cercle vicieux dans lequel le Mozambique reçoit chaque fois
plus d’aide, ce qui responsabilise du coup chaque fois moins les politiciens de leurs actions
illicites.
Le passage récent à l’aide programme dans certains pays a pu être catégorisé par
Graham Harrisson comme des régimes de « post-conditionnalité »248, dans lesquels les
responsabilités et les intérêts des donateurs et du gouvernement se trouvent bien plus
entremêlés qu’auparavant. Dans ce contexte, il est bien plus coûteux pour les premiers de se
retirer du processus, ce qui donne aux deuxièmes une plus grande marge de manœuvre. De
plus, l’une des clauses du Memorando de Entendimento, accord signé entre les PAP
(Partenaires de l’Aide Programme) et le gouvernement en 2004, dans la lignée de la
Déclaration de Paris sur l’Efficacité de l’Aide249, a créé un mécanisme d’évaluation annuel de
la performance des donateurs impliqués dans l’aide programme, avec 18 indicateurs, évaluant
notamment l’utilisation de procédures gouvernementales contrôlées pour la réalisation de
paiements, ainsi que l’harmonisation des systèmes de déboursement de fonds entre les
246 HANLON, 2002. 247 HANLON, RENZIO, 2007. 248 Ibid. 249 Signée le 2 mars 2005 entre Ministres des pays développés et en développement, elle stipule une amélioration de l’utilisation de l’aide au développement notamment par le biais de certains Engagements de Partenariat, nommément l’Appropriation par les gouvernements de l’aide, l’Alignement de l’aide sur les politiques nationales, l’Harmonisation entre les actions des donateurs, une Gestion en fonction des résultats, et une Responsabilisation Mutuelle entre donateurs et gouvernements. PARIS DECLARATION ON AID EFFECTIVENESS, 2005.
130
donateurs. Cette forme de responsabilisation mutuelle est apparue comme une sorte de
contrepartie des conditionnalités de l’aide, notamment à la demande de cadres du Ministère
des Finances, afin de renforcer la prévisibilité des sources de financement.
Ainsi, par différents mécanismes, le gouvernement mozambicain a su garantir une
présence quasiment assurée d’une aide au développement constante dans le pays à moyen
terme tout en gagnant un plus grand contrôle sur l’application des fonds. Cette relation
privilégiée entre les bailleurs de fonds et le gouvernement, construite au fil des années,
favorise naturellement le parti au pouvoir. On peut alors se peut demander également à quel
point elle favorise ou non l’approfondissement du régime démocratique dans le pays.
La promotion de la « gouvernance démocratique » et du « développement » par
les bailleurs de fonds : des priorités compatibles ?
Historiquement, les considérations de realpolitik ont généralement guidé l’action des
principales puissances occidentales en Afrique, notamment dans le contexte international de
Guerre Froide qui prévalait au moment de la décolonisation. En effet,
Quelque soit leur degré d’attachement au gouvernement démocratique en Afrique, tous les gouvernements occidentaux ont d’autres priorités sur le continent. Avant tout ils recherchent la stabilité, et lorsqu’ils doivent choisir, ils sont plus susceptibles d’opter pour la stabilité que pour le gouvernement démocratique. Dans les pays où ils ont des intérêts commerciaux, les gouvernements occidentaux sont aussi moins susceptibles de s’en tenir à ces principes […]. Même lorsqu’ils insistent sur la compétition électorale, ils seront satisfaits d’un standard extrêmement faible de performance démocratique.250 D’autre part, le développement économique et social est également perçu comme plus
urgent (et également plus profitable pour des investissements d’entreprises provenant de pays
donateurs) que la démocratie. Si les régimes démocratiques sont perçus comme
potentiellement favorables au développement par les bailleurs de fonds, l’existence d’un
régime démocratique n’est pas nécessairement considérée comme condition sine qua non du
développement. Les bailleurs de fonds préfèrent ainsi utiliser les concepts malléables de
gouvernance, bonne gouvernance, ou gouvernance démocratique, de manière à mieux adapter
leurs systèmes de conditionnalités à leurs objectifs.
Le concept de gouvernance, déjà discuté en Introduction de ce travail, a vu son
importance s’accroître dès la deuxième moitié des années 1990 parmi les bailleurs de fonds,
dont les IFI. Mais les discours restent ambigus en ce que la gouvernance est tantôt valorisée
250 BRATTON, VAN DE WALLE, 1997.
131
comme facteur de croissance et de stabilité économiques, tantôt assimilée à
l’approfondissement de la démocratie, ces buts étant eux-mêmes sensés favoriser le
développement. La difficulté de trouver une définition consensuelle du terme gouvernance
provient alors du fait que diverses agences et acteurs internationaux s’en approprient et en
font usage pour définir leurs priorités. En outre, ces priorités ont évolué dans les deux
dernières décennies, tandis que l’emploi du terme s’est diffusé.251
On peut distinguer, suivant Leftwich, deux principales acceptions: la première, plus
limitée et associée à la Banque Mondiale, interprète la gouvernance en termes principalement
administratifs et gestionnaires252 (responsabilisation des gouvernements pour leurs actions,
légalité du fonctionnement du secteur public dans un Etat de droit, diffusion de l’information
sur les politiques menées, transparence des procédures décisionnelles). La deuxième
définition, associée aux gouvernements occidentaux, insiste d’avantage sur l’existence de
mécanismes qui sont propres à un régime de démocratie libérale (système légal garantissant
les droits et libertés des citoyens, existence d’une société civile active et d’une presse
pluraliste, système compétitif de sélection de dirigeants). 253
La coexistence de la première interprétation technocratique, avec la deuxième
interprétation plus politique (aussi appelée gouvernance démocratique) est révélatrice à la fois
des différentes priorités des agences de coopération multilatérales ou bilatérales, d’une
superposition partielle entre leurs mandats et leurs activités, et de la tension entre leur
compétition et leur nécessité de coordination entre elles. La bonne gouvernance dénote ainsi,
selon l’approche envisagée, surtout la création d’un environnement stable et prévisible
propice aux affaires (gouvernance technocratique, plutôt utilisé par les IFI), ou bien, plus
généralement un ensemble d’institutions et de politiques qui renforcent le régime de
démocratie libérale, au-delà des seules implications économiques (gouvernance
démocratique, utilisé surtout par des agences de développement de l’ONU ou des agences de
coopération bilatérales).
Les chartes des Institutions de Bretton Woods (BM, FMI, Banques Régionales de
Développement) prohibent théoriquement la prise en considération de la nature d’un système
politique dans leur décision d’allouer ou non des fonds à un pays donné. Elles ont
effectivement été rédigées dans le contexte de l’après Seconde Guerre Mondiale, et visaient
251 En répertoriant ces divers usages du même mot par des organisations internationales, Weiss concluait qu’il existait au moins 8 interprétations assez différentes. HOUT, W., « Political Parties and Governance », in SALIH, 2003. 252 Selon l’une des premières définitions du terme proposée par la Banque Mondiale en 1989, la gouvernance consiste en « l’exercice par le pouvoir politique de la gestion des affaires d’une nation ». PITCHER, 2002. 253 SALIH, 2003.
132
initialement s’appliquer aussi aux pays du bloc soviétique.254 Cependant, le score CPIA
(Country Policy and Institutional Asssessment) de bonne gouvernance d’un pays donné utilisé
par la Banque Mondiale pour les pays à faible revenu, a une influence déterminante dans la
décision du montant de fonds alloués par la BM à tel ou tel pays. Il est composé de 16
indicateurs partagés en quatre catégories : gestion économique, politiques structurelles,
politiques pour l’inclusion sociale, et gestion du secteur public et des institutions.255
Toutefois, si les indicateurs CPIA ont en moyenne constamment augmenté en Afrique,
de 1999 à 2006, - le score moyen des pays africains évalués étant passé de 2,8 en 1995 à 3,2
en 2006 (sur une échelle de 1 à 6) - les meilleures performances des pays africains en 2006 se
situent dans les secteurs de la gestion macroéconomique et de la politique commerciale. Cela
semble tout à fait cohérent avec les stratégies promues par les IFI, et il n’est donc pas
étonnant que les meilleures performances se situent dans les secteurs dans lesquels elles ont le
plus investi, et qui sont notamment favorables aux bonnes conditions d’investissement pour
des entreprises étrangères. Par exemple, selon Manuel Araújo, les capacités des cadres du
ministère des finances mozambicain sont largement supérieures de celles des autres
ministères, reflet de la priorité accordée dans la formation de ces derniers par les IFI.256.
D’autre part, si les conditionnalités de l’aide au développement de nombreuses
agences de coopération bilatérale mettent une emphase rhétorique importante sur la nécessité
de la gouvernance démocratique, la distribution de l’allocation des volumes d’aide officielle
au développement (AOD) ne reflète pas la sélectivité de l’aide qu’impliquerait un tel discours
dans la pratique. En effet, selon Joseph Siegle, même sans tenir compte de l’aide envoyée en
cas de catastrophe humanitaire, et même en examinant une tranche de pays à revenu
intermédiaire moins dépendants de l’aide, les volumes d’AOD alloués, exprimés en
proportion du PIB du pays récepteur, ne tiennent pas compte de la nature démocratique du
régime.257 En d’autres termes, à niveau de développement égal, le type de régime d’un pays
254 SIEGLE, 2006a. 255 WORLD BANK, 2008. Le Mozambique a obtenu en 2006 un score de 3,5, équivalent au niveau international minimum considéré comme une « bonne performance ». Les scores attribués aux pays récipiendaires sur une base annuelle depuis 1997 étaient secrets et sont devenus publics seulement depuis 2005. Le système de notation CPIA a été notamment critiqué par un rapport de l’OCDE sur les « us et abus des indicateurs de gouvernance » qui souligne certaines limites dans la construction de l’indicateur composite, dont notamment l’usage de 37 différentes sources, et le manque de transparence du processus d’attribution des scores. Il est aussi critiqué pour son biais en faveur des politiques macroéconomiques et de l’objectif principal de croissance économique. A ce sujet voir : BRETTON WOODS PROJECT, « Analysis casts doubt on Bank scorecard : CPIA numbers made public for the first time », 11/09/06, (http://www.brettonwoodsproject.org/art-542375, dernier accès : 14/06/08). 256 Entretien avec Manuel de Araújo. 257 SIEGLE, 2006a.
133
bénéficiaire de l’aide n’a pas une influence déterminante sur l’aide qu’il recevra, malgré
l’existence théorique de conditionnalités démocratiques.
Pourtant, les agences de coopération bilatérales au développement comportent toutes
des programmes visant à renforcer la société civile et les institutions démocratiques
(administrations, parlements, tribunaux) dans les pays aidés. De fait, les fonds de ce type
d’aide ont été multipliés par 20 depuis 1990. L’Union Européenne est le principal donateur en
ce sens, avec plus d’1 milliard de dollars par an, suivie par les Etats-Unis, avec 850 millions
de dollars. On peut également citer des agences multilatérales telles que le PNUD
(Programme des Nations Unies pour le Développement) qui fournit un appui technique aux
institutions démocratiques à environ 70 pays.258 Les gains démocratiques sensés découler de
ces programmes sont certes difficilement mesurables, sachant que le renforcement d’un
régime démocratique est un processus qualitatif, non-linéaire et multiforme. Les budgets
d’AOD des pays de l’OCDE ne distinguent d’ailleurs pas l’aide allouée en fonction de sa
contribution ou non à la promotion de la démocratie. L’aide spécifiquement vouée à
l’amélioration des institutions démocratiques représente en tout cas une portion minoritaire de
l’AOD des pays et institutions donateurs, évaluée par Siegle à moins de 10% de l’aide totale
dans les pays en développement.
Certains instituts fournissent un appui spécifique aux partis politiques (organisation
interne, gestion et fonctionnement, promotion d’interaction entre partis etc.). Pour le cas
mozambicain, on peut notamment citer les fondations allemandes liées à leurs principaux
partis politiques et fournissant une aide aux membres de leurs internationales respectives259,
ainsi que l’Institute for Multi-Party Democracy (IMD) néerlandais ou le Westminster
Foundation for Democracy britannique. Pourtant, l’aide spécifique aux partis politiques est
biaisée en faveur du parti Frelimo en termes de nombre de programmes de formation, et en
raison des formations fournies en parallèle aux corps de l’administration, ces derniers étant
dominés par le Frelimo.
La communauté internationale est malgré cela perçue comme un potentiel contre-
pouvoir à la dominance du Frelimo, et a pu être fréquemment sollicitée par l’opposition et la
société civile pour ses puissants moyens financiers d’influence. En effet, durant et après le
processus de paix dans les années 1990, la Renamo a menacé de manière récurrente de se
désengager des accords de paix, ou des institutions du nouveau système démocratique.
258 SIEGLE, 2006c. 259 Friedrich Ebert Stiftung, social-démocrate pour le Frelimo, membre de plein droit de l’Internationale Socialiste (IS) et la Konrad Adenauer Stiftung, chrétienne-démocrate pour la Renamo, membre associée de l’Union Démocrate Internationale (UDI). Entretien avec João Pereira.
134
L’investissement des donateurs, et notamment la crainte d’un scénario à l’angolaise260, ont
permis à la Renamo de recevoir des financements considérables à l’occasion de la préparation
des premières élections générales de 1994.261. Comme le souligne Carrie Manning, après le
processus de paix, « la communauté internationale continua d’agir comme une autorité
supérieure, à laquelle chaque côté pouvait faire appel ».262
En ce sens les bailleurs de fonds et autres acteurs internationaux sur place jouent une
sorte de rôle régulateur de l’activité politique nationale, parfois de sorte à tenter nuancer la
dominance du Frelimo, sans pour autant remettre en cause le statu quo. En outre, la relation
de longue date établie avec le gouvernement, et le professionnalisme des cadres supérieurs du
Frelimo, contrastés avec le populisme et l’imprévisibilité du chef de la Renamo ont distancié
certains bailleurs de fonds du parti d’opposition. De nombreux diplomates avouent également
être à la recherche d’un autre parti d’opposition plus viable, ou du moins, d’un autre leader à
la tête de la Renamo. Les bailleurs de fonds qui travaillent directement avec le gouvernement
ont également tendance à ne pas vouloir provoquer le leadership du Frelimo, qu’ils
considèrent comme le partenaire le plus sûr pour mener à bien leurs projets de
développement, d’où leur complicité dans la légitimation du système de parti dominant.
Le système de parti dominant fournit, dans ce contexte, un cadre idéal aux donateurs.
En effet, la permanence du parti au pouvoir sur le moyen terme implique une grande
prévisibilité, des relations de travail construites au fil des années avec une réelle adaptation
des dirigeants et cadres mozambicains, qui savent « parler la langue des bailleurs de fonds »,
et – en général - une absence de réelles entraves émanant de l’opposition ou de la population,
qui pourraient remettre en cause les projets des agences multilatérales et bilatérales.
Toutefois, à la différence d’un système purement unipartisan ou autoritaire, le système de
parti dominant est également démocratique, ce qui implique une ouverture à des espaces
d’expression indépendants, et permet également aux programmes d’aide spécifiquement
orientés vers la promotion de la démocratie d’être eux aussi appliqués.
Cependant, ces programmes ne sont promus que dans la mesure où le renforcement
des capacités d’organisation de la société civile est perçu comme ne nuisant ni à la position
politique du Frelimo, ni aux projets de développement des bailleurs de fonds. En effet, dans
les cas de figure où la société civile organisée réussit à trouver un écho favorable chez le
260 La communauté internationale avait engagé moins de moyens lors de cette transition, et notamment avait négligé le soutien financier et logistique au principal parti politique d’opposition (UNITA), qui n’avait pas reconnu le résultat des élections de 1992, ce qui s’était traduit par un retour au conflit armé. 261 Le député Renamo Manuel de Araújo affirme avoir maintes fois fait pression sur les bailleurs de fonds pour faire entendre la voix de l’opposition au Parlement. Entretien avec Manuel de Araújo. 262 MANNING, 2002a.
135
gouvernement sur certaines questions, mais rencontre une désapprobation des bailleurs de
fonds, ces derniers peuvent alors créer des freins à la consolidation démocratique.
Concertation entre société civile et gouvernement : quelle gouvernabilité face à la
communauté internationale ?
La promotion de la gouvernance, qu’elle soit administrative et gestionnaire, ou plutôt
focalisée sur la promotion d’institutions intrinsèques à une démocratie libérale à l’occidentale,
n’est pas forcément compatible avec un approfondissement et un enracinement de la
démocratie avec des caractéristiques locales, notamment lorsque la communauté de bailleurs
de fonds fait front contre des décisions qui ont fait l’objet de consultations nationales entre le
gouvernement et de larges secteurs de la population.
On peut citer, à ce titre, deux exemples qui montrent les contradictions du concept de
bonne gouvernance, tel qu’il est promu par les bailleurs de fonds263. Le premier révèle
comment, au nom de la transparence (gouvernance « technocratique »), les bailleurs de fonds
freinent des politiques a priori favorables au développement, et comment cela reflète le poids
décisionnaire et un certain droit de véto du principal « actionnaire » du gouvernement
mozambicain, quand bien même il y a un certain consensus national sur certaines politiques
publiques. Le deuxième montre que les principes de démocratie libérale (gouvernance
« démocratique »), telles que l’entendent les bailleurs de fonds, peuvent être incompatibles
avec un renforcement d’institutions démocratiques dans un pays à faible revenu
majoritairement rural, lorsqu’ils sont plaqués sans prendre en compte certaines spécificités
historiques, démographiques, économiques et sociales du pays récipiendaire.
Exemple 1. L’une des propositions faites par le gouvernement du Frelimo, allant dans
le sens d’une plus grande appropriation du financement du développement, consiste en la
création d’une banque de développement nationale. Cette proposition ayant été formulée dans
l’Agenda 2025 (Cf. Chapitre 4, A), et donc dotée d’une réelle légitimité populaire, pourrait
effectivement apporter, par une facilitation de l’accès au crédit, un appui à grande échelle à la
majorité de paysans qui n’ont pas les conditions d’auto-financer leurs investissements. Selon
le document produit par l’Agenda 2025, en mobilisant l’épargne rurale, ainsi que des fonds du
gouvernement libérés par l’effacement de la dette, la banque pourrait aussi notamment
263 Ces deux exemples sont tirés de l’analyse de Joseph Hanlon et Paolo de Renzio. DE RENZIO, HANLON, 2007.
136
financer des garanties de crédit, et des entreprises de capitaux à risques, afin d’encourager le
petit entreprenariat rural.264
Cependant, les donateurs se sont clairement opposés à cette proposition, et jusqu’à
présent n’ont pas libéré de fonds à cet effet. L’un des arguments parfois avancés par certains
donateurs est que les enquêtes relatives aux fraudes bancaires du tournant des années 2000,
devraient d’abord être menées à bien, afin de prouver que le projet proposé ne dégénèrerait
pas de la même manière. Pourtant, l’absence de condamnation de ces fraudes par la
communauté internationale, au moment où la société civile faisait pression en ce sens,
rappelle aussi la complicité des bailleurs de fonds dans cette affaire. Cela a d’ailleurs eu pour
conséquent un affaiblissement non seulement de la légitimité de la participation politique de
la société civile, mais aussi du système judiciaire. L’invocation a posteriori des principes de
bonne gouvernance en faveur de plus de transparence, apparaît ici d’avantage comme un outil
de négociation permettant de bloquer une initiative qui ne correspond tout simplement pas aux
priorités des donateurs, et à ceux de leurs contacts dans le secteur privé de leurs pays
respectifs. Elle rappelle en effet que les canaux de participation de la société civile ne sont
promus que lorsqu’ils n’interfèrent pas avec les priorités des projets des bailleurs de fonds. La
gouvernance présente ainsi, pour les donateurs, l’avantage d’être un concept malléable, qui
peut tantôt servir une cause, tantôt son contraire.
Exemple 2. Le 11 septembre 2007, le gouvernement a approuvé sa stratégie pour le
développement rural, mettant un terme à une discussion interne au Frelimo, prolongée depuis
2002. Cette stratégie devra notamment compter en premier lieu avec les autorités locales265.
Or, le débat sur la stratégie de développement rural porte également sur la question du droit de
la terre. Celle-ci appartient à l’Etat depuis l’indépendance, et ne peut être vendue ou
hypothéquée. Les paysans qui cultivent une terre donnée ont le droit de rester en permanence
sur celle-ci, et leurs droits ont été notamment renforcés par la loi de 1997, débattue avec des
secteurs de la société civile et du Parlement (Cf. Chapitre 2, C). L’Etat peut cependant vendre
des concessions de terres non utilisées qui peuvent être renouvelées. Toutefois, selon la Loi de
la Terre (19/97), les terrains sous concession qui sont considérés comme improductifs, passée
264 HANLON, RENZIO, 2007. 265 GROSSETTI, 2007. La promotion d’une « révolution verte » est souvent invoquée par le gouvernement pour mettre l’accent sur son engagement en faveur du développement rural. Cette priorisation est importante, notamment en ce que le phénomène d’exode rural, qui s’est accentué avec la fin de la guerre, reste encore à un niveau comparativement bas, si on le compare aux urbanisations défreinées, liées aux industrialisations accélérées, vécues dans d’autres pays en développement.
137
une période de 5 ans pour les investisseurs nationaux, et 2 ans pour les étrangers, doivent être
rétrocédés à l’Etat266.
Cette provision prend son sens, en raison de l’achat répandu de concessions avec des
buts purement spéculatifs. Ainsi dans la seule province de Maputo, un tiers des concessions
est officiellement considéré comme abandonné. D’où une montée récente de la pression de
mouvements sociaux demandant la rétrocession des terrains improductifs267. Or, des pressions
récurrentes sont aussi exercées par certains bailleurs de fonds, notamment les IFI et les Etats-
Unis, en faveur de la privatisation de la terre. Ces promesses encouragent indirectement la
spéculation, notamment par certains membres du Frelimo, qui espèrent pouvoir revendre leurs
concessions à prix bonifié lors d’une éventuelle privatisation268.
Cependant, la majorité du Frelimo et de l’opinion publique se sont jusqu’à présent
fermement opposés à la privatisation de la terre. L’ONG Observatório da Pobreza
(Observatoire de la Pauvreté) s’est notamment opposée à toute mention d’une éventuelle
privatisation de la terre lors de la préparation du PARPA II. A l’occasion d’une réunion de la
Confederação das Associações Económicas de Moçambique269, en mai 2006, le président
Guebuza réitéra la position du gouvernement dans son opposition à toute privatisation de la
terre. Or, comme le soulignent Hanlon et De Renzio, il était important que cette affirmation
provienne du président, dont la famille contrôle une portion significative de terre, et serait
donc favorisée par sa privatisation. Il semble en effet y avoir un large consensus national en
faveur de la législation actuelle, notamment au regard de la crise zimbabwéenne du début des
années 2000. Celle-ci résulta en partie du fait que de nombreux paysans se retrouvèrent sans
terres après avoir été obligés de les vendre pour rembourser des dettes contractées.270 Les
dirigeants mozambicains veulent clairement éviter ce type de scénario ou tout simplement un
exode rural massif qui résulterait d’un processus de concentration de la propriété foncière, et
restent donc fermement opposés à toute privatisation de la terre.
Dans ce deuxième exemple, le gouvernement et la société civile tombent largement
d’accord - comme dans le premier cas - avec la différence que dans le deuxième cas, la
décision finale ne dépend pas de fonds externes, qui donneraient aux bailleurs de fonds un
moyen de pression efficace. La terre est d’ailleurs pratiquement le seul avoir de l’Etat à ne pas
avoir été privatisé, donnant lieu à un système mixte de propriété au Mozambique.
266 Ibid. 267 Ibid. 268 DE RENZIO, HANLON, 2007. 269 Confédération des Associations Economiques du Mozambique, plus connue sous son sigle en anglais CTA. Cette organisation est financée par l’Ambassade des Etats-Unis, via l’USAID. 270 DE RENZIO, HANLON, 2007.
138
Les actions des bailleurs de fonds se caractérisent ainsi par certaines incohérences
dans la promotion de leurs objectifs : alors qu’ils exercent des pressions en faveur d’une
gouvernance qui adopte des standards de « démocraties avancées », ils manifestent également
par ailleurs une certaine complaisance envers les dérives de corruption, et surtout une
marginalisation voire un étouffement des modalités participatives ou représentatives du
système démocratique mozambicain. Ces « déficits démocratiques » sont non seulement
perçus par les bailleurs de fonds comme un moindre mal, mais s’y attarder pourrait aussi
porter préjudice aux objectifs qu’ils considèrent comme prioritaires, et leur position de
principal financeur du budget national mozambicain leur permet d’opposer leur veto à
certaines options de politique publique, quand bien même elles ont été légitimées par des
consultations nationales.
Le parti dominant est ici essentiel pour préserver une certaine stabilité, en ce qu’il
permet de gérer, ou du moins de ménager, les intérêts d’une majorité pauvre, à travers des
canaux de participation relativement ouverts et parfois suivis d’effet, et ceux d’une minorité
riche, à travers la protection de son accès préférentiel à certaines ressources, dont elle dépend
pour prospérer. Cependant, une majorité de la population rurale est aujourd’hui plus pauvre
qu’elle ne l’était il y a quelques années, malgré l’accroissement d’opportunités économiques
et de la mobilité sociale. On peut alors se demander jusqu’à quel point ce modèle de « contrat
social électoral » est soutenable politiquement pour le Frelimo, tant que la stratégie de
développement économique et social dans les campagnes n’est pas clairement perçue par les
populations concernées comme étant orientée en leur faveur.
C – LES DIFFERENTES SOURCES DE LEGITIMITE DU POUVOIR POLITIQUE : TENTATIVES DE CONSTRUCTION D’UN REGIME DEMOCRATIQUE ENRACINE
La légitimité politique du Frelimo ne dépend pas seulement des conditions matérielles
de vie des populations. C’est aussi la crédibilité d’un système de pouvoir qui est en cause.
Malgré les initiatives de décentralisation du pouvoir politique et administratif, une majorité de
la population vit sous une double juridiction de fait, qui combine le pouvoir officiel des
instances nationales, et celui des autorités traditionnelles, lesquelles jouent un rôle important,
voire prépondérant, dans la gestion des affaires quotidiennes.
139
Selon Pranab Bardhan, les communautés rurales de nombreux pays pauvres en phase
de développement économique et social vivent une période de transition particulièrement
délicate, caractérisée par un déclin des institutions traditionnelles de coopération solidaires
dirigées par des chefferies, parallèle à la naissance laborieuse d’associations auto-gouvernées
et basées sur des droits définis et des normes légales-rationnelles, telles que l’audit des
comptes, ou des provisions limitant les abus de pouvoir271.
Alors que les nouvelles modalités de participation politique et les mouvements sociaux
organisés érodent la légitimité des autorités traditionnelles, et la modernisation politique et
économique augmente les choix des citoyens et les rend moins dépendants de ces autorités,
les liens de solidarité se défont, les sanctions sociales contre ceux qui enfreignent les règles
anciennement établies deviennent moins efficaces, et les institutions coopératives anciennes
parfois s’effondrent. Cela augmente la pression sur la bureaucratie d’Etat, notamment dans la
gestion des ressources locales, ou dans l’entretien de biens publics locaux qui étaient
auparavant gérés par ces organisations autonomes.272
Dans ce contexte, il s’agit d’examiner les implications du nouveau système
démocratique au regard de systèmes d’autorité traditionnels préexistants, qui restent
largement ancrés dans les représentations sociales aujourd’hui. En effet, on peut
premièrement distinguer les éléments qui font du nouveau régime une greffe essentiellement
importée de l’extérieur, pour deuxièmement aborder le débat se référant aux compatibilités du
multipartisme dans un contexte africain et plus particulièrement mozambicain, et enfin, dans
un troisième temps, montrer comment les gouvernements actuels en Afrique, et notamment au
Mozambique, essayent de concilier la coexistence de divers systèmes d’autorité et de pouvoir
en un environnement institutionnel qui soit suffisamment stable et légitime.
La démocratie multipartisane: un régime institutionnel importé
La transition vers la démocratie multipartisane au Mozambique a essentiellement été
orchestrée par le Frelimo dans un contexte de guerre, de ressources économiques limitées, et
de pressions internationales fortes. Tandis que le « socialisme scientifique » apparaissait déjà
comme un concept importé, malgré la volonté de Samora Machel de l’adapter aux
particularités mozambicaines, la démocratie libérale vient remplacer une idéologie importée
par une autre.
271 BARDHAN, 1999. 272 Ibid.
140
Ainsi, « de la même manière que les membres du Frelimo qui pouvaient être
considérés comme des marxistes virulents se réduisaient à une poignée d’intellectuels
organiques de l’élite, il est peu probable que beaucoup d’entre eux se soient soudainement
convertis au libéralisme politique en lisant les classiques de Tocqueville, Locke ou Mill. »273
L’analyse de la Constitution de 1990 par Margaret Hall et Tom Young révèle néanmoins
comment, au bout du compte, la transition démocratique permet à l’élite assimilada du
Frelimo de conserver son statut social privilégié, et se situe dans le prolongement de
l’occidentalisation des valeurs de ses membres en accord avec l’ère du temps internationale.
Ainsi, alors que la Constitution se réfère souvent à « l’affirmation de la personnalité
mozambicaine, de ses traditions et ses autres valeurs sociales et culturelles », le document ne
cite aucun élément qui pourrait être reconnu comme provenant d’une tradition locale du pays.
Comme le reste des Constitutions des nouvelles démocraties africaines, la Constitution
mozambicaine est essentiellement dérivée de la théorie libérale et de la pratique
constitutionnelle occidentales.274 De manière similaire, alors que l’Article 53 mentionne que
l’Etat se porte garant de « la libre expression des traditions et des valeurs de la société
mozambicaine », cela peut se faire uniquement dans la mesure où elles n’interfèrent pas avec
les multiples restrictions sur certaines traditions que constituent de nombreux autres articles.
Hall et Young soulignent en fait la similarité entre les deux constitutions de 1975 et
1990 : toutes deux s’inspirent de concepts abstraits dérivés d’une expérience politique
externe, sont censées s’imposer au peuple par le pouvoir de l’Etat, et sont très distantes des
réalités mozambicaines sur le terrain. La différence principale provient du remplacement de
« l’homme nouveau de Machel » par « l’homme lockéen de Chissano »275.
La critique de la démocratie multipartisane comme produit extérieur greffé sur des
systèmes de pouvoir, sans liens historiquement ancrés avec ce type de régime, a été formulée
à plusieurs occasions par des dirigeants africains, qui trouvaient aussi dans cette critique une
justification de leur régime de parti unique. Ainsi le premier dirigeant ivoirien Félix
Houphouët-Boigny affirmait :
nous ne voulons pas que la démocratie soit une source de clivages de luttes puériles au cours desquelles la meilleure part de nos énergies serait gaspillée. Nous voulons poursuivre en paix et dans l’union le travail de construction nationale.276
273 HALL, YOUNG, 1991. 274 HALL, YOUNG, 1991. 275 Ibid. 276 MAGODE, 2005.
141
Julius Nyerere, qui justifiait ses politiques avec des références idéologiques externes
autres que celles de son homologue ivoirien, rejoint cette affirmation lorsqu’il considère le
multipartisme comme un « passe-temps luxueux », et qu’en Afrique « nous sommes pressés
par le temps et nous avons du travail plus sérieux à faire ». 277
L’étude menée par Schaffer de la discussion du concept Wolof de « demokaraasi », tel
qu’il est utilisé dans les zones rurales au Sénégal, est à ce titre parlante,278 notamment au
regard de l’instauration du suffrage universel masculin dans certaines communes du littoral
depuis 1848. Selon les répondants de l’étude menée, le terme a plusieurs acceptions possibles,
se référant tour à tour à l’acte du vote, à l’idée de consensus (« l’accomplissement de l’accord
mutuel »), de solidarité («être unis»), de neutralité, voire d’équité. Mais il peut aussi se référer
à l’entretien de liens de patronage et à la sécurité matérielle qui en dérive. Les principes de la
demokaraasi semblent avoir permis de construire une existence viable pour les populations
vivant aux franges du Sahel, ce qui explique qu’elles ne soient pas impressionnées par « ce
qui pourrait finir par être une mode éphémère venant de la grande ville »279. Dans ce
contexte, les programmes des partis ou les différences idéologiques sont secondaires par
rapport à la nécessité d’arriver au consensus.
Le consensus et la demokaraasi trouvèrent aussi leur illustration au niveau de l’Etat
sénégalais, durant le long règne du Parti Socialiste, notamment en ce que des voix dissonantes
exprimées par le Parti Démocratique Sénégalais d’Abdoulaye Wade purent être incorporées
au gouvernement : ainsi Wade a été à plusieurs reprises Ministre d’Etat dans des
gouvernements de coalition sous la présidence d’Abdou Diouf tout en contestant des élections
contre le parti au pouvoir entretemps. Alors que l’acceptation des postes par Wade a pu être
perçue par les jeunes élites urbaines et éduquées comme une trahison de ses appels pour un
changement à la tête de l’Etat, le gouvernement de coalition ainsi formé apparaît dans les
zones rurales comme tout à fait cohérent avec les principes de la demokaraasi.280
Cela rejoint le point de vue qui consisterait à voir dans le multipartisme d’avantage un
facteur de division que de pluralité dans la représentation des intérêts de la société. En effet,
les principes de décision dans nombre de sociétés traditionnelles au Mozambique, et plus
largement en Afrique subsaharienne, dérivent de la règle du consensus, dans lequel celui-ci
apparaît d’avantage comme résultant d’une unanimité négociée entre les principaux chefs que
277 Ibid. 278 CRUISE O’BRIEN, D.C, « Does Democracy require an opposition party ? Implications of some recent African experience » in GILIOMEE, SIMKINS, 1999. 279 Ibid. 280 CRUISE O’BRIEN, 1999.
142
de la loi de la majorité. Il s’assimile éventuellement à l’idée de construction de consensus par
le débat et la négociation, qui est utilisée pour désigner les mécanismes décisionnels prévalant
dans des organisations internationales où les décisions sont prises à l’unanimité (OMC, UE).
L’existence d’une minorité qui n’aurait pas ses intérêts satisfaits semble inacceptable selon
cette conception. D’ailleurs, il est notable que le concept d’opposition n’existe pas dans de
nombreuses langues mozambicaines, et que l’emploi d’un équivalent du mot « ennemi », qui
est souvent la notion qui se rapproche le plus de ce concept dans la langue en question, pose
évidemment problème.281
Cela paraît notamment prendre son sens en ce que la représentation est, dans les cas
mentionnés, plutôt assimilée à des logiques communautaires (famille, clan, groupe ethnique,
ou nation) et la défense d’intérêts qui leur sont liés, qu’à un seul débat d’idées dans lequel
chaque individu prendrait position avant tout en fonction de ses convictions personnelles en
visant l’intérêt général. La non satisfaction des intérêts d’un groupe spécifique clairement
défini dans la société, a des implications perçues comme plus sérieuses que l’avancement
d’une idée au profit de l’autre entre des groupes de représentants qui pourraient être
indifféremment considérés comme représentatifs de l’ensemble de la société. Les partis
politiques dans ce deuxième cas se construisent plus autour d’idéologies que d’allégeances,
même si les partis de masse occidentaux se sont souvent construits par alliance à certaines
classes sociales définies, et tout parti politique dans une démocratie occidentale est lié à des
lobbies qui militent pour des intérêts parfois très particuliers.
Toujours est-il que la démocratie semble plus encline à prendre pied de manière
durable lorsque les autorités gouvernantes sont capables de créer des compromis entre divers
groupes d’intérêt divergents. De fait, si les divisions sociales et le désaccord politique se
traduisent par le choix électoral partisan, un accord minimum est nécessaire quant aux bases
communes du système pour éviter que les divisions politiques ne dégénèrent dans l’instabilité
politique ou le conflit armé. Or ces bases communes reposent notamment sur l’existence d’un
projet national perçu par la population comme légitime.
On peut mentionner dans ce contexte comment la prise en compte par de nombreux
politiciens en Afrique du sentiment de représentation régional ou ethnique dans la
composition de leurs gouvernements ou de coalitions reflète une préoccupation visant à éviter
des sentiments d’exclusion potentiellement délétères pour la paix sociale. En dépit de ces
281 Entretien avec José Luis Cabaço.
143
tentatives, même les partis se considérant représentatifs au niveau national sont souvent
considérés comme dominés par certains groupements régionaux au détriment d’autres.
L’une des questions clés du débat conduisant à la Constitution de 1990 était
naturellement de savoir si le Mozambique devait ou non adopter un système multipartisan.
Les nouvelles libertés individuelles désormais garanties n’étaient en ce sens pas perçues
comme étant nécessairement liées à l’adoption d’un système intégrant plusieurs forces
politiques en compétition. Les positions publiques adoptées par le président Chissano dans
des discours prononcés en octobre 1989 et janvier 1990 avertissaient d’ailleurs que le pays
n’était pas prêt pour un développement de ce type, car des partis émergeraient selon des lignes
régionales ou ethniques, et mettraient en cause l’unité nationale. D’autre part, des
consultations populaires menées à l’époque ont révélé une opinion majoritairement
défavorable à un éventuel régime multipartisan.282
Cependant, le 31 juillet 1990, Chissano annonçait que le Bureau Politique était
unanimement favorable à l’adoption d’un système multipartisan, et défendit cette position en
considérant qu’il serait illégitime de rejeter le point de vue de ceux qui étaient en faveur du
pluralisme en leur interdisant de former des partis. En fait, il semblerait que la propre
désintégration du Frelimo était aussi en cause dans cette décision : en effet, alors que la
population rurale s’était prononcée contre l’adoption du multipartisme, la population urbaine
était majoritairement en faveur de celle-ci. Or, face au désir parmi l’élite mozambicaine
éduquée d’exprimer des opinions divergentes, et susceptibles de nourrir des lignes de fracture
au sein du parti unique, les membres du Bureau Politique auraient considéré qu’il valait mieux
tolérer l’existence de partis d’opposition afin d’éviter que le propre Frelimo ne se
désagrège283.
Les partis n’ont en revanche pas le droit de représenter des intérêts « régionaux,
ethniques, tribaux, raciaux ou religieux »284. Ainsi, chaque parti doit avoir son bureau à
Maputo, une base de membres minimum dans chaque province, et suivre certaines procédures
de démocratie interne vérifiées par le Ministère de la Justice.285 Le cadre légal instauré pour
les partis politiques est d’une certaine manière construit à l’image du Frelimo, en faveur de
l’unité nationale, et contre le factionnalisme. On peut d’ailleurs contraster les normes très
inclusives qui caractérisent le statut des partis politiques, avec un système de gouvernement
qui, au contraire, ne contient presque aucune provision pour le partage du pouvoir.
282 HALL, YOUNG, 1991. 283 MANNING, 2002. 284 HALL, YOUNG, 1991. 285 Ibid.
144
En effet, le Président nomme unilatéralement le gouvernement, sans passer par
l’Assemblée, et peut en outre dissoudre celle-ci. Par contre, si l’élection du président se fait
par scrutin majoritaire, celle de l’Assemblée de la République unicamérale se fait par scrutin
proportionnel, sensé refléter le plus équitablement possible la diversité des opinions des
électeurs. Si ce choix a pu effectivement être justifié par le président Chissano comme
résultant de la volonté de donner une plus grande expression à la pluralité des expressions
politiques mozambicaines, on peut aussi l’interpréter comme un choix délibéré des membres
du Frelimo visant à diviser l’opposition, face à un parti Renamo potentiellement très
fédérateur. Malgré ce système proportionnel de représentation, le système de partis qui a
émergé des premières élections était largement bipartisan.
Cependant la diversité et la pluralité, qui doivent, selon la loi, caractériser les partis
mozambicains, combinées avec un système de gouvernement unilatéral, dans lequel, au
contraire, le « gagnant rafle tout », concourent doublement au maintien du statu quo : en effet,
d’une part, le parti légitime son existence par sa représentation vaste des intérêts de la société,
ce qui lui permet d’avoir des bases solides et diversifiées ; et d’autre part, la réduction de tout
partage du pouvoir avec d’autres partis, considéré comme nuisible à la cohérence du
gouvernement dans l’intérêt national, empêche l’affirmation du parti d’opposition sur la scène
publique, et le résigne à concentrer tous ses efforts dans l’élection, qui devient sa seule chance
d’exercer le pouvoir.
Alors que le statut des partis a été décidé par le Frelimo, le système de gouvernement
a résulté de la négociation entre le Frelimo et la Renamo, dans le cadre de l’AGP. Carrie
Manning souligne d’ailleurs la préférence des principales parties belligérantes dans les
démocratisations post-conflit pour l’établissement d’un système de représentation majoritaire,
et pour la tenue d’élections qui déterminent clairement un gagnant et un perdant. Ce type de
dispositif permet effectivement à des anciens belligérants de ne pas devoir admettre que
l’ancien ennemi est après tout un partenaire acceptable dans un gouvernement de coalition.286
De leur côté, les bailleurs de fonds, l’ONU, et les partis minoritaires ont tendance à
préférer l’établissement de systèmes de représentations plus proportionnels, favorisant les
coalitions, voire l’établissement d’un gouvernement d’union nationale transitoire, comme ce
fût temporairement le cas en Afrique du Sud avec le Congrès National Africain (ANC) et le
Parti National (NP).287 La démocratie consociationnelle promue par Lijphart, part du principe
qu’un système politique dans une société divisée ne peut garantir la stabilité que s’il prévoit
286 MANNING, 2002. 287Ibid.
145
des garanties constitutionnelles de représentation des principaux groupes concernés, et
notamment des minorités. Les critiques de cette théorie soulignent, entre autres, le fait que les
groupes (sociaux, ethniques) représentés peuvent être poreux et hétérogènes, et d’autre part,
que le système risque de perpétuer, voire de renforcer les divisions sociales ou ethniques déjà
existantes288.
On pourrait argumenter, dans le cas mozambicain, que le Frelimo représente
principalement les populations du Sud et de l’extrême Nord, alors que la Renamo représente
d’avantage les populations du Centre et du Nord. Mais ce serait remettre en cause tout le
projet nationaliste du Frelimo qui depuis ses débuts vise à la construction de l’unité nationale,
et a même obligé les autres partis politiques à suivre cette voie. D’autre part, malgré
l’existence de fiefs régionaux assez bien délimités, les deux partis ont des bases d’appui non
négligeables dans les régions dominées par leur rival respectif, reflétés par un nombre
expressif de représentants des deux partis dans pratiquement toutes les 33 Assemblées
Municipales, et de députés nationaux des deux partis issus de quasiment toutes les provinces.
Le retournement de certaines provinces, tels que Nampula en faveur du Frelimo en 2004,
montre aussi que les allégeances de parti peuvent changer. Or, les systèmes majoritaires sont
considérés comme « centripètes », dans la mesure où les divisions sociales fortes sont sensées
être dépassées par l’intérêt objectif qu’ont les électeurs et acteurs de se rallier à l’un ou l’autre
parti, en fonction de leurs propres intérêts individuels. Cependant, dans la mesure où les
divisions peuvent persister, le partage du pouvoir s’opère alors par l’alternance289.
Celle-ci n’ayant jamais eu lieu au Mozambique, le Frelimo, partiellement sous
pression de la Renamo et d’autres acteurs, a alors lâché du leste en faveur d’un partage du
pouvoir légèrement augmenté, via la décentralisation politique. Toujours est-il que la hausse
de l’abstentionnisme électoral (bien plus élevé aux élections locales) montre que la
représentativité des partis politiques semble encore limitée pour la majorité de la population.
Quelle représentativité des partis politiques dans les nouvelles démocraties
africaines et au Mozambique ?
Selon Severino Ngoenha, la division classique de la politique en partis, sensés
représenter différentes strates de la société, et de véritables alternatives politiques, ne trouve
pas son expression dans les systèmes de partis politiques africains contemporains. Il en
288Ibid. 289 SARTORI, 1976.
146
conclut que le système de partis politiques est peut-être aujourd’hui un mal nécessaire, mais
qui ne correspond pas en tout cas au substrat culturel des peuples mozambicains. Ngoenha
donne l’exemple d’un député qui lui confia avoir tenté de faire en sorte que ses électeurs
s’intéressent, voire contrôlent, son activité de député, mais s’est résigné à constater que « les
électeurs ne connaissent pas leurs prérogatives juridiques et politiques en tant qu’électeurs ».
Il caractérise ainsi le système mozambicain actuel comme une partitocratie, puisque les
parlementaires finissent par représenter les seuls intérêts des propres partis.290
L’élection récente, dans plusieurs pays africains, de présidents, en tant que candidats
indépendants liés à aucun parti, tels que Yayi Boni en 2006 au Bénin, Ahmadou Toumani
Touré en 2000 au Mali, ou encore le choix du Premier Ministre Charles Konan Banny dans la
crise ivoirienne, apparaissent comme une manière d’investir un chef qui soit « au-dessus de la
mêlée » des intérêts partisans, tout en gouvernant théoriquement de manière impartiale, et
favorisant des coalitions.291
La « démocratie sans partis » (no-party system) instaurée par Yoweri Museveni et le
NRM (National Resistance Movement) en Ouganda de 1986 à 2005 a aboli les partis
politiques en raison de leur facteur de division avéré. L’activité politique devait ainsi se
réaliser uniquement dans le cadre d’un « gouvernement à base élargie » (broad based
politics). Si la Constitution ougandaise de 1995 a autorisé l’existence formelle des partis, ils
ne pouvaient assumer des fonctions de mobilisation de l’électorat. Ainsi les candidats aux
élections devaient se présenter « à titre individuel, sur critère méritocratique et sans appui
partisan ».292
Les régimes précédents en Ouganda avaient reproduit un mode de gestion ethnique du
pouvoir de l’administration coloniale britannique au profit des élites du Sud, et les régimes de
Milton Obote puis Idi Amin sont allés dans le sens d’une « contraction progressive du
recrutement des élites autour de bases tribales toujours plus restreintes »293 du Nord et du
Nord-Ouest. Le NRM va au contraire choisir d’appliquer une politique intégrative, recrutant
dans toutes les différentes strates considérées comme représentatives du pays (toutes
tendances politiques, représentants de chacune des régions du pays), afin de former une
coalition d’intérêts suffisamment vaste, et qui soit perçue par la majorité de la population
comme légitime. Ainsi le gouvernement de février 1986 comprenait les leaders de tous les
partis politiques, cooptés dans divers ministères, et les nombreuses déclarations d’amnistie
290 NGOENHA, 1998. 291NGWANE, 14/06/08. 292 PERROT, 1998. 293 Ibid.
147
permirent le retour d’anciens opposants, qui vinrent grossir les rangs de l’élite politique ou
militaire. En juin 2000, le Président Museveni proposa un référendum permettant aux
électeurs de choisir de continuer le système du Mouvement, ou de voter en faveur du
multipartisme. Or, si la participation a représenté moins de 50% de l’électorat, 90% des
électeurs ayant voté se prononcèrent en faveur de la continuation du Mouvement pour 5 ans
additionnels. En 2005, le multipartisme fût adopté294.
Le système mouvementiste rappelle à la fois le consociationalisme proposé par
Lijphart dans son « gouvernement à base élargie », mais il est en même temps contrôlé par
une autorité supérieure régulatrice, le NRM, qui s’apparente à un parti unique ou dominant,
légitimé via le référendum par ses électeurs fidèles. L’expérience ougandaise a en tout cas
l’intérêt de montrer que l’absence d’éléments de gouvernement traditionnellement associés à
des régimes politiques démocratiques occidentaux ne signifie pas pour autant que la
gouvernance du pays soit nécessairement moins démocratique que dans un régime dont les
caractéristiques s’y apparentent d’avantage. A ce titre, William Tordoff pose les questions
suivantes :
Un système de classement [de régimes en fonction de leur degré de démocratie] peut-il faire face à la vérité indicible que des éléments démocratiques puissent être plus présents durant la période de parti unique ou sans parti que la phase précédente ou subséquente de multipartisme ? Ou est-ce que ces éléments ne sont renforcés qu’à court terme, étant destinés à laisser place à l’autoritarisme dans des systèmes politiques non-compétitifs ? Et, en effet, comment peut-on mesurer, par exemple, les excès perpétrés durant la seconde administration d’Obote (1980-1985), lorsque la politique compétitive était autorisée, face à la relative sécurité et prospérité de la période post-1986 sous le gouvernement sans parti de Yoweri Museveni ?295
Ces différentes considérations, quant à l’adéquation d’un système multipartisan à un
contexte africain se voulant démocratique, peuvent être synthétisées par un débat portant
essentiellement sur la nécessité d’un leadership qui soit suffisamment uni et fort sans pour
autant céder à l’autoritarisme, pour mener à bien des politiques publiques qui satisfassent
l’intérêt général. Or l’existence de partis politiques est souvent accusée de noyer le poisson
dans des considérations particularistes. Il est vrai qu’il paraît plus difficile pour les dirigeants
d’un régime démocratique de ne pas céder à des considérations populistes ou
communautaristes de court terme dont peuvent dépendre leur existence politique, et que les
dirigeants d’un régime autoritaire peuvent théoriquement plus facilement ignorer.
C’est aussi l’argument défendu par Yoweri Museveni en Ouganda ou Jerry Rawlings
au Ghana, deux dirigeants ayant réformé des Etats avec une certaine rigueur disciplinaire et
294 Entretien avec José Luís Cabaço. 295 TORDOFF, 2002.
148
un certain succès économique, et ayant tenté de développer des régimes de « démocraties de
consensus » en profitant de bases d’appui rurales fortes. Le rétablissement de la démocratie
multipartisane qui s’est finalement produit a été néanmoins perçu par Rawlings comme
encourageant « le comportement égoïste des politiciens » face à une véritable recrudescence
de la corruption, et par Museveni comme induisant le « factionnalisme ethnico-régional »296.
C’est aussi le sens de l’appel par Calane da Silva, ancien rédacteur en chef du principal
quotidien officiel sous Samora Machel au Mozambique, en faveur de la constitution d’un
« front » large constitué des différents secteurs de la société, pouvant galvaniser les intérêts
des populations, créant ainsi une « démocratie musclée », qui soit capable de mettre en œuvre
des projets d’envergure, et ne soit pas constamment limitée par les paralysies de la politique
politicienne, ou une attitude complaisante des dirigeants et des fonctionnaires envers le statu
quo.297
Le problème des propositions visant à créer des modèles de démocraties de consensus
est nécessairement lié aux dérives autoritaires auxquelles elles peuvent mener, notamment
dans la mesure où elles dépendent souvent des leaders réunissant les différentes qualités
nécessaires à un exercice à la fois affirmé et responsable du pouvoir.
Le parti dominant dans un contexte démocratique apparaîtrait toutefois dans cette
optique comme une possible solution de compromis face aux fortes pressions, notamment
extérieures, en faveur de l’adoption de régimes de démocratie libérale. La stratégie du Frelimo
consistant à coopter des politiciens, entrepreneurs, chefs traditionnels ou religieux, et autres
personnes influentes de toutes les régions du pays, lui permet, grâce notamment aux
ressources de l’Etat qu’il contrôle, d’asseoir son hégémonie sur la scène politique
mozambicaine. En outre, le système majoritaire dans lequel le « gagnant rafle tout » ne donne
que très peu de possibilités d’expression à un parti d’opposition commandant pourtant de
larges bases d’appui. Cependant, rien n’empêche les médias de critiquer à leur guise le
gouvernement, les candidats d’autres partis de se présenter aux élections, et plus largement,
aux citoyens de jouir des diverses libertés politiques et civiles.
La relation du Frelimo avec la Renamo semble suivre un mouvement contradictoire
oscillant entre des rapprochements occasionnels à des fins de cooptation (notamment sur le
plan de la négociation de rentes informelles entre les élites), et l’écartement (sur le plan
électoral, de la mobilisation et de la propagande) visant à la marginalisation du parti
d’opposition. D’autre part, la volonté pour la Renamo de se faire entendre et ne pas être
296
PERROT, 1998. 297 Entretien avec Calane da Silva.
149
assimilable à son opposant historique l’oblige à prendre des positions publiques fermes contre
le Frelimo, mais sa nécessité de se légitimer comme parti politique crédible prend
inévitablement les politiques menées par le parti au pouvoir comme référence, ce qui
contribue à un rapprochement de son programme politique avec celui du Frelimo. Ainsi, alors
que la rhétorique renforce les différences, celles-ci semblent s’estomper dans la pratique,
notamment à mesure que se développe une relation de travail bipartisane au Parlement.
Ainsi la position intermédiaire du système de partis mozambicain, entre un système de
partis dominant, et un bipartisme progressivement plus centripète, pourrait, à terme, renforcer
la stabilité et la gouvernabilité du pays par plusieurs forces politiques distinctes. En ce sens le
partage du pouvoir par des canaux informels peut apparaître comme une solution partielle à
un multipartisme potentiellement diviseur. Mais cela finit aussi par désagréger et dénaturer le
parti d’opposition, dont la faible discipline interne arrive difficilement à compenser les
rapprochements et éloignements avec le parti au pouvoir, pourtant également tiraillé entre
divers intérêts, mais uni par une structure organisationnelle plus solide. Cela réduit alors la
responsabilisation du gouvernement, dans le sens où l’opposition se dilue et perd son rôle
consistant à critiquer et proposer des alternatives plausibles.
Décentralisation de l’Etat et formes locales de gouvernement
En ce sens, les initiatives de décentralisation peuvent augmenter la part formelle de
partage du pouvoir, du moins au niveau municipal, mais aussi effectuer un rapprochement
entre le pouvoir décisionnel officiel et les populations. Certaines mesures de décentralisation
politique et de déconcentration administrative prenant en compte les réalités de pouvoir
locales, peuvent effectivement réduire le fossé existant entre les politiques officielles
institutionnalisées, et les pratiques et coutumes qui continuent de prévaloir dans les
communautés, quelques soient les changements de pouvoir qu’ait pu connaître l’Etat central.
L’existence de formes proto-étatiques de pouvoir dans l’Afrique pré-coloniale avec
des forces armées, des corps de fonctionnaires, le recouvrement d’impôts, ou le
fonctionnement de tribunaux (tels que dans les Empires Soninké ou Songhai en Afrique de
l’Ouest, ou du Monomotapa au Zimbabwe et Mozambique actuels) sert à rappeler à quel point
les Etats africains contemporains se caractérisent par l’imposition de structures étatiques à
l’occidentale encore relativement faibles, sur des sociétés dans lesquelles des loyautés
traditionnelles constituent généralement des sources d’identification plus enracinées que celle
150
de citoyenneté offerte par l’Etat moderne298. On peut aussi mentionner que certaines sociétés
africaines précoloniales se sont également caractérisées par des formes de gouvernement
analogues aux pratiques démocratiques contemporaines. A ce titre, on peut citer certains
exemples de limitation et d’équilibre des pouvoirs, tels que l’approbation conjointe des règles
de gouvernement par un ensemble de clans chez les Balute en actuelle RDC, ou d’assemblées
délibératives, telles que les kgotla au Botswana ou les mabandla au Sud du Mozambique,
espaces publics semblables à l’agora athénienne, pour la discussion de questions d’intérêt
public et d’affaires importantes d’un royaume ou d’une tribu, notamment afin d’éviter que le
chef ne décide seul.299
Ces antécédents renforcent l’idée selon laquelle on peut moins facilement parler
« d’une inadéquation des africains à la démocratie, [que] du modèle européen [de démocratie
libérale] faussement universel, qui ne s’incorpore pas à nos cultures »300, pour reprendre les
termes de Severino Ngoenha. Il est néanmoins évident que depuis la colonisation, les
systèmes représentatifs et gestionnaires locaux n’ont pas évolué en vase clos, et que le rôle
d’intermédiaire de nombreux chefs lignagers avec les autorités coloniales a grandement
façonné leur rapport au pouvoir et à la représentation politiques.
Les divers éléments constitutifs de l’idéologie du Frelimo au lendemain de
l’indépendance se manifestèrent à de nombreuses reprises dans la pratique par l’adoption de
politiques répressives vis-à-vis des populations rurales. La volonté de suppression des
différences ethniques dans une optique centralisatrice et modernisatrice se traduisit ainsi en
particulier par une interdiction formelle de l’usage des langues locales dans les espaces
publics, mais aussi une négation des pratiques et coutumes traditionnelles religieuses et
politiques, et la non reconnaissance de la légitimité des autorités lignagères qui les exerçaient.
Cependant, cela ne pouvait concrètement être mis en pratique, ne serait ce que parce que la
majorité de la population ne parlait pas le portugais et que les cadres au niveau local n’avaient
que peu de contrôle sur les populations. De nombreux chefs lignagers purent d’ailleurs
bénéficier de relations privilégiées avec des administrateurs locaux nommés par le parti-Etat,
face à l’absence de légitimité de ces derniers au niveau local, et à la nécessité pour ces
derniers de trouver des intermédiaires légitimes des populations gouvernées.
Après la transition à la démocratie, le Frelimo s’est progressivement tourné vers les
pouvoirs traditionnels, ces derniers apparaissant aux yeux du gouvernement comme des
298 DU TOIT, 1999. 299 JULIASSE, 14/06/08. 300 NGOENHA, 1998.
151
acteurs incontournables du jeu démocratique, non seulement aux vues de leur influence en
termes électoraux, mais aussi dans la capacité du gouvernement de mettre en œuvre des
politiques publiques à l’échelle locale. Diverses études réalisées pendant les années 1990 ont
confirmé le rôle très important des autorités lignagères dans la vie matérielle et spirituelle des
communautés locales, et notamment dans la gestion de l’usage de la terre ou dans la
résolution de conflits. De plus, ces chefs ne correspondaient pas nécessairement aux régulos
anciennement nommés par les autorités portugaises, et avaient des relations très variables
avec les autorités locales officielles. Le Décret 15/2000 ordonné par le Conseil des Ministres
le 20 juin 2000 remplaça notamment le terme d’autorité traditionnelle par celui
d’autorité communautaire, avec les but d’inclure différents acteurs (chefs lignagers, les
secrétaires de quartiers ou de village, autorités religieuses) jouissant d’une certaine légitimité
dans les communautés. Cependant, malgré la création du statut d’autorité communautaire,
leur rôle politique dans les communautés reste largement informel, et il existe encore un vide
juridique quant à leurs prérogatives dans la coordination avec les activités menées par les
structures locales de l’Etat 301.
Tentatives de conciliation entre sources traditionnelles et modernes de légitimité
politique et administrative en Afrique et au Mozambique
L’architecture institutionnelle au Botswana peut servir d’exemple de conciliation des
différentes sources traditionnelles et modernes de légitimité politique, et semble souvent
servir de modèle en Afrique Australe, à des expériences plus récentes tentées dans d’autres
pays de la région. On peut exposer certaines de ses caractéristiques, et effectuer quelques
comparaisons avec le cas mozambicain ou d’autres cas africains.
Au niveau central, le Parlement bicaméral botswanais est non seulement composé
d’une Assemblée Nationale mais aussi d’une Chambre des Chefs (House of Chiefs) non
élue302, sans pouvoirs législatifs, mais prêtant conseil dans des questions liées aux coutumes et
à la tradition. Des dispositions similaires ont été instaurées en Zambie et en Afrique du Sud
dans les années 1990. Il existe aussi deux branches du pouvoir judiciaire, la Loi Coutumière
et la Loi Statutaire.
301 WEIMER, 2004. 302 La House of Chiefs est composée de 15 membres, dont 8 membres permanents, consistant des chefs des principaux clans, et 7 membres non permanents élus pour des mandats de 5 ans, dont 4 sous-chefs choisis dans 4 districts et 3 élus par les 12 autres membres. Ils ne peuvent pas appartenir à un parti politique. CIA, op.cit. (https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/bc.html, dernier accès 14/06/08)
152
Les processus de décentralisation au Botswana ont répondu, selon ses concepteurs, à
une nécessité de contrebalancer le pouvoir des chefs traditionnels sur le terrain avec les
institutions de l’Etat central. Quatre institutions ont été crées à l’échelle du district, à savoir,
les Conseils Districtaux, l’Administration Districtale, l’Administration Tribale, et le Conseil
de la Terre. Le premier représente un organe local de l’exécutif composé d’instances élues
localement et nommées par le gouvernement central. Le deuxième est essentiellement un bras
local de l’administration étatique. Alors que ces deux premières institutions rappellent
d’avantage les structures décentralisées mozambicaines à l’image des Conseils Municipaux et
des Administrations Districtales, les deux autres instances confèrent certains rôles déterminés
aux autorités traditionnelles.
L’Administration Tribale est l’institution la plus ancienne, héritée de l’époque
coloniale mais réformée après l’indépendance en 1966. Au-delà de leur rôle dans la collecte
des impôts, les Chefs, sous-chefs et chefs de groupes, selon la dénomination hiérarchique
officielle, occupent une gamme variée de devoirs traditionnels, culturels et cérémoniels.
L’Assemblée de Village, la kgotla, reste le point de rencontre pour les consultations à niveau
communautaire. Les Chefs Traditionnels président aussi à l’arbitrage de questions liées à la
Loi Coutumière. Les « conseils de chefs traditionnels » établis en Afrique du Sud ou en
Namibie, ou des expériences similaires au Ghana et au Bénin, sont autant de tentatives
d’institutionnaliser la participation des chefferies dans des fonctions consultatives analogues à
l’Administration Tribale botswanaise.
Les Conseils Consultatifs créés au Mozambique (Cf. Chapitre 3, B) constituent peut-
être une avancée dans ce domaine. Ils peuvent être considérés comme une expérience de
démocratie participative conjointe, entre des autorités traditionnelles et d’autres citoyens
représentatifs de communautés locales, notamment religieuses, en plus des autorités
districtales officielles. Ces Conseils exercent une influence réelle dans la planification au
niveau du district dans certains cas. Les chefs traditionnels sont aussi désormais impliqués
dans la collection des impôts locaux, ce qui a d’ailleurs permis d’augmenter les budgets des
districts. Cependant, le pouvoir décisionnel reste lié au gouvernement central, et à ses
représentants aux divers échelons de l’administration.303
Les 12 Conseils de la Terre botswanais sont, comme les Conseils Consultatifs
mozambicains, des unités mixtes, composées effectivement de certains membres élus par la
communauté et d’autres par le Ministère de la Gouvernance Locale, des Terres et Habitation,
303 AWEPA, 2005.
153
et sont gérés par les Secrétaires des Conseils de la Terre, fonctionnaires représentant l’Etat
central. La Loi Tribale des Terres de 1970 a retiré le monopole que possédaient les Chefs dans
l’attribution des terres tribales. Ces derniers travaillent désormais en consultation avec les
Conseils de Terre dans l’allocation et la gestion de terrains à des fins résidentielles,
commerciales, industrielles et agricoles.304
La Loi de la Terre (19/97) mozambicaine (Cf. Chapitre 4, B) confirme selon Wiemer
une valeur ancestrale africaine, à savoir la propriété commune de la terre, et son usage
individuel et collectif dans les plusieurs formes de lois coutumières sur l’utilisation de la terre.
Elle a notamment l’intérêt de reconnaître la « communauté locale », définie comme un groupe
de ménages pouvant représenter un groupe ethnique, un clan, ou simplement des individus
vivant dans une aire définie, et ayant un intérêt commun dans la protection et l’usage de cette
aire (que ce soit à des fins d’agriculture, de chasse, d’exploitation forestière ou de ses sous-
sols etc.). Les membres de la communauté peuvent acquérir des titres individuels, inclus dans
le titre de la communauté. Cette communauté peut aussi, en tant que personne morale
juridique, négocier directement avec des compagnies et investisseurs l’utilisation
commerciale de cette terre, et signer un contrat avec ces derniers.
Cependant, dans la pratique, la priorisation des politiques publiques qui ont un impact
sur ces communautés reste largement décidée au niveau du Ministère de l’Agriculture et du
PROAGRI, le programme agricole sectoriel du gouvernement. En outre, il n’existe pas de
conseils locaux qui puissent représenter les intérêts des communautés de manière
systématique dans l’attribution des terres, à l’image des Conseils de la Terre botswanais, ni de
corps judiciaires spécialisés qui puissent défendre les droits de ces communautés, dont ces
dernières n’ont pas toujours connaissance.305
Conclusion de la Deuxième Partie
Le contexte politique mozambicain des années 1990 et 2000, caractérisé par une
transition démocratique post-conflit financée par la communauté internationale de bailleurs de
fonds a mis le parti Frelimo face à la nécessité de concilier diverses pressions internes et
externes tout en conservant le pouvoir afin de tenter de mener à bien une stratégie de
développement nationale malgré une marge de manœuvre restreinte. Des arbitrages et
équilibrages constants entre groupes d’intérêt très divers, sur ou sous-représentés (classe
304 MASALILA, 1996. 305 WEIMER, 2004.
154
entrepreneuriale, élites du parti, administration publique, société civile nationale et/ou
étrangère organisée, bailleurs de fonds de diverses sensibilités, populations rurales dont petite
bourgeoisie, populations organisées à l’échelle locale et agriculteurs vivriers et/ou
commerçants, ou populations économiquement marginalisées en situation de pauvreté
chronique, etc.) obligent le Frelimo a canaliser les revendications ou nécessités respectives
parfois contradictoires de ces derniers de manière dynamique, à travers des canaux formels ou
informels.
La formalisation graduelle de certains de ces canaux (consultations populaires,
pluralité croissante des médias, décentralisation du pouvoir politique et déconcentration
administrative) en parallèle de l’existence de canaux informels (négociations politiques et
économiques avec élites entrepreneuriales et les partis d’opposition) est rendue possible
notamment grâce à la discipline de parti relativement élevée pour un contexte de précarité et
d’instabilité potentielle d’un PMA d’indépendance récente, ayant vécu diverses mutations
institutionnelles et traversé 15 ans de conflit armé. La stabilité acquise permet un
approfondissement de certaines caractéristiques de régime démocratique, mais la pérennité de
celui-ci dépend de plusieurs variables, dont notamment la capacité de façonner ce régime de
manière à concilier le principe universel et général de démocratie avec un système
d’institutions adapté aux situations économiques, sociales et culturelles spécifiques du pays en
question.
155
CONCLUSION
Le Mozambique sous le Frelimo d’après 1990 : conditions organisationnelles et
décisionnelles pour la consolidation démocratique sous un régime de parti dominant
Ce travail est parti d’une analyse de départ ayant identifié le Mozambique comme un
pays africain à faible revenu ayant réalisé une transition démocratique au début des années
1990, et étant gouverné par un parti dominant depuis cette transition jusqu’à nos jours. Si le
concept de parti dominant provient de l’étude de démocraties occidentales dans le champ de
la science politique contemporaine, et que ce type de parti est considéré comme pouvant
potentiellement contribuer à une consolidation des institutions et des pratiques et à une
continuité nécessaire aux politiques publiques sur le moyen terme dans des nouvelles
démocraties, ces données nous paraissaient insuffisantes pour comprendre les dynamiques à
l’œuvre dans le cas mozambicain, ou dans d’autres pays africains ayant des caractéristiques
institutionnelles, socio-économiques et historiques similaires.
En effet, les conditions d’une nouvelle démocratie dans un pays à faible revenu
diffèrent de celles d’autres nouvelles démocraties ayant été caractérisées par des partis
dominants (Italie ou Japon au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, par exemple). La
nécessité de garantir un bien-être minimal à une parcelle majoritaire de la population, et la
faible institutionnalisation découlant d’un niveau limité de ressources, pour ne mentionner
que deux différences, impliquent en effet une série de pratiques informelles, souvent
indispensables à la stabilité du nouveau régime, mais qui peuvent être également
déterminantes sur le caractère plus ou moins démocratique de ce régime.
Nous avons identifié en Introduction deux conditions dans lesquelles la permanence
d’un parti politique au pouvoir à moyen terme pouvait être favorable à un approfondissement
des institutions du nouveau régime démocratique dans un contexte institutionnel plutôt
fragile : d’une part, le niveau de démocratie interne (permettant des « alternances internes » à
l’intérieur d’un même parti), et d’autre part l’existence d’un exécutif suffisamment fort,
capable de prendre des décisions et mener un programme politique ayant un minimum de
cohérence sur le moyen terme.
Les éléments historiques de la formation du Frelimo mentionnés dans le Chapitre 1,
ainsi que les caractéristiques ayant trait au fonctionnement du parti politique dans le nouveau
régime, analysées dans le Chapitre 2, sont indicateurs d’une capacité de cette organisation de
156
se renouveler et s’adapter à un contexte institutionnel mouvant, grâce à divers processus
d’alternance interne, de renouvellement des élites, ainsi que divers mécanismes de décision
collégiale, qui ont permis la survie et la permanence du parti au pouvoir. Cette relative
cohérence organisationnelle, et un historique de mise en place d’un programme de politiques
publiques (malgré la grande instabilité causée par le contexte de guerre civile, et la difficulté
de mettre en œuvre un programme ambitieux avec peu de moyens) dans l’ancien régime font
état d’un certain degré de politisation de l’organisation au service d’une idéologie de gauche
nationaliste, et relativement non-alignée pour un membre du bloc soviétique dans les années
1970 et 1980. L’arrangement institutionnel post-conflit qui conféra un grand poids à
l’exécutif, et au parti au pouvoir, sans compter les maillages denses de relations informelles et
de liens avec les bureaucraties d’Etat, ont permis au Frelimo de conserver une place centrale
dans le nouveau dispositif de démocratie libérale.
Pourtant, le Frelimo doit à présent rendre des comptes à la population (du moins à sa
frange politiquement organisée), et entre en compétition avec d’autres partis politiques,
clairement plus faibles mais ouvertement critiques de la gestion en place. Ainsi, il ne s’agit
certes pas d’une situation de parti dominant dans un pays aux institutions solidement ancrées,
mais la situation diffère également d’une simple continuation d’un régime de parti-Etat tel que
ceux qui caractérisèrent la majorité des pays africains durant les premières décennies post-
indépendance, et avant la vague de démocratisations des années 1990. Le régime
mozambicain actuel se situe plutôt à un point intermédiaire, avec un exécutif clairement
prééminent, mais un degré non négligeable de compétition pour les postes à responsabilité (à
travers la démocratie électorale au niveau national et local, ainsi que les mécanismes
compétitifs de sélection à l’intérieur du parti), et de participation politique (divers intérêts sont
représentés par les médias, la classe entrepreneuriale, ou encore les revendications exprimées
lors des quelques consultations populaires à l’échelle nationale ou dans une moindre mesure,
les mécanismes de gestion locale en germe)306.
D’autre part, l’environnement relativement stable et prévisible pour les affaires,
priorité que recèle le concept de (bonne) gouvernance, semble assuré, notamment par la
capacité de mettre en œuvre une série de politiques publiques à moyen terme, ainsi que la
persistance de faibles contraintes sur l’exécutif. Ainsi, si cette dominance, tant temporelle que
décisionnelle du parti au pouvoir, alliée à une capacité de suivre les recommandations des
306 Cette analyse reprend les trois principaux critères évalués par la base de données de Polity IV mentionnée en Introduction.
157
bailleurs de fonds, favorise la bonne gouvernance, ses effets sur le processus de
démocratisation sont moins clairs, et peuvent être potentiellement contre-productifs.
Au-delà de ces caractéristiques institutionnelles, il est donc également nécessaire
d’analyser les caractéristiques ayant trait aux gouvernants et aux divers groupes d’intérêt avec
lesquels ils interagissent. En effet, les deux principaux éléments identifiés comme nécessaires
à l’approfondissement du nouveau régime démocratique (d’une part l’existence de modalités
pour un certain partage du pouvoir, et d’autre part, les divers mécanismes de gestion assurant
un minimum de cohérence décisionnelle), n’apparaissent entièrement qu’à la lumière d’une
étude qui prenne en compte tant les mécanismes formels qu’informels d’interaction entre les
acteurs-clé du système. La mise en place de réformes de gestion publique ou de
décentralisation du pouvoir décisionnel et administratif est ainsi nécessairement graduelle, et
les considérations d’efficacité de l’appareil public se heurtent à des considérations de court
terme liées aux réseaux denses des systèmes de relations clientélistes, généralement
prédateurs d’une partie des ressources de l’Etat. (Chapitre 3).
Ainsi, le concept de gouvernabilité est illustratif du jeu d’équilibriste auquel doit se
livrer le parti dominant afin de pouvoir concilier les intérêts tant des bailleurs de fonds
étrangers (qui représentent la principale source de financement du gouvernement) que ceux
des élites politiques et entrepreneuriales, ainsi que ceux de la société civile organisée et de la
population mozambicaine en général (Chapitre 4). Tous ont des moyens de pression pour
influencer le Frelimo, malgré une surreprésentation évidente des premiers au détriment des
derniers, du moins à court terme. Toutefois, à moyen ou à long terme, une aliénation des
majorités rurales, peut porter préjudice à la propre capacité du Frelimo de se maintenir au
pouvoir, du moins de manière pacifique, et dans un régime ouvert.
En définitive, la pérennité de tout régime - qu’il soit d’ailleurs démocratique ou non -
dépend d’un niveau de gouvernabilité suffisamment fort. Cependant, de la même manière
qu’un niveau suffisamment élevé de gouvernabilité peut permettre de contourner des
impasses et pérenniser le nouveau régime, il peut aussi, par un abus de recours à des
mécanismes informels, miner la crédibilité d’un Etat de droit suffisamment rationnel et
impartial, et dans le cas étudié, le propre système démocratique émergent.
En ce sens, si un niveau de gouvernance et de gouvernabilité paraissent certainement
nécessaires à la consolidation d’un régime démocratique naissant, ils ne sont pas suffisants à
eux seuls. En effet, la pérennité de ce type de régime dépend aussi des résultats concrets des
politiques publiques menées, et plus généralement du fait que ces dernières soient le reflet
d’un projet politique considéré comme suffisamment légitime par la population.
158
L’existence d’un projet développementiste comme élément indissociable d’une
démocratisation dans un pays en développement
Au terme de cette étude, si l’on revient à la question initiale posée, à savoir dans
quelles conditions un régime de parti dominant dans une nouvelle démocratie d’un pays
africain de faible revenu tel que le Mozambique peut être favorable à la consolidation
démocratique, on peut reprendre l’hypothèse également énoncée en Introduction, tout en la
complétant de la manière suivante : le Frelimo semble effectivement avoir réuni suffisamment
d’éléments organisationnels et décisionnels dans le panorama politique mozambicain qui lui
permettent – par divers mécanismes formels et informels - de dominer la scène politique et
gouverner tant bien que mal sans devoir recourir à l’encadrement et au contrôle des
populations comme cela se faisait durant la période socialiste. Au contraire, malgré certains
points qui restent polémiques et parfois sans réponse satisfaisante au regard de divers
observateurs, tant internes qu’externes (résultats des élections présidentielles de 1999, et dans
une certaine mesure, de 2004, répressions de Montepuez et Mocimboa da Praia en 2000,
niveaux croissants de corruption, assassinats d’Antonio Siba-Siba Macuácua et Carlos
Cardoso, etc.), les principales libertés politiques et civiles théoriquement garanties par un
régime de démocratie libérale semblent être assurées, de l’aveu d’une majorité de la
population mozambicaine.307
Par contre, un niveau plus élevé d’inégalités de revenu, une perception
d’accroissement de la corruption, une confiance moindre dans les gouvernants actuels et dans
leur capacité à pourvoir des biens publics de base (services de santé, d’éducation, d’eau
courante, etc.) attestent d’une probable insuffisance à terme de la seule garantie de libertés
politiques et civiles pour la propre survie du régime démocratique, lorsque celui-ci est
implanté dans un pays à faible revenu dont les priorités économiques et sociales sont bien plus
urgentes que dans un pays mieux doté en ressources308.
Cela nous amène plus largement à la discussion portant sur ce qui constitue ou non un
régime démocratique, et la nécessité d’aller au-delà de la définition communément acceptée
de démocratie libérale lorsque l’on s’intéresse aux processus de démocratisation dans les pays
en développement. Au-delà de l’étymologie grecque du terme démocratie qui associe peuple
307 Une enquête publiée par l’Afrobaromètre en 2003 est illustrative à ce propos : ainsi 80% des répondants déclaraient être plus libres de dire ce qu’ils pensent et 77% d’adhérer à une organisation de leur choix par rapport au régime antérieur. (PEREIRA, 2003) 308 Ibid.
159
et pouvoir, à savoir que le peuple est souverain et détient le pouvoir collectivement, et des
diverses modalités représentatives et participatives permettant l’exercice de ce pouvoir de
manière collective, il n’y a pas une définition consensuelle de ce qui constitue ou non un
régime démocratique dans le monde contemporain.
Par contre, il paraît raisonnable de postuler qu’il existe un consensus sur la nécessité
d’un Etat de droit capable de garantir à la fois un certain degré de liberté ainsi que d’égalité à
l’ensemble des citoyens gouvernés par un régime démocratique, afin d’assurer que le peuple
puisse effectivement gouverner dans son propre intérêt. Cependant, il s’agit surtout de
principes abstraits, et les caractéristiques institutionnelles de chaque régime permettant
d’offrir cette double garantie peuvent varier sensiblement d’un Etat à l’autre. En effet,
l’énorme diversité des sociétés dans lesquelles sont implantés des régimes démocratiques fait
que c’est précisément la capacité d’un tel régime de créer des institutions spécifiquement
adaptées à leur contexte mais toutefois orientées par des principes communément acceptés à
l’échelle internationale qui permettent de corroborer l’universalité des valeurs démocratiques.
En ce sens, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 peut servir de cadre
référentiel, en ce qu’il s’agit d’une série de principes directeurs relativement consensuels à
l’échelle internationale, et que ces derniers reflètent tant la nécessité de garanties de liberté
que d’égalité.
Or, le cadre méthodologique utilisé dans la littérature se référant aux plusieurs vagues
de transitions démocratiques survenues au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale (et dans
le cas étudié, la Troisième Vague, survenue à la fin de la Guerre Froide) a tendance à définir
le terme générique de démocratie en le rendant équivalent à un modèle de démocratie libérale
multipartisane spécifique de certaines démocraties occidentales contemporaines des pays
développés.
Revenons à l’exemple de Freedom House, considéré comme la principale référence
dans l’élaboration de classements internationaux de régimes démocratiques : comme l’indique
son propre site web, la méthodologie utilisée « est fondée sur les standards de base des droits
politiques et des libertés civiles, dérivés en bonne partie de portions significatives de la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme »309. Ainsi, malgré l’apparente bonne foi dans
son affirmation de ne pas avoir une « vision culturellement déterminée de la liberté », le
classement « part du principe que la liberté pour tous a le plus de chances d’aboutir dans des
sociétés de démocratie libérale »310. Si l’on se penche sur la liste des critères utilisés par
309 Site web de Freedom House (http://www.freedomhouse.org/template.cfm?page=1, dernier accès 14/06/08). 310 Ibid.
160
Freedom House (Cf. Annexe), ils contiennent effectivement les principales libertés politiques
et civiles énoncées dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, mais
excluent les dits droits économiques, sociaux et culturels énoncés dans les derniers articles de
la Déclaration (droit au travail, à la sécurité sociale, à la santé, à l’éducation, etc.).
Cette omission est clairement héritière de la négociation permanente entre les deux
camps de la Guerre Froide opposant la prééminence donnée aux droits politiques et civils
(favorisée par le bloc occidental) à celle conférée aux droits économiques, sociaux et culturels
(favorisée par les pays de l’Est) dans la définition de ce qui est un droit universel, et que
chaque gouvernement se doit de garantir à ses citoyens. Cependant, alors que les régimes de
démocratie populaire laissaient généralement à désirer dans leur garantie des droits politiques
et des libertés civiles, les régimes dits social-démocrates, notamment issus des pays nordiques
d’Europe (et dans une moindre mesure d’autres pays occidentaux régis par des Etats-
Providence), ont pu démontrer en quelque sorte que les droits contenus dans la Déclaration ne
sont pas nécessairement mutuellement exclusifs et peuvent effectivement être traités avec une
importance quasi-équivalente.
La différence essentielle provient donc du parti pris dans la perception des promoteurs
de la démocratie libérale (selon lesquels le terme équivaut à celui de démocratie tout court)
que la réalisation des droits économiques et sociaux est une conséquence du développement
économique, et qu’elle est donc contingente ou indépendante de l’existence ou non d’un
régime démocratique. Cette séparation reflète d’une certaine manière une projection par les
pays développés de leurs propres trajectoires historiques, qui généralement ont connu des
processus de démocratisation postérieurs aux révolutions industrielles vécues dans leurs
économies. La consolidation des droits sociaux conférés par l’Etat-Providence se concrétisa
dans une troisième étape, elle-même postérieure à l’implantation de régimes
démocratiques311. Ainsi, l’acquisition de « droits démocratiques et l’accroissement du pouvoir
de négociation de la classe ouvrière ne furent acquis qu’à la suite de gains de productivité
significatifs produits par la pénétration du capitalisme dans les villes et les campagnes »312.
Or, les pays du Sud contemporains gouvernés par des régimes démocratiques
effectuent cette triple transition de manière quasi-simultanée. De plus, alors que les pays
européens ont pu bénéficier des « marchés captifs » de leurs empires coloniaux « pour
approvisionner et asseoir [leurs] industries naissantes » durant le XIXème siècle, et réguler leur
trop plein de main d’œuvre résultant de la modernisation agricole et de l’exode rural massif
311 SANDBROOK, 2007. 312 Ibid.
161
subséquent par la soupape de l’émigration, les pays du Sud contemporains doivent forger des
stratégies dans un environnement international qui leur est clairement défavorable313. Pire
encore, les pays africains en particulier n’ont pas eu le temps de maturation nécessaire - à la
différence des pays de revenu moyen ou émergents d’Amérique Latine ou d’Asie devenus
indépendants auparavant – pour mettre en œuvre des politiques industrielles avec des
stratégies de substitution d’importation durant les années 1930-1970, puisque les mesures
néolibérales des années 1980 n’ont surgi qu’une ou deux décennies après leurs
indépendances314.
Surtout, les mesures néolibérales ont été promues de manière simultanée et
concomitante aux processus de démocratisation de la Troisième Vague. Or, la chute des
indicateurs sociaux et économiques dans les années 1990, notamment dans les pays d’Europe
de l’Est résultant des « thérapies de choc » promues par les IBW, et la résurgence ou
persistance de conflits en Afrique durant cette décennie reflète bien la contradiction du
démantèlement d’un Etat interventionniste dans un pays en développement nouvellement
démocratique. Comme le souligne Atul Kohli en se référant à ces doubles transitions durant
cette décennie,
Jusqu’à ce que (et à moins que) une croissance économique suffisamment robuste reprenne, l’écart entre les attentes [créées par le processus d’ouverture démocratique] et la réalité induite par les réformes [économiques néolibérales] risque d’exacerber les problèmes dans la gestion de nouvelles démocraties fragiles. […] La « résolution » la plus commune de l’énigme généré par les processus simultanés de démocratisation et de libéralisation économique est une tendance plutôt inquiétante vers des régimes [dits] à deux voies315.
Kohli résume ce type de régime à deux voies par ce que d’autres appellent démocratie
électorale, c'est-à-dire l’existence de processus électoraux transparents et justes, mais portant
au pouvoir des gouvernements populistes, peu programmatiques, et généralement corrompus
et clientélistes, incapables d’assurer les fonctions de représentation et de participation
attendues d’un gouvernement démocratique. Cette situation est souvent un reflet cru des
priorités des bailleurs de fonds internationaux qui ont effectivement tendance à privilégier les
exercices électoraux par des financements généreux d’une part, et d’autre part à mettre
l’accent sur les critères de fonctionnement d’un Etat de droit favorables à l’investissement
privé, dits de bonne gouvernance (droit des contrats, efficacité des mécanismes d’arbitrage,
313
« Entre 1850 et 1930 […], les « migrations blanches » vers les « nouveaux mondes » ont concerné environ soixante millions d’européens ». GABBAS, 2008. Les conditionnalités du FMI et de la Banque Mondiale ainsi que les règles de l’OMC ne sont que les exemples les plus connus de l’environnement international façonné de manière asymétrique, favorisant les pays du Nord. Voir à ce sujet SANDBROOK, 2007. 314
Ibid. 315 KOHLI, 2003.
162
procédures de faillite, etc.). Certes, les libertés civiles et politiques sont également
encouragées par ces bailleurs mais ne sont clairement pas au sommet de leurs listes de
priorités316.
La reconnaissance de ces catégories de droits par l’Etat – et la tentative de ce dernier
de les faire appliquer, malgré toutes ses limitations de capacité – a certainement une valeur en
soi, indépendamment du niveau de développement économique et social atteint par le régime.
En effet, les efforts de promotion d’une démocratie libérale du point de vue de l’acquisition
de droits politiques et civils sont certainement louables lorsqu’ils existent, et n’impliquent pas
nécessairement un libéralisme économique à outrance, ce dernier risquant par contre de
fortement accentuer des inégalités de revenu et de patrimoine latentes, et par delà la propre
stabilité du régime, comme cela s’est produit dans de nombreuses nouvelles démocraties des
années 1990.
D’autre part, lorsque des libertés politiques et civiles sont garanties du jour au
lendemain dans un pays non industrialisé à faible revenu, les revendications pour la
satisfaction de droits économiques, sociaux et culturels risquent de ne pas se faire attendre. De
ce fait, le gouvernement au pouvoir doit avoir les capacités minimales de réaliser ces derniers
de manière suffisamment convaincante et en accommodant divers intérêts contradictoires,
sans quoi il risque d’être évincé aux prochaines élections, ou de manière plus grave, voir le
pays plonger en situation de crise institutionnelle, mettant en péril l’existence même du
régime démocratique.
A ce titre, notons que la littérature de la nouvelle économie institutionnelle, et du droit
économique, part du principe que la démocratie est le régime le plus favorable à un
environnement comportant « une structure contractuelle minimale, et une série de droits de
propriété bien définis et appliqués »317. Cependant, selon Pranab Bardhan, si la majorité de la
population est pauvre, et les processus démocratiques fonctionnent réellement, les droits de
propriété de la minorité riche risquent d’être constamment menacés ! Il est intéressant ici de
remarquer que l’un des critères utilisés par Freedom House pour attribuer ses scores de
démocratie, (le dernier critère de la catégorie Libertés Civiles, intitulé Autonomie
Personnelle et Droits Individuels), est défini comme « avoir des libertés sociales et
économiques, dont l’accès égal aux opportunités économiques et le droit à la propriété
privée ».318
316 Cf. Introduction. Voir à ce sujet HERMET, 2008. 317 BARDHAN, 1999. 318 Site web de Freedom House (http://www.freedomhouse.org/template.cfm?page=1, dernier accès 14/06/08).
163
Ainsi, la non-privatisation de la terre au Mozambique est manifestement comptabilisée
de manière négative dans son score Freedom House. Or, c’est précisément en fonction des
intérêts de la société civile, telle qu’elle les a ouvertement et démocratiquement défendus, que
la terre n’a pas été privatisée (Cf. Chapitre 4, B). Cette préservation du statu quo semble
d’ailleurs aller d’avantage dans le sens de « l’accès égal aux opportunités économiques »
(pour reprendre les termes du critère Autonomie Personnelle et Droits Individuels) qui se
heurte toutefois à la perspective d’un « droit [foncier favorable] à la propriété privée » dans la
mesure où dans une société majoritairement constituée de petits paysans, une privatisation et
une dérégulation de la terre pourrait avoir des conséquences néfastes pour l’équilibre social.
Ce type de limite volontairement imposé à la propriété privée dans la question de la
propriété de la terre au Mozambique montre aussi comment une application stricte des
principes de démocratie (et d’économie) libérale est insuffisante pour illustrer comment un
gouvernement démocratique (car ouvertement consultatif et participatif dans ce cas) doit
concilier divers régimes de propriété dans une société rurale pré-industrielle coexistant et
interagissant avec un secteur urbain pratiquant un capitalisme à outrance dérégulé et
largement informel, afin de tendre vers une certaine satisfaction du bien commun à l’échelle
nationale.
Les particularités du régime de propriété, et des institutions de manière générale,
dérivent cependant aussi d’une trajectoire historique spécifique, qui a vu une nationalisation
délibérée de la terre, tandis que les poches d’industrie restèrent souvent dans la sphère privée
de l’économie au lendemain de l’indépendance (Cf. Chapitre 1, C). De manière analogue, une
certaine tradition participative (malgré les limites évidentes et le caractère également voué à
l’encadrement, voire au contrôle de ce type de pratique dans le régime antérieur) héritée de la
période socialiste, ainsi que la création d’une attente vis-à-vis de la satisfaction de certains
bien publics de base (qui furent initialement pourvus par l’Etat indépendant dans les
premières années post-indépendance, notamment dans l’éducation et la santé) sont autant
d’élément historiques qui influencent également l’interaction du Frelimo avec les divers
secteurs de la population mozambicaine dans le contexte actuel.
La construction d’une architecture institutionnelle propre dérive donc de processus
historiques et de l’orientation donnée à l’action publique (qui se veut, dans le cas présent,
développementiste, même si elle cède aussi au clientélisme, voire à un certain populisme), à
savoir les éléments de gouvernementalité qui doivent être pris en compte afin d’évaluer le
processus de démocratisation en cours au Mozambique.
164
En somme, un projet social-démocratique ou développementiste qui se reflète
concrètement dans l’action publique est un élément indissociable d’un processus de
démocratisation dans un pays en développement contemporain. Cependant, il ne doit pas être
relégué à une simple condition utilitariste de la survie d’un idéal type de régime de
démocratie libérale – en effet, les nécessités d’intervention de l’Etat dans une telle société
font que le propre modèle institutionnel doit idéalement réussir à équilibrer les garanties de
liberté avec celles d’égalité de manière adaptée à sa propre situation.
Conditions de la faisabilité d’un projet de développement dans une nouvelle
démocratie à faible revenu : capacités institutionnelles de l’Etat et fonctions de
représentation et de participation du gouvernement
Or, la faisabilité d’un projet développementiste (et en définitive du régime
démocratique), dépend tant des capacités institutionnelles de l’Etat que de la capacité du
gouvernement au pouvoir d’assurer des fonctions représentatives et participatives faisant le
lien entre les aspirations de la population et la concrétisation d’un tel projet. Dans les deux
cas, le Frelimo a un rôle crucial.
En ce qui concerne les capacités de l’Etat, la généralisation des réformes de
libéralisation et dérèglementation économique et la mondialisation croissante des échanges
depuis les années 1980 ont bouleversé les modes de l’action publique dans les pays
développés et dans une certaine mesure dans le reste du monde. Ainsi, l’Etat agit désormais
surtout par la régulation publique, qui consiste essentiellement à « élargir et […] protéger
l’espace de l’interaction concurrentielle mais en tentant de le normer pour que les résultats
obtenus soient autant que possible, socialement satisfaisants »319. Cependant, l’action
publique se caractérise toujours également par des interventions directes de l’Etat dans le
marché, par exemple en encadrant le crédit ou en créant des champions nationaux par des
politiques industrielles volontaristes320. Typiquement dans les pays émergents, elle se
caractérise par une combinaison de ces deux types d’action (régulation et interventions
directes). Or, dans les PMA, « des administrations peu sophistiquées et dotées de faibles
ressources se [prêtent] mieux à des politiques d’encadrement direct des agents, de
segmentation des marchés ou de mobilisation extensive des ressources »321.
319 SGARD, 2008. 320 Ibid. 321 Ibid.
165
En ce sens, le degré moindre de sophistication de bureaucraties faiblement dotées
oblige celles-ci à agir d’une manière plus interventionniste et par des mesures moins
complexes, notamment du fait qu’une action publique purement régulatrice suppose le
fonctionnement d’un appareil juridique capable de solutionner des controverses entre
entreprises de manière efficiente, lutter contre la fraude fiscale, et autre éléments d’une bonne
gouvernance encore utopique pour un pays à faible revenu comme le Mozambique.
D’ailleurs, une pleine garantie des libertés civiles et politiques constitutionnelles à un niveau
similaire à celui de pays développés serait également trop coûteuse et irréalisable pour
l’appareil bureaucratique mozambicain.
L’idée d’un « avantage autoritaire »322 garant de la stabilité du régime nécessaire au
développement économique est souvent avancée lorsque les limitations des capacités de l’Etat
sont débattues. Les partisans d’un autoritarisme développementiste, tel que celui qui
caractérisait le Mozambique des premières années post-indépendance, posent ainsi la
question : « pourquoi se soucier du luxe des libertés politiques dans un cadre où les nécessités
économiques sont si pressantes ? »323. En effet, selon cet argument, une priorité donnée au
développement économique permet d’éradiquer plus rapidement la pauvreté. L’ancien
Premier Ministre de Singapour Lee Kuan Yew est emblématique de cette pensée lorsqu’il
affirme que « les libertés et les droits sont un frein à la croissance économique et au
développement ».324 D’autre part, ce raisonnement part du principe que les bénéfices d’une
croissance économique à long terme créeront aussi des fondations plus solides pour
l’implantation d’une démocratie, comme ce fut le cas dans la formation des démocraties
européennes contemporaines325.
En fait, ce type d’arbitrages entre système autoritaire et système démocratique reste
trop simpliste et l’expérience mozambicaine sous le nouveau régime démocratique démontre
que même dans un cadre institutionnel précaire, il est possible de mener un processus de
démocratisation de « basse intensité » pour ainsi dire, avec une formalisation graduelle des
pratiques, au fur et à mesure que l’Etat acquiert les capacités nécessaires. Ainsi, le système
judiciaire sera certes clairement incapable de garantir le respect de tous les droits civils et
politiques de chaque citoyen. Ainsi, un Etat de droit d’un régime autoritaire de revenu moyen 322 SIEGLE, 2006a. 323 SEN, 2001. 324 Ibid. 325 Les succès économiques de la Chine et du Viêtnam contemporains, et les stratégies de développement des anciens régimes de Coréé du Sud ou de Taiwan parmi d’autres cas asiatiques confèrent un poids empirique non négligeable à cet argument. Cependant, l’existence de régimes démocratiques contemporains également réalisant de rééls gains économiques et sociaux tels que l’Inde ou le Brésil montrent aussi que d’autres trajectoires sont possibles.
166
pourra certainement bénéficier d’une structure légale bien plus solide que celle d’un régime
démocratique de faible revenu.
Toutefois, certaines libertés politiques et civiles ne sont pas coûteuses pour
l’administration, et peuvent même, au contraire, épargner certains coûts : en effet, l’absence
de censure de la presse ou d’encadrement et de surveillance d’activités associatives permet à
l’Etat non seulement d’économiser sur ses fonds mais l’exercice des libertés d’expression et
de manifestation permet aussi de diffuser certaines tensions sociales. D’autre part,
l’informalité de la majorité des activités économiques n’implique pas nécessairement que les
activités économiques non déclarées seront purement rentières – elles peuvent aussi être
orientées vers des investissements productifs. La « corruption coordonnée », supposément
plus facile à atteindre dans un régime autoritaire développementiste, tel que Taiwan sous le
KMT ou la Corée du Sud de Park Jung Hee, a été précisément également rendue possible dans
certains régimes démocratiques grâce à « des systèmes de comités, des factions disciplinées,
et les machines des partis politiques », notamment des partis dominants tels que le PLD
japonais d’après-guerre.326
C’est en ce sens que la capacité organisationnelle du Frelimo - et notamment sa
capacité de gérer l’informalité, en contrôlant ses éléments prédateurs ou corrompus ou du
moins les orientant vers des investissements productifs, et simultanément promouvant ses
éléments plus technocratiques et développementistes dans l’élaboration des politiques
publiques - a été jusqu'à présent et continuera d’être cruciale pour l’approfondissement du
processus démocratique.
Si l’on se penche à présent sur la fonction de représentation et de participation,
deuxième condition de la faisabilité d’un projet de développement dans un régime
démocratique à faible revenu, le rôle d’un parti comme le Frelimo est également essentiel. Les
partis politiques ayant une structure organisationnelle suffisamment dense et articulée ont
tendance à avoir « des programmes de long terme et un noyau dur stable de membres capables
de mettre en œuvre ces programmes. Lorsque ces partis arrivent au pouvoir ils contribuent à
réduire le fossé entre les objectifs représentatifs et développementistes de l’Etat »327.
En effet, comme le souligne Richard Sandbrook à propos d’expériences démocratiques
dans des pays en développement :
326 BARDHAN, 1999. Pranab Bardhan précise effectivement que « le Parti Libéral Démocratique dans le Japon de l’après-guerre (et notamment son Policy Affairs Research Council dans lequel d’importantes politiques étaient décidées et des transactions étaient coordonnées à portes fermées) eut un succès non negligeable dans la centralisation des pots-de-vin ». 327 KOHLI, 2003.
167
Afin de comprendre comment […] les processus de construction d’un Etat […] et les contours de la société civile ont influencé les trajectoires social-démocratiques, il est nécessaire de prêter attention au rôle d’acteurs organisés, et notamment des partis politiques. De hauts niveaux de mobilisation des classes inférieures ne produisent pas nécessairement des politiques social-démocratiques. En effet, ils résultent plus souvent dans le populisme. Le rôle des partis politiques est critique dans leur capacité d’agrégation d’intérêts et de pourvoir une vision programmatique et consistante dans le temps. Les travaux de Kohli ont pu montrer comment le Parti Communiste d’Inde (Marxiste) dans la région de West Bengal a pu lutter contre la pauvreté de manière bien plus efficace que d’autres partis en Inde, grâce à sa discipline organisationnelle, sa cohérence idéologique, et sa base sociale. Cependant, les partis politiques de gauche électoralement dominants sont assez rares dans le monde en développement ; et lorsqu’ils émergent, ils sont souvent sujets à des tendances oligarchiques.
Il est vrai que l’existence de partis politiques réunissant ces diverses conditions est
relativement rare dans les pays en développement, et notamment en Afrique. Cependant,
malgré les tendances oligarchiques manifestes du Frelimo, ce dernier et certains autres partis
politiques dominants d’Afrique Australe aux caractéristiques historiques similaires peuvent
jouer ce rôle de canalisation d’intérêts de la base sociale de manière à produire un cercle
vertueux entre démocratisation par la participation coordonnée et développement par la
satisfaction de revendications à l’échelle du possible dans un contexte de précarité et
d’institutions faibles.
Le parti dominant comme une étape transitoire possible vers un système
démocratique enraciné
Reprenons à présent les principaux arguments de cette Conclusion. La relative
démocratie interne d’un parti certes oligarchique mais pluriel et collégial associée à une
discipline décisionnelle et à un exécutif fort se dégagent comme deux piliers centraux de la
stabilité d’un régime construit sur la base d’une Constitution très libérale mais conférant
également un large poids au parti gouvernant328. Ces éléments ont permis de garantir une
certaine stabilité du régime créé. Mais ont-ils approfondi le processus de démocratisation ?
Pour répondre à cette question, il faut savoir ce que l’on entend par
« démocratisation ». En effet, le processus de démocratisation dans ce contexte est
indissociable d’un projet de développement. En d’autres termes les libertés civiles et
politiques garanties par la démocratie libérale sont indispensables mais insuffisantes pour
parler de consolidation démocratique. On préfèrera définir le processus de consolidation
328 Comme nous l’avons vu en Introduction, la Constitution refléte d’avantage le pluralisme voulu par la communauté internationale à la fin du conflit civil, et le poids du parti gouvernant, l’exécutif fort souhaité par le Frelimo.
168
démocratique comme la formalisation graduelle de la garantie de droits tant politiques et
civils qu’économiques, sociaux et culturels – cette formalisation dépendant de manière
intrinsèque de la création d’institutions suffisamment adaptées aux situations locales, créant
ainsi le lien entre leurs spécificités et les principes universels de liberté et d’égalité.
Or, afin de permettre ce projet de développement dans un cadre démocratique, les
deux autres conditions qui nous paraissent nécessaires sont d’une part la capacité
institutionnelle de l’Etat de mettre les politiques publiques en oeuvre, et d’autre part la
capacité du parti au pouvoir d’être suffisamment représentatif et de donner suffisamment de
fenêtres de participation pour que ces politiques publiques reflètent les aspirations des
citoyens.
Si le scénario le plus probable à moyen terme est d’une continuation du Frelimo au
pouvoir, l’ouverture d’espaces d’expression et d’organisation à l’ensemble de la société peut
favoriser l’émergence d’une opposition offrant des perspectives alternatives. Pour l’instant,
l’existence même de plusieurs courants à l’intérieur du Frelimo a permis en quelque sorte de
canaliser diverses options programmatiques, reflétées par les groupes qui se forment autour de
certains leaders à l’intérieur même d’un seul parti. En effet, la combinaison d’une relative
démocratie (ou d’une oligarchie avec une diversité relative de points de vue) interne au parti,
avec une base sociale relativement large permet au parti dominant de faire des ajustements
nécessaires dans son programme au fil du temps, et lui a permis tant bien que mal de
renouveler son leadership jusqu’à présent. C’est d’ailleurs cette capacité de canaliser une
diversité de points de vue présents dans la société à l’intérieur du parti de manière dynamique
qui a permis à certains partis dominants de rester au pouvoir durant des décennies dans
d’autres contextes tels que le SAP en Suède ou le PRI au Mexique329.
C’est aussi le contrôle d’un niveau limité de ressources par cette même organisation,
assuré par la fluidité et l’informalité des relations parti-Etat, qui donne le statut de leader
incontesté au Frelimo. Cependant, si les conditions sont créées pour qu’une économie
suffisamment diversifiée et dynamique se mette en place dans les prochaines décennies, celle-
ci devrait se refléter dans une diversification des groupes d’intérêt et d’une compétition plus
décentralisée pour les ressources, et moins dépendante du parti et de l’Etat. Cela peut rendre
une alternance de pouvoir plus plausible, et plus souhaitable. En effet, l’évolution graduelle
329 En Afrique Australe, d’autres partis dominants tels que l’ANC sud-africain, la SWAPO namibienne, le BDP botswanais, ou le CCM tanzanien ont également su renouveler leur leadership de manière relativement fluide, ce qui leur a permis de continuer à gagner les élections sans devoir recourir à la fraude. D’un autre côté, le ZANU-PF zimbabwéen, qui reste essentiellement contrôlé par son membre fondateur jusqu’à présent, a été, face à la perspective d’une probable perte d’élections, contraint de provoquer une crise institutionnelle qui l’a obligé en définitive à partager le pouvoir avec le principal parti d’opposition, le MDC.
169
vers un système de partis centripète, pour reprendre le concept de Giovanni Sartori - c'est-à-
dire dont les programmes certes différenciés, convergent néanmoins sur certaines bases de
consensus nationaux institutionnels autour desquels s’effectue le débat national - paraît
plausible, notamment du fait que, malgré une rhétorique polarisante du leader de la Renamo,
en partie due au passé de guerre civile, du point de vue programmatique, les deux principaux
partis ne diffèrent pas au point de compromettre la stabilité du régime.
D’autre part, le contrôle d’une bonne partie des ressources (et donc des décisions de
politique publique) par les bailleurs de fonds fait que le parti au pouvoir – quel qu’il soit –
doit œuvrer à l’intérieur des paramètres dictés par les paradigmes de développement
contemporains. Dans le contexte actuel de Post-Consensus de Washington, et de
multipolarisation croissante des relations internationales, où la présence des pays émergents
s’accentue notamment en Afrique, on peut s’attendre à une plus grande marge de manœuvre
relative à terme pour les gouvernants dans les pays africains à faible revenu. En particulier, le
Frelimo a tout intérêt à renforcer des modalités participatives qui permettent à la fois de
renforcer potentiellement les processus de démocratisation et de développement, ainsi que de
rendre le processus de formulation et d’application des politiques publiques plus souverain,
contribuant en définitive à l’enracinement progressif du nouveau régime démocratique.
170
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ANNEXES Eléctions générales: 1994, 1999, et 2004
1994 1999 2004
Elections
Présidentielles (% voix)
Sièges au Parlement
Elections Présidentielles
(% voix)
Sièges au Parlement
Elections Présidentielles
(% voix)
Sièges au Parlement
FRELIMO 53,30 129 52.29 133 63,74 160
RENAMO-UE 33,73 112 47.71 117 31,74 90
Autres 12,97 09 0 0 4,52 0
Taux de participation
87,9% 69,5% 36,34%
Eléctions locales: 1998 et 2003
1998 2003
Présidents Municipaux
Sièges à
l’Assemblée
Municipale
Présidents Municipaux
Sièges à
l’Assemblée
Municipale
FRELIMO 33 730 28 558
RENAMO 0 0 5 286
Autres 0 60 0 13
Taux de participation
14,58% 26,16%
1. Résultats des élections générales et locales au Mozambique entre 1994 et 2004330
330 VIEIRA, 2005.
180
2. Liste de critères de démocratie établis par différents chercheurs et instituts331
331 MUNCK, VERKUILEN, 2002.
181
Freedom in Africa 2007
3. Carte de l’Afrique subsaharienne selon le classement de Freedom House de 2007332
332 Site web de Freedom House (http://www.freedomhouse.org/template.cfm?page=1, dernier accès 14/06/08).
182
4. Liste de critères de Freedom House pour son classement annuel « Freedom in the
World »333
333 Ibid.
KEY PR: Political Rights CL: Civil Liberties Status: F-Free; PF-Partly Free; NF-Not Free Sub-Categories: Political Rights A: Electoral Process B: Political Pluralism and Participation C: Functioning of Government Sub-Categories: Civil Liberties D: Freedom of Expression and Belief E: Associational and Organizational Rights F: Rule of Law G: Personal Autonomy and Individual Rights