Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

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Le paradigme coopératif : une matrice philosophique dévoilant l’Homo cooperatus pour une oikonomia renouvelée Thèse André Martin Doctorat en philosophie de l’Université Laval offert en extension à l’Université de Sherbrooke Philosophiae Doctor (Ph.D.) Faculté des lettres et sciences humaines Université de Sherbrooke Sherbrooke, Canada Faculté de philosophie Université Laval Québec, Canada © André Martin, 2016

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Le paradigme coopératif : une matrice

philosophique dévoilant l’Homo cooperatus

pour une oikonomia renouvelée

Thèse

André Martin

Doctorat en philosophie de l’Université Laval

offert en extension à l’Université de Sherbrooke

Philosophiae Doctor (Ph.D.)

Faculté des lettres et sciences humaines

Université de Sherbrooke

Sherbrooke, Canada

Faculté de philosophie

Université Laval

Québec, Canada

© André Martin, 2016

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RÉSUMÉ

La présente thèse porte sur des postulats philosophiques qui fondent l’activité coopérative.

La coopérative est une association de personnes réunies sur une base volontaire afin de

satisfaire des aspirations et des besoins d’ordre économique, social et culturel par le biais

d’une entreprise collective où le pouvoir est exercé démocratiquement. Une représentation

particulière de l’être l’humain, un cadre normatif spécifique et des finalités existentielles

singulières se dégagent de cette définition. Ainsi, de la coopérative émerge une autre vision

du monde. Par conséquent, elle contraste avec le paradigme dominant actuel de type

économiste, qui base toute sa praxis sur la logique interne de l’homo œconomicus et des

valeurs qui transcendent cette posture héritée du libéralisme classique et confirmée par le

nouveau libéralisme du 20e siècle. Hautement influencé par cette représentation du monde,

l’Occident est toujours aux prises avec les conséquences sociales, économiques, politiques,

culturelles que provoque un système dont la chrématistique institutionnalisée tente de

subordonner le politique et le du social à l’économique, conduisant ainsi au réductionnisme

anthropologique et éthique. Devant l’impasse qu’il suscite, bon nombre d’auteurs en

questionnent actuellement la pertinence et la justesse. Cela conduit aussi à l’évaluation d’un

changement de paradigme pour notre temps et à l’analyse d’alternatives. Une question se

pose : le coopératisme, malgré la méconnaissance de son objet, voire sa marginalité, peut-il

être considéré comme un paradigme ayant des attributs suffisamment développés pour se

présenter comme une perspective convenable pouvant répondre aux attentes d’aujourd’hui?

Cette recherche tente d’analyser cette possibilité en resituant la coopérative dans un

contexte paradigmatique et en revisitant les caractéristiques philosophiques et éthiques de

l’homo cooperatus, c’est-à-dire cette personne comme être singulier, dynamique et

multidimensionnel incorporé dans une communauté humaine concrète. Inspiré de l’idéal

démocratique républicain et influencé par le libéralisme et le socialisme, le coopératisme

propose un ensemble de valeurs qui s’imbriquent les unes dans les autres comme un tout

ouvrant des perspectives différentes de développement d’humanité. L’analyse exposée dans

cette thèse présente le coopératisme comme une alternative contemporaine qui tente de

redonner à l’économie, comme oikonomia, toutes ses lettres de noblesse en intégrant

continuellement cette dimension dans les autres sphères humaines qui se voient, par le fait

même, rééquilibrées. Cette multidimensionnalité coopérative repositionne la personne au

cœur d’un projet personnel et social d’envergure. Le coopératisme se dévoile ainsi comme

la possibilité d’une démocratisation de l’économie. Il possède en son sein les

caractéristiques philosophiques et éducatives nécessaires capables de susciter une

transformation de la pensée et des institutions. Ainsi, le coopératisme ne se présente pas

seulement comme une entreprise au sens classique du terme, mais aussi comme une école

d’apprentissage démocratique et comme un paradigme à part entière capable de confronter

l’actuel aux prises avec des anomalies qu’il tarde à résoudre. Le cadre normatif proposé par

le coopératisme et la matrice anthropologique qu’il renferme nous portent à penser qu’il

peut définitivement vaincre sa marginalité et s’inscrire comme un ouvrage de

reconstruction du bien commun et d’un vivre ensemble authentique. En bref, le

coopératisme est aussi une œuvre civilisationnelle pour notre temps.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ .............................................................................................................................. iii

LISTE DES ABRÉVIATIONS, DES SIGLES ET DES ACRONYMES ...................... vii

REMERCIEMENTS ........................................................................................................... xi

INTRODUCTION ................................................................................................................ 1

CHAPITRE 1 - LA PROBLÉMATIQUE ........................................................................ 11

1.1 SITUATION SOCIOÉCONOMIQUE ACTUELLE : UNE IMPASSE À

RÉSOUDRE ...................................................................................................... 14

1.1.1 Mise en contexte : l’économisme ............................................................. 17

Oikonomia ................................................................................................ 18

Chrématistique ......................................................................................... 21

1.1.2 Fondements du modèle socioéconomique actuel : vers l’homo

œconomicus .............................................................................................. 23

Une dimension de propriété ..................................................................... 24

John Locke : liberté et propriété .............................................................. 26

Adam Smith : la division du travail et l’importance du marché .............. 38

Friedrich Hayek : l’ordre spontané et l’individualisme ........................... 46

Conséquences humaines ........................................................................... 54

Remise en question ................................................................................... 67

1.2 ÉPOQUE À LA RECHERCHE DE CHANGEMENTS ................................... 71

1.3 COOPÉRATISME : UNE ALTERNATIVE RAISONNABLE ........................ 79

1.3.1 Trois tendances coopératives .................................................................... 80

Léon Walras et l’école néoclassique ........................................................ 81

Le socialisme et Jean Jaurès .................................................................... 89

Charles Gide et la République coopérative ............................................ 109

Quelques précisions sur les coopératives ............................................... 113

1.3.2 Méconnaissance du modèle coopératif ................................................... 121

1.3.3 Difficultés de la gestion coopérative ...................................................... 124

1.3.4 La coopérative : une autre vision du monde ........................................... 129

1.4 MISE EN PERSPECTIVE DE LA QUESTION DE RECHERCHE .............. 131

CHAPITRE 2 - LES RÉFÉRENTS CONCEPTUELS ................................................. 137

2.1 NOTION DE PARADIGME ........................................................................... 139

2.1.1 Science normale ...................................................................................... 149

2.1.2 Étape de transition vers la révolution scientifique ................................. 153

2.2 PARADIGME ET SOCIÉTÉ .......................................................................... 159

2.2.1 Système social ........................................................................................ 159

2.2.2 Vision du monde délimitée ..................................................................... 162

2.3 PARADIGME ET ÉDUCATION .................................................................... 167

2.3.1 Educare comme formation ..................................................................... 171

2.3.2 Educere comme éducation ..................................................................... 173

2.3.3 Complémentarité des concepts et de la réalité éducative ....................... 175

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2.3.4 Changement de paradigme et éducation ................................................ 182

2.4 NOUVEAUTÉ PARADIGMATIQUE ............................................................ 187

2.4.1 Influence cartésienne ............................................................................. 188

2.4.2 De la complexité .................................................................................... 193

2.5 NOTRE GRILLE DE LECTURE .................................................................... 197

CHAPITRE 3 - LES PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES DU PARADIGME

COOPÉRATIF .................................................................................................................. 201

3.1 QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES ........................................................ 202

3.1.1 Jean Jacques Rousseau et la notion de république ................................. 206

3.1.2 Question de propriété collective ............................................................ 220

3.1.3 Quelques penseurs-praticiens coopératifs .............................................. 223

Robert Owen (1771-1858) ...................................................................... 225

Louis Blanc (1812-1882) ........................................................................ 227

William King (1786-1865) ...................................................................... 228

Philippe Buchez (1796-1865) ................................................................. 229

Les Pionniers équitables de Rochdale (1844) ........................................ 232

3.2 HOMO COOPERATUS : VERS UNE ANTHROPOLOGIE

COOPÉRATIVE .............................................................................................. 244

3.2.1 Personne ou individu.............................................................................. 246

3.2.2 Collaborateur ou coopérateur ................................................................. 253

3.2.3 Homo cooperatus, homo ethicus ............................................................ 259

3.2.4 Éducateur ou formateur .......................................................................... 267

3.3 VALEURS COOPÉRATIVES ......................................................................... 273

3.3.1 Idéal démocratique : liberté et égalité .................................................... 273

3.3.2 Solidarité, équité et responsabilité ......................................................... 279

3.4 FINALITÉS COOPÉRATIVES ....................................................................... 286

CHAPITRE 4 - UNE DISCUSSION PHILOSOPHIQUE ............................................. 297

4.1 APPORT DE KARL POLANYI ...................................................................... 299

4.1.1 Une lecture de Polanyi aujourd’hui ....................................................... 301

4.1.2 Économie encastrée dans le social ......................................................... 308

4.1.3 Notion de mouvement ............................................................................ 315

4.1.4 Continuité de l’avènement du nouveau libéralisme ............................... 318

4.2 COOPÉRATISME : UN PARADIGME D’AVENIR ..................................... 321

4.2.1 Chrématistique à réquisitionner ............................................................. 323

4.2.2 Nouvelle oikonomia à caractère coopératif ............................................ 326

4.2.3 Oikonomia et démocratie ....................................................................... 328

4.2.4 Projet éducatif à réaliser encore ............................................................. 330

4.3 PARTICIPATION COOPÉRATIVE À UNE ŒUVRE

CIVILISATIONNELLE ................................................................................... 338

4.3.1 Une méthode à considérer ...................................................................... 339

4.3.2 Une synthèse à envisager ....................................................................... 347

CONCLUSION .................................................................................................................. 355

BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................ 367

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LISTE DES ABRÉVIATIONS,

DES SIGLES ET DES ACRONYMES

ACE Association of Cooperative Educators

ACI Alliance coopérative internationale

BIT Bureau international du Travail

BM Banque mondiale

CQCM Conseil québécois de la coopération et de la mutualité

FMI Fonds monétaire international

IRECUS Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de

l’Université de Sherbrooke

LADYSS Laboratoire Dynamiques sociales et Recomposition des Espaces

OCDE Organisation de coopération et de développement économique

OMC Organisation mondiale du commerce

ONU Organisation des Nations Unies

PIB Produit intérieur brut

SCOP Société coopérative et participative

SOCODEVI Société de coopération pour le développement international

UQAM Université du Québec à Montréal

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À deux sages qui ont croisé ma route et qui ont eu

l’honnêteté de proposer des directions :

Ernest St-Jacques, mon grand-père maternel, le

premier grand coopérateur qui, par sa vie, m’a

affectueusement fait découvrir l’importance et la

complémentarité du travail manuel et du travail

philosophique. Avec sa truelle et sa grande

humanité, il m’a appris les rudiments nécessaires

à la construction d’un monde qu’on souhaite

meilleur. Je lui serai éternellement reconnaissant.

Charles Granche (p.s.s), un ami de la famille dont

les mots et la sensibilité étaient capables

d’atteindre des profondeurs de l’être rarement

côtoyées. Avec sa candeur et son sens à la vie, il

m’a enseigné que l’unique richesse ne se crée pas

puisqu’elle se trouve profondément dans le cœur

de chaque personne et de l’humanité.

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REMERCIEMENTS

J’ai débuté ce travail doctoral avec celle qui m’accompagne dans tout. C’est un

privilège de vivre avec une personne si riche, au cœur si grand. Nous nous étions entendus,

Hélène et moi, que cette aventure universitaire en serait une aussi familiale. Il ne pouvait en

être autrement. Cette thèse en philosophie fut rendue possible grâce à sa patience et son

amour. Sans elle, point de salut doctoral! Mes premiers remerciements et toute ma

reconnaissance lui sont d’emblée dédiés. Puisque la famille est la partie la plus importante

de ma vie, je salue avec une étreinte affectueuse et amoureuse mes enfants David, Charles,

Halida et Carolanne. Sans trop vous en rendre compte, vous m’avez accompagné

quotidiennement dans cette aventure. À cette petite famille qui est le cœur de ma vie est

venu s’ajouter, entre temps, notre premier petit-fils Malick, adorable petit garçon qui

meuble désormais notre quotidien.

Des personnes très importantes ont aussi marqué le parcours de cette recherche :

Madame France Jutras, professeure de l’Université de Sherbrooke, eut l’audace

d’accepter de diriger cette thèse. Ses judicieux conseils, sa méthodologie, sa

connaissance et sa science, sa rigueur, sa patience, son respect, son écoute, son

encouragement et ses directives précises ont grandement aidé à rendre possible ce

travail. Je rappelle ici une petite anecdote sympathique. Au début du processus, madame

Jutras m’avait remis un dessin plein de vérité sur lequel apparaissaient Tintin et Milou

marchant péniblement dans le désert. Tintin, déterminé malgré tout, se disait :

« Courage Milou! Un doctorat, ça se mérite! ».

Messieurs Thomas De Koninck, professeur de l’Université Laval, et André Lacroix,

professeur de l’Université de Sherbrooke, ont accepté d’être initialement les membres du

comité de thèse. Leur érudition respective m’a permis de préciser et de peaufiner des

idées et des sujets porteurs de sens. Mes remerciements vont également à madame

Allison Marchildon et monsieur Jean-Herman Guay de l’Université de Sherbrooke ainsi

qu’à monsieur André Leclerc de l’Université de Moncton qui ont eu la tâche d’évaluer

cette thèse. Leurs commentaires démontrent leur grande connaissance et leur

authenticité.

Je salue de façon toute particulière les personnes avec qui j’ai le privilège de travailler à

l’Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de

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l’Université de Sherbrooke (IRECUS). Votre soutien fut pour moi un appui fort

important dans cette démarche. Je remercie Michel Lafleur, Claude-André Guillotte,

Carole Hébert, Christiane Vilandré, Jocelyne Racine, Anne-Marie-Merrien, Josée

Charbonneau, Étienne Fouquet ainsi que tous les étudiants qui, depuis 2004, m’obligent

à être meilleur.

Une partie de cette thèse sur le paradigme coopératif a fait l’objet de nombreuses

conférences depuis 2006 dans la plupart des secteurs coopératifs et mutualistes du

Québec. Les conférences ont été souvent pour moi des moments de discussions,

d’échanges d’idées et de débats particulièrement vivifiants avec les participantes et les

participants. Vous m’avez confirmé que la philosophie coopérative avait toute sa place

parmi nous. Recevez ma reconnaissance pour ces moments privilégiés de partage et

d’amitié. Vous avez été, sans trop le savoir, les premiers membres du jury de ma thèse.

Quelques personnes ont aussi joué un certain rôle depuis le début de ce processus. Je

m’en voudrais de ne pas les remercier puisqu’avec eux, des discussions philosophiques

très pertinentes sur la coopération et la vie sont venues alimenter mon propre univers.

Les prénoms suffisent, ils se reconnaîtront : Bastien, Mario, Andrée, Luc, Yves, Andréa,

Ernesto, la marquise et le capitaine, Gabriel, Pierre, etc.

Mon implication professionnelle et personnelle au sein du mouvement coopératif

m’incite à nommer des groupes que j’ai côtoyés en souhaitant que les personnes s’y

reconnaissent. Votre appui pour cette thèse compte à mes yeux : le conseil d’orientation

de l’IRECUS, le comité d’éducation du Conseil québécois de la coopération et de la

mutualité (CQCM), la Table des formateurs et éducateurs coopératifs et mutualistes du

Québec, la Société de coopération pour le développement international (SOCODEVI),

l’Association of Cooperative Educators (ACE), la Coopérative de solidarité du Mont-

Orford, le Bureau international du Travail (BIT), secteur coopératif, et les membres du

réseau uniRcoop dans les Amériques.

Merci aux organismes qui m’ont permis d’obtenir des bourses au fil du temps. Un

support financier est toujours nécessaire pour ce genre d’entreprise.

Une pensée va vers monsieur Michel Marengo, véritable philosophe de la coopération.

Des saluts très sincères et sentis à ma famille et à la famille d’Hélène. Vos appuis sont

toujours précieux et appréciés. Sachez-le.

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INTRODUCTION

L’idée de cette thèse fut inspirée par des expériences personnelles très concrètes en

coopération qui ont suscité, en parallèle, leur lot de questionnements d’ordre philosophique.

Cette pratique qui fut la mienne demeure le point de départ d’une réflexion sur la situation

de notre monde, ses dilemmes économiques, sociaux, politiques et éthiques auxquels les

sociétés occidentales sont de plus en plus soumises et sur l’importance de trouver

raisonnablement de possibles alternatives. Confronté sur le terrain de la praxis coopérative

où cohabitent des discours ambivalents, des techniques de gestion peu différenciées de

l’entreprise traditionnelle et une méconnaissance prononcée du modèle coopératif lui-même

dans ses fondements, mon questionnement d’ordre plus philosophique demeure profond.

Outre le fait de connaître et de réciter mécaniquement les valeurs et principes de la

coopération, quelle compréhension avons-nous de la posture philosophique que contient le

coopératisme? Existe-t-il une philosophie de la coopération? Si oui, offre-t-elle les

caractéristiques suffisantes, malgré sa marginalité, pour se présenter comme une réelle

alternative au système économique actuel? Là repose une partie de mes interrogations qui

émergent de mes expériences tant comme sociétaire, administrateur ou fondateur de

coopératives.

Depuis la crise du pétrole de 1973, nous pouvons répertorier une série de crises

économiques dont les bouleversements importants affectent les structures sociales et

politiques des cultures humaines. Les crises se répètent et s’amplifient. Elles sont de plus

en plus complexes, interconnectées et globalisées. Les sociétés humaines semblent avoir de

moins en moins d’emprise sur les enjeux d’une économie de marché déconnectée des

réalités concrètes et humaines. Ces crises s’inscrivent dans une logique de plus en plus

difficile à atténuer et à contrôler. La crise financière mondiale de 2008 sert d’exemple.

C’est comme si la constitution même du système économique actuel, influencé par une

logique de dérèglementation et de privatisation, provoque des crises qui affectent les

personnes et les communautés. Certaines catastrophes humaines et environnementales

contemporaines importantes rappellent les enjeux que représente une certaine vision du

monde économique qui valorise, dans l’action, la maximisation du profit aux moindres

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coûts et à court terme. C’est ce qui dicte les façons de faire aux autorités publiques qui s’en

remettent à la capacité du marché économique et financier de réguler la marche sociale et

les orientations politiques des puissances mondiales. Cette procédure, soumise en partie à la

force décisionnelle du grand capital, peut cependant conduire à des drames humains et

écologiques.

Cette thèse cherchera à poser un regard critique sur les crises qui secouent nos

sociétés en ce début de 21e siècle et tenter de voir comment l’idéal et la pratique de la

coopération peuvent essayer aujourd’hui de proposer des solutions. Plus spécifiquement,

nous voulons scruter les fondements philosophiques du coopératisme et voir s’il constitue

un paradigme alternatif au dominant actuel. Nous voulons faire le lien entre le système

actuel et l’influence des paradigmes sociaux, qui fondent et guident, en amont, les décisions

et les actions globales d’une société humaine. Nous voulons montrer que nous sommes, en

Occident, les héritiers d’une représentation du monde et de l’être humain qui s’est

cristallisée au tournant des années 1980 en un paradigme économiste et néolibéral. Une

telle posture comporte des finalités particulières qui cultivent, en bonne partie, la pensée et

les actions. C’est ce qui, potentiellement, crée et cause les dérives que nous répertorions de

plus en plus. L’influence du paradigme économiste est donc particulièrement puissante sur

les esprits et les institutions.

Cette problématique sera abordée plus en profondeur dans le premier chapitre de

notre thèse. Elle sera articulée autour de trois éléments qui circonscrivent l’impasse sociale

et paradigmatique à laquelle nos sociétés font face. En premier lieu, nous tenterons de

mieux comprendre la situation socioéconomique actuelle à la lumière de certains concepts à

caractère économique qui illustrent ce qu’est l’économisme actuel. Le paradigme sociétal

qu’est l’économisme possède des racines philosophiques chez certains auteurs modernes

comme John Locke, Adam Smith et le contemporain Friedrich Hayek. Cette réflexion

permettra de préciser les contours philosophiques du concept connu de ce paradigme qu’est

l’homo œconomicus. Si beaucoup constatent aujourd’hui les dangers d’une pensée qui

fonde l’action sociale sous l’emprise de l’économie de marché libérée des autres

dimensions humaines comme le social et le politique, il semble urgent de questionner cette

posture et d’évaluer la possibilité d’un changement de paradigme. Comme de nombreux

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auteurs soulignent la nécessité d’une transformation sociétale, nous montrerons en

deuxième lieu que cette revendication ne doit pas être limitée à une modification de

structure, mais qu’elle doit introduire surtout une réforme de la pensée elle-même. Si le

constat actuel nous oblige à poser un regard critique sur le paradigme dominant et à

demander des modifications substantielles, un autre paradigme doit donc émerger et

prendre la place. Certains considèrent que le coopératisme pourrait être une de ces

alternatives. Nous analyserons cette possibilité et nous relèverons, pour le faire, trois

tendances qui ont marqué et qui continuent d’influencer la compréhension que nous nous

faisons du coopératisme. Né au sein du libéralisme économique et du capitalisme du

19e siècle et influencé par eux, le coopératisme reste aussi ancré dans le socialisme. La

réflexion sur la coopération essaiera de trouver au 20e siècle un compromis entre les deux

grands paradigmes qui se sont affrontés jusqu’à la fin du siècle dernier. À partir de cette

analyse, c’est ainsi qu’en troisième lieu, la situation actuelle de la coopérative1 sera traitée.

Nous verrons que le modèle coopératif2 est confronté aujourd’hui à des situations

spécifiques qui l’empêchent, pour l’instant, de se considérer lui-même comme une source

de changement paradigmatique et de se poser plus affirmativement comme solutions aux

inquiétudes sociales et économiques de notre temps.

Puisqu’il est abondamment question des notions de paradigme et de changement de

paradigme dans le premier chapitre exposant la problématique, nous dédions le deuxième

1 Une coopérative est définie comme : « […] une association de personnes, volontairement réunies pour

satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs au moyen d’une

entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est exercé démocratiquement » (ALLIANCE

COOPÉRATIVE INTERNATIONALE, « Déclaration sur l’identité coopérative. Déclaration approuvée

par l’Assemblée générale de l’321) lors du congrès de Manchester – septembre 1995 », Réseau coop, vol.

3, no 2, novembre-décembre 1995).

Par souci d’économie, tout au long de ce travail, jamais ne seront utilisés conjointement les mots

« coopérative et mutuelle ». Le mot « coopérative » inclura cependant celui de « mutuelle », considérant le

fait que, fondamentalement, la coopérative et la mutuelle sont guidées par les mêmes principes de base et

les mêmes valeurs. Cette réduction à un seul terme doit respecter l’esprit du mutualisme qui s’apparente

essentiellement à celui du coopératisme. 2 Le mouvement coopératif au Québec est impliqué dans la plupart des secteurs de l’activité économique.

Nous pouvons penser à Desjardins, La Coop fédérée, Agropur, Citadelle, Exceldor. Outre les deux grands

piliers de la coopération que sont les secteurs financier et agricole, il faut mentionner les coopératives

d’habitation, les coopératives scolaires, funéraires, forestières, alimentaires, de santé et de services à

domicile, etc. On doit aussi ajouter les mutuelles d’assurance comme SSQ, La Capitale, Promutuel. La

coopération et la mutualité du Québec participent activement, par l’usage, à la consommation, à la

production et au travail.

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chapitre à préciser ces référents conceptuels à la lumière des écrits de Thomas Kuhn. Nous

verrons que la notion de paradigme définie par Kuhn, qui concerne davantage le monde de

la science, s’applique bien à l’univers social. Kuhn met en relief l’importance de certaines

étapes, par exemple, celles où se produisent des bouleversements épistémologiques et des

révolutions qui mènent vers des changements de paradigme scientifique et sociétal. C’est ce

qui nous amènera à considérer l’importance d’établir le lien entre paradigme et société,

d’une part, et paradigme et éducation, d’autre part. Pour illustrer la notion de paradigme,

nous arborerons l’influence du paradigme cartésien dans la logique de la mécanique

économiste et l’émergence du paradigme alternatif qu’est celui de la pensée complexe.

Cette description permettra de comprendre la transformation épistémologique qui doit

accompagner tout changement de paradigme. En conclusion de notre deuxième chapitre,

qui met en relief les référents conceptuels que nous utilisons, nous proposerons une grille

de lecture que nous emploierons pour l’analyse subséquente. Cette grille montre que tout

paradigme renferme trois éléments complémentaires : 1) chaque paradigme social

comprend une conception particulière de l’être humain incluse dans un contexte social

spécifique; 2) à la lumière de cette anthropologie se dessine un ensemble de valeurs tout

aussi spécifique; 3) tout paradigme convie à intégrer ses pratiques dans un cadre de finalités

existentielles qui se rattachent à la représentation anthropologique et éthique de base. Cette

grille de lecture nous servira à analyser le coopératisme sous son angle paradigmatique.

Au troisième chapitre, les perspectives philosophiques du paradigme coopératif

seront analysées. Avant d’aborder de façon plus systémique l’anthropologie, les valeurs et

les finalités coopératives, nous nous permettons un saut dans l’histoire pour faire remarquer

que la philosophie républicaine de Jean-Jacques Rousseau et les utopistes associationnistes

nous aident à mettre en relief ce qui constitue le cœur du coopératisme : l’homo cooperatus.

Cette anthropologie est plus spécifiquement développée par quelques penseurs-praticiens

qui ont marqué profondément l’esprit coopératif à la fin du 18e siècle. Cela nous conduira à

préciser de façon plus systématique les trois volets proposés par notre grille de lecture :

l’anthropologie coopérative, ses valeurs et ses finalités.

Les analyses du troisième chapitre montreront que le coopératisme n’est pas

simplement un mode d’organisation économique et une entreprise au sens classique du

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terme. Il constitue en lui-même un modèle de pensée qui comprend une anthropologie

philosophique différente et originale qui place la personne au centre d’un projet qui rallie

toutes les sphères de la vie humaine (sociale, politique, économique et culturelle). Il

demeure fondamental de mettre en perspective les liens épistémologiques qui existent ou

qui devraient exister entre un idéal coopératif renouvelé et sa pratique dans un mouvement

éducatif équilibré. Cette dimension nous semble fondamentle. Ainsi, nous tenterons de

montrer que nous ne pouvons pas dissocier du coopératisme des concepts comme

l’anthropologie, les valeurs démocratiques, l’éthique, la complexité, l’approche systémique

et l’éducation. Si le coopératisme est souvent considéré comme un simple mode

d’organisation économique, dans ce chapitre nous chercherons à concilier ces concepts et à

faire valoir que des gens, avec des besoins et des aspirations bien identifiés, sont en mesure

de faire émerger, à partir d’une vision particulière de l’être humain et du monde, un

processus de construction sociale duquel l’univers contemporain aurait intérêt à s’inspirer

pour mieux répondre éthiquement aux attentes et aux besoins de la société.

À partir de cette réflexion et de cette analyse du paradigme coopératif et aidé de notre

grille de lecture, nous mettrons en parallèle au quatrième chapitre ce paradigme avec le

paradigme dominant actuel de type économiste. Dans la foulée d’un éventuel changement

de paradigme, nous prendrons en considération l’apport de Karl Polanyi qui a montré que

l’économie de marché, qui suppose une société de marché pour se développer, constitue

une fiction et que cette fiction fait émerger des contre-mouvements qui contestent les visées

ultralibérales qui dépossèdent les citoyens de leur pouvoir politique et économique et

provoquent une déshumanisation, voire une dislocation des dimensions humaines. Les

études de Polanyi, quoique reliées davantage au contexte de la fin du 19e et le début du

20e siècle, manifestent une grande pertinence et nous permettent de comprendre que le

coopératisme est aussi une réaction humaine concrète aux abus du système basé sur cette

fiction et cette croyance. Polanyi, par son analyse, justifie l’importance des alternatives qui

positionnent l’être humain dans son ensemble au cœur même d’un projet de société plus

équitable. Nous soumettons l’hypothèse que le coopératisme en constitue une importante.

Nous ferons valoir, avec lui, le fait qu’il existe des mécanismes sociaux

d’autoprotection qui empêchent l’exagération du libéralisme qui prend en otage, d’une

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certaine façon, les personnes et les communautés. L’apport de Polanyi fait ressortir

l’importance de l’homo cooperatus, fort différent de l’homo œconomicus, et la possibilité

des changements. La situation actuelle nous invite à un changement de cap, à une réforme

épistémologique, anthropologique et éthique. Cette réforme fera émerger de nouvelles

façons de faire et de nouvelles exigences d’un vivre ensemble authentique. Ainsi, nous

verrons que le coopératisme constitue un paradigme d’avenir parce qu’il répond aux

besoins et aux aspirations de la société actuelle, où l’économie doit davantage être intégrée

dans les sphères humaines desquelles elle dépend. Cette recherche nous permettra de

comprendre que la coopérative constitue un paradigme particulier, porteur d’avenir et ayant

une méthode spécifique que nous voulons faire valoir, et qu’il peut offrir des leviers pour la

construction de la société. Les défis sont grands et la réalisation d’un tel changement

demeure complexe, d’autant plus qu’aujourd’hui, nous devons tenir compte de nouvelles

perspectives, comme celles de l’écologie et de la mondialisation. C’est ni plus ni moins une

nouvelle pratique coopérative qu’il faut réinventer, tout en approfondissant l’anthropologie

philosophique qui la fonde.

Les visées de notre recherche amènent à considérer le modèle coopératif comme un

lieu organisationnel privilégié pour comprendre et promouvoir un paradigme spécifique en

rétablissant les liens qui existent entre sa philosophie humaniste et sa praxis. Un tel

humanisme est encore possible : celui de développer davantage la responsabilisation lucide

et la prise en charge personnelle et collective, construisant ainsi une société plus libre, plus

solidaire, plus équitable, plus conviviale, et ce, dans un environnement sain3. Le renouveau

des concepts fondateurs de la coopérative pourrait participer à l’éveil de la conscience, ou à

tout le moins fournir le témoignage d’autres réalisations sociales à réinventer, donc être

porteur de sens d'un projet de société basé sur la coopération. C'est là, encore aujourd'hui,

une intention inspiratrice de sens4.

Pour tenter d’obtenir de tels résultats, la méthode que nous avons mise en œuvre pour

écrire cette thèse se veut des plus classiques. Un peu comme l’anthropologue, le chercheur

3 M. MARENGO. Le coopératisme. Un humanisme inconnu, Sherbrooke, Éditions GGC, 2007, p. 148-152. 4 P. LAMBERT. La doctrine coopérative, Bruxelles, Propagateurs de la coopération, 1964, p. 41.

Page 19: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

7

« théorique » est celui qui séjourne sur le terrain de la documentation philosophique pour

tenter d’extraire le sens caché d’un ensemble de textes et de réflexions pris isolément. Son

travail est de constituer des liens nouveaux afin de faire apparaître une vision différenciée

d’un phénomène5. Notre processus de recherche s’initie donc modestement par une prise de

conscience des problématiques évoquées et par la reconnaissance, dans la pratique et la

théorisation, d’une certaine insatisfaction à l’égard d’un nombre d’idées, de thèses, de

connaissances et d’argumentations concernant plus globalement la réalité du monde, et plus

particulièrement la place qu’occupe le coopératisme à l’intérieur des dimensions humaines

contemporaines. Nous proposons de poser, traiter et articuler la problématique

différemment et d’y répondre d’une manière renouvelée pour que puisse apparaître une

autre compréhension plus philosophique de la coopération en ce 21e siècle, compréhension

qui pourra potentiellement influencer, justifier et renouveler la praxis coopérative.

Par cette méthodologie du travail, il s’agit de donner du sens à un objet de recherche

et de pratique en le reconstruisant à partir de nouveaux paramètres et cadres théoriques

complémentaires. Cette méthode nécessite la reconnaissance de la subjectivité du

chercheur, nourrie par l’expérience pratique, l’intuition, l’imagination, l’implication, ainsi

que de l’objectivité, fruit d’une argumentation rationnelle et d’une interprétation des textes

et des concepts que nous essaierons de mettre en liens6. Ainsi, pour répondre aux objectifs

théoriques de cette recherche doctorale, l’aspect qualitatif sera l’approche utilisée.

Selon Martineau, Simard et Gauthier, « [c]ette méthodologie joue le rôle de

“dévoilementˮ »7. Elle devrait aider à poser un regard philosophique et pratique en

dégageant les savoirs fondamentaux du coopératisme, c'est-à-dire cette réflexion ouverte,

libératrice et critique sur l'homme, les valeurs et les finalités, pour un savoir-faire et un

savoir-être plus authentiques. Voilà une ouverture nécessaire pour mieux comprendre et

vivre la coopération à l'intérieur de nos organisations démocratiques, là où le

développement politique, économique et social est subordonné à la prise en compte des

5 S. MARTINEAU, D. SIMARD et C. GAUTHIER. « Recherches théoriques et spéculatives :

considérations méthodologiques et épistémologiques », Recherches qualitatives, vol. 22, 2001, p. 8. 6 Idem. 7 Ibid., p. 25.

Page 20: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

8

valeurs, des normes et des finalités humaines. Jusqu’à un certain point, de telles

considérations philosophiques pourront s’enraciner méthodologiquement dans l’action elle-

même.

Le besoin actuel de connaissances est, nous semble-t-il, très grand dans le domaine de

la philosophie coopérative. En 1992, lors du Symposium de la Journée annuelle de l’Institut

de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de l’Université de

Sherbrooke (IRECUS), le professeur Paul Prévost faisait le constat que « […] les savoirs

que nous avons développés sur les coopératives n’ont pas suivi les développements

fulgurants que nos coopératives ont vécus. […] Tant et aussi longtemps qu’il n’y aura pas

une base conceptuelle à la mesure du succès des coopératives, il va y avoir toutes sortes

d’incohérences comme vécues aujourd’hui […] L’infiltration dans les coopératives en

croissance, d’un mode de pensée inapproprié à la gestion coopérative est souvent

insidieuse »8. Cette situation décrite il y a plus de 20 ans reste sensiblement la même.

Prévost reconnaissait que les mouvements libéraux et socialistes dominants dans

l’histoire récente des deux derniers siècles en Occident ont développé, conformément à

leurs bases conceptuelles « […] des savoirs variés capables de cadrer les nouvelles

problématiques en émergence continuelle »9. Dès lors se sont construits les fondements

scientifiques et « tous les cadres de référence nécessaires pour agir à l’intérieur du système

de valeurs privilégiées et pour le renforcer »10. En conséquence, une communauté humaine

est, pour un temps, mobilisée par « […] la production de “représentations socialesˮ, de

représentations du monde, qui permettent à des acteurs de s’en saisir pour changer le cours

des choses. Notre compréhension du monde emprunte ainsi une dimension normative, elle

est marquée par des projets politiques, voire utopiques. Cette dimension normative consiste

à ouvrir des espaces possibles »11. Influencée par les paradigmes sociaux dominants, la

8 P. PRÉVOST. « La problématique de la coopération : une trop grande faiblesse conceptuelle? », Le

coopératisme au Québec : le rose et le noir, Acte du symposium de la Journée annuelle de l’IRECUS sous

la coordination de Bastien Dion, Université de Sherbrooke, IRECUS, 1993, p. 88. 9 Ibid., p. 84 10 Ibid., p. 85 11 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, Bellecombe-en-

Bauges, Éditions du croquant, 2014, p. 57.

Page 21: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

9

coopération peine encore aujourd’hui à comprendre l’espace conceptuel et méthodologique

qui lui est spécifique et à reconnaître des fondements philosophiques qui lui sont propres.

Cela se remarque, par exemple, tant dans la vie économique que dans le système éducatif :

« L’époque néolibérale dans laquelle nous sommes se prête à tous les détournements du

système scolaire, système que les forces économiques et politiques dominantes veulent

mettre au service de leur idéologie et intérêts »12.

L’histoire récente des idées montre que le développement conceptuel de la

coopération n’a pas reçu la même attention que le libéralisme et le socialisme. En fait, écrit

Prévost, « […] le développement intellectuel de sa pensée [la pensée coopérative] est

demeuré marginal »13. Tout en demeurant pertinente, la pensée coopérative repose

néanmoins sur des bases théoriques jugées insuffisantes pour « […] supporter et encadrer

un développement coopératif et un développement des organisations coopératives qui

restent cohérents dans l’action, peu importe le niveau de complexité des expériences

vécues »14. Dans le même ordre d’idées, le groupe nommé La Manufacture coopérative15

affirme que « […] des pratiques de travail collectif et horizontal émergent un peu partout

sous forme d’associations, de coopératives ou de groupements d’indépendant-es, à qui il

manque souvent les outils conceptuels et opérationnels pour construire des organisations

économiques qui leur ressemblent »16.

Non seulement notre recherche peut-elle contribuer à l'avancement des

connaissances, mais nous espérons aussi que ces connaissances puissent permettre aux

coopérateurs dans leur pratique de trouver un sens renouvelé au coopératisme en étant

toujours plus cohérent avec l’identité coopérative elle-même. Réintroduire la dimension

philosophique du projet coopératif, c’est éviter de « […] réduire la vie de la coopérative à

12 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous. Quelle formation des citoyens? Paris : Éditions

Nouveaux Regards et Syllepses, 2004, p. 15. 13 P. PRÉVOST, « La problématique de la coopération […]», p. 85. 14 Ibid., p. 87. 15 La Manufacture coopérative est le nom d’un groupe qui résulte d’une recherche-action initiée par des

praticiens et des universitaires. Les SCOP Oxalis et Coopaname se sont associés à une équipe de

chercheurs du laboratoire LADYSS composé principalement d’économistes. 16 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 28.

Page 22: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

10

une stratégie de gestion »17. C’est également permettre aux personnes intégrées aux

organismes de coopération de reconnaître les possibilités mêmes du coopératisme comme

paradigme dessinant un autre projet de société constructeur d’humanité. En bref, par notre

analyse théorique et philosophique, nous voulons montrer que le modèle coopératif en est

un de grande actualité et d’avenir pour nos sociétés. Notre réflexion pourra faciliter le

rétablissement d’un lien plus étroit entre une philosophie qui reste à être redéployée et la

pratique entrepreneuriale qui doit être peaufinée et plus conforme, en amont, à ses

fondements coopératifs18. Il semble donc important de clarifier le tout pour permettre aux

coopératives et au mouvement coopératif de développer des pratiques coopératives en lien

avec son idéal, et surtout possédant une plus grande force argumentative pour participer aux

enjeux contemporains.

Nous espérons que notre recherche permettra, d’une part, d’éviter que les

coopératives empruntent les valeurs dominantes qui l’amenuisent tout comme elles

amenuisent la gouverne des sociétés actuelles, et d’autre part, de découvrir la richesse

philosophique de la coopérative afin de permettre à l’organisation et à la société elle-même

de distinguer d’autres possibles sociaux, économiques, politiques et culturels dans un

monde en mutation. Ces réflexions théoriques sont au cœur de notre démarche pratique et

les ouvertures qu’elles proposent devraient, nous le souhaitons, apporter une contribution

au renouvellement de la pensée et de la pratique de la coopération au Québec et ailleurs.

17 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, Paris, L’Harmattan, 2012,

p. 157. 18 H. DESROCHE. Le projet coopératif : son utopie et sa pratique, ses appareils et ses réseaux, ses

espérances et ses déconvenues, Paris, Éditions Économie et Humanisme, 1976, p. 372.

Page 23: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

11

CHAPITRE 1

LA PROBLÉMATIQUE

L’année 2012 fut déclarée, par l’Organisation des Nations Unies (ONU), Année

internationale des coopératives. Nous sommes ainsi à un moment propice pour faire le

point sur ce que sont les coopératives, leur identité, leurs impacts, leurs possibilités et leur

avenir. Cet événement particulier s’insère à l’intérieur d’un contexte socioéconomique

global, incertain et perturbé par des crises importantes : crises financières et spéculatives,

crises économiques, crises sociales, crises éducatives, crises écologiques. Ces crises qui

touchent toutes les dimensions humaines fragilisées, compartimentées et séparées les unes

des autres.

Pour expliquer ces crises, on évoque de plus en plus l’influence marquée d’une

pensée dominante sur nos institutions, sur nos façons de faire et sur nos façons de

concevoir le monde et l’être humain. Le discours de la pensée économiste domine et

convainc encore de l’impossibilité pratique de faire autrement, comme si le système

économique établi de type néolibéral relevait des lois de la nature.

D’entrée de jeu, permettons-nous de définir quelques notions faisant nôtres celles

proposées par quelques auteurs. André Lacroix précise dans son ouvrage Critique de la

raison économiste la notion d’économisme comme une tentative sociale de recourir

exclusivement « […] aux outils économiques pour lire, comprendre, réguler et… moraliser

l’espace public »19. Plus loin, il note que l’économisme est « […] une interprétation et une

explication des phénomènes sociaux s’appuyant sur la méthodologie économique,

explication qu’on fait ensuite fonctionner comme une légitimation morale des choix,

puisque cette dernière serait aussi présente dans le discours économique »20. David Harvey

explique, pour sa part, l’économisme comme étant :

[…] the first instance a theory of political economic practices that proposes that

human well-being can best be advanced by liberating individual entrepreneurial

freedoms and skills within an institutional framework characterized by strong

19 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, Montréal, Liber, 2009, p. 11. 20 Ibid., p. 21.

Page 24: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

12

private property rights, free markets, and free trade. The role of the state is to

create and preserve an institutional framework appropriate to such practices21.

L’économisme propose un référent conceptuel permettant une lecture de la réalité qui

s’articule autour de concepts clés que nous proposerons et qui définit l’activité économique

normalement intégrée aux autres dimensions humaines comme une science en soi. Ce cadre

structure l’ensemble de la vie humaine puisqu’il facilite la dissociation de l’économie de

toute relation sociale et politique. Étant ainsi libérée et émancipée, cette forme d’économie

se colle au marché, favorisant une nette dépendance de la société et ses institutions envers

cette spécificité économique qui caractérise notre société marchande. La régulation sociale

n’est plus démocratique et politique, elle n’est qu’économiste. Cette pensée économiste est

celle qui projette, par sa justification philosophique, le libéralisme classique vers une

version renouvelée plus radicale qu’on appelle le néolibéralisme. L’économisme ouvre

ainsi à une forme de scientisme qui cristallise en amont un discours permettant la

subordination de toutes les dimensions humaines à la sphère strictement économique22.

Louis Gill souligne la portée empirique de ce nouveau libéralisme poussé à sa limite avec

ses règles et ses dogmes :

Le terme « néolibéralisme » désigne le courant de pensée et de politiques

économiques qui s’est implanté à partir de la fin des années 1970 en Grande-

Bretagne et aux États-Unis, pour se généraliser à l’échelle mondiale au cours

des deux décennies suivantes et régner dès lors en maître absolu, prétendant

soumettre toute l’activité économique et sociale aux seules lois du marché. Ses

mots d’ordre sont : libéralisation complète des échanges de marchandises et des

mouvements de capitaux, rationalisation, flexibilité du marché du travail,

globalisation, rôle minimal de l’État, hégémonie du secteur privé,

réglementation minimale23.

En ce début de 21e siècle, les sociétés du monde semblent confrontées à une idéologie

néolibérale particulièrement tenace qui mine la plupart des ressources humaines et

21 D. HARVEY. A Brief History of Neoliberalism, New York, Oxford University Press, 2007, p. 2.

Traduction libre : […] le premier exemple d'une théorie des pratiques économiques et politiques qui

propose que le bien-être humain peut être amélioré en libérant les libertés et les compétences

entrepreneuriales individuelles dans un cadre institutionnel caractérisé par de puissants droits de propriété

privée, le libre marché et le libre-échange. Le rôle de l'État est de créer et de préserver un cadre

institutionnel approprié pour de telles pratiques. 22 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 14. 23 L. GILL. Le néolibéralisme, 2e édition entièrement revue et mise à jour, Montréal, Chaire d’études socio-

économiques de l’UQAM, 1999, p. 9.

Page 25: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

13

naturelles. Plusieurs dénoncent les dérives provoquées par une telle représentation du

monde qui s’impose globalement, mais puissamment depuis une quarantaine d’années24.

Devant ces dérives, Michel Freitag fait certains constats dans son ouvrage L’impasse de la

globalisation, dont celui de reconnaître que notre représentation du monde actuel « […]

implique que la totalité de la vie sociale soit absorbée dans l’économie et régie selon les

principes qui lui sont propres »25. La société est donc en étroite relation avec un modèle

théorique, une matrice disciplinaire et symbolique, un paradigme particulièrement

imposant, voire « […] plus conquérant que jamais »26, dira Jean-François Draperi. Il

constate même que,

[a]près avoir détruit l’essentiel des économies publiques, il [le néolibéralisme]

justifié par la pensée économiste menace l’économie de proximité constituée

par les très petites entreprises en les engageant dans l’endettement. Il plonge

également les États dans la dette et s’empare des gouvernements, y compris

élus démocratiquement, comme en Grèce et en Italie où les banques d’affaires

ont imposé les nouveaux dirigeants27.

Sous l’emprise d’un tel argumentaire, des gouvernements nationaux démocratiquement élus

en sont arrivés à concéder devant l’imposition des lois du marché et des grandes instances

de régulations et de représentations économiques, échappant ainsi à la souveraineté et au

24 Voir entre autres :

AKTOUF, Omar. La stratégie de l'autruche : post-mondialisation, management et rationalité

économique, Montréal, Éditions Écosociété, 2002; DE KONINCK, Thomas. La nouvelle ignorance et le

problème de la culture, Paris, PUF, 2000; FREITAG, Michel. L’impasse de la globalisation. Une histoire

sociologique et philosophique du capitalisme, Montréal, Écosociété, 2008; HARVEY, David. A Brief

History of Neoliberalism, New York, Oxford University Press, 2007; KEMPF, Hervé. L’oligarchie ça

suffit, vive la démocratie, Paris, Seuil, 2011; KEMPF, Hervé. Pour sauver la planète, sortez du

capitalisme, Paris, Seuil, 2009; LACROIX, André. Critique de la raison économiste, Montréal, Liber,

2009; MINTZBERG, Henry. Le management : voyage au centre des organisations, 2e édition, Paris,

Éditions d'Organisation, 2004; PETRELLA, Ricardo. Pour une nouvelle narration du monde, Montréal,

Écosociété, 2007; REICH, Robert. Supercapitalisme : le choc entre le système économique émergent et la

démocratie, Paris, Vuiber, 2007; STIGLITZ, Joseph. La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002;

STIGLITZ, Joseph. Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003; STIGLITZ, Joseph. Le prix de

l’inégalité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012; TAYLOR, Charles. Grandeur et misère de la modernité,

Montréal, Bellarmin, 2007. 25 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme,

Montréal, Écosociété, 2008, p. 42. 26 J.-F. DRAPERI. « Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif », Vié économique,

[En ligne], vol. 3, no 4, 2012, p. 6, http://www.eve.coop/?a=142 (Page consultée le 22 janvier 2013). 27 Idem.

Au sujet de la Grèce, Joseph Stiglitz en fera la même analyse dans son dernier ouvrage : J. STIGLITZ. Le

prix de l’inégalité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012, p. 203-205.

Page 26: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

14

contrôle des États nations28. Il s’agit là d’un exemple de la domination du néolibéralisme

actuel.

Cette mise en contexte nous amène à situer l’orientation de ce chapitre. Pour

comprendre la problématique de notre recherche, nous analyserons la situation

socioéconomique actuelle sous trois angles : 1) l’impasse provoquée par une vision du

monde29 basée sur la pensée économiste et la philosophie néolibérale occidentale;

2) l’importance de plus en plus manifeste d’un éventuel changement de paradigme par des

alternatives; et 3) la possibilité, par la coopérative, d’y répondre. Cette argumentation

conduira à la formulation de la question de recherche.

1.1 SITUATION SOCIOÉCONOMIQUE ACTUELLE : UNE IMPASSE À

RÉSOUDRE

L’Organisation des Nations Unies (ONU), lors d’une résolution adoptée par

l’Assemblée générale le 13 juillet 2009, considérait que

[l]e monde traverse la pire crise financière et économique qu’il ait connue

depuis la Grande dépression. Cette crise en évolution constante, qui a débuté

sur les principales places financières du globe, s’est propagée à toute

l’économie mondiale, et elle a de graves incidences dans les sphères sociale,

politique et économique30.

L’hyperactivité économique et corporatiste ambiante, qui valorise le capital de façon

dogmatique et autoritaire, est devenue la source principale, sinon exclusive de toute valeur

et de toute mesure des autres dimensions humaines au point où l’économie apparaît

« comme s’organisant en une sphère autonome, obéissant à des lois “naturellesˮ, auxquelles

l’action politique ne peut que consentir »31.

28 L. GILL. Le néolibéralisme, p. 9-10. 29 Il nous semble que le mot allemand Weltanschauung traduit assez bien ce que nous entendons par « vision

du monde » comme une philosophie prise au sens large du terme. 30 ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Document final de la Conférence sur la crise financière et

économique mondiale et son incidence sur le développement, [En ligne], 13 juillet 2009, p. 1,

http://www.ipu.org/splz-f/finance09/unga-63-303.pdf (Page consultée le 23 octobre 2009). 31 Ibid., p. 8.

Page 27: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

15

Le libéralisme est un système économique que les sociétés occidentales ont accepté

de se donner depuis la modernité. Il est la conséquence d’une valorisation excessive de

l’individualisme moderne qui a fini par se dissocier des valeurs fondamentales proposées

au Siècle des Lumières : la liberté et l’égalité comme sources d’un projet politique

démocratique et solidaire prenant racine principalement chez John Locke et Jean-Jacques

Rousseau32. L’idée du contrat évoqué au 18e siècle a permis de croire en la constitution

d’un espace public structurant les fondements mêmes de la vie sociale dans le but

d’élaborer un vivre ensemble réfléchi. Mais, rappelle Yves Boisvert, « […] le contrat

n’aura été qu’instrumental : il a permis d’instituer un ordre politique qui allait permettre de

définir la société strictement comme un lieu d’espace privé où les individus peuvent se

consacrer à leur stricte autonomie »33.

Cette « privatisation » de l’individu et son éloignement de la sphère communautaire

qu’il provoque constituent un élément déterminant qui autorise que l’univers économique,

jusque-là intégré aux autres dimensions humaines, s’en extraie. L’individualisation des

dimensions humaines, en l’occurrence la valorisation de l’économie au stade de discipline

scientifique et naturelle, ne permet plus la libération de la personne et ses virtualités telles

que le postulait le libéralisme philosophique du 18e siècle, mais l’unique possibilité

maintenant de

[…] libérer le capitalisme à l’égard de la société, et conférer à sa logique

immanente, désormais immédiatement objectivée de manière systémique,

l’unique souveraineté sur la vie humaine : ce qui signifie aussi confier à sa

nature de prédateur l’ultime puissance de régner sur la planète tout entière, en

nom et place du genre humain34.

Si la pensée libérale classique proposait une vision du développement qui permettait une

certaine forme d’émancipation de la personne et des communautés face aux pouvoirs

traditionnels religieux et féodaux, le néolibéralisme contemporain, héritier du libéralisme

classique, oblige maintenant les individus et les sociétés à s’adapter à la logique économiste

32 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, Traduction de D. Mazel, Paris, Flammarion, 1984, p. 173-185;

J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, Paris, Éditions Gallimard, 1964, p. 171-217. 33 Y. BOISVERT. « Éthique de société et redéfinition du politique : vers le renforcement de la démocratie »,

Éthique de société, sous la direction de Georges-A. Legault, Alejandro Rada-Donath et Guy Bourgeault,

Sherbrooke, Productions GGC, 1999, p. 29. 34 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 12.

Page 28: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

16

sans tenir compte des nombreuses politiques sociales mises sur pied par un travail incessant

de la démocratie et de la solidarité sociétale. C’est ce qui fera dire à André Lacroix que

[l]e néolibéralisme est à la source de la subordination du politique à

l’économique […]. C’est la fiction libérale de l’agent économique. La seule

contrainte qui s’impose au sujet agissant serait celle qui procède de l’accord

concernant les conditions de la coexistence entendue comme compatibilité entre

des individus porteurs d’opinions irréductiblement différentes sur le sens de la

vie, et non comme participation à une œuvre collective ou comme partage

d’une même conviction fondamentale sur le sens de l’existence35.

Si la pensée des Lumières36 et la base philosophique du libéralisme classique souhaitaient

vaincre le dogmatisme de l’époque, force est de constater que, dorénavant, « le

néolibéralisme veut imposer partout, dogmatiquement, la “pensée uniqueˮ »37. Cette

idéologie économiste laissant toute la place à un formalisme anthropologique, l’homo

œconomicus, exerce aujourd’hui une domination planétaire et systémique faisant fi des

valeurs démocratiques et de la conception humaine qui lui ont permis sa propre

émancipation. Selon Freitag :

[…] après la Deuxième Guerre mondiale, lorsque le néolibéralisme reprend la

théorie libérale, ce n’est plus pour la tourner contre les institutions féodales et

patrimoniales qui entravaient le développement du capitalisme industriel, c’est

pour la diriger contre l’ensemble des institutions que les sociétés modernes

avaient déjà reconstruites au XIXe siècle et surtout dans les deux premiers tiers

du XXe siècle sous la forme d’une réponse politique à cette logique structurelle

de développement du capitalisme38.

Depuis une cinquantaine d’années, la doctrine économiste affecte profondément les projets

sociaux et politiques que les communautés concrètes se sont données pour assurer leur

développement. Émanciper l’économie du monde social et politique occasionne des coûts

sociaux très importants et ouvre la voie à des violences économiques sans précédent. Aux

35 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 158. 36 Les philosophes des Lumières nous enseignaient que nous n'avons plus à recevoir passivement les lois

politiques et morales. Nous avons rationnellement à les déterminer nous-mêmes par la raison et à les

vouloir universelles. Voilà le devoir qui incombe à l'homme : se prendre en main. Si un tel devoir n'est pas

rempli, l'homme devient esclave d'un autre, il s'enferme dans les prescriptions politique et morale d'un

autre. En ce sens, le devoir est liberté. En morale comme en politique, la liberté consisterait pour les

hommes à obéir aux lois qu'ils se fixent à eux-mêmes rationnellement et par devoir. Et seule la raison

fournit à la liberté un contenu objectif et universel, mais applicable uniquement par la subjectivité. Aie le

courage de te servir de ton propre entendement nous suggérait Kant… pour découvrir, pour élaborer et

mettre en pratique les lois de la nature, les lois morales et les lois sociales dans le but de mieux

transformer le monde en l'humanisant davantage. 37 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 23. 38 Ibid., p. 27.

Page 29: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

17

dires de Christian Lavialle, l’économisme apparaît comme une utopie dangereuse lorsqu’on

applique au monde réel l’idéal du « dé-encastrement » économique du social39. C’est l’idée

qui sera défendue par Karl Polanyi40. La crise de 2008, de laquelle les Nations éprouvent

beaucoup de difficultés à sortir, illustre dans la réalité la portée d’une telle philosophie et

d’une telle anthropologie.

Nous assistons au déploiement extraordinaire des marchés financiers et de la

généralisation de la spéculation qui consiste à faire de l’argent avec de l’argent. La finance

est de moins en moins un outil qui soutient la production réelle et la distribution de biens et

services ou un outil qui contribue sensiblement à l’essor du bien commun. Par son caractère

hautement spéculatif, l’activité du capitalisme financier actuel prône comme principe

inviolable la libre circulation mondiale des capitaux et surtout de la recherche du profit

toujours plus élevé. Les réclames publicitaires et le marketing qui les accompagnent en font

la promotion. On assiste à

[…] la mondialisation des marchés et à l’extraordinaire influence, sans

précédent, des marchés financiers qui déterminent désormais largement la

valeur des monnaies des divers pays, leurs politiques économiques et sociales,

sans même parler des publicités et des « produits culturels » standardisés qui

débilitent et « théâtralisent » toujours davantage la vie sociale41.

Cette problématique invite à comprendre davantage ce qu’est l’économisme et à faire

valoir ses postulats philosophiques, qui s’inscrivent dans une histoire occidentale spécifique

depuis le 18e siècle.

1.1.1 Mise en contexte : l’économisme

Les nouvelles puissances mondiales qui ont émergé avec le néolibéralisme cherchent

à maximiser les profits à court terme d’actionnaires de plus en plus anonymes. Se

développe ainsi une obsession de l’accroissement de la valeur du capital qui ne se réalise

39 C. LAVIALLE. « Évolution de l'hétérodoxie en économie », La pensée économique contemporaine, La

Documentation Française, n° 363, juillet-août 2011, p. 20-25. 40 K. POLANYI. La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps,

Traduction de Catherine Malamoud, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1983. 41 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », Tangence, [En ligne], n° 63, 2000, p. 29,

http://id.erudit.org/iderudit/008181ar (Page consultée le 24 juillet 2012).

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exclusivement que par la valeur de l’échange et non plus en fonction d’une valeur d’usage.

L’économie n’est plus une activité pour les personnes et le développement de leur bien-être

à long terme. Elle n’est plus oikonomia. Elle est devenue, par la logique du néolibéralisme,

une chrématistique institutionnalisée et cautionnée idéologiquement par les grandes

instances de

[…] régulation de l’économie mondiale, tels l’OMC, la BM, le FMI, ou encore

les instances arbitrales internationales et supranationales mises en place par les

traités de libre-échange, ces traités par lesquels les États signataires

abandonnent une part essentielle de leur souveraineté au profit du « système

économique globalisé »42.

C’est Aristote qui proposa le premier une distinction importante entre l’économie, comme

oikonomia, définie comme l’art d’administrer convenablement selon des règles communes,

les biens de la collectivité en vue d’un « vivre ensemble » authentique, et la chrématistique

qui vise à l'acquisition et à l'accumulation sans réserve d’un capital financier et monétaire

en vue de combler le désir propre et le plaisir individuel de posséder. « Or que l’art

d’acquérir des richesses ne soit pas identique à l’art d’administrer une maison, c’est là une

chose évidente […] »43, pense Aristote44. En quoi consistent l’oikonomia et la

chrématistique?

Oikonomia

Aristote définit l’oikonomia comme la dimension fondamentale et légitime de

l’activité humaine qui consiste en l’art d’acquérir des biens pour les subsistances

nécessaires et utiles à la famille et à la Cité. Ainsi, il existe un art d’acquérir des biens pour

les rendre disponibles à la communauté. Cette acquisition de richesse, au sens collectif du

terme, sert principalement d’approvisionnement nécessaire à la vie. Elle s’insère dans un

42 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 30. 43 ARIST. Pol.I.8,1256a10-15, trad. Tricot. 44 Karl Polanyi dira au sujet de cette distinction conceptuelle proposée par Aristote : « si nous jetons un

regard en arrière depuis les hauteurs rapidement déclinantes d’une économie de marché qui s’étend au

monde entier, nous devons convenir que la fameuse distinction qu’il observe dans le chapitre introductif

de sa Politique, […], est probablement l’indication la plus prophétique qui ait jamais été donnée dans le

domaine des sciences sociales; encore aujourd’hui, c’est certainement la meilleure analyse du sujet dont

nous disposions. » (K. POLANYI. La grande transformation […], p. 84).

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rapport communautaire et politique. Toujours selon Aristote, il semble que ce sont là les

éléments constitutifs de la véritable richesse45.

La richesse authentique, dans le cadre de l’oikonomia, se caractérise en référence à

l’usage et à l’utilité pour toute famille et toute communauté humaine des biens pour leur

propre bien-être. « Aristote met l’accent sur le fait que la production d’usage, par

opposition à la production tournée vers le gain, est l’essence de l’administration domestique

proprement dite »46. Elle n’est jamais illimitée en quantité, ni extensible indéfiniment.

L’oikonomia se limite elle-même par l’atteinte des finalités auxquelles elle cherche à

répondre. Elle est ainsi délimitée par l’usage et par les autres dimensions humaines à

travers desquelles elle s’engage continuellement. Aristote poursuit :

Car un droit de propriété de ce genre suffisant par lui-même à assurer une

existence heureuse n’est pas illimité, contrairement à ce que prétend SOLON

dans un de ses vers : Pour la richesse, aucune borne n’a été révélée aux

hommes, car une limite a bien été fixée, comme dans le cas des autres arts,

puisqu’aucun instrument, de quelque art que ce soit, n’est illimité, ni en

nombre, ni en grandeur, et que la richesse n’est autre chose qu’une pluralité

d’instruments utilisés dans l’administration domestique ou politique47.

Le concept d’oikonomia désigne avant tout une organisation humaine qui se donne

concrètement des règles et des normes pour accomplir la gestion de son patrimoine. Cette

notion réfère ainsi explicitement à une action politique qui tente de répondre aux besoins

des personnes incluses dans une communauté spécifique sur un territoire délimité.

La réalité recouverte par l’oikonomia, comprise en même temps comme un

objet et comme une discipline, possédait donc deux pôles, qui correspondaient à

ce que nous appelons d’un côté l’« économie ménagère » et de l’autre

l’« économie nationale », [donc politique] toutes les deux orientées vers la

réalisation de la prospérité dans l’autonomie, c’est-à-dire vers la recherche d’un

idéal d’autosuffisance et d’autarcie dans la satisfaction des besoins48.

L’oikonomia est la pratique d’une dimension humaine fondamentale, c’est-à-dire

l’économie comprise comme étant encastrée et interconnectée aux autres sphères comme la

politique, le social, le culturel et même à l’écologie. C’est ce qui fera dire à Freitag que

45 ARIST. Pol.I.8,1256b20-30, trad. Tricot. 46 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 84. 47 ARIST. Pol.I.8,1256b30-35, trad. Tricot. (C’est l’auteur qui souligne). 48 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 70. (C’est l’auteur qui souligne).

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[l]’oikonomia était donc littéralement une « économie des besoins », la

prospérité qui y était recherchée n’était pas autoréférentielle : elle impliquait la

valorisation conjointe de la jouissance et de la participation au bon ordre du

monde, quelque chose qui n’était pas tout à fait étranger à ce que nous

nommerions maintenant un souci « écologique », un mot où l’on retrouve

d’ailleurs oikos et logos, ce dernier terme étant compris plus comme sagesse

que comme science49.

L’oikonomos s’oppose à la dynamique du marchandage comprise comme une activité

intermédiaire de strict échange monétaire peu concernée par la valeur que possèdent les

biens dans l’usage, comme nécessités répondant à des besoins spécifiques. Sans grand

rapport de solidarité et de développement avec la communauté, le travail marchand vise

davantage une valeur d’échange et moins une valeur d’usage. Ainsi, le commerçant dépend

peu de la Cité et des citoyens, mais plus d’une clientèle anonyme à partir de laquelle il

cherche à maximiser son profit par les transactions.

La valeur d’échange monétaire s’autonomise ainsi et prend préséance sur toutes

les valeurs d’usage, qui restent intégrées dans la structure des besoins

communautaires ainsi que dans les évaluations culturelles qui définissent la

valeur intrinsèque des choses et des productions, et donc aussi, en particulier la

valeur éthique et esthétique50.

Cette référence conceptuelle à l’oikonomia donne la possibilité de comprendre que

l’économie renvoie à une dimension nécessaire de l’être humain, mais non absolue. Elle

constitue une réalité anthropologique qui s’inscrit dans la logique d’intégration des

dimensions politiques et culturelles. Sous l’angle de l’oikonomia, l’économie se comprend

comme une perspective humaine placée sous l’autorité de la souveraineté politique d’un

peuple. En ce sens, l’oikonomia est constructrice de communauté, donc d’identité collective

et culturelle, parce que cette activité à caractère normatif cherche exclusivement et

concrètement à répondre aux besoins de ses sociétaires, par les sociétaires eux-mêmes. Par

contre, la chrématistique, définie comme la loi du profit, la loi propre de l’argent, est

contraire aux normes de solidarité auxquelles les citoyens doivent s’engager pour le bien

commun. Qu’en est-il de la chrématistique proposée par Aristote?

49 Idem. (C’est l’auteur qui souligne). 50 Ibid., p. 72.

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Chrématistique

Aristote soutient qu’« […] il existe un autre genre de l’art d’acquérir, qui est

spécialement appelé, et appelé à bon droit, chrématistique; c’est à ce mode d’acquisition

qu’est due l’opinion qu’il n’y a aucune limite à la richesse et à la propriété »51. La

chrématistique est considérée, aux yeux d’Aristote, comme une activité économique

artificielle et déréglée parce que strictement basée sur l’échange illimité et éloignée des

autres activités humaines. En ce sens, la chrématistique paraît profondément abusive du

simple fait qu’elle vise l’accumulation désordonnée de l’argent en dehors des besoins de la

collectivité. Socialement parlant, elle est la source de graves désordres dans les

communautés. Aristote juge que cette activité d’accumulation des avoirs individuels et

privatifs constitue une pratique qui déshumanise autant ceux et celles qui s’y adonnent que

ceux et celles qui la subissent. La chrématistique marginalise l’importance du bien commun

et de la démocratie. Elle est, selon le philosophe, une erreur grave et une activité

condamnable d'un point de vue social, politique et éthique, simplement par le fait qu’elle

extrait l’économie considérée comme un paramètre constitutif d’une communauté de

personnes pour aboutir dans une sphère émancipée qui se régule par elle-même. La

chrématistique provoque ainsi un clivage entre l’économie devenue discipline autonome et

les liens sociaux qui construisent la communauté. En bref, celle-ci se trouve orpheline

d’une de ses dimensions vitales, l’oikonomia.

C’est en fonction de cette différenciation conceptuelle entre l’oikonomia et la

chrématistique que la philosophie empiriste et utilitariste moderne a tenté de refonder

toutes les dimensions humaines sur l’économie, comprise comme chrématistique imposant

sa propre logique et sa propre vision du monde52. C’est ce qui fera dire à Lacroix que « [l]e

marchand et le financier sont les nouveaux symboles de notre civilisation et les

entremetteurs de tout projet social »53. C’est exactement ce que dénonçait Aristote lui-

même. On le remarque d’ailleurs par la présente crise économique et sociale,

51 ARIST. Pol.I.9,1257a40, trad. Tricot. (C’est l’auteur qui souligne). 52 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 73. 53 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 7.

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[…] enclenchée par le déraillement de la finance remet en cause le système

capitaliste lui-même, malade de sa propre logique d’accumulation. Le nouveau

régime d’accumulation par la spéculation n’a pas dénaturé le capitalisme. Au

contraire, il lui a permis d’aller jusqu’au bout de ce que lui dicte sa vraie

nature54.

Bien que la chrématistique ne soit pas une pratique nouvelle, ses conséquences

actuelles le sont parce que la crise qu’elle provoque est maintenant globale, systémique et

planétaire. Ainsi, la chrématistique facilite l’éloignement du politique et du social; elle

carence la démocratie et ouvre à la capitulation de la classe politique. La difficulté de la

prise en charge citoyenne constitue l’expression d’une vision du monde où se manifeste une

forme marquée d’abandon de la souveraineté populaire, donc de la démocratie comprise

comme la capacité que les citoyens ont ou développent afin d’intervenir à l’intérieur même

des organisations qui modèlent leur vie culturelle, sociale et économique. Aujourd’hui,

[l]a finalité essentielle du politique n’est plus de définir un sens commun de

l’activité sociale, mais d’instituer le droit et le juste (système assurant la

sécurité des individus et de leur propriété) comme liens sociaux primordiaux

entre des individus qui se trouvent par ailleurs dépourvus de tout lien

symbolique commun et dont le seul intérêt partagé est la sécurité du bien-être

personnel55.

Se référer à l’économisme aujourd’hui, c’est considérer une idéologie porteuse d’une

vision du monde et de l’homme, construite comme une science, voire comme un dogme,

qui s’impose d’un point de vue épistémologique comme la seule science véritable à partir

de laquelle nous pouvons penser l’humanité, le développement et le progrès56. D’une telle

prétention de la rationalité instrumentale se dégage une vision anthropologique

réductionniste qui quantifie, calcule et optimise. À ce sujet, Bonnevault écrit que « […] la

logique de l’instrument s’impose aux hommes comme une fin, et la justification des actions

humaines se trouve dans la rationalité, à présent transformée en véritable norme de

comportement »57. La rationalité s’impose au prix même du raisonnable, c’est-à-dire cette

54 J. B. GÉLINAS. « Le règne de la spéculation », Relations, [En ligne], no 733, juin 2009,

http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/article.php?ida=817 (Page consultée le 22 juillet 2012). 55 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 159. 56 Ibid., p. 138-141. 57 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable. Pour une conscience écologique et sociale, Boissieux,

Éditions du Croquant, 2003, p. 54.

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disposition humaine qui facilite l’ouverture aux débats et à la délibération, donc à l’éthique

et au politique. Michel Freitag complète en affirmant que

[l]a condition de cette réussite « scientifique » fut la réduction effective de

l’action humaine à la seule logique utilitariste, au seul calcul de l’intérêt

individuel, dont on ne peut nier qu’il s’agisse effectivement de la loi immanente

à l’échange marchand, puis à l’activité entrepreneuriale, et finalement à la

spéculation financière58.

Depuis l’avènement du capitalisme industriel, cette science, nous dirait Thomas Kuhn, est

devenue « normale » avec ses adeptes, ses symboles et ses institutions propagandistes. Une

telle logique s’est imposée en prévision de libérer toutes les pratiques sociales de leurs

fantaisies politiques et éthiques où « [l’] économie n’est pas seulement un discours parmi

d’autres, mais “leˮ discours qui gouverne nos vies »59. Freitag résumera en disant que

[…] ces lois naturelles de l’« économie » ne sont rien d’autre que celles qui

résultent de la généralisation de la logique propre à la chrématistique, laissée à

elle-même et donc dégagée de toute responsabilité sociale et historique, une

généralisation qui prend la valeur d’une injonction faite à la société de s’effacer

devant le développement de l’économie, de lui laisser le champ libre et la place

nette60.

Comme Lacroix, nous sommes d’accord avec l’idée de l’urgence d’une réflexion critique

afin de vaincre « [l’] effacement de la dimension humaine au seul profit de la sphère

économique »61.

Il nous semble important à ce stade-ci de notre réflexion d’analyser davantage cette

conception anthropologique qu’est l’homo œconomicus et d’en relever les incidences

historiques.

1.1.2 Fondements du modèle socioéconomique actuel : vers l’homo œconomicus

Le libéralisme constitue une des traditions philosophiques occidentales les plus

importantes. L’analyse des fondements philosophiques du nouveau libéralisme oblige à

retourner vers des références dont l’histoire de la pensée révèle ses postulats de base. Trois

penseurs ont dessiné les pourtours du paradigme économique actuel par la présentation

58 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 74. 59 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 17. 60 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 75-76. (C’est l’auteur qui souligne). 61 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 21.

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d’une vision de l’homme et des valeurs fondamentales qui s’y rattachent. Afin de mieux

définir l’homo œconomicus, posons un regard critique et historique sur la philosophie de

John Locke, Adam Smith et Friedrich Hayek en se rappelant que le libéralisme, fondé sur

un symbole anthropologique particulier, se manifeste par « le comportement relativement

prévisible de l’homo œconomicus, lequel serait d’ailleurs un être parfaitement égoïste dont

les gestes seraient déterminés pas ses seuls intérêts matériels »62. Une telle représentation

« a pour condition sine qua non l’institution de la propriété privée, associée à la liberté et à

la responsabilité contractuelles »63. John Locke sera le premier à réfléchir et proposer des

fondements anthropologiques modernes basés sur la liberté humaine et la propriété privée.

Une dimension de propriété

En guise d’entrée en matière, réfléchissons sur la notion de propriété, fort importante

depuis la Rome antique, qui s’est précisée à l’époque des philosophes de la Modernité

européenne par la tradition de type libéral. Ses principaux représentants, dont John Locke,

sont associés en grande partie à la culture anglo-saxonne. Le fondement de la pensée

libérale repose sur une théorie du droit selon laquelle chaque être humain est libre et maître

de lui-même. De par sa propre existence, chacun possède des droits fondamentaux,

inhérents à la nature humaine, donc indépendants de toute organisation sociale particulière

et de toute époque.

Selon la tradition romaine, le droit de propriété est essentiellement le droit d’user, de

jouir et de disposer d'une chose (usus-fructus-abusus). Le droit de l'usus sur une chose se

décrit comme le droit d'utiliser librement la chose, d’en être un usager. Le fructus est le

droit de recueillir les fruits de la chose, le droit de jouir de la chose. En d'autres termes, il

s'agit du droit de percevoir les fruits que cette chose est susceptible de produire. L’abusus

est le droit de disposer, en maître, d’une chose, c'est-à-dire de la modifier, de la céder à un

62 Ibid., p. 138. (C’est l’auteur qui souligne). 63 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 84. (C’est l’auteur qui souligne).

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autre, de la détruire en tout ou en partie, voire de l’aliéner. La propriété permet donc à une

personne de posséder un bien, de l’utiliser et de jouir de cette possession64.

Dans la culture libérale moderne, les termes d’usus-fructus-abusus sont souvent

présentés comme indissociés. Cependant, cette représentation correspond mal à la propriété

telle qu’elle est présentée par le droit contractuel de certaines organisations. Composé de

l'usus, du fructus et de l'abusus, le droit de propriété peut se diviser. L’usufruit en est un

exemple. Il est le droit d'utiliser et de recueillir les fruits d'un bien dont on n’est pas

propriétaire. L'usufruitier a donc droit à l'usus et au fructus, mais son droit est limité par

l'obligation de conserver la substance de la chose afin de la rendre à terme au propriétaire

qui en garde l’abusus, c'est-à-dire la capacité exclusive de vendre, de donner ou de défaire

le bien même si le propriétaire n’en fait aucun usage. La force du propriétaire demeure

donc l’abusus, avec le droit de faire privément de la chose ce qu’il veut, peu importe

l’usufruit. C’est une question de propriété privée. Freitag précise que

[l]e propre de la propriété privée, telle qu’elle est pensée et établie par les

auteurs du ius civilis, était donc de libérer son bénéficiaire de toute obligation à

l’égard aussi bien des tiers que de la communauté dans l’usage qu’il pouvait

désirer faire de son bien : il pouvait ainsi, avec la sanction de la loi, aussi bien

le vendre de manière discrétionnaire que le détruire si tel était son choix65.

La propriété, telle que décrite par la tradition romaine et reprise par le libéralisme,

constitue un élément fondamental qui structure toutes les évolutions sociales. Au droit de

propriété s’en ajoute un autre jugé complémentaire : le droit à la liberté humaine. Dans la

version libérale du droit, la liberté elle-même est fondée sur la notion de propriété qui

deviendra ainsi un élément structurant de son anthropologie. Se référer à la liberté humaine,

c’est nécessairement faire mention ontologiquement de la notion de propriété. L’un

s’imbrique désormais dans l’autre. C’est ce que proposera Locke.

64 Ibid., p. 109. 65 Idem. (C’est l’auteur qui souligne).

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John Locke : liberté et propriété

John Locke demeure indéniablement un pilier du libéralisme politique et

économique. Il est un dessinateur incontournable d’un projet de société axé sur les valeurs

de liberté et d’égalité conforme à l’état de nature projeté par Dieu, qui oblige ainsi l'homme

à se conserver lui-même tout comme l'ensemble de l'humanité. Rappelons que pour Locke,

l’état de nature est un fait historique qui persistait encore en son temps, autant chez certains

peuples jugés primitifs comme chez ceux des États qui n’obéissent à aucune règle.

Contrairement à Hobbes, partisan de la monarchie absolue, un des buts de Locke consistait

à substituer la monarchie absolue par une monarchie de type parlementaire qui puise toute

sa légitimité dans le peuple. Locke se dresse contre toutes les thèses absolutistes voulant

protéger les citoyens contre les abus du pouvoir jugé arbitraire et reconnaissant, en même

temps, des droits naturels de l’individu que la société doit respecter : le droit à l’intégrité de

la personne et le droit de propriété. En fait, dira Goyard-Fabre : « La philosophie politique

de Locke est dominée par son aversion pour l’absolutisme »66. Elle rajoutera qu’il

considère que « [l]e seul pouvoir légitime […] repose sur le consentement du peuple »67 et

qu’il tente d’établir les origines et les finalités de l’autorité politique d’un peuple ayant la

faculté de faire passer une société donnée de l’état de nature à l’état de civilisation. John

Locke affirme que

[p]our bien entendre en quoi consiste le pouvoir politique, et connaître sa

véritable origine, il faut considérer dans quel état tous les hommes sont

naturellement. C'est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans

demander de permission à personne, et sans dépendre de la volonté d'aucun

autre homme, ils peuvent faire ce qu'il leur plait, et disposer de ce qu'ils

possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu'ils se

tiennent dans les bornes de la loi de la Nature. Cet état est aussi un état

d'égalité; en sorte que tout pouvoir et toute juridiction est réciproque, un

homme n'en ayant pas plus qu'un autre68.

Chaque individu est libre en tant qu’il règle ses propres actions et dispose de ses biens

comme il l’entend. Une prémisse fondamentale demeure : parce que les hommes sont doués

de raison, les rapports entre eux ne peuvent être compris que rationnellement. Selon Locke,

66 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, 2e édition, Traduction de D. Mazel, Introduction par S. Goyard-

Fabre, Paris, Flammarion, 1992, p. 113. 67 Ibid., p. 40. 68 Ibid., p. 143.

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c’est une obligation morale qu’ont les hommes de se conformert à la loi de la nature

prescrite par Dieu. Transgresser les règles qui régissent la raison des hommes, c’est porter

atteinte à leur propre dignité. Cette posture philosophique lockéenne qui « […] laisse

transparaître la responsabilité de chacun dans la gouverne de sa vie »69 constitue une

invitation formelle et individuelle à prendre en charge, dans la grande communauté

humaine, la conduite de la propre existence de chacun afin de conserver sa vie et ses biens

propres70. Si les finalités humaines que réclame la raison sont précisées par Locke au début

de son Traité du gouvernement civil, les moyens de son accomplissement doivent faire

l’objet de recherches puisqu’ils n’offrent aucune garantie contre la violence des guerres, les

conquêtes ou les usurpations. Goyard-Fabre dira à ce propos, dans son introduction au

Traité de Locke :

Dès lors, si la personne humaine s’avère « capable de loi » et apte à disposer de

son corps, de ses biens (§ 7) et du résultat du travail de ses mains (§ 27; § 87), il

suffit d’avoir un peu vécu pour s’apercevoir qu’en un tel état, il n’existe

« aucun juge commun compétent » pour trancher un différend qui s’élève entre

les individus (§ 19)71.

Pour Locke, le moyen par excellence pour vaincre cette difficulté et établir les liens que la

société civile exige demeure une convention avec d’autres hommes, une convention qui

permet de s’assembler en une communauté. Ainsi, selon Locke, une société politique ne

peut se former que sur une base contractuelle conformément à la loi de la nature, puisque la

société est naturelle. Il ne s’agit pas d’un pacte d’association.

Les hommes, ainsi qu'il a été dit, étant tous naturellement libres, égaux et

indépendants, nul ne peut être tiré de cet état, et être soumis au pouvoir

politique d'autrui, sans son propre consentement, par lequel il peut convenir,

avec d'autres hommes, de se joindre et s'unir en société pour leur conservation,

pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour jouir

paisiblement de ce qui leur appartient en propre, et être mieux à l'abri des

insultes de ceux qui voudraient leur nuire et leur faire du mal72.

En effet, comme tous les hommes sont par nature libres, égaux et indépendants, c’est

par un acte strictement individuel que chacun renonce volontairement au pouvoir naturel

69 Ibid., p. 65. 70 Ibid., p. 143-146. 71 Ibid., p. 69. 72 Ibid., p. 214-215. (C’est l’auteur qui souligne).

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qu’il détient pour le confier à un pouvoir public et politique73. C’est à partir de ce

renoncement par convention et par consentement libre que se déploie une société politique

ou civile qui constituera les lois pour son compte. Ainsi, nul ne peut être dépossédé de ses

qualités naturelles. Ainsi, selon Locke, tout pouvoir politique naît exclusivement du

consentement raisonnable du peuple, c’est-à-dire de l’ensemble des personnes qui adhèrent

de façon individuelle, volontaire et consensuelle à la vie civile. Le peuple apparaît « […]

comme l’auteur véritable des lois de la république »74, comme celui qui confie, par

convention et consentement, au « corps politique » et aux magistrats qu’il nomme la

responsabilité et la capacité à promulguer des lois, de les faire exécuter et de juger de leur

application en son nom et à sa place. En ce sens, le droit positif qu’octroie toute société

civile ainsi constituée vient bonifier le droit naturel tel que décrit plus haut.

Il semble clair selon Goyard-Fabre que les idées lockéennes fondamentales de

consentement populaire à la vie civile et l’acte de confiance envers ses représentants que la

majorité choisit pour assurer le bien commun introduisent une théorie de la citoyenneté qui

sera davantage développée par la pensée politique des Lumières75. Il y a néanmoins chez

Locke cette notion d’une promotion, voire d’une transformation d’un individu en citoyen

par l’émancipation de la conscience politique. En prenant librement « corps civil », chaque

individu est invité à participer concrètement à sa construction. Chacun accède ainsi à la

dignité politique et à la responsabilité civique qui en découle. Ayant le droit naturel à faire

république, il lui incombe également le devoir d’une obéissance qui ne connaît pas

d’excuse. Ainsi, « […] il obéit en tant que sujet de la république à la loi, qu’en tant que

citoyen, il a contribué à édicter »76. La légitimité des institutions procède de la volonté

populaire et n’a de validité que dans la mesure où les actions civiles tendent vers le bien-

73 Ibid., p. 208. 74 Ibid., p. 80. (C’est l’auteur qui souligne). 75 Il semble que le concept de citoyenneté ne soit pas clair pour Locke, reconnaissant que des groupes

d’individus du Commonwealth ne sont et ne peuvent pas être politiquement membres à part entière. Par

exemple, les mendiants, la classe laborieuse et les femmes ne sont pas considérés comme des citoyens

actifs, n’ayant aucune capacité politique de vivre conformément à la loi rationnelle de nature : « […] ils

ne sont que des sujets sous les lois de la république. » (Ibid., p. 86) Goyard-Fabre poursuit en précisant

que : « En fait, Locke […] conserve quelque méfiance envers le peuple dont la reasonableness est parfois

douteuse. » (Ibid., p. 87) 76 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, 1992, p. 82.

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être commun. Le peuple est donc investi d’un pouvoir de juger si les gouvernants assument

ou abusent de la mission politique dont ils sont mandatés et qu’ils doivent articuler par des

lois et des politiques les protégeant.

Selon Locke, la caractéristique fondamentale de l’État est d’être séculier, indépendant

de toute forme d’autorité théologique. Elle est fondée sur le postulat que la volonté libre

des hommes raisonnables est capable d’autonomie et oblige, par consentement et confiance,

à répondre à leurs propres besoins dans une perspective du bien commun. « Toutes les

conditions du libéralisme se trouvent là rassemblées »77, faisant de la liberté, pour

quiconque veut devenir véritablement homme, un programme politique à réaliser puisque

les lois civiles positives, exprimées par la volonté du peuple, donnent aux individus les

moyens de concrétiser collectivement leur liberté. « Le philosophe anglais du XVIIe siècle

demeure ainsi dans l’histoire de la pensée politique le fondateur du libéralisme

moderne »78, d’après Goyard-Fabre qui précise que « […] l’égalitarisme n’était pas la

préoccupation majeure de Locke. Il reste qu’il était le héraut de la liberté »79.

Associées à cette pensée politique fructueuse et influente, il faut relever l’importance

des idées de Locke en matière économique. Centrées sur des questions sur la liberté de

production, le droit de propriété et des considérations philosophiques, ces questions lui

tiennent à cœur puisqu’il y consacre un chapitre dans le Second Traité.

La philosophie politique dominante comportera l’affirmation du « libéralisme

économique », c’est-à-dire l’idée que la liberté de la production et de l’échange

est la condition suffisante de l’ordre social. L’un de ceux qui ont le plus

efficacement contribué à faire triompher cette idée est le philosophe anglais

John Locke80.

En lien avec la chute de la monarchie absolue que désire Locke, la notion de propriété

prend un sens différent puisque la disparition des grands domaines terriens appartenant

presque exclusivement à un petit groupe d’individus doit ouvrir la porte à une autre forme

de propriété. L’idée de la république défendue par Locke exige que cette notion soit

77 Ibid., p. 114. 78 Ibid., p. 124. 79 Ibid., p. 120. 80 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, 2e édition, PUF, Paris, 2008, p. 144-145.

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30

équilibrée et que les terres « publiques » soient légitimement réparties entre les mains d’une

classe majoritaire capable, par ses moyens, d’entreprendre leur valorisation par le travail.

Comme le rapporte Henri Denis, « [l]e droit de propriété se fonde sur l’obligation du travail

et la nécessité de répartir la terre entre les individus pour qu’ils la fassent fructifier »81. La

propriété est un droit naturel, résultant du travail fourni pour transformer la terre. Cette

forme d’appropriation n’est justifiée que s’il reste à autrui des biens en quantités et qualités

suffisantes. Cette idée constitue un des fondements du libéralisme. Selon Locke, l’individu

possède le droit de s’approprier l’espace terrien qu’il peut cultiver et dont il a besoin pour

subvenir à ses besoins. Cependant, avec l’invention de la monnaie, il est possible

d’accumuler des richesses illimitées parce que les hommes ont « […] consenti à une

possession non proportionnelle et inégale de la terre »82. Henri Denis souligne d’ailleurs

l'interdiction pour un propriétaire, malgré ses possessions, de détruire le milieu naturel et

ses composantes. C’est ce qui lui fera conclure que Locke, « […] en dépit de sa conception

“idéaliste” des droits de l’homme, développe lui aussi, finalement, une philosophie sociale

profondément naturaliste »83 dont les influences idéologiques marqueront les prochains

grands économistes anglais de l’époque classique.

Cette forme de libéralisme, caractérisée aujourd’hui comme classique, trouve toute sa

légitimité philosophique et pratique dans la doctrine de la liberté naturelle, dont l’individu

est le sujet et dont le fondement est la propriété que peut détenir un sujet individuel pour

assurer et assumer son autonomie. Au 17e siècle, il s’agit d’une méthode dirigée

principalement contre la féodalité, la puissance de l’Église et des monarchies, au nom du

droit de propriété des producteurs indépendants et des entrepreneurs capables d’initier une

démarche qui humanise l’homme, lui donnant la possibilité d’être l’artisan de sa propre

humanité. Puisque le sens de l’existence humaine n’est plus donné par une religion ou une

métaphysique, le travail de l’esprit humain peut le construire. S’en dégage une philosophie

politique originale et autonome qui se distancie des horizons anciens. Simone Goyart-Fabre

précise que

81 Ibid., p. 145. 82 Idem. 83 Idem.

Page 43: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

31

[l]a philosophie politique des Temps modernes est une pensée de l'homme en sa

différence ontologique. L'homme n'est plus défini comme la créature de Dieu.

Ce sont les exigences de la raison qui sont reconnues comme principe

régulateur des mœurs et de l'histoire politiques modernes [...] L'histoire de la

philosophie politique moderne est la prise de conscience de cette vérité84.

Le libéralisme, au sens philosophique du terme, cherche à défendre la liberté du sujet

et à matérialiser une perspective anthropologique et épistémologique radicalement

différente de celle des Anciens. Il donne à l’homme le privilège de se projeter lui-même

politiquement vers l’avenir. John Locke ouvre la voie à de nombreux philosophes et

théoriciens du libéralisme qui emprunteront ses thèmes classiques en politique et en

économie à partir de la prémisse principale que constitue la notion de propriété fondée sur

la liberté individuelle. Toute la réflexion sur le droit de propriété chez Locke sera, écrit

François Dugré, un « véritable acte de naissance de l’économie politique moderne — non

seulement Smith, Malthus et Ricardo y trouveront leur source, mais tout le néolibéralisme

s’y adosse »85. Voilà un aspect hautement déterminant qui bouleversera l’ordre social par la

justification et la création d’un ordre économique dont l’ancrage devient l’affirmation et la

généralisation de la propriété privée comme forme ultime du rapport entre les individus et

les biens. Cette nouveauté permettra en plus aux personnes qui possèdent de façon privée

de s’exclure des normes de la vie collective et d’imposer les leurs au nom d’un droit naturel

de propriété. Locke est le premier philosophe moderne à présenter les fondements articulés

de la liberté et de la propriété :

C’est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de

permission à personne, et sans dépendre de la volonté d'aucun autre homme, ils

peuvent faire ce qu'il leur plait, et disposer de ce qu'ils possèdent et de leurs

personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu'ils se tiennent dans les bornes

de la loi de la Nature86.

Pour Locke, l’être humain est naturellement un être libre, c’est-à-dire propriétaire de lui-

même, propriétaire de son travail, comme extension de lui-même et donc propriétaire des

fruits de son travail. Locke argumente que

84 S. GOYARD-FABRE. Philosophie politique, XVIe-XXe siècles, Coll. « Droit fondamental », Paris, PUF,

1987, p. 18. 85 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 45. 86 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, 1984, p. 173. (C’est l’auteur qui souligne).

Page 44: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

32

[t]out ce qu'il [l’individu] a tiré de l'état de nature, par sa peine et son industrie,

appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son

industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis

par cette peine et cette industrie, surtout, s'il reste aux autres assez de

semblables et d'aussi bonnes choses communes87.

Il poursuit plus loin :

Tout cela montre évidemment que bien que la nature ait donné toutes choses en

commun, l'homme néanmoins, étant le maître et le propriétaire de sa propre

personne, de toutes ses actions, de tout son travail, a toujours en soi le grand

fondement de la propriété; et que tout ce en quoi il emploie ses soins et son

industrie pour le soutien de son être et pour son plaisir, […], lui appartient

entièrement en propre, et n'appartient point aux autres en commun88.

Reconnaissant en principe, avec la Bible, que la Terre a été donnée par Dieu en

commun à tous les hommes, c’est seulement par l’appropriation personnelle du travail

(étant lui-même le prolongement de la propriété de soi) et de la terre que la notion de

propriété acquiert, par la suite, une valeur complètement nouvelle. Le droit de propriété

lockéen constitue le postulat de base de toute son anthropologie à caractère individualiste,

devenant ainsi la pierre angulaire sur laquelle se construit toute société.

[…] c’est la propriété que chaque individu a, par la loi naturelle, sur sa

personne, sur son propre corps, qui implique celle de son travail, qui est usage

du corps; donc des fruits du travail. Le droit de propriété est essentiellement

antérieur à l’institution de la société, car il ne dépend pas du consentement

d’autrui ou de la loi politique; le droit de propriété s’attache donc à l’individu

seul, il est naturel. Ce point est fondamental pour Locke et pour tout le

libéralisme économique, car l’homme est d’abord travailleur et propriétaire

avant d’être un citoyen89.

La philosophie anthropologique de Locke confirme la notion du droit de propriété

directement lié avec le droit de l’individu et de sa liberté. Toute l’œuvre de John Locke

tend à montrer que la liberté n’est pas donnée à l’homme comme un privilège social et

politique, mais comme l’essence même le définissant ontologiquement. La propriété est ce

qui actualise la liberté d’un homme responsable et qui lui confère un statut social apporté

par la propriété elle-même. Puisque la propriété et le travail sont des caractéristiques

87 Ibid., p. 195. (C’est l’auteur qui souligne). 88 Ibid., p. 208-209. (C’est l’auteur qui souligne). 89 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 46.

Page 45: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

33

communes à tous les hommes, la propriété et le travail mettent les hommes sur un pied

d’égalité.

C’est par la propriété et sa sauvegarde qu’un individu peut prendre place en société

avec des droits et des devoirs. La propriété devient le moyen nécessaire que s’attribue

l’individu pour accéder à la liberté. Seul l’individu propriétaire possède le pouvoir d’agir

librement en devenant, par la suite, un participant actif de la vie politique et économique.

La propriété privée légitime l’accès au pouvoir politique, rendant possible l’exercice du

droit politique qui demeure subordonné à la logique de la propriété. En bref, les

propriétaires seuls peuvent être des citoyens. Ainsi, la notion de liberté n’a de sens que dans

la mesure où le droit de propriété est exercé. C’est la condition et le moteur pour un

développement économique efficace. Pour l’historienne Ellen Meiksins Wood, « […]

Locke devint peut-être le premier penseur qui formula méthodiquement une théorie sur la

propriété, fondée sur des principes semblables à ceux du capitalisme »90.

John Locke présente sa philosophie politique libérale en empruntant le même chemin

logique que Thomas Hobbes (1588-1679), c’est-à-dire celui du passage d’une référence

théologique classique du droit naturel à une référence explicitement anthropologique

reconnaissant, que si l`homme est un loup pour l’homme en l’état de nature, il accède à la

justice non pas contre l’État ou le Souverain, mais grâce à lui91.

Tout comme Hobbes, Locke affirme que la société civile ne peut s’établir que sur la

base d’une convention sociale. Puisque la raison n’est pas un don divin, il appartient

exclusivement à l’homme de se faire homme. Sa nature est celle de se former lui-même,

celle de fabriquer pour lui-même et par lui-même une autre condition, la condition civile et

politique92. L’originalité de Locke sera de proposer le consentement libre (libre arbitre) et

volontaire de chacun (consent), c’est-à-dire l’acte individuel d’adhérer volontairement au

90 E. MEIKSINS WOOD. L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, Traduction de F. Tétreau,

Montréal, Lux Éditeur, 2009, p. 180. 91 S. GOYARD-FABRE. « Aux sources de l’État selon Hobbes », Philopsis, [En ligne], 18 décembre 2007,

p. 7, http://www.philopsis.fr/spip.php?article134 (Page consultée le 23 novembre 2012). 92 Ibid., p. 9.

Page 46: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

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contrat de citoyenneté à partir de ce qu’offre l’état de nature, c’est-à-dire la propriété qui

libère93.

Car lorsqu'un certain nombre d'hommes ont, par le consentement de chaque

individu, formé une communauté, ils ont par là fait de cette communauté, un

corps qui a le pouvoir d'agir comme un corps doit faire, c'est-à-dire, de suivre la

volonté et la détermination du plus grand nombre; ainsi une société est bien

formée par le consentement de chaque individu; mais cette société étant alors

un corps, il faut que ce corps se meuve de quelque manière : or, il est nécessaire

qu'il se meuve du côté où le pousse et l'entraîne la plus grande force, qui est le

consentement du plus grand nombre […]94.

Dans cette convention politique, l’individu consent librement et individuellement à

transformer l’état de nature pour entrer dans la vie civile, c’est-à-dire à ne plus exécuter le

droit rattaché strictement à la nature individuelle des hommes, mais le droit civil rattaché à

un consentement pour le bien commun. L’individu accepte de transférer le droit naturel en

citoyenneté et à obéir aux lois d’un gouvernement qu’il se donne. La société civile repose

sur l’acte de liberté qui engage les individus personnellement dans le corps politique. Cet

engagement est un acte de confiance (trust) envers l’institution que l’individu contribue à

constituer lui-même par les gouvernants qu’il propose par suffrage et représentation.

La confiance que les individus accordent à l’autorité politique signifie que cette

compétence leur est reconnue pour déterminer l’ordre légal tout en assurant la sécurité et la

protection aux membres du corps social. Puisque l’état de nature est caractérisé par des

droits naturels que sont la liberté individuelle et la propriété privée, l’État n’est instauré que

pour garantir l’état de nature en lui procurant un caractère légal. Cette confiance oblige

réciproquement la responsabilité du gouvernement devant le peuple. Le consentement et la

confiance sont donc deux valeurs importantes dans la représentation lockéenne de

l’homme.

À partir de Locke, le fondement anthropologique du libéralisme sera l'individu libre.

L'État absolutiste, après avoir été maître de l'individu, doit maintenant se mettre à son

service. Dans le champ politique, le libéralisme s'inscrit dans l'héritage des doctrines du

93 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, 1984, p. 250-251. 94 Ibid., p. 251. (C’est l’auteur qui souligne).

Page 47: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

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droit naturel (liberté, propriété, sécurité et résistance à l’oppression), c’est-à-dire le passage

de l'état de nature à l'état civil garanti par la volonté des individus eux-mêmes.

Globalement, la liberté se traduit par le droit pour chacun d'agir comme il le décide

afin de poursuivre ses objectifs propres, par ses moyens propres, d'échanger, de s’associer

et de contracter librement, de s'exprimer librement et de choisir librement ses propres

projets. L’État n’a aucunement à intervenir, sinon pour protéger les libertés individuelles et

les droits de propriété avec des lois qui établissent clairement les communs consentements,

lois appliquées par un juge reconnu pour son autorité en la matière, qui exécute les

sentences formulées par un pouvoir légitimé. « Le rôle et le sens de la société politique sont

d’assurer la conservation de la propriété en fournissant les pouvoirs législatif, judiciaire et

exécutif. Tel est le fondement, selon ce roman de formation lui-même fondateur, du

libéralisme »95. De telles avenues s’inscriront peu à peu dans les chartes des droits

humains96.

Locke cautionne et renforce ainsi la tradition du droit romain par l’universalité de son

caractère naturel. De tels droits sont désormais applicables à tous les êtres humains, à tout

moment et en tout lieu, ce qui, en même temps, fonde le principe de l’égalité, c’est-à-dire la

possibilité que chacun a de mener à terme ses projets librement, sans entraver la liberté

d’autrui. Chez Locke, la notion de liberté est liée à celle de l’égalité puisqu’il faut

reconnaître les mêmes droits privés aux autres97. Locke dira que

[c]et état [de liberté] est aussi un état d'égalité; en sorte que tout pouvoir et toute

juridiction est réciproque, un homme n'en ayant pas plus qu'un autre. Car il est

très évident que des créatures d'une même espèce et d'un même ordre, qui sont

nées sans distinction, qui ont part aux mêmes avantages de la nature, qui ont les

95 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 50. 96 De tels droits de propriété seront dorénavant protégés par les lois, les diverses constitutions et les

nombreuses déclarations des droits de l’homme. Le cinquième et le quatorzième amendement de la

Constitution des États-Unis protègent concrètement la propriété privée. On retrouve également cette

protection dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (article 17), ainsi que la

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (article XVII). 97 L’égalité des droits qui, logiquement, implique d’un point de vue de la pratique politique le suffrage

universel, s’exprimait dans l’Angleterre post lockéenne davantage par un suffrage très restreint relié à la

propriété privée de certains entrepreneurs. En font foi également les normes du parlementarisme où deux

instances gouvernementales proposées par Locke concernaient spécifiquement des non-élus (les Lords et

la monarchie).

Page 48: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

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mêmes facultés, doivent pareillement être égales entre elles sans nulle

subordination ou sujétion […]98.

Locke se démarque du Moyen-âge : si le christianisme enseignait l’égalité des hommes

devant Dieu pour le Royaume en devenir, l’égalité et la liberté sous l’angle lockéen

constituent des états de nature que les nouveaux gouvernements doivent méticuleusement

protéger99.

Les idées de Locke se matérialiseront d’une façon toute particulière dans l’Angleterre

de son époque. D’un point de vue pragmatique, il ouvre, par sa justification philosophique,

les portes à de nouvelles manières d’appréhender l’économie, la propriété, le travail et le

capital. Selon Locke le droit de propriété est un droit naturel personnel fondamental d’user,

de jouir et de disposer du fruit et des richesses développés par ses activités légitimes qui

appartiennent exclusivement à chacun. L’obtention d’un droit de propriété n’a de sens que

dans la mesure où la propriété, par le travail, prend de la valeur, principalement une valeur

économique d’échange100. Pour Meiksins Wood, « Locke stipule bien clairement que la

valeur à laquelle il songe n’est pas seulement une valeur d’usage, d’utilisation, mais

également une valeur d’échange. L’argent et le commerce poussent les hommes à améliorer

les choses qu’ils possèdent »101. L’exercice de la liberté et de la propriété privée procure

une amélioration collective. Par exemple, une terre qui n’est pas travaillée est en soi une

forme de gaspillage, donc « […] tout homme qui se l’approprie, en la retirant du bien

commun et qui la clôture afin de la cultiver, donne en vérité quelque chose à l’humanité

[…] »102. Cette amélioration provoquée par le travail est le fondement qui justifie les droits

de propriété. Ainsi, ne pas améliorer sa terre, ne pas la travailler c’est, à la limite, risquer de

perdre son droit sur elle.

C’est sur ce postulat lockéen de la propriété privée et de la liberté individuelle que

l’activité économique jusque-là associée aux autres dimensions de la vie humaine s’en

98 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, 1984, p. 173. (C’est l’auteur qui souligne). 99 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 45-46. 100 Selon Ellen Meiksins Wood : « Ce principe devait justifier non seulement la pratique de l’enclosure en

Angleterre, mais aussi la dépossession des indigènes aux colonies. Sur ce point, Locke était formel ». (E.

MEIKSINS WOOD. L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, p. 247). 101 Ibid., p. 176. 102 Ibid., p. 177.

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détache peu à peu, légitimant philosophiquement la venue d’un système économique

nouveau : le capitalisme. Pour Locke et les nombreux libéraux qui suivront, tous les êtres

humains naissent avec les mêmes possibilités, les mêmes chances pour exercer leur propre

personnalité, c’est-à-dire leur liberté individuelle. Le contrat social ne vise essentiellement

qu’à garantir, par un cadre légal, juridique et politique, l’état de nature de la liberté humaine

individuelle dans un contexte d’égalité des chances dont la propriété privée est le

fondement et l’expression de la liberté. Puisque le rôle du politique consiste à déterminer et

à assurer de façon subordonnée les droits de propriété privée et exclusive fondés sur

l’affirmation de la liberté de l’homme qui le rend propriétaire de sa personne, de son travail

et du fruit de son travail, les travaux de Locke ouvrent la possibilité d’émanciper

l’économie du social et du politique et conduisent vers la constitution réelle d’un régime

juridique d’économie de marché, dont le but sera de maximiser les avantages concurrentiels

et transactionnels103.

Les notions de Locke posant la propriété privée comme la base de l’autonomie

individuelle insérée dans une société postulent que le développement social doit désormais

se réaliser à partir de principes économiques devenus primordiaux et de plus en plus

distinctifs. À la limite, rajoute Ellen Meikins Wood, il faut considérer que « […] les

principes économiques acquirent un sens moral et religieux. Puisqu’en améliorant la terre,

ces hommes exécutaient le dessein de Dieu, tout leur projet se haussait au rang de religion

nouvelle »104. Un tel système économique aura des incidences majeures sur les enjeux

politiques de la nation anglaise elle-même.

En Angleterre surtout où, depuis la Grande Charte, on s'était habitué à

conquérir la liberté contre un État qui incarnait l'ordre et les traditions, la

grande tradition libérale, celle de Locke et de Smith, fut vite associée à la

volonté de ramener l'État à son rôle de gardien des libertés individuelles105.

Cette vision anthropologique propre à Locke, intrinsèquement reliée à la propriété,

deviendra la justification nécessaire pour l’édification d’un système économique capitaliste

103 M. SÉGUIN. Le coopératisme : réalisation de l’esprit de la philosophie libérale en économie?, Thèse

(Ph. D.), Université du Québec à Montréal, 2004, p. 52. 104 E. MEIKSINS WOOD. L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, p. 260. 105 M. LAGUEUX. « Qu’est-ce que le néo-libéralisme? », Les Cahiers virtuels, [En ligne], janvier 2004, p. 6,

http://www.philo.umontreal.ca/documents/cahiers/Lagueux_neoliberalisme.pdf (Page consultée le 27 mai

2009).

Page 50: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

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qui naîtra en Angleterre et duquel de nombreux réformateurs s’inspireront, dont

l’incontournable Adam Smith (1723-1790).

Adam Smith : la division du travail et l’importance du marché

À l’intérieur d’un courant d’idées généré par la philosophie anthropologique

lockéenne émerge la pensée de l’Anglais Adam Smith. Cette pensée aura une importante

influence et une grande portée sur la pensée de l’économie libérale, à un point tel qu’on

considère Smith comme le fondateur du libéralisme moderne.

Situons l’œuvre de Smith à partir de ses deux ouvrages principaux. L’ouvrage intitulé

Théorie des sentiments moraux, publié en 1759, se présente comme un plaidoyer normatif

qui expose les exigences morales des actions et des représentations humaines à l’intérieur

des activités sociales et économiques. L’autre, La richesse des nations de 1776, considéré

comme son œuvre maîtresse, couvre davantage l’aspect descriptif d’un projet économique

national créateur de richesses pour tous. Les deux ouvrages de l’auteur proposent ni plus ni

moins une explication d’un ordre social juste et d’une économie politique renouvelée par

une pratique régulatrice de la vie quotidienne. Fidèle à Locke, les concepts de travail et de

droit de propriété occupent une place centrale dans ses écrits et, par ricochet, influenceront

les autres penseurs des libéralismes classique et nouveau qui suivront. C’est ce qui fait dire

à Daniel Diatkine, qui introduit une des éditions de La richesse des nations, qu’Adam

Smith

[…] opère dans une certaine mesure un retour à la conception traditionnelle,

héritée en grande partie de Locke et d’Hutcheson, selon laquelle le droit de

propriété est un droit naturel donc antérieur logiquement à toute convention

sociale, dont la légitimité est fondée sur le travail106.

Notons au passage que, des deux principaux ouvrages d’Adam Smith, fort différents dans

leur approche respective, mais particulièrement complémentaires dans leur visée, l’histoire

106 A. SMITH. La richesse des nations I, Traduction de G. Garnier revue par A. Blanqui, Paris, GF

Flammarion, 1991, p. 26-27.

Page 51: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

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n’aura retenu que le volet économique de son œuvre, c’est-à-dire la philosophie qui se

dégage de La richesse des nations107.

Cet écrit montre que la richesse des nations ne peut se réaliser que par les vertus de

l’individualisme et les bienfaits de la division du travail productif qui émerge de la faculté

d’échanger dans un marché structuré. Si le travail légitime le droit de propriété comme un

droit naturel et antérieur au social, la division du travail ne peut que fortifier ce droit et

contribuer à structurer les paramètres sociaux selon les règles d’un marché qui régularise

ces mêmes paramètres108. Smith suppose que, dans une logique de production et d’échange

de biens que procure le marché, la division du travail augmente techniquement l’habileté

des travailleurs et réduit ainsi le temps de fabrication de tout produit. Cette mise en œuvre

d’un travail spécialisé et regroupé dans une fabrique facilite l’augmentation de la cadence

du travail et la précision de son exécution. Ainsi s’initient des innovations et le

développement de nouvelles machines dont les finalités permettent d’améliorer et de créer

de nouveaux biens de production et de consommation. En bref, conclut Smith, une nouvelle

culture entrepreneuriale et sociale devrait émerger par la division du travail et la

valorisation d’une classe d’entrepreneurs capables d’articuler les postulats du libéralisme

qui prend racine dans une nouvelle pratique économique : le capitalisme109. Smith écrira

que, désormais,

107 Stéphane Bonnevault précise que l’histoire économique a privilégié davantage la compréhension de La

richesse des nations, laissant au second plan son œuvre complémentaire la Théorie des sentiments

moraux. D’où le fameux Das Adam Smith Problem, c’est-à-dire ce clivage prépondérant de l’œuvre de

Smith récupéré par la tradition néoclassique affirmant strictement l’égoïsme de l’individu sans

reconnaissance à l’engagement moral envers les autres. Pourtant, l’œuvre de Smith, par les deux ouvrages,

tente de réconcilier l’intérêt individuel et la responsabilité sociale (S. BONNEVAULT. Développement

insoutenable […], p. 140-146). 108 A. SMITH. La richesse des nations I, p. 85-90. 109 À plusieurs reprises, Smith précise l’idée selon laquelle les nouvelles structures sociales doivent imiter

celles de l’industrie et du capital qui en dépend. Voici une citation qui montre l’importance qu’il accorde à

ce sujet : « Le propriétaire du capital qui alimente un grand nombre d'ouvriers, essaye nécessairement,

pour son propre intérêt, de combiner entre eux la division et la distribution des tâches de telle façon qu'ils

produisent la plus grande quantité possible d'ouvrage. Par le même motif il s'applique à les fournir des

meilleures machines que lui ou eux peuvent imaginer. Ce qui s'opère parmi les ouvriers d'un atelier

particulier, s'opérera pour la même raison parmi ceux de la grande société. Plus leur nombre est grand,

plus ils tendent naturellement à se partager en différentes classes et à subdiviser leurs tâches. Il y a un plus

grand nombre d'intelligences occupées à inventer les machines les plus propres à exécuter la tâche dont

chacun est chargé, et dès lors il y a d'autant plus de probabilités que l'on viendra à bout de les inventer. Il y

a donc une infinité de marchandises qui, en conséquence de tous ces perfectionnements de l'industrie, sont

obtenues par un travail tellement inférieur à celui qu'elles coûtaient auparavant, que l'augmentation dans le

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40

[c]'est le capital qu'on emploie en vue d'en retirer du profit, qui met en

mouvement la plus grande partie du travail utile d'une société. Les opérations

les plus importantes du travail sont réglées et dirigées d'après les plans et les

spéculations de ceux qui emploient les capitaux; et le but qu'ils se proposent

dans tous ces plans et ces spéculations, c'est le profit110.

Reconnaissant les fondements mêmes de la liberté et des droits de propriété, Smith invite

son époque à un changement de culture.

Les propositions faites par Smith auront, en Angleterre, des répercussions nationales

fondamentales démontrant l’importance d’une organisation du travail qui doit dorénavant

produire et vendre dans un environnement compétitif et concurrentiel afin de répondre à la

demande des nouveaux consommateurs. L’entreprise privée à caractère capitaliste, qui

engage des capitaux dans une production et embauche des ouvriers pour un salaire, s’oblige

à l’innovation organisationnelle, car elle doit servir convenablement et à prix raisonnables

des clients tout en évitant des prix excessifs qui pourraient conduire à sa propre faillite.

Fondée sur les droits de propriété privée institutionnalisés, la régulation économique qui

s’exerce exclusivement par l’offre et la demande présuppose de facto un mécanisme

automatique, voire naturel du marché.

C’est ce marché qui, nourri par la recherche de l’intérêt et du profit individuel de

chacun que procure la propriété privée, facilite et assure par la libre concurrence, le

développement de la richesse du plus grand nombre dans une nation. Basé sur les idées de

Locke, ce raisonnement sera révolutionnaire chez Smith parce qu’il montre que le marché

dans lequel s’insèrent des activités économiques égoïstes constitue l’instrument par

excellence pour la création efficace d’une richesse pour tous. C’est par l’économie de

marché, motivée par les libertés individuelles et les droits de propriété promus par Locke,

que se construisent la force et le pouvoir d’une société. Smith soutient que, tout en

souhaitant produire le plus de gains et de valeur possibles pour soi-même, un propriétaire, à

son insu, est naturellement

prix de ce travail se trouve plus que compensée par la diminution dans la quantité du même travail ».

(A. SMITH. La richesse des nations I, p. 159.) 110 Ibid., p. 335.

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[…] conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans

ses intentions; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société,

que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son

intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour

l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler Je n'ai

jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à

travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai

que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne

faudrait pas de longs discours pour les en guérir111.

Par son entreprise et tout ce qu’il possède, l’entrepreneur-propriétaire n’est plus

seulement un producteur de biens et de services. Il devient un important créateur de

richesses collectives. Il est celui qui, par la régulation du marché, ordonne les orientations

de la société elle-même. L’argumentaire de Smith insiste sur le fait que le développement

social ne peut passer que par un marché qui se régularise par lui-même et à l’intérieur

duquel s’inscrivent des individus libres dont la propriété favorise continuellement

l’innovation et la production de biens servant les intérêts et les avantages des uns et des

autres. Fort en image, Smith exprime une de ces idées fondatrices de la façon suivante :

[…] Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez

besoin vous-mêmes; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont

nécessaires s’obtiennent de cette façon. Ce n'est pas de la bienveillance du

boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner,

mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à

leur humanité, mais à leur égoïsme; et ce n'est jamais de nos besoins que nous

leur parlons, c'est toujours de leur avantage112.

Smith fera comprendre à son époque l’importance d’accumuler de la richesse

économique individuelle structurée par le marché de l’offre et de la demande, et la

nécessité de reconnaître les bienfaits que cette action égoïste procure à la collectivité elle-

même. Pour y arriver, il faut respecter les règles d’une productivité améliorée par la

division du travail et l’échange en revenus, en rémunération et en salaire. L’idée de la

croissance des richesses et de maximisation des profits n’est donc qu’un pas à franchir pour

comprendre que ces concepts seront le moteur du capitalisme en Angleterre.

111 A. SMITH. La richesse des nations II, Traduction de G. Garnier revue par A. Blanqui, Paris, GF

Flammarion, 1991, p. 42-43. 112 A. SMITH. La richesse des nations I, p. 82. (C’est l’auteur qui souligne).

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42

Pour favoriser la croissance des richesses individuelles et, par le fait même, celle de

la nation, l'État démocratique, selon Smith, doit limiter ses interventions à la stricte défense

des citoyens, à la justice et à la production de biens jugés fondamentaux, c’est-à-dire qui

n’offrent aucune opportunité de profits et d’accumulation de capitaux par l’entreprise

privée113. À la suite de Locke, qui postule que les droits individuels et privés sont

inaliénables et antérieurs à toute société, la pertinence d’un État n’est valable que dans la

mesure où elle répond, respecte et promeut l’impératif de protection de ces droits de

propriété. Comme Locke l’enseignait, ces droits sont fondés sur l’appropriation de soi-

même, sur le travail personnel, les capacités individuelles d’y répondre et sur les biens

produits. Ainsi, dans un contexte d’échange et de commerce tel que le décrit Smith, la

liberté, le travail et la propriété privée justifient la conformité au droit naturel proposé par

Locke et conditionnent les démarches politiques et la vie démocratique d’une communauté

qui doivent de plus en plus se mettre au service des impératifs d’un marché autonome et

régulateur dont la confiance en une main invisible doit primer114.

Le mouvement de privatisation, d’individualisation et de libération de l’économie

dans l’Angleterre de Smith sera le moteur permettant à une économie de marché de

s’installer et de faire office d’autorité devant la classe politique et la démocratie de

l’époque. Parce ce que, selon Smith,

[l]'expérience semble pourtant nous faire voir que, dans presque toutes les

circonstances, l'économie et la sage conduite privées suffisent, non seulement

pour compenser l'effet de la prodigalité et de l'imprudence des particuliers, mais

même pour balancer celui des profusions excessives du gouvernement. Cet

effort constant, uniforme et jamais interrompu de tout individu pour améliorer

son sort, ce principe, qui est la source primitive de l'opulence publique et

nationale, aussi bien que de l'opulence privée, a souvent assez de puissance

pour maintenir, en dépit des folies du gouvernement et de toutes les erreurs de

l'administration, le progrès naturel des choses vers une meilleure condition115.

Ainsi, le pouvoir politique élu démocratiquement doit servir les intérêts privés fondés sur la

liberté et les droits de propriété. Smith montre que ce même pouvoir politique demeure

secondaire puisque la logique du marché, guidée par une main invisible, procure une

113 A. SMITH. La richesse des nations II, p. 309. 114 A. SMITH. La richesse des nations I, p. 125-134. 115 Ibid., p. 430.

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43

richesse nationale que le pouvoir politique ne peut donner. Aux dires de Lacroix, qui

rapporte les propos de Friedrich Hayek, celui-ci dira au sujet de la main invisible qu’elle

manifeste même « […] toutes les vertus d’une morale naturelle »116. Le rôle du politique se

limite à maintenir les conditions optimales pour la création individuelle et privée d’une

richesse dont les vertus sont socialement exponentielles. Smith écrira même que la

subordination d’un gouvernement civil à l’économie sera d’autant plus forte si l’acquisition

de propriétés privées s’accentue sur un territoire national117.

Cette assertion lockéenne et smithienne, qui établit un lien de subordination d’une

démocratie au service d’un mouvement libéral à caractère économique, étonne au point où

Freitag s’interroge sur le fait d’identifier la réalisation de la démocratie avec le libéralisme

[parce qu’] il existe une antinomie formelle entre la suprématie de la loi du

marché, qui est la loi de la propriété et du pouvoir d’organisation et de

commandement qui en découle, et la capacité démocratique de participation à la

vie sociale et politique, et notamment au procès législatif qui en représente le

cœur dans les sociétés modernes118.

Meiksins Wood fait un constat historique semblable et décrit, à la suite de Smith, l’écart

grandissant entre le pouvoir économique fondé sur la propriété privée des terres, des

industries et du capital de l’aristocratie dirigeante, qui justifie son action privative par le fait

qu’elle est créatrice de la richesse collective, et le pouvoir politique réel d’un État

marginalisé par la force croissante des marchés119.

Ces propos nous amènent à questionner, à ce stade-ci de notre réflexion, le lien

unissant l’idéal démocratique et le libéralisme tel que proposé par Locke et Smith. Comme

nous l’avons souligné avec John Locke, deux valeurs sont fondatrices des démocraties

modernes en contexte libéral. Il s’agit de la liberté et l’égalité. La liberté humaine est de

l’ordre de la nature. Et cette liberté n’a de valeur que dans la mesure où l’égalité lui sert de

support : tous naissent et grandissent avec les chances égales d’exercer leur liberté promue

116 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 11. 117 A. SMITH. La richesse des nations II, p. 333. 118 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 135. 119 E. MEIKSINS WOOD. L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, p. 271.

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par les droits de propriété. Voilà pourquoi l’égalité fonde la liberté120. Cependant, consent

Locke, il faut reconnaître, dans les faits, qu’une contrainte importante surgit du libéralisme

qu’il ne peut régler et dont les conséquences sont déterminantes sur les enjeux politiques

démocratiques : l’exercice de la liberté considérée comme fondamentale et conforme à la

nature crée inévitablement des inégalités sociales. Les deux valeurs fondatrices des

démocraties modernes se retrouvent alors en déséquilibre l’une envers l’autre dans un

contexte économique dominant. Locke écrit :

Seulement, très vite, le désir de posséder toujours plus développa en chacun la

tendance à augmenter ses possessions. Alors, l’égalité primitive disparut et

l’inégalité dans la possession privée des richesses s’installa. Bref, les terres

inconnues deviennent rares parce que les terres clôturées s’accroissent, la

production s’accroît et permet de supporter une population accrue (§ 48), la

propriété s’agrandit (§ 49) et l’égalité cède enfin la place à l’inégalité121.

Smith, pour sa part, explique les causes « […] ou les circonstances qui amènent

naturellement la subordination, ou qui, antérieurement à toute institution civile, donnent

naturellement à certains hommes une supériorité sur la plus grande partie de leurs

semblables […] »122. Il en énumère quatre : la supériorité due aux qualités personnelles, à

l’âge, à la fortune et à la naissance. Pour Smith,

[l]a naissance et la fortune sont évidemment les deux circonstances qui

contribuent le plus à placer un homme au-dessus d'un autre. Ce sont les deux

grandes sources des distinctions personnelles, et ce sont par conséquent les

causes principales qui établissent naturellement de l'autorité et de la

subordination parmi les hommes123.

Il semble particulièrement frappant de constater l’évolution d’une différence

conceptuelle entre un libéralisme qui se développe sous la plume de Smith et les valeurs

démocratiques pensées par la Modernité. Un clivage se dessine entre un système qui fonde

toute sa pratique économique sur affirmation d’une liberté suprême et celui qui confronte

politiquement la liberté avec celle de l’égalité. Dans le premier système, l’émancipation de

l’économie sur le politique se réalise par l’émancipation de la liberté sur l’égalité. On

120 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 164. 121 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 49. L’auteur se réfère ici au propos de

Locke dans l’œuvre Traité du gouvernement civil. 122 A. SMITH. La richesse des nations II, p. 333. 123 Ibid., p. 336.

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« suprématise » l’économie comme on « suprématise » la liberté et la propriété privée.

Cette difficulté nous conduit à soumettre l’hypothèse qu’une survalorisation de la liberté

individuelle fondée par le libéralisme lockéen et smithien se réalise au prix de l’autre valeur

fondamentale de la démocratie, l’égalité. Cette primauté de la liberté individuelle,

considérée comme une force du libéralisme économique, affaiblie par le fait même les

perspectives démocratiques laissant libre cours à l’économie de marché, qui supplante et

subordonne le politique diminué par l’altération de l’égalité. Par conséquent, une économie

de marché libérée des contraintes politiques provoque l’accroissement des inégalités

puisque le système économique prime par la seule valeur de la liberté individuelle. Si nous

acceptons le fait, comme Locke, que les démocraties politiques exigent le lien et le

maintien du lien entre les valeurs de liberté et d’égalité, force est de reconnaître que les

conditions d’une économie libérale limitent cette valeur à la stricte égalité des chances

d’être libre que chacun porte par le fait d’être humain.

Nous rejoignons les propos soulevés précédemment par Freitag affirmant que, si les

valeurs prônées par le libéralisme sont semblables aux valeurs de la démocratie politique,

leur arrimage et leur interdépendance varient grandement. Ainsi, fragiliser le rapport

fondamental des valeurs de liberté et d’égalité, c’est affaiblir concrètement la démocratie

elle-même, lieu de solidarité et de construction sociale et culturelle. Joseph Stiglitz en

montrera les conséquences contemporaines tragiques pour l’Amérique et l’Occident dans

son ouvrage Le prix de l’inégalité124. Il semble qu’au 18e siècle, ces deux avenues, libérale

et démocratique, aient construit des systèmes différents ayant suscité des transformations

sociales différentes, priorisant ou valorisant différemment les valeurs de liberté et

d’égalité125. Karl Polanyi écrit en 1944 que,

124 J. STIGLITZ. Le prix de l’inégalité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012. 125 Soumettons l’hypothèse que le mouvement socialiste qui a pris naissance au 19e siècle pour faire

contrepoids au libéralisme politique et au capitalisme économique de l’époque mit l’emphase davantage

sur la valeur de l’égalité aux dépens des libertés individuelles. Ainsi, il semble opportun de penser qu’à

partir des valeurs fondatrices du 18e siècle de la liberté et de l’égalité, deux systèmes politiques et

économiques ont émergé, privilégiant chacun une valeur plus que l’autre : le libéralisme, avec la valeur de

la liberté suprême au prix de l’égalité, et le socialisme, avec la valeur de l’égalité suprême au prix des

libertés individuelles. Nous connaissons l’antinomie des deux systèmes. Le 21e siècle en montre

actuellement les grandes fragilités respectives.

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46

[…] de même que le passage à un système démocratique et représentatif

supposait un renversement complet de la tendance de l’époque, de même le

remplacement du marché régulé par des marchés autorégulateurs constitua à la

fin du XVIIIe siècle une transformation complète de la structure de la société126.

Deux grands paradigmes semblent donc cohabiter au sein de la Modernité. Ainsi, le

libéralisme économique prétend avoir pris le pas sur la démocratie elle-même, la

subordonnant de plus en plus à ses finalités et à ses besoins127. De la notion de propriété du

droit romain, c’est-à-dire le droit d’user d’une chose, d’en jouir et d’en disposer à sa guise,

ces principes seront modernisés en mettant davantage l’accent sur l’abusus individuel et

individualisant comme vecteur essentiel de la liberté humaine au prix de l’égalité.

Les lignes directrices se dessinent vers un nouveau libéralisme qui se développe dans

la première moitié du 20e siècle de façon un peu marginale, mais dont l’impact sera

particulièrement percutant au tournant des années 1970. Un des penseurs de ce mouvement

important, d’un point de vue philosophique, est l’Autrichien Friedrich Hayek.

Friedrich Hayek : l’ordre spontané et l’individualisme

Friedrich Hayek, auteur de l’ouvrage The Road to Serfdom (La route de la servitude)

publié en 1944, dénonce dans cet essai le socialisme comme le plus grave danger pour la

liberté. Depuis les utopistes, il considère les idées socialistes comme porteuses

d’autoritarisme social sur les individus ouvrant les voies toutes grandes à la dictature et au

fascisme comme ceux vécus dans l’Europe de la première moitié du 20e siècle. Selon

126 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 105. 127 Le nouveau libéralisme aujourd’hui s’exprime par la propriété des moyens de production et une mainmise

particulièrement efficace et discrétionnaire sur le travail au point d’atténuer la portée du droit fondamental

de propriété du travail, postulat cher à Locke (M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 106).

D’une appropriation individuelle légitimée par les Modernes s’effectue un glissement conceptuel créant,

par prolongement, la justification d’une appropriation illimitée. Face à la surconsommation et au

gaspillage qui caractérisent les habitudes économiques actuelles, Locke aurait probablement dénoncé les

dommages causés et s’en serait probablement offusqué moralement (J. LOCKE. Traité du gouvernement

civil, 1984, p. 201-204).

Page 59: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

47

Hayek, le projet socialiste de lutte contre les bases du libéralisme tente de contrôler la

société128.

Une des grandes convictions défendues par Hayek est celle d’un retour inévitable du

marché comme principe organisateur de la société. Cette défense du nouveau libéralisme,

dont le principe consiste à utiliser de façon optimale les forces sociales spontanées et à

réduire au maximum le contrôle et la planification de l’État, fait de ce penseur le principal

inspirateur de la réhabilitation du capitalisme dans les années 1970-1980129.

Le déclin du libéralisme classique ne vient pas du fait que les maux de ce système ont

vaincu ses bienfaits, mais plutôt de la lenteur des conséquences que devait procurer

l’exercice de la liberté économique. Le problème n’est pas de trop croire au marché, mais

de se laisser convaincre que lui seul pouvait assurer le développement optimum social.

L’idéologie socialiste allemande a réussi à dénigrer suffisamment les idées anglaises en

favorisant une conception étatique et planifiée de l’économie, ce qu’il réfute fortement.

La philosophie proposée par Hayek se fonde sur l’individualisme qui affirme qu’il

n’existe aucune échelle de valeurs unique et homogène. Chacun est juge de ses propres

fins130. L’action commune ne peut se réaliser que sous la forme d’une entente ou d’une

alliance d’intérêts strictement individuels. En dehors de cette perspective, seule la dictature

peut imposer des fins sociales à ses sociétaires. Le postulat fondamental de sa thèse repose

sur l’indépendance des choix individuels à l’intérieur d’un système juridique fixe promu

par l’État qui permet de régler la concurrence, seul gage d’efficacité sociale. « D’où une

grande méfiance de F. Hayek vis-à-vis de la démocratie quand celle-ci prétend vouloir

égaliser les conditions sociales ou limiter le pouvoir et la richesse de certains individus »131.

Le nouveau libéralisme sera pour Hayek l’occasion d’une refonte conceptuelle et d’un

assainissement des pratiques.

128 F. HAYEK, La Route de la servitude, Traduction de G. Blumberg, Paris, Presses universitaires de France,

1985, p. 24-29 et p. 121-131. 129 C. LAVAL, « Mort et résurrection du capitalisme libéral », Revue du MAUSS, 2007/1, n°29, p. 399-400. 130 F. HAYEK, La Route de la servitude, p. 49. 131 C. LAVAL, « Mort et résurrection du capitalisme libéral », p. 401.

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Comme nous l’avons noté d’entrée de jeu dans ce travail, depuis plus d’une trentaine

d’années, le néolibéralisme, version contemporaine de la chrématistique aristotélicienne132,

cherche à subordonner, voire à abolir les dimensions humaines jugées néfastes pour la

construction d’un monde libre, basée sur le mécanisme des forces spontanées et

universelles du marché. L’ordre spontané de Hayek suggère que tout phénomène social doit

être considéré strictement comme la résultante involontaire d’actions économiques

individuelles qui, juxtaposées, produisent un ordre socialement stable et économiquement

efficace. Hayek nie toute forme de plan social et politique pouvant affecter le bon

fonctionnement des marchés. De cette spontanéité émerge un savoir spécifique qui,

pourtant, ne peut être appréhendé dans sa totalité par les participants eux-mêmes. C’est une

question de circonstance et de hasard. Ce sera la thèse principale de l’économiste Friedrich

Hayek. Il pose ainsi les bases théoriques du néolibéralisme. Hayek se propose d’inscrire

davantage l’individualisme dans une longue réflexion et dans une construction occidentale

qu’il faut à tout prix protéger et promouvoir133.

Le néolibéralisme, comme courant de pensée, s’est développé en réaction à

l’interventionnisme étatique et l’État providence. Friedrich Hayek est contre toute

limitation par l’État du libre fonctionnement des mécanismes du marché134. Cherchant à

montrer l’insuffisance et le danger de toute mesure sociale de l’État-providence, il souhaite

libérer l’humanité de toute contrainte étatique, socialisante et « planifiante ». Hayek part du

constat que la connaissance en science sociale est subjective et limitée et pose que chacun

des membres d’une société ne dispose que d’une parcelle de connaissances. Il considère

que c’est une erreur de penser et de traiter les dimensions humaines (sociales, politiques,

culturelles, économiques, etc.) comme une connaissance à partir de laquelle une

planification « stratégique » s’érige et que l’économie planifiée par l’État consiste à prendre

des décisions arbitraires et limiter la liberté individuelle par la coercition. Prenant appui sur

132 Freitag dira que c’est bien : « […] la propriété privée (un pléonasme, on l’a compris) qui est à l’origine de

la création d’un domaine ou d’une réalité proprement économique, au sens précis où l’entendent les

doctrines puis la science économique modernes qui ressaisissent sous ce nom ce que les anciens

nommaient plus justement la chrématistique : l’art de faire de l’argent, et les « lois » ou conditions

formelles générales auxquelles il est soumis » (M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 90). 133 F. VON HAYEK. « La route de la servitude », Friedrich A. Hayek, Ennemi de la servitude, Montréal,

Institut économique de Montréal, 1985, p. 44. 134 L. GILL. Le néolibéralisme, p. 12.

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la parabole de la main invisible d’Adam Smith, Hayek construira son système économique

en considérant que l’ordre du monde est un ordre spontané, un processus naturel qui agit au

hasard. Gilles Dostaler, dans une étude sur Hayek, dira en 1999 qu’un

[…] ordre spontané est le résultat de l'action humaine, sans être pour autant le

fruit d'un dessein conscient, sans avoir été voulu et construit rationnellement.

Telles sont les grandes institutions sociales : le langage, la morale, le droit, la

monnaie, le marché. Aucun esprit humain n'a consciemment planifié ces

institutions, qui sont le résultat d'une longue évolution historique et qu'on ne

peut supprimer par un acte volontaire sans risquer le retour à la barbarie135.

Il est logique dans l’esprit de Hayek que le concept fondateur du libéralisme nouveau

s’enracine dans la sphère économique du marché vue comme « […] la seule science sociale

qui ait véritablement progressé grâce à la méthode subjectiviste »136. Le marché est le

résultat d’un ordre spontané de l’action humaine où il n’existe aucune coercition, c’est-à-

dire là où s’exprime le plus purement la liberté individuelle, elle aussi, spontanée. « À la

liberté est étroitement lié, dans son esprit, l'individualisme, qu'il associe à la

responsabilité »137. Sans nécessairement proposer le démantèlement de l’État, qui doit

protéger et respecter la liberté économique des individus d’une société, Hayek affirme que

toute forme de sociabilité, incluant la sociabilité démocratique et politique, est suspecte et

dangereuse parce que, dans tout contexte social planifié, les individus finissent par mettre

toute leur confiance entre les mains de « planificateurs sociaux » qui, pratiquement,

agissent au détriment des gens eux-mêmes, satisfaisant davantage leurs besoins et leurs

désirs propres. Robert Nadeau précise que

[t]out ce qui empêche un particulier d’agir économiquement comme bon lui

semble, selon ses goûts et ses désirs, comme et quand cela lui plaît, peut être vu

comme une violence arbitraire qui lui est faite – arbitraire, donc, aux yeux de

Hayek, inacceptable. Les seules restrictions de la liberté individuelle qui soient

acceptables dans une telle optique sont celles que prévoit la loi. Encore faut-il

qu’une éventuelle restriction de la liberté soit générale et justifiée. En ce sens,

tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi est, de fait, permis138.

135 G. DOSTALER. « Hayek et sa reconstruction du libéralisme », Cahiers de recherche sociologique, [En

ligne], no 32, 1999, p. 127, http://id.erudi.org/iderudit/1002401ar (Page consultée le 24 janvier 2013). 136 Idem. 137 Ibid., p. 130. 138 R. NADEAU. « Friedrich Hayek et le génie du libéralisme », Introduction : le libéralisme comme

philosophie de l’économie politique, [En ligne], p. 10, http://www.er.uqam.ca/nobel/philuqam/dept/

textes/Hayeket%20le%20genie%20du%20liberalisme.pdf (Page consultée le 24 janvier 2013).

Page 62: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

50

Avec des collègues, Hayek a formé la Société du Mont-Pèlerin139 en Suisse, et

s’active à dénoncer toute forme d’égalitarisme « […] promu par l’État-providence comme

une atteinte à la liberté et [les membres de la Société] présentent l’inégalité comme une

valeur indispensable et une condition de l’efficacité économique »140. S’appuyant sur ses

prédécesseurs, Hayek pousse le raisonnement anthropologique et éthique plus loin que

Locke et Smith : la valeur de l’égalité est une valeur qui empêche la liberté individuelle de

s’exprimer spontanément. C’est plutôt par l’inégalité qu’il faut trouver le chemin du

progrès et de la prospérité. Se dégage de l’analyse de Hayek un postulat à consonance

anthropologique spécifique : celui de l’affirmation d’un individu « individualiste » voué

principalement à répondre à ses intérêts propres par le principe « naturel » de la propriété

privée individuelle, et la liberté contractuelle défendue par John Locke deux siècles

auparavant. Friedrich Hayek définit l’individualisme de la façon suivante :

Que ces intérêts gravitent autour de ses propres besoins physiques, ou qu’il

s’intéresse chaleureusement au bien-être de chacun des êtres humains qu’il

connaît, il ne peut se soucier que d’une fraction infinitésimale des besoins de

l’humanité. C’est là le fait fondamental sur lequel repose toute la philosophie de

l’individualisme. […] Elle [la philosophie de l’individualisme] part simplement

du fait incontestable que les limites de notre pouvoir d’imagination ne

139 La Société du Mont-Pèlerin fut initiée, en 1947, par des intellectuels comme les économistes Maurice

Allais, Milton Friedman, Ludwig Von Mises, Lionel Robbins et Karl Popper. Cette société existe toujours.

Nous pouvons lire sur la page d’entrée du site internet de la Société l’introduction suivante : « The Mont

Pelerin Society is composed of persons who continue to see the dangers to civilized society outlined in the

statement of aims. They have seen economic and political liberalism in the ascendant for a time since

World War II in some countries but also its apparent decline in more recent times. Though not necessarily

sharing a common interpretation, either of causes or consequences, they see danger in the expansion of

government, not least in state welfare, in the power of trade unions and business monopoly, and in the

continuing threat and reality of inflation. Again without detailed agreements, the members see the Society

as an effort to interpret in modern terms the fundamental principles of economic society as expressed by

those classical economists, political scientists, and philosophers who have inspired many in Europe,

America and throughout the Western World ». (SOCIÉTÉ DU MONT-PELERIN. The Mont-Pelerin

Society, [En ligne], https://www.montpelerin.org/montpelerin/home.html (Page consultée le 3 septembre

2011).

Traduction libre : La Société du Mont-Pèlerin est composée de personnes qui continuent à analyser les

dangers pour la société civilisée que comporte la description de diverses déclarations. Ils ont vu, depuis la

Seconde Guerre mondiale, l’évolution du libéralisme économique et politique dans certains pays tout

comme son déclin apparent et récent. Sans nécessairement partager une interprétation commune de ce

déclin, de ses causes et ses conséquences, ils craignent l'expansion des gouvernements, de l'État-

providence, du pouvoir des syndicats et le monopole des entreprises ainsi que la menace constante et la

réalité de l'inflation. Sans accord spécifique, les membres voient la Société comme un instrument qui

s’efforce d’interpréter, en termes modernes, les principes fondamentaux de la société économique tels

qu’exprimés par des économistes classiques, des politologues, des philosophes qui ont inspiré de

nombreux pays en Europe, en Amérique et partout dans le monde occidental. 140 L. GILL. Le néolibéralisme, p. 13.

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permettent pas d’inclure dans notre échelle de valeurs plus d’un secteur des

besoins de la société tout entière et que puisque, au sens strict, les échelles de

valeurs ne peuvent exister que dans l’esprit des individus, il n’y a d’échelles de

valeurs que partielles, échelles inévitablement diverses et souvent

incompatibles. De ce fait, l’individualisme conclut qu’il faut laisser l’individu,

à l’intérieur des limites déterminées, libre de se conformer à ses propres valeurs

plutôt qu’à celles d’autrui, que dans ce domaine les fins de l’individu doivent

être toutes-puissantes et échapper à la dictature d’autrui. Reconnaître l’individu

comme juge en dernier ressort de ses propres fins, croire que dans la mesure du

possible ses propres opinions doivent gouverner ses actes, telle est l’essence de

l’individualisme141.

Cette individualisation de l’individu promue par Hayek, qui neutralise par le fait

même le principe d’égalité, justifie complètement la possibilité, voire la nécessité de se

mettre en marge des normes de solidarité que les communautés et les institutions

construisent continuellement. Cette caractéristique s’exprime spécifiquement dans les

rapports de propriété et de libération d’un individu face à ses obligations et ses liens

sociaux.

Pour Hayek, celui qui ne jouit pas de toute la liberté dont il pourrait

normalement jouir est, jusqu’à un certain degré, une personne asservie, qu’elle

le soit aux intérêts particuliers de quelqu’un d’autre ou aux intérêts d’ensemble

de la société tels qu’ils sont déterminés par l’État. Par contraste, en économie

de marché, chacun se trouve, idéalement, libre de ses choix et surtout, le

marché, en ce qu’il permet l’ajustement progressif, mais spontané (non

contraint) des acteurs les uns aux autres […]142.

L’essentiel de l’humanité ne repose pas sur une appartenance réelle et concrète à la

communauté et au monde, constitutive elle-même des conditions solidaires de la vie. La

liberté défendue par Hayek prend les devants et passe avant toute forme d’égalité et de

solidarité sociale. Nadeau précisera : « […] aucune valeur sociale et politique ne saurait

être placée au-dessus de la liberté individuelle, ni l’égalité, ni la solidarité »143. C’est ce que

cherche à justifier Hayek lui-même alors qu’il affirme

[…] qu’on appelle des « fins sociales » simplement des fins identiques d’un

grand nombre d’individus, ou des fins à l’obtention desquelles des individus

141 F. VON HAYEK. La route de la servitude, Traduction de G. Blumberg, Paris, Librairie de Médicis, 1946,

p. 49. 142 R. NADEAU. « Friedrich Hayek et le génie du libéralisme », p. 9. 143 Ibid., p. 19.

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52

sont disposés à contribuer en échange de l’assistance qu’ils reçoivent pour la

satisfaction de leurs propres désirs144.

Toute action collective n’est donc que l’expression et la somme des désirs individualistes

qui servent ni plus ni moins qu’à combler l’individualité des désirs propres. Les

correspondances sociales permettent à chacun de les utiliser comme moyen en vue de

répondre à des fins purement individualistes. Cette privatisation des finalités sociales de la

vie ouvre au chacun-pour-soi, c’est-à-dire à cette réalité fondamentale où chacun est seul à

gérer sa vie en vue de répondre strictement à ses propres intérêts à caractère économique.

Ainsi considérée, la société est avant tout un processus d’ordre spontané avant d’être une

organisation humaine aux dimensions culturelles très variées145.

Il devient par le fait même nécessaire et logique de limiter toute tentative étatique et

sociale afin de laisser le champ libre au développement des individus eux-mêmes par une

unique économie de marché qui doit être libéralisée, privatisée, naturalisée, dérèglementée,

désengagée des États. Est véritablement libre l’individu qui, « […] dans sa communauté

économique et politique, peut circuler comme il l’entend, occuper son temps comme il le

souhaite, choisir son travail, et ne pas craindre d’être arrêté arbitrairement et sans motif

valable et formellement prévu par la loi »146. Se libérant des contraintes politiques, sociales,

culturelles et éthiques, la voie s’ouvre à l’économie pour devenir la seule forme valable

d’une intersubjectivité spontanée qui tend naturellement, sans entrave, vers l’équilibre

grâce aux mécanismes naturels du marché. L’indépendance de l’individu est la garantie

d’une plus grande efficacité de l’économie. Cette offensive d’un libéralisme poussé à son

extrême au nom de la liberté individuelle devenue valeur suprême et unique moteur de

l’économie, s’attaque ainsi directement aux acquis historiques des différentes

[…] conquêtes sociales et démocratiques des organisations syndicales et

populaires (droit à la santé, à l’éducation, à la sécurité sociale, etc.), c’est-à-dire

contre l’écrasante majorité de la population. Si essentiels soient ces acquis,

puisqu’ils répondent à de réels besoins sociaux, ils sont un obstacle pour le

capital, pour la production de profits, pour l’accumulation privée147.

144 F. HAYEK. La route de la servitude, 1946, p. 49. 145 R. NADEAU. « Friedrich Hayek et le génie du libéralisme », p. 25. 146 Ibid., p. 11. 147 L. GILL. Le néolibéralisme, p. 18-19.

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53

Ainsi, le néolibéralisme se démarque sensiblement du libéralisme classique en se dissociant

davantage du volet politique, éthique et démocratique, niant, par le fait même, les

considérations égalitaires proposées par la Modernité au nom de la liberté suprême, celle-là

même qui semble emprisonner l’humanité dans une logique actuellement réductrice et

déshumanisante.

Friedrich Hayek a tenté de refonder le libéralisme comme philosophie politico-

économique de laquelle se dégage en parallèle une conception particulière de l’être humain.

Cette critique s’inscrit dans un argumentaire qui cherche à contrer l’effet qu’il jugea

dévastateur du socialisme et du totalitarisme qui émerge au 20e siècle. Au niveau politique,

il tente de fonder une société d’hommes et de femmes libres du maximum de contraintes et

dont la liberté est garantie par des droits qui limitent l’influence de l’État sur leurs propres

vies. D’un point de vue économique, Hayek propose de rétablir un ordre naturel efficace

par le maintien et le développement spontané des ressources humaines et de l’ingéniosité

individuelle afin de satisfaire les besoins de base de tous148.

Profondément inspiré de cette représentation du monde, le libéralisme actuel

s’oppose à toutes formes d’abus de pouvoir étatique qui limiteraient la liberté « naturelle »

des individus et imposeraient une politique dirigiste. Il tombe ainsi en contradiction avec

son propre discours puisque, par les moyens puissants qu’il s’est donnés, ce système est

désormais dominant. Il s’agit d’ailleurs de ce que voulait éviter à tout prix le libéralisme de

Locke, c’est-à-dire la dépendance vis-à-vis de toute forme d’absolutisme par la prise en

charge libre et égalitaire de tous les citoyens par un processus démocratique et décisionnel

formel. Le nouveau libéralisme conçoit et porte une représentation tout aussi absolutiste

soutenue par les grands monopoles planétaires et par les instances internationales qui les

accompagnent et les cautionnent.

Retenons que le néolibéralisme est le résultat d’une conception paradigmatique

moderne occidentale basée sur une double abstraction : celle d’un individu affranchi de

toute forme de solidarité concrète qui fonde l’identité de la personne sociale réelle et celle

148 R. NADEAU. « Friedrich Hayek et le génie du libéralisme », p. 31.

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de la rationalité instrumentale libérée des conditions tangibles, de la vie humaine dans son

ensemble. Il y a donc, par un exercice d’isolement conceptuel, déconnexion des paramètres

existentiels de la personne et de toute forme symbolique de communauté. L’homo

œconomicus se présente comme un individu anonyme et abstrait, évacué de la concrétude

du monde et de ses besoins. Freitag précise que

[c]’est cette abstraction généralisée de toutes les normes collectives

substantielles et de toutes les identités particulières qui a conduit au triomphe

de l’économie chrématistique et des développements technologiques sur toutes

les autres modalités d’accomplissement de la vie réelle149.

Il y a donc dépossession du réel et du concret de la vie par une appropriation abstraite de

certains traits qui dénaturent l’activité humaine elle-même. Si le néolibéralisme se

caractérise par une double abstraction, ses paramètres anthropologiques et éthiques

entraînent des conséquences pourtant bien réelles qui se manifestent dans les différentes

dimensions humaines. Pour illustrer nos propos, analysons les incidences du néolibéralisme

et de l’économisme dans les domaines humains suivants : le politique, le financier et

l’éducatif.

Conséquences humaines

En amont de la pratique économiste actuelle se cache une représentation du monde et

une définition anthropologique particulière, une forme d’ontologie dont les postulats

influencent la marche de la société. « Par-delà ces pratiques, il est également possible de

relever, dans la pensée néolibérale, un dessein de refondation sociale. À ce titre, la théorie

néolibérale est porteuse d’une certaine conception de la nature humaine »150. Jacques

Généreux, auteur de l’ouvrage La dissociété151, a élaboré une critique anthropologique des

fondements propres au néolibéralisme contemporain. Louis-Joseph Saucier s’y inspire pour

résumer les grandes caractéristiques de cette représentation anthropologique :

149 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 345. 150 L.-J. SAUCIER. « Le mouvement coopératif comme rempart au néolibéralisme : quelques lignes de force

économiques et sociopolitiques », L'étonnant pouvoir des coopératives. Textes choisis de l'appel

international de propositions, sous la direction de Marie-Joëlle Brassard et Ernesto Molina, Québec,

Sommet international des coopératives, 2012, p. 612. 151 J. GÉNÉREUX. La dissociété, Paris, Seuil, 2008.

Page 67: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

55

[…] l’être humain existe avant et en dehors de toute relation à autrui; ses

pensées et ses actes sont strictement autodéterminés; il y a inégalité naturelle et

l’individu est seul responsable de ses actes et de sa situation; l’individu est

entièrement égoïste et rationnel; sa nature agressive et prédatrice prime152.

Citant toujours Généreux, Saucier fait une nomenclature de la posture sociale promulguée

par le néolibéralisme en le condensant de la façon suivante :

[…] il n’y a pas nécessité d’une société, sinon comme association volontaire et

utilitaire d’individus; ce qui est public est un mal qu’il convient de contenir au

strict nécessaire; la concurrence doit prévaloir dans toutes les sphères de

l’activité humaine; le progrès consiste en l’abondance matérielle153.

Si la science économique du 18e siècle, élaborée en partie par Locke, s’accommodait d’une

composante politique pour se débarrasser des instances oppressantes monarchiques et

féodales et développer par elle-même une société civile et démocratique, libre et égalitaire,

en principe, la tendance contemporaine, constate Freitag, n’est devenue aujourd’hui

[…] qu’un plaidoyer en faveur de l’institution et de la généralisation politico-

juridique de la propriété privée au sens strict, allant de pair avec la libération de

l’intérêt individuel comme source unique de la rationalité socialement reconnue

de l’activité humaine154.

François Dugré cite Pierre Manent à l’effet que, définitivement, « [l]e programme libéral,

une fois qu’il est complètement élaboré, fait du droit de propriété, et tend à faire de

l’économie en général, le fondement de la vie sociale et politique »155.

Sous l’effet de la logique du libre marché économique devenue l’ultime référence qui

légitime actuellement l’action humaine, la société s’atomise et se fragmente à l’intérieur

d’une dynamique strictement privée. Yves Boisvert, à la suite de Charles Taylor, dira que

[n]ous sommes encore sous l'effet de la logique du libre choix absolu et des

droits individuels, donc ancrés dans une dynamique de type narcissique où

chacun considère son rapport à l'autre que sous l'angle de l'utilité et des intérêts

propres. On s'associe pour défendre ses intérêts personnels… Ainsi chacun

défend ses propres valeurs au nom de ses propres justifications. C'est un

problème social sérieux. Et vouloir créer des espaces publics de débat véritable,

152 L.-J. SAUCIER. « Le mouvement coopératif comme rempart au néolibéralisme […] », p. 612. 153 Ibid., p. 613. 154 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 89. 155 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 50.

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56

c'est trouver une façon de sortir du spectre de l'individualisme, de

l'instrumentalisation et de la fragmentation156.

Les points de vue disloqués et instrumentalisés en côtoient d’autres tout aussi centrés sur

eux-mêmes, d’où la vague de déresponsabilisation sur le plan social et politique. Ainsi,

cette situation normative réduit considérablement la capacité d’agir des individus en

société. Aux dires de François Dugré, il ne faut pas sous-estimer

[…] les dangers potentiels et réels du modèle libéral de la primauté du droit qui

se traduit par l’empiètement de l’autorité judiciaire sur le pouvoir législatif,

livrant ainsi les citoyens au statut de spectateurs de décisions prises par d’autres

qu’eux-mêmes et qui affectent leur vie157.

Fragilisant les capacités d’autonomie politique, tout comme l’idéal démocratique et

son humanisme, il est devenu une tâche ardue de respecter autant l’autonomie et la liberté

individuelles que la reconnaissance sociale de la justice, de l’égalité et de la responsabilité

dans un environnement aux ressources naturelles dont nous découvrons maintenant

l’appauvrissement et les limites. Les solutions collectives s’amenuisent et se rétrécissent

même si les hommes et les femmes ne sont jamais dépourvus de vision intellectuelle et

morale. Ils peinent néanmoins à construire des institutions sociales concrètes et spécifiques

qui permettent le rééquilibre entre les visions individuelles et collectives au sein de la

complexité du monde contemporain. On parle ici de carence démocratique et d’une

déficience de la prise en charge personnelle et collective.

Voilà donc le problème. Ce supersystème qu’est devenu le monde

contemporain ne semble pas se supercomplexifier systématiquement dans

n’importe quel sens. Il se polariserait plutôt vers la concentration économique,

tout en se dégradant au plan humain et, en même temps (comment s’en

étonner?), en accentuant l’émiettement de ses forces intellectuelles et

morales158.

De tels principes et de telles valeurs semblent très bien ancrés dans l’imaginaire collectif au

point de faire du néolibéralisme l’idéal ultime. David Harvey indique que : « Neoliberalism

has, in short, become hegemonic as a mode of discourse. It has pervasive effects on ways of

156 Y. BOISVERT. « Éthique de société et redéfinition du politique […] », p. 40-41. 157 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 29. 158 J. A. PRADES. « Penser le concept et le statut de l’éthique de société », Éthique de société, sous la

direction de Georges-A. Legault, Alejandro Rada-Donath et Guy Bourgeault, Sherbrooke, Productions

GGC, 1999, p. 103.

Page 69: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

57

thought to the point where it has become incorporated into the common-sense way many of

us interpret, live in, and understand the world »159. Voilà pourquoi le néolibéralisme et sa

philosophie anthropologique, ses valeurs et ses finalités s’affirment maintenant comme

référents absolus des vies humaines et sociales.

Plus concrètement, c’est au tournant des années 1980 que cette voie économiste

prendra un envol systématique et déterminant avec le reaganisme politique aux États-Unis

et le thatchérisme en Angleterre160. Cette prédominance s’accentua jusqu’à certaines

dictatures militaires reconnues comme celle d’Augusto Pinochet au Chili, qui jouera un rôle

déterminant en matière de privatisations et de dérèglementations du commerce intérieur161.

La dictature chilienne se chargera d’expérimenter sur son terrain la philosophie néolibérale

qui sera ensuite « exportée » vers d’autres pays d’Amérique latine. Cette disposition

touchera les acteurs politiques et économiques qui obligeront la pratique de coupes

drastiques dans les dépenses publiques comme l’éducation, la santé, le logement social et

l’aide sociale, secteurs considérés comme non productifs par le Fonds monétaire

international (FMI), la Banque mondiale (BM) et les États-Unis.

Cette forme de propagande paradigmatique se matérialise dans les orientations

particulièrement précises formulées par des groupes d’influence et par des décisions

soutenues par la grande entreprise qui contribuent à la « néolibéralisation » du monde. Un

de ces groupes, selon David Harvey, réunit des penseurs et décideurs sous l’égide du

Consensus de Washington.

159 D. HARVEY. A brief History of Neoliberalism, p. 3.

Traduction libre : En bref, le néolibéralisme est devenu hégémonique comme mode de discours. Il envahit

les modes de pensée au point de devenir la voie du bon sens par laquelle beaucoup d’entre nous

interprétons, vivons et comprenons le monde. 160 Gilles Dostaler relève un fait historique révélateur : « Le 5 février 1981, Margaret Thatcher déclare à la

Chambre des communes : “Je suis une grande admiratrice du professeur Hayek. Il serait bien que les

honorables membres de cette chambre lisent certains de ses livres, la Constitution de la liberté, les trois

volumes de Droit, législation et libertéˮ. Voilà qui illustre bien le renversement qui a eu lieu depuis le

triomphe des thèses de Keynes, dans les dernières années de la vie de ce dernier, dans les cercles du

pouvoir de l'Angleterre ». (G. DOSTALER. « Hayek et sa reconstruction du libéralisme », p. 125). 161 L.-J. SAUCIER. « Le mouvement coopératif comme rempart au néolibéralisme […] », p. 610.

Voir entre autres :

L. GILL. Le néolibéralisme, p. 19-26; D. HARVEY. A brief History of Neoliberalism, p. 1-2 et 7.

Page 70: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

58

The capitalist world stumbled towards neoliberalization as the answer through a

series of gyrations and chaotic experiments that really only converged as a new

orthodoxy with the articulation of what became known as the “Washington

Consensusˮ in the 1990s162.

De cette organisation proéconomiste est sortie une véritable vulgate constituée de dix

recommandations considérées comme des commandements. Cette table de la loi néolibérale

détermine depuis presque 30 ans les politiques économiques et sociales mondiales. Sous

cette appellation s’est dessiné un pseudoconsensus international toujours actuel entre le

Congrès des États-Unis, le FMI, la Banque mondiale et d’importantes « instances à

penser » (Think Tanks).

Cette politique de désinstitutionnalisation a été menée sous la conduite de

certains États dominants (principalement les États-Unis) et des organisations

privées transnationales (les « multinationales »), ainsi que de certaines

institutions publiques internationales qui se sont mises à leur service et qui ont

donc servi d’instruments politiques et idéologiques privilégiés dans cette

entreprise généralisée de désinstitutionnalisation163.

Les prescriptions néolibérales se concentrent autour des axes suivants : la discipline

budgétaire dans les pays, l’acheminement des dépenses publiques vers des gestions privées

qui promettent une croissance économique importante, des réformes fiscales aux taux

d’imposition maximaux peu élevés et une large assiette fiscale, une libéralisation des

marchés financiers, la création d’un cours du change stable et compétitif, la libéralisation

du commerce, l’abolition des barrières nationales et la libéralisation des investissements

directs étrangers, les privatisations, la déréglementation et la protection de la propriété

privée164.

Le Consensus de Washington ouvre ainsi la porte à la privatisation et à la

financiarisation des nations et du monde en donnant accès à la richesse des nations aux

entreprises privées devenues maîtresses des destinées de beaucoup de pays par le

162 D. HARVEY. A brief History of Neoliberalism, p. 13.

Traduction libre : Le monde capitaliste s’est tourné vers le néolibéralisme comme la réponse qui converge

à travers une série de fluctuations et d’expériences chaotiques vers une nouvelle orthodoxie qui s’articule

à ce qui est connu comme le « Consensus de Washington » des années 1990. 163 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 258. 164 Horizons et débats. [En ligne], no 22, octobre 2003, http://www.horizons-et-debats.ch/22/22_10.htm (Page

consultée le 21 juin 2010).

Page 71: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

59

décloisonnement des secteurs productifs des États165. Seules les activités humaines

considérées comme économiquement non rentables sont laissées à la société civile.

Implicitement, la norme acceptée est celle qui valorise la privatisation des profits en

attendant éventuellement la socialisation des dettes. L’iniquité provoquée a donc un prix

humain, social, politique et économique particulièrement élevé. La crise financière de 2008

en sera un exemple tragique.

Les grandes corporations, les grandes entreprises modernes, de par leur gigantisme et

leur pouvoir économique colossal, comprennent l’importance et la portée d’une telle vision

du monde étendant, avec envergure, leurs ramifications à la politique et à l'État166, comme

le résume si bien l’économiste JK Galbraith :

Toute expansion du secteur public réel et de sa base sociale ou économique est

montrée du doigt, suscitant aussitôt les foudres de l'aile dominante du secteur

privé. L'action de l'État est systématiquement interprétée comme une menace,

contre l'entreprise privée, quand elle n'est pas assimilée carrément au

socialisme. L'intervention de l'entreprise privée dans le secteur public est un

sujet beaucoup moins discuté, voire tabou. C'est là un état d'esprit et une

pratique propre à notre temps. C'était à prévoir : quand l'intérêt privé prend le

pouvoir dans l'ancien secteur public, il y sert l'intérêt privé. Tel est son but167.

Depuis 30 ans, les monopoles financiers redéfinissent de plus en plus le paysage public et

politique en l'adaptant à leur rythme et à leurs besoins : « […] le dieu du jour est l'idéologie

de marché, qui permet aux élites de convaincre tout le monde que le système démocratique

est un produit secondaire du marché économique, du système de libre-échange »168. Le

progrès social, devenu strictement économique et financier, devient le progrès des

corporations et des monopoles. Voilà la nouvelle norme d'humanisation conforme à la

vision anthropologique qui, en amont, dicte les valeurs jugées fondamentales dans le

contexte actuellement accepté169. L’idée de la priorité d’une économie de marché

déréglementée, privatisée et « marchandisée » tient toujours le haut du pavé. Elle est

soutenue par une conception anthropologique qui permet de croire que l’égoïsme de

165 J. STIGLITZ. Le prix de l’inégalité, p. 80-84. 166 Ibid., p. 181-215. 167 J. K. GALBRAITH. Les mensonges de l'économie, Paris, Éditions Grasset, 2005, p. 75. 168 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, Paris, PUF, 2004, p. 174. 169 J. K. GALBRAITH. Les mensonges de l'économie, p. 82.

Page 72: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

60

l’intérêt personnel est le seul principe digne d’être suivi, car il aurait la force de conviction

supérieure aux autres sphères des activités de l’homme.

Comme nous le constatons, l’influence de ce nouveau libéralisme et de la philosophie

anthropologique qui le sous-tend pénètre les consciences et propage sa vision du monde

parce que son pouvoir est devenu très concentré, puissant et diffusé. De plus, son discours

convainc que la réduction de toute forme de gestion développée par les sociétés

démocratiques facilitera, sans effort ni responsabilisation, la construction du bien collectif.

Dans les faits, le néolibéralisme ne tente pas de défendre la liberté du sujet fondée sur la

propriété (perspective classique), mais de bâtir un système contrôlé par des corporations qui

dominent le marché et qui écrasent même les possibilités économiques de plusieurs états.

Poussé dans son ultime retranchement économiste, le nouveau libéralisme facilite la

dénaturation de la démocratie dont il veut d’ailleurs se défaire. Autant le principe de la

liberté que celui de l’égalité seront profondément perturbés, comme nous l’avons montré

précédemment.

D’un capitalisme national d’entrepreneurs, les sociétés occidentales ont promu un

capitalisme dominé par les grandes corporations transnationales et par le capital financier

spéculatif qui appartient à un nombre restreint de personnes et de familles.

Qui détient l’entreprise? Les actionnaires! Qui sont-ils? Au total, dans le

monde, 300 millions de personnes, soient 5 % de la population mondiale, la

moitié aux USA, le quart en Europe. Ces 5 % détiennent la quasi-totalité de la

richesse boursière de la planète. Parmi eux, 10 à 12 millions d’individus

contrôlent la moitié de la capitalisation boursière de la planète, et donc une

proportion à peine plus faible du patrimoine marchand de l’humanité. En leur

sein, 77,000 ménages détiennent 15 % de la richesse mondiale. À l’opposé,

50 % des travailleurs de la planète vivent avec moins de deux $ par jour170.

Les 12 millions de personnes qui représentent 1,8 % de la population mondiale possèdent la

moitié de la capitalisation boursière et, par le fait même, la moitié du patrimoine marchand

de l’humanité! Jacques B. Gélinas souligne que,

170 L. CICCIA. « Co-propriété et démocratie; la coopérative comme réponse à la crise », Coopératives, un

modèle tout terrien, [En ligne], no 05, 2011, p. 36, http://www.saw-b.be/EP/2011/Etude_2011_WEB

diffusion.pdf (Page consultée le 3 juillet 2012).

Page 73: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

61

[f]ondée sur les données accumulées par la Banque mondiale, le FMI et la

Banque des règlements internationaux, l’année 2002 montre que le total des

transactions financières mondiales s’élève à 1 100 000 milliards de dollars,

alors que les transactions relatives à l’économie réelle – le PIB mondial – ne

comptent que pour 32 300 milliards de dollars. Déduction faite des besoins de

change du commerce international et du tourisme, il [le professeur d’économie

François Morin, qui a siégé au Conseil général de la Banque de France] conclut

que 95 % de toutes les transactions financières mondiales consistent en des

opérations de spéculation pure. En 2008, la situation continue d’étonner. Le

total des transactions financières mondiales a doublé pour s’élever à 2 200 000

milliards de dollars, contre un PIB mondial de 55 000 milliards. L’économie

spéculative l’emporte donc sur l’économie productive dans une proportion de

40 à 1171.

Ce déploiement des marchés financiers et de la spéculation consiste à valoriser l’aspect

chrématistique de l’économie dont le but est de faire de l’argent avec de l’argent et pour de

l’argent. Au nom de l’économie, concept aujourd’hui perverti par la logique économiste

elle-même, l’activité économique concrète, comme sphère intégrée aux autres dimensions

humaines, n’est plus. L’économie à caractère « économiste » et « mondialiste » détruit

l’économie elle-même et anéantit toute possibilité d’intégration aux diverses activités

humaines172. Si en amont, la dominance de la pensée économiste est affirmée sur la vie

humaine et naturelle, le développement provoqué, en aval, doit être défini comme exogène

et chrématistique. Stéphane Bonnevault affirme que

[c]ette mondialisation exprime le retour en force du Marché autorégulateur dont

Karl Polanyi avait espéré la disparation, c’est-à-dire la soumission de tout

l’espace physique et social à la loi du capital, qui est celle de l’accumulation

sans fin dans un contexte de liberté totale. C’est le triomphe de l’économie

libérale de marché qui offre aux entrepreneurs la possibilité de s’implanter, de

s’approvisionner et de vendre où ils veulent (et ce qu’ils veulent), le tout en

n’ayant à supporter aucune contrainte en matière de droit du travail et de

protection de l’environnement. Cette conception particulière du Marché

autorégulateur se voit comme le seul et unique moyen de promouvoir le

développement173.

L’économie est de moins en moins un outil qui soutient la production réelle et facilite la

distribution de biens et services, de même qu’un outil qui contribue sensiblement à l’essor

171 J. B. GÉLINAS. « Le règne de la spéculation ». 172 ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Document final de la Conférence sur la crise […], p. 3-4. 173 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 30.

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62

du bien commun. La logique de l’exclusivité des marchés permet de saisir aujourd’hui que

le système économiste ne cherche pas tant à

[…] défendre la liberté du sujet fondée sur la propriété, ni la liberté du marché

et la liberté d’entreprise, mais un système dominé par de grandes puissances

organisationnelles qui contrôlent elles-mêmes le marché et dont la capacité

d’intervention volontaire et stratégique dépasse déjà celle de la plupart des

États174.

Gilles Bourque poursuit en ce sens :

La logique de l’oligarchie financière domine l’industrie de la finance. C’est la

culture qui, depuis une vingtaine d’années, s’impose chez ceux qu’on a fini par

appeler les “Bankstersˮ : on se croit tout permis, au-dessus des lois, parce que

domine maintenant chez les financiers une certaine vision du monde qui justifie

leurs comportements de prédateurs sans foi ni loi175.

La liberté économique imposée par le modèle néolibéral actuel n’a de sens finalement que

dans la mesure où la liberté des biens est avant tout favorisée et au détriment des personnes

elles-mêmes. Ainsi, la logique et la dynamique des marchés et la spéculation financière qui

en découle se présentent comme les seuls rouages mécanistes qui dirigent et organisent

l’ensemble symbolique de la vie humaine.

Cette analyse des visées strictement économistes du néolibéralisme montre les

impacts et les conséquences politiques et financières d’un tel paradigme sur une société.

Lorsque l’économie s’extrait des autres dimensions humaines et devient une science

exclusivement conforme à une chrématistique généralisée, elle tend nettement à considérer

et privilégier davantage l’homo œconomicus que l’animal politique. Dans le cas qui nous

occupe,

[l]es rapports politiques entre les hommes sont pensés, d’abord et avant tout,

comme rapports de l’homme aux choses, car c’est à partir de l’homme comme

producteur et propriétaire que l’on entreprendera [sic] de reconstruire et de

médiatiser les rapports des hommes entre eux […] les hommes entrent en

relation en tant que travailleur et propriétaire, acheteur et vendeur, testateur et

héritier, etc.176.

174 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 27. 175 G. BOURQUE. « La finance peut-elle être responsable? », OikosBlogue.coop, [En ligne], 19 février 2013,

http://www.oikosblogue.coop/?p=14514 (Page consultée le 24 mars 2013). 176 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 50-51.

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63

On établit ainsi un ordre des choses « naturelles » et rationnelles afin de soumettre l’action

humaine à une justification philosophique fondée sur l’individualisme utilitariste et la

liberté privative convertie en

[…] une simple notion pragmatique et quantitative [une] liberté de choix sur le

marché et qui n’a plus rien de politique ni dans son fondement, ni dans sa

pratique, ni dans ses conséquences, et les obligations qui lui sont associées

[…]177.

La tentative de déraciner une des dimensions humaines fondamentales qu’est l’économie

des autres dimensions politiques et sociales, en la généralisant et en l’absolutisant comme

un fait naturel inévitable, conduit à une rationalité chrématistique qui devient dogmatique.

Derrière ces rappels, il y a un constat : la sphère publique est désormais

instrumentalisée par l’économisme, qui se fait une conception de la politique et

du vivre ensemble très éloignée de la discussion et la recherche de valeurs

communes permettant s’augmenter le bien-être collectif178.

C’est ainsi que l’homo œconomicus s’affirme concevant l’humanité comme un

ensemble d’individus isolés aux intérêts personnels qui, dans une logique de maximisation

de leurs intérêts individuels et du dogme de la croissance économique, conduit

naturellement au bien commun. Ainsi, selon la tradition libérale et la disposition

néolibérale, toute forme d’égoïsme légitimée, sans référence à une solidarité concrète et

d’un idéal de vie sociale et politique, doit logiquement aboutir à l’avènement d’un bien

partagé par tous dans un univers où « la société elle-même n’est plus comprise que comme

un marché universel »179. La promesse de cet aboutissement explique en partie pourquoi ce

paradigme continue d’être la référence ultime de la vie et de l’organisation sociale, et ce,

malgré l’exclusion des rapports qu’entretiennent concrètement les personnes entre elles et

avec les choses. C’est ce qui fera dire à Lacroix que,

[à] l’intérieur de ce cadre d’analyse pure, il reviendrait à l’économiste de

décrire les phénomènes sociaux, de les comprendre, de les expliquer et de les

prédire en utilisant les seuls jugements de fait, c’est-à-dire les propositions

descriptives et empiriques déduites selon les canons du modèle épistémologique

standard180.

177 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 269. 178 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 152. 179 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 124. 180 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 99.

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64

Par conséquent, il est donc logique, pour l’instant, de s’en remettre à la narration et à la

représentation du monde proposées par le paradigme économise actuel, qui facilite la

recherche de remèdes aux problèmes et aux maux que souvent le système provoque lui-

même :

La raison économiste nous incite également à trouver des solutions à ces

dérives à l’intérieur de la seule sphère économique qui continuerait d’asservir et

de subordonner les autres dimensions (sociologique et juridique, par exemple)

de la sphère publique181.

Cette précision apportée par Lacroix montre que tous les domaines de la vie humaine

sont actuellement perturbés et affectés par la perspective économiste dominante. Cela nous

amène à considérer une dernière conséquence de cette pensée économiste radicale avec

laquelle les sociétés contemporaines sont confrontées. Il s’agit de comprendre l’influence

d’un tel paradigme à l’intérieur d’un des paramètres constitutifs d’une communauté

humaine, c’est-à-dire l’éducation. Des enjeux fondamentaux s’y dessinent. Prenons

quelques instants pour en mesurer la teneur.

Dans un univers social aux visées économistes profondes, l’école semble plus

intéressée par la production de compétences et l’accès rapide au marché, valorisant

davantage les savoir-faire plutôt que les savoir-être. Le monde scolaire et la connaissance

sont eux-mêmes perturbés par l’idéologie actuelle, conditionnée par une certaine crainte de

faire face à des marchés continuellement en transformation et à partir desquels des

collectivités ne pourraient plus maintenir la compétition182. Comme plusieurs intellectuels,

c’est ce que dénonce avec vigueur Freitag :

C’est sur l’orientation donnée au système d’éducation qu’il faut s’interroger en

premier lieu puisque, toutes ces dernières années, les réformes de l’éducation

sont allées systématiquement et volontairement, de manière très synchronisée

dans la plupart des pays d’occident, dans le sens de l’adaptation de tout système

de l’éducation et de la formation aux exigences dynamiques de l’économie et

des nouvelles technologies, alors que c’est exactement l’inverse qui s’imposait

pour former des gens capables de résister à cette nouvelle forme globale et

galopante d’aliénation183.

181 Ibid., p. 164. 182 G. AZAM. « La connaissance, une marchandise fictive », Revue du MAUSS 2007/1, n° 29. 183 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 280-281.

Page 77: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

65

Dans une dynamique éducative réductrice, les étudiants sont dorénavant perçus comme des

« clients » et agissent eux-mêmes comme des clients homogènes sans lien étroit avec la

connaissance fondamentale, la réflexion critique, le sens à donner collectivement au monde

et les découvertes stimulantes. Pourtant, dira Thomas De Koninck, « [l]e drame de nos

écoles c'est qu'il ne se fait plus de recherche fondamentale alors que les besoins n'ont

jamais été aussi grands »184. La marchandisation du savoir, comme un bien de

consommation parmi bien d’autres, est bien réelle. Confrontées à la logique d’une

concurrence mondiale généralisée, les écoles se doivent d’être économiquement utiles et

surtout rentables185.

Ainsi, dans le contexte actuel de la globalisation des marchés et la force de

l’idéologie néolibérale, le paradigme économiste sert de caution aux grandes organisations

économiques mondiales qui s’intéressent à l’éducation comme lieu de formation. Christian

Laval et Louis Weber (2002), auteurs de Le nouvel ordre éducatif mondial, montrent

l’influence radicale et prodigieuse des idéologies économistes sur les décideurs

gouvernementaux nationaux, membres aussi de ces organisations. En tête de liste viennent

l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la Banque

mondiale et la Commission européenne. Citons ces deux auteurs, dans un article paru, à la

suite de leur ouvrage, dans Le monde diplomatique :

Le capitalisme marcherait « au savoir », principale matière première et source

de compétitivité dans la guerre économique généralisée. Telle est en tout cas,

pour l’OCDE, la Banque mondiale et la Commission européenne, la seule

véritable justification sociale et individuelle de l’investissement éducatif.

L’école se voit ainsi privée de toute autonomie vis-à-vis de la production et de

sa logique. L’« apprentissage tout au long de la vie », notion censée donner

substance et réalité au droit à la culture universelle de chaque être humain,

quels que soient son âge et sa condition professionnelle, devient une simple

stratégie de réforme de l’éducation afin d’articuler de façon étroite et continue

formation et « employabilité ». […] Pour l’OCDE, l’une des conditions de la

compétitivité et de l’emploi est « la souplesse du marché », ce qui suppose une

transformation des mentalités à laquelle l’école doit contribuer. Quoi de mieux

alors que de définir l’école elle-même comme une entreprise chargée, dans la

division générale de la production, d’une fonction déterminée, celle de la

184 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation […], p. 174. 185 C. LAVAL. L'école n'est pas une entreprise : le néo-libéralisme à l'assaut de l'enseignement public, Paris,

Découverte, 2004, p. 107-152.

Page 78: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

66

production de compétences ou de formation de capital humain? D’où l’accent

mis sur les méthodes de l’entreprise, sa « culture » managériale, son langage et

ses pratiques. […] Les catégories permettant de penser la spécificité du métier

d’enseignant s’efface progressivement au profit de définitions qui les assimilent

à des « techniciens de la pédagogie » ou à des « cadres ». L’école tend ainsi à se

privatiser, non pas nécessairement sur les plans juridique et financier, mais par

sa transformation interne en un marché où la concurrence entre individus et, de

plus en plus, entre établissements, devient la règle186.

Même l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’intéresse indirectement à

l’éducation comme structures possibles ayant aussi des retombées économiques et

financières :

Ce qui l’intéresse, c’est le marché potentiel que le commerce des services

éducatifs représente : plus de 1 000 milliards d’euros sont en effet dépensés

tous les ans dans le monde pour l’éducation. Pour l’OMC, l’objectif est de

parvenir, dans ce domaine comme dans les autres, à la libéralisation de ce

marché, pour le plus grand bénéfice des entreprises privées d’éducation et des

capitaux qui y sont investis187.

Dans un tel contexte aux pressions indéniables sur les gouvernements occidentaux, les

établissements d’enseignement sont invités à marcher dans le sens de la compétitivité des

marchés et de la performance. Textes à l’appui, les grandes instances économistes

mondiales influencent et déterminent les nouvelles politiques éducatives. Ces instances

mondiales viennent confirmer et soutenir l'idéologie en place. Le paradigme actuel reçoit,

de leur part, une ouverture inespérée.

La terminologie libérale s’impose pour redéfinir l’éducation au moyen d’une

sémantique symbolique à caractère économiste qui colore la culture éducative et ses

perspectives pédagogiques : gestion de classe, économie du savoir, rentabilité, profils de

sortie, cotes, classement des écoles et des universités, adaptabilité, employabilité,

compétences, contrats de performance, taxe à l’échec, concurrence, capital humain, capital

social188. Si l’école a su, en Occident, résister relativement bien à l’assaut du

186 C. LAVAL et L. WEBER. « Comme si l'école était une entreprise… », Le Monde diplomatique, [En

ligne], juin 2003, p. 6-7, http://www.monde-diplomatique.fr/2003/06/LAVAL/10135 (Page consultée le

14 juin 2006). 187 Idem. 188 C. LAVAL et L. WEBER. Le nouvel ordre mondial, Paris, Éditions Nouveaux Regards, 2001, p. 77.

Page 79: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

67

néolibéralisme, Christian Laval fait valoir que cette autonomie est aujourd’hui sérieusement

menacée par les structures internes organisationnelles. Ainsi, selon Laval, des alternatives

éducatives doivent être proposées189.

Bertrand et Valois, dans Fondements éducatifs pour une nouvelle société, exposent

clairement le lien étroit qui existe entre paradigme dominant et système scolaire :

Atteintes à l’environnement, désastres technogéniques, violence humaine sous

toutes les formes, surpopulation, revanche des microbes, disparitions de

cultures et de traditions indigènes et écart grandissant entre les pays riches et les

pays pauvres : voilà sept problèmes interreliés aux dimensions planétaires

constitutives d’un macroproblème mondial. Lorsqu’on fait le choix d’une

théorie éducative associée au paradigme industriel, on dit oui à la société

industrielle et au macroproblème. Il est clair que les conceptions éducatives

associées au paradigme industriel dominent actuellement190.

Les mêmes auteurs concluent que « [l]e choix d’un paradigme éducationnel entraîne

comme conséquence le choix d’un type de société »191. Nous tenterons de comprendre

davantage cette dynamique au prochain chapitre. Soulignons pour l’instant qu’une relation

étroite et cohérente existe toujours entre une représentation du monde qui domine et

l’exercice éducatif qui le supporte.

Cette réflexion que nous apportons au sujet des conséquences humaines et concrètes

du paradigme économiste actuel oblige également à considérer sa remise en question. De

nombreux auteurs articulent de plus en plus leur critique afin de montrer l’insuffisance de

ce paradigme et l’étroitesse de la conception anthropologique qu’il véhicule, l’homo

œconomicus.

Remise en question

Nous avons relevé jusqu’à maintenant les postulats de base qui caractérisent

l’anthropologie du paradigme dominant actuel. Il semble, à la lumière de ce que nous avons

présenté, que des alternatives paradigmatiques doivent être définies afin de confronter la

189 C. LAVAL. L'école n'est pas une entreprise […], p. 203-239. 190 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, Montréal, Éditions

Nouvelles, 1999, p. 265. 191 Ibid., p. 239.

Page 80: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

68

vision du monde néolibérale qui continue d’orienter unilatéralement les destinées humaines

en s’appuyant exclusivement sur la prédominance des intérêts particuliers privés qui

servent de guide pour l’humanité elle-même192. Comme nous l’avons souligné, le danger

d’une chrématistique globalisée est bien réel lorsque l’idée de la liberté est continuellement

réduite à celle de la libre circulation des biens de consommation et des capitaux, dont seules

la valeur et la logique marchandes comptent193. Pour l’instant, dira Fritjof Capra, l’essence

même du problème perdure

[…] du fait que la plupart des économistes, dans un souci déplacé de rigueur

scientifique, évitent explicitement de reconnaître le système de valeurs sur

lequel reposent leurs modèles et acceptent tacitement l’ensemble des valeurs

hautement déséquilibrées qui domine notre culture et se retrouve englobé dans

nos institutions sociales. Ces valeurs nous ont conduits à attacher une

importance exagérée à la technologie dure, à la surconsommation et à

l’exploitation rapide des ressources naturelles; toutes attitudes motivées par

l’obsession persistante de la croissance. Une croissance économique,

technologique et institutionnelle indifférenciée est toujours considérée par la

plupart des économistes comme le signe d’une économie « saine », bien que

cela suscite aujourd’hui des désastres écologiques, des crimes corporatifs, une

désintégration sociale et un risque accru de conflit nucléaire194.

En ce tournant du 21e siècle, l’humanité continue d’être menacée par la logique d’un

système profondément ancré, qu’on tente pour l’instant de sauver plutôt que de changer. La

situation actuelle est le résultat de la logique marchande instituée qui s’impose comme

cadre général de tous les domaines du social.

Globalement, on assiste à une réduction conséquente de l’espace mental au sein

duquel tout être humain s’adonne au rêve et génère sa capacité d’action dans le

champ social. À l’échelle planétaire, cet espace mental semble aujourd’hui

largement occupé et réduit par l’imaginaire occidental. Le développement a

fonctionné comme un redoutable rouleau compresseur195.

Il faut malgré tout entrevoir d’autres formes paradigmatiques « […] soucieuse[s] du

foyer de l’unité identitaire de la société alors que la tradition libérale a largement escamoté

192 C. LAVAL. L'école n'est pas une entreprise […], p. 203-239. 193 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 12. 194 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, Traduction de P. Couturiau,

Monaco, Éditions du Rocher, 1983, p. 374-375. 195 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 43.

Page 81: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

69

ce problème, le prenant très superficiellement pour acquis »196. La présente insuffisance ou

réduction anthropologique place la citoyenneté actuelle devant une impasse qu’il est

pressant de comprendre et de résoudre. Poussée dans son retranchement strictement

économique, la démocratie, devenue un artifice inutile pour la pensée économiste, se

dénature en évacuant de son discours et de ses pratiques des éléments essentiels à sa

constitution et à son animation, c’est-à-dire les personnes elles-mêmes, libres et égales en

droits et en dignité. Des changements de paradigme s’imposent, tout comme l’urgence d’un

questionnement sur les postulats de base qui guident actuellement et globalement la marche

humaine. Parce qu’elle est avant tout une construction humaine, cette perspective

dominante renferme une vision anthropologique contingente dont les « prémisses ne sont

donc pas assimilables à des vérités sur la nature de l’humain et de la société »197. D’ailleurs,

John R. Saul, cité par Thomas De Koninck, remarque en 1997 qu’il faut sortir de la

soumission à l’économisme et de cette

[…] nouvelle mythologie économique, qui elle-même dépend d’une

glorification de l’économie de service, d’une légitimation de la spéculation

financière et de la canonisation des nouvelles technologies de la

communication198.

Comme beaucoup d’auteurs le proposent, des choix de société importants sont

actuellement en jeu. Ce que nous avons tenté de montrer dans cette première partie de notre

réflexion, c’est l’influence parfois déterminante que peut entretenir, en amont, une certaine

représentation de l’homme qui, en aval, s’exprime parfois de façon radicale. Et tout

radicalisme pratique vient d’un réductionnisme anthropologique qui permet d’extraire,

d’utiliser et de valoriser une seule dimension humaine, négligeant l’importance des autres

et brisant toute forme de complémentarité entre elles.

Couper ainsi arbitrairement les liens qui tissent la complexité et la concrétude

humaine au prix d’une seule dimension devenue « naturelle », par justification

philosophique et influence politique, entraîne deux phénomènes particuliers : un tel

exercice d’extraction d’une dimension extirpée des autres affaiblit l’ensemble de l’œuvre

196 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », p. 30. 197 L.-J. SAUCIER. « Le mouvement coopératif comme rempart au néolibéralisme […] », p. 613. 198 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, PUF, 2000, p. 30.

Page 82: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

70

humaine qui se détériore à l’intérieur d’un environnement spécifique. Le deuxième

phénomène permet de comprendre que la dimension valorisée et laissée à elle-même se

dénature par le simple fait d’être devenue abstraite, voire absolutisée et mise en retrait des

autres199. Ainsi, extraire l’économie comme oikonomia de toutes les autres dimensions

humaines affecte par le fait même le social, le politique et le culturel qui se retrouvent

orphelins d’une dimension essentielle qui les unit et les nourrit. De plus, réaliser cette

extraction change le sens même de l’économie. Elle n’est plus une oikonomia, elle devient

une chrématistique. Ce passage force une activité intégrée, concrète et réelle à muter en une

entité absolutisée, libérée et « dé-enchâssée » de l’existence humaine, rendant abstraite et

autoréférentielle la dimension survalorisée.

Le danger consiste à prendre une partie pour un tout. Et prendre une partie pour un

tout affecte et le tout et les parties. Rendre exclusivement unidimensionnel ce qui fait partie

d’une « multidimension » anthropologique bouscule la complémentarité et l’interrelation

qui existent entre chacune des perspectives humaines.

L’argumentaire que nous avons proposé jusqu’à maintenant nous permet de constater

le danger actuel de mettre l’économie à l’avant-plan de l’humanité de façon excessive au

prix du politique, du social, du culturel, du spirituel et de l’écologie. Fractionnée et

« unidimentionalisée », l’économie comme oikonomia intégrée devient une chrématistique

globalisée et « fondamentalisée », définissant l’homme strictement comme un homo

œconomicus sans repère concret, sans solidarité véritable, sans balise existentielle,

finalement sans grande possibilité de donner un sens autre à la vie que celui qu’offre de

façon dogmatique l’économisme qui perturbe l’humanité elle-même et l’environnement

dans lequel elle se déploie continuellement.

199 Nous proposons l’idée que les paradigmes, qui privilégient une dimension humaine aux dépens des autres,

peuvent provoquer, à moyen et long termes, les deux mêmes phénomènes suggérés. Ainsi, valoriser par

exemple le religieux de façon excessive peut affaiblir les autres dimensions humaines comme l’économie,

le politique et le social. L’exercice d’une valorisation excessive du religieux peut entraîner sa dénaturation

et conduire le spirituel dans un cul-de-sac. Ne pourrions-nous pas faire la même lecture avec le

communisme du 20e siècle? À la lumière de cette hypothèse, il nous semble pertinent de penser que le

nouveau paradigme devra se préoccuper d’intégrer les grands axes de la vie humaine que le présent

déconstruit.

Page 83: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

71

L’analyse proposée dans cette première partie de chapitre nous amène à reconnaître

que la situation socioéconomique actuelle pousse les sociétés à faire face à une impasse

qu’il faut comprendre et résoudre. Cela exige d’effectuer une critique des cadres théoriques

qui servent de postulats de base et de justification à l’action elle-même. Comme nous

l’avons illustré, le paradigme économiste actuel fonde toutes les pratiques sociales sur une

vision anthropologique, l’homo œconomicus, qui provoque des conséquences politiques,

financières et éducatives inquiétantes et dangereuses. Une telle philosophie de l’homme

doit être questionnée et revisitée. Serions-nous rendus à une époque où la recherche d’un

nouveau paradigme pourrait provoquer les changements souhaités?

1.2 ÉPOQUE À LA RECHERCHE DE CHANGEMENTS

Pour fonctionner, toute société ou organisation, quelle qu'elle soit, doit s'appuyer sur

des postulats anthropologiques de base afin d'édifier un système organisationnel articulé et

approprié. Chaque culture, chaque société, chaque clan formellement constitués se bâtissent

en fonction des idées jugées fondamentales qui renferment en elles-mêmes une valeur

anthropologique et symbolique originale. Un système bien établi par la force d’un

paradigme affirme ainsi intentionnellement une conception de l’homme à promouvoir et/ou

à défendre par des valeurs qui serviront de balises en vue d’un but existentiel spécifique qui

donne sens aux actions personnelles et sociales posées.

Se référer à la notion de paradigme, c’est poser que des fondements structurés guident

implicitement, mais efficacement l’action collective. Tout paradigme propose une façon de

se définir comme être humain et une façon d’agir en fonction de normes et valeurs

partagées. Ces paramètres s’inscrivent dans une épistémologie qui sert de référent pour

répondre aux finalités du paradigme. Pour Paquette,

[…] les individus connaissent, pensent et agissent selon les paradigmes inscrits

culturellement en eux. Ainsi, les systèmes d’idées et les pratiques qui en

découlent sont « radicalement organisés en vertu des paradigmes ». Ceux-ci

sont invisibles et virtuels. […] ils n’existent que dans leurs manifestations200.

200 C. PAQUETTE. « Vers un projet éducatif nouveau », Vie pédagogique, no 100, septembre-octobre 1996,

p. 10.

Page 84: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

72

Pour l’instant, limitons notre réflexion sur le paradigme en maintenant qu’il détermine, en

amont, à un moment donné de l’histoire humaine, une vision articulée du monde qui

entraîne, en aval, la création d’un univers culturel de convictions et de croyances dont

certaines s’imposent socialement comme « la force impérative du sacré, la force

normalisatrice du dogme, la force prohibitive du tabou »201.

Si nous acceptons la prémisse selon laquelle un système social repose sur une

conception particulière de l’homme ainsi que des valeurs correspondantes, il semble

important et pertinent, comme sortie de crise actuelle, d’essayer aussi de comprendre

globalement le paradigme dominant qui guide et qui façonne, à sa façon, le tissu humain et

social. Parce que, comme De Koninck l’affirme, « [d]ans la mesure où je n’ai pas une

conscience critique de ce que je fais, où je m’abstiens d’en interroger les fondements, mon

état ressemble tout à fait, il est vrai, à du somnambulisme, pas même à du rêve lucide »202.

Lorsqu’un paradigme est questionné, critiqué et mis à l’épreuve par des échecs répétés,

c’est-à-dire par l’impossibilité de résoudre lui-même des problèmes organisationnels et

sociaux qu’il a souvent créés, de nouvelles idées doivent surgir ailleurs. Des changements

s’annoncent lorsque des paradigmes alternatifs, marginalisés ou méconnus arrivent à

donner des réponses et des résultats que le dominant ne peut fournir.

Ces moments d’incertitude et de remise en question des modèles sociaux et leurs

impacts sur la vie des personnes ont la particularité de favoriser un éveil, un doute, un

étonnement, une prise de conscience tant personnelle que collective afin de riposter aux

obstacles qui se présentent à la société. Une analyse responsable des idées et des grilles

mentales qui en découlent ouvre à de possibles sorties de crise par l’affirmation d’une autre

vision du monde qui se développe quand une communauté humaine réussit à se dégager des

contradictions sociales ou scientifiques dans lesquelles elle s’est embourbée. En vue de

remédier à la problématique importante que nous avons soulevée en première partie de ce

chapitre, une prise de conscience des problèmes structurels oblige à faire deux choses. La

professeure Marie-Dominique Perrot, de l’Institut universitaire d’études du développement

201 E. MORIN. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000, p. 27. 202 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture, p. 49.

Page 85: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

73

de Genève, écrit en préface du livre de Stéphane Bonnevault Développement insoutenable

que

[l]a première [chose] consiste à pratiquer un sens critique aigu qui s’attache à

mettre en lumière l’amont du phénomène, sa nature construite, mais aussi ses

conséquences en aval, et encore à venir […] la seconde suppose l’élaboration

renouvelée d’une pensée des alternatives et l’expérimentation de pratiques et de

rapports sociaux différents203.

Dans un contexte de crises sociales, se révèle l’importance pour les paradigmes jugés

alternatifs de se définir en fonction de leur propre objet et non à la lumière d’un paradigme

dominant. Tout changement de paradigme exige une transformation de la pensée et de la

culture des individus et des organisations. Si les paradigmes sociaux sont des œuvres

humaines, seul l’être humain peut les modifier substantiellement par une révision profonde

de ses normes et de ses paramètres. Rien de simple comme processus cependant. Toujours

selon Perrot :

Trente ans plus tard, le mythe [de l’économisme] est toujours aussi vivace, mais

pour la première fois, il l’est peut-être plus par défaut, par manque d’un mythe

de substitution, que de convictions. On ne sait pas faire autre chose, on ne peut

pas penser autrement; nous, en Occident, avons pour tradition l’innovation

perpétuelle, nous tremblons à l’idée de changer de paradigme204.

L’exigence provient du fait qu’il faut accroître la capacité d’intégrer de nouvelles grilles

mentales pour guider de nouvelles façons de faire. Comme le remarque Edgar Morin avec

une pointe d’ironie :

Le paradigme de la simplification […] domine notre culture aujourd’hui et c’est

aujourd’hui que commence la réaction contre son emprise. Mais on ne peut pas

sortir, je ne peux pas sortir, je ne prétends pas sortir de ma poche un paradigme

de complexité. Un paradigme, s’il doit être formulé par quelqu’un, par

Descartes par exemple, est, dans le fond, le produit de tout un développement

culturel, historique, civilisationnel205.

Nous procéderons de façon plus systématique à l’analyse du concept de paradigme au

prochain chapitre. Pour l’heure, il paraît important de mettre d’abord en évidence que notre

203 M.-D. PERROT. « Préface », Le développement insoutenable. Pour une conscience écologique et sociale,

sous la direction de Stéphane Bonnevault, Boissieux, Éditions du Croquant, 2003, p. 9-10. 204 Ibid., p. 7-8. 205 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005, p. 103.

Page 86: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

74

époque est soumise à une perspective qui oblige à reconnaître la complexité du monde dans

ses éléments concrets, qui est confronté à la vision actuelle du monde qui exclut, sépare et

divise continuellement les champs d’activités humaines (social, culturel, économique,

politique, éthique, spirituel, etc.). Comme nous l’avons proposé, le paradigme dominant

actuel continue de favoriser à la fois l’émergence et la dominance de la seule dimension

économique au détriment des autres. L’histoire montre assez clairement l’effet pervers à

long terme de cet exercice qui consiste à privatiser et monopoliser une sphère des activités

humaines la jugeant, par le groupe dominant, comme étant fondamentale, exclusive et

naturelle. Par conséquent, se développe une pensée absolutiste, abstraite et fermée

valorisant de façon scientiste un seul aspect humain choisi de façon contingente et

minimisant par le fait même tous les autres qui lui sont arbitrairement subordonnés. Cette

pratique, qui est le fruit d’une vision anthropologique fragmentée, affecte l’essence même

de la dimension survalorisée. C’est ce que nous avons fait valoir précédemment.

Confrontés à une vision économiste qui présente une conception humaine

unidimensionnelle et monoculturelle extraite et abstraite des autres dimensions qui

constituent l’humanité, des auteurs comme Stéphane Bonnevault, Fritjop Capra, Edgar

Morin, Jean-Maire Lemoigne et Donella Meadows considèrent qu’il est urgent d’évoquer

des paradigmes plus intégrateurs, plus conjonctifs, plus unificateurs pour intégrer

l’humanité dans le processus de réflexion et de changement et pour réduire les

conséquences sur l’environnement qui sert de support à toute action humaine206. En

d’autres termes, dira Thomas De Koninck, « […] être en état de veille, c’est voir aussi bien

le tout que les parties, sans les confondre; ne voir que les parties, ne pas les distinguer du

206 Voir entre autres :

BONNEVAULT, Stéphane. Développement insoutenable. Pour une conscience écologique et sociale,

Boissieux, Éditions du Croquant, 2003; CAPRA, Fritjof. Les connexions invisibles : une approche

systémique du développement durable, Traduction de N. Tridon, Monaco, Éditions du Rocher, 2004;

CAPRA, Fritjof. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, Traduction de P. Couturiau,

Monaco, Éditions du Rocher, 1983; GLADWIN, Thomas N., James J. KENNELY et Tara-Shelomith

KRAUSE. « Shifting Paradigms for Sustainable Development: Implication for Management Theory and

Research », The Academy of Management Review, October 1995, p. 874-907; GROUPE DE LISBONNE.

Limites à la compétitivité : vers un contrat mondial, Montréal, Boréal, 1995; MEADOWS, Donella H.

Thinking in Systems - A primer, White River Junction, Vermont, Chelsea Green, 2008; MORIN, Edgar.

Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005; MORIN, Edgar et Jean-Louis LEMOIGNE.

L’intelligence de la complexité, Paris, L’Harmattan, 1999.

Page 87: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

75

tout auquel elles appartiennent, pis encore, s’imaginer qu’une partie est le tout, c’est être en

état de rêve »207. Il demeure impératif de modifier, voire de transformer notre

représentation du monde malgré toute la complexité de l’exercice. À cet égard, Dominique

Plihon considère que

[l]es mesures à prendre doivent se situer dans une perspective de changement

systémique qui n’a rien à voir avec une simple “moralisation” du capitalisme. Il

s’agit de rompre avec le système économique qui a conduit à la crise actuelle

parce qu’il est fondé sur une surexploitation du travail et de la nature. Un

profond changement de société, fondé sur la solidarité plutôt que la

concurrence, devient nécessaire afin d’organiser sur de nouvelles bases les

rapports des hommes et des peuples entre eux et avec leurs écosystèmes208.

Dans le même sens, l’ONU précise que « [n]ous devons également nous attacher à

renforcer les fondations sur lesquelles puisse reposer une mondialisation juste, sans

exclusive et viable, étayée par un multilatéralisme redynamisé »209. Plus loin dans le

document, on retrouve que « [l]a crise en cours a mis en évidence le degré élevé

d’intégration de nos économies, l’indivisibilité de notre bien-être collectif et le caractère

illusoire d’une politique de plus-values à court terme »210.

Le besoin d’instituer et de fonder d’autres perspectives philosophiques et

anthropologiques répondant davantage aux attentes humaines d’aujourd’hui est nécessaire.

D’autres avenues doivent être empruntées, d’autres cadres conceptuels doivent maintenant

tenir compte des notions de prise de conscience et de prise en charge, de complexité

démocratique, d’autodétermination, d’autoorganisation, de responsabilisation tant

personnelle que mutuelle. En bref, une certaine urgence indique l’importance de considérer

maintenant les gens dans leur intégralité concrète et la capacité réelle qu’ils possèdent d’y

répondre.

The world is in a position to reject that imperialist gesture and refract back into

the heartland of neoliberal and neoconservative capitalism a completely

different set of values: those of an open democracy dedicated to the

207 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture, p. 49. 208 D. PLIHON. « Sortir de l’emprise financière », Relations, [En ligne], no 733, juin 2009,

http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/article.php?ida=811 (Page consultée le 22 juillet 2012). 209 ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Document final de la Conférence sur la crise […], p. 5. 210 Ibid., p. 12.

Page 88: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

76

achievement of social equality coupled with economic, political, and cultural

justice211.

Il s’agit de reformuler ces éléments à partir des conditions et des possibilités

contemporaines.

L’invitation est lancée pour questionner les fondements philosophiques et

anthropologiques qui caractérisent les organisations et les sociétés d’aujourd’hui afin de

préciser les avenues à prendre collectivement. Il convient, comme le rapportent Michel Kail

et Richard Sobel, d’aller à l’essentiel en échappant

[…] à cette matrice dont l’efficacité performative structure le débat intellectuel,

celle du dualisme entre l’« économie » et la « politique », naturalisant celle-là

comme ce qui est nécessaire et déterminant, et condamnant celle-ci à

n’intervenir que dans l’après-coup, avec une « marge de manœuvre » ô

combien restreinte212.

Les mêmes auteurs insistent sur l’importance de « décrire les effets du processus immanent

de la valorisation capitaliste sur l’ensemble de la société ainsi que la manière dont

s’articulent, sous sa juridiction, les différentes sphères qui la constituent »213.

L’intransigeante logique comptable doit laisser place à de nouvelles façons de promouvoir

le déploiement responsable d’un projet humain différent dans le respect et

l’épanouissement économique, social, environnemental, culturel et politique des personnes.

Fritjof Capra clame depuis longtemps que « [l]a tâche la plus urgente à laquelle devraient

s’atteler les économistes est une réévaluation de l’ensemble de leur cadre conceptuel et une

reformulation, en conséquence, de leurs modèles et de leurs théories »214. Proposons que

cette tâche s’adresse à un groupe plus large que les économistes eux-mêmes.

211 D. HARVEY. A brief History of Neoliberalism, p. 205.

Traduction libre : Le monde est en mesure de rejeter les gestes impérialistes et d’injecter de nouveau dans

le cœur même du capitalisme néolibéral et néoconservateur un tout autre ensemble de valeurs : celles

d'une démocratie ouverte dédiée à la réalisation de l'égalité sociale jumelée à une justice économique,

politique et culturelle. 212 M. KAIL et R. SOBEL. « Crise financière internationale : l’économie existe-t-elle? », L’Homme et la

société, [En ligne], n° 170-171, 2008/4-2009/1, p. 6-7, http://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-

2008-4-page-5.htm (Page consultée le 2 août 2010). 213 Ibid., p. 7-8. 214 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 176.

Page 89: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

77

Cette notion de changement de paradigme oblige à modifier les modes de pensée et

les cadres épistémologiques qui structurent en grande partie la lecture qu’on peut faire de la

réalité. Comme le souligne Michel Beaud, « [l]’homme a besoin de reprendre sa

réflexion »215. Si nous supposons ainsi que le modèle sociétal actuel est avant tout

économiste, utilitariste et instrumentaliste, qu’il propose une conception réductionniste,

matérialiste et individualiste de l’être humain, qu’il détermine les valeurs et qu’ainsi il

conditionne les pensées, n’est-il pas pressant de le confronter à d’autres paradigmes, plus

intégrateurs, plus conjonctifs, plus unificateurs? Morin et Lemoigne préciseront :

[…] je crois que nous sommes dans une époque où nous avons un vieux

paradigme, un vieux principe qui nous oblige à disjoindre, à simplifier, à

réduire, à formaliser sans pouvoir communiquer, sans pouvoir communiquer ce

qui est disjoint et sans pouvoir concevoir des ensembles, et sans pouvoir

concevoir la complexité du réel. Nous sommes dans une période « entre deux

mondes »; […] Je pense que c’est un enjeu qui n’est pas seulement scientifique,

qui est plus profondément politique et humain, humain en ce sens qu’il

concerne, peut-être, l’avenir de l’humanité216.

D’un monde de divorce entre l’économie et la justice sociale, entre le développement et la

croissance, entre la politique et l’éthique, entre la propriété privée et les laissés pour

compte, apparaît la volonté d’un changement profond par l’expression populaire d’un

besoin d’inclusion participative, de démocratie politique et économique réelle, de dialogue

véritable, d’ouverture et d’autonomie, d’interdépendance et d’interrelation. En bref, un

univers de coopération qui, entre autres, « […] remet la propriété entre davantage de mains,

qui démocratise le pouvoir économique et qui partage les richesses »217.

Il est devenu impératif aujourd’hui de penser et faire advenir une économie intégrée

aux autres dimensions humaines. C’est la voie qui pourrait permettre de redonner à cette

discipline humaine essentielle qu’est l’oikonomia toutes ses lettres de noblesse que la

chrématistique actuelle inhibe au nom de la maximisation du profit à court terme et qui se

présente comme étant une finalité de l’existence humaine, au détriment de l’humanité elle-

même et de la nature. Une économie ainsi intégrée et concrète, une oikonomia réelle,

215 M. BEAUD. Le basculement du monde : de la terre, des hommes et du capitalisme, Paris, Éditions La

Découverte, 1997, p. 261. 216 E. MORIN et J.-L. LEMOIGNE. L’intelligence de la complexité, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 40. 217 L. CICCIA. « Co-propriété et démocratie; la coopérative comme réponse à la crise », p. 38.

Page 90: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

78

s’insère de nouveau dans les dimensions partageant le concret de l’existence humaine avec

la politique et le social. Cette discipline humaine qu’est l’économie doit donc reposer sur

une nouvelle vision de l’homme fondée sur d’autres valeurs fondamentales et porteuse d’un

autre projet social axé sur le long terme.

Une telle transformation sociale exige un mouvement, un déplacement. Il semble

essentiel de reconnaître, dans une continuité historique, la pertinence de la logique et de la

pratique d’alternatives sociales annonciatrices de changements, même si celles-ci

apparaissent, au moment présent, marginalisées et méconnues malgré leur rayonnement. Au

terme de cette deuxième partie de notre problématique, soumettons l’hypothèse, comme le

soutiennent certains auteurs, que le coopératisme pourrait constituer l’un des ferments qui

contribuent favorablement à ce passage218.

218 Voir entre autres :

BÉLAND, Claude. L’évolution du coopératisme dans le monde et au Québec, Montréal, Fides, 2012;

BÉLAND, Claude. Plaidoyer pour une économie solidaire, Montréal, Médiaspaul, 2009; BOUQUET,

Brigitte, Jean-François DRAPERI et Marcel JAEGER. Penser la participation en économie sociale et en

action sociale, Paris, Dunod, 2009; BRASSARD Marie-Joëlle et Ernesto MOLINA, dir. L'étonnant

pouvoir des coopératives. Textes choisis de l'appel international de propositions, Québec, Sommet

international des coopératives, 2012; COTÉ, Daniel, dir. Les holgings coopératifs. Évolution ou

transformation définitives, Bruxelles, De Boeck Université, 2001; DESROCHE, Henri. Le projet

coopératif : son utopie et sa pratique, ses appareils et ses réseaux, ses espérances et ses déconvenues,

Paris, Éditions Économie et Humanisme, 1976; DRAPERI, Jean-François. Comprendre l’économie

sociale. Fondements et enjeux, Paris, Dunod, 2007; DRAPERI, Jean-François. L’économie sociale et

solidaire : une réponse à la crise? Capitalisme, territoires et démocratie, Paris, Dunod,

2011; FAVREAU, Louis. Mouvement coopératif, une mise en perspective, Coll. « Initiatives », Montréal,

Presses universitaires du Québec, 2010; JEANTET, Thierry. L’économie sociale, une alternative au

capitalisme, Paris, Economica, 2008; KAPLAN DE DRIMER, Alicia et Bernardo DRIMER. Las

cooperativas: fundamentos-historia doctrina, Buenos Aires, Intercoop, 1973; KEMPF, Hervé. Fin de

l'Occident, naissance du monde, Paris, Seuil, 2013; LAFLEUR, Michel et Anne-Marie MERRIEN. Impact

socio-économique des coopératives et des mutuelles, [En ligne], IRECUS-Université de Sherbrooke, 2012,

http://www.usherbrooke.ca/irecus/fileadmin/sites/irecus/documents/impact_socio-economique_coops_mu

tuelles/IRECUS-Impact_socio-economique_des_coops_et_mutuelles.pdf (Page consultée le 3 novembre

2012); LAFLEUR, Michel. La formulation de stratégie chez la coopérative basée sur son identité, thèse

(D.B.A.), Université de Sherbrooke, 2003; LAMBERT, Paul. La doctrine coopérative, Bruxelles,

Propagateurs de la coopération, 1964; LISÉE, Jean-François et Éric MONTPETIT. Imaginer l’après crise,

Montréal, Boréal, 2009; MARTIN, André, Anne-Marie MERRIEN, Martine SABOURIN et Josée

CHARBONNEAU. Sens et pertinence de la coopération : un défi d’éducation, Montréal, Fides, 2012;

RESTAKIC, John. Humanizing the Economy: Co-operatives in the Age of Capital, Scarborough, New

Society Publishers, 2010; ROJAS HERRERA, Juan José, dir. El paradigma cooperativo en la encrucijada

del siglo XXI, Sherbrooke, IRECUS-Université de Sherbrooke, 2007.

Page 91: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

79

1.3 COOPÉRATISME : UNE ALTERNATIVE RAISONNABLE

La problématique que nous avons entrepris d’analyser dans ce chapitre comporte trois

aspects : constater, dans un premier temps, l’influence du paradigme économiste actuel

dans toutes les sphères d’activités humaines; dans un deuxième temps, reconnaître le besoin

d’un changement de paradigme sociétal puisque le présent répond mal aux attentes de la

société actuelle et, dans un dernier temps, considérer l’option coopérative comme une

alternative au paradigme régnant.

Pour mieux comprendre la coopérative et le coopératisme, il est important de relever

en quoi cette organisation s’inscrit dans notre problématique. Comme nous l’avons présenté

dans l’introduction de cette thèse, une coopérative est définie selon l’Alliance coopérative

internationale (ACI) comme « […] une association de personnes, volontairement réunies

pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs au

moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est exercé

démocratiquement »219. Cette définition fournie par l’ACI220 illustre d’emblée la position

prépondérante qu’occupent les personnes dans une collectivité. Une coopérative facilite le

processus de réunir et d’associer concrètement des hommes et des femmes en vue

d’exploiter une entreprise qui devra répondre, de façon démocratique, à des besoins

communs d’ordre économique, social et culturel.

Il faut cependant relever certains constats. Pour que la coopérative puisse se présenter

comme une réponse alternative à la situation paradigmatique actuelle, nous devons poser un

regard analytique sur quatre points. Nous présenterons, dans un premier temps, les trois

tendances qui ont permis d’interpréter les différentes possibilités qui s’offrent à la

coopérative. À ce niveau, les enjeux sont actuellement importants. Nous privilégierons,

dans le cadre de cette thèse, l’une de ces tendances et nous justifierons ce choix. Dans un

deuxième temps, nous soulèverons un problème important auquel la coopérative est

219 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. « Déclaration sur l’identité coopérative […] ». 220 Il est bon de préciser que l’Alliance coopérative internationale (ACI) est l’organisme qui représente le

mouvement coopératif mondial. L’ACI existe depuis 1895. C’est à partir de nombreux colloques,

rencontres internationales, assemblées générales et comités scientifiques qui réunirent les coopératives

membres que l’ACI a proposé et entériné la définition que nous utilisons dans ce travail.

Page 92: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

80

confrontée : la méconnaissance généralisée de son propre modèle. Ceci nous conduira

ensuite à expliciter pourquoi et comment cette méconnaissance se manifeste dans la

pratique de gestion coopérative, qui peine à s’accoler aux valeurs et principes de

l’association. Finalement, nous nous questionnerons sur la présence ou l’avènement d’une

philosophie coopérative pour notre temps et sur l’importance de la dévoiler dans la logique

des changements de paradigme.

1.3.1 Trois tendances coopératives

Comment comprendre concrètement les finalités proposées par l’organisation qu’on

appelle la coopérative? Sur le sujet, la littérature montre que trois traditions ont émergé de

son histoire. La première tendance considère la coopérative comme une simple forme

d’entreprise qui s’harmonise à la nature même de la société capitaliste. Puisque la

coopérative est née de la société libérale et que c’est à l’intérieur de celle-ci qu’elle se

développe, sa structure s’identifie en tout point à la réalité économique capitaliste et sert à

l’insertion d’une tranche de la société plus marginalisée. Cette tendance ne pose pas

nécessairement de regard critique sur le système économique qui l’entretient. Au contraire,

elle cautionne les perspectives économiques empruntées par le libéralisme. Jacques Prades

dira que c’est l’école défendue par Léon Walras (1834-1910)221.

La deuxième tradition propose la coopérative comme un moyen de lutte des classes

contre la domination capitaliste. Jean Jaurès (1859-1914) en sera un porte-parole important

donnant une dimension politique, voire révolutionnaire, au mouvement coopératif lui-

même222. Cette considération s’inscrit dans la mouvance du mouvement ouvrier français du

début du 20e siècle. La coopérative constitue alors un outil social révolutionnaire capable

d’activer la transformation de l’ordre économique dans une certaine direction, celle de la

socialisation de la vie économique.

Finalement, la dernière tendance présente la coopérative non seulement comme un

moyen de transformation sociale, mais surtout comme une solution originale et inédite à la

221 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 78. 222 Ibid., p. 80.

Page 93: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

81

question sociale et politique que posent le libéralisme et le néolibéralisme. C’est la pensée

qui émergera de l’École de Nîmes représentée par Charles Gide (1847-1932). Voyons plus

en détail chacune de ces tendances et les influences philosophiques qui les ont fondées.

Léon Walras et l’école néoclassique

La première tendance coopérative s’inspire du mouvement de pensée proposé par un

des principaux représentants de l’École néoclassique, Léon Walras. Cette école articule un

courant de pensée économique qui tente de comprendre la formation des prix, de la

production et de la distribution des revenus à travers des mécanismes de l'offre et de la

demande du marché qui jouent un rôle régulateur conduisant théoriquement le système

économique vers un équilibre optimal.

Une des caractéristiques de la pensée néoclassique consiste à légitimer la science

économique en lui conférant un statut nettement scientifique en raison de l’usage qu’elle

fait des modèles mathématiques complexes pour décrire et prédire l’économie réelle, celle

« […] reposant sur l’échange libre des produits, sur la vente fibre de la force de travail, sur

la libre circulation des capitaux et sur la libre location des terres »223. L’école néoclassique

veut développer ni plus ni moins une théorie générale de l’agir humain fondée sur le « […]

mécanisme des prix dans une économie de laisser-faire, [un] type d’économie que la théorie

de l’équilibre général se propose de modéliser »224.

Notons que la pensée de l’école néoclassique sur l’économie politique pure s’est

fortement inspirée de la méthode scientifique du 19e siècle. Maréchal rapporte que Walras

dira à cet effet que « […] l’économique est une science mathématique au même titre que la

mécanique et l’astronomie »225. Le projet walrasien se proposait de faire de l’économie une

sorte d’astronomie sociale, sans égard à la dimension éthique de toute action impliquant les

hommes226. Dans la société de marché idéalisée de l’économie formelle, tout comportement

223 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 490. 224 J.-P. MARÉCHAL. Humaniser l’économie, Paris, Desclée De Brouwer, 2000, p. 85. 225 Ibid., p. 52. 226 Ibid., p. 124.

Page 94: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

82

humain est considéré comme déterminé, uniquement à partir de la crainte de la faim et

l’espoir du bénéfice. Toute autre motivation que celles-ci est considérée comme non

pertinente dans la vie économique et matérielle des hommes. Cette réduction exprime

l’illusion de l’autonomie du marché autorégulateur et fonde la réflexion sur l’existence d’un

tel système marchand émancipé de toute intention sociale. « Cette tentative utopique de

supplanter les intérêts sociaux par les intérêts économiques personnels assouvis grâce à un

MA [marché autorégulateur] ne rend pas pour autant celui-ci effectif […], mais reste du

domaine des croyances et des représentations sociales »227.

Rouge-Pullon précise que les travaux de Walras tentent « […] de démontrer une fois

pour toutes la supériorité et l’efficacité d’un système économique reposant sur le libre-

échange et la libre concurrence. […] Walras ne cherche rien de moins que de tracer les

contours d’une société de marché idéale! »228.

Sous cette posture, l’être humain est constitué comme un agent rationnel, autonome et

informé capable de maximiser les biens qu’il consomme. Toute l’attention est portée « sur

les mécanismes du marché, en tant qu’espace de rencontre entre des homos oeconomicus

calculateurs et rationnels, à la recherche de la maximisation […] »229. Rouge-Pullon

continue en affirmant que

[l]a difficulté, c’est que la liberté walrassienne est une liberté autonomie et ne

nourrit aucun lien avec la liberté participation. Elle est le fait d’atomes séparés

qui ne se rencontrent que le marché; la machine d’échange affranchit l’agent de

toute contrainte politique ou économique, entendue comme exercice d’une

coercition limitant l’action individuelle. […] Aussi, si l’individu est social dans

son accès à certains biens (éducation, culture, ressources naturelles), il

n’apparait guère politique, si ce n’est pour faire front afin de préserver son

autonomie vis-à-vis de l’État230.

Dans cette perspective, les phénomènes économiques sont déterminés par la juxtaposition

des comportements individuels des agents et toute crise économique qui perturbe le bon

fonctionnement du marché n’est due qu’à des événements extérieurs à la logique de

227 S. PLOCINICZAK. « Au-delà d'une certaine lecture standard de La Grande Transformation », Revue du

MAUSS 2007/1, n° 29, p. 214. 228 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, Paris, Ellipses Éditions, 2011, p. 39. 229 Ibid., p. 7. 230 Ibid., p. 145-146.

Page 95: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

83

l’économie de marché. Ce n’est qu’en situation de concurrence pure et parfaite que les

crises se résorbent. L’économie, pensée et calculée selon la méthode des sciences exactes et

de la mécanique qui en découle, est le remède par excellence aux différentes crises

humaines et sociales.

C’est ce que tentera de montrer Léon Walras en construisant une science capable de

distinguer dans l’activité humaine ce qui est le résultat des activités économiques à partir

d’une économie pure et les problèmes de justice sociale qui font l’objet d’un combat

complémentaire tout aussi important231. Selon Henri Denis,

[d]ès 1860 […] il affirme sa volonté de reconstruire l’économie politique sur de

nouvelles bases afin de ruiner les arguments des socialistes. Il se déclare

partisan de la justice sociale, mais en même temps il possède une confiance

inébranlable dans les vertus de la libre concurrence. Il faut, dit-il, édifier une

doctrine capable de concilier le libéralisme, qui assure l’expansion de la

production, avec le socialisme qui veut réaliser la justice232.

Fasciné par l’histoire, Walras conclut que « [l]e génie de l’Angleterre, […] c’est le génie

libéral; le génie de la France c’est le génie socialiste »233. C’est ce qui fait dire à Lacan qu’il

« […] demeure chez Walras une détermination à y adjoindre la philosophie sociale, laquelle

définit la relation entre économie et morale »234, même si « […] l’économie est pour Walras

une science naturelle […], tandis que la morale est une science essentiellement sociale

[…] »235.

Marqué par la Révolution française où son analyse le porte à croire que « [t]ous les

peuples ont senti et compris en 1789 que la France travaillait à la fois pour elle et pour eux,

que des efforts dépassaient ses limites »236 et reconnaissant l’importance des principes de

l’égalité et de la liberté, Walras cherche, par ses travaux, à garantir une forme de justice

commutative, incarnée par l’égalité, au même titre et en même temps qu’une forme de

231 Ibid., p. 74. 232 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 489. 233 L. WALRAS. Œuvres diverses, Paris, ECONOMICA, 2000, p. 298. 234 A. LACAN. « Léon Walras et les sociétés d’assurance mutuelles », Revue internationale de l’économie

sociale : Recma, N° 299, 2006, p. 69. 235 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, p. 35. (C’est l’auteur qui souligne). 236 L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 295.

Page 96: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

84

justice distributive dans le respect de la liberté individuelle facilitant une répartition

équitable de la richesse entre les individus et l’État dans un esprit de fraternité237. Puisque

[…] la liberté et l’égalité ont chacune leur prestige [et qu’] elles ont chacune

leurs adorateurs exclusifs, […] une seule chose reste à essayer, l’accord de la

liberté et de l’autorité dans l’ordre, celle de l’égalité et de l’inégalité dans la

justice, la séparation et la conciliation de l’individu et de l’État par celle de

l’individualisme et du communisme238.

Malgré cette volonté de synthèse entre les positions radicales de l’individualisme et du

communisme de son époque, dont la résultante devrait accomplir la destinée de l’homme en

société239, Walras priorise l’individu qui ne doit sa position particulière en société qu’aux

efforts personnels qu’il aura consentis à mettre en œuvre, par ses propres talents qu’il aura

pris grand soin de faire fructifier, et à la possibilité d’anticiper rationnellement l’évolution

des variables économiques conformes à des modèles mathématiques renforçant la

conviction de la nécessité du libre jeu du marché240. La notion de mérite personnel traverse

l’œuvre de Walras. Cette vision anthropologique bannissant toute forme de tromperie,

d’escroquerie et de fraude permet à l’agent de réaliser ses choix en toute connaissance de

cause. Ainsi, « […] nul ne peut être lésé par le truchement du marché. L’échange respecte

de la sorte des conditions de justice, ne pouvant se traduire par un asservissement des uns

par les autres »241.

Cette perspective de Walras demande également que l’État, affranchi de toute

contrainte vis-à-vis des individus, puisse exiger de ceux-ci des conditions sociales égales

pour tous sans être soumis à quelque intérêt particulier que ce soit. Walras reconnaît le droit

qu’a l’État d’établir l’autorité nécessaire dans un milieu social afin que s’accomplissent

toutes les destinées humaines individuelles, plaçant sur le pied d’une parfaite égalité tous

237 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, p. 23. 238 L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 317. 239 Idem. 240 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 669. 241 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, p. 51.

Page 97: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

85

les hommes242. L’indépendance étatique est cependant nécessaire dans le champ de

l’économie243.

En fait, seuls les échanges d’ordre économique mettent en lumière des êtres humains

égaux ne souffrant d’aucune soumission, ce qui porte à croire comme Lacan, que pour

Walras, « […] la théorie économique est une science morale, dont le point de vue

d’achèvement est la justice»244. Walras cherche à proposer des règles capables de constituer

un encadrement économique juste pour les hommes, ceux-ci étant définis autant comme

homo oeconomicus qu’homo ethicus, c’est-à-dire autant un être calculateur, individualiste,

« maximisateur » des services et produits tout comme un être de sympathie, de sens

esthétique, d’entendement et de raison, de volonté et de liberté aux mœurs sociales

développées245. Selon Walras, la science économique justifie la pertinence de la

concurrence comme seul moyen d’assurer le développement de la richesse d’une société.

Quant à la morale, il considère qu’elle indiquera quand et comment la science économique

doit intervenir pour que la répartition de la richesse soit juste et équitable envers les

hommes.

Cette mise en contexte montre que la pensée walrassienne « […] est bien un

socialisme scientifique, politiquement libéral »246 et qu’il demeure impératif pour lui de

trouver une forme d’institution capable de matérialiser la voie qu’il tente de tracer entre

l’économie pure et l’économie appliquée. Le type d’association populaire qui s’instaure de

plus en plus à son époque, sous la forme entrepreneuriale comme les coopératives et les

mutuelles, lui semble être l’organisation toute désignée pour relever le défi que sa pensée

pressent. L’association populaire est le lieu où « […] s’offre enfin un terrain où l’économie

politique et la démocratie se rencontrent, se donnent la main et unissent leurs destinées »247.

Walras semble fasciné par la coopération et ses récents impacts et il écrit même : « Bientôt,

242 L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 316. 243 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, p. 81. 244 A. LACAN. « Léon Walras et les sociétés d’assurance mutuelles », p. 71. 245 L. WALRAS. « Études d’économie politique appliquée », in Auguste et Léon Walras, Œuvres complètes,

Paris, Economica, vol. X, 1992, p. 406; L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 311-318. 246 A. LACAN. « Léon Walras et les sociétés d’assurance mutuelles », p. 75. 247 L. WALRAS. Les associations populaires, Edizioni Bizzarri, Roma, 1969, p. XVIII.

Page 98: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

86

en effet, se manifestera à tous les yeux le magnifique mouvement d’association coopérative

qui, depuis vingt ans, allait grandissant et se propageant en Angleterre, en France, en

Allemagne […] »248. Arnaud Lacan va dans le même sens en soulignant que

[l]’association est, en quelque sorte, le chaînon manquant de la conciliation

économique du socialisme et du libéralisme. Avec cet argument favorable aux

associations populaires, Walras se distingue très nettement des économistes

libéraux du Journal des économistes qui refusent en bloc toute idée

d’adaptation économique. Pour ces derniers, l’engouement contemporain pour

le phénomène associatif n’est qu’une illusion et les limites naturelles à

l’association, consécutives à la diminution de l’intérêt privé, sapent les

fondements psychologiques de toute velléité associative249.

À partir de ce point de vue qui démarque Walras de ses contemporains, deux

éléments caractérisent la théorie au sujet des associations populaires. Walras s’insurge

contre les coopérateurs qu’il qualifie de socialistes puisque que « […] la formation des

coopératives participe d’une démarche individuelle et n’est pas de nature collective. […]

L’acte libre est le fondement de toute coopération »250. Il exprime la volonté individuelle de

s’insérer librement dans une logique libératrice permettant aux sociétaires de se rapprocher

et de s’approprier une forme de capital auquel ils n’auraient de toute façon pas accès. En ce

sens, les associations populaires et l’économie sociale font montre de leur capacité à

l’équité et à la justice sociale.

Ce premier point amène le second point d’intérêt de Walras pour les coopératives :

« […] c’est la capacité à transformer le travailleur en capitaliste, en lui prélevant sous

forme de cotisation une part de son salaire, qu’elles transforment en épargne forcée »251.

D’une façon générale, Walras affirme que « […] le but commun de toutes associations

populaires, c’est l’avènement d’un certain nombre de travailleurs peu aisés à la propriété du

capital »252. Le mouvement coopératif est celui qui facilite l’accès au capitalisme et doit

être considéré comme une pièce manquante au puzzle de l’économie de marché parce qu’il

donne à une tranche sociale paupérisée un tremplin vers le monde capitaliste. Selon Prades,

248 Ibid., p. XV. 249 A. LACAN. « Léon Walras et les sociétés d’assurance mutuelles », p. 75. 250 Ibid., p. 76. 251 Ibid., p. 77. 252 L. WALRAS. Les associations populaires, p. 6.

Page 99: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

87

« [p]our Walras, la coopérative permet à chaque membre d’accumuler des capitaux

individuels et donc de s’insérer dans le système économique capitaliste. Elle est plus

conçue comme un outil d’insertion qu’à travers sa dimension politique de critique du

système économique »253. Il est clair pour Walras que les associations populaires et

coopératives ne peuvent « […] servir de base à l’établissement de la société »254 parce que

le principe de la liberté auquel il tient tant est aussi celui qui, en raison du caractère

volontaire et non obligatoire prôné par les coopératives, l’empêche de s’inscrire comme un

mouvement transformateur de société. Il ne peut être qu’une assistance et un complément

au système du libre marché.

Globalement, la coopérative est un instrument qui facilite l’accès au capital aux

sociétaires permettant aux simples travailleurs qui s’unissent de devenir de véritables

capitalistes255. Il est clair pour Walras que l’univers économique de son époque doit « […]

pouvoir s’annexer le domaine des associations populaires, [et] ces associations, de leur

côté, ont tout à gagner à se soumettre aux principes de la science »256, c’est-à-dire au même

marché concurrentiel sans disposer d’aucun avantage sur les entreprises à caractère privé.

Soulignons avec Henri Denis que Walras veut « […] démontrer que le régime de la libre

concurrence entre les individus et les entreprises privées procure le meilleur résultat

possible pour la société, c’est-à-dire réfuter les attaques des socialistes contre le régime

capitaliste »257. Les associations populaires, avec toutes leurs vertus pratiques et leur

originalité de gestion, ne constituent que des organisations subordonnées au grand capital et

à la concurrence du marché. À quelques reprises dans son ouvrage principal sur les

associations populaires, Walras identifie les sociétaires à des actionnaires et les trop-perçus

des activités de l’entreprise coopérative à des dividendes258. Ainsi, pour que cette

subordination ait lieu, il faut penser le monde comme « […] un vaste marché général,

composé de divers marchés spéciaux où la richesse sociale se vend et s’achète, et il s’agit

253 J. PRADES. L’utopie réaliste […], p. 78. 254 L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 278. 255 L. WALRAS. Les associations populaires, p. 13. 256 Ibid., p. 23. 257 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 497. 258 L. WALRAS. Les associations populaires, p. 158.

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88

pour nous de reconnaître les lois suivant lesquelles ces ventes et achats tendent d’eux-

mêmes à se faire »259.

La réflexion proposée par Léon Walras au sujet des associations populaires a

définitivement marqué la compréhension que nous avons des coopératives. Cette première

tendance illustre l’importance du volet économique de l’entreprise coopérative considérée

davantage comme un instrument d’insertion des sociétaires plus vulnérables dans le grand

giron de l’économie libérale. Loin d’en être l’antithèse, elle se révèle comme un outil

facilitant l’accès au capital. En ce sens, elle se subordonne à la logique capitaliste autorisant

à un nombre important de consommateurs et de travailleurs d’atteindre des objectifs

économiques individuels, par le collectif que chacun seul ne pourrait obtenir sans cette

formule. Les associations coopératives demeurent un tremplin nécessaire vers la prospérité

individuelle dans un monde libéral. Cette tendance considère donc l’entreprise capitaliste

comme l’organisation entrepreneuriale fondamentale à travers laquelle la structure

coopérative s’explique et se justifie.

Il demeure assez évident que le mouvement coopératif est, pour Walras, une

organisation nécessaire au capitalisme puisqu’il permet d’amoindrir la souffrance et la

misère causées par le capitalisme lui-même. Il permet de répondre à des besoins de la classe

laborieuse et de se rapprocher ainsi des vertus qu’offre le capitalisme. Comme le dit

Angers, l’association populaire coopérative force l’économie capitaliste « […] à respecter

les règles de la concurrence pure et parfaite […] »260.

En bref, on ne peut comprendre le coopératisme et ses fondements qu’à la lumière

d’une vision classique ou néoclassique de l’économie et de la gestion, d’où l’importance

pour Walras de la valorisation des associations populaires comme outil d’insertion des plus

pauvres et comme un complément nécessaire et juste à la concurrence qu’offre le marché.

La coopération a pour lui une vertu principalement libérale et s’inscrit dans une logique qui

définit l’économie sociale comme secteur d’activité excluant son volet politique et toute

259 C. ROUGE-PULLON. Léon Walras. Vie, œuvres, concepts, p. 46. 260 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II. L’activité coopérative en

théorie économique, Fides, Montréal, 1974, p. 45.

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89

possibilité d’une transformation sociale et économique par la coopération. C’est ce que

tentera de montrer la perspective apportée par Jean Jaurès, inspiré lui-même par la

philosophie de Jean-Jacques Rousseau et certaines perspectives annoncées par Marx et de

Engels. Nous prendrons le temps d’expliquer ces deux derniers auteurs et leur contexte

idéologique avant de situer la deuxième tendance du coopératisme, celle de Jaurès.

Le socialisme et Jean Jaurès

Faire référence au socialisme renvoie à de multiples écoles de pensée et de politique.

Trois pays européens ont influencé la compréhension du concept de socialisme aux 18e et

19e siècles. Il y a la France avec sa tradition révolutionnaire et son désir de conjuguer

politiquement liberté, égalité et fraternité. Au Royaume-Uni, le « […] socialisme anglais

s’est réclamé de façon continue du “coopératisme” de Robert Owen »261. Les réactions

sociales se manifestent rapidement devant l’avancée spectaculaire de la phase industrielle et

ses conséquences sociales difficiles. Les mouvements sociaux des ouvriers s’organisent et

les syndicats précisent leurs finalités. Sous l’influence des utopistes, le mouvement

coopératif prend modestement son envol. Finalement, en Allemagne, des penseurs

proposent davantage un cadre théorique et philosophique du socialisme comme le feront

Marx et Engels.

Il est bon de préciser, avant de développer cette partie concernant la deuxième

tendance du coopératisme, que celui-ci est né en réaction à la posture libérale et aux

conséquences difficiles vécues par une couche importante de la société civile dans un

système capitaliste nourrissant une révolution industrielle majeure262. D’ailleurs, c’est sous

l’influence du socialisme moderne que le mouvement coopératif tentera de définir peu à

peu son identité. Angers écrit que, « [s]ous le nom de socialisme, ce régime a été le premier

à se proposer bruyamment, dès le début du XIXe siècle, en réaction contre certains abus du

capitalisme, pendant que le coopératisme faisait modestement et quasi silencieusement son

261 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 550. 262 J.-A. ANGERS. Initiation à l’économie politique. Initiation à la vie économique, 5e édition, Montréal,

Fides, 1971, p. 148-149.

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bout de chemin »263. De son côté, Desroche souligne qu’ « [a]ntérieurement à la fondation

de la première Internationale (1864), les rapports du socialisme encore utopique et de la

coopération rudimentairement pratiquée sont des rapports idylliques. […] Indifférenciés

l’un de l’autre, les deux schémas tendent à se confondre »264. Marx et Engels, dans le

Manifeste du Parti communiste, iront dans le même sens :

Les systèmes socialistes et communistes proprement dits, les systèmes de Saint-

Simon, de Fourier, d'Owen, etc., font leur apparition dans la première période

de lutte embryonnaire entre le prolétariat et la bourgeoisie […]. Ils ont certes

conscience de défendre, dans leurs plans, les intérêts de la classe ouvrière avant

tout, parce qu’elle est la classe qui souffre le plus265.

Associationnisme, socialisme et communisme semblent initialement unir leur destin pour

l’avènement d’une société plus égalitaire et juste. En ce sens, les apports de Marx et Engels

sont indéniables. Résumons cette pensée importante du 19e siècle.

L’antithèse au capitalisme débridé du 19e siècle fut exprimée de façon virulente par le

socialisme de Marx et Engels et leur critique sociale des classes. « La société tout entière se

divise de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes

diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat »266. Dans une autre œuvre, Marx

affirme qu’une telle structure forme la société capitaliste, fondation « […] sur laquelle

s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la

conscience sociale »267.

Une des thèses de Marx, soulevée par Denis, consiste à démontrer que, pour

transformer la société en vue de la rendre plus égalitaire et équitable,

[i]l faut disposer d’une force qui se trouve parmi les ouvriers opprimés. Toute

transformation sociale ne peut survenir sans l’action des ouvriers et ne peut

s’opérer que grâce à la force qu’ils représentent. Il proclame sa volonté de

263 Ibid., p. 151. 264 H. DESROCHE. Le projet coopératif […], p. 84. 265 K. MARX et F. ENGELS. Manifeste du Parti communiste, Paris, Union générale d’éditions, coll. «10-

18», 1962, p. 32. 266 Ibid., p. 21. 267 K. MARX. « Critique de l’économie politique », in Œuvres, tome I, Traduction de Maxilien Ruble et

Louis Evrard, Paris, Éditions Gallimard, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1972a, p. 60.

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91

consacrer ses forces à la préparation et à la réalisation d’une grande révolution

sociale en Europe268.

Ainsi, Marx développe une critique de la propriété privée pour conclure qu’elle doit

nécessairement être supprimée puisqu’elle contient en elle-même des contradictions entre

les forces productives matérielles de la société, qui consistent dans le fait que les

travailleurs, créateurs de richesse, sont réduits à une condition misérable. Ce système, dont

l’aspect essentiel consiste en ce que la production soit réalisée pour le profit et non pour la

satisfaction des besoins humains, crée des oppositions radicales entre les hommes qui vont

en s’accentuant et qui deviennent de plus en plus insupportables. Ces oppositions peuvent

cependant être surmontées au sein de la société civile par le passage à un nouveau régime

social, par le mouvement ouvrier révolté contre l’ordre existant et par un État communiste

fort.

Le grand problème qui s’opère par la propriété privée est la déshumanisation et

l’aliénation de l’être humain que Marx veut relever et faire cesser rapidement. Cette

aliénation produite par le système capitaliste engendre la misère de la société puisqu’il est

lui-même aliéné et déshumanisé par le culte de l’avoir et de l’argent269. Ainsi, la propriété

privée ne peut aucunement être considérée comme une condition permanente de la

réalisation de la liberté individuelle. Il faut la supprimer puisque les conséquences de cette

aliénation sont profondément anthropologiques : elles ont des effets sur la conscience

humaine que Marx considère comme un produit des conditions de vie réelle des hommes.

Dans L’idéologie allemande, nous assistons à un rejet de l’homme abstrait, concept

purement spéculatif qui doit être remplacé par celui d’homme en tant qu’être social

historiquement déterminé par des conditions sociales objectives d’existence. Les hommes

ne sont pas des êtres isolés et figés dans l’imaginaire, mais des êtres affectés concrètement

par des conditions déterminées de développement historique. Ils doivent être compris

réellement « dans leur contexte social donné, dans leurs conditions de vie données qui en

268 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 411-412. 269 K. MARX. « Économie politique et philosophie », in Œuvres, tome VI, Traduction de Maxilien Ruble et

Louis Evrard, Paris, Éditions Gallimard, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1972b, p. 50-59.

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ont fait ce qu’ils sont »270. L’homme est donc un être historique, en devenir, sans

« essence », sinon celle que les conditions sociales lui imposent comme « base concrète »

de ce que les philosophes se sont représentés comme « substance » et « essence de

l’homme »271. Ainsi, les rapports de production entre individus les conditionnent, les

déterminent et les définissent historiquement. C’est ce qui caractérise l’être de l’homme.

La façon dont les individus manifestent leur vie reflète exactement ce qu’ils sont. Ce

qu’ils sont coïncide avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la

façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions

matérielles de leur production272.

Les hommes agissent entre eux en rapports déterminés et indépendants de leur

volonté qui correspondent à une forme de développement de leurs forces productives

matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de

la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et

sur laquelle se construit une conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle

conditionne la vie sociale, politique et intellectuelle en général. C’est ce qui fera dire à

Marx que « [c]e n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au

contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience »273.

Ainsi, le travail devient une des activités les plus caractéristiques de l’être humain

dans la logique marxiste. C’est par le travail que l’homme transforme la nature et, par le fait

même, se transforme lui-même en devenant son œuvre :

C’est précisément en façonnant le monde des objets que l’homme commence à

s’affirmer comme être générique. Cette production est sa vie générique

créatrice. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa

réalité. L’objet du travail est donc la réalisation de la vie générique de l’homme.

L’homme ne se recrée pas seulement d’une façon intellectuelle, dans sa

270 K. MARX et F. ENGELS. L’idéologie allemande, Traduction de H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R.

Cartelle, Paris, Éditions Sociales, coll. L’Essentiel, 1988, p. 85. 271 Ibid., p. 103-104. 272 Ibid., p. 71. 273 K. MARX. « Critique de l’économie politique », p. 273.

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conscience, mais activement, réellement, et il se contemple lui-même dans un

monde de création274.

En produisant concrètement un monde d’objets, l’homme déploie sa conscience du monde

réel dans lequel il évolue parce que, avec le travail, deux tâches s’accomplissent : celle de

répondre à ses besoins et celle d’être en interaction avec ses semblables. Par le travail,

l’être humain se réalise, se crée et se définit foncièrement lui-même. En parallèle, il établit

des liens sociaux de réciprocité et de solidarité sans lesquels le travail et la production de

biens et de services serait impossible. L’être humain est donc foncièrement marqué par la

sociabilité et sa nature, caractérisée par les conditions matérielles propres à chaque époque

et à chaque culture. Pour comprendre ce que sont les hommes, enseigne Marx, il faut

analyser leur façon de s’organiser pour fabriquer, vendre et consommer les biens qu’ils

produisent, car les conditions d’existence matérielle influencent directement les institutions

sociales. Ainsi, pour Marx, nul n’est libre que si la liberté humaine s’accomplit également à

l’intérieur de la communauté : la contribution des autres est essentielle pour le

développement personnel, le rapport avec les autres est un besoin fondamental dont

l’expression est le travail.

C’est cette logique qui se voit ruinée dans le système capitaliste, comme dans toute

société construite sur des classes dominantes qui se profilent continuellement et qui

imposent leurs visions de l’organisation, du développement et de la façon de le réaliser

comme un fait universel et naturel. Cela amène Marx et Engels, dans L’idéologie

allemande à affirmer que

[l]es pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques les pensées

dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de

la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des

moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la

production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à

qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même

coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose

que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports

matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports

qui font d’une classe la classe dominante : autrement dit, ce sont les idées de sa

domination. Les individus qui constituent la classe dominante possèdent, entre

274 K. MARX. « Économie et Philosophie », in Œuvres, tome II, trad. Jean Malaquais et Claude Orsoni,

Paris, Éditions Gallimard, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1972c, p. 64.

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autres choses, également une conscience, et en conséquence ils pensent : pour

autant qu’ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique

dans toute son ampleur, il va de soi que ces individus dominent dans tous les

sens et qu’ils ont une position dominante, entre autres, comme êtres pensants

aussi, comme producteurs d’idées, qu’ils règlent la production et la distribution

des pensées de leur époque : leurs idées sont donc les idées dominantes de leur

époque275.

Voilà pourquoi Marx et Engels considèrent le capitalisme comme un système qui

produit et reproduit un homme morcelé, dépersonnalisé et étranger qui ne se possède pas

lui-même et qui n’entretient aucune relation édifiante avec lui-même par son travail et sans

harmonie avec les autres puisque tous ceux de la classe prolétaire en sont techniquement

dépossédés276. Dans un tel contexte de dépersonnalisation, le travailleur devient étranger

aux objets que fabriquent ses mains, étranger à son essence qui est de manifester son être

propre en produisant et en entrant ainsi en rapport avec la nature et avec les autres hommes.

En système capitaliste, l’émancipation humaine ne peut se réaliser que par une

libération de l’aliénation économique comprise comme l’état de l’individu qui devient

étranger à lui-même, ne se possédant plus puisqu’il est sous la gouverne, la volonté et le

pouvoir du bourgeois-capitaliste qui édifie son organisation économique sur la base de la

division du travail et de la propriété privée des ressources naturelles et des instruments de

production qui se présentent comme « […] le produit, le résultat, la conséquence nécessaire

du travail dépossédé du rapport aliéné de l’ouvrier à la nature et à lui-même »277.

Cette aliénation économique prolétarienne, caractéristique essentielle du capitalisme,

se concrétise par l’exploitation de la force du travail par le capital, c’est-à-dire

l’exploitation de l’ouvrier qui reçoit un salaire dont la valeur est moindre que celle des

biens qu’il produit dans son quotidien. Marx juge que le profit capitaliste se fait sur le dos

des travailleurs et profite au groupe restreint des propriétaires qui dominent. Cette plus-

value est un vol fait à l’ouvrier. Pour contrer cette exploitation, Marx propose l’abolition du

salariat, car une simple hausse du salaire ne constituerait « […] qu’une meilleure

275 K. MARX et F. ENGELS. L’idéologie allemande, p. 111. 276 Ibid., p. 145-155. 277 K. MARX. « Économie et Philosophie », p. 60-61.

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rémunération d’esclaves : ce ne serait ni pour le travailleur ni pour le travail une conquête

de leur vocation et de leur dignité humaines »278.

Pour réaliser ce passage, Marx propose de faire la révolution en comptant sur les

regroupements d’ouvriers qui forment une faction déterminée dans les pays capitalistes

dont le but n’est pas de supprimer la propriété privée, mais spécifiquement la propriété

privée bourgeoise des moyens de production. Henri Denis, empruntant les mots de Marx,

souligne qu’il doit donc y avoir conquête politique ouvrière et une réorganisation

révolutionnaire du mode de production sous la forme « [d’] une association où le libre

développement de chacun est la condition du libre développement de tous »279.

Un moment de transition semble nécessaire pour la réalisation complète du plan

marxiste. L'État démocratique populaire apparaît comme une période transitoire, appelé à

assurer le développement des pays dans la voie du socialisme. Marx et Engels concluent

dans la Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt : « Entre la société capitaliste et la

société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en

celle-ci. À quoi correspond une période de transition politique où l’état ne saurait être autre

chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat »280. Selon Marx et Engels, ce sont les

utopistes français, anglais et allemands qui ont permis cette voie intermédiaire vers le

communisme : « Tous les textes de ce recueil montrent que ce fut précisément l’utopisme

[…] qui a fait la transition entre le matérialisme bourgeois et le pur marxisme »281.

Marx et Engels proposent d’aller plus loin que la conception française qui prône la

vieille devise de liberté, égalité et fraternité. Ce n’est qu’une partie des éléments constitutifs

de leur doctrine puisque

278 Ibid., p. 88. 279 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 422. 280 K. MARX et F. ENGELS. Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Éditions Sociales, Collection

« Classiques du marxisme », Traduction d’Émile BOTTIGELLI, 1950, [En ligne] p. 44,

http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/critique_progr_gotha/programme_gotha.pdf (Page

consultée le 24 mai 2015). 281 K. MARX et F. ENGELS. Les utopistes, Traduction et notes de Roger Dangeville, Paris, Librairie

François Maspero, 1976, p. 6.

Page 108: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

96

[l]e marxisme est, lui, la synthèse positive du mouvement historique de trois

pays différents, l’Angleterre (économique), la France (politique) et l’Allemagne

(philosophie), dont chacun a donné l’un des éléments constitutifs du monde

moderne, séparés dans le capitalisme et assemblés ou mieux modifiés, fondus et

unis en une synthèse nouvelle et supérieure dans le communisme . Les Anglais

parvinrent à ce résultat [le communisme] d’une manière pratique [économique]

à la suite de l’accroissement rapide de la misère, de la désagrégation des mœurs

et du paupérisme dans leurs pays; les Français de manière politique, du fait

qu’ils exigèrent les premiers la liberté et l’égalité politique et, trouvant cela

insuffisant, ils ajoutèrent à ces revendications politiques la revendication de la

liberté et de l’égalité sociales; les Allemands vinrent au communisme par la

philosophie, en tirant les conclusions à partir de ces premiers principes282.

La pensée des utopistes comme Owen et Fourier aura eu sa raison d’être dans une phase

particulière d’évolution sociale, mais elle est dépassée « […] comme toutes les conceptions

trop étroites des écoles socialistes qui nous ont précédés »283, comme le prétendent Marx et

Engels. L’invitation est lancée pour participer à « […] une lutte pour l'égalité des droits et

des devoirs et pour la suppression de toute domination de classe »284. La force du marxisme

aura été de donner un fondement rationnel et scientifique en s’appuyant sur des intuitions

formulées par des précurseurs communistes.

Malgré le fait que les écrits de Marx et Engels reconnaissent l’importance de la

coopération285 des travailleurs en vue de former un nouveau pouvoir et de transformer la

société, la réflexion communiste proposée par Marx et Engels, fondée sur le matérialisme

historique et dialectique, accorde une importance relative à la pratique de la coopération

telle que vécue dans l’entrepreneuriat coopératif de leur époque. « Le travail coopératif,

renfermé dans un cercle étroit des efforts partiels des ouvriers éparpillés, n'est pas capable

d’arrêter le progrès géométrique du monopole, n'est pas capable d’émanciper les masses,

n’est pas capable d’alléger sensiblement le fardeau de leur misère »286. Selon le concept de

Marx, ce nouvel ordre social ne peut se réaliser que par la conquête complète du pouvoir

politique par la classe ouvrière, c’est-à-dire par la révolution sociale des prolétaires ayant

282 Ibid, p. 6-7. 283 Ibid., p. 57. 284 Ibid., p. 138. 285 P. COURS-SALIES et P. ZARKA. Karl Marx et Friedrich Engels. Propriété et expropriations des

coopératives à l’autogestion généralisée, Mont-Royal, M éditeur, 2013, p. 12-19. 286 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 85.

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ainsi la possibilité de transformer le régime capitaliste en un régime construit sur la

socialisation des moyens de production.

Selon la lecture du socialisme scientifique de Marx et Engels, la coopération aurait sa

pleine raison d’être si elle acceptait d’être subordonnée à l’action politique du socialisme.

Engels mentionne dans La social-démocratie allemande :

Marx et moi nous n'avons jamais douté que, pour passer à la pleine économie

communiste, la gestion coopérative à grande échelle constituait une étape

intermédiaire. Seulement il faudra en prévoir le fonctionnement de sorte que la

société - donc tout d'abord l'État - conserve la propriété des moyens de

production afin que les intérêts particuliers des coopératives ne puissent pas se

cristalliser en face de la société dans son ensemble287.

Pour les socialistes, se limiter aux coopératives malgré toutes ses vertus socialisantes et ses

possibilités d’émancipation des travailleurs, c’est accepter l’affranchissement provoqué par

le maintien du système capitaliste. Marx dira dans Le Capital :

Même les fabriques coopératives créées par les ouvriers sont destructives de

l’ancienne forme, bien que leur organisation doive nécessairement reproduire

partout tous les défauts du système existant. Elles suppriment cependant

l’antagonisme entre le capital et le travail, étant donné que les ouvriers y sont

eux-mêmes capitalistes et y appliquent les moyens de production à la mise en

valeur de leur propre capital288.

C’est accepter également qu’une transformation de la société ne soit que partielle puisque

le réel et total transfert de pouvoir ne se réalise qu’imparfaitement. Le passage pacifique et

évolutif d’un pouvoir social dominé par des propriétaires possédant et la terre et les moyens

de production aux mains exclusives des ouvriers est irréalisable puisque la coopérative

n’accepte pas de confronter la réalité économique capitaliste avec la logique de la lutte des

classes sociales. Elle se limite, selon le socialisme de Marx, à influencer le pouvoir

économique de base, ce qui à ses yeux est nettement insuffisant.

Ainsi, le mouvement coopératif, malgré ses vertus, est le jeune enfant du capitalisme

qui, sous son aile, ne vieillira jamais. Marx, dans son développement idéologique, conclura

287 K. MARX et F. ENGELS. La social-démocratie allemande, [En ligne], p. 149, http://classiques.uqac.ca/

classiques/Engels_Marx/social_democratie_all/social_demo_all.pdf (Page consultée le 27 mai 2015). 288 K. MARX. Le Capital, Livre III – Section V, [En ligne], p. 42-43, https://www.marxists.org/francais/

marx/works/1867/Capital-III/kmcap3_24.htm (Page consultée le 27 mai 2015).

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98

que les entreprises coopératives ne sont ni socialistes, ni démocratiques, mais

individualistes. Une fois le processus coopératif enclenché, les ouvriers qui se convainquent

d’en être propriétaires évacuent le principe d’égalité quand leur entreprise atteint un certain

niveau de rendement : ou la coopérative reste modeste ou elle se transforme en entreprise

capitaliste. La coopérative n’est donc qu’un moyen vague et sans substance de reconduire

d’anciens ouvriers dans le monde de la concurrence privée capitaliste. Il n’y a là rien

d’inédit ni dans les idées ni dans le processus de libération des hommes. La lutte initiale des

entreprises coopératives contre l’exploitation annoncée par les utopistes associationnistes

devient, après un certain temps de croissance, le nouveau lieu de l’exploitation des autres.

Tout en étant sensible au mouvement coopératif et surtout des manufactures

coopératives qui prouvent que les travailleurs eux-mêmes sont capables de prendre en main

l'organisation démocratique et autonome de la production et la distribution des biens, Marx

croit que la classe ouvrière ne doit pas uniquement s’efforcer de mettre sur pied des

coopératives de travailleurs, mais qu’elle doit mettre toute son énergie à entreprendre la

conquête du pouvoir politique pour révolutionner et se libérer de la propriété du capital et

des moyens de production. Pour clarifier leurs positions, Marx et Engels, cités par Cours-

Salies et Zarka, ont formulé les résolutions suivantes au 1er Congrès de l’Association

internationale des travailleurs en 1866 :

A) Nous reconnaissons le mouvement coopératif comme une des forces

transformatrices de la société présente, fondée sur l’antagonisme des

classes. Son grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel

de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut

être supplanté par le système républicain de l’association de producteurs

libres et égaux.

B) Mais le système coopératif restreint aux forces minuscules issues des efforts

individuels des esclaves salariés, est impuissant à transformer par lui-même

la société capitaliste. Pour convertir la production sociale en un large et

harmonieux système de travail coopératif, des changements généraux sont

indispensables. Ces changements ne seront jamais obtenus sans l’emploi

des forces organisées de la société. Donc, le pouvoir d’État, arraché des

mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, doit être manié par les

producteurs eux-mêmes.

C) Nous recommandons aux ouvriers d’encourager la coopérative de

production plutôt que la coopérative de consommation, celle-ci touchant

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99

seulement la surface du système économique actuel, l’autre l’attaquant dans

sa base289.

À cet égard, Marx et Engels réagiront fortement à la position avancée par Ferdinand

Lassalle. Penseur influent pour l’avènement d'une société émancipée par une économie

socialisée, Lassalle propose que toute société soit gérée par des entreprises coopératives de

production ouvrière. Ce type d’organisation entrepreneuriale est par excellence celui qui, le

mieux et de façon la plus réaliste, laisse la place aux travailleurs dans leur prise de décision

et dans la répartition équitable de la valeur de ce qu’ils produisent. Lassalle affirme que

dans un socialisme d'État, les coopératives sont un puissant instrument de justice sociale290.

Marx et Engels critiqueront très sévèrement, dans le Manifeste du Parti communiste, les

thèses de Lassalle attestant que la véritable socialisation des moyens de production ne peut

se réaliser que sous l’État prolétarien, c’est-à-dire par les prolétaires eux-mêmes.

Lassalle s'est toujours personnellement reconnu vis-à-vis de nous comme un

disciple de Marx et, comme tel, il se plaçait sur les positions du Manifeste.

Mais, dans son agitation publique, en 1862-4, il ne dépassa pas le stade de la

revendication d'ateliers coopératifs soutenus par les crédits de l’État291.

La coopérative, sous l’angle présenté par le socialisme de Marx et Engels, reste ainsi

volontairement un auxiliaire nécessaire et direct des entreprises capitalistes par le fait

qu’elles permettent à ces entreprises de masquer sous le nom de sociétaire la réalité du

clientélisme et du travail toujours soumis au capital. D’ailleurs, cette question en lien avec

la création et la répartition de la richesse des coopératives pose problème chez Marx. Si les

coopératives tentent de répondre à des besoins, ce sont toujours ceux des sociétaires. Et la

redistribution de la richesse qui se réalise équitablement par l’usage que fait chaque

sociétaire des services et biens de sa coopérative n’exclut pas la possible exploitation des

sociétaires envers les salariés de leur entreprise. La coopérative de consommation peut

placer les sociétaires dans une logique d’autorité envers les salariés au même titre que

l’entreprise capitaliste. Angers réplique à l’argument marxiste en affirmant que

289 P. COURS-SALIES et P. ZARKA. Karl Marx et Friedrich Engels […], p. 129-130. 290 M. WINOCK. Le Socialisme en France et en Europe, Seuil, 1992, p. 108. 291 K. MARX et F. ENGELS. Le Manifeste du Parti communiste, Traduction de Laura Lafargue, [En ligne],

p. 42, http://www.ucc.ie/archive/hdsp/Literature_collection/Manifest_French.pdf (Page consultée le

30 mai 2015).

Page 112: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

100

[…] l’idéal coopératif est porté vers une vision très sociale de son rôle et la

thèse a prévalu dans certains milieux coopératifs que l’action coopérative vise à

l’intérêt général, à celui de toute la population et non seulement à celui des

sociétaires. La coopérative se considère alors comme un noyau d’élite dont

l’action bienfaisante doit se répandre dans tout le corps social292.

Pour Marx, cet écueil ne peut être évité que dans une coopérative de travailleurs, d’où

l’insistance de Marx et Engels à encourager les dernières plus que les premières. Ainsi, il

est possible de percevoir que les sociétaires d’une coopérative ne soient davantage des

« clients » sous une pseudo-démocratie qui n’a de démocratique que le nom293. Marx ne se

rallie donc pas à l’associationnisme tel que présenté par le mouvement coopératif aux

origines utopiques294.

La coopérative ne peut devenir un instrument de conquête du pouvoir politique par

les ouvriers et le renversement de la domination des exploiteurs. Sa structure est

insuffisamment constituée pour réaliser une telle mission sociale. À partir de la Deuxième

internationale de 1889, il est devenu clair pour les socialistes scientifiques que les

expériences coopératives étaient approximatives pour faire la révolution parce qu’elles

démontraient dans la pratique leur incapacité à relever les problèmes de la propriété privée

et à apporter des solutions aux difficultés sociales de fond causées par l’appropriation

restreinte du capital. Elles ne véhiculent pas un argumentaire suffisamment révolutionnaire.

Selon Marx et Engels, les coopérateurs « […] repoussent donc toute action politique et

surtout toute action révolutionnaire; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens

pacifiques et essaient de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de

l'exemple, par des expériences à une petite échelle qui naturellement échouent toujours »295.

Pour Marx et Engels, leur aspect utopique vient en grande partie du fait que les

292 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. I. Le monde vivant de la

coopération, Fides, Montréal, 1974, p. 50. 293 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, Paris, PUF, 1933, p. 241. 294 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 419. 295 K. MARX et F. ENGELS. Le Manuscrit du Parti communiste, 1962, p. 32

Page 113: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

101

coopérateurs, n’ayant aucune puissance politique, soient pacifiques et ne cherchent

finalement qu’à convaincre les esprits raisonnables.296

À la troisième Internationale socialiste, la Première Guerre mondiale vient de finir et

la Révolution bolchévique a eu lieu. Lors de cette troisième Internationale, Lénine voulait

que sa révolution soviétique socialiste devienne le prélude d’une révolution socialiste

internationale. Pour faciliter sa tâche, il avait besoin de la reconnaissance de certaines

organisations comme les coopératives, comprises comme instruments de l’édification

socialiste. Le discours envers le coopératisme devenait tout à coup invitant, mais pour des

raisons n’appartenant qu’au socialisme institutionnalisé lui-même. Dira Lénine, cité par

Desroche, que « [t]rès souvent, dans nos conditions, la coopération coïncide exactement

avec le socialisme. […] Il me semble que nous ne prêtons pas une attention suffisante à la

coopération. [...] La coopération acquiert chez nous une importance exceptionnelle »297.

Paradoxalement, le mouvement coopératif soviétique, surtout dans les secteurs de

production, a rapidement disparu en Union soviétique. Il se manifesta cependant avec une

vigueur toute particulière dans la plupart des pays démocratiques de l’Europe de l’Ouest et

de l’Amérique, justement à cause de son aspect social et démocratique.

C’est du moins l’idée qui se dégage du Congrès socialiste international réuni à

Copenhague en 1910. Deux points de vue furent entendus et débattus : 1) Les coopératives

sont des instruments économiques et sociaux importants pour la classe ouvrière industrielle;

2) Le développement des coopératives doit être soutenu. Les ouvriers doivent être invités à

devenir sociétaires de coopératives pour obtenir aussi une amélioration de leur situation

économique. On réaffirme l’autonomie du mouvement qui ne doit pas servir d’instrument

pour la lutte des classes. Cette position, face à celle du socialisme radical qui s’organise

surtout dans l’Est de l’Europe, cherche à garder le cap sur les principes qui se précisent de

plus en plus au sein de l’Alliance coopérative internationale. Déjà, plus officiellement, au

congrès de l’ACI à Bâle en 1921, selon Mladenatz, l’assemblée générale adopta la

résolution suivante :

296 K. MARX et F. ENGELS. Les utopistes, p. 9-12. 297 H. DESROCHE, Le projet coopératif [...], p. 93-94.

Page 114: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

102

Le congrès s’adressant plus particulièrement aux travailleurs syndiqués et aux

syndicats, estime qu’ils ont à considérer les sociétés coopératives sous leurs

caractères anticapitalistes et de lutte en faveur de la communauté, soit comme

consommateurs, soit comme producteurs. Le congrès proclame que la

coopération est essentiellement une doctrine de paix et qu’elle recherche, par

l’entente, les relations suivies et amicales, par les conventions, les contrats

collectifs, la conciliation et l’arbitrage, l’établissement d’un régime d’équité

entre la distribution. Il affirme que les sociétés coopératives, organismes de

transformation sociale, s’efforcent d’accorder à leur personnel des conditions

de travail les meilleures possibles, et qu’elles acceptent les contrats collectifs de

travail, tout en mettant en garde les syndicats contre le danger d’exiger d’elles

seules des conditions dont l’application amoindrirait leur puissance

d’amélioration et de transformation économique au profit de l’industrie

capitaliste298.

C’est dans ce contexte idéologique déployé par Marx et Engels qu’apparaît une

position socialiste plus nuancée, celle du philosophe activiste Jean Jaurès. Si Léon Walras a

exprimé et fait ressortir le volet plus libéral et économique du modèle coopératif, Jaurès

aura été le protagoniste français d’une vision plus sociale et politique. Prades dira à ce

sujet : « On voit que l’analyse que fait Jaurès des coopératives est beaucoup plus politisée

que celle de Walras. Alors que ce dernier y voit une voie d’insertion des plus pauvres dans

le système économique, Jaurès parle de faire éclater les cadres du capitalisme »299.

Nous avons mentionné dans la première tendance du coopératisme que Walras

insistait davantage sur le volet individuel de la coopération, prétextant que le but du

coopératisme est de faciliter la participation individuelle des associés négligeant la nature

collective de l’action de coopérer. Ainsi, le fondement de la coopération réside dans l’acte

libre des sociétaires de s’approprier un capital et parvenir au profit capitaliste auquel ils

n’auraient pas accès sans l’aide du coopératisme. Pour Walras, l’unité du mouvement

coopératif n’exprime aucune forme de transformation sociale. Pour l’économiste de l’école

néoclassique et ceux qui suivront cette tendance, l’utopie coopérative est socialement et

politiquement irréalisable et ne peut envahir toute l’économie. Elle ne peut qu’occuper un

secteur, mais elle doit bien le faire puisque cette insertion est juste et équitable envers une

298 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 206. 299 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 81.

Page 115: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

103

classe paupérisée. Elle est la porte nécessaire pour avoir accès aux capitaux et au marché.

Malgré toute son importance, la coopération n’a donc pour Walras aucune vertu socialiste.

Jean Jaurès prétend le contraire. La pensée du philosophe Jaurès, exprimée sous la plume

de Prades, est sans équivoque : « C’est l’idée de transformer les rapports sociaux par la

suppression finale du salariat qui donne à la coopération son sens le plus haut, sa fin la plus

noble, son ressort à la fois le plus idéaliste et le plus puissant »300.

Inspiré par le socialisme de son époque et les idées véhiculées par Jean-Jacques

Rousseau301, l’analyse de Jaurès sur les coopératives ouvre à une action politique et se

distancie des positions formulées par Walras, qui lui-même considère Jean-Jacques

Rousseau comme le père du socialisme contemporain sur lequel les utopistes français

comme Louis Blanc se sont fortement inspirés302. Alors que Walras affirme la possibilité

que confère la coopérative pour faciliter l’insertion des plus pauvres et vulnérables dans le

système économique capitaliste, Jaurès est clair : le coopératisme est l’instrument qui

questionne l’organisation économique du capitalisme et positionne politiquement la

coopération comme son antithèse. Si Walras insiste davantage sur le principe de la liberté,

Jaurès construira son système en privilégiant davantage la valeur de l’égalité. Il écrira :

« Tout homme entrant dans l’ordre social doit y trouver l’égalité, en échange de la liberté

dont il fait abandon. Il doit y retrouver une part de souveraineté égale à la part de

souveraineté d’un autre […] »303. Si la tendance walrassienne s’explique à la lumière du

libéralisme, celle de Jaurès est fortement teintée du socialisme et de la situation des

travailleurs en usine de son époque. En ce sens, nous avons affaire à deux tendances

différentes qui tentent à leur façon de développer, au début du 20e siècle, une forme de

pensée coopérative.

Comme Marx l’avait montré quelques années auparavant, Jaurès part d’un constat

semblable décrivant les conditions des ouvriers de son époque :

300 Idem. 301 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau », Revue de Métaphysique et de

Morale, XXe année, n° 3, mai-juin 1912, p. 371-381, [En ligne], http://classiques.uqac.ca/classiques/

jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/Idees_pol_Rousseau.pdf (Page consultée le 10 juin 2015). 302 L. WALRAS. Œuvres diverses, p. 272 et 282. 303 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 15.

Page 116: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

104

Voyez ces millions d’ouvriers; ils travaillent dans des usines, dans des ateliers :

et ils n’ont dans ces usines, dans ces ateliers, aucun droit; ils peuvent en être

chassés demain. Ils n’ont aucun droit non plus sur la machine qu’ils servent,

aucune part de propriété dans l’immense outillage que l’humanité s’est créé

pièce à pièce : ils sont des étrangers dans la puissance humaine; ils sont presque

des étrangers dans la civilisation humaine. […] Ils ne siègent pas sur les

conseils qui décident ces entreprises et qui les dirigent; elles sont toutes entières

aux mains d’une classe restreinte qui a toutes les joies de l’activité intellectuelle

et des grandes initiatives, comme elle a toutes les jouissances de la fortune, et

qui serait heureuse, s’il était permis à l’homme d’être vraiment heureux en

dehors de la solidarité humaine. Il y a des millions de travailleurs qui sont

réduits à une existence inerte et machinale. Et, chose effrayante, si demain on

pouvait les remplacer par des machines, il n’y aurait rien de changé dans

l’humanité304.

Si, pour Walras, le coopératisme constitue une occasion d’avoir accès au capital, pour

Jaurès, cette forme organisationnelle soutient l’accès à des parts de propriété dans

l’immense capital humain et à une part d’initiative et de vouloir collectifs dans l’immense

activité humaine. Ainsi, les ouvriers « […] se sentiront, dans le plus modeste travail des

mains, les coopérateurs de la civilisation universelle […] »305, ouvrant par la coopération

entre travailleurs la possibilité réelle de participer aux décisions, aux bénéfices et à

l’autorité de l’entreprise.

Les écrits de Jaurès montrent de manière assez limpide l’importance de l’idéal de la

Révolution française et ses impacts qui servent de repère et de construction sociale afin

d’asseoir les bases politiques de la souveraineté du peuple306. Il n’hésite d’ailleurs

aucunement à montrer comment la France et l’Angleterre se différencient l’une de l’autre

de par leur représentation conceptuelle respective de la société, de l’humain et du

développement. « La France défendait contre le vieux monde sa liberté révolutionnaire;

l’Angleterre défendait contre la démocratie absolue le privilège politique de ses classes

dirigeantes »307. Dans un autre ouvrage, il rajoute, se référant explicitement à Rousseau,

qu’il « […] fallait être démocrate comme il l’était pour dénoncer hautement le

304 J. JAURÈS. Pages choisies, Paris, F. Rieder & Cie Éditeurs, 1922, p. 185. 305 Idem. 306 Ibid., p. 230. 307 Ibid., p. 414.

Page 117: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

105

parlementarisme anglais du XVIIIe siècle, ce jeu d’oligarchies rivales qui donne au peuple

seulement la comédie de la souveraineté »308. Il n’est reste pas moins que, sous l’influence

de la bourgeoisie, la souveraineté populaire n’a pas encore réussi à résoudre le problème

économique de la propriété. Jaurès précise que

[…] cette bourgeoisie s’est appliquée à enlever peu à peu aux formules de la

justice révolutionnaire leur sens précis et développable, leur efficacité; on a

interprété la liberté comme le libre jeu des forces inégales, dont les plus

puissants – j’entends par là les plus riches – écraseraient trop facilement les

plus faibles; on a interprété la justice comme la consolidation éternelle du

privilège capitaliste, abusivement confondu avec le droit du travail, parce qu’il

enferme, en effet, une parcelle de travail du capitaliste lui-même, mais aussi

une masse de travail de prolétaire!309

Les valeurs démocratiques prônées lors de l’événement marquant qu’est la

Révolution française n’ont eu que peu d’écho dans le domaine de l’économie, l’idéal

révolutionnaire de la démocratie étant détourné. « Nous pouvons dire qu’aujourd’hui la

question de souveraineté est résolue selon le droit; c’est celle de propriété qui reste à

résoudre »310. Jaurès voit dans le coopératisme et la pensée des socialistes utopistes une

occasion de mettre de l’avant les mécanismes nécessaires pour rendre démocratique la

démarche économique et compléter ainsi le projet révolutionnaire de 1789. Ainsi, déclare-t-

il, « [d]ans l’ordre politique, la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du

passé; dans l’ordre économique, la nation est soumise à beaucoup de ces oligarchies

[…] »311. Jaurès voit là une grande contradiction de la République française qu’il chérit et

qu’il défend. Celle-ci a réussi à faire de tous les citoyens une assemblée de rois. Mais au

moment où les salariés sont souverains dans l’ordre politique, ils sont réduits dans l’ordre

économique à une forme de servage. Un immense paradoxe demeure : si les salariés

peuvent chasser du pouvoir un ministre, ils sont cependant les premiers chassés de l’atelier

puisque leur travail ne constitue qu’une marchandise monnayable parmi tant d’autres312.

Encore Jaurès :

308 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 17. 309 J. JAURÈS. Pages choisies, p. 232-233. 310 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 18. 311 J. JAURÈS. Pages choisies, p. 320-321. 312 Ibid., p. 321.

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106

Si la société d’aujourd’hui, au lieu d’être divisée en deux classes, ne formait

plus qu’une seule classe, c’est-à-dire qu’une nation, c’est-à-dire qu’une

humanité, si le travail au lieu d’avoir deux pôles : d’un côté, la puissance

capitaliste des dirigeants, qui, souvent, ne participent pas à l’épreuve même du

travail, et de l’autre pôle, des salariés qui portent le fardeau du travail sans en

avoir ni le bénéfice intégral, ni au moindre degré la responsabilité morale et la

direction, si au lieu d’une société ainsi coupée en une oligarchie de maîtres

superbes et en une multitude de prolétaires dépourvus de droits, si elle ne

formait qu’une vaste association où le travvail [sic] serait réglé comme est

réglée aujourd’hui la vie politique de la cité, où les hommes possédant sous la

forme collective les moyens de produire et s’en répartissant les produits selon la

valeur de leur travail individuel, dirigeraient eux-mêmes et harmoniseraient les

entreprises, quand nous demandons : N’est-ce pas plus beau, n’est-ce pas plus

juste, on ne nous répond pas, on baisse la tête, et on reproduit bientôt les

difficultés d’application : c’est l’aveu que la justice est reconnue!313

Seul le socialisme, nécessairement révolutionnaire selon Jaurès parce qu’il peut

substituer un système de propriété à un autre système de propriété et parce qu’il ne peut

réaliser cette transformation qu’au moyen de la classe opprimée314, a le potentiel de réduire

cette contradiction en rendant souveraine la nation dans l’ordre économique, brisant ainsi

les privilèges qu’octroie un capitalisme sauvage qui déboute les idéaux démocratiques.

Face à la menace d’une révolution socialiste proposée par Jaurès, les travailleurs pourraient

être incités à accepter des améliorations précaires et partielles de leur sort par certaines

revendications. Jaurès les invite davantage à « […] une amélioration durable, définitive,

normale, par la conquête des pouvoirs politiques pour réaliser l’idée socialiste »315.

Dans l’œuvre de Jaurès, Prades soutient que la coopération apporte des vertus

transformatrices et éducatives importantes316. Il reconnaissait cependant les nombreux

efforts et les difficultés à vaincre pour instaurer, par la non-violence, la justice sociale et

réaliser la démocratie et l’égalité dans le régime du travail, c’est-à-dire de permettre une

313 Ibid., p. 242. 314 Ibid., p. 391. 315 Ibid., p. 325. 316 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 80.

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107

prise de conscience et une prise en charge collective de la force du travail en vue de

conquérir des droits, du capital et du pouvoir317.

Très influencé par la philosophie rousseauiste de la propriété, principalement du

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jaurès ne

conteste ni la nécessité ni la légitimité de la propriété individuelle inscrite dans le processus

historique des hommes et fondée sur le travail. Mais, dans toute propriété privée, « […] il y

a un mélange de droit et d’usurpation, de force, de hasard et de travail »318. Elle est une

force sociale indéniable, mais qui, « […] insuffisamment maîtrisée, se déchaînera et

aboutira aux plus monstrueuses inégalités. C’est là le sens, la clé de toutes les théories de

Rousseau sur le développement de la société »319. Très sensible à la capacité réelle d’une

accumulation de richesses démesurée et d’une organisation systématique de l’inégalité

quand la propriété privée est mal maîtrisée, Jaurès découvre le possible jeu des influences

des riches envers les plus pauvres, les premiers apparaissant comme d’habiles orateurs

abusant de la naïveté des seconds. Cette dominance malsaine donne à un de ses effets

pervers, l’inégalité, une valeur morale et une existence juridique. Cette incongruité, selon

Jaurès, annonce l’acceptation sociale des inégalités de richesse et de statuts prédite par

Rousseau à la fin de son Discours. C’est précisément ce type de pacte d’« association »

entre le capitaliste-propriétaire et les salariés-prolétaires que Jaurès veut transformer par le

coopératisme. Il dira, cité par Prades : « C’est l’idée de transformer les rapports sociaux par

la suppression finale du salariat qui donne à la coopération son sens le plus haut, sa fin la

plus noble, son ressort à la fois le plus idéaliste et le plus puissant »320, car « […] les

hommes ne peuvent aliéner dans l’ordre social leur liberté naturelle qu’à la condition de la

retrouver confirmée, élevée par ce même ordre social »321. Sous l’influence de Marx, qui a

formulé cette nécessité du combat économique et politique des classes déshéritées, Jaurès

prédit que les esprits des salariés se préparent à l’ordre nouveau qui est celui où, par la

coopération entre travailleurs,

317 J. JAURÈS. Pages choisies, p. 221. 318 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 13. 319 Ibid., p. 13-14. 320 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 81. 321 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 14.

Page 120: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

108

[…] le capital abandonne une part croissante de ses actions à la collectivité

organisée et, peu à peu, l’élément capitaliste se perd, se fond, disparaît dans la

victoire même de l’idée [d’une] collaboration libre avec une libre répartition

des produits multipliés au-delà même des besoins par la puissance combinée de

la nature conquise et de l’humanité réconciliée322.

En ce sens, Jaurès invite les coopératives à préparer ce passage vers le socialisme

économique d’entreprise à l’image des possibilités qu’a offertes la Révolution française au

niveau politique. Pour ce faire, il souhaite que les coopératives et les syndicats se

rapprochent des centres socialistes et que ceux-ci coordonnent en mouvement socialiste la

prochaine révolution tout en reconnaissant nettement que les coopératives ne doivent

jamais être considérées comme des instruments secondaires au résultat économique, social

et politique passager. Elles constituent malgré tout un passage vers « […] la première forme

de l’organisation générale et révolutionnaire de la classe ouvrière »323.

Jaurès rappelle que les propriétaires du capital, ceux qui croient que la richesse d’une

nation dépend exclusivement du capital, sous-estiment un aspect social fondamental : celui

de la prise en charge autonome des travailleurs. Car c'est par la participation justifiée des

travailleurs que des buts politiques peuvent être atteints. Le citoyen, même le plus pauvre et

le plus silencieux, n'aspire pas seulement à vivre, mais à vivre moralement. Et c'est le rôle

de la politique et de l’économie que d'aider l'homme à parvenir à cette vie morale au sein de

sa société qu'il pourra conjointement transformer à partir de ce qu'elle est. Il ne s'agit pas

tant d'imposer quoi que ce soit aux hommes, que de libérer les forces créatrices

bienfaisantes existant déjà en eux.

Cette deuxième tendance à saveur socialiste faisant foi de la valeur de l’égalité

semble être une position opposée à celle développée par Léon Walras, qui s’attache

davantage à la philosophie libérale et à la valeur de la liberté. Les deux penseurs montrent

cependant que le coopératisme ne peut se comprendre qu’à la lumière des deux paradigmes

sociaux dominants de l’époque : le libéralisme et le socialisme. C’est ce qui a amené le

322 J. JAURÈS. Pages choisies, p. 217-218. 323 Ibid., p. 395.

Page 121: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

109

mouvement coopératif à prendre position et à répliquer aux arguments de ces écoles de

pensée.

La troisième tendance, préconisée par Charles Gide de l’École de Nîmes, tente d’en

faire la synthèse, affirmant que la coopérative constitue une voie inédite ayant en elle-

même son propre programme et sa propre dynamique de transformation sociale, supportés

par un programme de reconstitution sociétale324. Selon Gide, la coopération a le devoir de

chercher en elle-même sa propre fin. Gide, cité par Prades, précise que « [l]es libéraux

comme les socialistes entretiennent des rapports variables avec la coopérative, dont ils

conçoivent qu’elle peut être mise au service de leurs idées respectives, mais qu’ils veulent

réduire au rang d’outil »325. Tentons de comprendre plus en détail cette troisième tendance.

Charles Gide et la République coopérative

Établir un nouveau régime économique basé spécifiquement sur la coopération, voilà

le but fondamental qui devrait animer toute coopérative. L’originalité de Gide réside dans

l’idée que la coopérative possède en elle-même son propre programme de transformation

sociale, un plan général original de reconstruction sociale. « Ce que la coopération doit

poursuivre, ce n’est pas une œuvre de protection individuelle, mais de transformation

sociale »326, dira-t-il lors d’une conférence prononcée à Paris en 1889 lors du 4e Congrès du

mouvement coopératif français. Citons une partie de ce discours célèbre de Gide :

En somme, il faut savoir ce qu’on veut. Si l’on pense que l’ordre économique

actuel est bon, ou en tout cas le meilleur possible, étant donnée la nature

humaine, et qu’il n’y a rien autre chose à faire que de tâcher de s’en

accommoder de son mieux, en mettant seulement un peu de ouate sur les

aspérités pour ceux qui se sentent décidément les os meurtris – eh bien! Alors,

on ne cherchera pas dans la coopération qu’un moyen d’améliorer la condition

des plus déshérités : on s’en servira pour capitonner un peu leur existence. Mais

si l’on estime, au contraire, que l’ordre des choses actuel n’est pas

suffisamment conforme à la justice, ni même à la raison, si on ne se résigne pas

à l’accepter comme définitif, eh bien! Dans ce cas, on cherchera dans la

324 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 84. 325 Ibid., p. 82. 326 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, Présenté et annoté par P. Devillers, Paris,

L’Harmattan, 2001, p. 144.

Page 122: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

110

coopération un mode nouveau d’organisation sociale, embrassant tous les

phénomènes de la vie économique, et on lui demandera le moyen de faire

participer un plus grand nombre d’hommes aux bienfaits matériels et moraux de

cette civilisation dont on étale ici sous nos yeux leurs merveilles327.

Il semble ainsi impossible pour Gide que des hommes raisonnables et civilisés n’arrivent

pas à résoudre eux-mêmes les problèmes sociaux auxquels ils sont confrontés en conciliant

des valeurs fondamentales porteuses d’humanité comme la justice et la liberté. Comment y

arriver? Il est clair pour Gide que cette possibilité n’existe que par l’association de

personnes définies essentiellement comme libres et égales entre elles. La transformation

sociale coopérative que propose Gide est déjà, selon lui, commencée, mais inachevée. Elle

est d’ordre politique. « Nous l’avons eue déjà notre Révolution, celle dont nous

commémorons cette année le centenaire. [en 1879] il nous suffit de la continuer. Elle a

réalisé la démocratie dans l’organisation politique : il reste à réaliser la démocratie dans

l’organisation industrielle »328.

Les propos avancés par Charles Gide suggèrent que la coopérative, sous-tendue par

une philosophie originale, comprend en son sein une représentation du monde spécifique.

C’est ce que Gide appelle le coopératisme. Le coopératisme est cette doctrine et ce

programme construits sur des idéaux humanistes mettant de l’avant un mode d’organisation

sociale qui réunit concrètement des personnes aux intérêts communs dans un

développement démocratique, solidaire et équitable, en vue d’atteindre un objectif général

réaliste, dont la résultante permet globalement une transformation personnelle et sociale329.

Le coopératisme, dit Gide, « […] cherche sa voie dans l'aide mutuelle, mais en lui donnant

pour base de libres et fortes individualités. […] il a pour but l'émancipation de tous ceux

327 Ibid., p. 145. 328 Ibid., p. 144. 329 C. GIDE. « Cours d’Économie politique – tome II, Livre III », Les Classiques des sciences sociales, [En

ligne], p. 70, http://classiques.uqac.ca/classiques/gide_charles/cours_econo_pol_tome2/gide_cours_t2_

livre_3.pdf (Page consultée le 22 septembre 2011).

Page 123: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

111

qui sont exploités, soit par les usuriers, soit par les marchands, soit par les

entrepreneurs »330.

Ainsi, l’action coopérative ne doit pas seulement rapiécer les défauts causés par le

capitalisme comme le pensait Walras, elle doit forcer le capitalisme à changer

fondamentalement, c’est-à-dire en socialisant et en politisant l’économie. Le coopératisme,

de par sa philosophie originale, son anthropologie et ses valeurs, est un des seuls systèmes à

pouvoir rectifier les objectifs réducteurs du libéralisme et réparer ses erreurs. Mladenatz,

citant Charles Gide :

L’infiltration graduelle du coopératisme dans la société actuelle est de nature à

amener des modifications de plus en plus profondes dans la répartition des

revenus. Le problème social est un problème de répartition. La valeur sociale de

la coopération dépend donc de sa contribution à la réalisation d’une répartition

plus juste et plus efficace des produits du travail social331.

Le mouvement coopératif, affirme Gide, peut et doit provoquer un changement de

mentalité, ni plus ni moins une réforme de la pensée, capable de rendre plus juste et

équitable la distribution de la richesse que chacun et chacune crée à sa mesure.

Dans les sociétés capitalistes aussi, nous ne pouvons voir qu’une simple

juxtaposition d’éléments hétérogènes qui non seulement ne se combinent pas,

mais se repoussent. La vraie association, la seule qui mérite ce nom, suppose

l’identité des intérêts, la réciprocité des services rendus, le concours empressé

et joyeux des bonnes volontés, le sentiment de coopérer à une œuvre commune

qui est à la fois celle de tous et de chacun, et voilà précisément tout ce qui

caractérise l’association coopérative, celle que vous pratiquez vous-mêmes332.

Le coopératisme, en ce sens, est l’antithèse d’une organisation sociale ou entrepreneuriale

dont le capital est la finalité du système. Gide saisit la différence fondamentale qu’il faut

soulever et faire valoir entre une association de personnes et une société de capitaux. La

compréhension de cette distinction donne le mérite au coopératisme de poursuivre la

transformation de l’ordre social et économique que le libéralisme subordonne à de strictes

visées économiques. Sous l’angle du coopératisme présenté par Gide, le capitalisme

apparaît comme antiéconomique parce qu’il est axé sur le gaspillage du talent des

330 C. GIDE. « Principes d’économie politique », Les Classiques des sciences sociales, [En ligne], p. 355,

http://classiques.uqac.ca/classiques/gide_charles/principes_economie_pol/gide_principes_eco_pol.pdf

(Page consultée le 15 avril 2013). 331 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, Paris, PUF, 1933, p. 240. 332 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 115.

Page 124: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

112

hommes333 et de la générosité de la nature. En bref, le coopératisme s’oppose à une

exploitation systématique et aveugle de l’homme et de son milieu par le simple fait de

rallier des dimensions humaines fondamentales que le libéralisme sépare arbitrairement334.

La transformation coopérative ne peut être que radicale. C’est ce qui fera dire à Gide

en 1921, comme le rapporte Prades, que « […] les économistes veulent bien des sociétés

coopératives, mais ils ne veulent pas du coopératisme, au sens de programme de

transformation sociale […] »335. D’autant plus que Gide soupçonne que la coopérative

représente une forme d’organisation sociale parfois modeste qui, « […] par la force même

des choses, deviendra celle de l’avenir [à] l’image de ce que sera un jour la grande »336,

c’est-à-dire la société des hommes et des femmes elle-même.

Sous l’impulsion de Gide, une certaine représentation du monde se dégage de la

coopérative et du coopératisme : la personne et la communauté sont situées au centre d’un

projet socioéconomique concret qui repose sur l’engagement et le processus démocratique.

Le fait que le coopératisme mette toujours de l'avant la primauté de l’humanité sur le

capital est sûrement une des caractéristiques qui le différencie du néolibéralisme actuel,

pour lequel il s'agit plutôt de la primauté du capital sur la personne, comme nous l’avons vu

antérieurement. Le point d’ancrage du coopératisme, la personne dans toutes ses

dimensions qui doivent être intégralement développées, devient la finalité du projet dont le

moyen demeure une entreprise économique. D’où l’idée de la dignité humaine et

l’importance de la démocratie authentique à laquelle certains documents se réfèrent337.

333 Ibid., p. 288. 334 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 228. 335 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 86. 336 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 115. 337 La crise financière de 2008 aura fait émerger des recherches pertinentes sur le fait coopératif, spécialement

au niveau des hautes instances internationales comme l’Organisation des Nations Unies (ONU), le Bureau

international du Travail (BIT) et l’Alliance coopérative internationale (ACI). Pour plus d’informations à

ce sujet, voir entre autres :

ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Le rôle des coopératives dans le développement social, [En

ligne], 11 février 2010, http://www.copac.coop/publications/un/a64r136f.pdf (Page consultée le 22 mars

2010); ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Document final de la Conférence sur la crise

financière et économique mondiale et son incidence sur le développement, [En ligne], 13 juillet 2009,

12 p., http://www.ipu.org/splz-f/finance09/unga-63-303.pdf (Page consultée le 23 octobre 2009);

Page 125: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

113

Ces trois tendances construites au fil des ans et influencées par les perspectives

idéologiques des 19e et 20e siècles a amené le mouvement coopératif à préciser quelques-

unes de ses prémisses. Faisons le point.

Quelques précisions sur les coopératives

Si la coopérative moderne est née des conséquences néfastes du capitalisme, les

critiques du socialisme l’auront obligée à préciser son discours, ses principes, ses valeurs et

ses pratiques. Le mouvement coopératif, par les congrès de l’Alliance coopérative

internationale et par la plume de ses principaux penseurs, a affirmé sans équivoque que les

coopératives ne sont pas des entreprises strictement capitalistes ou socialistes, même si

elles possèdent une force socialisante intrinsèque provoquant une action démocratique

indéniable. Il ne faut pas oublier que l’objet des coopératives, c’est d’apporter des

améliorations économiques notables à ses sociétaires en répondant à leurs besoins et

aspirations, reconnaissant la complexité de la gestion et de la gouvernance de ce type

d’entreprise en terrain capitaliste. Elles ne se déploient jamais en vase clos.

La gestion démocratique des entreprises et leur autonomie sont des conditions

fondamentales à la réalisation du projet entrepreneurial coopératif. Dans un monde

capitaliste, la production et la distribution des biens sont effectuées sur la base des lois dites

« naturelles » du marché. C’est la logique qui s’exprime dans la plupart des pays

occidentaux à l'heure actuelle. Le fonctionnement de la vie économique demeure soumis

aux lois du marché. Le pouvoir de décision et de gestion appartient aux détenteurs de

capitaux qui tentent d’obtenir la meilleure rentabilité possible pour les fonds engagés dans

un cadre social où correspond un degré élevé d'autonomie des entreprises et leurs

exploitations. Cette course au profit est une condition de l’efficacité de production et de

distribution aux dépens du déplacement rapide de l’emploi, des travailleurs et du capital

vers des zones souvent moins règlementées. Un des critères d’efficacité du système lui-

même réside donc dans son mode non démocratique de gestion.

ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL. Recommandation 193 concernant la promotion

des coopératives, [En ligne], http://www.ilo.org/images/empent/static/coop/pdf/French.pdf (Page

consultée le 4 avril 2007).

Page 126: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

114

De plus, la financiarisation des activités économiques et les profits considérables qui

sont réalisés en entreprises capitalistes donnent aux dirigeants un grand pouvoir

décisionnel. Plongé au sein d'un appareil capitaliste qui est d'une grande efficacité, s’il veut

maintenir la place qu'il occupe dans l’économie de marché, le secteur coopératif doit

déployer de grands efforts. Cela est d’autant plus nécessaire que la nature du capitalisme

réduit l’efficacité des autres modes d'organisations économiques qui peuvent exister autour

de lui, comme les coopératives. En dépit de ces difficultés, l'idée coopérative continue de

jouer un rôle essentiel contre l’offensive capitaliste, car

[c]e n’est que lorsque les forces des individus ne peuvent suffire, en raison de

leur situation défavorable, à atteindre le but, qu’intervient l’association

coopérative libre, comme complément, afin que, par une association de forces,

on puisse obtenir ce que n’a pu atteindre la force isolée338.

Selon la tendance libérale, ce ne sont pas les coopératives qui déterminent les directives de

la vie économique, mais les réalités économiques capitalistes qui influencent les règles de

fonctionnement de la coopération.

La critique socialiste propose d’autres avenues au coopératisme, ce qui lui a permis

de préciser davantage certaines notions se rattachant plus spécifiquement à son objet. Ainsi,

l’action coopérative ne doit pas seulement tenter de rectifier les objectifs du capitalisme et

réparer ses défauts sociaux et politiques récurrents et inhérents, elle doit présenter la

possibilité de mettre en place la « coopérativisation », c’est-à-dire un système qui présente

une posture originale et qui se situe entre le libéralisme et le socialisme. Mladenatz cite

Charles Gide :

Faire du mouvement coopératif un monopole du prolétariat, signifie non

seulement une limitation arbitraire de son activité, mais signifie aussi une

contradiction, puisque le mouvement coopératif poursuit justement la

suppression du prolétariat. Par le fait qu’il revendique pour les consommateurs

la direction de la vie économique, il lutte non seulement contre la dictature du

capitalisme, mais aussi contre la dictature du prolétariat339.

Gide souhaite l’infiltration graduelle de la pensée et de la pratique du coopératisme

dans la société par des modifications de plus en plus profondes des structures économiques

338 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 153. 339 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 191.

Page 127: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

115

actuelles. Entre les positions qui affirment d’un côté que la liberté des agents et la vie

économique suffisent à régler les problèmes que pose la vie sociale, et de l’autre côté du

spectre idéologique, l’idée qu’une transformation radicale des rapports sociaux de

production peut à elle seule permettre l’établissement des règles de justice et d’équité, le

mouvement coopératif tente aujourd’hui de dépasser l’opposition du libéralisme

économique et du socialisme. Si le coopératisme fut longtemps associé au socialisme parce

que né comme lui au sein des crises provoquées par le capitalisme des 18e et 19e siècles,

avec l’intention de pallier les problèmes qu’il causait, l’histoire montre que le coopératisme

tente aujourd’hui une approche synthétique entre les deux positions politiques qui ont

façonné le 20e siècle. Le mouvement coopératif a cette capacité de provoquer un

changement de mentalité pour rendre plus juste et équitable la production et la distribution

de la richesse que chacun et chacune crée à sa mesure en contexte d’une économie de

marché, et ce, sans renoncer à corriger les effets insatisfaisants de la concurrence sur le

marché.

Dans une économie de marché, les individus, nous l’avons souligné précédemment,

sont considérés et définis, sur le plan économique, comme des êtres séparés les uns des

autres agissant en fonction de ce qu’ils possèdent en propre. C’est justement dans cette

séparation idéologique que l’individu prend conscience de lui-même et découvre les autres,

devenant ainsi un sujet social capable de mener une vie éthique. Dans la vie économique

organisée sur la base du marché, l’individu n’est jamais un simple rouage de la machine

économique. Il est aussi appelé, par les circonstances causées par la logique du marché, à

réfléchir à la nature et à la complexité de la société civile à laquelle il appartient et à

laquelle il participe afin de modifier les enjeux entourant les choix qui s’imposent à lui et à

la collectivité.

À la lumière de la pensée libérale et socialiste, le coopératisme poursuit la

transformation de l’ordre économique qui lui apparaît non seulement comme injuste, mais

aussi comme une source d’exploitation de l’homme et comme une source impardonnable

de gaspillage. Son but n’est pas de supprimer le profit de l’entreprise, mais de le répartir

équitablement entre les sociétaires. L’un des problèmes sociaux causé par le capitalisme est

en effet le problème de répartition de la richesse créée. La valeur sociale de la coopération

Page 128: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

116

dépend donc de sa contribution à la réalisation d’une répartition plus juste et plus efficace

des produits du travail. Desroche cite Gide à ce sujet :

Les coopérateurs […] ne contestent pas la nécessité de l’autorité, de la

discipline, de la loi. Mais ils s’efforcent de remplacer autant que possible

l’autorité imposée par l’autorité consentie et de ramener l’État à une association

contractuelle, ce qui est déjà la caractéristique de l’évolution démocratique.

C’est pourquoi la coopération refuse de se laisser étatiser et, au contraire, elle

cherche à coopératiser l’État340.

Depuis ses tout débuts, par son action économique de développement humain et sa façon

non violente de fonctionner, l’organisation coopérative influence la marche même de l’État.

Ses atouts font d’elle une entité démocratique équilibrée, tant d’un point de vue politique

qu’économique, basée sur la solidarité elle-même fondée sur la conscience et la dignité

humaine. L’utopie du début s’actualise peu à peu. C’est ce que constate Mladenatz :

[Le coopératisme] n’a pas le caractère utopique qu’ont eu les expériences

sociales, telles que l’histoire nous les montre; car il crée des institutions

économiques qui, ayant à vivre dans le milieu actuel, entendent ne pas s’isoler

de lui, mais au contraire adapter leurs méthodes de travail aux circonstances

parmi lesquelles il intervient. C’est pourquoi on a pu dire à juste raison, de la

coopération, qu’elle est la seule expérience sociale du 19e siècle qui a réussi341.

La stratégie de l’organisation coopérative a montré toute son importance par la relation

qu’elle entretient avec le capital. Celui-ci est considéré nécessaire à l’action

entrepreneuriale, dans la logique des moyens qui visent à répondre à une finalité supérieure,

celle de produire un développement centré sur l’humain, par l'humain et pour l'humain. Le

mode coopératif sert à répondre démocratiquement et pacifiquement à des besoins et des

aspirations réfléchis en tentant, par l'entremise d'une entreprise collective, d’améliorer des

situations humaines.

Pour parfaire une telle tâche, déjà à la fin du 19e siècle, la formation d’une

organisation internationale des coopératives s’est réalisée. Conçue pour trouver des

solutions progressives et pacifiques aux questions sociales et économiques, cette alliance

coopérative devait servir de rempart aux discours des socialistes révolutionnaires et à des

projets pouvant entraîner la guerre en Europe. Préoccupé par une autre possibilité guerrière,

340 H. DESROCHE, Le projet coopératif [...], p. 290. 341 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 169.

Page 129: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

117

Mladenatz a conclu, en 1933, que l’Alliance coopérative internationale est importante parce

qu’elle « […] démontrera ce que peut produire l’association en vue du bien de tous, sans

distinction de classes, de croyances, de races. Elle démontrera enfin que la coopération, tout

en s’occupant des intérêts de chaque jour, peut s’élever jusqu’aux cimes sociales les plus

hautes »342.

Fondamentalement, les coopérateurs veulent démontrer, à partir d’une base

économique établie et solide, la réelle possibilité d’une entente mutuelle entre les êtres

humains et les nations sur des fondements de droit et des valeurs de démocratie

économique et politique. Elle invite l’humanité à entreprendre, avec équilibre, mesure et

persuasion, la construction d’un monde plus juste et plus solidaire d’autant plus que

[l]a coopération ne mériterait pas de vivre si elle ne devait servir la paix et la

justice. Elle nous serait indifférente si elle n’était un moyen lent mais sûr de

réaliser parmi nous, sans le peuple moderne, ces grandes choses dont nous

prononçons le nom qu’avec un saint respect : la Liberté, l’Égalité et la

Fraternité343.

Voilà une autre grande caractéristique coopérative, celle de l’attachement à la paix et à

l’action non violente pour résoudre collectivement les problèmes économiques et sociaux

auxquels les collectivités et les nations font face. Voilà un fil conducteur du coopératisme.

Si le maintien de la paix n’est pas l’objectif premier de la coopération, les coopératrices et

les coopérateurs ont toujours considéré la paix comme un des grands problèmes de

l’humanité et des nations. Le mouvement coopératif est un instrument continuel et

progressif de paix, ce qui fut en partie la raison qui donna lieu au schisme avec l’idéologie

révolutionnaire des socialistes. Draperie dira que c’est d’ailleurs le rapport à la violence qui

différencie le plus franchement le coopératisme du marxisme344. Il rajoute que la

coopérative « […] s’exprime sous la forme d’un mouvement de pensée original, qui se

structure autour de l’idée que l’alternative aux inégalités produites par l’économie

capitaliste peut se construire de façon pacifique, à travers une action collective transcendant

342 Ibid., p. 122. 343 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 63. 344 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. […], p. 75-76.

Page 130: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

118

les conflits de classes »345. La vraie révolution coopérative, c’est la paix, rappellera-t-on au

28e Congrès de l’ACI à Hambourg en 1984.

La forme coopérative d’entreprise démontre depuis plus de 200 ans, avec beaucoup

plus de succès que d’échecs, qu'elle contribue partout sur la planète et dans la plupart des

secteurs économiques à un développement centré sur les besoins concrets de la personne et

de la communauté. Elle confirme avec justesse que le capital financier n'est pas le but de sa

dynamique entrepreneuriale, mais un moyen pour répondre aux besoins des personnes et

des collectivités. Le développement des coopératives fait partie de l’histoire d’une très

grande majorité des sociétés.

Les études présentées au Sommet international des coopératives de Québec en 2012

rapportent

[…] qu’un million de coopératives et de mutuelles sont actives dans le monde.

Elles répondent aux besoins de plus d’un milliard de membres et procurent un

emploi à plus de 100 millions de personnes. Les 300 coopératives et mutuelles

les plus grandes, tous secteurs d’activité confondus, génèrent un chiffre

d’affaires global de près de 2 000 milliards de dollars et leur poids économique

est comparable à celui de la neuvième économie mondiale346.

Présentes dans une centaine de pays dans le monde, les coopératives offrent ainsi 20 % plus

d’emplois que l’ensemble des multinationales réunies347. Les coopératives sont ainsi des

organisations uniques de par leur raison d’être et leur fonctionnement. Alphonse Desjardins

disait en 1906 :

Ce qui caractérise surtout la société coopérative et la différencie de toute autre

association fondée dans une pensée de pure spéculation ou de bénéfices directs,

c’est la parfaite égalité des sociétaires quant à leur droit individuel de régler sa

marche et de poser sur ses décisions […]. Cette différence constitue une force,

une sauvegarde presque irrésistible contre toute tentative d’accaparement de la

part d’une ou de plusieurs individualités à leur avantage personnel, et au

détriment des concurrents plus faibles348.

345 Ibid., p. 92. 346 SOMMET INTERNATIONAL DES COOPÉRATIVES. Déclaration, [En ligne], octobre 2012,

http://www.sommetinter.coop/site/declaration/fr (Page consultée le 26 novembre 2012). 347 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Lettre ouverte aux gouvernements du G8, [En

ligne], www.ica.coop (Page consultée le 22 octobre 2008). 348 A. DESJARDINS. Réflexions d’Alphonse Desjardins, 2e édition, Lévis, Confédération des caisses

populaires et d’économie Desjardins du Québec, 1996, p 41.

Page 131: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

119

Puisque des personnes se regroupent dans le but de pourvoir à des besoins spécifiques, réels

et concrets, certaines valeurs349 servent, en amont, d’ancrages et de fondements à toute

l’organisation et à sa pratique de gouvernance et de gestion. La réalisation sociale et

économique par la coopérative s'inscrit nettement dans un projet de société de droits, de

devoirs et de libertés où les sociétaires, ensemble, choisissent et gèrent l'avenir de leur

organisation et de leur communauté dans le respect des autres et des écosystèmes. Ce

pouvoir exige, en même temps, la reconnaissance de l'égalité de tous et la connaissance

suffisante pour prendre part aux débats et aux décisions collectives de façon solidaire et

équitable. Cette démarche démocratique ouvre, dans la pratique, à une meilleure

responsabilisation et prise en charge personnelle et mutuelle. C’est un mouvement

civilisateur, enseigne Claude Béland350. Cet état « civilisateur » est rendu possible grâce à

la démocratie économique coopérative qui s’allie, de par ses valeurs, à la démocratie

politique républicaine pour construire une démocratie jugée ainsi comme réelle et

complète351.

Le coopératisme vient proposer un projet transformateur parce qu’il facilite la

réalisation d’une démocratie tant sociale qu’économique. De par sa structure, le

coopératisme vainc la tendance économiste et chrématistique qui freine la possibilité « [d’]

avoir la république dans la société [parce] que l’on a la monarchie dans l’entreprise »352.

Béland soutient que cette problématique caractérise le clivage au sein de la gouvernance du

monde actuel où sont techniquement séparés « […] le pouvoir démocratique minimisé pour

349 Le mot « valeur » est défini ici comme une référence profondément anthropologique qui permet de

prioriser et guider la réflexion et l’action tant personnelle que collective. Une valeur, au sens moral du

terme, précise le caractère de ce qui est estimable et souhaitable sans toujours tenir compte des

circonstances existentielles de son développement et de son application. Des valeurs, comme cadre de

référence et comme un ensemble de règles avec lesquelles on juge les actions, peuvent être personnelles,

organisationnelles ou sociétales. C’est à l’intérieur de ces cadres qui évoluent et se définissent dans le

temps que les dilemmes humains se manifestent. Quand des valeurs entrent en conflit, une tension est

créée et un choix délibéré s’impose. D’où l’importance d’un jugement éthique adéquat pour y répondre. 350 C. BÉLAND. L’évolution du coopératisme dans le monde et au Québec, Montréal, Fides, 2012, p. 21. 351 L. CICCIA. « Co-propriété et démocratie; la coopérative comme réponse à la crise », p. 32. 352 Ibid., p. 26.

Page 132: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

120

les affaires de l’État et le pouvoir du capital exacerbé pour les affaires économiques et

financières »353.

La conception de la personne sous-jacente au coopératisme la présente comme un

sujet moral autonome et démocrate qui interagit continuellement et concrètement avec les

autres sur les bases d’une éthique que tous sont invités à s’approprier. C’est une forme

particulière d'intersubjectivité humaine qui réunit et associe les diverses dimensions

humaines : sociale, culturelle, économique, écologique, etc.

Pourtant, le mouvement coopératif reste marginal et se contente souvent de présenter

son apport social et économique de la façon dont le proposait Walras : une simple

entreprise qui s’adapte au monde capitaliste, auquel elle est d’ailleurs subordonnée, ainsi

qu’aux aléas inévitables du libre marché. La perspective suggérée par Gide échappe encore

et cela pose problème dans le contexte actuel. En effet, si certains auteurs considèrent le

coopératisme comme une alternative importante permettant d’aider à la transformation du

monde d’aujourd’hui, une très grande majorité de personnes, sociétaires ou non, ne voient

en la coopérative qu’un instrument entrepreneurial parmi tant d’autres, sans grande

envergure économique et sociale, et encore moins comme une entité renfermant les

prémisses d’un possible projet de société.

En ce sens, il apparaît impératif de procéder à une réflexion fondamentale sur l’objet

coopératif pour mieux comprendre, en amont, la portée et le potentiel qu’offrent à la société

le coopératisme et la coopérative. L’analyse de la philosophie coopérative pourrait la

réactualiser et ainsi contribuer, en aval, tant au développement d’une gestion plus

coopérative, réalité qui semble pour l’instant échapper à bon nombre de gestionnaires,

dirigeants et sociétaires, qu’à la redécouverte du coopératisme comme un possible

paradigme alternatif original capable de répondre aux attentes de la société actuelle,

confrontée à la situation économiste qui ne cesse de fragmenter le réel. Comme le souligne

Lacroix, « [l]’approche coopérative qui se déploie à la frontière du politique, du social et de

353 C. BÉLAND. L’évolution du coopératisme dans le monde et au Québec, p. 37.

Page 133: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

121

l’économique pourrait bien être l’amorce d’une réponse »354. Cette amorce doit être pensée

en fonction des conditions contemporaines que nous vivons.

1.3.2 Méconnaissance du modèle coopératif

Comme souligné lors de l’Année internationale des coopératives en 2012, si

le mouvement coopératif veut participer activement à l’édification d’une meilleure société,

d’un meilleur monde et d’une meilleure humanité, il doit clarifier ses valeurs et ses

principes, autant dans sa pratique de gestion que dans ses orientations. Collard souligne que

[l]a réalité du fait coopératif, son poids économique dans le monde, mais

surtout sa vitalité, son dynamisme nous pousse à espérer. Pour peu, qu’avec

humilité, elles continuent sans relâche à enrichir les valeurs qui nourrissent

leurs principes. Qu’elles poursuivent pas à pas leurs expériences singulières et

tout à la fois universelles de démocratie économique. C’est aujourd’hui une

nécessité355.

Il est vrai d’affirmer la nécessité d’une reconnaissance plus formelle de la coopérative, qui

pour l’instant est perçue comme une simple entreprise au sens classique du terme. La

tendance walrasienne domine. La méconnaissance de son modèle et son absence dans les

débats sociaux et politiques actuels suscitent un questionnement pertinent sur les postulats

qui fondent la pensée et l’action coopératives. Les participants au Sommet international des

coopératives de Québec en 2012 l’ont d’ailleurs reconnu :

Des décisions importantes sont prises actuellement à l’échelle mondiale sans

que l’on tienne compte des particularités du modèle coopératif. Il en va ainsi

parce que ce modèle n’est pas suffisamment connu et reconnu356.

Prenant acte des recommandations formulées par les auteurs d’un important rapport

de l’Alliance coopérative internationale intitulé : Plan d’action pour une décennie des

coopératives, et sachant maintenant que « [l]es idées de la coopération fonctionnent, mais

354 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 167. 355 M. C. COLLARD. « L’âge d’or est dans l’avenir! », Coopératives, un modèle tout terrien, [En ligne],

no 05, 2011, p. 176, http://www.saw-b.be/EP/2011/Etude_2011_WEBdiffusion.pdf (Page consultée le

3 juillet 2012). 356 SOMMET INTERNATIONAL DES COOPÉRATIVES. Déclaration.

Page 134: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

122

sont méconnues »357, il importe de contribuer à la construction contemporaine des idées et

de la pensée coopératives. Là aussi se manifeste une certaine nécessité. Jean-François

Draperi poursuit en affirmant que

[c]ette ignorance de l’économie sociale comme mouvement de pensée est une

cause majeure, voire la cause principale, de la marginalisation de l’économie

sociale comme mouvement d’entreprises. L’enjeu est donc considérable. C’est

d’autant plus vrai que de nombreux acteurs de l’économie sociale eux-mêmes

ne soupçonnent pas l’existence d’un mouvement de pensée qui leur soit

propre358.

À ceci se rajoute, comme nous l’avons précisé auparavant, la prédominance du paradigme

économiste qui continue d’influencer efficacement les organisations sociales, tant du

domaine public que de l’économie sociale. Ainsi en est-il probablement des coopératives

dont les pratiques de gestion et de gouvernance s’apparentent régulièrement à celles des

entreprises traditionnelles. L’essence même de la coopérative fait défaut dans la pratique

elle-même. Le mouvement d’une pratique coopérative doit donc s’articuler avec le

mouvement d’une pensée qui, pour l’instant, fait défaut. Ce manque explique en partie

l’ambiguïté de certaines pratiques coopératives disjointes des valeurs et des principes qui

les portent. En vue d’une articulation plus systématique du mouvement coopératif, la

nécessité de rétablir des liens entre la pratique et l’idéal coopératifs semble définitivement

pressante.

Le constat d’une méconnaissance des fondements du mouvement coopératif amène

des chercheurs à proposer une réflexion plus fondamentale et plus philosophique. Si

Draperi constate que « [l]e mouvement coopératif mondial connaît un nouvel essor en ce

début de XXIe siècle »359, il rajoute cependant que « [c]e nouvel essor et cette diversité

extrême rendent nécessaire une réflexion de fond sur le projet coopératif contemporain »360.

Sans une réflexion renouvelée sur son objet, le danger est toujours présent que le

mouvement coopératif adopte une pensée qui n’est pas la sienne et accepte des règles de

357 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Plan d’action pour une décennie des coopératives,

[En ligne], Janvier 2013, p. 36, http://ica.coop/sites/default/files/attachments/ICA%20Blueprint%20-

%20Final%20-%20Feb%2013%20FR.pdf (Page consultée le 4 mars 2013). 358 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, Paris, Dunod, 2007, p. 139. 359 J.-F. DRAPERI. « Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif », p. 1. 360 Idem.

Page 135: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

123

fonctionnement qui s’apparentent davantage à l’entreprise privée et au développement

qu’elle provoque. Le questionnement actuel sur le coopératisme invite à approfondir les

éléments de son paradigme et à élaborer de façon plus structurée une philosophie de la

coopération puisqu’en

[…] l’absence d’une théorie de référence et d’une stratégie coopérative, la

conception libérale menace nombre de coopératives, soit en les forçant à se

banaliser dans le cadre d’un capitalisme conquérant, soit en les contraignant à

occuper des niches et à les enfermer dans un rôle de régulation ou de réparation

des problèmes inhérents au capitalisme361.

Cette mise en garde ne date pas d’aujourd’hui. Déjà en 1949, Georges Fauquet avertissait

que

[l]e danger pour le mouvement coopératif serait de se méconnaître lui-même et

de ne se manifester que sous son aspect purement économique. Toute conduite

pratique des affaires coopératives qui ne voit dans le sociétaire qu’un être

économique et non une personne, je veux dire un être moral et social,

compromet tout aussi bien le rayonnement spirituel de la coopération que sa

prospérité matérielle362.

Par conséquent, il demeure important maintenant de préciser et de développer « les

arguments qui militent en faveur d’un traitement adéquat des coopératives »363, car, pour

l’heure, selon Jacques Prades, le coopératisme « […] s’appuie sur un corpus théorique

faible […] »364. Pour y remédier, des recherches en historique, en philosophie, en éthique,

en épistémologie doivent être initiées afin de dégager les orientations qui pourraient

favoriser, comme le souhaitait Gide, une pratique de gestion et de gouvernance

coopératives conforme à ses propres postulats de base365. De telles recherches permettraient

également de participer activement à l’édification d’un argumentaire social ouvrant à

l’émergence d’une alternative véritable qu’est la coopération.

Aujourd’hui, dans un univers social hautement individualiste et économiste, le

mouvement coopératif semble souffrir d’un manque de sens dont les répercussions se font

inévitablement sentir dans les pratiques de gestion et de gouvernance. Puisque la

361 Idem. 362 G. FAUQUET. Regards sur le mouvement coopératif, Bâle, Union suisse des coopérateurs de

consommation, 1949, p. 116. 363 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Lettre ouverte aux gouvernements du G8, p. 30. 364 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 70. 365 Ibid., p. 98.

Page 136: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

124

coopérative c’est aussi une affaire de gestion et de gouvernance, examinons de plus près les

enjeux actuels qui la concernent. Nous constaterons justement l’importance d’un renouveau

de la pensée coopérative.

1.3.3 Difficultés de la gestion coopérative

Une coopérative est une entreprise qui associe ensemble un certain nombre de

personnes. Cette association se donne les moyens de répondre à des besoins communs à

partir d’un cadre normatif précis. Puisque la structure coopérative diffère de celle de

l’entreprise privée, l’expérience coopérative entraîne donc des défis de gestion et de

gouvernance fort différents. On entend par la gestion coopérative une gestion de processus

de participation particulière puisqu’il s’agit fondamentalement d’une association de

personnes. Avant de gérer des services et des capitaux, une coopérative gère avant tout des

personnes sociétaires d’une entreprise collective. Par conséquent, le mode de gestion

coopérative est unique, car il repose sur des principes et des valeurs qui sont à la base de

cette spécificité. Par leur cohérence, leur pertinence et leur affirmation, les valeurs et les

principes permettent la réalisation concrète de cette différenciation de gestion pour les

sociétaires et la communauté.

Comme nous l’avons relevé précédemment, le mouvement coopératif se développe

dans un univers social à caractère économiste où la concurrence exerce des pressions très

fortes, poussant parfois les gestionnaires et les dirigeants de la coopérative à adopter des

orientations semblables aux entreprises capitalistes assujetties au grand capital. Daniel

Côté, professeur aux HEC Montréal, montre qu’une crise identitaire organisationnelle peut

découler quand les sociétaires « copropriétaires et usagers » deviennent de plus en plus des

clients incapables de reconnaître et d’apprécier la nature même de leur relation comme

sociétaires avec leur coopérative366.

Cette importante problématique de gestion est amplifiée par la structure même de

l’organisation. En effet, elle est une institution « hybride » qui doit conjuguer

366 D. COTÉ, dir. Les holgings coopératifs. Évolution ou transformation définitives, Bruxelles, De Boeck

Université, 2001, p. 385-402.

Page 137: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

125

continuellement « association de personnes » et « entreprise » dans un cadre normatif

spécifique. Cette intégration exige d’accorder une grande importance aux pratiques

associatives qui lui donnent son caractère coopératif unique et son sens propre. Sans cela, la

coopérative se confond encore davantage à l’entreprise capitaliste367.

La formule coopérative exige la reconnaissance fondamentale de la réalité associative

et de son impact déterminant sur la dynamique de l’entreprise. Cette distinction structurelle

exprime l’originalité coopérative qui doit tenir compte des liens à bâtir et à maintenir entre

différents volets complémentaires : associatif et entrepreneurial, collectif et individuel,

social et économique, ainsi qu’entre copropriétaires et usagers. Voilà un des enjeux

essentiels à considérer dans un modèle de gestion coopérative.

Pour que le lien entre les sociétaires et leur coopérative soit fort, il doit se fonder sur

les postulats de base qui façonnent l’entreprise et s’exprimer dans son modèle d’affaires.

Ainsi, les pratiques de gestion doivent traduire dans l’action l’esprit coopératif, tout comme

l’action de gestion doit révéler la stratégie, le sens et la légitimité de l’organisation elle-

même. Ce lien est fondamental. Le grand défi de la coopérative consiste donc aujourd’hui à

incorporer les valeurs et les principes coopératifs dans des pratiques de gestion tant

démocratiques que d’affaires368, même si Côté lui-même reconnaît, dans d’autres écrits,

l’importance d’un nouveau paradigme coopératif qui « […] repose sur le postulat que le

“renouveau coopératif” en contexte concurrentiel doit s’arrimer prioritairement aux

pratiques d’affaires (gestion et commerciales) »369. Selon Côté, les seuls motifs

idéologiques ne suffisent plus à convaincre de la formule coopérative et de son mode de

gestion. En ce sens, les gestionnaires sont aux premières loges pour faire vivre

« l’expérience » coopérative par la gestion et la gouvernance que proposent le système

coopératif et ses lois. Par des attitudes et des comportements de gestion coopérative qui

différencient la coopérative des autres formes d’entreprise, apparaît un comportement de

367 D. CÔTÉ. « Gestion de l’équilibre coopératif : cadre théorique », Économie et Solidarités, [En ligne],

vol. 38, no 1, 2007, p. 113, http://www.ciriec.uqam.ca/pdf/numeros_parus_articles/3801/ES-3801-08.pdf

(Page consultée 23 mars 2011). 368 D. COTÉ, dir. Les holgings coopératifs. Évolution ou transformation définitives, p. 120. 369 D. CÔTÉ. « Fondements d’un nouveau paradigme coopératif. Quelles incitations pour les acteurs clés? »,

Revue internationale de l'économie sociale : Recma, n° 305, 2007, p. 75.

Page 138: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

126

coopération et de participation basé sur la réciprocité volontaire. Cette praxis répertoriée

par Côté procure à la coopérative des avantages concurrentiels indéniables, même si les

enjeux de la concurrence capitaliste demeurent un obstacle pour l’accomplissement de

l’idéal coopératif surtout pour les entreprises coopératives soumises au contexte de la

concurrence mondiale et du grand capital. En mettant l’accent sur les pratiques d’affaires

coopératives, il met aussi en perspective les incitations à coopérer par une gestion de la

loyauté. L’aspect relationnel est hautement stratégique dans un cadre concurrentiel prêtant

peu attention aux postulats de base coopératifs. Côté, utilisant la « posture inversée »

montre l’importance d’une approche résolument gestionnaire qui priorise les intérêts

personnels des sociétaires avant de pouvoir comprendre le cadre théorique coopératif, avant

même que ne soient posés les bases et les principes de cette pratique370. François-Albert

Angers rétorquerait cependant que

[l]e coopérateur le moins imbu de l’idéal coopératif restera alors très sensible

aux différences de prix; il continue à raisonner en termes d’économie de

marché et d’avantages immédiats à prendre quand ils passent, sans souci de ce

que la coopérative est plus son affaire que l’entreprise concurrente. La

coopérative est alors forcée de s’inscrire elle-même dans un schéma

concurrentiel pour y jouer le jeu, même aux dépens d’un comportement plus

conforme à la rationalité coopérative371.

Ainsi, la réalisation du lien entre les sociétaires et leur coopérative est possible dans

la mesure où tous les sociétaires sont amenés à vivre une expérience coopérative dans leur

demande de biens et de services, tout en étant reconnus comme sociétaires-usagers d’une

propriété collective, régulée par un processus de participation démocratique précis. La

praxis doit conduire les sociétaires, comme copropriétaires, à accéder aux discussions, aux

orientations et aux décisions de leurs entreprises, tant au niveau de la stratégie d’affaires

que de la distribution équitable des trop-perçus produits par le travail ou l’utilisation des

services de la coopérative. Les personnes ne sont donc jamais des clients, mais des

sociétaires usufruitiers qui utilisent les services qu’eux-mêmes se donnent. L’ensemble de

370 D. CÔTÉ. « Loyauté et identité coopérative. L’implantation d’un nouveau paradigme coopératif », Revue

internationale de l'économie sociale : Recma, n° 295, 2005, p. 50-69. 371 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II, p. 370.

Page 139: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

127

ces spécificités permet, par une gestion différenciée, de constituer un patrimoine inaliénable

qui transcende les générations. Daniel Côté remarque également que

[l]a coopérative devra donc faire la démonstration qu’elle peut engendrer, par

son action économique, des résultats distincts que le membre saura valoriser et

qui feront une différence significative pour lui, car sans une telle différence, à

quoi servirait un mode d’organisation différent372?

Si la participation d’un actionnaire à une entreprise à capital-actions a la

caractéristique d’être impersonnelle (puisque seul le capital s’exprime sans lien d’usage),

pour un coopérateur, la participation est au contraire très personnelle et essentielle. La force

et la richesse d’une coopérative sont les sociétaires eux-mêmes qui s’expriment, participent

et décident, tout en utilisant les services qu’ils se donnent pour répondre concrètement à

leurs besoins. De là, la gestion coopérative a cette grande particularité de promotion de la

personne et de la communauté. L’intégration des normes éthiques et de la finalité de

l’organisation coopérative dans chacune des facettes du modèle d’affaires renforce donc la

structure elle-même qui s’actualise dans un cadre de gestion moderne373.

Le modèle coopératif, inclus dans un univers d’affaires conventionnel (concurrence,

stratégie, ressources humaines, ressources financières, clientèle, comptabilité, marketing,

capitalisation, etc.), doit utiliser chacune de ces facettes pour y intégrer l’identité

coopérative. C’est la raison pour laquelle il faut porter une attention particulière aux

pratiques démocratiques, souvent dépréciées et dévalorisées au nom de la pure efficacité

entrepreneuriale.

Beaucoup d’exemples montrent que l’enjeu fondamental se joue spécifiquement à ce

niveau. Gérer une entreprise coopérative comme une entreprise traditionnelle, c’est

accepter qu’une coopérative adopte des pratiques de gestion empruntées à la philosophie et

à la vision d’un autre univers entrepreneurial et social. Si une rupture importante se

manifeste entre les structures associatives et démocratiques, d’une part, et celle

372 D. CÔTÉ. « Gestion de l’équilibre coopératif : cadre théorique », p.115. 373 C. GAGNON. « La gestion de la différence coopérative : deux cas français certifiés ISO 9002 et

réflexions », Chaire des caisses populaires acadiennes en gestion des coopératives, [En ligne], 12 octobre

2001, p. 23, http://www.umoncton.ca/umcm-ccpagc/files/umcm-cpagc/wf/wf/pdf/Claire%20Gagnon%20-

%202001.pdf (Page consultée le 23 mars 2011).

Page 140: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

128

d’entreprises, d’autre part, les premières perdent leur capacité d’influencer et de diriger les

secondes. Sans différences palpables, les caractéristiques coopératives deviennent des

entraves à la gestion, parfois même un désavantage concurrentiel. Ainsi, logiquement, les

coopératives doivent résister à tout mimétisme avec les entreprises actionnariales dans leurs

pratiques de gestion et de gouvernance374. Voilà une autre problématique importante que vit

le coopératisme actuellement et à laquelle il faut apporter une attention particulière. Jacques

B. Gélinas pose d’ailleurs des questions en ce sens :

Le système coopératif n’a-t-il pas été imaginé à l’origine comme une alternative

à un mode de production individualiste, aliénant et prédateur? Dans son essence

même, le coopérativisme est porteur d’un projet de société. Creuset de

démocratie, il encastre l’économique dans le social, rend le travailleur digne

propriétaire de son travail, réduit les inégalités, valorise l’éducation et met le

marché au service de l’intérêt général. Par contre, un mouvement coopératif qui

n’a d’autre objectif que la croissance de ses actifs et de ses profits – appelés

« surplus » – n’est-il pas condamné à perdre son âme375?

Pour éviter ces pièges, les sociétaires d’une coopérative et leurs gestionnaires doivent

donner un sens spécifique à l’action et à l’utilisation coopérative en conformité avec sa

propre philosophie et son propre paradigme, s’il en est un.

Il existe toujours, au sein des coopératives, une équipe de gestionnaires aux

commandes des différentes fonctions de l’entreprise. Leur mission fondamentale est

d’optimiser une relation d’usage entre les besoins du sociétaire et les services offerts par la

coopérative. Cette relation d’usage n’est pas une relation d’échange qui recherche

exclusivement la maximisation des avoirs des individus. La logique est toute autre. Elle

provoque le déploiement d’un mode d’organisation économique fondé sur la coopération,

la démocratie, la solidarité et l’équité. Fort différente de la logique actuelle basée sur la

compétition, le court terme et la lutte économique, la coopérative s’inscrit dans une

économie réelle, par le travail, la consommation et la production, dont la redistribution a la

vertu de construire un patrimoine tant individuel que collectif au sein d’une communauté

aux couleurs culturelles particulières.

374 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Lettre ouverte aux gouvernements du G8, p. 26. 375 J. B. GÉLINAS. « Mondragon : une grande coopérative qui n’a pas perdu son âme », Oikosblogue.coop,

[En ligne], 17 avril 2013, http://www.oikosblogue.coop/?p=15180 (Page consultée le 22 avril 2013).

Page 141: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

129

Indéniablement, tout gestionnaire doit prendre en compte, dans sa pratique, le

fondement même du coopératisme, c’est-à-dire le volet associatif et démocratique. Carole

Lebel conclut à ce sujet que

[…] le projet coopératif exige le maintien d’une certaine tension entre l’idéal et

la pratique afin de rester fidèle à sa nature. En revanche, une croissance

déséquilibrée met en péril ce type d’organisation, ce qui demande à ses

décideurs des arbitrages différents de ceux faits par l’entreprise à capital-

actions. À cet égard, le volet associatif doit se développer au même titre que

celui de l’entreprise376.

Plus ce fondement sera compris par les diverses parties prenantes, plus grandes seront les

chances qu’il s’incarne dans des pratiques de gestion qui lui correspondent. Il doit être clair

pour tous que la coopérative constitue « […] une association autonome de personnes

volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et

culturels au moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est

exercé démocratiquement »377.

1.3.4 La coopérative : une autre vision du monde

En fonction de ce que nous venons de proposer dans cette partie de chapitre, il faut

reconnaître que les coopératives offrent une vision du développement basée sur un

humanisme plaçant l’être humain comme finalité du projet d’entreprise, où les ressources

financières deviennent alors un moyen dans les dynamiques de marché et de réciprocité.

Les valeurs mondialement reconnues du coopératisme, la prise en charge et la

responsabilité personnelle et mutuelle, l’égalité, l’équité, la démocratie et la solidarité,

suggèrent de faire autrement, de gérer autrement, de gouverner autrement, de vivre

autrement. Soulignons au passage que ces valeurs de base du mouvement coopératif

s’apparentent en partie aux valeurs promulguées par la Déclaration universelle des droits de

l’homme de 1948 qui affirme que « [t]ous les êtres humains naissent libres et égaux en

376 C. LEBEL. « L’organisation et l’éducation coopérative comme philosophie alternative », Éthique et

coopératisme : un contrepoids à la mondialisation, sous la direction d’André Lacroix, Sherbrooke,

Éditions GGC, 2002, p. 137. 377 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. « Déclaration sur l’identité coopérative […] », p. 11.

Page 142: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

130

dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers

les autres dans un esprit de fraternité »378.

Aux valeurs coopératives de base s’ajoute une série de principes379 qui articulent et

orientent la pratique entrepreneuriale et positionnent la coopérative comme une alternative

contemporaine annonçant une possible transformation sociale et proposant une autre vision

du développement économique et social fondée sur une représentation plus spécifique de

l’anthropologie coopérative et de son éthique. Ce que nous avons posé jusqu’à maintenant

confirme que le coopératisme constitue une façon originale d’entreprendre, mais que cette

originalité tarde à se dévoiler. Une réflexion structurée sur les fondements du coopératisme

aura pour effet aujourd’hui de contribuer sensiblement au développement d’outils de

gestion proprement coopératifs. Elle permettrait également d’articuler un argumentaire qui

faciliterait le travail des gestionnaires et qui seconderait les initiatives éducatives et

formatives proposées aux sociétaires. Ainsi, une coopérative capable d’intégrer dans la

pratique les diverses facettes de son identité présenterait publiquement sa propre vision du

monde et du développement, c’est-à-dire son paradigme. Rappelons, comme l’écrivait

l’ACI aux gouvernements du G8, qu’une coopérative,

[c]’est un modèle d’entreprise qui n’est pas à la merci des marchés de capitaux

parce qu’il repose plutôt sur les fonds de ses membres pour en établir sa

véritable valeur; et ce type d’entreprise n’est pas sujet à de la manipulation et

l’avidité des gestionnaires exécutifs parce que l’entreprise est contrôlée par des

gens de la base pour les gens de la base. C’est un type d’entreprise où les profits

ne sont pas distribués aux actionnaires, mais retournés à ceux qui font affaire

avec la coopérative, gardant ainsi la richesse créée par les entreprises locales

dans leurs communautés au bénéfice des environnements et des familles380.

378 ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Déclaration universelle des droits de l’homme, [En ligne],

http://www.un.org/fr/documents/udhr (Page consultée le 14 mars 2012). 379 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Co-operative identity, values and principles, [En

ligne], http://ica.coop/fr/node/1625 (Page consultée le 7 novembre 2007).

Aux valeurs fondamentales de la coopération se greffent sept principes que nous nous contentons

simplement d’énumérer ici. Nous analyserons les principes plus en profondeur dans le troisième chapitre.

Voici les sept principes tels que postulés par l’ACI : 1) adhésion volontaire et ouverte à tous; 2) pouvoir

démocratique exercé par les sociétaires; 3) participation économique des sociétaires; 4) autonomie et

indépendance; 5) éducation, formation et information; 6) coopération entre les coopératives; et

7) engagement envers la communauté. 380 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. Lettre ouverte aux gouvernements du G8.

Page 143: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

131

Cette orientation du développement des connaissances s’inscrit très bien dans la

définition de la coopérative que l’ACI a donnée aux gouvernements du G8. Une

coopérative,

[c]’est un modèle d’entreprise qui n’est pas à la merci des marchés de capitaux

parce qu’il repose plutôt sur les fonds de ses membres pour en établir sa

véritable valeur; et ce type d’entreprise n’est pas sujet à de la manipulation et

l’avidité des gestionnaires exécutifs parce que l’entreprise est contrôlée par des

gens de la base pour les gens de la base. C’est un type d’entreprise où les profits

ne sont pas distribués aux actionnaires, mais retournés à ceux qui font affaire

avec la coopérative, gardant ainsi la richesse créée par les entreprises locales

dans leurs communautés au bénéfice des environnements et des familles381.

1.4 MISE EN PERSPECTIVE DE LA QUESTION DE RECHERCHE

À ce stade-ci de notre réflexion, résumons notre problématique avant de formuler la

question de recherche qui servira de trame de fond à toute la réflexion qui suivra. Nous

avons soulevé le problème causé par la forte pression du néolibéralisme actuel, duquel

dérive une représentation particulière du monde et de l’homme, qui monopolise toutes les

actions humaines et s’impose comme l’ultime paradigme. On évoque de plus en plus

l’influence de la pensée économiste dominante sur nos institutions et sur nos façons de

faire. Le paradigme économiste actuel exerce, sans contredit, un pouvoir d’attraction et

arrive à convaincre encore de l’impossibilité de faire autrement et de remettre

collectivement en question les façons de faire, les projets, les finalités, et les fondements

mêmes du système économique actuel.

Régulièrement, nous constatons que le système globalisant actuel déstabilise le

collectif par l'imposition de sa logique et ses valeurs à caractère économiste. À notre

époque où se manifestent de vives turbulences sociales, politiques, économiques et

culturelles, nous reconnaissons, en amont, les impacts causés par une philosophie dont

l’individualisme et le narcissisme affectif sont la pierre angulaire. En aval, nous assistons à

un développement profondément marqué par un consumérisme débridé et favorisé par la

surconsommation et le gaspillage des ressources humaines et naturelles. Notre temporalité

381 Idem.

Page 144: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

132

est modulée en fonction d’une vision trimestrielle du monde. La formidable spéculation

anonyme et virtuelle alimente le désir des possessions immédiates et illimitées. En bref, un

dérèglement important caractérise nos sociétés actuelles, où les dimensions humaines

sociales, politiques, économiques et culturelles semblent fragilisées, compartimentées et

séparées les unes des autres.

Sous l’effet de la logique du libre marché, des impératifs de la grande entreprise et de

la globalisation382, la société contemporaine s’appauvrit par cette vision cloisonnée et

réductrice où les points de vue atomisés et instrumentalisés en côtoient d’autres tout aussi

centrés sur eux-mêmes, d’où la vague de déresponsabilisation sur le plan social et politique.

Cette situation normative réduit considérablement la capacité d’agir des individus en

société. Sous cet angle, on voit surgir les limites et les insuffisances du paradigme

capitaliste dominant où les fondements épistémologiques et anthropologiques de la pensée

néolibérale conduisent à une forme de cul-de-sac sociétal, voire civilisationnel.

Cette vision du monde réduit la globalité de l’humanité à sa seule sphère économique

en lui subordonnant tout le reste. Un tel système, qui absolutise l’économie pour en établir

une logique dogmatique, vide de son sens l’économie elle-même et dénature le reste des

activités humaines concrètes comme l’aspect social, politique et culturel. S’ouvrent ainsi la

financiarisation, la privatisation, la monopolisation et la « souverainisation » économiste du

monde et de la nature, oubliant paradoxalement et l’humanité et l’environnement dans

lequel on évolue constamment. Notre revue de littérature a permis de soulever des

questionnements importants à ce sujet en considérant finalement que le néolibéralisme est

un système puissant, mais contingent, donc passible de changement.

L’analyse de la situation problématique a amené à réfléchir sur l’importance des

changements de paradigme qui s’annoncent ou qui devraient du moins se manifester. La

382 Nous faisons nôtre la distinction faite par Freitag entre mondialisation et globalisation. Freitag écrit que la

mondialisation se rapporte : « […] étymologiquement à la réalité concrète, diversifiée et synthétique du

“mondeˮ, et [la globalisation] désignant les résultats d’un procès plus abstrait et plus formel de

généralisation d’une logique sociale proprement unidimensionnelle, qui coïncide justement avec la logique

du profit qui caractérise le capitalisme. Dès lors, ce qui est d’ordre “mondialˮ n’est pas nécessairement de

forme “globaleˮ ». (M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 257).

Page 145: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

133

présente crise, tant économique, financière, écologique que sociale, devenue globale de par

son ampleur multidimensionnelle et ses conséquences autant locales que planétaires, place

l’humanité devant une impasse qu’il est pressant de comprendre et de résoudre. De la

société civile actuelle, on remarque de plus en plus un argumentaire qui dénonce l’emprise

de la culture économiste sur nos vies et l’influence profonde de ce modèle sur l’humanité

elle-même.

Une grande majorité des auteurs répertoriés considèrent qu’on arrive à la fin d’un

cycle de croissance qui ne peut être maintenu indéfiniment. Fondé en amont par une

représentation de l’homme définie comme l’homo œconomicus, le développement actuel est

devenu, en aval, globalement insoutenable. Cela oblige à une révision de nos cadres

théoriques et de nos grilles de lecture de la réalité en vue de proposer une alternative à la

marche du monde. La plupart des ouvrages invitent à une réflexion fondamentale sur les

postulats de base qui fondent nos actions. Tout changement de paradigme oblige à une

réforme de la pensée. Tout changement presse à une révision épistémologique qui facilite

l’émergence et le passage d’une autre représentation anthropologique vers une autre.

Nous avons également évoqué l’importance de considérer, dans la logique des

changements et des transformations à venir, un paramètre particulièrement pertinent et utile

à l’arrivée d’un prochain paradigme qui devra répondre aux attentes d’aujourd’hui. Le

prochain paradigme devra offrir la possibilité d’être intégrateur des diverses dimensions

humaines. Il devra soutenir une vision du monde qui relie ce que le paradigme actuel

divise. Il devra permettre l’interdépendance, entre autres, du politique, du social et de

l’économique; en bref, il devra provoquer les rapports concrets et nécessaires à la

construction des personnes et des communautés dans le respect de la diversité culturelle, en

marche vers l’unité d’un projet commun.

L’analyse de cette problématique conduit à formuler notre question de recherche :

quel paradigme peut contenir en lui-même des propriétés suffisamment convaincantes et

pertinentes ayant la possibilité d’apporter des solutions aux crises et aux problèmes actuels?

Cette question nous oblige à réfléchir à l’alternative que constitue le coopératisme. Nous

avons soulevé le fait que, malgré l’essor de cette organisation, la coopérative souffre de la

Page 146: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

134

méconnaissance de son modèle, de sa spécificité et de son identité propres. Plusieurs

auteurs suggèrent une nouvelle réflexion d’ordre philosophique sur le coopératisme afin de

dégager les possibles postulats anthropologiques et éthiques qui pourraient permettre à la

coopérative de répondre aux deux problèmes soulevés : celui d’unifier les pratiques de

gestion et de gouvernance avec l’idéal coopératif et celui de comprendre qu’une

philosophie coopérative mieux définie pourrait servir d’inspiration à l’émergence d’un

nouveau paradigme intégrateur des diverses dimensions humaines. En bref, soutenir que le

paradigme coopératif, s’il en est un, est une matrice originale et que de cette originalité

émane un projet de société alternatif et nécessaire pour notre temps. C’est dans cet esprit

que Koffi Annan, ex-Secrétaire général des Nations Unies, affirmait en septembre 2001 que

« [l]a seule voie qui offre quelque espoir d’un avenir meilleur pour toute l’humanité est

celle de la coopération et celle du partenariat »383.

Si le coopératisme se soucie principalement d’assurer le bien-être des personnes et

leur développement intégral en créant des conditions sociales qui leur soient favorables, et

si la coopérative vise aussi à défendre contre tout ce qui peut appauvrir, opprimer et aliéner

la personne et la communauté, il nous semble raisonnable d’affirmer que l’organisation

coopérative est aux antipodes de tout fanatisme, de tout dogmatisme, de toute intolérance,

du non-respect des opinions et des connaissances d’autrui. Ainsi, elle travaille à remplacer

un individualisme radical par une civilisation personnaliste et communautaire fondée sur

les droits de l’homme et donnant satisfaction à ses aspirations de sens et besoins sociaux. Il

semble donc aujourd’hui opportun de montrer et de préciser la valeur philosophique des

fondements du coopératisme. Le but de cette thèse consiste donc à mieux saisir et clarifier

la philosophie coopérative afin d’apporter un argumentaire coopératif plus précis et montrer

la possibilité que la coopération est un paradigme singulier à déployer aujourd’hui, capable

de confronter le paradigme néolibéral du monde actuel.

383 K. ANNAN. Seule l'ONU peut donner une légitimité à la lutte contre le terrorisme, qui ne doit pas

polariser le nord contre le sud et anéantir l'espoir de faire reculer la pauvreté, [En ligne], Communiqué

de presse SG/SM/7965, 24 septembre 2001, http://www.un.org/News/fr-press/docs/2001/SGSM7965.

doc.htm (Page consultée le 3 avril 2008).

Page 147: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

135

Pour répondre à notre question de recherche et à l’objectif que nous nous donnons,

nous proposons trois avenues. Dans un premier temps, nous allons clarifier la notion même

de paradigme afin de constituer une grille de lecture pour analyser le coopératisme en

tentant de nous rapprocher de sa philosophie anthropologie, de son éthique et des grandes

finalités existentielles qui en découlent.

Dans un deuxième temps, nous analyserons le paradigme coopératif en tant que

matrice philosophique intégratrice des dimensions humaines (économique, sociale,

politique, éthique, éducative et culturelle) qui répond aux exigences de la complexité

humaine et du monde dans lequel on évolue personnellement et collectivement. Nous

voulons comprendre si le paradigme coopératif peut fournir des pistes pour un vivre

ensemble authentique au 21e siècle. Pour ce faire, il faudra réintroduire la dimension

politique au cœur de notre réflexion théorique, car le coopératisme renvoie à l’importance

de l’exercice démocratique et parce que politique et économique font continuellement appel

aux capacités créatrices, communicationnelles et éthiques des personnes et des

communautés pour répondre aux besoins de notre temps. Nous pourrons alors comprendre

pourquoi la coopérative constitue aussi une école, un lieu d’apprentissage et d’éducation

particulier.

Nous proposerons, dans un dernier temps, une discussion philosophique confrontant

le paradigme dominant économiste actuel et le coopératisme afin de comprendre en quoi ce

dernier constitue un paradigme novateur capable de transformation sociale importante en ce

début de 21e siècle.

Au terme de cette analyse philosophique du paradigme coopératif, nous souhaitons

mettre en valeur que le coopératisme renferme une vision du monde qu’il faut aujourd’hui

redécouvrir et dont les impacts peuvent se manifester dans de nombreuses sphères

d’activités humaines. Nous souhaitons également ouvrir une ou deux pistes

supplémentaires de réflexion en vue d’une philosophie de la coopération, qui reste à être

précisée et actualisée.

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137

CHAPITRE 2

LES RÉFÉRENTS CONCEPTUELS

Comme nous l’avons soulevé au chapitre précédent, le contexte social actuel illustre

bien la complexité du monde dans lequel nous vivons. De la société civile s’élève de plus

en plus un questionnement profond et un argumentaire articulé qui dénoncent l’emprise de

la culture économiste sur nos vies et l’influence profonde de ce modèle sur nos façons de

faire et même nos façons de concevoir le monde et l’être humain. Des alternatives variées

se présentent sur la place publique, exigeant des normes qui relient les divers champs

disloqués des activités humaines. D’un monde de divorce entre l’économie et la justice

sociale, entre le développement et la croissance, entre la politique et l’éthique, apparaît la

volonté d’un changement profond : un besoin d’inclusion, de démocratie réelle, de dialogue

véritable avec une variété d’idées et de points de vue, d’ouverture et d’autonomie,

d’interdépendance et d’interrelation, d’une prise de conscience populaire plus efficace pour

une meilleure prise en charge tant personnelle que collective. Certains, comme nous l’avons

évoqué, proposent un changement de paradigme.

Consacrons une partie de notre travail à préciser quelques concepts qui nous serviront

à construire une grille de lecture pour mieux comprendre la société et les changements

possibles qui s’annoncent. La notion de paradigme est ici une clé importante qui aidera

également à analyser le coopératisme sous un angle plus philosophique, en évaluant et en

interrogeant les principes à la base de la compréhension de cette réalité et des actions qui en

découlent.

L’être humain cherche continuellement à se donner la meilleure compréhension et

interprétation de la réalité possible. Il s’explique lui-même par différentes matrices

mythiques, religieuses, scientifiques, philosophiques ou théologiques afin de donner un

certain sens à la vie humaine dans son ensemble. Ces représentations ou paradigmes se

construisent sur des postulats anthropologiques de base qui se présentent comme des

convictions touchant des dimensions sociales, économiques, politiques, culturelles,

éthiques, spirituelles. Nous jugeons qu’à la base de tout modèle de représentation se trouve

une conception particulière de l’être humain, de laquelle découle un certain nombre de

Page 150: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

138

valeurs fondamentales. En aval de toute conception anthropologique et éthique relativement

précise émergent des actions et des pratiques généralement conformes aux conceptions

affirmées, en amont.

Au cours de son histoire, l’homme a su développer des savoirs, des savoir-faire et des

savoir-être qui lui ont permis de s’assurer d’une connaissance plus objective de la réalité

qu’il peut évaluer par des méthodes qu’il se donne. C’est ainsi que s’est développée, entre

autres, la méthode scientifique de connaissance qui reconnaît l’importance des mécanismes

rationnels et expérimentaux dans l’interprétation de la réalité.

Pour ce faire, il faut au départ considérer qu’il y a, dans le monde, quelque chose dont

on parle et que, bien qu’il y ait de nombreuses interprétations de la réalité, le processus de

la connaissance n’est pas soumis à l’arbitraire pur et au relativisme complet. Malgré le fait

que les résultats de la connaissance de la réalité soient tributaires des moyens humains de

connaître, la connaissance demeure valable puisque les modèles de représentation qui se

construisent par l’être humain visent à rendre compte de la réalité telle qu’elle est, et ce, le

plus exactement possible.

À quoi sert un modèle de représentation, un paradigme? Essentiellement à représenter

une réalité complexe afin d’expliquer les faits en vue de comprendre, de rendre intelligible

la réalité, de justifier efficacement l’agir et de donner un sens particulier aux finalités

visées. Les postulats de base à caractère anthropologique et éthique proposent ni plus ni

moins les convictions préalables que nous avons de la réalité. L’être humain est enraciné

dans une époque et inscrit dans une expérience particulière lui permettant d’appréhender le

réel et d’agir sur lui et avec lui. Il apprend à dégager de cette expérience sensible les

principes universels lui permettant de fonder rationnellement sa connaissance et son action.

Le champ paradigmatique transforme en orientations de l’activité sociale un

ensemble de généralisations, de croyances, de conceptions, de valeurs et de

techniques comprenant une conception de la connaissance, une conception des

relations entre la personne, la société et la nature, un ensemble de valeurs et

Page 151: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

139

d’intérêts, une façon de faire et une signification globale de l’activité

humaine384.

Toute culture repose ainsi sur des fondements sociaux, des normes, des manières de

penser et de raisonner qui définissent les orientations communes et pratiques d’un ensemble

d’individus inscrit dans un cadre sociétal. De telles réalités fondamentales sont

culturellement apprises et acquises, conditionnant notamment chez les individus une

certaine manière de voir le monde. C’est ce qui fait que la plupart des gens ne sont pas

nécessairement conscients du ou des paradigmes dans lesquels ils vivent et qui les

influencent385. Ceux-ci n’apparaissent souvent que dans la confrontation avec d’autres

paradigmes, d’autres visions du monde, d’autres valeurs, d’autres cultures. D’entrée de jeu,

nous pouvons supposer que les paradigmes interviennent de manière structurée dans les

jugements de valeur et dans la construction des vérités humaines. Définissons ce concept

clé.

2.1 NOTION DE PARADIGME

Étymologiquement, le mot paradigme vient du grec παράδειγμα qui signifie modèle,

exemple. Plus spécifiquement, un paradigme désigne globalement l'ensemble des éléments

qui forment un champ d'interprétation d'une réalité à un moment historique donné et

constitue un modèle cohérent d’une représentation du monde largement et implicitement

acceptée par un groupe d’individus dans un domaine particulier, comme les sciences ou la

sociologie. Au sens sociologique, le concept de paradigme rassemble l’ensemble des

procédures, des valeurs, des croyances et des réussites exemplaires qui donnent cohésion à

une communauté de recherche. Edgar Morin affirme qu’un paradigme est constitué de

« [p]rincipes occultes qui gouvernent notre vision des choses et du monde sans que nous en

ayons conscience »386. Globalement, un paradigme est un modèle homogène, harmonieux

et cohérent de représentation du monde et une manière d’interpréter la réalité largement

acceptée dans un domaine particulier. C’est une manière collective de voir les choses sur

384 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 31. (Ce sont les

auteurs qui soulignent). 385 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 16. 386 Idem.

Page 152: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

140

une base philosophique définie, sur un modèle théorique ou un courant de pensée. Selon

Angèle Kremer-Marietti,

[l]e concept de « paradigme » se présente comme le concept d’un modèle de

référence ou d’un exemple auquel se référer. En tant que modèle et exemple

dans le domaine scientifique, le paradigme est un ensemble de règles ou de

normes admises et utilisées par une communauté scientifique afin d’étudier les

faits délimités et problématisés par ce paradigme387.

Pour sa part, Morin précise l’angle épistémologique en affirmant que,

[d]ans notre conception, un paradigme est constitué par un certain type de

relation logique extrêmement forte entre des notions maîtresses, des notions

clés, des principes clés. Cette relation et ces principes vont commander tous les

propos qui obéissent inconsciemment à notre empire388.

Pour mieux analyser le concept de paradigme389, nous nous référerons à la pensée de

Thomas Kuhn390. Dans son célèbre livre La structure des révolutions scientifiques, il

présente un cadre théorique ainsi que les enjeux scientifiques et sociaux qui s’y rattachent.

Mais avant d’aller plus loin dans la définition de ce concept et l’analyse fournie par

les travaux de Kuhn, il importe de relever deux ambiguïtés. La première concerne la notion

de paradigme introduite par Kuhn. Le deuxième point que nous voulons soulever consiste à

préciser le positionnement des enjeux sociaux et politiques à partir de la méthode

scientifique proposée par Kuhn. Qu’en est-il de la première ambiguïté conceptuelle?

Dans un article écrit en 2004, Jean-Louis Fischer fait remarquer qu’une étude de

Magaret Matsterman relève vingt-deux emplois différents du mot « paradigme » dans La

387 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation »,

Dogma, [En ligne], 27 avril 2009, p. 1-12, http://www.dogma.lu/pdf/AKM-ParadigmeScientifique.pdf

(Page consultée le 10 novembre 2009). 388 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 79. 389 Nous désirons apporter une précision quant au concept de paradigme et de celui de dominance déjà

évoqué. Il est clair pour nous qu’une domination totale d’un paradigme, tant scientifique que social, est

totalement inconcevable. L’utilisation du mot dominance nous amène à préciser la limite du concept et de

sa réalité puisqu’il existe toujours en parallèle, sous une forme ou une autre, un contre-paradigme. 390 Thomas Samuel Kuhn (1922-1996) est originaire de Cincinnati, Ohio. Il est considéré comme un éminent

philosophe et historien des sciences aux États-Unis. Son livre intitulé La structure des révolutions

scientifiques en déconcerte plus d’un. Il sera invité d’ailleurs à une réédition quelques années plus tard.

Après des études à Harvard, il est successivement professeur à l’Université Princeton, l’Université de

Californie à Berkeley et finalement au MIT (Massachusetts Institute of Technology), où il terminera sa

carrière de chercheur.

Page 153: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

141

structure des révolutions scientifiques391. C’est cette ambivalence et les nombreuses

critiques qui lui seront formulées qui amèneront Kuhn à écrire huit ans plus tard une

deuxième édition incluant une importante postface à la parution de 1962. Ainsi, Kuhn

apporte des clarifications importantes au concept de paradigme, le définissant davantage

comme une « matrice disciplinaire ». Jean-François Malherbe constate que

Kuhn a suggéré le terme de matrice disciplinaire parce que le mot disciplinaire

indique que certains traits caractéristiques appartiennent en commun aux

spécialistes d’une discipline particulière, et parce que le mot matrice indique un

ensemble composé d’éléments ordonnés. On pourrait ajouter que le mot

« matrice » suggère également que les spécialistes d'une discipline particulière

sont passés par le même moule392.

L’explication fournie dans la postface de l’édition de 1970 permet à Kuhn d’expliquer en

quoi consiste un paradigme comme matrice disciplinaire.

Je suggère le terme de matrice disciplinaire : disciplinaire, parce que cela

implique une possession commune de la part des spécialistes d’une discipline

particulière; matrice, parce que cet ensemble se compose d’éléments ordonnés

de diverses sortes, dont chacun demande une étude détaillée. La totalité ou la

plupart des éléments faisant l’objet de l’adhésion à un groupe et que mon texte

original désigne sous le nom de paradigmes, parties de paradigmes ou

paradigmatiques, sont les éléments constituants de cette matrice disciplinaire;

en tant que tels, ils forment un tout et fonctionnent ensemble393.

Une matrice disciplinaire comprend quatre éléments394. Tout d’abord, Kuhn

mentionne l’importance des généralisations symboliques. Tout paradigme, quel qu’il soit,

développe à sa façon un langage précis à partir de symboles qui lui sont propres. Règle

générale, ce sont des éléments qui représentent concrètement une notion abstraite qui fait

consensus dans une communauté de chercheurs sans discussion ni remise en question395.

Les généralisations symboliques désignent chez Kuhn « […] ces expressions employées

391 J.-L. FISCHER. « Les révolutions scientifiques : continuité ou discontinuité? », Histoire des sciences

médicales, [En ligne], tome XXXVIII, no 4, 2004, p. 406, http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/

hsm/HSMx2004x038x004/HSMx2004x038x004x0403.pdf (Page consultée le 22 octobre 2008). 392 J.-F. MALHERBE. « Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques », Revue philosophique

du Louvain, [En ligne], vol. 72, no 15, 1974, p. 635, http://www.persee.fr/web/revues/home/

prescript/article/phlou_0035-3841_1974_num_72_15_5809_t1_0634_0000_2 (Page consultée le

22 octobre 2008). 393 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, Traduction de L. Meyer, Paris, Flammarion, 2008,

p. 248. 394 Ibid., p. 247-255. 395 Ibid., p. 225.

Page 154: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

142

sans questions ou dissensions par les membres du groupe, et qui peuvent facilement revêtir

une forme logique comme (x) (y) (z) […]. Ce sont des éléments formels, ou facilement

formalisables, de la matrice disciplinaire »396.

Les modèles, comme deuxième élément, sont des croyances métaphysiques

partagées par les membres d’une communauté, c’est-à-dire des postulats de base qui vont

bien au-delà des théories. Ce sont des convictions d’ordre philosophique qui concernent

une vision du monde en lien avec des fondements anthropologiques relativement précis.

C’est l’adhésion collective à certaines croyances de base, à certaines intuitions. « Ce sont

des modèles ontologiques qui fournissent au groupe des métaphores ou des analogies qui

régissent ces intuitions »397. Les modèles de représentation « […] contribuent ainsi à

déterminer ce qui sera accepté comme une explication et comme une solution d’énigme

[…] »398. C’est le cadre à l’intérieur duquel se développent les idées, les théories et les

explications propres à la matrice elle-même.

En troisième lieu, nous retrouvons les valeurs, qui sont un autre élément important de

la matrice disciplinaire puisqu’elles sont généralement plus partagées par les membres de la

communauté que les généralisations symboliques et les modèles. Les valeurs concourent à

donner aux intervenants « […] le sentiment d’appartenir à un groupe »399. Elles fournissent

un sens particulier de communauté à l’ensemble des praticiens et un cadre qui discipline

l’action. Elles structurent l’engagement du professionnel et de l’apprenti. La question de

l’éthique devient donc ici déterminante. Faisant partie intégralement de la matrice

disciplinaire, elle est présente dans le contenu de connaissance du paradigme, c’est-à-dire

dans la vision de l’homme qu’il propose. On ne peut parler de l’être humain sans avoir,

implicitement ou explicitement, une conception de son rapport moral à la société, à son

histoire et à son milieu. L’éthique prend corps avec la conception de l’homme, qui est

défendue par le paradigme et qui sert de modèle de base à toute la recherche, à son

apprentissage et à son action. Par les valeurs, il y a adhésion profonde de toutes les parties

396 Ibid., p. 248-249. 397 J.-F. MALHERBE. « Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques », p. 635. 398 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 251. 399 Idem.

Page 155: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

143

prenantes au sein même d’un groupe. Kuhn dira que les valeurs partagées « […] peuvent

être un élément déterminant important du comportement du groupe, même si les membres

de ce groupe ne les appliquent pas de la même manière »400. Pour répondre à un problème

précis qui apparaît en temps de crise401, c’est au système de valeurs établi par une

communauté qu’on fait appel afin de résoudre les énigmes qui se présentent à elle402.

Finalement, le dernier élément est présenté sous la forme d’exemples de réussites

particulières et concrètes au sein d’un paradigme qui deviennent des références aux autres

possibilités d’application. Les résultats exemplaires, conformément à la logique de la

matrice, apportent une solution remarquable à une certaine classe de problèmes. Tout

paradigme doit faire émerger de sa structure des prototypes exemplaires qui servent de

références et de phares à toute l’organisation qui se développe. Ce sont ni plus ni moins des

exemples de succès qui démontrent la capacité du paradigme de répondre aux enjeux qui

sont les siens. C’est le volet le plus approprié et le plus pertinent pour la formation des

néophytes qui utiliseront les exemples comme base d’apprentissage. Cet aspect est

fondamental pour Kuhn puisqu’il permet la professionnalisation. Les illustrations

exemplaires du paradigme se présentent comme « […] les solutions concrètes de problèmes

que les étudiants rencontrent, dès le début de leur formation […] »403. Malherbe poursuit

dans le même sens en affirmant : « Il s’agit de l’ensemble des types de solutions classiques

que les manuels scientifiques présentent pour aider les étudiants à acquérir la maîtrise de la

discipline qu’ils étudient »404.

L’analyse de ces quatre éléments constitutifs exposée par Kuhn nous amène à

préciser le terme de paradigme comme une matrice disciplinaire qui

400 Ibid., p. 253. 401 Le mot « crise » est employé ici selon sa racine grecque krisis et définit comme un moment difficile où

s’exprime la rupture d’un équilibre personnel ou social entre des positions énoncées et respectées. Tout

moment de rupture ouvre également à d’autres possibilités que seul un état de crise peut révéler. Une crise

est donc aussi un espace où des tensions fortes s’expriment tant d’un point de vue épistémologique

qu’éthique, qui exigent l’exercice du jugement pratique en vue de prendre de nouvelles décisions et de

faire des choix autres. « Il implique, on le voit, une prise de conscience qui peut être salutaire et conduire

au meilleur plutôt qu’au pire, pourvu qu’on agisse en conséquence ». (T. DE KONINCK. La crise de

l’éducation, Coll. « Les grandes conférences », Montréal, Fides, 2007, p. 9). 402 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 283. 403 Ibid., p. 254. 404 J.-F. MALHERBE. « Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques », p. 635.

Page 156: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

144

[…] exprime la reconnaissance et l’acceptation de la part des spécialistes d’une

discipline particulière d’un ensemble d’éléments ordonnés de diverses

manières. Les éléments constituants de la matrice disciplinaire sont la totalité

ou la plupart des éléments faisant l’objet du choix du groupe et que Kuhn

désigne dans son texte original sous le nom de paradigme; en tant que tels ces

éléments forment un tout405.

À la suite de Bertrand et Valois, le sens que nous emprunterons au terme de paradigme doit

donc s’inscrire dans la logique de la définition kuhnienne de matrice disciplinaire comprise

comme une forme essentielle en tant que modèle de la réalité qui illustre une conception

humaine, des valeurs spécifiques et des finalités, déterminant ainsi un système social ou

communautaire particulier. À partir d'un point de vue épistémologique, le paradigme est un

concept qui intègre, à une époque donnée, une manière convenable de préciser et de

résoudre les problèmes humains qui se posent. Il établit une forme d'intelligibilité et donne

un sens à l'action. C'est le principe premier d'association, d'élimination et de sélection des

idées, à l'intérieur d'un cadre rationnel.

Nous pouvons affirmer que le paradigme est la recherche, l'affirmation et la

compréhension des principes de base qui servent à délimiter la construction d'un savoir et

d'une manière de penser pour justifier certaines finalités de l'existence et l'action d'un sujet

et d'une communauté. Le paradigme est ni plus ni moins « un modèle qui sert à penser »406.

Rajoutons qu’il est un modèle qui sert aussi à agir dans un cadre social spécifique. Il est la

norme qui justifie l'action. Il est, en amont, « […] le lieu où sont définies les orientations de

la société »407, orientations qui seront définies politiquement par des normes et des lois et

appliquées dans diverses organisations sociales privées et publiques, comme les entreprises

économiques ou éducatives par exemple408. Le paradigme est un guide formel et cohérent

d’un prêt-à-penser et d’un prêt-à-agir qui représente un ensemble organisé d’idées jugées

fondamentales par un groupe spécifique.

Cette première mise en garde au sujet de l’ambiguïté conceptuelle, qui se trouve dans

l’œuvre de Kuhn et qu’il a tenté de corriger, amène à s’arrêter très sommairement sur une

405 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 34-35. 406 A. COMTE-SPONVILLE. Dictionnaire philosophique, Paris, PUF, 2001, p. 422. 407 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 32. 408 Ibid., p. 32, p. 39 et p. 252.

Page 157: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

145

deuxième. À la lecture de l’ouvrage cité de Kuhn, toute sa réflexion semble s’inscrire dans

l’analyse des sciences de la nature. Ainsi, une question se pose : l’étude de Kuhn,

développée en référence aux sciences naturelles, est-elle applicable aussi aux sciences

humaines? Notre réponse est affirmative pour les raisons suivantes. Kuhn décrit

effectivement tout le processus de l’avènement et des changements paradigmatiques dans le

champ des sciences de la nature. Pourtant, dans la première version de son ouvrage en

1962, Kuhn suggère un lien analogique avec les sciences sociales et politiques :

Un aspect de ce parallélisme est déjà clair. Les révolutions politiques

commencent par le sentiment croissant, parfois restreint à une fraction de la

communauté politique, que les institutions existantes ont cessé de répondre

d'une manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu'elles ont

contribué à créer. De semblable manière, les révolutions scientifiques

commencent avec le sentiment croissant, souvent restreint à une petite fraction

du groupe scientifique, qu'un paradigme a cessé de fonctionner de manière

satisfaisante pour l'exploration d'un aspect de la nature sur lequel ce même

paradigme a antérieurement dirigé les recherches. Dans le développement

politique comme dans celui des sciences, le sentiment d'un fonctionnement

défectueux, susceptible d'aboutir à une crise, est la condition indispensable des

révolutions409.

Kuhn se propose ni plus ni moins de montrer que, dans l’évolution des sciences,

l’étude historique du changement de paradigme révèle des caractéristiques très semblables

à celle des sociétés. Il poursuit sa clarification en indiquant que

[l]es révolutions politiques visent à changer les institutions par des procédés

que ces institutions elles-mêmes interdisent. Leur succès exige donc l’abandon

partiel d’un ensemble d’institutions politiques en faveur d’un autre, et, dans

l’intervalle, la société n’est vraiment gouvernée par aucun système

d’institutions. À l’origine, c’est la crise seule qui affaiblit le rôle des institutions

politiques, comme elle affaiblit le rôle des paradigmes. Un nombre croissant

d’individus deviennent chaque jour plus étrangers à la vie politique et, quand ils

y participent, leur comportement devient chaque jour plus imprévu. Puis, à

mesure que la crise s’aggrave, bon nombre de ces individus s’engagent dans un

projet concret de reconstruction de la société, au sein d’un nouveau cadre

institutionnel. À ce stade, la société se trouve divisée en camps ou parties

concurrents, l’un s’efforçant de défendre l’ancien ensemble institutionnel, les

autres, d’en instituer un nouveau410.

409 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 133-134. 410 Ibid., p. 134-135.

Page 158: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

146

En 1972, dans la postface de son ouvrage écrite pour répondre à ses critiques, Kuhn précise

davantage sa pensée en ajoutant que

[d]ans la mesure où ce livre décrit le développement scientifique comme une

succession de périodes traditionalistes, ponctuées par des ruptures non

cumulatives, ses thèses sont sans aucun doute applicables à de nombreux

domaines. Et elles doivent l’être, car elles sont empruntées à d’autres domaines.

Les historiens de la littérature, de la musique, de l’art, du développement

politique et de beaucoup d’autres activités humaines ont depuis longtemps

décrit leur domaine d’étude de la même manière. La division en périodes

séparées par des ruptures révolutionnaires dans le style, le goût, et les structures

institutionnelles comptent depuis longtemps parmi leurs outils principaux. Si

j’ai une attitude originale vis-à-vis de concepts de ce genre, c’est surtout en les

appliquant aux sciences, domaine dont on a longtemps pensé qu’il se

développait différemment411.

Les propos de Kuhn illustrent toute l’importance qu’il accorde aux paradigmes

sociaux, à ces matrices spécifiques qui gouvernent et disciplinent les enjeux de la société.

C’est, chez lui, une idée fondationnelle à partir de laquelle il découvre et décrit les mêmes

processus d’applicabilité dans le monde de la science naturelle. Cette dernière mise au point

permet d’affirmer avec l’auteur que l’étude historique des changements de paradigmes

sociaux et politiques s’appuie sur des caractéristiques similaires à l’explication fournie par

les sciences et le savoir scientifiques412. Se référer à la science, dans nos prochains propos,

implique donc également la considération des sciences humaines, telle qu’apportée par

Kuhn.

À la lumière de ce que nous venons de soumettre et sur la base des propositions de

Thomas Kuhn, Bertrand et Valois nous invitent à retenir qu’un paradigme est « […] un

ensemble de généralisations symboliques, de conceptions, de croyances, de valeurs et de

techniques, conçues comme exemplaires […] »413 comprenant trois constances minimales.

Nous proposons que tout paradigme comporte une conception particulière de l’être humain,

incluant une dimension épistémologique et sociologique, un ensemble spécifique de valeurs

qui s’intègre à la vision de l’homme proposée et, finalement, des finalités existentielles

411 Ibid., p. 282. 412 Ibid., p. 135. 413 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 38.

Page 159: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

147

partagées et des buts communs révélés. Les trois éléments constituent une représentation

cohérente et signifiante du monde et de l’homme à un moment donné de l’histoire et qui

permet d’orienter de façon normative les démarches sociales conformes aux postulats de

base du paradigme. Comme l’écrivent Bertrand et Valois : « Le paradigme socioculturel dit

ce qu’il faut voir et comment le voir et ce qu’il faut faire et comment le faire »414.

Cette courte analyse nous amène maintenant à mieux comprendre le processus

historique des révolutions scientifiques et sociales marquées par un changement de

paradigme. Qu’en est-il exactement pour Kuhn? Comment comprendre la stabilité et la

normalité d’un paradigme et les possibles changements qu’il provoque? Il est clair pour

Kuhn que l’efficacité d’un paradigme indique l’espace où des scientifiques travaillent sous

l’égide d’un modèle spécifique contenant une certaine conception du monde et de l’homme,

avec des méthodes de travail et des enjeux tout aussi distinctifs. C’est ce que Kuhn appelle

la présence d’une science dite « normale ». La science normale, dont l’existence dépend

entièrement d’un paradigme415, se caractérise par la mise en œuvre d’une matrice stable

servant de cadre de référence à la recherche et à la formation professionnelle des apprentis.

Comme le soulève Malherbe,

[c]ette activité est fondée sur la présomption que le groupe qui la pratique sait

comment est constitué le monde, adhère aux mêmes valeurs méthodologiques,

s’exprime dans un même langage et s’accorde à accepter les mêmes principes

fondamentaux416.

Ainsi, « [c]es composantes définissent et délimitent pour un groupe social donné l’étendue

possible de son champ d’action et de sa pratique sociale ou culturelle et assurent et par le

fait même sa cohérence et sa relative unanimité »417.

L’explication du changement de paradigme passe par une révolution scientifique.

Toute révolution met en branle un processus de changement qui permet le passage d’une

matrice à une autre, c’est-à-dire la mise en place d’un nouveau paradigme où les façons de

penser et de faire se transforment plus ou moins substantiellement. Cette caractéristique

414 Ibid., p. 39. (Ce sont les auteurs qui soulignent). 415 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 144. 416 J.-F. MALHERBE. « Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques », p. 636. 417 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 38.

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148

paradigmatique évoque la notion de résistance et de rupture dans la façon de penser et de

faire à l’intérieur d’une discipline scientifique ou à l’intérieur d’un processus social. Car

toute science normale « […] conduit d’une part à une restriction énorme du champ de

vision de l’homme de science et à une résistance considérable aux changements de

paradigmes »418. Ainsi, pour Kuhn, l’évolution des savoirs ne se fait pas dans la continuité

ou par son accumulation, mais dans la discontinuité et les révolutions de la pensée. Toute

l’œuvre de Kuhn s’appuie sur cette distinction fondamentale entre la science dite normale

ou traditionnelle et la révolution scientifique. Entre les deux phases de nature fort différente

émerge une période de transition importante. Kuhn estime que les grands changements

épistémologiques, scientifiques et sociologiques qui affectent les théories scientifiques et

sociales ne relèvent pas d'un processus strictement empirique et continu, mais d’une

reconstruction et d’un virement profond provoqué par les paradigmes eux-mêmes. Morin

précise que « [c]e qui affecte un paradigme, c’est-à-dire la clé de voûte de tout un système

de pensée, affecte à la fois l’ontologie, la méthodologie, l’épistémologie, la logique, et par

conséquent la pratique, la société, la politique »419. S’il existe une forme de continuité

théorique et pratique, elle n’est authentique que dans la logique de la science normale.

L’ensemble de la pensée scientifique montre aussi des moments de coupures, de brisures et

de ruptures épistémologiques, méthodologiques et ontologiques dans la science normale

dont les effets et les manifestations se révèlent dans la pratique collective et dans l’action

sociale par des changements substantiels d’orientations sociales.

Lorsqu'un paradigme, compris comme un modèle de pensée particulier, est mis à

l’épreuve par des échecs expérimentaux et théoriques répétés, de nouvelles idées dites

révolutionnaires surgissent ailleurs. Ainsi peut se former un nouveau cadre théorique et

épistémologique de la pensée accompagné de nouveaux outils méthodologiques. La science

« subit » essentiellement des transformations majeures, qui sont le résultat d’un long

cheminement complexe dont l’aboutissement peut culminer par une révolution scientifique,

par un changement de paradigme.

418 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 98. 419 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 74.

Page 161: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

149

Voyons de plus près la description et l’argumentaire de Kuhn en présentant deux

phases déterminantes dans le cheminement historique global des matrices disciplinaires :

celle de la science normale et la période de transition vers une révolution scientifique ou

science extraordinaire.

2.1.1 Science normale

Pour Kuhn, la science normale désigne « la recherche solidement fondée sur un ou

plusieurs accomplissements scientifiques passés, accomplissements que tel groupe

scientifique considère comme suffisants pour fournir le point de départ d’autres

travaux »420. Soutenue par une matrice disciplinaire initiale, une plate-forme de recherche

scientifique se développe par un savoir dont la caractéristique est d’être cumulatif. Ainsi, le

paradigme apparaît comme un support nécessaire, caché et obscur, qui maintient toute

l’activité scientifique limitée cependant par la matrice elle-même. Toute expérimentation et

toute théorie qui en découlent respectent la légitimité du cadre paradigmatique.

En temps normal, la science cherche à résoudre des énigmes ou « puzzles » liés aux

champs disciplinaires singuliers. Les recherches, elles-mêmes délimitées et encadrées,

amènent les scientifiques à cumuler des données, à développer des modèles correspondant

aux données, en lien avec les travaux des pairs. S’élabore alors une communauté de

recherche qui interprète ces mêmes données et construit des prévisions. Pour pouvoir

accomplir cette tâche, les chercheurs concernés s’entendent sur une vision du monde qui

fournit des postulats de base épistémologiques et des méthodes de travail421. Préciser le

paradigme et accroître les connaissances qui y sont liées constituent la finalité du travail

scientifique en contexte de normalité et de stabilité où un cadre théorique précis et une

accumulation ordonnée du savoir et des expériences s’élaborent. Le travail des scientifiques

consiste ensuite à les préciser, à les diffuser et à les faire apprendre.

420 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 29 421 Ibid., p. 30.

Page 162: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

150

L’existence d’un paradigme à partir duquel se forme ou se construit une théorie

unificatrice, c’est-à-dire un modèle accepté comme cadre de travail commun, suppose

l’absence d’opposition sur des points jugés comme fondamentaux.

Les hommes dont les recherches sont fondées sur le même paradigme adhèrent

aux mêmes règles et aux mêmes normes dans la pratique scientifique. Cet

engagement et l’accord apparent qu’il produit sont des préalables nécessaires à

la science normale, c’est-à-dire de la genèse et de la continuation d’une

tradition particulière de recherche422.

À l’intérieur de la logique de la science normale s’élabore ainsi la capacité d’établir un

consensus entre personne et de normaliser l’activité scientifique en guidant les scientifiques

dans leur recherche et expérimentation. Le scientifique « […] n’a plus besoin, dans ses

travaux majeurs, de tout édifier en partant des premiers principes et en justifiant l’usage de

chaque nouveau concept introduit »423. Lorsqu’un paradigme est ainsi mis en œuvre, Kuhn

le qualifie donc de science normale.

À la suite de l’apparition d’un paradigme formellement constitué et ainsi dominant

sur les autres possibles paradigmatiques plus marginalisés, le principal objectif d’un

scientifique et de sa communauté de recherche est d’améliorer et d’unifier les idées

présentées par une connaissance accrue des faits pour mieux expliquer les observations et

ainsi répondre avec succès aux énigmes du paradigme lui-même auxquelles les chercheurs

sont confrontés.

[…] le succès d’un paradigme est en grande partie au point de départ une

promesse de succès, révélée par des exemples choisis et encore incomplets. La

science normale consiste à réaliser cette promesse, en étendant la connaissance

des faits que le paradigme indique comme particulièrement révélateurs, en

augmentant la corrélation entre ces faits et les prédictions du paradigme, et en

ajustant davantage le paradigme lui-même424.

Ainsi, la science normale ne tente pas de comprendre de nouveaux phénomènes ou

d’inventer de nouvelles théories : « Au contraire, la recherche de la science normale est

422 Idem. 423 Ibid., p. 41. 424 Ibid., p. 46.

Page 163: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

151

dirigée vers l’articulation des phénomènes et théories que le paradigme fournit déjà »425.

La science normale se préoccupe de peaufiner le contenu d’un paradigme sans en changer

son modèle ontologique ni ses valeurs fondamentales. En ce sens, le développement

scientifique normal doit être compris comme un processus historique, cumulatif et linéaire

qui « […] ne vise à rien d’autre qu’à étendre la connaissance dont elle est porteuse, aussi

bien “en portée et en précisionˮ »426. En ce sens, la science normale sert de cadre et de

soutien à l’enseignement et à l’apprentissage des données exemplaires de la science saisies

avant tout comme « […] “des constructionsˮ plus ou moins précaires et fragiles, plus ou

moins stables et fondées, et qui n’ont de sens que dans la perspective de la recherche d’une

solution à un problème pratique ou théorique préalablement posé »427.

Le contenu de la science normale s’améliore quand on peut observer une

accumulation continue de connaissances que procure un paradigme devenu dominant à un

moment précis d’un parcours historique scientifique ou social. À l’intérieur même d’une

telle structure globale, fournie par une vision spécifique et paradigmatique du monde, les

concepts et les théories se précisent. De nombreuses expérimentations s’effectuent pour

pénétrer la réalité et accroître les connaissances des chercheurs et des acteurs d’un

paradigme. Voilà le cœur même de toute activité scientifique normale de laquelle se dégage

peu à peu une tradition elle-même basée sur un consensus et un engagement des individus

communément admis. Cet engagement est fort important dans la perspective kuhnienne.

Les unités de base auxquelles il convient de s’intéresser pour comprendre le

fonctionnement de la science moderne et son développement ou sa croissance,

ce sont précisément ces regroupements professionnels : ils constituent des

groupes formés des seuls pairs, c’est-à-dire des spécialistes qui se reconnaissent

mutuellement une expertise, qui sont les seuls à pouvoir juger des phénomènes

dont il parle et qui, en conséquence, excluent de leurs rangs ou, plus

425 Ibid., p. 47. 426 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation », p. 5. 427 R. NADEAU. « Thomas Kuhn ou l’apogée de la philosophie historique des sciences », Actes du colloque

du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle sur « Cent ans de philosophie américaine : 25 juin au

1er juillet 1995 », [En ligne], p. 16-17, http://www.er.uqam.ca/nobel/philuqam/dept/textes/Kuhn%20

apogee.pdf (Page consultée le 5 février 2009).

Page 164: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

152

simplement, marginalisent tous ceux qui ne leur semblent pas répondre aux

critères définissant la pratique scientifique légitime du moment428.

L’unification scientifique et idéologique à l’intérieur d'un cadre paradigmatique

suppose l'absence d'opposition sur des points fondamentaux et philosophiques429. C’est cet

accord implicite comme cadre de travail, où se partage une vision du monde commune, qui

permet l’accumulation de connaissances vers une science normale qui mature.

Ce qui caractérise la science normale suivant Kuhn, c'est que les scientifiques

travaillent sous l'empire d'un paradigme unique ou prédominant, c'est-à-dire

d'une certaine conception du monde, mais aussi d'une conception particulière

des enjeux et des méthodes d'une discipline scientifique considérée comme

valable par ceux qui en sont les praticiens professionnels ou considérés tels.

Tant que dure ce paradigme, c'est-à-dire tant et aussi longtemps que les

chercheurs d'un certain champ de recherche s'y ressourcent, y trouvent les

problèmes types et les solutions standard de leur domaine, une certaine tradition

de recherche s'articule, se développe et maintient son emprise sur les esprits430.

La science normale résout donc « ses » énigmes, c’est-à-dire des problèmes habituels du

paradigme avec les outils qu’elle développe tout en demeurant strictement à l’intérieur de

ses propres paramètres431. La recherche normale ne vise pas par conséquent un

renouvellement global de la matrice, mais son approfondissement nécessaire et son

réaménagement conceptuel et pratique. Ainsi, des habitudes de travail et des convictions se

raffinent dans une communauté qui exerce ses affaires sans se questionner sur le cadre

fondamental à partir duquel les activités elles-mêmes prennent sens432. Kuhn ira jusqu’à

dire qu’à l’intérieur de la science normale, les chercheurs ne font que du nettoyage

scientifique qui consiste en une

[…] tentative pour forcer la nature à se couler dans la boîte préformée et

inflexible que fournit le paradigme. La science normale n’a jamais pour but de

mettre en lumière des phénomènes d’un genre nouveau; ceux qui ne cadrent pas

avec la boîte passent même souvent inaperçus433.

428 Ibid., p. 13-14. 429 Partageant implicitement les mêmes fondements philosophiques et paradigmatiques, il devient évident que

la non-obéissance à cette logique maîtresse culturellement acceptée fait apparaître, chez les réfractaires, la

déviance, la marginalité, la clandestinité, la destitution, le rejet, etc. 430 Ibid., p. 5. 431 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation », p. 5. 432 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 81-82. 433 Ibid., p. 46.

Page 165: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

153

Une des caractéristiques d’un paradigme réside dans le fait de maintenir en place une

matrice de base et une discipline qui permettent à une communauté de développer des

savoirs circonscrits par les généralisations symboliques, les valeurs, les modèles et les

exemples du paradigme lui-même. C’est à l’intérieur des limites conceptuelles de cette

« boîte » paradigmatique que les questions se posent et les réponses se cherchent. Mais

qu’arrive-t-il lorsqu’un paradigme en place se trouve dans l’impossibilité de dénouer

certains obstacles insolubles qui se présentent? Qu’advient-il lorsque la normalité

scientifique est incapable de résoudre les dilemmes que le paradigme dominant provoque

lui-même? Que dire lorsque surgissent la résistance, l’anomalie, le non-usuel, c’est-à-dire

les « […] difficultés qui s'avèrent insurmontables de l'intérieur de la tradition de recherche

établie [...] »434? Dans un contexte scientifique et social répondant aux problèmes normaux,

contrôlés et enseignés, quoi faire devant des difficultés extraordinaires caractérisées comme

étant les uniques « pivots autour desquels tournent les révolutions scientifiques […] »435?

Quelle est cette période de transition kuhnéenne identifiée à une situation de crise de

laquelle il faut sortir? Ce sont ces questions qui amènent Kuhn à considérer une étape

importante dans son raisonnement : celle de la transition et du passage d’une science

normale à une autre par un processus exigeant qu’est la révolution scientifique, sociale ou

politique.

2.1.2 Étape de transition vers la révolution scientifique

Le passage d’un paradigme à l’autre pour Kuhn se fait par l’intermédiaire d’une

révolution où émergent de nouveaux phénomènes auxquels la science normale ne peut

absolument pas répondre436. Il y a manifestement une « impossibilité durable de parvenir

aux résultats attendus dans la résolution des énigmes de la science normale »437. Ainsi, une

434 R. NADEAU. « Thomas Kuhn ou l’apogée de la philosophie historique des sciences », p. 5. 435 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 59. 436 Il faut comprendre le mot « révolution » comme un changement de paradigme. Ainsi, faire la révolution,

c’est modifier substantiellement les éléments d’une matrice disciplinaire pour en emprunter d’autres qui

constitueront des exemples possédant un caractère normatif qui seront traduits en orientations politiques et

organisationnelles concrètes. 437 Ibid., p. 102.

Page 166: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

154

crise temporaire surgit. Elle est provoquée par des problèmes persistants, que Kuhn appelle

anomalies, qui naissent souvent de l’insuffisance du paradigme dominant438.

Car tout paradigme s’impose une limite conceptuelle due à la propre vision du monde

toujours contingente qu’il promeut. Nous pourrions même affirmer qu’un paradigme

renferme les germes d’un changement paradigmatique et prépare ainsi la voie de sa propre

transformation439. Kuhn illustre ses propos par de nombreux exemples440. Puisqu’un

paradigme est modulé par la matrice disciplinaire qui le structure et que sa normalité

scientifique ne peut répondre à tous les problèmes théoriques et pratiques qui se présentent

à l’être humain, il indique déjà le chemin vers un éventuel bouleversement paradigmatique

où les solutions doivent être recherchées ailleurs, c’est-à-dire à partir d’un autre cadre

théorique, d’un autre paradigme déjà présent, mais embryonnaire, souvent alternatif et

marginalisé. Survient donc une crise lorsqu’une normalité scientifique démontre son

incapacité à répliquer aux problèmes nouvellement soulevés. Ainsi, une tension se

développe « […] entre la prolifération des théories et la formulation de la nouvelle théorie

apte à répondre directement à la crise »441.

Deux points importants sont à soulever ici dans le contexte de transition. Dans un

premier temps, Kuhn fait remarquer que cette période n’est pas le rejet complet et absolu

des théories et des lois qui ont pris naissance dans la science normale du paradigme

précédent. Encadrées par le paradigme lui-même, toutes les recherches normalisées ne sont

438 Ibid., p. 83. 439 Ibid., p.117-118. 440 Un des grands changements de paradigmes dans le monde scientifique fut le passage d’une conception

géocentrique du monde (la Terre considérée comme le centre de l’univers, doctrine ancienne proposée

depuis Ptolémée) à une vision plus moderne, celle de l’héliocentrisme où le soleil devenait le nouveau

centre universel. Outre le fait d’une expérimentation qui démontrait à l’époque ancienne la véracité d’une

telle perspective, c’est une tout autre vision du monde qui se dessinait à partir de l’originalité des travaux

de Copernic et Galilée, entre autres. Cette rupture paradigmatique bouleversa le paradigme antérieur ainsi

que la façon de concevoir le monde et l’être humain. Celui-ci perdait ainsi sa place privilégiée dans

l’univers de la Création de Dieu : il n’était plus le centre du monde… Cela bouscula plusieurs repères

anthropologiques et éthiques à caractère théologique et biblique. Au 18e siècle, quelles disciplines

scientifiques n’empruntaient-elles pas à Descartes et Newton leur vision du monde pour développer un

paradigme de type mécaniste et simplificateur qui révolutionna à leur façon les habitudes de tout

fonctionnement scientifique? Que dire ensuite de Darwin, d’Einstein, de Nietzsche, de Marx, de Freud et

de bien d’autres? 441 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation », p. 6.

Page 167: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

155

pas mises au banc des accusés par le simple fait d’être héritières d’un paradigme en

transition. Einstein ne détruit pas Newton, mais sa vision du monde domine même si des

éléments newtoniens de la science perdurent442. Cela implique cependant qu’un paradigme

dominant en transition et en sortie de crise laisse sa place à un plus marginal, qui deviendra

à son tour dominant. Cette transition paradigmatique nécessite la présence d’alternatives.

On ne peut rejeter un paradigme sans voir émerger un substitut, car « […] autrement, ce

serait rejeter toute la science. C’est un acte qui déconsidère non le paradigme, mais

l’homme »443.

Un deuxième point nous amène à comprendre que cette période intermédiaire est

propice à la philosophie elle-même444. Toute période de transition décrite par Kuhn en est

une meublée d’incertitude, de remise en question et de prise de conscience des individus

eux-mêmes face aux cadres théoriques fondamentaux « cachés » qui gouvernent, par

déterminisme, leurs pensées et leurs activités. Kuhn montre que ces moments de crise sont

les plus propices aux scientifiques à se retourner plus spécifiquement vers la philosophie

comme maïeutique, ce qui est beaucoup moins usuel en temps de normalité scientifique.

Face à une anomalie ou à une crise, les scientifiques adoptent une attitude

différente à l’égard des paradigmes existants et la nature de leurs recherches

change en conséquence. La prolifération des variantes concurrentes du

paradigme, le fait d’être disposé à essayer n’importe quoi, l’expression d’un

mécontentement manifeste, le recours à la philosophie et à des discussions sur

les fondements théoriques, tous ces signes sont autant de symptômes d’un

passage de la recherche normale à la recherche extraordinaire445.

Les moments de transition tels que décrits par Kuhn ont donc la particularité d’un éveil,

d’un doute, d’un étonnement, finalement d’une recherche de sens à la limite existentielle et

ouverte dans l’optique d’identifier ou de s’identifier à une autre vision du monde malgré la

grande insécurité que cela procure chez les scientifiques.

[…] l’émergence de nouvelles théories est généralement précédée par une

période de grande insécurité pour les scientifiques. Comme on pourrait s’en

douter, cette insécurité tient à l’impossibilité durable de parvenir aux résultats

442 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 149. 443 Ibid., p. 117. 444 Ibid., p. 128-132. 445 Ibid., p. 132.

Page 168: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

156

attendus dans la résolution des énigmes de la science normale. L’échec des

règles existantes est le prélude de la recherche de nouvelles règles446.

Ces moments ont aussi l’allure d’un combat argumentatif « […] visant à montrer sa propre

efficacité explicative et prédictive […] »447. L’histoire des sciences illustre l’importance du

discours philosophique de plusieurs scientifiques qui exposèrent « l’ancien paradigme à la

lumière des connaissances acquises, de telle sorte que les racines de la crise se trouvent

isolées avec une clarté impossible à atteindre en laboratoire »448. La philosophie a donc la

vertu, dans le système kuhnien, d’être la porteuse du sens entre deux normalités

scientifiques distinctes, soutenues par des paradigmes différents.

En ce sens, la philosophie devient nécessaire en s’insérant dans la dynamique

chronologique entre l’ancien et le nouveau paradigme. Elle est elle-même instrument de

maintien et de renouveau paradigmatique puisqu’on se sert d’elle pour clarifier les visions

du monde qui serviront à rétablir la normalité d’un autre système. Selon Kuhn, la

philosophie est l’outil par excellence que les penseurs utilisent pour comprendre la crise et

s’en dégager par une nouveauté paradigmatique fournie par l’argumentaire philosophique

qui rétablira des matrices disciplinaires pour élaborer, de nouveau, une science qui

deviendra à son tour normale. Une révolution scientifique est donc une sortie de crise par

l’affirmation d’une autre vision cohérente du monde qui doit être adoptée et à partir de

laquelle tout le champ scientifique normal s’étendra. Dans la pensée de Kuhn, la

philosophie permet la sortie de crise puisque sa méthode contribue à la construction d’une

pensée qui définit, analyse, argumente et expose de façon pertinente et cohérente un autre

corpus paradigmatique alternatif comprenant les trois constances fondamentales proposées

auparavant, c’est-à-dire une définition anthropologique particulière, des valeurs

correspondantes et des finalités existentielles spécifiques.

Quand advient la révolution scientifique? Quand il a y progrès, dira Kuhn. C’est le

moment où l’être humain réussit à se dégager des crises et des contradictions en proposant

une autre vision du monde, une autre façon de penser qui se transforme peu à peu, un autre

446 Ibid., p. 142-102. 447 J.-F. MALHERBE. « Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques », p. 638. 448 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 129.

Page 169: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

157

cadre de référence à partir duquel une prochaine normalité scientifique s’installera. La

révolution a lieu quand un paradigme de substitution répond favorablement à des anomalies

que l’ancien paradigme était incapable de réfuter. Kuhn dira qu’

[u]ne meilleure connaissance du sujet permet cependant de réaliser que quelque

chose ne va pas, ou de rattacher l’effet à quelque chose qui déjà n’allait pas

auparavant. Cette prise de conscience de l’anomalie ouvre une période durant

laquelle les catégories conceptuelles sont réajustées jusqu’à ce que ce qui était à

l’origine anormale devienne le résultat attendu449.

Le progrès n’a de sens que dans la mesure où un nouveau paradigme émerge d’une

situation profondément problématique d’un point de vue anthropologique et

épistémologique. « Si une science normale s’étend cumulativement, cette extension ne doit

pas être comprise comme un progrès, puisqu’il s’agit de résolutions d’énigmes opérées sur

la base d’un même paradigme »450. Un changement de paradigme réussi, une révolution

scientifique complétée exige au contraire la « […] reconstruction de tout un secteur sur de

nouveaux fondements, reconstruction qui change certaines des généralisations théoriques

les plus élémentaires de ce secteur et aussi nombre des méthodes et applications de

chevauchement […]. Quand une transition est complète, les spécialistes ont une tout autre

manière de considérer leur domaine, ses méthodes et ses buts »451.

Selon Kuhn, le progrès de l’humanité ne se réalise que par des transformations

radicales de paradigmes qui brisent une tradition de recherche scientifique pour en

introduire une nouvelle, selon des règles différentes, dans le cadre d’un univers discursif

différent. Cette transformation oriente la pensée et l’action de ceux et celles qui y sont

implicitement guidés452. Si les manuels de formation et d’apprentissage sont des « […]

véhicules pédagogiques destinés à perpétuer la science normale […] »453, ils doivent être

réécrits, « […] en totalité ou en partie, chaque fois que le langage, la structure des

449 Ibid., p. 98. 450 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation », p. 11. 451 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 124. 452 Ibid., p. 125. 453 Ibid., p. 191.

Page 170: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

158

problèmes ou les normes de solution des problèmes de la science normale changent; bref, à

la suite de chaque révolution scientifique »454.

Ainsi, le progrès n’est pas uniquement le développement et l’achèvement d’une série

ordonnée d’observations et d’expérimentations logiquement coordonnées à l’intérieur

d’une certaine normalité. Le développement scientifique s’effectue lorsqu’il y a

« émergence d’une nouvelle théorie »455. La science subit des transformations majeures, qui

sont le résultat d’un long cheminement complexe dont l’aboutissement culmine par une

révolution scientifique. Le progrès n’a donc de sens que dans la mesure où un nouveau

paradigme émerge. Morin et Lemoigne diront que

[t]out progrès important de la connaissance, […], s’opère nécessairement par la

brisure et la rupture des systèmes clos, qui ne possèdent pas en eux l’aptitude au

dépassement. Il s’opère donc, dès qu’une théorie s’avère incapable d’intégrer

des observations de plus en plus centrales, une véritable révolution, qui brise

dans le système ce qui faisait à la fois sa cohérence et sa fermeture. Une théorie

se substitue à une ancienne théorie et, éventuellement, intègre l’ancienne

théorie en la provincialisant et la relativisant456.

Comme Kuhn l’a montré, un changement de paradigme n’est possible que dans la

mesure où un autre est disponible à prendre sa place. Cette partie de notre travail sur

l’analyse du concept de paradigme nous oblige maintenant à comprendre et à intégrer

d’autres notions pour compléter nos référents conceptuels. À travers la philosophie de

Kuhn apparaît aussi une perspective sociologique et politique importante que nous avons

effleurée ainsi que des enjeux éducatifs déterminants.

Kuhn nous enseigne que ce sont les hommes et les femmes qui maintiennent,

changent ou font changer les perspectives paradigmatiques de base, celles-là mêmes qui

dirigent normalement un groupe d’individus, pour ne pas dire des populations entières, à

une époque donnée. Cela suscite des questions : comment vaincre les puissants paradigmes

réductionnistes qui maintiennent l’homme dans l’ignorance et l’aliénation, qui le

maintiennent dans une spontanéité sans transcendance? Est-il possible de sortir d’un cercle

454 Idem. 455 Ibid., p. 10. 456 E. MORIN et J.-L. LEMOIGNE. L’intelligence de la complexité, p. 64.

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159

qui favorise la domestication des individus par les idées reçues? Comment repousser des

désastres humains et environnementaux causés par des visions étroites, partielles et

immédiates? Comment éviter la fragmentation qui gagne le monde et qui imprègne nos

vies? Est-il possible, dans un jeu social si complexe, de permettre aux individus de modifier

ou de changer d’empreinte paradigmatique en se conformant davantage aux nouvelles

réalités du monde et de l’homme? Tentons de répondre à ces questions en abordant, avec la

notion de paradigme, trois aspects : paradigme et société, paradigme et éducation et les

possibilités paradigmatiques qui s’annoncent.

2.2 PARADIGME ET SOCIÉTÉ

Comme Kuhn l’a précisé, le développement social et politique est susceptible

d’aboutir à une crise lorsqu’il y a constat d’un fonctionnement social global défectueux du

système lui-même. Un tel fait est la condition d’une révolution sociale qui passe par une

remise en question des fondements mêmes de toute l’organisation sociale et de ses

orientations457. Se référer à des fondements dans un cadre paradigmatique, c’est reconnaître

philosophiquement une représentation anthropologique et éthique délimitée à partir de

laquelle se développe, en aval, un système social qui s’active à répondre à la conformité de

l’idéal proposé. Examinons de plus près l’importance du système social qui se conforme

aux visions délimitées des paradigmes.

2.2.1 Système social

Par système, nous entendons une structure comportant des combinaisons d’éléments

formant un tout en vue de l’atteinte d’un but spécifique ou de la réalisation d’une mission

générale concrète. C’est un ensemble coordonné de personnes et de ressources matérielles

et financières conjugué à des buts, des règles et des procédés en vue de la réalisation d’une

mission complexe particulière et unifiée. En fait, un système social est le moyen par lequel

est promu un paradigme. La construction d’un système n’a de valeur et de force que dans la

mesure où les fondements sont cohérents et pertinents, nous dira Kuhn. Une modification

substantielle des composantes de base du paradigme entraîne nécessairement la

457 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 133-134.

Page 172: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

160

restructuration de l’organisation sociale correspondante. Ainsi, la prédominance

paradigmatique impose la construction d’un système social qui lui est fidèle. Puisque le

paradigme social dominant est le lieu où sont définies les orientations d’une société, il faut

donc tenir compte du volet politique et organisationnel.

Le champ politique constitue le terrain où les orientations de la société sont

traduites en normes, en lois et en règle. Le champ organisationnel, quant à lui,

est la zone où les normes, les lois et les règles sont transformées en patraques.

C’est dans ce champ organisationnel que se situent les organisations

économiques, comme les commerces, les industries et les organisations

éducatives tels les écoles primaires et secondaires, les collèges et les

universités458.

Toute société, quelle qu'elle soit, doit s'appuyer sur des fondements anthropologiques

et éthiques bien définis pour fonctionner, fondements qui lui permettent d'édifier un

système organisationnel conforme à ses idées initiales. Chaque culture, chaque société,

chaque clan formellement constitués s'édifient sur des idées jugées fondamentales qui

renferment en elles-mêmes une valeur anthropologique particulière. Un système bien établi

affirme intentionnellement, de façon consciente ou préconsciente, une conception de

l’homme à promouvoir et/ou à défendre par des valeurs qui serviront de balises en vue d’un

but existentiel spécifique qui donne sens aux actions personnelles et sociales posées. Ainsi,

les valeurs sont intimement liées aux finalités étant donné qu'elles représentent ce qu'il

importe de réaliser pour donner un sens tant à la vie de la personne qu'à celle de toute la

communauté.

Règle générale, les membres d’une communauté sociale adhèrent à une philosophie

anthropologique, éthique et téléologique parce que le système dans lequel ils vivent, à un

moment précis, en fait la promotion. Apparaît donc ici une forme de déterminisme culturel.

Toute personne vit dans une société qui la définit, qui lui enseigne des valeurs qu'elle juge

importantes et qui lui indique des orientations cohérentes vers des fins sociales spécifiques.

Comme nous l’avons vu avec Kuhn, les idées fondamentales véhiculées et organisées par

un paradigme en viennent à posséder les individus eux-mêmes. C’est ce qui fera dire à

Bertrand et Valois qu’

458 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 32.

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161

[a]près sa socialisation, l’élève ou le citoyen adulte n’est plus libre face à la

société. Il a été conditionné à la voir d’une certaine manière, selon les exemples

dans les manuels scolaires, le discours dominant et le dominé et les mass

médias459.

Confortée par ses réussites exemplaires, une communauté en arrive ainsi à exercer ses

activités sans questionner le cadre fondamental à partir duquel elles prennent vie et

deviennent fructueuses460. Cette distanciation entre les bases logiques et philosophiques,

promues par le paradigme et la technicité intellectuelle et pratique développée par celui-ci,

fait dire à Kuhn et Morin que nous pénétrons alors dans l’univers des croyances et de la

non-justification. En d’autres termes, il existe un niveau sous-jacent à la culture, occulté,

mais organisé, qui définit en grande partie la normalité, donc inconsciemment la façon dont

les gens voient le monde et vivent dedans. On en arrive à dire que les « choses » se font

d’une manière particulière parce que c’est ainsi; en fait, parce que le paradigme le dicte et

encadre inconsciemment. D’où l’importance du discernement philosophique.

Tout au long de son livre La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Thomas

De Koninck explique comment une culture détermine et influence les comportements, les

valeurs et la façon de se concevoir comme personne et comme société461. Comme nous

l’avons montré au chapitre premier avec de nombreux autres penseurs, De Koninck invite

aussi au questionnement critique de notre culture, comme acte urgent et vital, parce qu’une

culture s’enferme temporairement dans un déterminisme qui projette une image particulière

de l’homme. Temporairement parce que le déterminisme n'est pas absolu. La possibilité de

le transcender par un regard pénétrant sur la société est tout à fait possible, voire nécessaire

comme le suggère Kuhn.

Un paradigme prédomine et marque l’évolution sociale, politique, culturelle et

économique de la société. Mais il subit aussi des pressions par des groupes plus marginaux.

Au travers cette construction idéologique dominante, d'autres groupes naissent avec des

capacités particulières de proposer d'autres valeurs et une autre vision du monde. À la

459 Ibid., p. 39. 460 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 81-82. 461 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture.

Page 174: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

162

culture dominante s’opposent des rassemblements alternatifs qui, par une prise de

conscience profonde et un argumentaire précis, annoncent une façon autre de concevoir

l’homme, la société et la politique en ouvrant à un sens historique et existentiel différent.

Malgré la disproportion des forces sociales, ces groupes peuvent être un moteur de

changements sociaux et culturels parce que les idées fondamentales qu’ils défendent font

culturellement leur chemin.

La grille conceptuelle qu’est le paradigme défini précédemment peut être utilisée

pour aider à mieux comprendre les influences de certaines matrices fondamentales sur les

communautés humaines. Un paradigme assure une manière spécifique de poser et de

résoudre des problèmes humains et sociaux en établissant une forme d’intelligibilité qui

donne, pour un temps déterminé, un sens à l’agir. Ainsi, dira Kuhn, un paradigme est le

mythe fondateur d’une communauté humaine spécifique, dont l’exemplarité et le succès des

solutions apportées à un problème initient une tradition permise par l’adhésion des

membres à cette nouvelle culture. Toute matrice première d’association, d’élimination et de

sélection des idées propose cependant une vision délimitée de la réalité qui s’exprime dans

toutes les sphères des activités humaines. Regardons de plus près cet aspect.

2.2.2 Vision du monde délimitée

Comme nous l’avons vu, un paradigme social représente l’ensemble des valeurs, des

croyances, des techniques et des réussites exemplaires partagées et utilisées par des

individus dont la cohérence s’exprime à travers une communauté. C’est un modèle de la

réalité qui illustre une conception humaine déterminant un système social ou

communautaire particulier intégrant, à une époque donnée, une manière convenable de

préciser et de résoudre les problèmes humains qui se posent. Un paradigme s’insère donc

dans une réflexion sur les finalités existentielles humaines qui s’expriment par la mise en

œuvre politique d’une organisation sociale qui lui est fidèle.

Page 175: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

163

Cela nous amène à considérer que, si la connaissance est fondamentale dans la

recherche de la vérité paradigmatique, d’autres variables interviennent aussi462. Si un

paradigme est dominant, nous pouvons supposer que la communauté des hommes et des

femmes qui le promeut l’est tout autant. La connaissance comporte donc une dimension

politique non négligeable où une lutte persiste entre des visions spécifiques du monde et la

manière pédagogique de les aborder. Le succès ou non d’un paradigme ne peut donc pas

dépendre uniquement de la force de son argumentaire philosophique et de ses fondements

épistémologiques, mais également du pouvoir qu’un groupe dominant peut user pour le

maintenir en place. L’analyse de Kuhn montre autant l’importance de l’influence de la

communauté des savants et des experts entre eux sur la société que l’évolution des contenus

des connaissances que cette communauté professe et défend. Ainsi, la science normale est

plus qu’un ensemble de connaissances, car un paradigme en place, encouragé par des

groupes au pouvoir, peut favoriser son essor même si sa pertinence est réduite. La science

est donc héritière, en partie, de la structure du pouvoir dans une société qui, érigée en

système social, permet à des chercheurs d’alimenter plus facilement leurs recherches et son

financement afin de résoudre les puzzles de la science normale. En bref, le développement

de la science ne peut s’accomplir, selon Kuhn, sans l’influence profonde de facteurs

sociologiques où elle se déploie.

Tout paradigme social est, de facto, limité. Il existe cependant des degrés. C’est ce

qui explique que, socialement et politiquement, il est possible de faire face à des

paradigmes dont la vision anthropologique et éthique est particulièrement limitée, partielle

et réductionniste, entraînant inévitablement des actions tout aussi conformes. Naît alors la

possibilité de l’exploitation de l’homme par l’homme. Est-il nécessaire de mentionner que

le 20e siècle fut et continue à être, des certains endroits du monde, le théâtre malheureux de

comportements inhumains basés sur des conceptions très réductionnistes de la nature

humaine? Mentionnons seulement, à titre d’exemple, le nazisme.

462 Au sujet de la vérité, Kuhn dira : « Pour être plus précis, disons que nous devrons peut-être abandonner la

notion, explicite ou implicite, selon laquelle les changements de paradigmes amènent les scientifiques, et

ceux qui s’instruisent auprès d’eux, de plus en plus près de la vérité » (T. KUHN. La structure des

révolutions scientifiques, p. 232).

Page 176: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

164

Retenons que tout paradigme social a la vertu d’être réducteur ou civilisateur.

Réducteur parce qu’il propose, en amont, une vision anthropologique exclusive, fragmentée

et parcellaire où l’argumentaire principal se limite à valoriser une ou deux dimensions

humaines. Par exemple, définir l’humanité sous l’angle d’un strict fondamentalisme

religieux dessine, en aval, les organisations sociales qui devront supporter un tel idéal. Que

dire des paradigmes qui affirment la suprématie d’une race sur une autre ou la primauté

d’une monarchie féodalisée sur un peuple ou encore la domination de l’homme sur la

femme?

Notons au passage la pauvreté du concept de démocratie à l’intérieur des régimes

réducteurs qui tentent continuellement d’ériger en absolu une dimension humaine au prix

des autres. Toute construction paradigmatique monodimensionnelle, dans son

réductionnisme, cause trois problèmes. En voulant absolutiser, isoler, privatiser, abstraire et

libérer une dimension particulière de l’humanité elle-même, on détruit l’essence même de

l’objet que l’on tente de valoriser souverainement. Ainsi, une dominance religieuse à

caractère fondamentaliste ne détruit-elle pas la spiritualité elle-même? L’économisme, au

sens chrématistique du terme, ne réduit-il pas l’oikonomia à une activité humaine

marginale? Le socialisme radical ne brise-t-il pas le tissu social lui-même? Un deuxième

problème que soulève la tendance réductionniste consiste à marginaliser la complexité de la

vie humaine dans toutes ses dimensions. En morcelant ainsi les liens vitaux de solidarité

entre les différentes dimensions qui caractérisent l’homme et en isolant un seul de ses

aspects, l’individu s’éloigne, par le fait même de la concrétude de la vie. Abstraire une

donnée anthropologique pour l’élever au rang de référent absolu et naturel qui doit guider

les humains, évacue la personne et la communauté du concret vers l’abstrait. Et finalement,

le dernier problème consiste à fragmenter l’humanité elle-même en asséchant la notion du

sens à la vie, notion qui exige la reconnaissance et le respect du concret et du complexe

humain. Le sens se donne et le sens se construit dans la plénitude des activités humaines.

La tendance civilisatrice de la constitution d’un paradigme s’exprime par la

valorisation philosophique maximale des diverses dimensions humaines dans le respect de

la complexité et du concret de l’humanité. Il est celui qui tente de placer la personne et la

communauté au centre même d’un idéal et du projet social qui en découle. Une telle avenue

Page 177: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

165

proposée par une vision de l’homme intégré, ouvert et démocratique, oblige, en aval, la

mise sur pied d’institutions respectueuses d’un tel idéal anthropologico-éthique.

De nombreux exemples peuvent être évoqués pour illustrer l’importance de cette

courte distinction sur les « degrés » paradigmatiques et les enjeux politiques qu’ils

comportent. Prenons celui du Québec. À la suite de la Conquête de 1759 et pendant plus ou

moins 200 ans, le paradigme religieux catholique fut prédominant jusqu’au tournant des

années 1960. Si l’influence et la dominance du paradigme religieux au Québec définissaient

les gens comme étant des Canadiens français catholiques pratiquants, promouvant les

grandes valeurs du catholicisme et proposant comme finalité existentielle, malgré la dureté

de la vie, la possibilité de la vie éternelle, une révolution sociale et politique, c’est-à-dire un

changement radical de paradigme, quoique « tranquille », bouscula celui en place en

transformant l’humanité québécoise par une perspective hautement sociale et démocratique

de prise en charge. Les Québécois étaient appelés à être désormais maîtres chez eux! Les

principes ont changé; les façons de se concevoir et d’agir tout autant. Ainsi, une nouvelle

vision du monde et de l’être humain s’articula sur un même territoire à un moment donné.

D’une définition religieuse, le Québec s’était tourné vers une définition beaucoup plus

républicaine, modifiant par le fait même l’ancienne façon de se concevoir et de fonctionner

en société. La nouvelle finalité ne se résumait plus à construire son « ciel », mais à tenter de

bâtir ensemble un pays. Ce passage, cette conversion modifia substantiellement, en aval,

toutes les organisations sociales qui devaient répondre de façon pratique aux grandes

finalités que nous nous donnons maintenant. Ce changement de paradigme a marqué

l’histoire du Québec et fut, en grande partie, constructeur d’une forme de civilisation

ouverte et plurielle463.

463 Prenant en considération la logique des paradigmes, soulignons que le Québec a vécu une autre influence

paradigmatique majeure qui est celle de l’économisme et que nous avons tenté de décrire au chapitre

premier. Comme nous l’avons vu, héritières de la pensée néolibérale, des influences politiques

économiques importantes en Occident se sont concrétisées par la mise sur pied d’institutions

internationales dont l’impact est devenu mondial. Cette mondialisation idéologique fut en grande partie

facilitée par la chute du mur de Berlin qui, en 1989, a permis au paradigme actuel de prendre toute la

place. Le néolibéralisme pensé par quelques économistes à Chicago et au Mont-Pèlerin, en Suisse au

milieu du 20e siècle, devint le paradigme dominant bien installé dans beaucoup d’États-nations en ayant de

Page 178: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

166

Cet exemple montre qu’une des caractéristiques qui se dégage de la notion de

paradigme est celle de la délimitation d’une vision du monde qu’impose le concept. Face à

un problème existentiel insoluble et à partir d’une conception anthropologique et éthique

particulière, les tenants d’un paradigme social tentent de développer un arsenal d’outils

intellectuels pour y faire face et y répondre. Si la réponse aux problèmes présents est

insatisfaisante, il faut vérifier la validité des choix ailleurs.

Lorsqu'un paradigme dominant, compris comme un modèle particulier de pensée et

de valeurs, est mis à l’épreuve par des échecs répétés, de nouvelles idées dites

révolutionnaires surgissent et émergent. Kuhn estime que les grands changements

politiques, tout comme les changements scientifiques, ne relèvent pas d'un processus

strictement continu, mais d’une reconstruction et d’un virement profond encouragé par un

changement de vision du monde et de l’être humain. Il est nécessaire et souhaitable, surtout

dans un cadre démocratique, que divers paradigmes alternatifs gravitent autour du dominant

pour créer des pressions sur lui. Les paradigmes alternatifs, pour bien jouer leur rôle, ont

intérêt à bien faire valoir leur différence en proposant leur propre vision anthropologique,

leurs valeurs et leurs finalités et tenter ainsi d’éclairer, à leur façon, les dilemmes humains

qui se présentent.

Pour transformer en profondeur nos sociétés, il semble essentiel de reconnaître, dans

une continuité historique, la pertinence de la logique et de la pratique d’alternatives,

annonciatrices de changements même si celles-ci apparaissent, au moment présent,

marginalisées, voire méconnues. D’où l’importance pour les paradigmes jugés alternatifs

de se définir en fonction de leur propre nature et non à la lumière d’un paradigme

dominant. Les paradigmes alternatifs, puisqu’ils ont une vision du monde différente de

celle imposée par le dominant auquel ils cherchent à faire contrepoids, doivent

constamment affiner leur argumentaire et leur discours. Ils doivent aussi s’insérer dans un

processus éducatif, politique et humain de conviction.

plus une grande efficacité mondiale sans contrainte aucune. Depuis une trentaine d’années, le Québec n’y

échappe pas.

Page 179: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

167

Tout changement de paradigme exige une transformation de la culture des individus

et des organisations. Si les paradigmes sociaux sont des œuvres humaines, seul l’être

humain peut les changer par une révision profonde de ses normes et de ses balises. Rien de

simple comme processus, signale Fritjof Capra464. L’exigence vient du fait qu’il faut

développer la capacité d’intégrer de nouvelles grilles mentales pour préciser et guider les

actions personnelles et collectives. Si les paradigmes s’édifient à partir d’une sélection

conceptuelle arbitraire et idéale qui définit une forme d’humanité, il est nécessaire d’en

vérifier la teneur philosophique aux niveaux anthropologique et éthique. Cela, à la lumière

des propos de Kuhn, nous semble être une œuvre éducative fondamentale, longue et

constante. Ce sera le prochain point de notre réflexion.

2.3 PARADIGME ET ÉDUCATION

Nous avons suggéré précédemment, à la suite de Bertrand et Valois, qu’un univers

paradigmatique est le lieu où se définissent les orientations globales d’une société. Nous

avons souligné également que le champ politique est l’endroit où les orientations prennent

corps sous forme de lois, de règlements et de normes. Le champ organisationnel, quant à

lui, permet la mise en application de ces normes dans les différents secteurs de l’activité

sociale, notamment les organisations éducatives très variées. Comme nous l’avons vu avec

Kuhn, un paradigme dominant se sert du système éducatif dont il dispose pour promouvoir,

par l’apprentissage, ses propres finalités. On peut être tenté de penser que l’éducation n’est

qu’un instrument de reproduction de la représentation du monde que le paradigme propose,

au mieux un outil d’adaptation. En fait, l’éducation est plus qu’un dispositif de propagande.

Qu’en est-il?

Bertrand et Valois proposent une lecture plus large quant au lien qui existe entre

paradigme et éducation. Ils montrent,

[…] d’une part, que la société définit les fins de ces organisations [éducatives]

et, d’autre part, que celles-ci possèdent la capacité de choisir des fins

différentes de celles qui sont fixées par la société, de choisir conséquemment un

464 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 17-47.

Page 180: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

168

type de société opposé au type dominant qui tente de lui imposer une

orientation particulière465.

L’éducation a cette possibilité particulière de permettre une remise en question de la

dominance d’une représentation humaine et éthique, qui elle-même influence directement

l’organisation scolaire. Il semble ici que Bertrand et Valois vont plus loin que Kuhn. Si les

organisations éducatives peuvent contribuer à modifier les orientations de la société, donc à

modifier l’ontologie même d’un paradigme, c’est parce que l’organisation possède « […]

une certaine autonomie et elle peut intervenir sur ses propres orientations, fixées par la

société, soit en les acceptant, soit en les adaptant ou soit en les contestant »466. Plus loin, ils

affirment que l’organisation sociale qu’est l’éducation a

[…] la propriété de s’auto-organiser et de chercher une forme d’organisation

capable de résister aux forces exogènes dominantes. L’organisation éducative

peut assumer, selon le paradigme éducationnel choisi, la fonction de

reproduction, d’adaptation ou de transformation de la société467.

Si l’organisation éducative limite ses possibilités de changement à des mesures strictement

opérationnelles obéissant aux normes politiques, elle contribue à maintenir l’ordre social

établi. Elle reproduit ni plus ni moins le modèle et intériorise chez l’apprenant les normes

dominantes. Lorsque la même organisation effectue des changements tout en respectant les

structures imposées, elle facilite l’adaptation de la société en répondant le plus

adéquatement possible à ses besoins, par exemple en main d’œuvre. Finalement, l’univers

éducatif possède aussi la capacité de pouvoir modifier ses pratiques associées aux normes

politiques, lesquelles dépendent du paradigme ambiant. Lorsque l’organisation éducative

réussit un tel changement, elle s’inscrit dans une logique de transformation sociale.

Bertrand et Valois diront

[p]lus spécifiquement, lorsque l’organisation éducative se remet en cause en

critiquant les éléments constitutifs du paradigme socioculturel dominant, à

savoir la signification globale donnée à l’activité humaine, le mode de

connaissance utilisé, la conception imposée des relations entre la personne, la

société et la nature, les valeurs et les intérêts poursuivis et la façon de faire

dominante, elle vise un changement radical ou révolutionnaire468.

Tout changement paradigmatique ne peut se réaliser, selon Bertrand et Valois, sans une

465 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 20. 466 Ibid., p. 22. 467 Ibid., p. 40. 468 Ibid., p. 41.

Page 181: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

169

transformation préalable de l’organisation éducative, même si cette dernière ne peut à elle

seule effectuer complètement le changement. « Une modification fondamentale de

l’organisation éducative est absolument liée à une transformation radicale de la façon

dominante de penser, de concevoir la réalité, de faire et d’agir »469. Il est clair pour ces

auteurs que le monde de l’éducation demeure l’épicentre des possibles changements de

paradigme. C’est par l’éducation que les transformations sociales et humaines s’initient et

deviennent réelles, malgré le fait que son organisation soit l’héritière d’une pensée

dominante et à la solde de celle-ci. Ceci demeure cependant un grand défi éducatif.

John Dewey partagera cette idée tout en constatant, pour sa part, que la plupart des

écoles sont malgré tout conçues non pas pour transformer la société, mais bien pour la

reproduire. Cité par Robert B. Westbrook, Dewey reconnaît que « […] de tout temps, le

système scolaire a été fonction du type dominant d’organisation de la vie sociale »470. Liées

aux structures du pouvoir en place, les organisations scolaires sont les principaux

instruments de reproduction du modèle social dominant. Il est par conséquent

particulièrement difficile de transformer les institutions éducatives en agents de réforme

sociale. Confronté au capitalisme industriel de son époque, Dewey a tenté toute sa vie

durant de renverser les tendances scolaires imposées pour en faire des lieux de démocratie

véritable. Son but : démocratiser davantage la société elle-même. Malgré tout, Westbrook

précisera, avec raison, que

[t]ous les efforts déployés pour en faire le moyen d’une démocratisation accrue

de la société se sont attirés les foudres d’intérêts soucieux de préserver l’ordre

social existant. Les défauts de l’école reflètent et entretiennent les défauts de la

société dans son ensemble, et l’on ne saurait y remédier autrement qu’en luttant

pour la démocratie partout dans cette société. L’école participera au

changement social démocratique seulement « dans la mesure où elle fera

alliance avec tel ou tel mouvement des forces sociales existantes » […]471.

En bref, une transformation sociale par l’organisation scolaire est possible, mais complexe

parce que l’organisation elle-même doit être transformée à la base. Puisqu’aucun

469 Ibid., p. 258. 470 R. B. WESTBROOK. « John Dewey (1859-1952) », Perspectives : revue trimestrielle d’éducation

comparée, [En ligne], vol. XXIII, n° 1-2, 1993, p. 282, http://www.ibe.unesco.org/publications/

ThinkersPdf/deweyf.pdf (Page consultée le 4 septembre 2012). 471 Ibid., p. 292.

Page 182: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

170

changement ne peut procéder du vide, Dewey invite à considérer des alliances avec des

groupes déjà en mouvement. Ainsi, l’éducation ne peut s’évader hors du politique parce

que

[…] cette capacité à susciter, à écouter, échanger, confronter, synthétiser des

points de vue différents est le carburant même de l’intelligence collective. De

manière plus générale, c’est la coopération toute entière qui peut appréhendée

comme une mise en tension – et donc comme l’entretien de dialectiques, de

mises en débats – de sujets qui seraient apriori antagonistes, voire

potentiellement conflictuels dans une organisation classique472.

Pour mieux comprendre cette possibilité particulière qu’offre l’éducation à la

transformation sociale et pour mieux saisir l’importance de celle-ci à l’intérieur de la

logique paradigmatique, prenons quelques instants pour analyser le concept d’éducation.

Parler d’éducation, c’est se référer à une discipline spécifiquement humaine, traitée à

partir de plusieurs points de vue : sociologique, pédagogique, philosophique, économique

et bien d’autres. C’est une discipline complexe qui nécessite un continuel discernement sur

son objet en vue de permettre un meilleur discernement chez l’apprenant. Olivier Reboul

dira que « l’éducation est l'ensemble des processus et des procédés qui permettent à tout

enfant humain d'accéder progressivement à la culture, l'accès à la culture étant ce qui

distingue l'homme de l'animal »473. Elle permet de se développer et de vivre au sein d’une

culture, d’une société, d’y participer pleinement et consciemment et de s’y épanouir.

Puisque l’être humain se nourrit aussi de sens, il apprend à en donner à sa propre existence.

En fait, dira Nicolas Go, pour qu’il y ait éducation, il doit y avoir sens, c’est-à-dire un

mouvement d’élaboration de désir à produire et à créer en relation avec quelqu’un ou

quelque chose. Le sens est donc « […] toujours à la fois relation (altérité) et création

(devenir). […] C’est peut-être la raison de l’éducation : l’accomplissement continué du

sens »474.

472 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 130. 473 O. REBOUL. La philosophie de l'éducation, Coll. « Que sais-je? », 9e édition, Paris, PUF, 2001, p. 25. 474 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », Oser la pédagogie coopérative complexe. De

l’école à l’université, sous la direction de Malini Sumputh et François Fourcade, Lyon, Chronique sociale,

2013, p. 47. (C’est l’auteur qui souligne et qui surligne).

Page 183: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

171

Comment comprendre l’éducation aujourd’hui quand nombre de penseurs constatent

qu’elle est en crise malgré sa démocratisation et les hauts degrés de scolarisation475?

Comment réaliser une tâche éducative véritable quand la pression des standards

paradigmatiques actuels fournit, comme nous l’avons précédemment soulevé, les

orientations auxquelles un système est contraint de répondre? L’importance de l’éducation

dans la mouvance des questionnements sociaux actuels ne peut se réactualiser qu’à la

condition d’en saisir les fondements et de démystifier les confusions qui entourent trop

souvent ce concept. Lorsqu’il est question de s’interroger sur les bases théoriques ou le sens

profond des réalités qui nous entourent, la philosophie apparaît la voie tout indiquée pour le

faire. Ainsi, poser un regard philosophique sur l’éducation en général, c’est de questionner,

de façon critique, la finalité et les fondements d’une telle activité humaine. Reboul pose que

l’éducation est avant tout un processus d’apprentissage qui se situe au cœur du

questionnement humain. Il dira qu’ « [a]pprendre, c’est se délivrer d’une ignorance, d’une

incertitude, d’une maladresse, d’une incompétence, d’un aveuglement : c’est parvenir à

mieux faire, à mieux comprendre, à mieux être. Or, qui dit “mieuxˮ dit “valeurˮ »476.

Proposons une distinction conceptuelle de l’éducation à partir de son étymologie en

définissant ce qu’est la formation comme educare et ce qu’est l’éducation comme educere.

De cette distinction, nous réfléchirons au processus éducatif dans sa complémentarité.

2.3.1 Educare comme formation

Reboul définit l'information comme étant la communication d’une nouvelle ou d’un

renseignement pour rendre intelligible une situation complexe. C’est une collection de

données à comparer et à classifier le plus objectivement possible. Il précise que l’usage de

l’information est, par essence, utilitaire. Elle sert à « […] apprendre que n’est pas

475 Voir entre autres :

BAILLARGEON, Normand. La lueur d’une bougie et pensée critique, Coll. « Les grandes conférences »,

Montréal, Éditions Fides, 2001; DE KONINCK, Thomas. La crise de l’éducation, Coll. « Les grandes

conférences », Montréal, Fides, 2007; DE KONINCK, Thomas. Philosophie de l’éducation. Essai sur le

devenir humain, Paris, PUF, 2004; GAGNÉ, Gilles, dir. Main basse sur l’éducation. Cap-Saint-Ignace,

Éditions Nota bene, 1999; MORIN, Edgar. Les sept savoirs nécessaires à l’ éducation du futur, Paris,

Seuil, 2000; PETRELLA, Ricardo. Pour une nouvelle narration du monde, Montréal, Écosociété, 2007;

PETRELLA, Ricardo. L’éducation, victime de cinq pièges. À propos de la société de la connaissance,

Coll. « Les grandes conférences », Montréal, Éditions Fides, 2000. 476 O. REBOUL. Les valeurs de l’éducation, Paris, PUF, 1992, p. 1.

Page 184: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

172

s’informer de, mais s’informer pour »477. L’information ne donne ni savoir-faire, ni savoir.

Ainsi, limiter l’acte éducatif à l’information, c’est apprendre sans comprendre, c’est aboutir

à un simple résultat venant d’un renseignement. Reboul rajoutera : « En ce sens,

l’information n’est pas une formation, mais une déformation »478. Pourtant, l’information

est indispensable et elle se doit d’être juste, transparente et vraie. Tout en étant distincte,

l’information est la base même de la formation.

La formation, selon la terminologie de Reboul, est l’apprentissage et l’acquisition

d’un savoir-faire, « […] c’est-à-dire d’une conduite utile au sujet ou à d’autres que lui, et

qu’il peut reproduire à volonté si la situation s’y prête »479. C’est un processus d’adaptation

en apprenant à faire comme… un peu comme l’apprenti le fait envers un métier spécifique.

La formation exige l’agencement et la coordination d’informations complexes en vue d’une

pratique cohérente et voulue.

D’Aristote à John Dewey, de nombreux penseurs ont affirmé que les choses que nous

devons apprendre à faire avec un certain savoir, c’est en les faisant que nous les apprenons

et nous les apprenons dans une culture précise. Ainsi, il faut apprendre à faire ce que nous

ne savons pas faire encore et nous ne pouvons l’apprendre qu’en le faisant. Par le faire se

précise la forme culturelle à laquelle nous appartenons. Elle permet de reproduire un mode

d’activité fidèle à un modèle social. Former n’est pas enregistrer des données, mais

apprendre à faire et faire faire. D’où la première étymologie comme educare.

Le mot latin educare signifie nourrir, remplir, gaver, assimiler. C’est prendre la

forme de… C’est s’adapter à… C’est être formé à et par… Ce concept illustre

un mouvement de l’extérieur du sujet vers l’intérieur. C’est plus spécifiquement

un acte de réception de connaissances spécifiques, théoriques et pratiques

acquises dans un domaine donné : formation technique, professionnelle,

spécialisée, scientifique, universitaire. C’est aussi un acte de transmission et

d’appropriation de compétences et d’aptitudes complexes intégrant, assimilant,

« digérant » des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être essentiels à

l’exercice d’une profession et d’un vécu social qui modèle primairement les

477 O. REBOUL. Qu’est-ce qu’apprendre?, Paris, PUF, 1980, p. 35. 478 Ibid., p. 27. 479 Ibid., p. 41.

Page 185: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

173

façons de faire, qui permet l’adaptabilité nécessaire pour fonctionner dans un

cycle de continuité480.

L’educare, comme formation, permet donc l’acquisition nécessaire des données

culturelles favorisant une adaptation suffisante et réconfortante pour vivre dans une

communauté ou une société spécifique au paradigme déterminé.

2.3.2 Educere comme éducation

Si la formation comme educare permet l’acquisition des données culturelles et le

degré d’adaptation nécessaire pour vivre dans une culture précise et la reproduire dans un

contexte paradigmatique donné, l’éducation comme educere transcende cette même culture,

en suscitant le discernement et le questionnement des valeurs et des savoirs reçus. Si

l’educare permet la réception, l’acquisition et la possession nécessaire d’un ensemble de

savoirs, si sa tâche est de former l’être humain selon un paradigme spécifique, l’educere

cherche à le « trans-former », à aller au-delà de la forme acquise par l’educare. C’est

l’action qui assure la révision des fondements qui forment culturellement son être. Si la

formation « forme » selon un canevas paradigmatique spécifique qui maintient les liens

sociaux pour assurer une certaine cohésion au sein d’un groupe, l’éducation « trans-

forme », c’est-à-dire qu’elle s’autorise au changement de forme culturellement imposée.

L’educere ainsi présentée a la particularité d’être foncièrement active parce qu’elle s’inscrit

directement dans la prise en charge fondamentale de la personne, en lien avec la culture

humaine et une communauté concrète. Nous croyons que l’educere est l’acte éducatif

essentiel qui permet à Bertrand et Valois ainsi qu’à Dewey d’affirmer qu’aucune

transformation sociale n’est possible sans une première transformation éducative, c’est-à-

dire anthropologique, épistémologique et éthique. Éduquer, c’est aussi ouvrir à d’autres

visions de l’homme, c’est réviser les schèmes de pensée et c’est développer « […] la

capacité de l’être humain d’évaluer le bien-fondé de ses actions eu égard à un ensemble de

valeurs de référence qui constituent la trame identitaire sur laquelle l’espace civique se

480 A. MARTIN. « ¿Es la educación un principio impulsor del cooperativismo contemporáneo? », Educación

y estrategia en la empresa social, sous la direction de Graciela Lara Gómez, Amalia Rico Hernández et

Rosa Maria Romero González, México, Miguel Angel Porrua, 2011, p. 40. (C’est l’auteur qui souligne).

Page 186: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

174

développe »481. En bref, c’est par l’activation éducative de l’educere que sont possibles les

transformations paradigmatiques. L’educere est donc cette trame originale et personnelle

qui vise l’unité humaine profonde dans le respect des diversités482.

L’expérience éducative qu’est l’educere exprime le mouvement qui prédispose à une

sortie de soi vers quelque chose; c’est une conduite hors de… un sens, une direction qu’on

se donne. C’est l’action de faire sortir de…, de s’élever vers… Si l’educare est acte de

réception de savoirs et de valeurs, l’educere est acte d’autonomie et de créativité

personnelle et collective qui se réalise par la prise en charge, le dialogue, le discernement,

l’étonnement. L’educere favorise donc l’activité digne d'humanisation qui permet

d’apprendre tous les jours à devenir toujours plus un homme ou une femme483.

L’éducation ainsi proposée débouche vers des champs propres à la nature humaine,

dans le respect des cultures par l’apprentissage de la vie, pour la vie et pendant toute une

vie. Apprendre à être ne rend pas nécessairement plus savant, mais définitivement plus

humain, plus libre et heureux. Reboul dira :

Et qu’est-ce qu’apprendre à être, enfin, sinon apprendre à changer, à rompre

courageusement avec le confort et le conformisme où l’on était installé comme

chez soi, pour devenir enfin soi? Apprendre vraiment, c’est toujours

« désapprendre », pour rompre avec ce qui nous bloque, nous enferme et nous

aliène. Pour rester jeune484.

En ce sens, apprendre c’est apprendre la chose la plus utile, mais aussi la plus

difficile, c’est-à-dire apprendre à être libre en s’unissant aux autres. Kant invitait

l’humanité à oser savoir en se servant, avec courage, de son propre entendement en toute

chose : Sapere Aude! C’est l’affirmation de la dignité humaine dans l’exercice d’une prise

de conscience personnelle et collective du monde dans lequel nous évoluons vers une

meilleure prise en charge. Invariablement, l’éducation permet d’éclairer le sens de

481 A. LACROIX. « Éduquer à la citoyenneté et contribuer à la formation du jugement moral », L’éducation à

la citoyenneté, enjeux socioéducatifs et pédagogiques, sous la direction de France Jutras, Québec, Presse

de l’Université du Québec, 2010, p. 93. 482 O. REBOUL. Qu’est-ce qu’apprendre?, p. 86. 483 A. MARTIN. « ¿Es la educación un principio impulsor del cooperativismo contemporáneo? », p. 42-43. 484 O. REBOUL. Qu’est-ce qu’apprendre?, p. 199-200.

Page 187: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

175

l’existence humaine et de la projeter, en même temps, vers des horizons nouveaux, c’est-à-

dire choisis par la personne elle-même avec les autres. Thomas De Koninck suggère, à la

suite de Martin Heidegger, qu’apprendre, c'est le « […] prendre suprêmement remarquable,

un prendre dans lequel celui qui prend ne prend que ce qu'il a déjà au fond de lui-même.

Apprendre à l’autre, c'est lui donner l'indication nécessaire pour lui permettre de prendre

par lui-même ce qu'il a déjà »485.

2.3.3 Complémentarité des concepts et de la réalité éducative

Distinguer les concepts d’educare et educere permet, en même temps, de saisir toute

l’importance de leur complémentarité dans la réalité. Si toute personne se culturalise, toute

personne s’humanise aussi et s’ouvre vers des possibles d’humanisation. L’acte d’éduquer

se situe dans un continuel mouvement de va-et-vient entre educare et educere, entre une

pratique sociale déterminée et un idéal d’humanité à conquérir. L’educare est le règne de la

répétition, de l’imitation, de la comparaison, de la rétrospection, du martelage conceptuel;

l’educere, l’esprit critique, l’ouverture, le discernement, la responsabilité face à la

reconstruction de l’expérience personnelle et sociale. L’une reproduit, selon des

fondements précis et selon la force de son paradigme, alors que l’autre entraîne sur des

sentiers nouveaux. L’une sans l’autre dessine les plans de l’endoctrinement486, les deux

ensemble, équilibrées et développées, sont libératrices pour une humanité qui cherche à

toujours mieux s’humaniser487. Un horizon éducatif sain est notamment celui qui harmonise

la continuité et la transformation. Reboul dira encore : « Un apprentissage humain est celui

qui aboutit à des savoir-faire permettant d’en acquérir une infinité d’autres et qui éduque

485 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, p. 171. 486 Qu’est-ce que l’endoctrinement? Fondamentalement, le terme pourrait être défini comme une imposition

de valeurs, c’est-à-dire forcer intentionnellement l'autre à adhérer à une doctrine sans comprendre,

détruisant ainsi toute possibilité d’une réflexion plus critique et objective. En bref, l’endoctrinement est

l’imposition d’une logique qui infantilise les autres. Reboul dira dans un de ses ouvrages qu’endoctriner,

c’est « […] réprimer en eux ce que tout enseignement véritable doit développer d’abord et toujours : la

pensée » (O. REBOUL. L'endoctrinement, Paris, PUF, 1977, p. 190-191). Rajoutons, à la suite de Platon

dans La République (livre VIII), que l’endoctrinement est une forme de démagogie qui détruit le dialogue

et la communication, donc la démocratie elle-même. Fondamentalement, l’éducation, telle que définie

comme educare et educere, est antidémagogique parce que cette complémentarité permet le discernement

tout en tentant de s’éloigner de l’ignorance et des préjugés qui guident très souvent l’existence personnelle

et sociale sans trop le savoir. 487 J. J. ROJAS HERRERA, dir. El paradigma cooperativo en la encrucijada del siglo XXI, Sherbrooke,

IRECUS-Université de Sherbrooke, 2007, p. 87-113.

Page 188: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

176

ainsi la personnalité tout entière. En d’autres termes, […] un apprentissage humain est celui

où l’on apprend à apprendre et par là même à être »488.

Cette relation éducative et complexe de educare-educere s’exprime dans et par

l’expérience humaine qui s’inscrit dans une histoire ouverte aux possibilités de

transformation qu’elle-même accepte de se donner à partir de sa propre condition

existentielle489. C’est ce qui permet, tant pour la personne que pour une collectivité, la

stabilité et le changement, la continuité et la transformation. Globalement, l'éducation doit

servir de moyen pour maintenir une forme d’adaptabilité paradigmatique tout en étant un

levier de transformation personnelle et sociale permettant un renouveau humain, éthique et

téléologique.

Comme nous l’avons signifié avec Bertrand et Valois, c'est elle, en partie, qui

provoque les bouleversements politiques. Cette relation de continuité et de transformation

annonce le progrès kuhnien de l'expérience humaine, expérience qui s'inscrit dans l'histoire

ouverte de la condition existentielle des hommes. Exiger la reproduction, l’adaptabilité et la

continuité sans l’éventualité d’une transformation ouvre grande la porte au dogmatisme et

de l'unilatéralisme. Une possible transformation sans continuité culturelle et historique

devient une idéologie vide de repères concrets. C’est ce que tente de saisir Dewey avec le

concept d’expérience.

Selon Dewey, pour qu’un processus soit vraiment éducatif, les facteurs indissociables

de l'individualité et de la sociabilité doivent se compléter mutuellement490. L'individu ne

doit pas seulement subir les conditions objectives de son environnement. Il est invité, à

partir de son expérience personnelle, à s’associer à d’autres pour comprendre ces conditions

et à les mettre à profit pour le bien commun. Dewey considère d’ailleurs que tout en vivant

en société, l'être humain doit se servir de son univers culturel comme référence pour

développer des capacités affectives, sociales et intellectuelles propres lui permettant ainsi

de prolonger et de modifier les complexités culturelles et sociales dans lesquelles il se

488 O. REBOUL. Qu’est-ce qu’apprendre?, p. 75. 489 J. DEWEY. Démocratie et éducation, Traduction de G. Deledalle, Paris, Armand Colin, 1975, p. 53. 490 Ibid.

Page 189: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

177

trouve. Pour ce faire, Dewey a élaboré la notion d’apprendre par l’expérience. Cela ne relève

pas exclusivement de l'ordre de la pratique et de la répétition, car il ne suffit pas de faire pour

apprendre, même si nous apprenons en faisant des activités (par exemple manger, marcher,

parler, etc.). Apprendre par expérience, c'est apprendre un moyen qui permet à l'être humain

d'analyser les causes et les effets qui existent entre les phénomènes naturels et sociaux et

apprendre à utiliser ces moyens pour apprendre davantage et pour agir davantage. En ce sens,

l'expérience éducative est « [...] la reconstruction ou la réorganisation de l'expérience qui

ajoute à la signification de l'expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de

l'expérience ultérieure »491.

À partir des situations existentielles et sociales troubles, l'expérience éducative permet

d'analyser rationnellement des hypothèses et des moyens d'action en vue d’amener la

continuité de cette même situation. Dewey pense que tout processus éducatif véritable n'est

possible que par la participation de plus en plus active de l'individu à la conscience sociale de

son milieu et de sa civilisation492. Pour Dewey, l’être humain se développe et se transforme

dans un monde culturel et social, lui aussi en évolution. Il doit y avoir continuité entre son

appropriation individuelle des significations des éléments sociaux actualisés dans une culture

et une personnalisation active dans un contexte social donné493.

En développant ses capacités internes, affectives et intellectuelles, face à des

problématiques spécifiques, l'être humain acquiert des outils pour comprendre mieux son

expérience. Cette prise de conscience l'amène à utiliser « ses outils » affectifs, sociaux et

intellectuels pour renouer avec la continuité situationnelle et élargir son champ expérientiel.

Tout être humain est un agent producteur de significations et de valeurs dans les situations où

il se retrouve. Ainsi, « [...] l'éducation devra donner à [l’être humain] la possession de lui-

même, l'indépendance, la possibilité de s'adapter aux modifications du milieu, mais aussi de

celle de créer et d'utiliser les modifications nécessaires »494.

491 Ibid., p. 123. 492 J. DEWEY. Education Today, New York, Greenwood Press, 1969, p. 3-9. 493 J. DEWEY. Expérience et éducation, Paris, Editions Bourrelier et Cie, 1947, p. 33-51. 494 J. DEWEY. L'école et l'enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967a, p. 137.

Page 190: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

178

Selon Dewey, la personne contribue, à partir de son expérience personnelle, à l'essor

d'une société qui évolue. L'éducation deweyenne invite tout être humain faisant partie d'une

société donnée à dire et à partager son expérience pour le bien de tous. Ainsi, l'éducation n'est

véritable que s'il y a croissance individuelle et sociale pour reconstruire continuellement et

mutuellement l'expérience, car « [...] une expérience qui ne tend ni à rassembler un plus grand

nombre d'idées, ni à mieux organiser les uns et les autres n'est pas éducative »495.

C'est dans le partage des idées et de la communication efficace que l'esprit de service

et de coopération peut se développer. L’acquisition de connaissances est importante

lorsqu’elle s'effectue dans une dynamique communicative et coopérative. Toute

l’expérience coopérative est elle-même expérience de citoyenneté. En ce sens, elle est aussi

politique.

L'expérience rend présente la croissance et permet de rendre l'être humain plus

conscient des conditions de croissance. L'acquisition du savoir et des valeurs ne doit pas

être une fin en soi, mais un moyen pour faire advenir et grandir l'humanité. C'est pour cette

raison que l'éducation est, pour Dewey, le cœur de la sociabilité de l'être humain.

L'objectif de l'éducation, selon Dewey, est un objectif de socialisation au sens où elle

vise à transformer la nature de l'expérience pour amener l'individu à partager les intérêts,

les objectifs et les idées de la société496. Elle a comme but ultime d'aider la personne à

devenir consciente du sens et de la valeur de ses actions. L'être humain doit pouvoir

percevoir et ressentir qu'il fait partie d'un tout et qu'il existe en relation continue et directe

avec les autres par son action et la qualité de son existence et son expérience.

Un horizon éducatif sain est celui qui harmonise la continuité et la transformation.

Cela suppose un monde en mouvement rempli de situations où règnent l'incertitude,

l'alternative, le questionnement et la recherche. C’est à l’intérieur de cette dynamique

existentielle que la pensée s'active. Il est donc évident que, dans un monde stable et fixe, les

495 J. DEWEY. Expérience et éducation, p. 94. 496 J. DEWEY. The school and the society, Chicago, The University of Chicago Press, 1967b, p. 47.

Page 191: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

179

principes de continuité et d'interaction seraient impossibles à déterminer497. Si la continuité

s’intensifie par une pédagogie de la répétition, de l’imitation, de la comparaison, de la

rétrospection, de l’individualisation et du martelage conceptuel conforme au paradigme

qu'on veut perpétuer, la transformation exige l'esprit critique, l'ouverture à l’autre, le

discernement, la responsabilité face à la reconstruction de l’expérience personnelle et

sociale. L'une exige la conformité et la stabilité, l'autre la nouveauté et l'alternative. L'une

reproduit le même modèle de société selon ses fondements et selon la force intentionnelle

de son système, l’autre l'entraîne sur des sentiers nouveaux à découvrir avec l’autre.

L’union des deux perspectives est libératrice d’une humanité qui cherche à toujours mieux

s'humaniser.

C’est l’expérience éducative décrite dans l‘œuvre par John Dewey498. L'éducation

n'est véritable que s'il y a croissance individuelle et sociale pour reconstruire

continuellement et mutuellement l'expérience. Pour pouvoir effectuer une reconstruction

sociale, à partir de l'expérience réfléchie des individus en situation, l'éducation doit

nécessairement s'inscrire dans un cadre démocratique. Pour ce faire, elle doit mettre en

valeur l'expérience personnelle à la disposition permanente de l'humanité en proposant des

fondements ouverts sur l’avenir, des fondements à construire. L'expérience doit acquérir

par l'éducation un sens large et devenir opérationnelle pour le bien de tous. L'enfant,

l'adolescent, l'adulte, pris dans sa totalité, doit être éduqué à penser sa réalité culturelle et

sociale dans laquelle il se trouve constamment plongé pour mieux agir dedans. Il doit

pénétrer dans la complexité sociale et la concrétude de la vie humaine, non seulement pour

la subir, mais pour l'éprouver, la comprendre et la prolonger activement et différemment

vers des nouveautés encore insoupçonnées. Pour ce faire, l'organisation éducative doit

devenir un milieu de vie démocratique et coopératif au service exclusif de la personne

incluse continuellement dans une communauté.

Mais comme l’a souligné Dewey lui-même, l’exercice demeure difficile puisqu’une

société qui fait la promotion de son paradigme le fait d'une façon intentionnelle et non

497 J. DEWEY. Experience and Nature, New York, Dover Publications inc., 1958, p. 71. 498 J. DEWEY. Experience and Education, New York, Collier Books, 1963.

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180

intentionnelle, par tous les moyens éducatifs et pédagogiques dont elle dispose. Ainsi, la

culture dominante détermine la façon de concevoir l’homme en lien avec des valeurs et une

finalité particulière. Elle « fixe » le monde et le stabilise. En fait, le phénomène éducatif

serait fort simple si les caractéristiques culturelles et sociales étaient fixes et éternelles dans

une société. La transmission de ces caractéristiques et leur obéissance seraient le but ultime

du monde éducatif : préparer les jeunes à se conformer à vivre dans un univers déjà

déterminé. Ainsi, selon la pensée de Dewey, l'être humain n'est pas un moi substantivé

séparé du cours des choses qui entretient avec le monde des relations mécaniques, mais un

être imprégné et plongé dans l'expérience d'une réalité sociale et culturelle en changement

constant. L'éducation doit former les individus pour qu'ils veillent à ce que s'opèrent les

réajustements sociaux nécessaires et continus. Il est par conséquent impossible d'éduquer

un enfant en fonction d'un état fixe puisque cet état social n'existe pas.

L’individu et la société sont formés au sens d’educare en fonction d’un paradigme

accepté pendant une période de temps précise. Pour faciliter son action éducative,

l’organisation scolaire développe une série de programmes de formation qui répondent aux

nombreuses attentes et exigences du paradigme dominant. Comme nous l’avons soulevé

avec Kuhn, la formation est donc un instrument de reproduction et d’adaptation au

paradigme dominant. Sans trop le savoir, il amplifie en lui une idée de l’homme que la

formation officielle viendra confirmer.

Tout en vivant dans une société, l'être humain doit se servir de son univers culturel

acquis comme référence pour développer des capacités affectives et intellectuelles qui lui sont

propres, lui permettant ainsi de prolonger et de modifier les complexités culturelles et sociales

dans lesquelles il se trouve. Pour qu'un processus soit vraiment éducatif, les facteurs

indissociables de l'individualité et de la sociabilité doivent se compléter mutuellement et

continuellement. L'individu ne doit pas seulement subir les conditions objectives de son

environnement; il est invité, à partir de son expérience personnelle et réfléchie, comme

mouvement entre ce qui est et ce qui doit être, à comprendre ces conditions et à les élargir

pour le bien commun.

Page 193: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

181

L'expérience éducative permet, à partir des situations existentielles et sociales définies,

problématisées, voire troublées, d'analyser intelligemment des hypothèses et des moyens

d'action communs en vue de transformer l’univers social. L'éducation, au sens educere du

terme, doit permettre à la personne d'apprendre à le devenir toujours plus en prenant

conscience de sa place et de son rôle dans une communauté culturelle et paradigmatique

déterminée par son histoire. Elle doit former les individus pour qu'ils veillent à ce que

s'opèrent les réajustements sociaux nécessaires et continus dans le but de répondre à leurs

besoins. C’est pourquoi l'être humain doit être le point de départ de suggestions et de plans

d'action pour le bien-être du groupe499. Si l'homme reçoit et subit le monde social, il doit aussi

le comprendre, le continuer et le renouveler. En fait, l'éducation n'a de sens qu'en fonction

d'une participation active personnelle et collective à la condition humaine. Elle est cette

habileté à penser par soi-même et cette capacité de tenir compte du point de vue des autres

pour initier et continuer des transformations sociales. Ainsi se reconstruit une expérience

éducative démocratique partagée, au sens d’educere qui devient elle-même le levier et le

tremplin vers de possibles changements paradigmatiques.

Cette façon démocratique de fonctionner empêche tout pouvoir autoritaire absolu de

s'installer ou de s'imposer. Il est clair que, pour arriver à un compromis démocratique, il est

important de « suspendre » ses croyances, d'utiliser les idées comme des hypothèses à être

testées et s'efforcer à s'ouvrir à des nouveaux champs de recherche pour solutionner les

problématiques. L'éducation deweyenne est un processus de vie en continuité avec la vie

sociale. « [...] education is the fundamental method of social progress and reform »500. Pour

pouvoir effectuer une reconstruction sociale, à partir de l'expérience réfléchie des individus en

situation, l'éducation doit s'inscrire nécessairement dans un cadre démocratique. Pour ce faire,

elle doit mettre en valeur l'expérience personnelle à la disposition permanente de l'humanité.

L'expérience doit acquérir, par l'éducation, un sens large et devenir opérationnelle pour le bien

de tous501. Pour que chacun puisse apporter son action à celles des autres et tenir compte de

l'action des autres pour donner une signification à la sienne, une éducation démocratique est

499 J. DEWEY. Education Today, p. 3-4. 500 Ibid., p. 15.

Traduction libre : […] l'éducation est la méthode fondamentale du progrès social et de la réforme. 501 J. DEWEY. Démocratie et éducation, p. 289-296.

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182

nécessaire. C’est ce qui fera dire à John Dewey que le fondement de l’éducation se trouve

dans l’essence même de la démocratie comme apprentissage et développement des capacités

humaines, de l'intelligence et du pouvoir de l'expérience d’être mis en commun vers la

résolution de problèmes nouveaux. Laval et Tassi le remarquent également : « Démocratie et

savoir vivant sont plus que jamais liés dans l’action »502.

Ainsi proposé, l'objectif de l'éducation suppose la formation et la « trans-formation » de

la nature de l'expérience humaine pour amener l'individu à partager les intérêts, les objectifs et

les idées de la société tout en contribuant à son élévation. L’éducation, comme mouvement

entre un idéal et une pratique, a comme but ultime d'aider la personne à devenir consciente du

sens et de la valeur de ses propres idées et actions à l’intérieur de sa culture qui le détermine à

sa façon. Nous pourrions donc dire que l’éducation est l’ensemble des valeurs, des

concepts, des savoirs et des pratiques dont l’objet est le développement continu de l’homme

culturalisé, socialisé et déterminé en lien avec d’autres civilisations, d’autres cultures,

d’autres idéaux humains et éthiques. C’est le pont qui se construit de façon permanente

entre un sujet autonome (ou en voie de le devenir) et l’humanité à l’intérieur d’un jeu

d’interaction, d’interrelation, voire d’intercoopération entre les femmes et les hommes

continuellement culturalisés, mais appelés vers plus d’humanisation. Ainsi se construit

graduellement une expérience de coopération véritable. Repenser l’éducation nécessite donc

de scruter les assises mêmes de la culture dans laquelle elle s’inscrit. Comme le souligne

Thomas De Koninck, « […] l’éducation ne commence pas avec l’initiative des écoles; toute

la culture est éducatrice »503.

2.3.4 Changement de paradigme et éducation

Quel rôle joue l’éducation à l’intérieur d’un paradigme? Nous pouvons soumettre

l’idée qu’à l’intérieur d’un paradigme bien structuré et bien implanté, la formation, comme

educare, joue donc un rôle primordial. Kuhn l’a abondamment démontré. En effet, elle

permet d’apprendre à analyser un problème dont les maîtres du paradigme connaissent déjà

la solution par exemplarité. Un jeune scientifique, par exemple, apprend à articuler les

502 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous […], p.119. 503 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture, p. 29.

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183

généralisations symboliques de son paradigme à diverses situations. Il apprend les lois, les

théories et les axiomes qui supportent et maintiennent le paradigme en place. Il a à faire la

démonstration qu’il les comprend et les possède. Ainsi, par l’apprentissage plus technique

conforme à l’educare, un paradigme s’autoconstruit en formant de nouveaux apprenants qui

s’exercent sur les problèmes dont les conclusions sont déjà annoncées et connues par les

membres plus spécialisés de la communauté elle-même. Les étudiants en science sont

formés en fonction des outils fournis par le paradigme auquel ils adhèrent, tout comme les

étudiants en théologie, en administration ou dans toute autre discipline. L’importance

éducative d’un paradigme se situe principalement, selon Kuhn, dans l’apprentissage d’un

savoir-faire.

C’est ce qui fait dire à Kuhn qu’il n’existe pas de recherche sans un appareil

théorique préalable fourni par le cadre paradigmatique pour le soutenir et le guider504. Ce

qui est enseigné est préalablement et officiellement accepté comme vrai par la communauté

elle-même. Si le paradigme guide la recherche, ce n’est pas seulement à la manière d’une

théorie, mais comme un ensemble de dispositions acquises par les membres de la

communauté, c’est-à-dire cette matrice disciplinaire qui présente et soutient des visions du

monde et un ensemble de pratiques qui leur est intimement lié. Une des grandes

caractéristiques d’un tel type d’apprentissage est le cloisonnement des savoirs et l’absence

ou la superficialité des prises de conscience. À l’intérieur de ce processus, l’apprentissage

par exemplarité n’est jamais amené à une connaissance « questionnante », « méditante »,

consciente et plus fondamentale. Et elle ne saurait l’être, nous avertit Kuhn. Quel

paradigme voudrait questionner les bases mêmes qui soutiennent tout son système?

Pourquoi remettre en question ce qui globalement fonctionne?

Tant qu’un paradigme performe logiquement et résout efficacement les

problématiques auxquelles il est confronté, très peu de remises en question vont s’exprimer.

Tout baigne dans la normalité, dira Kuhn, rapporté par Kremer-Marietti.

Tant que la science fonctionne normalement dans sa pratique, la recherche ne

présente aucune séquence dramatique ni embarrassante. Et, généralement, les

504 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 139.

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184

manuels scientifiques font état des accomplissements – les effets du paradigme

–, mais sans se référer immédiatement à leur forme originale505.

Conséquemment, tout le contexte favorisant le maintien d’un paradigme dominant

privilégie cette forme d’apprentissage qui donne à tout apprenant les outils intellectuels et

éthiques nécessaires pour reproduire le modèle existant et, au mieux, s’adapter. Une société

qui fait la promotion d’un paradigme le fait d'une façon intentionnelle, par tous les moyens

éducatifs et pédagogiques dont elle dispose. Le système éducatif joue ici un rôle primordial

dans la construction et le maintien d’une dominance paradigmatique; l’exemple du

néolibéralisme le démontre bien. L’avènement d’un paradigme structuré et suffisamment

fort pour régner sur une société s’intensifie par son volet formatif (educare), au détriment

de son volet éducatif (educere), plaçant bon nombre de personnes dans un état de

préconscience, de prédiscernement avec peu d’ouverture aux grands questionnements

existentiels ou de portée philosophique.

Survient un danger sous-jacent à toute spécialisation presque exclusive : elle peut

emprisonner l’individu dans la logique réduite des connaissances apprises et des croyances

culturelles marquées qui en résultent. L’apprentissage se réalise à l’intérieur même des

données apportées par le paradigme lui-même, d’où l’évacuation ou la mise entre

parenthèses des perspectives éducatives plus critiques et philosophiques comprises sous

l’angle d’educere. Kuhn dira que « […] la source de résistance, c’est la certitude que

l’ancien paradigme parviendra finalement à résoudre tous ses problèmes, que l’on pourra

faire entrer la nature dans la boîte fournie par le paradigme »506. Comme nous l’avons

souligné auparavant, faute d’un regard critique et de discernement sur les bases mêmes du

paradigme qui délimite une certaine vision, les idées fondamentales véhiculées et

organisées par un paradigme en arrivent parfois à posséder les individus eux-mêmes. Les

acteurs en deviennent esclaves au point parfois de continuer à chercher des solutions à

l’intérieur de leurs propres cadres, même quand ceux-ci ne répondent plus adéquatement

aux problématiques humaines nouvelles ou réelles. Ainsi, très peu d’avenues libératrices se

505 A. KREMER-MARIETTI. « Le paradigme scientifique : cadres théoriques, perception, mutation », p. 4. 506 T. KUHN. La structure des révolutions scientifiques, p. 209.

Page 197: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

185

dessinent alors que la formation humaine devrait logiquement amener l’apprenant à un

autre degré : celui de s’éduquer lui-même avec les autres.

L’éducation n’a pourtant de sens que dans la mesure où elle « forme » adéquatement

l’intégralité de la personne et non seulement le technicien, le croyant, le coopérateur, le

religieux, etc. Former la globalité de l’homme, c’est l’éduquer, c’est-à-dire l’aider, à partir

de valeurs et de principes jugés importants, à développer sa propre personne dans le but de

mieux gérer la vie et l’organisation de la vie par des enchaînements culturels complexes.

L’educere, minimisée à l’intérieur d’un paradigme implicitement et globalement

accepté par tous, ne disparait heureusement jamais totalement. Un peu en vigie, elle est

présente parce que la vie, le monde et l’autre sont des expressions éducatives très profondes

et permanentes qui ont le potentiel de devenir, par le discernement sur l’humanité elle-

même et sa dignité, le moteur d’une transformation personnelle et sociale. Si l’educare

permet d’apprendre les paramètres culturels ambiants pour mieux se conformer et

s’adapter, l’educere s’active à transformer le cœur et l’esprit de la personne par la libération

de soi afin de faire émerger de soi, avec les autres, ce dont une communauté a besoin. Elle

ouvre nécessairement l’esprit humain à d’autres avenues que celles présentées par les

paradigmes et leurs limites respectives. La réalité humaine concrète et complexe dans

toutes ses dimensions est plus que n’importe quel cadre qui impose une limitation et c’est

par le contact avec les autres, par la conscience de l’autre, que naît l’educere, même au sein

d’un paradigme dominant.

Nous pouvons penser que le cadre théorique proposé par Kuhn inclut implicitement

les notions éducatives apportées jusqu’à maintenant. Elles se manifestent cependant à des

moments différents et répondent à des besoins distincts. Il nous semble évident que la

dynamique de la science normale favorise nettement l’espace pour l’educare. La stabilité

scientifique ou sociale accentue les horizons éducatifs à la formation technique et

instrumentale des apprenants et limite sensiblement les avenues éducatives du type

educere. L’étape qui provoque un dérèglement de la science normale et qui met en branle

un processus de questionnement et de recherche active vers une nouvelle stabilité et

normalité suscite cependant un processus d’approfondissement philosophique laissant un

Page 198: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

186

peu plus en plan l’aspect formatif et technique. Toute la réflexion kuhnienne sur les

paradigmes inclut donc dans une applicabilité à géométrie variable l’educare et l’educere.

L’éducation demeure une réalité humaine incontournable dans la logique des

paradigmes. Si l’éducation est l’activité proprement humaine qui permet le discernement de

nos propres univers, elle ouvre à la liberté nécessaire pour questionner les concepts

particuliers qui déterminent, en grande partie, les pensées et les actions. Lorsqu’une

question posée dans le contexte d’un paradigme structuré ne peut trouver de réponse qu’en

dehors de celui-ci, lorsqu’une anomalie résiste au modèle dominant et qu’il ne réussit plus à

donner un sens aux actions et à la société, une porte est ouverte vers un changement de

paradigme.

Il faut oser remettre en question ce qui, dans nos cultures respectives, nous

empêche de nous humaniser davantage, afin d’en extirper la part d’ignorance et

d’erreur qu’elles véhiculent encore. Nous devons trouver le courage de

remplacer certains de nos paradigmes par de nouveaux, fondés sur les

meilleures connaissances actuellement disponibles et les maintenir ensuite

continuellement à jour afin d’éviter le piège du traditionalisme et du

dogmatisme507.

Dans cette deuxième partie de nos référents conceptuels, nous avons présenté

l’éducation et l’expérience éducative en lien avec la notion de paradigme comme

l’ensemble des processus et des procédés qui permettent à toute personne d’accéder

progressivement à sa culture et à la culture humaine par la technique, le discernement et

l’autonomie. L’éducation demeure une des clés qui amène à une éventuelle prise en charge

des personnes, des organisations et des sociétés. La formation et l’éducation sont donc des

outils qui permettent l’adaptation citoyenne et professionnelle, comme educare, et

provoquent, en tant qu’educere, la transformation de l’être humain en tenant compte de sa

continuité historique et de l’influence des paradigmes sur sa vie. Laissons Bertrand et

Valois conclure cette partie en se questionnant sur les tendances annoncées des prochains

paradigmes qui auront éventuellement une portée sur les organisations politiques et

éducatives et dont les perspectives éducatives actuelles traceront peut-être le chemin.

507 G. MARCOTTE. Manifeste du mouvement humanisation, Saint-Nicolas, Éditions Humanisation, 2006,

p. 83.

Page 199: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

187

Bref, l’éducation, l’une des pièces maîtresses d’une réécriture de la vie, doit

jouer un double rôle. Elle doit assurer, à la fois, une certaine permanence de

l’acquis, compte tenu du principe de continuité des expériences et une

compréhension et une critique de cet acquis dans une perspective de

reconstruction continuelle de l’expérience et de transformation sociétale et

planétaire pour donner à la Vie tout son sens en créant sur Terre un véritable

milieu de Vie : UN VIVRE ENSEMBLE AUTHENTIQUE508!

2.4 NOUVEAUTÉ PARADIGMATIQUE

Nous voulons terminer cette dernière partie du chapitre deux en abordant la

thématique de la complexité en lien avec la notion de paradigme. Cela n’est pas sans risque.

En fait, nous souhaitons seulement clarifier ce concept en montrant simplement les avenues

nouvelles et possibles qu’offrent les notions de base de la complexité à d’éventuels

changements de paradigme. Confronté à une littérature particulièrement abondante et dense

sur le sujet de la complexité, notre but, à ce moment-ci de notre exposé, n’est pas tant de

l’expliciter, ni de l’analyser, mais d’en relever les grands traits pour illustrer son

importance dans la dynamique sociale actuelle, qui cherche et annonce implicitement des

transformations, voire des mutations. Nous voulons présenter la pensée de la complexité

pour montrer que cette posture détermine les éléments fondamentaux que devrait contenir

un prochain paradigme capable de créer des pressions philosophiques suffisantes pour

confronter l’actuel. Nous souhaitons ainsi faire valoir les outils théoriques que suggère la

pensée complexe afin d’aider à mieux circonscrire notre propre réflexion sur ce qui sera

traité au prochain chapitre, c’est-à-dire le lien entre coopératisme et paradigme.

Donnons la parole à Fritjof Capra, qui résume ce que nous avons souligné

auparavant :

L’évolution d’une société, y compris celle de son système économique, est

étroitement liée aux modifications du système de valeurs qui régit toutes ses

manifestations. Les valeurs en fonction desquelles vit une société déterminent

tant sa vision du monde et ses institutions religieuses, que ses travaux, sa

technologie scientifique, son organisation politique et économique. Une fois

que l’ensemble de ses valeurs et objectifs aura été exprimé et modifié, il

constituera le cadre des perceptions, des considérations et des choix induisant

508 Y. BERTRAND et P. VALOIS, Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 269. (Ce sont les

auteurs qui surlignent).

Page 200: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

188

l’innovation et l’adaptation sociale. Lorsque le système de valeurs se modifie –

souvent en réponse à des pressions environnementales – de nouveaux modèles

d’évolution culturelle apparaissent509.

À partir de ce constat, Capra montre la pertinence d’un changement radical en considérant

désormais la complexité du monde et de l’homme. Lui-même physicien, il découvre que les

sciences physiques contemporaines ne cessent de le rappeler. Il faut proposer un regard

anthropologique qui va au-delà d’une affirmation de la représentation actuelle du monde

qui

[…] implique la croyance en la méthode scientifique comme seule approche

valable de la connaissance; la conviction que l’univers est un système

mécanique composé de parcelles matérielles élémentaires; l’idée que la vie en

société est une lutte compétitive pour l’existence et la foi en un progrès matériel

illimité réalisable au moyen d’une croissance économique et technologique.

Durant les dernières décennies, toutes ces idées, toutes ces valeurs se sont

avérées très limitées : elles nécessitent une révision radiale510.

Capra pose un regard critique sur les enjeux actuels montrant l’influence paradigmatique

particulièrement déterminante de la philosophie cartésienne et newtonienne. Selon lui,

Descartes, Newton et la plupart des scientifiques modernes ont imposé une vision du

monde mécaniste et séparative des entités du monde. À l’image des machines fabriquées

par les hommes, l’univers, et donc l’être humain, était considéré comme formé de parties

élémentaires. Par conséquent, tout phénomène complexe pouvait être compris en les

réduisant à leurs parcelles fondamentales et en cherchant les mécanismes selon lesquels ils

interagissaient. Selon Capra, « cette attitude, connue sous le nom de réductionnisme, s’est

ancrée si profondément dans notre culture qu’elle a été souvent identifiée avec la méthode

scientifique »511.

2.4.1 Influence cartésienne

Depuis René Descartes (1596-1650), la science classique utilise un procédé

épistémologique qui isole et en réduit mécaniquement les parties du monde pour mieux les

comprendre de façon claire et distincte. La méthode cartésienne découvre l’utilité

509 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 173. 510 Ibid., p. 26. 511 Ibid., p. 41.

Page 201: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

189

d’éliminer le complexe en analysant séparément, mécaniquement et quantitativement les

parties, car c’est à l’intérieur des parties scrutées et analysées que se trouve la vérité.

Descartes réalise, de façon personnelle, la grande incertitude qui existe face à de

nombreuses versions scientifiques et théologiques de son temps pour expliquer le monde. Il

fait donc l’exercice de vérifier toutes ses connaissances et remet tout en doute de façon

méthodique, les sens, les connaissances et la réalité elle-même.

C’est dans l’exercice du doute radical qu’il comprend qu’une seule réalité ne peut être

mise en doute, c’est-à-dire le fait de douter, l’exercice du doute, donc de la pensée. Si

Descartes peut douter de tout, il est convaincu de son action précise de douter. S’il doute, il

pense; s’il pense, c’est donc qu’il existe. D’où la fameuse formule : Cogito ergo sum. Dans

la deuxième partie du Discours de la Méthode, Descartes affirme :

Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que

tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque

chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si

assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient

pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule,

pour le premier principe de la philosophie que je cherchais512.

Par l’exercice du doute qui décompose les croyances et les vérités apprises, le cogito

devient l’ultime fondement de la connaissance et de l’existence humaine. Il est l’idée claire

et distincte par excellence et ce processus de certitude deviendra la méthode pour connaître

le monde dans toute sa logique mécaniste.

Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui

m'assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser,

il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses

que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies

[…]513.

La méthode cartésienne de l’affirmation du cogito, qui est celle de réduire et

d’évacuer tout ce qui est superflu pour atteindre l’unique certitude, lui servira de méthode

pour la connaissance du monde. Elle est donc un exercice de réduction et de

512 R. DESCARTES. Discours de la méthode, Paris, Union générale d’Éditions, 1962, p. 36. (C’est l’auteur

qui souligne). 513 Ibid., p. 36-37.

Page 202: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

190

« décomposition » logique, jusqu’à l’affirmation d’idées claires et distinctes à partir

desquelles la vérité du monde se révèle. La méthode cartésienne deviendra la méthode

scientifique qui privilégie la simplification, la réduction, la sélection, la division et la

quantification en vue de rechercher l’ordre de l'univers et l'adéquation de l'esprit aux lois du

monde inscrites dans une mécanique à l’image d’une horloge514.

Descartes et les scientifiques modernes proposent, avec méthode, la division entre les

catégories de la connaissance, entre l'ordre et le désordre, l'esprit et la matière, l'homme et

la nature, le sujet et l'objet, l'observateur et la chose observée, l'un et le multiple. Descartes

propose la réduction du complexe au simple, du tout aux parties établissant une vision

déterministe du monde formée d'unités simples. Ainsi, tous les phénomènes doivent être

compris dorénavant en les réduisant à leurs parcelles élémentaires et fondamentales et en

cherchant les mécanismes qui déterminent leurs fonctionnements et « […] ainsi nous rendre

comme maîtres et possesseurs de la Nature »515.

La méthode cartésienne consiste à parcelliser le monde pour les agencer de nouveau

en ordre logique. C’est probablement sa plus grande contribution à la science, au point de

devenir une caractéristique essentielle de la pensée scientifique moderne. C’est ce qui fera

dire à Edgar Morin et Fritjof Capra que ce découpage de la réalité est devenu la

caractéristique du mode de pensée actuel, c’est-à-dire cette conviction que tous les

phénomènes naturels et humains doivent être compris en les réduisant à leurs éléments

constituants par un exercice de la raison que permet la découverte des idées claires et

évidentes. De cette division fondamentale entre l’esprit (res cogitans) et la matière (res

extensa), la description mécanique de la nature devint le paradigme dominant de la science

après Descartes516.

Depuis Descartes et Newton, notre culture est obnubilée par la connaissance

rationnelle, l’objectivité, l’abstraction et la quantification, rationalisant les parties et

514 Ibid., p. 54-57. 515 Ibid., p. 60. 516 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 50-56 et 303; E. MORIN,

Introduction à la pensée complexe, p. 103.

Page 203: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

191

construisant une vision du monde déterministe et compartimentée. L’effet Descartes oriente

encore la pensée des contemporains, même si l’univers n’est plus considéré comme une

machine formée de multiples objets. La physique quantique enseigne que l’univers est

comme un tout indivisible, dynamique, dont les parties sont essentiellement des relations et

ne peuvent être comprises que comme modèles d’un processus cosmique, complexe et

incertain. Cette épistémologie scientifique continue donc d’influencer nos façons de

concevoir le monde et l’homme. Morin affirmera que « [l]’intelligence morcelée,

compartimentée, mécaniste, réductionniste de la gestion politique unidimensionnelle détruit

le monde complexe en fragments désunis, fractionne les problèmes, sépare ce qui est uni,

unidimensionnalise ce qui est multidimensionnel »517. À la suite de Descartes, les

dimensions de la vie humaine se verront donc isolées et séparées les unes des autres, en

disciplines claires et distinctes devenues aujourd’hui difficilement réconciliables,

occasionnant des problèmes d’ampleur difficiles à résoudre pour l’instant puisque

[l]es problèmes de société et les problèmes politiques s’avèrent de plus en plus

globaux, complexes au sens de tissés ensemble, cependant que le déploiement

des connaissances va dans le sens opposé, suivant des labyrinthes de plus en

plus spécialisés, fragmentés, détachés du tout. Paradoxalement toutefois, de

moins en moins de personnes sont préparées, par la formation, à faire face à ces

enjeux globaux518.

Ainsi, la philosophie cartésienne saura s’incruster dans la pensée contemporaine au

point de servir d’échafaudage logique de la pensée où tout est continuellement divisé en

systèmes clos. Cette tendance à compartimenter le monde compartimente également

l’humanité elle-même. Les perspectives philosophiques annoncées par Descartes au

17e siècle ont facilité la spécialisation de la science en champs spécifiques et ont permis les

517 E. MORIN. Éduquer pour l’ère planétaire : la pensée complexe comme méthode d'apprentissage dans

l'erreur et l'incertitude humaines, Paris, Balland, 2003, p. 146.

Morin dira dans un autre ouvrage que : « En de multiples domaines donc, l’intelligence parcellaire,

compartimentée, mécaniste, disjonctive, réductionniste, brise le complexe du monde en fragments

disjoints, fractionne les problèmes, sépare ce qui est lié, unidimensionnalise le multidimensionnel. C’est

une intelligence à la fois myope, presbyte, daltonienne, borgne; elle finit le plus souvent par être aveugle.

Elle détruit dans l’œuf les possibilités de compréhension et de réflexion, éliminant aussi toutes chances

d’un jugement correctif ou d’une vue à long terme. Ainsi, plus les problèmes deviennent

multidimensionnels, plus il y a incapacité à penser leur multidimensionnalité; plus les problèmes

deviennent planétaires, plus ils deviennent impensés; plus progresse la crise, plus progresse l’incapacité à

penser la crise. Incapable d’envisager le contexte et le complexe planétaire, l’intelligence aveugle rend

inconscient et irresponsable » (E. MORIN et J.-L. LEMOIGNE. L’intelligence de la complexité, p. 111). 518 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, p. 183.

Page 204: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

192

innombrables avancées dont nous bénéficions aujourd’hui. Cette aptitude à diviser le

monde, le vivant et l’homme dans leurs caractéristiques fondamentales a aussi provoqué

des lacunes : une de celles-ci fut de favoriser, dans la division de la réalité, certains aspects

au prix des autres. C’est ce que nous avons tenté de relever précédemment en évoquant la

problématique du paradigme économiste, qui est celle de profiter de la séparation des

diverses dimensions humaines pour se permettre d’en isoler une et d’en faire, le cas

échéant, le référent absolu des réalités humaines.

Nous concluons, par conséquent, que l’épistémologie de base, qui sert à

l’échafaudage du paradigme dominant actuel, est définitivement celle qui se réfère aux

perspectives mécanistes annoncées par Descartes. Le paradigme économiste prépondérant

est l’héritier d’une épistémologie qui est remise en question par la science elle-même

depuis plus de 60 ans. C’est ce qui fera dire à Capra que

[l]es économistes ne reconnaissent pas que leur discipline n’est, en fait, qu’un

aspect d’une vaste structure écologique et sociale, d’un système vivant composé

d’êtres humains en interaction continue les uns avec les autres et aussi avec les

ressources naturelles. L’erreur fondamentale est de diviser cette structure en

fragments supposés indépendants et devant être traités dans des départements

académiques distincts519.

Concrètement, poursuit Capra dans un autre ouvrage,

[l]a nouvelle économie a de toute évidence enrichi une élite mondiale de

spéculateurs financiers, de dirigeants d’entreprises et de professionnels high-

tech. Une accumulation de richesses sans précédent s’est formée tout en haut de

l’échelle, et le capitalisme mondial a également fait progresser quelques

économies nationales, en particulier dans les pays asiatiques. Mais, dans

l’ensemble, son impact a été désastreux sur les plans économique et social.

Avec la fragmentation et l’individualisation du travail et le démantèlement

progressif de l’État-providence sous la pression de la mondialisation

économique, l’essor du capitalisme mondial s’est accompagné d’un

accroissement des inégalités et de la polarisation sociale520.

C’est ce que Morin appellera la simplification aux ramifications méthodologiques,

logiques et épistémologiques évidentes pour la modernité causée par le paradigme

519 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 171-172. 520 F. CAPRA. Les connexions invisibles : une approche systémique du développement durable, Traduction

de N. Tridon, Monaco, Éditions du Rocher, 2004, p. 172.

Page 205: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

193

cartésien521. Par la division mécaniste du monde proposée par Descartes, les tendances

paradigmatiques qui ont suivi se sont vues autoriser à élire certains aspects humains, les

rendant plus prédominants que d’autres et à les articuler sous la forme d’un paradigme

présentant une vision unidimensionnelle de l’être humain. C’est ce que dénoncera Herbert

Marcuse, en 1964522.

2.4.2 De la complexité

Le concept de complexité vient de complexus qui signifie « tisser ». Il s’est développé

au début du 20e siècle, avec l’apport d’un courant scientifique important, la physique

quantique, qui questionna les piliers mêmes de la science classique (notions d’ordre, de

séparabilité et de logique inductive-déductive). Des scientifiques découvrirent que le réel ne

se limite pas à une vision mécanique, mais davantage à une vision organique, voire

systémique. La science contemporaine est donc venue relativiser l’optimisme scientifique

et le scientisme mécaniste des Modernes en découvrant le caractère conventionnaliste et

contingent des modèles de représentation. C’est le scientifique Gaston Bachelard qui mettra

en doute la vision classique et cartésienne de la science.

Non seulement Descartes croit à l’existence d’éléments absolus dans le monde

objectif, mais encore il pense que ces éléments absolus sont connus dans leur

totalité et directement. C’est à leur niveau que l’évidence est la plus claire.

L’évidence y est entière précisément parce que les éléments simples sont

indivisibles. On les voit tout entiers parce qu’on les voit séparés. De même que

l’idée claire et distincte est totalement dégagée du doute, la nature de l’objet

simple est totalement séparée des relations avec d’autres objets523.

La découverte scientifique de la complexité organique, systémique et globale du monde

force à reconnaître que la connaissance est en partie relative aux observations et que

l’univers est construit théoriquement selon des schèmes humains qui cherchent à interroger

aussi le sens de la vie. Bachelard continue :

En réalité, il n’y a pas de phénomènes simples; le phénomène est un tissu de

relations. Il n’y a pas de nature simple, de substance simple; la substance est

une contexture d’attributs. Il n’y a pas d’idée simple, parce qu’une idée simple

521 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 103-104. 522 H. MARCUSE. L’Homme unidimensionnel, essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée,

Traduction de M. Wittig et l'auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1968. 523 G. BACHELARD. Le nouvel esprit scientifique, 4e édition, Paris, PUF, 1991, p. 146.

Page 206: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

194

[…] doit être insérée, pour être comprise, dans un système complexe de pensées

et d’expériences. L’application est complication. Les idées simples sont des

hypothèses de travail, des concepts de travail, qui devront être révisés pour

recevoir leur juste rôle épistémologique. Les idées simples ne sont point la base

définitive de la connaissance; elles apparaîtront par la suite dans un tout autre

aspect quand on les placera dans une perspective de simplification à partir des

idées complètes524.

Directement en lien avec la perspective d’une redécouverte de la complexité du monde,

Bertrand et Valois diront que « [l]es sciences de la nature démontrent actuellement que la

coopération, la solidarité et la symbiose sont de loin des caractéristiques du vivant »525.

Puisque l’importance de rétablir des liens entre les diverses dimensions de la vie et de

l’homme se présente de façon nette sous nos yeux, « […] on doit voir là une nouvelle

preuve de l’extension scientifique de l’expérience et une nouvelle occasion de dialectique

non-cartésienne »526.

D’un cadre parcellaire, simple et mécaniste de la réalité se déploie aujourd’hui une

vision du monde à caractère complexe, organique et systémique où l’enjeu consiste à

relativiser l’approche cartésienne et la compléter. La pensée tenant compte de la complexité

du monde doit « lutter contre la simplification, tout en l’utilisant nécessairement »527. Une

des idées fondamentales proposées par l’approche systémique consiste à découvrir que les

réseaux sont des configurations présentes à tous les échelons de la vie. « Partout, à tous les

niveaux, la vie s’organise en réseaux »528. Les organismes vivants interagissent

continuellement et simultanément les uns avec les autres. Ils sont interdépendants les uns

des autres tout en s’auto-organisant de façon dynamique dans le respect de leur propre

autonomie. C’est ce qu’Edgar Morin appelle la notion de système semi-ouvert, c’est-à-dire

cette possibilité qu’ont les organisations vivantes de maintenir « fermées » leurs structures

internes et autonomes, sans quoi elles se désintègreraient, tout en permettant une ouverture

nécessaire pour se nourrir et progresser529. Tout système n’est jamais clos, mais en

continuelle interdépendance avec son milieu, c’est-à-dire par des liens essentiels

524 Ibid., p. 152-153. (C’est l’auteur qui souligne). 525 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 267. 526 G. BACHELARD. Le nouvel esprit scientifique, p. 175. 527 E. MORIN. Éduquer pour l’ère planétaire […], p. 76. 528 F. CAPRA. Les connexions invisibles : une approche systémique du développement durable, p. 30. 529 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 31.

Page 207: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

195

d’autonomie et d’ouverture qu’il entretient avec son environnement naturel et humain.

Capra précisera donc que

[l]a vision systémique considère le monde en termes de relation et

d’intégration. Les systèmes sont des touts intégrés dont les propriétés ne

peuvent être réduites à celles de plus petites unités. Au lieu de se concentrer sur

les éléments fondamentaux ou sur les substances de base, l’approche

systémique met l’accent sur les principes de l’organisation530.

Une des grandes caractéristiques des découvertes scientifiques contemporaines du

monde vivant montre l’importance de l’association, de l’établissement des liens et de la

coopération.

L’étude détaillée des écosystèmes réalisée au cours des dernières décennies a

fait clairement ressortir le fait que les organismes vivants entretiennent des

relations d’un type essentiellement coopératif, caractérisé par la coexistence et

l’interdépendance; ces relations sont symbiotiques à plus d’un égard. Bien

qu’on ne puisse nier la compétition, celle-ci se déroule dans un contexte de

coopération plus vaste, de sorte que le système, au sens large, maintienne son

équilibre531.

À partir d’une vision complexe du vivant, exigeant continuellement la reconnaissance des

liens qui composent toutes les sphères, il est possible de comprendre l’homme en étudiant

l’intégralité, l’interrelation et la complémentarité de ses dimensions, tant physique et

psychologique que sociale, politique, économique, éthique, culturelle et spirituelle; en bref,

une approche multidimensionnelle et équilibrée de laquelle émerge, dans la complexité du

monde et de l’homme, la nouveauté, l’inventivité et la créativité532.

La complexité, c’est donc une méthode dont le but fondamental est d’amener la

personne à penser par elle-même le monde interrelié dans toutes ses dimensions. Ne

pouvant connaître la globalité du monde dans toutes ses parties isolées les unes des autres,

la pensée complexe invite à connaître et comprendre les liens complexes qui unissent

l’ensemble des activités. Sans renier l’importance de la recherche des lois scientifiques,

l’école de la complexité se concentre sur la possibilité de les relier et de les traiter dans un

530 F. CAPRA. Le temps du changement. Science-société-nouvelle culture, p. 248. 531 Ibid., p. 261. 532 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 65-71.

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196

contexte sain d’incertitude qui inclut continuellement la reconnaissance des parties et du

tout.

La réalité doit se comprendre en fonction des relations qui émergent des interactions

qui caractérisent le vivant organique et systémique. La connaissance n’est pas une machine

parfaite, mais un processus en voie de désintégration et d’organisation continuelle en lien

avec la reconnaissance des systèmes qui évoluent. Elle demande de penser sans jamais

réduire les concepts, ni enfermer définitivement de façon claire et distincte. Elle oblige au

regard multidimensionnel et provoque une saisie de la réalité dans un mouvement continuel

entre le tout et les parties sans jamais se limiter ni à l’un ni à l’autre. Retrouver le chemin

d'une pensée multidimensionnelle nécessite donc la reconnaissance des éléments distincts

de la vie et des dimensions humaines. Elles sont toutes les facettes d'une même réalité

anthropologique qu’il faut distinguer comme telles, sans jamais les isoler complètement.

C'est l'appel vers la pensée multidimensionnelle, dira Morin533.

Nous sommes aujourd’hui les héritiers de paradigmes qui ont eu et continuent à avoir

des influences radicales sur la vie des hommes et des femmes. Compte tenu de la

problématique que nous avons soulevée au chapitre premier, il semble se dégager de la

littérature et de certaines expériences humaines une tendance vers la reconnaissance de la

pensée complexe qui oblige à réfléchir à l’avènement d’une nouvelle façon d’appréhender

le monde et l’être humain. Cette découverte de la complexité, c’est avant tout la découverte

de la nécessité et la reconnaissance des liens. Liens qui unifient les diverses dimensions

humaines, liens qui favorisent la connaissance, liens qui reconnaissent la personne et la

communauté, liens qui structurent et intègrent dans toute organisation humaine le social,

l’économique et le politique; en bref, la découverte des liens à caractère systémique et

organique. André Lacroix soutient :

Il m’apparaît donc nécessaire de reformuler la question à l’intérieur d’un

autre cadre normatif, lequel devrait permettre de prendre en considération

533 E. MORIN. « De la complexité : complexus », Les théories de la complexité, sous la direction de François

Soulié, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 283-296.

Page 209: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

197

tout autant la personne humaine que son lieu d’appartenance culturelle,

politique, religieux et social pour ne nommer que ceux-là534.

Voilà pourquoi Morin insiste sur le fait qu’éduquer à la pensée complexe doit

nous « […] aider à sortir de l’état de désarticulations de fragmentation du savoir

contemporain ainsi que d’une pensée sociale et politique dont les approches simplificatrices

ont produit l’effet qu’on connait trop bien, et dont l’humanité pâtit »535.

Cette réflexion, qui a mis en lumière la définition de paradigme et son incidence

sociale et éducative, nous a amené à différencier l’épistémologie classique et mécaniste

avec une épistémologie plus systémique propre à la pensée de la complexité. Inspiré des

notions analysées tout au long de ce chapitre, nous proposons notre propre grille de lecture

paradigmatique qui servira d’instrument d’analyse pour mieux comprendre le coopératisme

dans le contexte actuel. Ce sera l’objet des deux derniers chapitres.

2.5 NOTRE GRILLE DE LECTURE

À la suite de cette mise en contexte des enjeux paradigmatiques, il semble que le

paradigme actuel soit de toute évidence mal adapté pour prendre en considération les coûts

sociaux et environnementaux générés par l’activité économique déconnectée des autres

dimensions humaines considérées comme des variables « externes » à leur calcul. Le

modèle théorique qui fonde le paradigme économiste favorise ainsi, de façon dogmatique,

la chrématistique elle-même. L’économisme actuel constitue ainsi « une forme de

scientisme sur laquelle nos gouvernements et les décideurs dans leur ensemble ne sauraient

légitimement s’appuyer pour gouverner nos communautés »536. La simple

« remoralisation » de l’économie, qui maintient malgré tout le discours économique au

centre des discours social et politique qui lui sont subordonnés, n’est plus suffisante. Il faut

désormais recentrer la pensée autour d’une véritable réflexion critique, inclusive et

intégratrice.

534 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 8. 535 E. MORIN. Éduquer à l’ère planétaire […], p. 49. 536 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 14.

Page 210: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

198

Si nous supposons que le paradigme social actuel est avant tout économiste,

utilitariste et instrumentaliste, qu’il propose une conception réductionniste, économiste,

voire chrématistique, et individualiste de l’être humain, qu’il détermine les valeurs et que,

par conséquent, il conditionne les pensées, n’est-il pas urgent de le confronter à d’autres

paradigmes, plus intégrateurs, plus conjonctifs, plus unificateurs? Il semble que là se trouve

en partie la clé qui permettra à un paradigme alternatif d’évaluer la pertinence de son projet

et la capacité de proposer une autre représentation du monde. Si nous croyons que

l’épistémologie classique et mécaniste est au cœur du paradigme dominant, nous affirmons

que l’épistémologie proposée par la pensée complexe doit être le référent du prochain

paradigme. Cela permet de comprendre que changer de paradigme, c’est aussi réformer la

pensée par la venue de paramètres épistémologiques différents.

Tenant compte des éléments que nous venons d’apporter depuis le début de ce

chapitre, nous proposons une grille de lecture qui permet d’analyser les paradigmes en

général, et dans le cas qui nous occupe, le paradigme coopératif en particulier. Nous avons

déjà fait état qu’un paradigme constitue globalement une vision du monde, une

Weltanschauung, ou dit autrement une représentation particulière de l’être humain. Puisque

le réel dépasse toutes les modélisations que nous pouvons faire du monde et de l’homme, il

demeure essentiel pour l’être humain de se définir. C’est une question de sens. Son

indétermination ontologique ouvre des possibilités d’interprétations qui culturalisent et

colorent l’humanité dans sa multiplicité qui, elle-même dans son ensemble, manifeste

l’unité du genre humain. C’est dans la diversité humaine que se dévoile l’unité. Si se définir

constitue une nécessité de la nature humaine, chaque définition paradigmatique demeure

contingente, c’est-à-dire qu’elle pourrait ne pas être, ou du moins elle pourrait être autre.

Ainsi, tout au long de cette étude, nous avons fait mention de certains concepts porteurs. Ils

vont servir à préciser notre grille qui permettra de relever certaines caractéristiques de base

qui constituent un paradigme. Cette dernière devrait faciliter l’analyse que nous ferons par

la suite.

Pour construire cette grille, nous nous inspirons de deux sources : celles des

propositions et de l’analyse que nous avons faites de la matrice disciplinaire de Kuhn que

nous avons explicitée auparavant, ainsi que des cinq éléments que Bertrand et Valois

Page 211: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

199

proposent dans leur livre Fondements éducatifs pour une nouvelle société. Les deux auteurs

ont développé et utilisé une grille qui met en relief les caractéristiques qu’ils jugent

essentielles de la notion de paradigme en vue de l’appliquer aux réalités éducatives.

Bertrand et Valois suggèrent les éléments suivants : « […] la conception de la

connaissance, la conception des relations entre la personne, la société et la nature, les

valeurs et intérêts, la façon de faire et la signification globale de l’activité humaine »537. Ils

sont, selon eux, les composantes de tout paradigme socioculturel à utiliser en contexte

éducatif.

Un paradigme à caractère sociologique comme modèle de la réalité humaine

représente un ensemble organisé d’idées interreliées qui s’articule, selon nous, autour de

trois éléments fondamentaux : 1) tout paradigme propose initialement une définition

anthropologique particulière directement reliée avec un rapport à la société et à la nature,

toute conception anthropologique définit un lien avec le social et le milieu; 2) en

conformité avec une définition particulière de l’être humain, se précise et s’agence un

ensemble restreint de valeurs et de principes spécifiques qui guide les décisions et les

actions tant personnelles que collectives; et finalement, 3) tout paradigme, dans sa pratique,

propose ou impose une série de finalités existentielles à laquelle une communauté humaine

doit se soumettre, les finalités ayant pour but de donner une direction et un sens à

l’ensemble des actions posées.

Ainsi, notre grille de lecture tente de répondre à trois questions d’inspiration

kantienne. Qui sommes-nous? Que devons-nous faire? Et que devons-nous espérer? Les

réponses à ces questions construisent l’argumentaire nécessaire des postulats de base qui

serviront à justifier une pratique individuelle et collective dans un contexte historique et

culturel particulier. La logique d’un paradigme comprise comme une matrice propose des

réponses variées en identifiant une façon singulière de se définir (visions anthropologique

et sociale), une façon singulière d’agir en fonction de normes et valeurs partagées (vision

politique et éthique) et une façon singulière de déterminer des finalités conformes à cette

vision de l’être humain et aux valeurs qu’elle défend (vision téléologique). La force d’un

537 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 36.

Page 212: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

200

paradigme tient donc dans sa capacité à répondre à ces questions fondamentales, pour un

temps donné, en développant un discours articulé et cohérent qui met en évidence la

complémentarité des trois composantes suggérées. Comme Kuhn l’a montré, les réponses

proposées construisent par le fait même une série de convictions qui serviront à la mise sur

pied d’un système qui tentera de solutionner des énigmes et des anomalies de la vie.

À la lumière de cette grille de lecture que nous venons de présenter, nous

analyserons, au prochain chapitre, le coopératisme en vue de faire ressortir les éléments

paradigmatiques qui fondent toute sa pratique. Nous tenterons ainsi de montrer que le

coopératisme est aussi un paradigme original qui s’insère dans la logique des dispositions

paradigmatiques actuelles telles que nous venons de le montrer. Ainsi, il se présentera sous

un jour différent, c’est-à-dire comme un modèle de représentation porteur d’un renouveau

humain, sociétal et entrepreneurial.

Page 213: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

201

CHAPITRE 3

LES PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES DU PARADIGME

COOPÉRATIF

Les entreprises coopératives sont des organisations économiques et sociales

originales qui se sont développées à partir de la première moitié du 19e siècle. Les écrits sur

le sujet permettent de comprendre que la coopérative s’enracine dans une tradition utopiste

importante, qu’elle soit de caractère associationniste ou chrétien, et qu’elle donne naissance

à une alternative économique et sociale qui tente de répondre aux impératifs modelés par le

capitalisme naissant en Europe.

Depuis son avènement, le mouvement coopératif est animé par des valeurs et des

principes qui forment ses propres conditions de réussite. Ses principes de base sont le

respect et la valorisation de la personne humaine comme être de liberté, ce qui conduit à la

reconnaissance de l’égalité des hommes. Le coopératisme fait la promotion de

l’autodétermination et du sens de la responsabilité, indispensables pour que les

coopérateurs puissent assumer leurs tâches d’entrepreneurs. Il exige également la solidarité

comprise comme une action décidée collectivement en vue de l’atteinte d’un but commun

et l’équité comme une action de justice dans les échanges, dans la perception et la

distribution des biens. De la pratique coopérative naissante au 19e siècle se dégage donc

une façon de faire originale, tant d’un point de vue économique que social. Il semble se

dessiner, en amont, de cette pratique un paradigme qui propose une vision spécifique de

l’être humain, un homo cooperatus, ainsi que des valeurs fondamentales et des finalités

existentielles.

À l’aide de la grille de lecture que nous avons proposée au deuxième chapitre, tentons

maintenant de comprendre la coopérative et le coopératisme sous l’angle paradigmatique en

faisant l’analyse de chacune des parties qui le constitue. Pour mieux comprendre

l’originalité de la coopérative, commençons ce troisième chapitre par une mise en contexte

historique. Par la suite, nous analyserons le coopératisme de façon plus détaillée à partir des

trois éléments de notre grille, c’est-à-dire en approfondissant, dans un premier temps, la

notion de l’homo cooperatus. Ensuite, nous nous référerons explicitement aux valeurs et

Page 214: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

202

aux principes coopératifs pour dégager la force de ce cadre normatif et tenter de

comprendre la pertinence des valeurs de la coopération pour aujourd’hui. Finalement, nous

traiterons des questions entourant les finalités existentielles du coopératisme à la lumière

des deux premiers éléments. Cette analyse aidera à dégager des perspectives philosophiques

importantes pour la coopérative, ce qui devrait nous amener à conclure que de cette

organisation entrepreneuriale émerge également un paradigme porteur d’un projet humain à

reconsidérer pour notre temps.

3.1 QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES

Il est de mise dans les écrits historiques sur les coopératives d’évoquer quelques

penseurs et quelques acteurs classiques. De Plockboy aux Pionniers de Rochdale, une

tradition de pensée met en relief les prémisses nécessaires qui construiront peu à peu le

modèle coopératif et mutualiste538. Après plusieurs tentatives plus ou moins fructueuses de

mettre en place et en pratique un modèle socioéconomique basé sur la coopération, c’est en

1844, à Rochdale en Angleterre, que la coopérative trouve enfin la solidité théorique

minimale pour s’organiser et répondre concrètement aux besoins des personnes. La

538 À ce sujet, voici les principaux penseurs du coopératisme aux 18e et 19e siècles en Europe :

En Angleterre : Peter Cornelius Plockboy (1620-1695), John Bellers (1654-1725), Robert Owen (1771-

1858), William King (1786-1865), les Pionniers équitables de Rochdale (1843).

En France : Henri de Saint-Simon (1760-1825), Charles Fourier (1772-1837), Philippe Buchez (1796-

1882), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865).

En Allemagne : Hermann Schulze-Delitzsch (1808-1885) et Frédéric Guillaume Raiffeisen (1818-1888).

Voir entre autres :

BÉLAND, Claude. L’évolution du coopératisme dans le monde et au Québec, Montréal, Fides, 2012;

DESROCHE, Henri. Le projet coopératif : son utopie et sa pratique, ses appareils et ses réseaux, ses

espérances et ses déconvenues, Paris, Éditions Économie et Humanisme, 1976; HOLYOAKE, George.

The History of Co-operation, London, T. Fisher Unwin, 1908; KAPLAN DE DRIMER, Alicia et

Bernardo DRIMER. Las cooperativas: fundamentos-historia doctrina, Buenos Aires, Intercoop, 1973;

KRASHENINNIKOV, Aleksandr Ivanovich. The International Co-operative Movement: Past, Present

Future, Moscow, Centrosoyus, 1988; LAMBERT, Paul. La doctrine coopérative, Bruxelles, Propagateurs

de la coopération, 1964; LECLERC, André. Les doctrines coopératives en Europe et au Canada,

Sherbrooke, IRECUS, 1982; MARTIN, André, Anne-Marie MERRIEN, Martine SABOURIN et Josée

CHARBONNEAU. Sens et pertinence de la coopération : un défi d’éducation, Montréal, Fides, 2012;

MARTIN, André. « Le paradigme coopératif inscrit dans une histoire », Cahiers de l’IRECUS, [En ligne],

no 04-08, mai 2008, p. 1-56, http://www.usherbrooke.ca/irecus/fileadmin/sites/irecus/documents/cahiers_

irecus/cahier_irecus_04_08.pdf (Page consultée le 22 janvier 2010); MLADENATZ, Gromoslav. Histoire

des doctrines coopératives, Paris, PUF, 1933; SHAFFER, Jack. Historical Dictionary of the Cooperative

Movement, Lanham, The Scarecrow Press, 1999; THOMPSON, David J. Weavers of dreams, Founders of

the Modern Cooperative Movement, 2nd edition, Davis, Twin Pines Press, 2012; URIBE GARZON,

Carlos. Bases del cooperativismo, Cuarta edición, Bogotá, Fondo Nacional Universitario, 1993.

Page 215: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

203

coopérative de Rochdale deviendra ainsi un exemple à suivre. Le modèle sera

particulièrement efficace puisqu’en 1895, l’Alliance coopérative internationale est fondée à

Manchester en Angleterre. En un demi-siècle, les coopératives se développent rapidement

dans de nombreux pays du monde. Au Québec, ce mouvement a pris forme avec l’assureur

Promutuel539 en 1852 et les caisses Desjardins540 en 1900.

Afin de clarifier comment on peut comprendre la notion de paradigme dans le

contexte de la coopérative, nous proposons de faire une synthèse des grandes orientations

fournies par certains textes fondateurs du coopératisme. Chercher à dégager la philosophie

coopérative par l’histoire nous oblige cependant à aller au-delà de l’avènement de la

coopérative. Sans vouloir retracer la genèse de la coopération, nous limiterons notre lecture

historique aux Modernes, comme nous l’avons fait au premier chapitre de cette thèse. Nous

avons déjà identifié trois périodes caractérisant le coopératisme issu du Siècle des

Lumières : l’âge utopiste, l’âge empirique et l’âge réflexif541. Nous avions alors tenté de

dégager une esquisse du paradigme coopératif inscrit dans l’histoire. Relevons quelques

influences marquantes et pertinentes pour ce propos.

D’entrée de jeu, il est important de noter que, pour certains penseurs du coopératisme,

la coopération est avant tout un fait fondamentalement humain avant d’être une pensée ou

une philosophie. Elle est une caractéristique de l’homme. Pour Bogardus, l'essence de la

coopération est l'expression de l'essence même de l'homme542. « L’esprit de la coopération

539 « En 1956, naît la Fédération des sociétés mutuelles d’assurance contre le feu, devenue depuis Groupe

Promutuel Fédération de sociétés mutuelles d’assurance générale » (D. SAINT-PIERRE. La mutualité-

incendie au Québec depuis 1835, Montmagny, Promutuel, 1997, p. 113). Historiquement, Promutuel a

commencé ses activités mutualistes en 1852 sous le nom de Compagnie d’assurance mutuelle contre le feu

du comté de Beauharnois. 540 Voir les trois tomes de l’ouvrage suivant :

P. POULIN. Histoire du mouvement Desjardins 1900-1920. Desjardins et la naissance des caisses

populaires, Coll. « Desjardins », tome 1, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1990.

P. POULIN. Histoire du mouvement Desjardins 1920-1944. De la percée des caisses populaires, Coll.

« Desjardins », tome 2, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1994.

P. POULIN. Histoire du mouvement Desjardins 1945-1971. De la caisse locale au complexe financier,

Coll. « Desjardins », tome 3, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1998. 541 A. MARTIN. « Le paradigme coopératif inscrit dans une histoire », Cahiers de l’IRECUS, [En ligne],

no 04-08, mai 2008, p. 16-38, http://www.usherbrooke.ca/irecus/fileadmin/sites/irecus/documents/cahiers_

irecus/cahier_irecus_04_08.pdf (Page consultée le 22 janvier 2010). 542 E. BOGARDUS. Principles of Cooperation, Chicago, The Cooperative League of the USA, 1964, p. 9.

Page 216: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

204

est profondément humain »543, rajoutera Gromoslav Mladenatz. La coopération, définie

comme une attitude inhérente à l’humanité qui exprime l’entraide et la solidarité, constitue

avant tout un vécu conforme à un état naturel humain. La coopération, rappelle encore

Borgadus, est aussi vieille finalement que la race humaine elle-même. C'est la coopération

qui a permis et qui permet toujours la civilisation544. La coopération se manifeste pour

répondre à des besoins humains concrets causés par les différents états de crise qui secouent

parfois un individu, une communauté locale ou nationale. Toutes ces associations naissent

instinctivement d’une nécessité naturelle. Charles Gide dira, cité par Mladenatz, « […] que

le système coopératif n’est pas sorti de la cervelle de quelque savant ou réformateur, mais

des entrailles du peuple »545. En pratique, la coopération exige un « faire ensemble »

concret basé sur une intersubjectivité efficace qui facilite l’atteinte d’un but commun. Elle

permet de motiver des personnes au point d'orienter leur créativité vers des dispositifs qui

répondent à des besoins profondément humains. Elle s'inscrit dans l’agir de la solidarité

humaine voulant minimalement pour l'autre son propre bien. Henri Desroche dira :

Bref, nous ne connaissons pas une seule race humaine ou une seule nation qui

n'ait pas eu sa période de communes villageoises. […] Ce fut une phase

universelle de l’évolution, une transformation inévitable de l’organisation par

clans, au moins pour tous les peuples qui ont joué ou jouent encore quelque rôle

dans l’histoire546.

C'est dans ce contexte d'humanité qu'éclosent les principes coopératifs, qui constituent une

forme de philosophie pratique élaborée par l'humanité et exercée pour elle547. Toujours

selon Desroche, cette coopération inscrite dans le cœur de l'homme et des cultures s’est

matérialisée de façon particulière en une organisation économique et sociale moderne au

19e siècle, principalement en Europe.

Le mouvement coopératif, au niveau des communautés humaines réelles,

constitue le mode d’organisation permettant de préserver les valeurs

communautaires anciennes et de promouvoir un développement moderne

543 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 5. 544 E. BOGARDUS. Principles of Cooperation, p. 9. 545 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 2. 546 H. DESROCHE. Le projet coopératif […], p. 265. 547 E. BOGARDUS. Principles of Cooperation, p. 19.

Page 217: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

205

susceptible de prendre place solidement dans les courants d’évolution du

monde actuel548.

La naissance de la coopérative en Europe survient parallèlement à un moment

historique important que nous avons en partie relevé au chapitre premier, c’est-à-dire le

libéralisme avec toute la portée de son paradigme. C’est ce qui fera dire à Léon Walras que

la coopérative est, d’une certaine façon, fille du libéralisme économique et politique du

19e siècle. Il affirmera lors d’une leçon publique à Paris en 1865 :

Jetez maintenant les yeux sur les associations populaires telles que je vous les ai

décrites, et vous reconnaîtrez immédiatement et sans peine que leur mécanisme

particulier vient tout entier s’adapter, comme un dernier et parfait rouage, au

mécanisme général de la production de la richesse […] Et vous allez voir, en

effet, que si l’économie politique [libérale] doit être fière de pouvoir s’annexer

le domaine des associations populaires, ces associations, de leur côté, ont tout à

gagner à se soumettre aux principes de la science549.

Ainsi présentées, les associations populaires naissantes sont considérées par Walras

comme des organisations dépendantes et subordonnées au libéralisme et au capitalisme du

19e siècle. Leur originalité vient du libéralisme lui-même. Ainsi, les associations populaires

ont la vertu de compléter les activités économiques du libéralisme en comblant les champs

que le libéralisme laisse en marge de sa pratique, par manque d’intérêt ou faute de pouvoir

maximiser ses profits. La coopérative est donc un excellent moyen pour colmater les

secteurs laissés pour compte par le libéralisme lui-même.

Cette perspective walrasienne est cependant réductrice. Un autre courant

philosophique important au Siècle des Lumières mérite d’être abordé puisqu’il semble

avoir eu une incidence significative, voire déterminante sur l’avènement et le

développement du paradigme coopératif comme entité originale non subordonnée au

libéralisme, ni au socialisme d’ailleurs.

548 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 268. 549 L. WALRAS. Les Associations populaires de consommation, de production et de crédit : leçons publiques

faites à Paris en janvier et février 1865, [En ligne], http://fr.wikisource.org/wiki/Les_

Associations_populaires_de_consommation,_de_production_et_de_cr%C3%A9dit (Page consultée le

23 novembre 2011).

Page 218: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

206

L’histoire des Modernes montre que l’Europe a été marquée par de profondes

turbulences sociales et économiques dues, entre autres, au capitalisme naissant et à la

révolution industrielle qui changea les habitudes et les mœurs. Un autre bouleversement

particulièrement important secoua également cette région du monde au même moment, les

grandes révolutions démocratiques françaises et américaines. Nous considérons que

l’ensemble de ces facteurs a eu une grande incidence sur la naissance des coopératives.

Nous posons l’hypothèse que l’avènement de la démocratie politique de type républicain a

été déterminant dans la structuration même de l’organisation coopérative. Ce mouvement

philosophique semble constitutif de la coopérative elle-même et se rapproche de l’idée que

la coopérative n’est pas un simple instrument entrepreneurial du libéralisme, tel que le

stipulait Walras. Comme nous l’avons soulevé précédemment, Charles Gide s’oppose à la

vision de Walras, considérant plutôt la possibilité singulière du coopératisme d’être surtout

un projet de transformation sociale d’orientation socialiste.

Pour cette analyse, nous proposons dans un premier temps une réflexion historique à

partir des travaux de Jean-Jacques Rousseau, en se basant sur sa vision républicaine de

l’homme et l’importance fondamentale de la démocratie qui s’y rattache. À la suite de

Rousseau, nous retournerons à des auteurs marquants du coopératisme. Le but de ce

passage historique est de mieux comprendre les particularités du paradigme coopératif dans

son ampleur anthropologique, éthique et téléologique.

3.1.1 Jean Jacques Rousseau et la notion de république

Le Siècle des Lumières est caractérisé par l’éclosion de diverses tendances

philosophiques fortes. Nous en avons d’ailleurs soulevé une lors de notre étude sur Locke

en montrant l’importance de l’affirmation du droit de propriété privée et de la liberté

naturelle comme fondement qui conduit au développement du libéralisme, duquel

découlent l’esprit individualiste et la valorisation de l’égoïsme de l’homme. Dans ce

contexte, la chose publique, c’est-à-dire la res publica reconnue comme entité publique qui

comprend l’ensemble des êtres et des choses qui constitue une nation, ne subsiste que

comme simple canal par lequel circulent les exigences privées des individus vivant en

société. Cette prédisposition accentuée par le capitalisme contraint l’État démocratique à

Page 219: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

207

n’exister que pour faciliter l’essor individuel et l’utilité personnelle. Si l’influence de ce

paradigme qu’est le libéralisme a été déterminante en Europe et en Amérique, le projet des

Lumières ne se limite pas exclusivement à cette tendance.

Comme le montre Meiksins Wood, une part importante du projet des Lumières a vu

le jour au sein d’une société non capitaliste. Plusieurs particularités des Lumières prennent

aussi leur source dans des rapports sociaux de propriété non capitaliste. Par exemple, les

principales visées révolutionnaires de la France étaient l’égalité civile, l’abolition des

privilèges et un accès équitable aux « […] places et emplois publics (à tous les citoyens)

sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents »550, positions

pratiquement monopolisées à l’époque par les nobles et les riches. La Révolution française

aura permis de faire valoir l’universalisme de la citoyenneté, de l’égalité civile et de la

nation. Cette deuxième tendance des Lumières avait pour but l’émancipation globale du

genre humain et non seulement d’une forme de bourgeoisie économique. « En d’autres

mots, on opposait l’universalité aux privilèges dans leur sens littéral de lois spéciales à un

particulier, ou “loi privéeˮ. L’universalité se dressait contre les privilèges et les droits

particuliers »551. Ce sera la position défendue par Jean-Jacques Rousseau. C’est ce qui fera

dire à Freitag :

Cette question de l’opposition de la modernité à la tradition a été et demeure au

cœur des débats philosophiques et politiques sur le fondement de la légitimité

dans l’Occident moderne, et les deux grandes thèses qui s’y opposent peuvent

être ramenées à celles exprimées respectivement par Locke (comme conception

libérale de la démocratie fondée sur l’universalité conférée à l’individu en tant

que tel) et par Rousseau (chez qui la « volonté populaire » renvoie à l’unité et à

la solidarité du « Peuple », qui possède un contenu sociohistorique propre et ne

se réduit pas à la somme ou à la collection des individus compris

indépendamment les uns des autres); cette conception sera celle de la

démocratie républicaine, et c’est elle d’abord qui inspirera le Révolution

française552.

Qu’en est-il de l’esprit républicain défendu par Jean Jacques Rousseau?

Réfléchissons sur certaines prémisses qu’il avance et soumettons l’hypothèse qu’elles

550 E. MEIKSINS WOOD. L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, p. 291. 551 Ibid., p. 292. 552 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 320-321.

Page 220: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

208

fondent davantage le coopératisme que ne peut le faire le libéralisme tel que proposé par

Léon Walras. Comme nous l’avons vu précédemment, Jean Jaurès s’inspire d’une façon

toute particulière de la philosophie politique de Rousseau qui lui permet de mieux justifier

l’importance du coopératisme comme organe de transformation sociale permettant de

vaincre les inégalités. C’est ce que dénoncera Rousseau dans le Discours sur l’origine et le

fondement de l’inégalité parmi les hommes qui constitue un refus de l’ordre social existant

qui comporte de monstrueuses inégalités entre les individus553. Henri Denis dira à ce sujet

que « Rousseau proteste contre l’extrême inégalité des conditions qu’il constate dans le

France de ce temps. Mais il est aussi très conscient du fait que les puissants eux-mêmes

sont victimes de cette aliénation dans la richesse qui sévit dans le monde moderne »554.

Rousseau affirme, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité

parmi les hommes, que la tragédie de l'homme est bien réelle, mais que le mal et les

inégalités ne sont pas des caractéristiques de la nature humaine. Le mal n'est pas

ontologique, malgré le fait qu'il subsiste et qu'il fasse des ravages. Si les inégalités existent,

c’est exclusivement parce que l'homme les provoque. Pour Rousseau, les inégalités existent

sous deux formes. L’une, physique, qui « […] consiste dans la différence des âges, de la

santé, des forces du corps, et des qualités de l'esprit, ou de l'âme [...] »555. La deuxième est

d’ordre moral ou politique puisqu’ « […] elle dépend d'une sorte de convention, et qu'elle

est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes »556. Toute la

problématique humaine de l’inégalité prend sa source dans la propriété privée. C’est ce que

relate Rousseau à maintes reprises dans son ouvrage résumant sa pensée avec la citation

devenue célèbre :

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et

trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société

civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs

n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant

le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous

553 J.-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, dossier et

notes réalisés par Heidi Barré-Mérand, Folioplus Philosophie, Éditions Gallimard, 2006, p. 97-98. 554 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 247. 555 J.-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Montrouge,

Librairie Larousse, 1967, p. 35. 556 Idem.

Page 221: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

209

êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à

personne557.

Selon une analyse faite par Jean Jaurès, il semble que ce message n’ait pas été

compris. Selon lui, Rousseau ne cherche pas à contester la légitimité de la propriété privée.

Cette citation célèbre de Rousseau exprime davantage l’idée qu’un tel type de propriété

constitue un instrument de tyrannie et d’inégalité quand les hommes sont incapables

d’entourer cette propriété de garanties suffisantes fournies par la société elle-même. Jaurès

dira à ce sujet : « C’est une force bonne et salutaire en soi, mais qui, insuffisamment

maîtrisée, se déchaînera et aboutira aux plus monstrueuses inégalités. C’est là le sens, la clé

de toutes les théories de Rousseau sur le développement de la société. Elles peuvent se

résumer ainsi : la faiblesse humaine est disproportionnée au progrès humain »558.

Cette faiblesse s’exprime par l’ambition dévorante des hommes à élever leur fortune

afin de se placer au-dessus des autres et de les dominer. Pour Rousseau, de tels maux sont

le premier et le plus important effet de la propriété privée mal orchestrée et la dynamique

croissante des inégalités qui rend « […] les hommes avares, ambitieux et méchants. Il

s’élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui

ne se terminait que par des combats et des meurtres »559.

Cette vision anthropologique pessimiste de Rousseau laisse entendre que, pour lui, le

progrès tant souhaité à son époque est une régression fondée sur une transgression : celle,

encadrée par les règles du droit, de favoriser « […] les inégalités de richesse pour assurer à

ceux qui les possèdent l’impossibilité pour ceux qui en sont démunis de les leur retirer »560.

Bien que la civilisation telle que décrite par Rousseau soit considérée comme la cause

des maux de l’humanité, l’état de l’homme civilisé peut devenir supérieur à l’état de

l’homme primitif, dans la mesure où la loi réalise l’égalité entre les individus. En ce sens,

Rousseau apparaît comme un des fondateurs du socialisme moderne, donnant au législateur

557 Ibid., p. 63. 558 J. JAURÈS. « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » […], p. 14. 559 J.-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 2006, p. 81. 560 Ibid., p. 134.

Page 222: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

210

et au gouvernement la capacité de créer cet ordre social que les libéraux attribuent

principalement aux lois économiques561.

Contrairement à la pensée libérale, Rousseau cherche à montrer que l’introduction de

la notion de propriété contribue forcément à des conflits perpétuels entre les hommes. De

plus, si la démocratie n’est possible que par les valeurs de liberté et d’égalité, comme le

supposait Locke, qu’advient-il lorsque la valeur de l’égalité est elle-même diminuée par la

mise en place de la notion de propriété privée qui, comme nous l’avons souligné dans le

premier chapitre, survalorise la liberté au prix de l’égalité elle-même? Pour Rousseau,

tenter de maintenir l’équilibre entre les valeurs de liberté et d’égalité en démocratie est une

tâche impossible si la propriété privée devient un trait de la nature humaine. La liberté est

ainsi hautement valorisée au prix de l’égalité; la démocratie s’en voit alors nécessairement

affectée. Pour Rousseau, la propriété privée contribue à la fragilisation de l’égalité, ce qui

[…] inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une

jalousie secrète d'autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en

sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance; en un mot,

concurrence et rivalité d'une part, de l'autre opposition d'intérêt, et toujours le

désir caché de faire son profit aux dépens d'autrui, tous ces maux sont le

premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l'inégalité naissante562.

Rousseau conclut sa réflexion présentée à l’Académie de Dijon en 1750 en affirmant que

« […] l'inégalité, étant presque nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement

du développement de nos facultés et des progrès de l'esprit humain et devient enfin stable et

légitime par l'établissement de la propriété et des lois »563.

Une société ainsi constituée corrompt inévitablement l'homme, qui devient le produit

d'un autre et le serviteur d'un autre plus fort que lui. Comment alors construire une société

plus respectueuse de l’homme, différente de celle qui favorise inévitablement la

dépendance d'un plus faible face à un plus fort et le désir insatisfait de posséder tout pour

soi-même, privant l'autre parfois du nécessaire? Il semble urgent pour Rousseau de repenser

le modèle de société et de redéfinir théoriquement les fondements politiques et moraux à

561 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 253. 562 J.-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1967, p. 77. 563 Ibid., p. 95.

Page 223: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

211

partir de l’expérience humaine contingente et historique. Rousseau se donne la tâche de

proposer de nouvelles avenues théoriques qui, dans l’universel, permettraient à tout homme

concret d’accéder à la souveraineté populaire. Rousseau développera ainsi la notion de

l’idéal démocratique. L’apport de Rousseau sera de montrer que le peuple est souverain en

droit partout et toujours. Boniface Kaboré ira dans la même direction en affirmant que

[…] Rousseau aborde la tâche éminemment révolutionnaire de repenser de fond

en comble les fondements de l’ordre politique, de « recommencer a priori et

par la pensée, la constitution d’un grand État réel en renversant tout ce qui

existe et est donné, et de vouloir donner pour base un système rationnel

imaginé ». C’est une révolution intellectuelle qu’il opère dans le domaine de la

pensée politique en établissant que fait et droit relèvent de deux ordres

incommensurables : d’un côté l’ordre des faits, de l’être, de l’expérience ou de

l’histoire et, de l’autre, celui du droit, du devoir-être, de la conscience morale

informée par la raison564.

Or, Rousseau montre comment la liberté strictement individuelle amène de grandes

inégalités entre les personnes. Selon lui, on ne peut fonder la société civile, entité qui

promeut le bien commun, sur le droit naturel qu’est la liberté individuelle, comme le

prétend Locke. Rousseau exprime la nécessité d’instituer une société civile et politique

différente. Si les droits de liberté et de propriété sont les plus sacrés de tous les droits des

citoyens, il semble urgent pour Rousseau d’en circonscrire la portée.

Sans entrer aujourd'hui dans les recherches qui sont encore à faire sur la nature

du pacte fondamental de tout gouvernement, je me borne en suivant l'opinion

commune à considérer ici l'établissement du corps politique comme un vrai

contrat entre le peuple et les chefs qu'il se choisit, contrat par lequel les deux

parties s'obligent à l'observation des lois qui y sont stipulées et qui forment les

liens de leur union565.

C’est exactement l’idée qu’il développe dans son ouvrage Du Contrat social écrit en

1762, dans lequel il cherche à « [t]rouver une forme d'association qui défende et protège de

toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun,

s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant »566. Si

564 B. KABORÉ. L’idéal démocratique : entre l’universel et le particulier. Essai de philosophie politique,

Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2001, p. 45. (C’est l’auteur qui souligne). 565 J.-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1967, p. 83. 566 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, Paris, Éditions Gallimard, 2004, p. 182.

Page 224: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

212

le contrat social de Locke cherche un tiers politique qui se chargera de la sauvegarde et de

la gouverne du peuple, chez Rousseau, cette charge appartient exclusivement et totalement

aux citoyens eux-mêmes par le principe de la volonté générale, c’est-à-dire la volonté du

peuple souverain constitué comme corps politique567.

Le pacte social de Rousseau désigne, pour ainsi dire, l’acte de naissance du

peuple, l’acte par lequel une multitude se constitue et se reçoit comme corps

politique de telle sorte que la souveraine puissance, qui naît de cette

association, lui échoit d’office. Par conséquent, le peuple, issu du pacte social,

cause de lui-même (causa sui) et créateur de son propre, doit être souverain568.

La volonté générale est donc volonté souveraine du peuple lui-même. « C’est elle qui

donne rythme et vie à l’État par la loi. La loi, c’est la souveraineté en acte, le verbe de la

volonté générale. D’où il ressort que le triptyque peuple souverain/volonté générale/loi

forme le noyau dur de la conception de la souveraineté chez Rousseau »569. La souveraineté

du peuple comme être collectif n’est que l’exercice de la volonté générale. Le contrat

rousseauiste est un pacte essentiellement démocratique dans lequel le contrat social

n’institue pas un quelconque souverain hobbesien ou un gouvernement tripartite lockéen,

mais amène le peuple directement dans sa propre souveraineté inaliénable et indivisible570.

Le peuple est souverain, l’unique et véritable souverain. Telle va être la thèse

centrale du Contrat social. Il est souverain par cela même que les individus qui

le font émerger comme peuple sont eux-mêmes souverains, libres et égaux par

nature. La souveraineté du peuple, une et indivisible comme le proclamera la

Révolution française, tient ainsi son origine et son siège d’une souveraineté

primordiale, la souveraineté de l’individu libre et égal aux autres dont Rousseau

appréhende le rôle et la place, dans l’ordre politique, sous le double statut de

citoyen et de sujet571.

Subséquemment, Rousseau prétend que seul un régime politique basé sur les

principes de la liberté et de l’égalité, conçus comme des attributs inhérents à l’humanité

elle-même, peut gouverner une société humaine. Par société humaine légitimement

gouvernée, Rousseau entend une société de personnes incorporée au cœur même du

567 Ibid., p. 111-119. 568 B. KABORÉ. L’idéal démocratique : entre l’universel et le particulier […], p. 47. (C’est l’auteur qui

souligne). 569 Idem. 570 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 2004, p. 190-193. 571 B. KABORÉ. L’idéal démocratique : entre l’universel et le particulier […], p. 55.

Page 225: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

213

processus démocratique comme agent et sujet de toute transformation sociale. Avec

Rousseau, la liberté et l’égalité deviennent les principes fondateurs de tout idéal

démocratique défini selon Kaboré comme

[…] un principe normatif dont le noyau est structuré par les idéaux de liberté et

d’égalité assortis du principe de souveraineté populaire dans leur sens le plus

abstrait, c’est-à-dire ouvert aux interprétations et aux adaptations dans le

contexte de leur mise en œuvre sociopolitique572.

Rousseau propose une organisation sociale juste qui repose sur un pacte social garantissant

en droit, de façon équivalente, l’égalité et la liberté entre tous les citoyens. L’idée de la

souveraineté du peuple prend sa source des idéaux de liberté et d’égalité des individus qui

composent le corps politique, c’est-à-dire la république573. C’est ce qui fera dire à Rousseau

que

[s]i l'on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui

doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu'il se réduit à deux

objets principaux, la liberté et l'égalité : la liberté, parce que toute dépendance

particulière est autant de force ôtée au corps de l'État; l'égalité, parce que la

liberté ne peut subsister sans elle574.

Le pacte social de Rousseau exige donc que chacun laisse ses droits naturels pour obtenir la

liberté civile que procure la société, par la souveraineté et la volonté générale, à laquelle

chacun doit participer575. Cette privation est justement la condition de voir apparaître la

possibilité de l’égalité. La légitimité du pacte social repose sur le fait que l’homme n’aliène

pas son droit personnel de liberté. Au contraire, le pacte social est la condition sine qua non

de l’existence de ce droit naturel. C’est par le contrat social qui reconnaît l’égalité que la

liberté prend tout son sens. S’il s’en départit naturellement, c’est pour mieux l’affirmer

politiquement et civilement. C’est ce que conclura Rousseau à la fin du premier livre du

Contrat social :

Je terminerai ce chapitre et ce livre par une remarque qui doit servir de base à

tout système social; c'est qu'au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte

fondamental substitue, au contraire, une égalité morale et légitime à ce que la

nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant

572 Ibid, p. 98. (C’est l’auteur qui souligne). 573 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 2004, p. 184. 574 Ibid., p. 154. 575 Ibid., p. 182-184.

Page 226: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

214

être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et

de droit576.

Les idéaux de liberté et d’égalité proposés par Rousseau présentent une vision

anthropologique selon laquelle l’homme est fondamentalement un être libre et égal à ses

semblables par nature. Cette vision oblige à émettre un principe de gouvernance qui doit

continuellement concilier la liberté de la personne avec les exigences de la participation

politique. Le fondement sur lequel tout ordre civil et politique s’édifie repose sur un contrat

social passé entre des individus libres et égaux. Kaboré rajoute que « [s]’il est vrai que

l’homme est à la fois un “animal libreˮ et “animal politiqueˮ, l’exercice de sa liberté doit

pouvoir coexister avec l’institution d’un ordre politique »577. De plus, « [s]i tous sont égaux

par la loi et devant la loi, c’est parce que nul n’est le maître de personne et que tous sont

également libres. L’autogouvernement s’impose, dès lors, comme la seule forme de

gouvernement compatible avec la liberté de l’individu »578. D’où les fondements de la

démocratie.

Rousseau pose la prémisse fondamentale que tous naissent libres et égaux et que

personne n’a d’autorité sur personne. La seule légitimité de l’autorité, c’est le contrat social

qui permet de justifier la souveraineté qui exige la reconnaissance de l’égalité fondamentale

de l’être humain avec ses semblables, et ce, sans perdre la liberté individuelle, prérogative

inaliénable de l’homme579. Ainsi, sous l’angle de la souveraineté du peuple, la liberté doit

se conjuguer continuellement avec l’égalité pour que les actions deviennent morales, la

justice succède à l’instinct, le devoir aux passions, le droit à l’appétit et la raison aux

caprices.

C’est sur ce pacte qui exige une participation citoyenne et une obéissance aux lois

que Rousseau fait reposer toute la démocratie. Si la liberté et l’égalité ne sont pas, de façon

équivalente, assurées par le peuple souverain, c’est alors l’état de nature primitif qui

reprend vie. La grande préoccupation de Rousseau est de trouver une forme d’association

576 Ibid., p. 189. 577 B. KABORÉ. L’idéal démocratique : entre l’universel et le particulier […], p. 54. (C’est l’auteur qui

souligne). 578 Ibid., p. 59. 579 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 2004, p. 127-134.

Page 227: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

215

qui défende et protège la personne et ses biens dans un contexte collectif. Une telle

association souveraine devrait permettre à chacun, en s’unissant à tous, de n’obéir qu’à lui-

même et ainsi développer une liberté qu’il n’avait même pas auparavant. En accédant à une

réciprocité provoquée par la synthèse entre liberté et égalité, Rousseau, dira Kaboré, oblige

à penser que « […] nous sommes tous aussi libres qu’égaux, que des hommes réellement

libres sont des hommes également libres. De l’idée que nous sommes tous libres découle le

principe d’égalité dans nos relations avec autrui »580. L’idéal démocratique proposé par

Rousseau revendique l’idée de la liberté, de l’égale dignité des hommes qui n’acceptent pas

d’être gouvernés comme des esclaves ou des bêtes. La conception de Rousseau autorise

l’individu, comme membre inaliénable d’un corps politique et souverain, à l’obtention d’un

droit égal de participation à la gestion de la chose publique à la res publica.

Rousseau tentera de montrer l’importance fondamentale de cette synthèse entre

liberté et égalité, prétextant que briser l’équilibre entre les deux conduit à des dérives

démocratiques dangereuses. Par exemple, accentuer l’idée de la liberté au prix de l’égalité

engendre des inégalités plus criantes. C’est probablement le constat que ferait Rousseau du

paradigme actuel de type néolibéral. Si la philosophie libérale promeut la liberté

individuelle au point d’isoler l’individu lui-même à l’intérieur de l’État, Rousseau vise, à

partir de la liberté individuelle, la liberté de la collectivité qu’exige l’égalité en droit.

Cependant, mettre l’emphase exclusive sur la notion d’égalité sacrifiant les libertés

fondamentales ouvre à des régimes totalitaires que le 20e siècle a fait naître. Comme ce

siècle l’a montré à quelques reprises et continue de le faire encore aujourd’hui, briser

l’équilibre démocratique entre liberté et égalité, c’est déstabiliser la démocratie elle-même.

La perspective républicaine exige une continuelle audace dans la mise en œuvre politique,

sociale et économique de la liberté et de l’égalité. En soi, cette perspective est

révolutionnaire.

Une révolution « copernicienne » est ainsi opérée dans le domaine politique,

dès lors que, pour la première fois, l’individu, et non plus le souverain de droit

divin ou l’être suprême, devient le centre de l’organisation civile et politique

580 B. KABORÉ. L’idéal démocratique : entre l’universel et le particulier […], p. 62. (C’est l’auteur qui

souligne).

Page 228: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

216

moyennant les concepts d’état de nature et de contrat social adossés aux idées

de liberté et d’égalité naturelles581.

L’originalité de la solution de Rousseau s’exprime par le fait qu’il va dépasser, à

l’instar de Locke, le dualisme opposant le peuple et le pouvoir politique. La constitution

d’un pouvoir politique ne repose pas sur un simple consentement, mais sur un contrat social

que tous les citoyens se donnent. Il est le fondement même de l’existence du peuple et de

toute association citoyenne qui oblige à l’inaliénabilité et à l’indivisibilité. On peut dire que

le pouvoir politique, reposant sur un tel contrat social, est la condition de possibilité de

l’existence du peuple en tant que peuple, et non en tant que simple agrégation d’individus

fragmentés et dispersés en strictes libertés individuelles. Rousseau dira que cet acte

d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que

l’assemblée a de voix. De cet acte se définit et se précise, par l’égalité, l’unité, le moi

commun et la volonté générale où chaque membre garde toute son originalité et sa liberté

personnelle, qui se vivifie par la démocratie582.

L’autorité politique n’est plus une violence faite au peuple, mais ce qui lui permet

d’exister par lui-même. Le contrat social est nécessaire parce qu’il fait naître le citoyen et

sa République. L’essence du pacte social se résume de la façon suivante : chacun met

librement en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la

volonté générale, de laquelle se dégage un corps où chaque membre devient une partie

indivisible et inaliénable du tout qui oriente la société et les organisations démocratiques

elles-mêmes.

La liberté et l'égalité sont intrinsèquement liées aux droits inhérents des individus et

aux solutions collectives de réalisation d'objectifs conformes à l'intérêt général. L'homme

est un être social qui se développe et s'épanouit au contact d'autrui. Des pans entiers de ce

qui détermine le bien-être individuel ne peuvent être créés que dans le cadre d'une action

commune. Cet intérêt commun suppose la solidarité, c’est-à-dire ce sentiment

communautaire découlant de la prise de conscience de l’interdépendance et de

581 Ibid., p. 76. 582 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 2004, p. 183.

Page 229: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

217

l’appartenance humaine à un groupe. La société et toutes ses formes d’organisation se

fondent, selon Rousseau, sur des postulats anthropologiques qui justifient une action

commune dans le respect et le souci des autres. Tous les citoyens doivent avoir les mêmes

droits et les mêmes possibilités de contribuer aux solutions que la vie politique, sociale et

économique exigent; tous les citoyens ont le même devoir d'en assumer la responsabilité.

En conséquence, cette capacité de vivre ensemble et cette possibilité réelle de se

définir en tant que personne se développe dans une société qui se construit continuellement.

Pour ce faire, Rousseau invite les citoyens à user du droit le plus précieux qui est celui de

participer à la chose publique, qui oblige en même temps la responsabilisation et

l’obéissance au projet collectif auquel chacun s’est associé. Rousseau veut vaincre ainsi

l’idée que ce n’est pas la propriété, ni l’argent, ni les biens matériels qui donnent autorité à

une opinion et à un point de vue, mais l’usage libre et public de la raison pour un

engagement concret envers une communauté de personnes à laquelle on appartient. La

solidarité démocratique cimente ce processus par la réciprocité, c’est-à-dire par le lien

social volontaire entre citoyens libres et égaux en droit et en dignité. Cette solidarité,

provoquée par la mise en œuvre d’une démocratie républicaine, contraste avec la charité et

la philanthropie qui reposent sur l’inégalité acceptée, voire légiférée, des conditions

sociales. Comme nous l’avons vu plus tôt, Rousseau dénoncera cet état de fait.

La souveraineté du peuple est le fondement de toute société politique et non la simple

élection et constitution d’un gouvernement, même démocratique. Pour Rousseau, le rôle

des gouvernements est d’exécuter la volonté générale du peuple. De ce fait, la société civile

se fonde et se caractérise, quelle que soit la forme de gouvernement qu’elle se donne, par la

souveraineté du peuple en corps. Voilà le point de départ de son raisonnement politique :

tout part de la personne elle-même comme être social et non de la structure de son

rassemblement. Tout régime de gouvernement a la tâche de réaliser la volonté générale du

peuple, qui décide de tout par sa souveraineté. Il est donc subordonné à la volonté générale

du peuple. C’est ce qui fonde et légitime les associations de personnes. C’est pour cette

raison que le fondement de la souveraineté d’un peuple et de la personne ouvre à la

démocratie comme forme de gouvernance populaire et non l’inverse.

Page 230: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

218

Avant d’instituer toute forme de gouvernement, il faut reconnaître l’origine du

pouvoir. Pour Rousseau, le peuple dans sa totale souveraineté réalise la synthèse de la

liberté de chacun comme être humain dans le respect de l’égalité de tous comme sujet.

Étant son propre maître et accédant à l’autonomie, chaque membre est colégislateur de la

république. Le citoyen est invité, par la volonté générale à laquelle il participe

complètement et librement, à se faire collectivement l’auteur des lois qu’il se prescrit lui-

même. C’est ce qui fera dire à Rousseau que « […] l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite

est liberté »583. Ainsi, participer personnellement à la constitution d’un corps politique et

obéir aux lois que seul le peuple souverain se donne, rend libre.

Tout sujet soumis aux lois doit aussi en être l’auteur. C’est à cette condition que

chacun, s’unissant à tous, n’obéit pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant.

Voilà le sens que cherche à donner Rousseau au concept de liberté compris comme

autonomie, comme auto-nomos, c’est-à-dire comme la possibilité qu’une volonté se donne

sa propre loi. Rousseau dira que « […] chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et

comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi,

on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce que l’on

a »584. C’est ce qui pousse Rousseau à trouver un type d’association dont la seule autorité

légitime naît d’un accord réciproque des parties contractantes, c’est-à-dire d’un contrat

social où les personnes sont la source et les exécutants des lois. Ainsi, le souverain et le

peuple appartiennent à la même humanité585.

L’analyse que nous venons de proposer concernant l’anthropologie philosophique de

Rousseau nous amène à comprendre l’importance de situer l’homme dans un contexte

rationnel, autonome et critique. Chez Rousseau, le discernement et la raison doivent donner

la possibilité d'être libre en participant activement à la construction d'une convention

politique qui, à son tour, aura une influence sur la collectivité elle-même. Rousseau propose

une solution à un problème fondamental : celui de construire une association politique qui

unit les hommes tout en préservant l'autonomie individuelle et la liberté personnelle.

583 Ibid., p. 187. 584 Ibid., p. 183. 585 Ibid., p. 148-152.

Page 231: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

219

Puisque le contrat social demande à ce que les volontés individuelles deviennent

communes, personne ne peut s'autoriser à avoir un pouvoir sur l'autre. Comme membre

souverain d'une cause politique précise, l'individu est un législateur autonome : il est auteur

et sujet des lois qu'il consent activement à respecter et à faire respecter. Il n'a pas à subir

arbitrairement les lois étrangères d'un Roi, d’un État ou d’un groupe de puissants

auxquelles il n'aurait simplement qu'à obéir. Il doit contribuer à l'élaboration de la loi

comme sujet citoyen. Pour Rousseau, il n'y a pas de liberté sans lois, sans contraintes

sociales à débattre et à accepter par tous les citoyens. La seule obéissance qui soit

politiquement acceptable est celle où on obéit de quelque manière à soi-même non

directement, mais indirectement par l'acceptation des règles sociales qu'une société de

personnes et qu’une assemblée souveraine se donne586.

En résumé, Rousseau ne propose pas de fonder une autorité politique contraignante

de soumission, mais une autorité telle qu’elle rende les individus plus libres dans l’état

social que dans l’état de nature. Le contrat de Rousseau amène les individus à renoncer à

leur indépendance et à se soumettre au souverain, c’est-à-dire à eux-mêmes. Cette

soumission est le degré suprême de la liberté, car elle est soumission à la volonté

souveraine dans sa source d’où émane exclusivement des citoyens et dans son objet où la

possibilité est donnée à la personne de devenir maître d’elle-même en accédant à la liberté

morale par l’obéissance à la loi qu’elle se donne collectivement.

La réflexion de Rousseau aura deux incidences significatives : une première sur la

constitution politique et économique des nouvelles républiques et une deuxième sur la

pensée morale développée quelques années plus tard par Emmanuel Kant (1724-1804)587.

586 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 1964, p. 173-194. 587 Sans vouloir pénétrer les profondeurs de la philosophie kantienne, il demeure incontournable de

mentionner que, du point de vue de la réflexion morale, on assiste, chez Kant, au même raisonnement que

Rousseau sur la politique, c’est-à-dire à l'articulation du concept de liberté, d'obéissance et de loi. Puisque

les paramètres divins et monarchiques sont désormais exclus, l’homme doit trouver en lui des préceptes

moraux qui peuvent devenir des lois morales à caractère universel. L'action morale est l'action déterminée

par la volonté qui elle, est entièrement gouvernée par la raison. Agir par devoir pour Kant signifie agir

rationnellement par respect pour la loi morale que l’être humain se donne et qui peut devenir un impératif

catégorique, c'est-à-dire une loi morale pour tous. Ainsi enseignera Kant : « Agis uniquement d’après la

Page 232: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

220

D’un point de vue politique, déjà en 1793 lors du débat précédant le vote de la

Constitution française, les représentants se questionnaient sur l’importance de reconnaître

non seulement l’égalité de droit, mais également l’égalité de fait. Car sans égalité de fait,

que vaut l’égalité de droit? Comment les institutions collectives et sociales peuvent-elles

procurer cette égalité de fait dans un contexte de propriétés privées?

À la fin du XVIIIe siècle, la question de l’égalité, ou en tout cas celle d’une

réduction substantielle des disparités entre les citoyens, ne peut être pensée que

dans le cadre de l’hégémonie ou de la suppression de la propriété privée. Elle

supposerait le partage de la propriété ou sa collectivisation588.

Castel souligne que, si la question se posait à la fin du 18e siècle, elle ne recevrait une

réponse favorable que quelques décennies plus tard. Déjà, elle dessine l’espace d’une

solution qui sera trouvée un siècle plus tard. La pensée républicaine décrite par Rousseau

oblige à revisiter la notion même de propriété.

3.1.2 Question de propriété collective

La tendance philosophique républicaine enseigne que la société est une réalité fondée

sur l’action commune contractuelle. Tout citoyen, en toute circonstance, doit avoir les

maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (E. KANT.

Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Bordas, 1988, p. 26).

Prenant exemple sur la démonstration faite par Rousseau, qui affirme que l’idéal démocratique est

universel, c’est-à-dire inhérent à la nature de l’homme et que la liberté et l’égalité sont considérées comme

des impératifs catégoriques de la raison démocratique, Kant reprend le même raisonnement pour montrer

l’importance morale des impératifs catégoriques de la raison pratique qu’il formule ainsi : « Agis de telle

sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui, toujours en

même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen ». (Ibid., p. 62). Le devoir envers la loi

morale que le sujet se donne collectivement possède en soi un caractère universel dans la mesure où il

respecte essentiellement l’homme toujours comme fin et jamais comme moyen. En ce sens, il ne peut être

que liberté. Tout comme en politique, les hommes ne sont libres qu’en obéissant à la loi morale dont ils

sont en même temps les législateurs.

Rousseau et Kant enseignent que l’être humain n’a plus à recevoir passivement les lois politiques et

morales de l’externe. Il doit les déterminer lui-même par la raison et les vouloir universellement. Voilà le

devoir qui incombe à l'homme issu des Lumières : celui de se prendre en main. Si un tel devoir n'est pas

rempli, l'homme devient esclave d'un autre, il s'enferme dans les prescriptions politiques et morales d'un

autre. Par le fait même, étant soumis à l’autre, il devient aussi esclave de lui-même. Voilà pourquoi le

devoir est liberté. En morale comme en politique, la liberté, comprise comme autonomie, consisterait pour

les hommes raisonnables à obéir aux lois qu'ils se fixent à eux-mêmes par devoir. Et seule la raison fournit

à la liberté un contenu objectif et universel, mais applicable uniquement par la subjectivité dans une

historicité particulière. Ainsi, la liberté est la condition de l’existence et de la moralité de l’homme comme

sujet capable de se gouverner. Pour Rousseau et Kant, la liberté est au prix de la connaissance, des débats,

du discernement et de la critique. L’influence des deux philosophes sera monumentale. 588 R. CASTEL. « La propriété sociale : émergence, transformations et remise en cause », Esprit, août-

septembre 2008, p. 171.

Page 233: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

221

mêmes droits et les mêmes possibilités de contribuer aux solutions sociales. En même

temps, tout citoyen a le devoir d’assumer les responsabilités qui découlent de ses actions.

La solidarité favorise cet épanouissement individuel et collectif, mais demeure

incompatible avec l’égoïsme qui permet d’exploiter l’autre au nom de l’intérêt particulier et

des droits de propriété qui en découlent. Le modèle paradigmatique de Rousseau cherche à

contrer cette recherche de l’intérêt strictement privé, qui réalise un soi-disant bien public

sans passer par la délibération politique. Le projet collectif à saveur républicaine va donc à

l’encontre des propositions smithiennes qui prétendent que seule la propriété privée conçue

comme instrument de création de richesse pour quelques-uns favorise en parallèle la

richesse de l’ensemble des membres d’une société. Aujourd’hui, les faits montrent le

contraire, où les communautés humaines doivent payer le prix de l’inégalité, comme le

soulignait Stiglitz précédemment.

Pour Rousseau, la propriété est avant tout une relation sociale et non un droit défini

par la nature. La propriété « […] ne peut être fondée que sur un titre positif »589. La notion

de propriété se situe donc dans l’ordre de la convention, du pacte et du contrat. Situer la

propriété dans la logique du droit naturel, c’est permettre l’inégalité entre les hommes.

C’est ce que questionne Rousseau à partir des valeurs de l’égalité et de liberté fondatrices

de toute souveraineté populaire. Il faut penser la propriété autrement, en reconnaissant qu’il

y a autant de types de propriétés qu’il y a de contrats. C’est ce qui amène Rousseau à faire

valoir l’importance de la propriété collective.

Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme,

tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu'il

possède font partie. Ce n'est pas que, par cet acte, la possession change de

nature en changeant de mains, et devienne propriété dans celles du souverain;

mais comme les forces de la cité sont incomparablement plus grandes que

celles d'un particulier, la possession publique est aussi, dans le fait, plus forte et

plus irrévocable, sans être plus légitime […]590.

À l’image de la souveraineté défendue par Rousseau, la propriété collective n’est pas

une somme de propriétés individuelles des membres, mais la propriété souveraine de la

589 J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, 2004, p. 187. 590 Idem.

Page 234: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

222

collectivité comprise comme une totalité complexe, organique et vivante de personnes qui

en font solidairement partie. Sous cet angle se dégagent deux aspects importants et

structurants de la propriété collective. Premièrement, le titulaire du droit de propriété est

l’association souveraine dans son ensemble sociologique et historique et non les individus

qui, de façon partielle et même contingente, la compose à un moment donné. Aucun des

participants ne peut prétendre à un droit de propriété absolu sur une propriété collective. Le

corollaire logique de cette idée est l’indivisibilité des biens : ils ne peuvent être partagés en

propriété individuelle, mais doivent rester communs à tous les membres du groupe. Nul

n’est autorisé à le partager hic et nunc. Cette forme de propriété s’exprime par l’usufruit :

l’individu a la liberté d’usage et de jouissance de la propriété dont l’abusus est collectif.

Ainsi, l’abusus collectif ne peut devenir un abusus privé si initialement le contrat le

présente comme un abusus collectif décidé souverainement par la collectivité, où s’est

exprimée l’humanité elle-même de façon libre et égalitaire.

Le deuxième point à considérer concerne la communauté souveraine qui s’attache à

maintenir le lien qui l’unit à ses biens dans une continuité historique et pour la survie d’une

association. Ce bien collectif ne peut être aliéné sans détruire le groupe lui-même. Puisque

celui-ci ne comprend pas seulement les membres actuels, mais aussi les membres défunts et

les enfants à venir, personne, pas même l’unanimité des membres actuels ne peut en

disposer librement. La réponse aux besoins et le choix souverain de l’association de

personnes elle-même sont le fondement de toute inaliénabilité dans sa forme et dans son

contenu. Personne n’est en droit de décider qu’une partie des biens communs sera attribuée,

de façon privée et indépendante, à quelqu’un d’autre ou aux membres actuels du groupe.

Cette vision républicaine de la propriété collective que nous supposons fidèle à

Rousseau semble servir de base théorique à l’organisation coopérative elle-même, définie

comme une association de personnes et constituée d’une assemblée souveraine de membres

où le sociétaire coopératif n’est pas individuellement propriétaire du fonds d’entreprise et

des réserves collectives puisqu’il s’agit de la propriété d’un fonds commun et indivis. Cela

indique que tous les coopérateurs sont copropriétaires de l’entreprise, c’est-à-dire

usufruitiers d’un patrimoine jugé inaliénable et indivisible provenant des générations

antérieures de l’entreprise, qui s’efforcent de transmettre aux générations à venir ce même

Page 235: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

223

patrimoine collectif bonifié par son usage et celui de tous les autres sociétaires. C’est

pourquoi la coopérative est une organisation ayant une existence propre et durable, dont le

fondement même repose sur l’idée de la souveraineté des membres libres et égaux entre eux

dans une visée de grande continuité historique. La réflexion rousseauiste semble fonder

certaines caractéristiques essentielles de la coopération.

Faisant suite à ce que nous venons de présenter, nous posons que l’influence de

Rousseau demeure un élément déterminant dans la logique de la coopération

entrepreneuriale qui apparaît concrètement en France, en Angleterre et en Allemagne, une

cinquante d’années après la publication des œuvres du philosophe solitaire. C’est ce qui

fera dire à Desroche que

[c]’est sur ce point du temps et de l’espace qu’il [le mouvement coopératif]

localise en effet son berceau, plus exactement encore dans ce qu’on nommait

alors : la triarchie européenne, c’est-à-dire la triade France-Angleterre-

Allemagne où l’imagination sociale connut un degré de foisonnement assez

exceptionnel pour donner source non seulement au projet coopératif, mais plus

largement au projet d’un socialisme scientifique et au projet d’une science

sociale encore enrobé l’un dans l’autre dans une même matrice utopique591.

Prenons quelques instants pour faire valoir la pensée coopérative naissante au temps des

Modernes, gardant en arrière-plan Rousseau lui-même.

3.1.3 Quelques penseurs-praticiens coopératifs

Réfléchir sur le paradigme coopératif oblige à revisiter certains auteurs et praticiens

qui, à l’époque des Lumières, ont conceptualisé et expérimenté la coopération. Il est

d’ailleurs notoire de constater le lien intrinsèque que ces mêmes personnages ont

continuellement cultivé entre la théorie coopérative et la pratique.

Au sein du mouvement coopératif […], l’idéologue et le réalisateur se trouvent

très souvent dans la même personne. En tout cas, ils restent dans une entente

parfaite et en collaboration permanente. […] Dans l’histoire coopérative, l’idée

précède parfois la réalisation et parfois la suit. Elle est alors la synthèse de

certaines expériences dont le détail peut différer, mais dont la complexité

dégage l’unité qui domine les actes. L’idée et la réalisation restent dans le

591 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 38-40.

Page 236: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

224

mouvement coopératif en un échange permanent d’influences et de

suggestions592.

Draperi constatera également un « […] souci de la cohérence entre la pensée et l’action ou,

dit autrement, la volonté que la pensée soit en adéquation avec la pratique sociale »593. En

fait, se sont souvent les mêmes personnes qui sont à la fois les acteurs de l’économie

coopérative et les auteurs de connaissance. « Le chercheur issu de la tradition de

l’économie sociale n’est donc ni un intellectuel “organiqueˮ comme dans la tradition

critique, ni un expert comme dans la tradition classique : il est acteur et chercheur sur ses

propres pratiques sociales »594. Le mouvement coopératif s’est construit à partir d’une

articulation sociale originale entre le développement d’entreprises et l’élaboration d’une

pensée, le premier trouvant dans le second l’inspiration dont il a besoin. Comme l’écrit

Lebel, depuis le début du coopératisme se manifeste un souci de construire un projet à

partir

[…] d’un imaginaire et d’une réalisation, d’un idéal et d’une pratique et donc,

par le va-et-vient entre les deux. On peut alors penser que le projet coopératif

oscille de manière constante entre son pôle idéal et sa pratique. Ce va-et-vient

vise un équilibre sensé entre les fondements idéologiques et la pratique du

projet coopératif afin d’éviter les dérives595.

C’est dans l’interstice de ce lien entre l’idéal et praxis qu’émerge la dynamique

éducative. Et c’est l’action éducative qui alimente à son tour ce mouvement et son

développement. « L’expérience des acteurs et la capacité, à travers cette expérience, de

dégager des connaissances qui servent à l’action parce qu’elles sont une capacité de

transformation de la société, sont essentielles »596. Nous y reviendrons au dernier chapitre.

Nous avons évoqué au début de ce chapitre une liste non exhaustive des principaux

penseurs-praticiens qui ont permis l’avènement de la coopérative. Relevons quelques

auteurs qui ont proposé des idées maîtresses qui permettront, par la suite, de préciser

592 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 3. 593 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 136. 594 Ibid., p. 137. 595 C. LEBEL. « L’organisation et l’éducation coopérative comme philosophie alternative », p. 121. 596 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 58-59.

Page 237: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

225

certaines bases du paradigme coopératif et qui illustrent la portée de son anthropologie, son

éthique et ses finalités.

Robert Owen (1771-1858)

Robert Owen, riche industriel du coton de la région de Manchester en Angleterre, se

préoccupe de la pauvreté et des conséquences sociales désastreuses du capitalisme

naissant597. Selon Marx, rapporté par Cours-Salies et Zarka : « Tous les mouvements

sociaux, tous les progrès réels qui furent menés à bien en Angleterre dans l’intérêt des

travailleurs se rattachent au nom d’Owen »598. Influencé par les idées républicaines de son

siècle, Owen passera sa vie à se battre pour la tolérance, la liberté de conscience et les

droits du citoyen. L'humanité peut et doit se rendre maîtresse de son destin en contrôlant les

influences qui pèsent sur elle. « L'esprit des Lumières, c'est le choix d'un comportement

empreint de l'humanitarisme foncier qui sera l'un des caractères distinctifs de l'action

d'Owen »599. Sous l’impulsion des idées véhiculées par les Lumières et les révolutions

qu’elles provoquèrent, l’originalité d'Owen sera de présenter un véritable système

démocratique basé sur une longue observation et une réflexion de la situation des

travailleurs de la révolution industrielle.

Car c'est bien de la confrontation entre philosophie des Lumières et révolution

industrielle, entre pensée et réalité, que va naître, à la fin du 18e siècle à

Manchester, le type de socialisme qu'Owen passera sa vie à tenter d'instaurer.

Un socialisme qui, tout en héritant de cette confrontation sa nature utopique,

n'en sera pas moins un socialisme de vécu600.

Owen remarque que le libéralisme économique et la logique de l’économie de marché

influent sur des valeurs fortes qui s'insèrent jusque dans les esprits, au point d’amenuiser

considérablement les capacités réelles de chaque personne, plus spécifiquement les

démunis. Un tel paradigme impose sa logique, son anthropologie, ses valeurs et ses

finalités, aliénant et déshumanisant une partie importante de la société de son siècle. C’est

597 R. OWEN. Textes choisis, Paris, Éditions sociales, 1963. 598 P. COURS-SALIES et P. ZARKA. Karl Marx et Friedrich Engels […], p. 172. 599 S. DUPUIS. Robert Owen : socialiste utopique, 1771-1858, Paris, Éditions du CNRS, 1991, p. 33. 600 Ibid., p. 59.

Page 238: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

226

ce qui fera dire à Polanyi que « Robert Owen avait fait preuve de véritable pénétration :

l’économie de marché, si on la laissait libre d’évoluer selon ses propres lois, allait entraîner

de grands maux, et des maux définitifs »601. La société industrielle britannique du 19e siècle

provoque des maux sociaux considérables : pauvreté, ignorance et fragmentation sociale.

Elle engendre « […] une blessure mortelle infligée aux institutions dans lesquelles son

existence sociale s’incarne »602. En bref, l’économie de marché et le libéralisme

institutionnalisé créent « un vide culturel »603. Pour Owen, la solution réside dans la

création de communautés intégrales ayant à la base l’idée de la propriété collective

considérée comme une véritable école de socialisation, de démocratie et d’humanisation604.

Owen cherche les moyens de créer un système de coopération mutuelle en s’opposant au

système individualiste de concurrence et transcendant l’économie de marché605. Ainsi,

Henri Desroche dira d’Owen : « Lui-même rêve d’une société prestigieuse ou régnait le

Nouveau Monde moral (New Moral World), à l’encontre d’une société ingrate où la

famille, la propriété, l’État, la religion, les Églises exercent les sévices qui handicapent ou

mutilent les caractères »606. Owen, très préoccupé par l’avènement d’une société juste,

construite par et pour les hommes, tentera à de nombreuses reprises l’expérience collective

du travail. Malheureusement, ce sera un échec. Néanmoins, Owen est considéré comme un

des premiers penseurs-praticiens à évoquer les dommages humains que provoque le

capitalisme de l’époque, soutenu par un paradigme libéral, et à chercher ailleurs la

possibilité de construire une nouvelle manière de fonctionner socialement, permettant à

chacun des hommes de s’émanciper globalement, parce que l’homme, chez Owen, était pris

comme un tout607. Voilà pourquoi il abordait les problèmes humains sous l’angle social

refusant systématiquement « […] d’accepter la division de la société en une sphère

économique et une sphère politique »608. L’utopie d’Owen servira de moteur pour une

expérimentation plus réfléchie et conforme à la réalité, celle de la coopération. Henri Denis

601 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 179. 602 Ibid., p. 212. 603 Ibid., p. 213. 604 S. DUPUIS. Robert Owen : socialiste utopique, 1771-1858, p. 167-175. 605 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 81. 606 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 48. (C’est l’auteur qui souligne). 607 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 226. 608 Ibid., p. 227.

Page 239: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

227

conclura en affirmant que « [c]et auteur est sans doute le premier qui ait présenté comme

immédiatement réalisable un programme modifiant radicalement le fonctionnement de

l’économie. Il ne réclamait pas, néanmoins un bouleversement violent de la société »609.

Louis Blanc (1812-1882)

Louis Blanc constate que les crises économiques naissent du conflit des intérêts, des

abus de pouvoir politiques et économiques d’une classe minoritaire dominante qui paralyse

le reste de la société française par la peur et l’ignorance. Ainsi, la souffrance s’installe

jusque dans les cœurs et les esprits des nombreuses personnes qui subissent passivement de

tels torts sociaux causés par d’autres.

Louis Blanc insiste sur l’idée que la société a le devoir d’assurer à chacun la

possibilité de travailler. Dès qu’on admet qu’il faut à l’homme, pour être

vraiment libre, le pouvoir d’exercer et de développer ses facultés, il en résulte

que la société doit à chacun de ses membres et l’instruction, sans laquelle

l’esprit humain ne peut se développer, et les instruments de travail, sans

lesquels l’activité humaine ne peut se donner carrière. C’est par l’association

généralisée, universelle, qu’est assuré à l’homme le droit au travail, son droit à

l’existence610.

Blanc évoque l’idée d’association qui se fonde sur les bases de la démocratie

républicaine et sur l’esprit de la solidarité qui s’en dégage : « De la solidarité de tous les

travailleurs dans un même atelier, nous avons conclu à la solidarité des ateliers dans une

même industrie. Pour compléter le système, il faudrait consacrer la solidarité des

industries »611. Blanc sera le premier à voir en l’association de personnes l’appropriation

d’une réelle démarche démocratique et l’importance de la solidarité dans un cadre de

communauté locale et nationale. Sous Louis Blanc, les valeurs de démocratie et de

solidarité prennent vie à l’intérieur d’une organisation collective. Cette forme de

souveraineté entrepreneuriale des travailleurs constitue une nouvelle force économique qui

ne se retrouve plus dans les mains de quelques-uns, mais dans l’ensemble d’un « corps » de

travailleurs unifiés à qui appartiennent également les moyens de production.

609 H. DENIS. Histoire de la pensée économique, p. 361. 610 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 51. 611 Ibid., p. 55.

Page 240: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

228

Ainsi, par la coopération se développe une action d'émancipation des classes

ouvrières au service de la personne. Avec Blanc s’amorce ainsi un changement

paradigmatique important : celui vers une association structurée de personnes.

William King (1786-1865)

Frappé par la même situation sociale de grande pauvreté de la classe ouvrière,

Mladenatz rapporte que l’Anglais William King développe l’idée selon laquelle il est

primordial de relever les classes ouvrières de l’état de misère et de dépendance où elles se

trouvent vis-à-vis de la classe capitaliste grandissante. La seule façon de réaliser cette

émancipation, c’est par la coopération qui « […] donne la possibilité de se créer une vie

indépendante et un bon état physique et moral »612. Selon King, l'organisation coopérative

doit permettre à ses membres de se prémunir contre les nombreux inconvénients auxquels

les hommes sont exposés lorsqu’ils agissent isolément et, par le fait même, pauvrement.

Les inconvénients que la coopération est appelée à combattre sont les plus

graves de ceux auxquels les hommes sont exposés, à savoir les grandes et

croissantes difficultés que nous rencontrons lorsqu'il s’agit de nous procurer, à

nous et à nos familles, les moyens de subsistance, et les dangers de misère et de

crime auxquels nous sommes exposés, si nous ne réussissons pas à surmonter

ces difficultés613.

Pour King, l’action de libération des ouvriers doit se faire exclusivement par leurs

propres moyens : tous ont la responsabilité de se prendre en main. L’idée de

l’autodétermination, du self help614, fournie par King, sera considérée comme un point

central de l’action coopérative. C’est par le travail utile que l’ouvrier doit transcender la

situation dans laquelle il se trouve vis-à-vis le capital. C’est sa force et ses idées comme

travailleur associé à d’autres qui crée une puissance économique et sociale. Ce n’est pas

exclusivement le manque de moyens ou de force qui fait défaut chez les ouvriers, mais

plutôt un manque de confiance et savoir-faire ainsi que la volonté collective réunie pour

612 Ibid., p. 31. 613 Ibid., p. 32. 614 Nous pourrions traduire le self help par le concept d’autogestion (L. PFEIFFER. Les conditions de

développement d’un secteur d’économie sociale, Paris, Aubenas, Leinhart et cie., 1982).

Page 241: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

229

s’affranchir personnellement et librement du contexte social dont ils sont victimes. Cité

dans Mladenatz, King dira que

[…] le fondement social et économique de la coopération consiste dans

l’organisation du travail dans l’intérêt de ceux qui fournissent le travail. La

coopérative donne la possibilité au facteur travail de se libérer de l’état de

dépendance où il se trouve vis-à-vis du facteur capital. […] Le salaire que

reçoit le travailleur représente seulement une faible partie de la valeur créée par

lui. Nous croyons que c’est là une idée nouvelle pour la classe ouvrière615.

Puisque les classes ouvrières possèdent cette puissance de travail, elles devraient prendre

possession elles-mêmes de l’édifice économique. À partir du moment où elles commencent

à réaliser la coopération dans le travail, les biens encourus seront leurs en commun. À cela,

Desroche ajoutera : « Le principe économico-social fondamental de la coopération est

l’organisation du travail au profit de ceux qui fournissent ce travail. L’intérêt du travail est

le principe organisateur de la coopération »616. Or, la théorie de la coopération proposée par

King établit comme principe fondamental l’intérêt du travail sur le capital; il priorise ainsi

le travailleur lui-même en tant que personne associée à une communauté de destin.

Philippe Buchez (1796-1865)

Le Français Philippe Buchez eut un apport important à la doctrine coopérative sous

deux angles. Dans un premier temps, il propose que les sociétaires d’une organisation

collective élisent parmi eux deux confrères de confiance auxquels incombe la conduite de

l’entreprise. Influencé par les visées démocratiques et républicaines de la nation française,

Buchez sera un des premiers à promouvoir la démocratie économique par une forme

d’entreprise souveraine qui facilite la prise en charge des sociétaires, au même titre qu’une

nation le fait pour ses citoyens.

De la démocratie économique privilégiée par Buchez, permettant l’inclusion totale de

l’économie dans le champ politique et social, découlera un deuxième aspect tout aussi

fondamental et original pour la coopérative, celle de la réserve inaliénable. Avec Buchez,

les surplus réalisés par l'activité économique de la coopérative doivent se diviser en deux

615 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 34. 616 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 236.

Page 242: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

230

parts : 1) un pourcentage est distribué entre les sociétaires au prorata de leur usage, comme

travail, comme consommation ou comme production; et 2) un autre pourcentage à une

réserve ou à un capital social inaliénable et indivisible. Cette portion de capital particulier,

gérée par l’association de personnes de façon démocratique, n’appartient logiquement à

personne, ni ne profite à l’héritage.

La fondation et l’accroissement du capital social, inaliénable, indissoluble, sont

le fait important dans l’association; c’est le fait par lequel ce genre de société

crée un meilleur avenir pour les classes ouvrières. S’il en était autrement,

l’association deviendrait semblable à toute autre compagnie de commerce; elle

serait utile au seul fondateur, nuisible à tous ceux qui n’en auraient pas partie

d’abord, car elle finirait par être entre les mains des premiers un moyen

d’exploitation617.

Desroche cite un long extrait de Buchez qui précise son intention et sa pensée :

Je n’ai pas besoin de dire que le genre d’associations dont je parle diffère

complètement des sociétés commerciales ou industrielles qui sont généralement

usitées. Dans l’association que je propose, les hommes associent leur travail,

non leurs capitaux. C’est un contrat par lequel les travailleurs prennent le

double engagement : 1- de constituer un capital commun qui sera l’instrument

de travail, mais qui restera inaliénable, indivisible, et devra toujours croître à

l’aide de prélèvements annuels opérés sur les bénéfices; 2- d’unir leurs efforts

pour faire valoir ce capital par leur travail sous la direction d’une gérance

nommée par eux dans l’intérêt de tous. [...] La condition essentielle de

l’existence de cette espèce d’association est en effet la formation, la

conservation et l’accroissement du capital social. Il en est le bien et l’œuvre. Le

droit de l’exploiter et l’avantage qui en résulte constituent l’intérêt destiné à

maintenir l’association au-delà même du personnel qui l’a fondée. Celui-ci peut

changer sans que celle-là cesse d’exister618!

Il est clair pour Buchez que l’aspect inaliénable et indivisible cher à la philosophie

rousseauiste ne se résume pas à l’assemblée souveraine des sociétaires, mais également à

une partie des surplus générés par les activités économiques concrètes de l’organisation.

Buchez considère que des fonds récoltés par l’activité économique d’usage de

consommation, de production et de travail doivent être définis comme indivisibles et

inaliénables parce qu’ils doivent contribuer concrètement à la réalisation d’une réforme

éventuelle de la société sur des bases coopératives qui conjuguent performance économique

617 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 47. 618 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 315.

Page 243: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

231

et performance sociale. Par conséquent, cette réserve n’appartient pas exclusivement à

quelques-uns, mais à la collectivité tout entière.

Un tel fonds inaliénable représente concrètement une réserve pour les hommes et les

femmes qui vivent dans une société spécifique. Puisque la société humaine transcende les

individus, la réserve est également conçue pour les générations qui viendront après. « Entre

l’humanité du passé, celle du présent et celle de l’avenir existe une liaison historique

nécessaire, c’est pourquoi la société humaine qui est permanente doit avoir à sa disposition

un fonds social permanent »619. Le bon fonctionnement de la coopérative n’a pas lieu

seulement dans l’intérêt des coopérateurs immédiats, mais aussi dans l’intérêt général de la

société où cette coopérative se trouve. Fondamentalement, Buchez propose de reconsidérer

l’intérêt général de l'humanité et, avant l’heure, annonce certaines prémisses de ce que nous

nommons aujourd’hui le développement durable.

Ainsi, les idées de King et Buchez font la promotion d’une forme de rénovation de la

société par l’établissement d’un nouvel ordre économique. Ils reconnaissent l'importance de

transformer l'individu pour changer les conditions économiques de la société. Ils voient

dans le mouvement coopératif, qui se définit peu à peu, l’association la plus convenable

pour rétablir une équité sociale et recentrer au cœur du processus les activités humaines de

base que sont le travail, la consommation et la production. Déjà à l’époque, relate

Mladenatz, plusieurs avaient compris que le libéralisme ne pouvait pas tenir ses

promesses :

La liberté d’action devait apporter, aux dires des propagateurs de la doctrine

[libérale] et de ses réalisateurs, l’harmonie des intérêts. Chacun est l’artisan de

son propre bonheur, parce qu’il connaît le mieux ses affaires. Une opposition

entre l’intérêt particulier et l’intérêt général ne devait pas exister. Chacun, par le

jeu même des circonstances, aurait la place qui lui était due de par ses qualités

physiques et morales. Et, d’autre part, la libre concurrence devait apporter une

harmonie entre les besoins de consommation et la production des biens

économiques. Mais l’évolution des choses n’a pas confirmé les prophéties

optimistes des partisans de l’individualisme et du libéralisme économique620.

619 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 48. 620 Ibid., p. 11.

Page 244: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

232

Les fondateurs de la coopérative de Rochdale comprenaient très bien le contexte

social et économique difficile des ouvriers anglais. Se basant sur un cadre théorique plus

raffiné et sur l’évaluation d’autres tentatives coopératives qui avaient donné des résultats

plus ou moins fructueux, les Pionniers développèrent une organisation devenue exemplaire,

fournissant ainsi l’impulsion initiale et la structure nécessaire pour le déploiement et l’essor

des entreprises coopératives.

Les Pionniers équitables de Rochdale (1844)

Le travail humble de quelques travailleurs anglais terrassés par la pauvreté aura

donné lieu à une des plus belles précisions conceptuelles et méthodologiques du

mouvement coopératif. Ainsi, des citoyens se sont activés pour mettre sur pied une

organisation capable d’une saine répartition du produit social. C’est à Rochdale, près de

Manchester en Angleterre, que fut posée la pierre angulaire de l’édifice coopératif. La

coopérative de Rochdale est une référence incontestée. Si la coopération n’est pas née à

Rochdale, c’est là qu’elle fut organisée d’une façon particulière et systématique.

Elle n’a pas été seulement une réalisation pratique dont le succès serait dû aux

qualités imminentes des réalisateurs, mais c’est là qu’a été établi dès le début

un programme complet contenant les principes théoriques et les règles pratiques

d’organisation et de fonctionnement des coopératives de consommation. L’idée

et la réalisation sont ici inséparables621.

Inspirés par la pensée et les actions d’Owen, des tisserands de flanelle de la petite

ville de Rochdale en Angleterre se réunissent pour trouver des moyens urgents afin de

contrer la misère qui les accablait. Jean-François Draperi relate que

[l]es tisserands de Rochdale, inspirés par King lui-même disciple de Owen, se

réunirent et créent en 1844 un magasin coopératif dans la banlieue de

Manchester afin de réaliser le projet de répondre à l’ensemble de leurs besoins

(économiques, sociaux, éducatifs, d’habitat…)622.

Henri Desroche poursuit :

Rochdale était la patrie de toutes les sectes, et parmi elles la petite secte des

socialistes owénites avec leur religion rationnelle basée sur la répudiation de

621 Ibid., p. 61. 622 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 85.

Page 245: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

233

tous les dogmes théologiques; et c’est d’elle que dérive sinon le recrutement

originel, du moins l’inspiration première des Équitables pionniers. C’est

pourquoi il n’y a pas lieu de minimiser – comme on le fait habituellement – les

traces de cet owénisme dans les statuts mêmes de leur société tels qu’ils ont été

rédigés par les pionniers623.

Malgré la noblesse des idées émises par les précurseurs de la coopération et les échecs de

plusieurs pratiques coopératives, ces ouvriers ont continué de croire que la coopérative était

la solution à une partie de leurs problèmes économiques et sociaux. Les plus militants firent

comprendre que l’insuccès de certains autres chantiers coopératifs pouvait s’expliquer et

qu’il fallait éviter les mêmes erreurs : « […] ce n’est pas le système du magasin coopératif

qui est défectueux – disaient les partisans de l’idée coopérative –, mais la manière dont

cette idée a été mise en pratique jusqu’ici. Il faut éliminer les défauts constatés et la

coopérative produira ses fruits »624.

Aux débuts modestes et laborieux, les fondateurs de la coopérative de Rochdale

élaborent un programme de base particulièrement efficace, parce qu’intégré. Laissons la

parole aux Pionniers comme Desroche la rapporte longuement :

Voici d’ailleurs cette loi première – First Law – proposée au règlement de la

société et proposée au loyalisme des sociétaires. Les objectifs et les plans de

cette société sont de prendre des dispositions pour l’avantage pécuniaire et

l’amélioration de la situation sociale et familiale de ses membres, en réunissant

un montant suffisant de capital (divisé) en parts de une livre chacune, pour

mettre en œuvre les plans et dispositions qui suivent :

L’établissement d’un magasin pour la vente de denrées, vêtements, etc.

La construction, l’achat ou l’érection d’un nombre de maisons dans lesquelles

puissent résider ceux de ses membres qui désirent se prêter assistance mutuelle

dans l’amélioration de leur situation familiale et sociale.

Commencer la manufacture de tels articles éventuellement déterminés par la

société pour l’emploi de tels membres éventuellement sans emploi […].

Pour amplifier l’avantage et la sécurité des membres de cette société, la société

acquerra ou louera un domaine ou des domaines fonciers, lesquels seront

cultivés par les membres éventuellement sans emploi ou mal rémunérés.

Aussitôt que faire se pourra, cette société entreprendra d’aménager les pouvoirs

de production, distribution, éducation et gouvernement; ou, en d’autres termes,

623 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 53. 624 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 63.

Page 246: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

234

entreprendra d’établir une colonie résidentielle autonome à responsabilité

solidaire, ou bien d’aider d’autres sociétés à établir de telles colonies625.

Les Pionniers poursuivaient ainsi l’idée déjà acceptée d’une coopérative intégrale. Le

28 novembre 1844, la coopérative devient donc une firme enregistrée sous le nom de

Rochdale Society of Equitable Pioneers. Ils étaient 28 sociétaires. Et la même année, le

21 décembre, ils ouvraient leur premier magasin coopératif.

Aux fins de notre étude, relevons quelques particularités de l’organisation

coopérative de Rochdale, qui fut par la suite imitée par les autres coopératives. Une des

premières grandes caractéristiques de l’association fut la vente au comptant. Les Pionniers

réussirent à faire comprendre qu’une coopérative de consommation n’est pas, vis-à-vis ses

sociétaires, un simple commerce de fournisseur de denrées essentielles; elle est surtout la

résultante de leurs intérêts communs comme consommateurs. Ainsi, pour les sociétaires,

acheter la marchandise à crédit signifiait la possibilité de s'hypothéquer soi-même, c’est-à-

dire de continuer à être l’objet d’une forme d’exploitation d’un système économique que la

coopérative tend à combattre. Dans la mesure du possible, et au nom de l’autonomie et de

l’autogestion, les sociétaires étaient invités à une réelle prise en charge au quotidien par la

révision de leur propre façon de faire, comme celle de toujours payer à crédit.

Les Pionniers avaient décidé que la vente des marchandises se ferait au prix courant

de détail du marché et non au prix de revient. On valorisait davantage l'idée du juste prix.

Ils acceptaient de faire de l’argent avec la vente des produits dans la mesure où le prix

restait réaliste et non artificiellement élevé. Ils considéraient comme essentiel le fait de ne

pas isoler la coopérative de la concurrence locale tout en rendant plus équitable le

commerce avec ses sociétaires. On ne voulait pas créer, non plus, une concurrence déloyale

avec les autres commerçants de la ville et de la région. On cherchait même une forme

d’équité avec les autres commerçants. Face à certains monopoles qui dictaient les prix, la

coopérative se donnait la possibilité de rétablir pour tous, un prix plus juste pour les biens

de consommation626. Elle contribuait ainsi, par la notion de juste prix et d’une concurrence

625 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 55. 626 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 73.

Page 247: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

235

équitable, à faire baisser les prix des autres commerçants. La coopérative devenait donc un

instrument socioéconomique important dans la normalisation des prix, démontrant ainsi un

intérêt marqué pour l’équité.

Sous l’influence de Buchez, les Pionniers ont introduit la notion de ristourne et celle

d’un fonds de réserve indivisible et inaliénable. Cette méthode de répartition de l’avoir

coopératif devint un signe distinctif de l’organisation rochdalienne. À noter également que

si la coopérative vendait à des non-membres, et qu’elle accumulait par cette pratique des

excédents, elle devait prévoir que ce surplus retourne à des œuvres sociales autres que celle

de la coopérative de Rochdale. Autrement, une part de la ristourne que recevaient les

coopérateurs provenait de l’exploitation du public, ce qui allait contre la valeur de l’équité

si chère aux Pionniers de Rochdale. Ces exemples montrent en effet l’éthique des

fondateurs qui devait de toute évidence s’incorporer dans une pratique entrepreneuriale627.

À Rochdale, un système complet de démocratie économique prend place. Le principe

est simple : un homme, un vote. Prenant appui sur les propositions de Buchez, les Pionniers

innovent en encastrant de façon systématique l’économie dans le social et le politique. Les

dimensions humaines que sont le social et le politique ne constituent plus des auxiliaires à

l’économie qui subordonne tout, mais un élément fondamental intégré dans une logique qui

reconstruit le rapport humain dans toutes ses dimensions. La démarche de Rochdale nous

semble, en ce sens, profondément éthique et complètement novatrice dans les circonstances

économiques de l’Angleterre industrielle et capitaliste de l’époque. La démocratie

coopérative exige donc dès le départ la reconnaissance chez chaque sociétaire du caractère

fondamental de la personne comme étant le cœur et le moteur de toute l’organisation

économique. L’économie devient aussi républicaine.

Cette forme de démocratie économique s’exprime par la voix de la personne, c’est-à-

dire avec ce qu’elle est et non en fonction de ce qu’elle possède comme avoir ou comme

capital investi dans la coopérative. Cette démocratie économique, qui place la personne

avec toute sa liberté et qui reconnaît l’égalité fondamentale des uns et des autres, constitue

627 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 247.

Page 248: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

236

de facto une démocratie politique. Le droit de vote s’explique par le fait que les sociétaires

sont copropriétaires et usufruitiers de leur entreprise, considérée comme une association de

personnes et non comme une entité de capitaux à faire fructifier. C’est ce qui fera dire à

Mladenatz qu’à Rochdale, « [l]e sociétaire participe à la coopérative avec tout son être »628.

L’aspect démocratique mis de l’avant par les Pionniers aura des influences majeures sur

l’identité coopérative : le sociétaire est l’épicentre du projet coopératif au même titre que le

citoyen l’est pour tout projet républicain. La démocratie devient ainsi l’axe fondamental du

coopératisme et rejoint concrètement les fondements mêmes de la démocratie occidentale,

qui positionne au-dessus de tout autre critère la capacité de chaque personne à penser sa

vie, à faire ses choix et à s’engager à la construction de sa communauté. Le projet

coopératif est, en un sens, un projet social, économique, politique et éthique à saveur

républicaine.

Avec l’exercice démocratique de Rochdale, la coopérative découvre le potentiel de

matérialiser concrètement des valeurs chères à la civilisation moderne. Tout pouvoir

coopératif repose entre les mains des sociétaires qui forment un corps politique, une

assemblée souveraine de laquelle apparaît une volonté générale d’atteindre des objectifs

que l’organisation elle-même se donne par la participation de tous les sociétaires. Le

pouvoir repose exclusivement sur les personnes autonomes qui délèguent à un conseil

d'administration l’accomplissement de certaines charges dictées par l’assemblée. Les

sociétaires, ayant chacun à la base le même pouvoir d'influence, sont les seuls à gérer

l'avenir de leur organisation et sont les seuls, de par leur réflexion, leurs débats et leurs

décisions prises en assemblée souveraine, à construire de façon solidaire leur entreprise et,

en parallèle, leur propre communauté par la partie de leur bénéfice qui lui est destinée.

Les sociétaires sont les auteurs de l’œuvre coopérative tout en y étant soumis.

Participer personnellement à la constitution d’un « corps » coopératif et obéir aux

règlements et aux directions que l’assemblée souveraine se donne est le chemin même de la

liberté. Ainsi, chaque sociétaire s’unissant à tous, n’obéit pourtant qu’à lui-même et

développe une liberté encore plus grande que le simple fait d’être seul. Le coopératisme

628 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 75.

Page 249: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

237

proposé par Rochdale est ce type d’association de personnes dont la seule autorité légitime

naît d’un accord réciproque des parties contractantes, c’est-à-dire d’un contrat social où

chaque sociétaire est la source et l’exécuteur des décisions prises collectivement. Cet intérêt

commun ne peut se réaliser que sur la base d’une solidarité réelle entre les sociétaires eux-

mêmes. Ainsi, par la structure démocratique de la coopérative, les valeurs de la liberté, de

l’égalité et de la solidarité sont ici des éléments structurants d’un pouvoir républicain

qu’une organisation se donne.

Cet aspect démocratique fondamental, soulevé et appliqué par la coopérative de

Rochdale, amène d’autres pratiques qui dépendent de cette première. Par exemple,

l’importance de ne pas limiter, à l’entrée, le nombre de sociétaires. Au lieu d’exclure

égoïstement d’autres membres potentiels, le sociétaire est plutôt poussé à les accueillir dans

son propre intérêt à lui en leur donnant la totalité des services et des avantages pour

augmenter son propre bien. « Ainsi donc, il existe un lien curieux entre l’égoïsme et

l’altruisme, parce qu’ici chacun gagne d’autant plus qu’il permet à un plus grand nombre de

prendre part avec lui à la distribution des bénéfices »629. Entre l’égoïsme et l’altruisme se

dessine l’importance de la réciprocité. En même temps, il était clair pour les sociétaires de

Rochdale qu’ils ne pouvaient accepter une personne qui ne croit ni à la philosophie

coopérative ni à sa mission. Rochdale se donnait l’autorisation malgré tout du refus.

À la réciprocité se rajoute un volet important qu’est la neutralité politique et

religieuse. L’avènement d’une coopérative ne peut se faire sous la gouverne d’aucun parti

politique ni sous l’influence d’aucune domination religieuse. Au nom de la liberté et de

l’autonomie, sous le sens républicain du terme, cette forme d’association de personnes se

doit d’être apolitique malgré son fort caractère politique interne. Les coopérateurs de

Rochdale faisaient la différence entre une autorité imposée de l’extérieur, par exemple, un

État et sa gouvernance politique partisane, et l’autorité consentie par l’association

contractuelle qu’ils acceptent mutuellement de se donner et de s’y soumettre librement. Si

la coopérative se doit de participer aux enjeux politiques environnants, elle a besoin d’une

autonomie politique pour le faire. Selon Gide, comme le rapporte Desroche : « C’est

629 Ibid., p. 76.

Page 250: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

238

pourquoi la coopération refuse de se laisser étatiser et, au contraire, elle cherche à

coopératiser l’État »630. Pour les mêmes raisons d’autonomie, la coopérative se veut

également areligieuse malgré le fait que de nombreuses coopératives sont nées sous

l’impulsion d’un clergé chrétien reconnaissant dans la coopérative un instrument de

promotion de la doctrine de la justice sociale de l’Église.

Comme nous le constatons, les Pionniers de Rochdale ont établi des règles et des

principes d’organisation basés sur des valeurs jugées fondamentales : la démocratie, la

liberté, l’égalité, la solidarité, l’équité, la responsabilisation personnelle et collective. Ils ont

fait de leur projet entrepreneurial une démocratie économique à l’image de la démocratie

politique à saveur républicaine. L’« école » de Rochdale est celle qui favorise l’union de

l’intérêt personnel et de l’intérêt général, tant sur le plan économique que sur le plan moral.

C’est ce qui fera dire à Desroche : « C’est ainsi que le projet coopératif émerge comme une

expérimentation géante où la ferveur de l’utopie se trouve passée au crible des rigueurs

d’une pratique économique et culturelle quotidienne »631. Ces pionniers méritent bien d’être

appelés les créateurs du mouvement coopératif moderne.

Si on pense, dit Charles Gide, que les statuts de leur société ont été dès le début

si bien établis par ces quelques tisserands de flanelle, que l’expérience de plus

d’un demi-siècle n’a rien trouvé à y ajouter et que les milliers de sociétés créées

dans la suite se sont bornées à les copier presque textuellement, nous n’hésitons

pas à voir ici le phénomène le plus important peut-être de l’histoire

économique632.

Inspiré lui-même par les Pionniers, Gide conclura que les fondements anthropologiques et

normatifs promulgués à Rochdale montrent toute l’importance de s’affairer désormais à la

construction d’une « république coopérative » destinée à remplacer le capitalisme propulsé

par le paradigme du libéralisme633.

La pratique et la réflexion rochdaliennes ont servi grandement à l’affirmation plus

universelle de l’identité coopérative. Dès leur divulgation par les fondateurs de la

630 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 290. 631 Ibid., p. 430. 632 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 67-68. 633 J.-F. DRAPERI. L’économie sociale. Utopies, pratiques, principes, Montreuil, Presses de l’économie

sociale, 2005, p. 66.

Page 251: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

239

coopérative de Rochdale, certaines valeurs furent étudiées et discutées lors des nombreux

congrès de l’Alliance coopérative internationale (ACI). Les valeurs ont été « […] traduites

à travers les principes de gestion du mouvement coopératif qui constituent les lignes

directrices permettant aux coopératives de mettre leurs valeurs en pratiques »634. C’est ainsi

qu’en 1995 à Manchester, les membres de l’ACI, réunis en congrès pour célébrer le

centenaire de l’Alliance, proposèrent une déclaration universelle de l’identité coopérative

fondée sur des valeurs spécifiques et des principes635. Ils émergent tous de Rochdale et

demeurent encore aujourd’hui les principes fondateurs du mouvement coopératif mondial.

Inspirés par les valeurs de la coopération, les principes évoqués par l’ACI constituent les

lignes directrices qui permettent aux coopératives de mettre justement les valeurs en

pratique. Les sept principes retenus sont les suivants :

1er principe : Adhésion volontaire et ouverte à tous

Les coopératives sont des organisations fondées sur le volontariat et ouvertes à

toutes les personnes aptes à utiliser leurs services et déterminées à prendre leurs

responsabilités en tant que membres, et ce, sans discrimination fondée sur le

sexe, l'origine sociale, la race, l'allégeance politique ou la religion. Ce principe

exprime la valeur de la liberté.

2e principe : Pouvoir démocratique exercé par les membres

Les coopératives sont des organisations démocratiques dirigées par leurs

membres qui participent activement à l'établissement des politiques et à la prise

de décisions. Les hommes et les femmes élus comme représentants des

membres sont responsables devant eux. Dans les coopératives de premier

niveau, les membres ont des droits de vote égaux en vertu de la règle - un

membre, une voix -; les coopératives d'autres niveaux sont aussi organisées de

manière démocratique. Ce principe se réfère explicitement à la valeur de

l’égalité.

3e principe : Participation économique des membres

Les membres contribuent de manière équitable au capital de leurs coopératives

et en ont le contrôle. Une partie au moins de ce capital est habituellement la

propriété commune de la coopérative. Les membres ne bénéficient

habituellement que d'une rémunération limitée du capital souscrit comme

condition de leur adhésion. Les membres affectent les excédents à tout ou partie

des objectifs suivants : le développement de leur coopérative, éventuellement

par la dotation de réserves dont une partie au moins est impartageable, des

ristournes aux membres en proportion de leurs transactions avec la coopérative

634 C. LEBEL. « L’organisation et l’éducation coopérative comme philosophie alternative », p. 122. 635 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. « Déclaration sur l’identité coopérative […] », p. 11.

Page 252: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

240

et le soutien d'autres activités approuvées par les membres. Ce principe fait

ressortir le fait que tout associé est aussi un acteur économique.

4e principe : Autonomie et indépendance

Les coopératives sont des organisations autonomes d'entraide, gérées par leurs

membres. La conclusion d'accords avec d'autres organisations, y compris des

gouvernements, ou la recherche de fonds à partir de sources extérieures, doit se

faire dans des conditions qui préservent le pouvoir démocratique des membres

et maintiennent l'indépendance de leur coopérative, donc autonomie de gestion

et indépendance économique.

5e principe : Éducation, formation et information

Les coopératives fournissent à leurs membres, leurs dirigeants élus, leurs

gestionnaires et leurs employés l'éducation et la formation requises pour

pouvoir contribuer effectivement au développement de leur coopérative. Elles

informent le grand public, en particulier les jeunes et les leaders d'opinion, sur

la nature et les avantages de la coopération. Le cinquième principe précise ainsi

que l’être humain est l’origine et la finalité du projet coopératif.

6e principe : Coopération entre les coopératives

Pour apporter un meilleur service à leurs membres et renforcer le mouvement

coopératif, les coopératives œuvrent ensemble au sein de structures locales,

nationales, régionales et internationales. Ce principe illustre toute l’importance

accordée en coopération à l’aspect relationnel entre les membres et entre les

membres de différentes coopératives.

7e principe : Engagement envers le milieu

Les coopératives contribuent au développement durable de leur communauté

dans le cadre d'orientation approuvée par leurs membres. Le système

organisationnel coopératif sert au final, par l’entremise du développement

humain au bien commun636.

L’œuvre des tisserands de Rochdale, basée sur une réflexion systématique du

coopératisme comme association et entreprise, marquera l’histoire économique des 19e et

20e siècles. C’est, du moins, ce qu’affirme Mladenatz :

[Le coopératisme] n’a pas le caractère utopique qu’ont eu les expériences

sociales, tel que l’histoire nous les montre; car il crée des institutions

économiques qui, ayant à vivre dans le milieu actuel, entendent ne pas s’isoler

de lui, mais au contraire adapter leurs méthodes de travail aux circonstances

636 Idem.

Nous attirons votre attention sur le fait suivant : un seul principe fait explicitement référence à l’économie.

Les autres mettent en relief l’importance du volet associatif, ce qui confirme qu’une coopérative est avant

tout une association de personnes qui se donne une entreprise.

Page 253: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

241

parmi lesquelles il intervient. C’est pourquoi on a pu dire à juste raison, de la

coopération, qu’elle est la seule expérience sociale du 19e siècle qui a réussi637.

Nous pouvons avancer l’idée que la coopérative s’appuie sur une doctrine qui est

continuellement mise en œuvre à partir de quelques valeurs et principes à portée

universelle. Ainsi apparaît, dans le coopératisme, une éthique de la liberté et de l’égalité,

fondements mêmes de sa dimension démocratique, une éthique de la solidarité qui met en

jeu la responsabilité de chacun dans une œuvre commune et une éthique de l’équité par la

promotion de la justice sociale. Henri Desroche résume à sa façon les valeurs coopératives

en proposant une éthique de la créativité par l'autodétermination, une éthique de

l’œcuménicité pour sa neutralité politique et religieuse et une éthique de la

responsabilité638. Toujours selon Desroche, l’éthique coopérative en est une de contestation

parce qu’elle prend position contre les divers dogmes sociologiques ambiants639. Nous

pourrions rajouter à cette nomenclature le déploiement d’une éthique de la paix.

La coopération ne mériterait pas de vivre si elle ne devait servir la paix et la

justice. Elle nous serait indifférente si elle n’était un moyen lent, mais sûr de

réaliser parmi nous, sans le peuple moderne, ces grandes choses dont nous

prononçons le nom qu’avec un saint respect : la Liberté, l’Égalité et la

Fraternité640.

Comme nous pouvons l’apprécier, le coopératisme est une doctrine nourrie par un

ensemble de valeurs et de principes dont l’axe central s’élève sur les bases d’un idéal

démocratique républicain qui s’intègre dans une pratique à l’intérieur

[d’] un système complexe d’organisation et de civilisation politiques qui nourrit

et qui se nourrit de l’autonomie d’esprit des individus, de leur liberté d’opinion

et d’expression, de leur civisme, qui nourrit et se nourrit de l’idéal Liberté -

Égalité - Fraternité, lequel comporte une conflictualité créatrice entre ces trois

termes inséparables641.

Le coopératisme est l’expression d’une démocratie où l’individu est un citoyen libre et

conscient, c’est-à-dire un sujet autonome, responsable et solidaire de la Cité humaine,

reconnaissant l’égalité fondamentale des droits entre citoyens et ayant des visées

637 G. MLADENATZ. Histoire des doctrines coopératives, p. 169. 638 H. DESROCHE. Le projet coopératif [...], p. 374-381. 639 Ibid., p. 381. 640 Ibid., p. 63. 641 E. MORIN. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, p. 123.

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242

profondément humaines de l’avenir. Voilà une manière originale de fonder le « vivre

ensemble », en redonnant à la philosophie humaniste « […] sa véritable dimension en se

rappelant qu'elle prenait à l'origine le sens de la maïeutique qui s'enracine tout autant dans

l'horizon individuel que collectif »642.

Puisque l’idéal démocratique exige une réflexion constante et pénétrante des valeurs

de liberté et d’égalité643, ainsi en est-il du coopératisme qui puise et fonde son agir sur de

telles valeurs.

La coopérative est une démocratie par nature. Les démocraties politiques font

place à d'autres régimes quand leurs citoyens n'ont plus le sens de la liberté ni le

désir de la défendre. Mais la coopérative, organisation volontaire, disparaît

quand les hommes qui la composent ont perdu le sens de l'association644.

Nous pouvons mieux comprendre que la libre adhésion des sociétaires à une association est

l'expression du respect de la liberté individuelle, l'une des valeurs fondamentales des

organisations coopératives contemporaines. Cette idée suppose la possibilité, la capacité,

voire la nécessité de chaque personne à penser sa vie, ses choix et ses engagements envers

une communauté. La réalisation du coopératisme s'inscrit nettement dans un projet de

société de droits et de libertés où les sociétaires sont considérés comme des égaux en

dignité et en droits, capables démocratiquement et souverainement de gérer l'avenir de leur

organisation et de leur communauté. Cette démarche démocratique fondamentale fait de

chaque personne un membre à part entière, comme devrait l'être le citoyen dans la gestion

642 A. LACROIX. L'humain au centre d'une éthique de société, Sherbrooke, Éditions GGC, 2000, p. 25. 643 Les deux principales tentatives politiques qui ont cherché à actualiser l’idéal démocratique ont pris les

couleurs de la démocratie libérale et la démocratie sociale. Promulgué par le système de démocratie

libérale naît le concept des droits fondamentaux : droit de vote, droit à la vie et à l’intégrité physique, droit

à la propriété privée, etc. Bref, sous cette bannière se consolident les libertés et droits individuels. D’où le

risque non négligeable et les reproches justifiés d’un développement individualiste de la réalité où la

démocratie libérale vise finalement moins l’égalité en soi que l’imposition absolue de la liberté

individuelle (B. KABORÉ. L'idéal démocratique : entre l'universel et le particulier […], p. 108). Quant

au concept d’égalité, il se manifeste dans l’égalité de tous par la loi et devant la loi, de même que la

participation de tous à la souveraineté populaire ou à la souveraineté de l’assemblée. Il en résulte une règle

fondamentale : la liberté égale pour tous. Le concept d’égalité est donc compris par l’attribution des droits,

des obligations et des libertés pour tous. Le suffrage universel l’illustre très bien : une personne, un vote

(un membre, un vote). Son pendant plus social a tenté historiquement de corriger les dérives

individualistes économiques de la démocratie libérale en voulant permettre une égalité des chances, tant

au niveau formel qu’au niveau matériel et économique. Sous l’aile plus socialiste apparaît des droits plus

collectifs : droit à l’éducation, droit au travail, droit au revenu minimum, droit de grève, etc. 644 M. BROT. Le coopérateur et la démocratie coopérative, Paris, Fédération des coopératives de

consommation, 1951, p. 3.

Page 255: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

243

de la Cité. Nous pouvons penser, à la suite de Draperi, que le coopératisme reconnait le lien

intrinsèque qui unifie la liberté et l’égalité, qui favorise la cohérence entre la pensée et qui

établit des relations fondamentales entre les dimensions humaines variées comme le

politique, l’économique, le social, le culturel, l’éducatif, etc. Par le coopératisme,

l’économie est posée à sa juste valeur en s’enchâssant de nouveau et de façon tout à fait

originale à l’intérieur d’un processus inclusif et intégrateur des autres dimensions

humaines. Le coopératisme marie donc, par la démocratie, l’économique et le politique en

vue d’une construction de rapports sociaux basés sur la solidarité et l’équité. Ce mariage est

constitutif de la coopérative. En ce sens, la coopérative est tout autant œuvre politique que

sociale et économique. Cette hybridation s’ancre dans le concret de la vie personnelle et

collective. Selon Lacroix, voilà la véritable force du coopératisme645.

Le regard historique que nous venons de porter sur la coopérative permet de

comprendre que le coopératisme s’est construit au fil des évènements politiques,

économiques, sociaux et révolutionnaires en vue de répondre à des besoins existentiels

concrets et complexes des personnes et des collectivités, et ce, à partir des valeurs qui

s'apparentent à celles qui ont permis l'éclosion des démocraties occidentales depuis le

18e siècle646.

Penchons-nous maintenant plus spécifiquement sur le paradigme coopératif en

proposant une analyse plus approfondie des trois aspects que nous avons identifiés dans nos

référents conceptuels : la conception anthropologique, les valeurs fondamentales et les

finalités. Tentons une réflexion et une lecture du paradigme coopératif en se basant sur la

définition de la coopérative déjà évoquée et fournie par l’ACI : « […] une association de

personnes, volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques,

sociaux et culturels communs au moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et

645 A. LACROIX. « L’être désincarné des libéraux et les principes du coopératisme : la quadrature du

cercle? », Éthique et coopératisme : un contrepoids à la mondialisation, sous la direction d’André

Lacroix, Sherbrooke, Éditions GGC, 2002, p. 35. 646 Ibid., p. 19-21.

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244

où le pouvoir est exercé démocratiquement »647. Cette définition nous servira de trame de

fond pour mieux comprendre le paradigme coopératif à partir de notre grille de lecture.

3.2 HOMO COOPERATUS : VERS UNE ANTHROPOLOGIE COOPÉRATIVE

Comme nous l’avons soulevé au premier chapitre et à la lumière du deuxième

chapitre, nous pouvons affirmer que le libéralisme et son approche contemporaine justifient

leurs pratiques en fonction d’un postulat de base anthropologique particulier : l’homo

œconomicus. Qu’en est-il du coopératisme? Puisque nous posons comme Gide et plusieurs

autres que la coopérative n’est pas subordonnée à la philosophie libérale et qu’elle repose

sur un paradigme qui contient ses propres fondements philosophiques, il importe, à ce

stade-ci de notre travail, de proposer une réflexion sur l’homo cooperatus et ses possibles

caractéristiques. Nos recherches ont permis de remarquer cependant que la documentation

sur le sujet n’offre pas de réflexion systématique sur l’anthropologie coopérative. Elle

semble être à construire. Tentons l’exercice.

Georges Fauquet a écrit en 1942 que la coopérative

[…] implique plus que le groupe, plus que l’action en commun, elle suppose

des personnes libres et responsables qui, dans leur pleine autonomie, se sont

volontairement associées. L’action en commun a tout à la fois comme condition

et comme fin l’autonomie et l’indépendance de la personne648.

Se dessine ici une réflexion qui positionne la primauté de la personne. Directement en lien

avec son volet essentiellement démocratique, Fauquet rajoute :

Par le caractère personnel ou familial des unités qu’elle groupe, l’association

coopérative n’est pas un groupement impersonnel de capitaux : c’est au sens

fort du terme une association de personnes. La règle « un homme, une voix »,

conforme aux conceptions traditionnelles du droit issues de l’âme populaire, est

sa règle fondamentale pour tous les rapports des sociétaires entre eux dans

l’association : chaque association coopérative est une démocratie649.

Le point d’ancrage fondamental du paradigme coopératif est la personne, définie toujours

comme une fin en soi et jamais comme un simple moyen, d’où l’idée de la dignité comme

647 ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. « Déclaration sur l’identité coopérative […] », p. 11. 648 G. FAUQUET. Le secteur coopératif, 3e édition, Paris, Fédération nationale des coopératives de

consommation, [s.d], p. 41. (C’est l’auteur qui souligne). 649 Ibid., p. 21. (C’est l’auteur qui souligne).

Page 257: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

245

valeur intrinsèque qui n’obéit à d’autres lois qu’à celle que la personne se donne elle-même

raisonnablement avec les autres.

Le coopérateur est un sujet moral autonome qui interagit continuellement avec les

autres (« inter-personne », « inter-génération », « inter-communauté », « inter-ethnie »,

« inter-nation ») sur les bases d’une éthique démocratique. Le paradigme coopératif

propose une définition anthropologique basée sur une intersubjectivité qui rallie des thèmes

comme l'individualité, le social, le politique et l'économique. Puisque la personne est le

centre même du projet coopératif, des préoccupations éthiques et démocratiques doivent

logiquement animer les coopérateurs afin qu’ils soient capables de présenter des solutions à

leurs problèmes circonstanciels en utilisant les outils de gestion à leur disposition. Pour

Lambert, c’est le chemin qui conduit à la rénovation et à l’humanisation de l’ensemble du

système économique et social650. La perspective de la coopération suppose que les solutions

concrètes et concertées aux problèmes réels et circonscrits auxquels les sociétaires sont

confrontés ne viennent pas uniquement des experts, mais d’eux-mêmes, aux prises avec des

besoins particuliers et très reliés à leur propre vécu. Ainsi, la coopération valorise le

principe de la subsidiarité, qui suppose que la responsabilité d'une action collective est

assignée à une entité capable de résoudre elle-même le problème. Un coopérateur est une

personne libre qui prise le bien commun et qui s’associe volontairement à des personnes

différentes et, reconnue comme telle, partageant des valeurs communes autour de la

primauté de la liberté et de l'universalité des droits humains.

Il semble important, à ce stade-ci de notre réflexion, de poser un regard analytique sur

la notion de personne souvent évoquée jusqu'à maintenant. Pour nous aider dans cette

tâche, nous nous inspirerons des travaux d’Emmanuel Mounier et du personnalisme qu’il

développe. Nous tenterons de relever la différence conceptuelle entre « personne » et

« individu ». Cette différenciation permettra de faire ressortir quelques caractéristiques qui

pourraient être utilisées afin de mieux comprendre l’homo cooperatus.

650 P. LAMBERT. La doctrine coopérative, p. 49.

Page 258: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

246

3.2.1 Personne ou individu

La philosophie personnaliste développée par Mounier est une pensée qui se soucie

d’assurer concrètement le bien-être des hommes et des femmes ainsi que leur plein essor

comme personnes. Selon cet auteur, la personne n’est jamais un simple individu abstrait,

isolé, défini et compartimenté, sans attache sociale véritable, c’est-à-dire l’individu rattaché

à l’idéologie libérale depuis le 18e siècle, qui s’active à promouvoir un individualisme

déconnecté de la réalité humaine. Cela culmine aujourd’hui en une valorisation de

l’égoïsme radical devenu réducteur, voire destructeur pour l’humanité elle-même. Dans son

ouvrage, Le personnalisme, Mounier donne une définition de l’individualisme :

L'individualisme est un système de mœurs, de sentiments, d'idées et

d'institutions qui organise l'individu sur ces attitudes d'isolement et de défense.

Il fut l'idéologie et la structure dominantes de la société bourgeoise occidentale

entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Un homme abstrait, sans attaches ni

communautés naturelles, dieu souverain au cœur d'une liberté sans direction ni

mesure, tournant d'abord vers autrui la méfiance, le calcul et la revendication;

des institutions réduites à assurer le non-empiètement de ces égoïsmes, ou leur

meilleur rendement par l'association réduite au profit : tel est le régime de

civilisation qui agonise sous nos yeux, un des plus pauvres que l'histoire ait

connus. Il est l'antithèse même du personnalisme, et son plus prochain

adversaire651.

L’individualisme constitue une tentative réussie d’une réduction philosophique de l’homme

à une chose abstraite, à un objet isolé qui, dans la pratique de la vie, le dépersonnalise et le

déresponsabilise, car n’étant attaché à aucun lien social véritable. L’individualisme

condamne l’homme à être étranger à lui-même et aux autres. Dissociant la personne de ses

propres attaches locales et culturelles, l'individualisme libéral réussit à disloquer du même

coup la réalité des communautés elles-mêmes. Mounier dira dans son Manifeste au service

du personnalisme que « [l]a dépersonnalisation du monde moderne et la décadence de

l'idée communautaire sont pour nous une seule et même désagrégation »652.

L’individualisme caractérise l’individu au détriment de la personne. L’individualisme

constitue

651 E. MOUNIER. Le personnalisme, Coll. « Que sais-je? », Paris, PUF, 1965, p. 37. 652 E. MOUNIER. « Manifeste au service du personnalisme », Les classiques des sciences sociales, [En

ligne], 25 janvier 2012, p. 57, http://classiques.uqac.ca//classiques/Mounier_Emmanuel/manifeste_service

_pers/mounier_manifeste_pers.pdf (Page consultée le 28 juillet 2012). (C’est l’auteur qui souligne).

Page 259: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

247

[…] l’attitude première à l'individu qui y cède, de jalouser, de revendiquer,

d'accaparer, puis d'assurer sur chaque propriété qu'il s'est ainsi fait une

forteresse de sécurité et d'égoïsme pour la défendre contre les surprises de

l'amour. Dispersion, avarice, voilà les deux marques de l'individualité. La

personne est maîtrise et choix, elle est générosité. Elle est donc dans son

orientation intime polarisée juste à l'inverse de l'individu653.

Mounier veut remplacer cet individualisme du 20e siècle par une civilisation

personnaliste fondée sur les droits et devoirs de la personne concrète intimement ancrée

dans une communauté tout aussi concrète654. Cette avenue vise à créer des conditions

sociales réelles qui soient continuellement favorables aux personnes, évitant les pièges des

systèmes qui peuvent appauvrir, opprimer et aliéner. En ce sens, le personnalisme est aux

antipodes de tout fanatisme, de tout dogmatisme, de toute intolérance, du non-respect des

opinions et des connaissances d’autrui655.

Le personnalisme cherche à maintenir les liens vitaux entre les personnes qui forment

une communauté à partir d’un cadre normatif inspiré des valeurs humaines « humanisées »,

parce que personnalisées656. Mounier précise que « […] le premier souci de

l'individualisme est de centrer l'individu sur soi, le premier souci du personnalisme de le

décentrer pour l'établir dans les perspectives ouvertes de la personne »657. Ainsi, la

personne apparaît comme une présence permanente aux autres personnes qui la font être et

la font croître. Toute personne n'existe que vers autrui. Elle ne se connaît personnellement

que par autrui. Ainsi, dans la pensée de Mounier, la personne et la communauté se

construisent mutuellement. Malgré leur distinction respective, l’un inclut l’autre

continuellement, l’un construit l’autre concrètement, l’un ne peut exister sans l’autre.

653 Ibid., p. 47. (C’est l’auteur qui souligne). 654 Charles Gide ira dans le même sens, distinguant les concepts d’individualité et d’individualisme. Il

proteste d’ailleurs : « […] contre ce détestable sophisme qui consiste à confondre individualité avec

l’individualisme. Le développement de l’individualité n’est pas la même chose que le développement de

l’individualisme : c’est même précisément le contraire » (C. GIDE. Coopération et économie sociale.

1886-1904, p. 165). Il rajoute : « L’individualisme, c’est la concentration d’un être qui se replie sur soi-

même; l’individualité, c’est un épanouissement, l’épanouissement d’un être qui se déploie au-dehors. Et

voilà pourquoi l’école nouvelle peut hardiment condamner et combattre les doctrines individualistes sans

avoir à craindre de compromettre la dignité ni l’individualité de la personne humaine » (Ibid., p. 168). 655 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 102-114. 656 E. MOUNIER. « Manifeste au service du personnalisme », p. 60. 657 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 37.

Page 260: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

248

L'acte premier de la personne, c'est donc de susciter avec d'autres une société de

personnes dont les structures, les mœurs, les sentiments et finalement les

institutions soient marqués par leur nature de personnes : société dont nous

commençons seulement à entrevoir et à ébaucher les mœurs658.

Dans la pensée du Mounier, la personne n’est jamais ni l’objet, ni l’instrument de l’autre.

La personne a une valeur absolue

[…] à l'égard de toute autre réalité matérielle ou sociale, et de toute autre

personne humaine. Jamais elle ne peut être considérée comme partie d'un tout :

famille, classe, État, nation, humanité. Aucune autre personne, à plus forte

raison aucune collectivité, aucun organisme ne peut l'utiliser légitimement

comme un moyen659.

Ainsi, la personne est sujet et présence continuelle aux autres, elle ne peut être partialisée et

déconnectée du concret et du complexe. Plus spécifiquement, Mounier dira que la personne

est un être

[…] constitué comme tel par une manière de subsistance et d'indépendance

dans son être; elle entretient cette subsistance par son adhésion à une hiérarchie

de valeurs librement adoptées, assimilées et vécues par un engagement

responsable et une constante conversion; elle unifie ainsi toute son activité dans

la liberté et développe par surcroît, à coups d'actes créateurs, la singularité de sa

vocation660.

En ce sens, Maréchal dira que la personne n’est « [...] ni un atome humain asocial du

libéralisme ni d’ailleurs l’individu broyé par le collectif d’un certain marxisme. Ni

indépendant, ni dépendant, mais autonome […] »661. La personne est celle qui « […] se voit

reconnaître la liberté de la modernité en même temps qu’imposer la présence de l’autre par

lequel passe son épanouissement »662. Ainsi, toute forme de déterminisme univoque entre

l’homme et la société est écartée. La personne devient le sujet par qui s’exprime

initialement et continuellement la puissance de vie présente en chacun, un perpétuel devenir

vers un accroissement de la personne elle-même en collectivité. Nicolas Go dira que cette

puissance de vie, déjà décrite par Célestin Freinet, qu’elle est l’intime et singulier potentiel

qui anime la personne d’un irrésistible élan qui la lance inlassablement en avant, vers la

658 Ibid., p. 39. 659 E. MOUNIER. « Manifeste au service du personnalisme », p. 46. 660 Ibid., p. 46. 661 J.-P. MARÉCHAL. Humaniser l’économie, p. 130. 662 Idem.

Page 261: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

249

réalisation d’une destinée qui appartient à chacun et qui se réalise dans un tout663. C’est ni

plus ni moins ce que Spinoza appelait le conatus ou la puissance d’exister664, ou comme

chez Nietzsche avec son concept de volonté de puissance665, ou chez Bergson, le

philosophe de l’élan vital666 ou encore Ricœur et l’expression de la puissance d’agir de

chacun667. Cette « persévérance ontologique », cette « source vive d’être » et ce

« mouvement d’être vers l’être » que Mounier nomme « liberté » est cette possibilité vitale

de se découvrir progressivement comme personne668. C’est l’impulsion d’une quête

personnelle dans toute sa singularité, toute sa vie. Elle est puissance d’être et d’existence

personnelle. A contrario, elle n’est jamais pouvoir de domination individualiste et de lutte

égoïste. En revanche, ce pouvoir « […] opprime, soumet, violente et contrôle. La puissance

d’exister s’accroit par inversement proportionnel à mesure que diminue le pouvoir de

domination »669. La personne est celle qui déploie cette force de vivre et d’être, potentiel

qui ne peut se réaliser qu’à travers l’existence concrète et complexe de la vie partagée avec

d’autres personnes.

L’ordre de la personne, contrairement à celui de l’individu, apparaît comme une

tension entre l’affirmation du potentiel vital de chacun et l’édification d’un monde de

personnes à construire. Mounier précise que le personnalisme range parmi ses idées clés

l’affirmation de l’unité de l’humanité670. Se préoccupant de la personne comme lieu par

excellence où s’exprime et s’affirme la liberté, cette force vitale d’autonomie,

d’engagement et d’action, Mounier rajoute aussi que « [l]e sens de l’humanité une et

indivisible est étroitement inclus dans l’idée moderne de l’égalité »671. Voilà le défi que

voulait relever, à sa façon, Jean-Jacques Rousseau.

663 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 69. 664 B. SPINOZA. Éthique, Paris, PUF, 1994, p. 163-164. 665 F. NIETZSCHE. La volonté de puissance, Paris, Le livre de poche, 1991, p. 348. 666 H. BERGSON. L’évolution créatrice, Paris, PUF, 2008, p. 88. 667 P. RICOEUR. Le juste, la justice et son échec, Paris, L’Herne, 2005, p. 19. 668 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 77. 669 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 71. 670 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 48. 671 Idem. (C’est l’auteur qui souligne).

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250

La personne qui choisit d’être libre, ne peut l’être finalement que lorsque tous les

hommes et les femmes qui l’entourent le sont également tout autant. « Cette coopération

des libertés est exclue d’un monde où chaque liberté ne peut s’unir à la liberté d’autrui

[…] »672. C’est à l’intérieur de cette unification des libertés reconnues sur la base de

l’égalité fondamentale des personnes conscientes que s’expriment l’engagement et l’action.

La reconnaissance de la présence de l’autre comme autre authentique est la base même de

l’action personnelle et collective. « La vie de la personne, on le voit, n'est pas une

séparation, une évasion, une aliénation, elle est présence et engagement »673, dira Mounier.

Elle participe à la personnalisation du monde dans son rapport libre et égal avec les autres,

et ce, dans toutes les sphères des activités humaines. La personne se révèle à travers « […]

une expérience décisive, proposée à la liberté de chacun, non pas l'expérience immédiate

d'une substance, mais l'expérience progressive d'une vie, la vie personnelle »674. Il faut,

selon Mounier, assurer les conditions communes de la liberté et se soucier constamment

des libertés et de leurs nombreuses expressions existentielles et tangibles.

Pour ce faire, la démocratie semble être pour Mounier le rempart des libertés dans la

mesure où la démocratie n’est pas comprise comme « […] le règne du nombre inorganisé et

la négation de l'autorité, mais l'exigence d'une personnalisation indéfinie de l'humanité »675.

La démocratie personnaliste est « […] une étape de la personnalisation progressive de

l'humanité […] »676. Cette démocratie souhaitée est celle finalement où il y a « […] de la

responsabilité partout, de la création partout, de la collaboration partout […] »677, c’est-à-

dire un lieu destiné à assurer à toutes les personnes libres et égales inscrites concrètement à

l’intérieur d’organisations sociales et publiques le droit au développement et au maximum

de responsabilité678. La démocratie doit être l’expression des personnes à travers les divers

aspects de l’existence humaine. Conséquemment, la démocratie n’est pas seulement une

manifestation du politique.

672 Ibid., p. 76. 673 E. MOUNIER. « Manifeste au service du personnalisme », p. 48. 674 Ibid., p. 46. 675 Ibid., p. 119. 676 Idem. (C’est l’auteur qui souligne). 677 Ibid., p. 121. 678 Ibid., p. 142.

Page 263: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

251

Pour que cette forme de démocratie, qui place la personne et la communauté au centre

du projet, soit réelle et complète, elle doit aussi être économique. « […] l'exigence

démocratique ainsi conçue veut que chaque travailleur soit mis à même d'exercer un

maximum les prérogatives de la personne : responsabilité, initiative, maîtrise, création et

liberté, dans le rôle qui lui est assigné par ses capacités et par l'organisation

collective »679. Cette exigence démocratique intégrale ne se résume pas en une simple

critique du modèle économique actuel, qui confirme la soumission des travailleurs et des

consommateurs aux dictats du néolibéralisme, mais une revendication profonde pour la

continuité de l’émancipation des personnes par l’économie. Celles-ci doivent être de

véritables associés, voire sociétaires des entreprises et des groupes économiques.

Paraphrasant Kant, Mounier dira que la démocratie économique qui complète la démocratie

politique peut enfin permettre aux personnes la « reconnaissance de leur majorité

économique »680 par le développement du sentiment et de la capacité d’une réelle prise en

charge des leviers économiques par les travailleurs, les consommateurs et les producteurs.

Puisque la personne est cet être intrinsèquement impliqué dans toutes les sphères de la vie

humaine, Mounier présente ni plus ni moins un changement de cap : celui de penser,

d’améliorer et de démocratiser l’économie pour mieux démocratiser le politique. Dans le

contexte de la démocratie occidentale, Mounier se réjouit du fait que la personne soit

devenue peu à peu un sujet politiquement autonome et moral, mais demeure préoccupé

devant le constat que la personne continue à être considérée comme un objet sur le plan de

l'existence économique, c’est-à-dire comme un instrument du système capitaliste pour le

faire fructifier. Mounier conclura que

[l]a démocratie politique doit être entièrement réorganisée sur une démocratie

économique effective, adaptée aux structures modernes de la production. C’est

sur cette base organique que peut être seulement restaurée l’autorité légitime de

l’État681.

La démocratie économique demeure le lieu privilégié pour favoriser l’avènement d’un

monde de personnes. Le développement d’une démocratie économique concrète à

l’intérieur des entreprises elles-mêmes constitue le passage, selon Mounier, vers le

679 Ibid., p. 119. (C’est l’auteur qui souligne). 680 Idem. (C’est l’auteur qui souligne). 681 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 128.

Page 264: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

252

développement d’une démocratie politique renouvelée. Dans ce cadre, les acteurs-

entrepreneurs ont une tâche fondamentale : celle de redéfinir les paramètres

entrepreneuriaux pour libérer les personnes et façonner ainsi une manière d’être

démocratique, transférable en politique. Il rejoint ainsi les penseurs coopératifs comme

Lasserre qui affirme que

[…] la crise actuelle de la démocratie vient de ce qu’une mince pellicule de

démocratie politique repose sur la masse énorme d’une économie capitaliste,

tout à fait anti-démocratique, qui la tient en échec, la dénature, la corrompt, et

parfois la brise dans ses soubresauts. Une démocratie économique de base

coopérative faciliterait la tâche de la démocratie politique, la fortifierait, la

protégerait et l’assainirait […]682.

Alphonse Desjardins ira dans le même sens :

Il en est de la société coopérative comme de la société politique, qui n’est

qu’une coopérative agrandie pour le bien général de tous, c’est-à-dire dans

celle-ci comme dans l’autre, chaque individu que la loi désigne comme devant

prendre part aux décisions nationales par la voie du suffrage, n’a qu’un seul

vote par circonscription électorale. [La coopérative] devra avoir d’heureuses

répercussions dans les autres champs d’activités où ces mêmes individus

devront, comme électeurs ou contribuables, remplir des devoirs plus importants

encore683.

Il semble, pour Mounier et comme plusieurs le notent également, que la démocratie reste

encore une « invention » à faire à partir de laquelle pourrait surgir le secret pour l’avenir

des personnes et des sociétés684.

Cette réflexion sur la notion de la personne et l’association, vues comme

intrinsèquement unies et constitutives l’une de l’autre par la reconnaissance de la liberté et

de l’égalité, nous conduit à considérer un autre aspect de l’anthropologie coopérative. Cette

distinction conceptuelle nous permettra de mieux comprendre les caractéristiques de l’homo

cooperatus. La question est la suivante : quelle différence existe-t-il entre la collaboration

et la coopération?

682 G. LASSERRE. La coopération, Coll. « Que sais-je? », Paris, PUF, 1962, p. 113. 683 A. DESJARDINS. Réflexions d’Alphonse Desjardins, p. 40-41. 684 E. MOUNIER. Le personnalisme, p. 122.

Page 265: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

253

3.2.2 Collaborateur ou coopérateur

Il est de mise dans le domaine coopératif d’évoquer l’importance de la collaboration.

Les concepts de collaboration et de coopération sont souvent pris comme synonymes. Il

existe cependant une différence conceptuelle importante entre les deux. Cette distinction

permet d’apporter un éclairage supplémentaire sur l’anthropologie coopérative. Nicolas Go

propose une première différenciation en faisant une lecture étymologique des termes. Le

concept de collaboration est

[f]ormé du préfixe latin co-, de cum signifiant « avec », qui indique la réunion,

la simultanéité, et du verbe laborare signifiant « travailler », le terme renvoie

aussi bien à des rapports de rivalité, de concurrence, qu’à des rapports

d’entraide, de mutualisation685.

L’action de collaborer est un « travail avec » qui convient à divers contextes existentiels et

s’applique à des groupes humains très variés. La collaboration peut s’exprimer sous la

forme d’une contribution, d’une participation, d’une codirection, d’une assistance, d’un

service, d’une prestation, d’un apport, etc. Ainsi, il est possible de collaborer avec tout

genre de regroupements d’hommes et de femmes. La collaboration est une relation à l’autre

à caractère épisodique et circonstanciel. Go poursuit :

Le partage collaboratif d’intérêts permet en général d’être égoïstes ensemble,

mais avec intelligence : je fais quelque chose avec l’autre, ou même pour

l’autre, parce que j’y trouve un avantage pour moi-même. On s’associe

prioritairement à autrui, non pas par intérêt pour l’autre (encore qu’un tel intérêt

ne soit pas nécessairement exclu), mais par intérêt pour soi686.

La collaboration signifie alors « travailler avec ». C’est un travail d’équipe qui s’élabore

autour d’un projet qui n’appartient pas toujours à tout le groupe. On collabore souvent aux

projets des autres sans en avoir l’initiative ni la gestion de leur développement. En

conséquence, il est possible de collaborer au projet d’un autre en « faisant avec », sans

nécessairement mettre en valeur le « faire ensemble ». Il est possible, par la collaboration,

d’avoir un rapport particulier avec un groupe sans nécessairement faire partie du groupe. Ce

qui compte avant tout dans un processus collaboratif, c’est le résultat de la collaboration.

Dans un tel cas de figure, Nicolas Go rapporte que « [l]a collaboration est factuelle, la

685 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 49. (C’est l’auteur qui souligne). 686 Ibid., p. 52. (C’est l’auteur qui souligne).

Page 266: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

254

satisfaction au travail tient principalement dans la considération de l’œuvre produite »687.

Le degré de solidarité et de responsabilité s’en voit nécessairement atténué. Cela nous mène

à la question suivante : un collaborateur peut-il être qualifié de coopérateur?

Le concept de coopération vient du latin cooperatio qui signifie

[…] « faire œuvre commune » : le même préfixe co- est ici associé au verbe

operari signifiant « travailler » pour former coopérer, opus (plur. opera)

désignant l’œuvre, l’ouvrage, ou l’acte. […] Au sens de « faire œuvre

commune », elle signifie beaucoup plus que travailler ensemble688.

Pour faire œuvre commune, pour construire ensemble un ouvrage collectif, la coopération

est le moyen essentiel. La collaboration exige un haut degré de confiance en soi et en

l’autre. Elle implique continuellement une responsabilité mutuelle. Une forme de

permanence est présente dans le concept de coopération. La coopération exige l’union d’un

groupe de personnes autonomes et responsables, poussé par un intérêt commun, à explorer

ensemble des possibilités novatrices qui permettent de répondre à un besoin partagé qu’une

personne ne peut réaliser seule. Les valeurs de la coopération sont à la base d’un tel agir.

Elle s’exprime par une vitalité associative, participative, implicative et démocratique des

sociétaires enracinés sur un territoire, où se développement un savoir et un savoir-faire

spécifique constituant ainsi un « vivre ensemble » original. La coopération est le lieu où des

liens se créent par un engagement mutuel vers un objectif commun. Elle suppose

l’établissement de règles de travail partagées et responsabilités assumées. Elle souhaite

l’utilisation constructive des différences en vue de faire émerger un sens « ensemble » et

une direction commune vers laquelle converger.

On peut facilement collaborer au projet d’un autre en « faisant avec », mais on ne

peut coopérer qu’à un projet commun en « faisant œuvre ensemble ». « En ce sens

particulier, la coopération est antinomique avec la notion de collaboration »689.

Cette lecture étymologique proposée par Go permet de réaliser que la coopération

porte parfois mal son nom parce que les valeurs propres de la coopération sont

687 Idem. p. 52. 688 Ibid., p. 50. (C’est l’auteur qui souligne). 689 Ibid., p. 49.

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255

pratiquement absentes de la pratique, voire des discours. Cela confirme ce que nous avons

vu au chapitre premier : « Les collaborateurs au sein d’une entreprise ont rarement des

relations de travail coopératif, et ce que l’on nomme couramment coopération, quels que

soient les contextes, est le plus souvent de la collaboration »690.

Si la collaboration est un partage d’intérêts qui peut parfaitement se passer des liens

entre parties prenantes, la coopération est avant tout partage de désir dans la rencontre pour

la construction d’un ouvrage commun. Si la collaboration vise le résultat, parfois même en

utilisant des moyens peu collaboratifs, la coopération se préoccupe du processus de

réalisation : celui-ci favorise prioritairement des personnes concrètes volontairement

associées en vue de faire un ouvrage ensemble. La coopération est le facilitateur qui permet

que tous participent personnellement à une œuvre commune, « […] mais plus encore,

réalisent que l’activité tout entière procure un plaisir de créer ensemble »691.

Dans la coopération, la valeur et la force des liens personnels donneront la valeur du

produit final. Si la collaboration s’enclenche principalement en vue de l’obtention finale

d’un produit, « […] la coopération enveloppe l’effectuation de la tâche d’une préoccupation

de l’art de vivre ensemble, dont la valeur prend parfois le pas sur la production elle-

même »692. Le coopérateur est donc la personne qui participe, par son être, à la valeur

même du travail commun vers une œuvre commune. Il s’inscrit dans une démarche

collective humanisante, émancipatrice et créatrice, fondée sur des valeurs et des principes;

le résultat final est la résultante du processus de coopération lui-même.

Si, sous de bonnes conditions d’organisation, la coopération est efficace,

permettant de réaliser de façon satisfaisante le produit ou l’effet attendu, elle

n’est pas que cela : elle est essentiellement humanisante, en ce qu’elle

contrarie dans son principe les multiples phénomènes d’aliénation par le

travail693.

690 Ibid., p. 52. 691 Y. KILBORNE. « Pédagogie coopérative et complexe et formation à l’audiovisuel », Oser la pédagogie

coopérative complexe. De l’école à l’université, sous la direction de Malini Sumputh et François

Fourcade, Lyon, Chronique sociale, 2013, p. 196. (C’est l’auteur qui souligne). 692 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 52. 693 Ibid., p. 53. (C’est l’auteur qui surligne).

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256

C’est ce qui explique que la collaboration, qui insiste foncièrement sur le produit et non sur

la production, peut s’actualiser dans des rapports d’aliénation, d’oppression ou

d’exploitation. Ainsi, dira Nicolas Go, « […] les formes les plus dures du capitalisme

industriel ou financier se nourrissent de pratiques collaboratives »694. Une telle

collaboration ne peut être réalisable en coopération puisse que celle-ci demande une

intention partagée dans les exigences du processus, lui-même fondé sur un cadre normatif

spécifique. La coopération est une démarche profondément éthique qui canalise les forces

vives des personnes à l’intérieur d’une démarche qui les construit tout en construisant le

produit sur lequel ils font œuvre commune. Le coopérateur n’est pas celui qui vise

exclusivement, en contexte économique, la simple production et son profit final695. Il est

surtout celui qui, selon sa personne, s’insère dans un mouvement démocratique pour faire

ensemble une œuvre commune. Le « faire » implique un sujet conscient et responsable qui

n’accède à la découverte de lui-même que par l’« ensemble ». « Faire ensemble » est un

collectif qui, dans son ouvrage, produit « […] une véritable intelligence plurielle des

situations complexes »696. Fondamentalement, la coopération est l’intégration même de

chaque personne selon sa singularité au sein d’une association qui organise les relations

humaines dans un faire collectif qui favorise l’émancipation personnelle. Elle est libératrice

de la puissance d’être des personnes en vue de la construction d’elle-même par une œuvre

commune. En ce sens, la coopération s’inscrit dans la dynamique démocratique

républicaine formulée précédemment par Rousseau.

Résumons nos propos sur l’homo cooperatus en suivant la pensée de Nicolas Go, qui

propose quelques caractéristiques spécifiques de la coopération qui nous aideront à mieux

694 Idem. 695 Nicolas Go fait un parallèle similaire avec la vie politique et la vie éducative. La pratique politique en

société ne s’épuise pas avec une victoire électorale ou avec le pouvoir d’un parti politique particulier, tout

comme la pratique éducative ne se définit pas ultimement par le résultat d’une instruction ou d’une

formation. La coopération est une pratique sociale à l’intérieur de laquelle s’insèrent continuellement des

personnes concrètes qui œuvrent de façon collective vers une résultante quelque peu indéterminée dans

son résultat final, mais fondamentalement partagée par tous (Ibid., p. 54). 696 P. MEIRIEU. « La pédagogie coopérative : dépassée ou subversive? », Oser la pédagogie coopérative

complexe. De l’école à l’université, sous la direction de Malini Sumputh et François Fourcade, Lyon,

Chronique sociale, 2013, p. 244.

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circonscrire le concept697. Toute coopération est avant tout une praxis qui situe la personne

dans un contexte organisationnel partagé et dévolutif, comme un acteur de premier plan qui

participe à l’ouvrage collectif. Il est aussi, par le fait même, l’auteur de sa propre vie en

contribuant démocratiquement à l’œuvre commune tout en prenant soin de l’autre pour lui-

même. La coopération est, dans la pratique intersubjective qu’elle propose, une action de

personnalisation et de création. Cela suppose une manière de vivre ensemble, indissociable

de la praxis elle-même.

Une autre caractéristique de la coopération qu’il faut reconnaître, c’est cette capacité

à affronter l’incertitude dans la durée, surtout que désormais, « [l]e futur se nomme

incertitude »698. La coopération constitue une forme de méthodologie qui donne lieu « […]

à des processus de transformations imprévisibles, et en grande partie incontrôlables

[…] »699, simplement par le fait qu’elle place l’humanité elle-même au centre d’une

pratique « ordinaire et normale » de la pensée créative de débats, de délibérations et d’un

processus décisionnel vers un avenir indéterminé. Elle oblige de provoquer « […] le

passage d’une posture de soumission à une autorité extérieure à une posture

d’émancipation par l’autorisation de soi-même [collectivement] »700. La coopération est

action et opération concrète de personnes qui, tous les jours, doivent œuvrer collectivement

à partir d’un cadre éthique spécifique. La coopération contribue ainsi à l’émergence

d’idées, de notions, d’imagination et d’utopies nouvelles, potentiellement créatrices de

changements personnels et collectifs. Elle se doit d’assumer toutefois « […] l’hétérogénéité

des processus et du devenir »701.

Une dernière caractéristique importante de la coopération soulevée par Go « […]

suppose ainsi une épistémologie de la complexité, sous un angle double : du point de vue de

l’organisation collective (globale, holiste et systémique) et du point de vue des processus

697 Nicolas Go appelle ces caractéristiques, des ruptures coopératives (N. GO. « Approche coopérative et

complexe en éducation », p. 53-55). 698 E. MORIN. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, p. 89. 699 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 54. 700 Ibid., p. 65. (C’est l’auteur qui surligne). 701 Ibid., p. 54.

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individuels (créatifs, singuliers) »702. Tout milieu humain concret est lui-même vivant et

organique, c’est-à-dire complexe, multiple, incertain, inattendu, en devenir. De plus, la

réalité humaine est composée de nombreuses dimensions tissées entre elles de façon

inextricable. Dans sa complexité, elle demeure donc ouverture à tous les possibles. C’est à

l’intérieur même d’un mouvement complexe de la vie, façonné par un processus d’auto-

organisation, que l’humanité se situe et que la coopération s’insère et prend racine,

[p]arce que l’enjeu du travail est la résolution et l’épanouissement des désirs les

plus fondamentaux, auxquels on n’accède qu’intuitivement, par d’énigmatiques

cheminements tâtonnants, qui reposent sur la complexité de l’être : dans ce

travail, l’être n’est jamais divisé, il évolue dans son intime globalité703.

L’homo cooperatus est donc cette personne concrète que s’active à « faire œuvre

commune » par un processus éthique de libération des potentialités créatrices personnelles

dans une mise en pratique dialectique, voire dialogique704, qui intègre dans le respect de

l’égalité cette émancipation personnelle et la réalisation progressive d’une communauté de

vie.

La coopération est ainsi une pratique sociale par laquelle, dans la rencontre,

l’effectuation et le déploiement des puissances singulières se traduisent par

leur amplification mutuelle. Ni collectivisme, ni individualisme, elle est la

recherche en commun du plus grand bien commun qui se traduit par

l’effectuation libre et créatrice des désirs singuliers705.

C’est cette même idée qui a fait dire à Georges Lasserre en 1962 que « [l]a coopération est

précisément la contre-attaque des deux zones extrêmes contre leur asservissement; c’est

donc une contre-attaque de l’humain contre l’inhumain »706. Cela nous amène à poser un

regard supplémentaire sur une question qui découle de l’analyse précédente, soit celle de

l’éthique.

702 Idem. (C’est l’auteur qui souligne). 703 Ibid., p. 76. (C’est l’auteur qui surligne). 704 Edgar Morin définit la dialogique comme le principe qui : « consiste à faire jouer ensemble de façon

complémentaire des notions qui, prises absolument, seraient antagonistes et se rejetteraient les unes les

autres » (E. MORIN. « De la complexité : complexus », p. 291). 705 N. GO. « Approche coopérative et complexe en éducation », p. 55. (C’est l’auteur qui souligne et qui

surligne). 706 G. LASSERRE. La coopération, p. 111.

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3.2.3 Homo cooperatus, homo ethicus

À maintes reprises, nous avons proposé que le mouvement coopératif est avant tout

une association de personnes dont les actions concrètes s’exercent dans un monde

multiforme, complexe et incertain. C’est dans cette incertitude que les coopérateurs doivent

répondre à leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels, à partir d’une

structure normative dont la démocratie est l’axe principal de toute prise de décision et

d’action. Profondément inspiré par l’idéal démocratique qui place la personne au centre de

tout projet social et politique, le coopératisme est un univers où se vit quotidiennement

l’éthique. La coopérative est un lieu privilégié d’une éthique appliquée. Proposons un

regard philosophique sur l’éthique de l’homo cooperatus.

André Lacroix enseigne que l’éthique est un discours qui étudie les valeurs et les

normes permettant à toute personne insérée dans une communauté culturelle et humaine de

s’éveiller, de s’interroger, de se justifier et de se définir dans et par l’action707. L’éthique est

cette possibilité humaine d’appréhender des valeurs708 et leur importante interdépendance

dans la construction d’un système, qu’il soit personnel ou social. Ainsi, l’éthique aide à

fonder des décisions à partir d’un cadre de valeurs et de leur agencement709. L’éthique

permet de découvrir des cadres normatifs qui visent des idéaux d’humanité à l’intérieur

desquels des personnes et des communautés ont à réfléchir, à discuter, à délibérer, à choisir

et à donner un sens aux actions à poser. Entre les cadres et les codes, des hommes et des

707 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 157. 708 Le mot « valeur » est défini ici comme une référence profondément anthropologique qui permet de

prioriser et guider la réflexion et l’action, tant personnelle que collective. Une valeur, au sens moral du

terme, précise le caractère de ce qui est estimable et souhaitable sans tenir compte des circonstances

existentielles de son développement et de son application. Des valeurs, comme cadre de référence,

peuvent être personnelles, organisationnelles ou sociétales. C’est à l’intérieur de ces cadres, qui évoluent

et se définissent dans le temps, que les dilemmes humains se manifestent. Quand des valeurs entrent en

conflit, une tension est créée et un choix délibéré s’impose. D’où l’importance d’un jugement éthique

adéquat pour y répondre. 709 Lacroix suggère une distinction entre éthique et morale. Cette dernière propose davantage une ligne de

conduite, une norme qu’intègrent une personne et un groupe. La morale se présente comme : « la

dimension prescriptive du bien tandis que l’éthique servirait à baliser l’application de ce bien commun

dans nos vies. Ainsi, l’éthique étudierait et évaluerait les conduites humaines de manière objective, alors

que la morale se compromettrait sur le terrain des prescriptions et de la direction des consciences » (Ibid.,

p. 19).

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femmes sont invités à déployer concrètement leur jugement pour participer à un projet de

société et tenter d’atteindre un idéal qui se déploie collectivement.

En ce sens, l’éthique est un processus de réflexion pratique basé sur un argumentaire

raisonnable qui se construit et qui aide, à l’intérieur d’un univers de valeurs et de normes, à

la prise de décisions éclairées, tant personnelles, organisationnelles que sociétales.

L'éthique est la personnalisation consciente et conscientisée de certaines valeurs qui

s’expriment là où existent des horizons de tensions et de choix existentiels à faire.

Globalement, l’éthique s’inscrit dans un processus dynamique d’interaction humaine

faisant constamment appel à la conscience, au sens et à l’intériorité des personnes

confrontées aux dilemmes de la vie. La primauté est accordée à la conscientisation

personnelle et collective, au raffinement du jugement, au dialogue et aux débats

démocratiques vers une meilleure prise de décision qui engage une action concertée. Se

référer à l’éthique, c’est se donner la possibilité de mieux scruter les profondeurs du

jugement pratique humain qui a à s’exprimer devant les incertitudes de la vie.

Cette pression est devenue plus aiguë aujourd’hui puisque les cadres normatifs

d’antan servent beaucoup moins de références officielles. Entre un dogmatisme fermé et un

relativisme où tout semble se valoir, l’éthique propose plus précisément un chemin

équilibré, mitoyen et cohérent de dialogue, situant les personnes au cœur des décisions à

prendre en vue de répondre le plus adéquatement possible à leurs besoins. Ainsi, à

l’intérieur d’un univers social à redéfinir continuellement à travers des cadres de valeurs et

de normes variées, les personnes et les communautés ont à se choisir.

L’éthique ne se fonde pas sur des dogmes exclusifs, mais sur les capacités humaines

de se définir et de choisir collectivement les chemins à prendre en vue de construire une

société en quête d’elle-même, d’où l’importance du développement du jugement pratique

des personnes qu’offre, entre autres, un cadre comme la démocratie, qui devrait favoriser et

fournir un tel support. En ce sens, il apparaît que l’éthique

[…] se fonde sur l’idée du projet démocratique en tant que projet inachevé, qui

dessine une perspective et définit des critères de conduite et de choix collectifs

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pour une société meilleure. En ce sens, l’éthique a une vocation émancipatrice,

qui a tout autant pour fonction d’éduquer les citoyens que de gérer la vie en

société. Et il lui revient de favoriser l’éclosion d’une saine coopération à partir

d’une commune volonté de coexister710.

Cette discipline, qui évalue les conduites humaines par rapport à un système de

valeurs, traite de conditions concrètes qui s’actualisent dans un contexte historique,

communautaire et social particulier. L’éthique a la vertu d’explorer en permanence ce qui

est le meilleur pour soi-même et pour les autres en même temps. Ainsi, l’éthique renvoie à

l’intersubjectivité de l’action humaine. Par le jugement et la lecture partagée que les gens se

font du monde en lien avec un projet inachevé qui les dépasse un peu, l’éthique trouve son

champ d’expression dans les dimensions humaines continuellement interconnectées et

interreliées711. Penser l’éthique, c’est penser la personne en acte de développement de ses

propres capacités de juger les situations en fonction d’un cadre normatif, jamais neutre

parce qu’il implique une infinité de variables712 avec lesquelles il faut conjuguer.

Interpelées au plan éthique, les personnes sont invitées à analyser des situations qui

posent problème, à évaluer les conséquences possibles des actions à poser en tenant compte

des valeurs, des normes, des règlements et des lois afin de prendre les décisions les plus

éclairées dans les circonstances présentées. Dans un contexte démocratique et délibératif,

les personnes sont interrogées et interpellées par les finalités poursuivies et les moyens à

710 Ibid., p. 157. 711 L’éthique demeure un instrument profondément anthropologique dont l’une des grandes caractéristiques

est de favoriser des liens : liens entre les valeurs personnelles et les valeurs communautaires, liens entre

les cadres axiologiques-normatifs et l’action, liens entre un idéal de société à définir et une pratique pour

le concrétiser; en bref, des liens qui s’expriment par les différentes activités humaines, c’est-à-dire le

politique, le social et l’économique. 712 Précisons ici que le jugement pratique (ou éthique) est fort différent du jugement technique par exemple.

Ce dernier demande la reconnaissance et l’analyse d’un nombre de variables limitées. Le jugement éthique

porte au contraire sur des situations complexes de la vie humaine, politique, économique, sociale,

psychologique, physiologique, spirituelle, etc. Une telle complexité renvoie à un nombre indéfini de

variables et ainsi, à l’idée de système semi-ouvert. C’est pourquoi, dans l’intersubjectivité, lieu

d’expression par excellence de l’éthique, le citoyen ne peut se contenter de mettre en application une

technique de la connaissance ou une norme. Il doit prendre la décision d’agir en considérant les aspects

particuliers relatifs aux personnes impliquées et à la communauté des hommes. Tenant compte de la

notion de lien entre la pratique et l’idéal, un tel jugement ouvert à la réelle innovation peut même servir

d’assise pour redéfinir l’idéal social proposé et visé (F. JUTRAS. « Le professionnalisme : valeur de base

de la conduite professionnelle », Le professionnalisme et l’éthique du travail, sous la direction de Lyse

Langlois, Québec, Presse de l’Université Laval, 2011, p. 83-104).

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prendre pour y arriver. La capacité de jugement pratique et éthique repose sur le sens que

les personnes solidement ancrées, tant dans la communauté locale que mondiale, donnent à

leur réalité.

L’éthique se situe à la frontière et au cœur des diverses réflexions et activités

humaines, qu’elles soient politiques, sociales ou économiques. Elle est l’interface qui relie

les dimensions humaines. C’est ce qui fait dire à Lacroix que l’éthique « […] a une place

dans la discussion économique sans être pour autant à l’intérieur de l’économie ni

subordonnée à elle, mais intégrée aux choix sociaux et individuels, qui peuvent bien sûr

être économiques »713. Prenons un moment pour analyser l’éthique dans un contexte

entrepreneurial de type plus spécifiquement coopératif.

Considérant que seules les personnes sont capables d’un réel discernement et d’un

engagement éthique qui prennent naissance dans la conscience personnelle, l’éthique au

sein d’une entreprise réside chez les personnes qui la composent et se manifeste par le

jugement pratique de ceux-ci. Les organisations entrepreneuriales qui positionnent la

personne et la communauté comme le centre de leur projet et de leur finalité sont des

organisations où la dimension éthique occupe théoriquement une place de choix, se situant

en amont de tout cadre normatif économique.

Puisque nous considérons que la coopérative constitue une méthode de

transformation personnelle et sociale, par et pour les gens eux-mêmes, il semble évident

qu’elle est aussi une organisation qui participe à modifier les situations sociales déficientes

par un développement plus humain, plus responsable, plus solidaire et équitable. Ainsi, le

coopératisme trouve sa place dans un système économique différent en tentant

continuellement de le transformer par la participation active de ses sociétaires, c’est-à-dire

par leur compréhension renouvelée et actualisée des situations économiques, sociales et

politiques problématiques auxquelles ils doivent collectivement faire face. La richesse

d’une telle entreprise se trouve dans l’expression humaine de ses sociétaires et par la

libération de leur potentiel singulier d’être. Un processus d’apprentissage démocratique doit

713 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 154.

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être engagé, plus que l’inculcation d’un savoir démocratique. Plus qu’une forme

économique, la coopérative offre une façon de vivre et de s’organiser démocratiquement

faisant émerger des idées porteuses de sens, par et pour les personnes qui cherchent à

répondre à des nécessités contextuellement nouvelles. L’histoire du coopératisme le montre

depuis de très nombreuses décennies.

Parce que démocratique, situant l’humanité au cœur de son projet, il apparaît dans le

coopératisme une éthique de la liberté et de l’égalité, fondements mêmes de l’action

démocratique, une éthique de la solidarité qui met en jeu la responsabilité de chacun dans

une œuvre commune et une éthique de l’équité avec sa promotion de la justice sociale. Se

dévoile toute la complexité (au sens de lien éthique) du paradigme coopératif, qui cherche à

rétablir et à tisser, par l’éthique et le jugement qu’elle suscite, les liens nécessaires entre les

sphères économique (solidarité et équité), sociale (prise en charge personnelle et collective

en toute responsabilité) et politique (démocratie et égalité). Ainsi se dévoile une

anthropologie originale empreinte de valeurs qui exigent en même temps de chacune et de

chacun la possibilité, par l’éthique, de s’incorporer dans le renouvellement des systèmes

économiques et sociaux qui perturbent des communautés714. C’était aussi le désir de

Mounier.

Comme nous tentons de le montrer, le propre de l’éthique va bien au-delà de la

déontologie ou de la simple application mécanique et déterministe d’une valeur ou d’un

ensemble de valeurs. C’est une chose d’apprendre à appliquer un code de déontologie,

c’est-à-dire un système plutôt mécanique de normes précises que l’on reçoit. C’en est une

autre d’apprendre715, à partir d’un cadre, à faire preuve de jugement et à maîtriser sa

capacité à réfléchir aux situations de l’existence humaine et sociale qui perturbent et qui

doivent être résolues ensemble librement. De Koninck rappelle qu’

714 P. LAMBERT. La doctrine coopérative, p. 37-45. 715 Qu’est-ce qui vaut la peine d’être appris aujourd’hui? Olivier Reboul, philosophe contemporain de

l’éducation, affirme que ce qui vaut la peine d’être appris, c’est ce qui libère individuellement et ce qui

unit collectivement, en même temps. Essentiellement, un tel apprentissage nous semble foncièrement

démocratique, citoyen et coopératif. Bien compris, un tel apprentissage ne peut être que foncièrement

éthique (O. REBOUL. Philosophie de l’éducation, Paris, PUF, 1992, p. 113-117).

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264

[u]ne norme ne devient efficace que dans la mesure où une conscience décide

de la faire sienne, c’est-à-dire d’en faire une condition de l’action. Il ne suffit

donc pas que la norme existe, il faut que nous l’assumions, nous la donnions à

nous-mêmes comme une loi intérieure. Ce qui n’est possible qu’en vertu de

notre liberté716.

De par sa structure, la coopérative donne accès aux sociétaires à une méthode qui

facilite une prise en charge personnelle et collective, sans nécessairement indiquer les voies

à suivre puisque les contextes changent continuellement et montrent, comme nous l’avons

souligné, un grand degré d’incertitude. Si la coopération n’est pas régie par des dogmes et

qu’un tel système positionne la personne, dans toute sa dignité, au cœur même des besoins,

la coopérative facilite un cadre entrepreneurial et sociétal qui outille les personnes,

sociétaires, dirigeants, gestionnaires et employés, à trouver collectivement et

volontairement les chemins à prendre pour faire face aux exigences qui sont aussi les leurs.

Le coopératisme ne se présente pas comme une doctrine morale à proprement parler,

où l’on chercherait à accoler une théorie, une valeur, une norme, une solution ou une

expertise à une pratique, c’est-à-dire à résoudre un problème moral en plaquant

« simplement » des principes à la situation concrète. Il fait surtout appel à une éthique

engagée dans un processus d’identification de problèmes, de délibération et de décision en

vue de trouver, à travers une série de valeurs reconnues, un résultat satisfaisant par et pour

les personnes elles-mêmes, et ce, de façon démocratique. Parce que la pratique coopérative

exige de par ses fondements une prise de pouvoir démocratique par les sociétaires eux-

mêmes, celle-ci s’inscrit dans une perspective éthique s’appuyant sur les valeurs de la

coopération. Ainsi, la coopérative, comprise comme une organisation humainement

complexe, tente d’articuler sa pratique organisationnelle et décisionnelle en affrontant la

complexité même de la vie par un processus réflexif et dynamique de régulation et de

normalisation. En ce sens, la coopérative est une organisation éthique. C’est ce qui fait dire

716 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, p. 155.

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à Lasserre que « [l]a solution coopérative est le contraire des solutions de facilité, parce que

plus que toute autre elle va au fond des choses »717.

Ainsi, le coopératisme n’impose pas de solution; il propose cependant de gérer et de

gouverner en fonction d’un cadre normatif à l’intérieur duquel les personnes doivent, le

plus éthiquement possible et de façon durable, répondre à leurs besoins en définissant leur

projet et en devenant des acteurs et des auteurs d’une humanisation du monde à faire

inlassablement. Chacun et chacune sont invités à faire preuve de jugement pratique afin de

porter un regard critique sur la société et ses paradigmes dans le but de prendre

collectivement les meilleures décisions possible pour l’ensemble de la communauté, voire

de la planète. En ce sens, le coopératisme est méthodologiquement antidogmatique.

Les perspectives coopératives présentent l’éthique comme une co-construction

dynamique d’un jugement pratique personnel, enracinée dans une collectivité et pour la

collectivité. Puisque tout n’est jamais ni noir, ni blanc, de nombreuses zones de nuances

persistent dans l’actualisation des valeurs et des principes coopératifs. Le jugement éthique

des sociétaires prend ici toute sa dimension : il est la source même des résolutions de

problèmes et des réponses à apporter aux besoins humains malgré toute l’incertitude que

comporte toute prise de décision. Allison Marchildon écrira qu’

[u]ne telle conception de la régulation sociale va bien au-delà d'une simple

« stratégie du vivre-ensemble » qui assurerait une coexistence pacifique. Elle

représente, au contraire, une « volonté » et une « manière de vivre ensemble »

[…]. Il s'agit ce faisant de la forme de régulation privilégiée par l'éthique

appliquée, puisqu'elle nécessite une importante confiance entre les membres de

la collectivité et implique une co-élaboration, par ceux-ci, des valeurs et des

normes qui fondent leur vivre-ensemble718.

La coopérative demeure un champ privilégié de l’éthique qu’il est nécessaire de développer

chez les sociétaires pour que ceux-ci répondent, avec l’aide des gestionnaires et des

employés, le plus « coopérativement » à leurs obligations et aux dilemmes qu’ils doivent

affronter. Pour ce faire, ils ont la possibilité de se référer à un inépuisable « réservoir »

d’idées, de talents, de cœurs tantôt créatifs, tantôt créateurs, et ce, dans la personnalité de

717 G. LASSERRE. La coopération, p. 125. 718 A. MARCHILDON. Responsabilité et bio-ingénierie : de la responsabilité sociale des entreprises au

problème public, thèse (Ph. D.), Université du Québec à Montréal, 2011, p. 196.

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chacun de ses sociétaires que l’éthique fera surgir. Un tel engagement oblige à poser un

regard sur le réel et le concret du monde qui nous entoure.

La coopération ne suscite pas seulement la possibilité d’un développement

économique différencié, mais aussi le déploiement d’une conscience plus pénétrante chez

les personnes, soit cette disposition permanente à mettre en œuvre afin de repérer, de façon

démocratique, des solutions humainement plus équitables et solidaires. Prenant racine dans

l’idéal démocratique des Modernes, rappelons que la démarche coopérative à caractère

humaniste exprime et s’exprime à l’intérieur même de la complexité humaine, ralliant

concrètement par ses valeurs les diverses dimensions humaines.

La réflexion sur l’éthique coopérative conforme à l’anthropologie qui s’en dégage se

situe en amont de l’organisation entrepreneuriale et présente ainsi un autre projet de société

dont la coopération est la prémisse de base. Du coopératisme semble se déployer un

paradigme propre à notre temps. Ce processus de conscientisation est la traduction du

respect de la personne dans sa liberté et sa dignité, se préoccupant de l’humanité de chacun

des sociétaires par le développement de ses qualités personnelles, de ses facultés

d’expression et de critique. Se manifeste ainsi chez les hommes et les femmes une

meilleure prise en charge collective d’eux-mêmes à l’intérieur de leurs environnements

respectifs, eux aussi interconnectés.

C’est par la participation essentielle de toute la personne qu’émergent les idées et les

talents pour la co-construction d’un monde renouvelé un peu plus unifié dans la diversité.

La coopération est une éthique définitivement engagée et engageante. Elle dévoile une

anthropologie originale qui place la personne au centre d’un projet qui rallie toutes les

facettes de la vie humaine. Et c’est à l’intérieur de ces liens que s’exprime le mieux ce

qu’est l’éthique et comment se vit l’éthique de la coopération.

Pour que l’éthique soit vivante et significative et que les coopérateurs y adhèrent, ils

doivent comprendre le cadre normatif qu’ils utilisent. En fonction de cette compréhension,

ils sont invités à exercer leur jugement en participant activement à l’édification collective

d’un monde à réinventer par l’analyse de leurs besoins, et ce, dans une pratique

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économique concrète et socialement contextualisée. Le développement du jugement

pratique doit être soutenu, éveillé, valorisé, en bref auto-éduqué et co-construit en

association afin de faire face aux innombrables situations humaines complexes et souvent

inédites, où le pouvoir d’intervenir repose sur des décisions qui doivent être à la fois

réfléchies et justifiées. L’homo cooperatus est donc un maître d’œuvre de la praxis à

l’intérieur d’un cadre normatif spécifique où il a à exercer quotidiennement son jugement

éthique, faisant de lui un éthicien pratique.

3.2.4 Éducateur ou formateur

Au début du 20e siècle, Alphonse Desjardins recommandait que les

[…] sociétaires soient vigilants, [qu’] ils aient constamment les yeux ouverts

sur les agissements de la société ou de ceux qui la composent, qu’ils se

renseignent et apprennent à juger par eux-mêmes. […] loin d’être regrettable ou

ennuyeuse, cette obligation est excellente en soi, parce qu’elle forme le

caractère, exerce et mûrit le jugement, éclaire et fortifie l’intelligence, en un

mot constitue une magnifique école pour la démocratie […]719.

Comme nous avons tenté de le montrer, l’éthique favorise la mise en œuvre d’un jugement

qui respecte à la fois l’autonomie des personnes et la justice sociale, de même que la

responsabilité des citoyens dans un environnement aux ressources naturelles dont nous

découvrons l’appauvrissement et les limites.

Pour rendre plus vivants l’éthique et le développement du jugement pratique,

l’éducation demeure une clé. L’éducation est définie comme l’ensemble des processus et

des procédés qui permet à toute personne d’accéder progressivement à sa culture et à la

culture humaine par le discernement et l’autonomie. L’éducation est le chemin qui amène à

une éventuelle prise en charge des personnes, des organisations et des sociétés tout en les

questionnant. La formation et l’éducation sont des outils qui permettent l’adaptation

citoyenne et culturelle (educare) et provoquent la transformation (educere) de l’être humain

en tenant compte de sa continuité historique. S’exprime modestement ainsi, sous l’angle

éducatif, la richesse de la philosophie de la complexité, c’est-à-dire cette pensée qui tente

719 A. DESJARDINS. Réflexions d’Alphonse Desjardins, p. 40-41.

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de rétablir des liens entre les diverses dimensions humaines pour être en mesure d’agir de

façon éclairée sur ces dernières720.

L’éducation n’est pas seulement présentée comme une condition préalable à l’action

coopérative, elle-même permettant une forme d’adaptation aux exigences économiques des

sociétés, mais comme la condition essentielle pour libérer la conscience et ouvrir à la

transformation du monde par les personnes, elles-mêmes aux prises parfois avec des

paradigmes sociaux réducteurs d’humanité. L’éducation se situe à l’intersection de l’idéal

coopératif et de la pratique coopérative. Voilà pourquoi Carole Lebel affirme que « […]

sans continuité de l’action éducative, qui permet le va-et-vient entre l’idéologie et les

pratiques, le projet coopératif est menacé dans sa croissance par une rupture avec son pôle

idéologique »721.

Comme nous l’avons mentionné, le coopératisme possède un potentiel créatif majeur

de par sa forme démocratique de propriété collective. Puisque l’entreprise appartient à ses

membres-citoyens, mieux conscientisés dans et par leur milieu, ceux-ci peuvent contribuer

quotidiennement au façonnement d’un projet de société différent parce que la coopération,

c’est d’abord et avant tout une humanité en mouvement, en lien lui-même avec les

mouvements des cultures722.

Par un procédé pédagogique original de la maïeutique723, des savoirs, des savoir-faire

et des savoir-être essentiels se transmettent aux sociétaires et aux gestionnaires tout en

720 C’est ce qui fera dire à Edgar Morin que : « L’intelligence parcellaire, compartimentée, mécaniste,

disjonctive, réductionniste, brise le complexe du monde en fragments disjoints, fractionne les problèmes,

sépare ce qui est relié, unidimensionnalise le multidimensionnel […] Elle détruit dans l’œuf les

possibilités de compréhension et de réflexion, réduit les chances d’un jugement correctif ou d’une vue à

long terme […] Incapable d’envisager le contexte et le complexe planétaire, l’intelligence aveugle rend

inconscient et irresponsable » (E. MORIN. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, p. 44). 721 C. LEBEL. « L’organisation et l’éducation coopérative comme philosophie alternative », p. 138. 722 J. J. ROJAS HERRERA, dir. El paradigma cooperativo en la encrucijada del siglo XXI, p. 98-103. 723 Jacques Prades affirme, à la suite de Desroche, qu’avec la coopérative : « Nous sommes dans la logique de

la maïeutique » (J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 162).

Lacroix précise davantage en prétendant que se référer à la philosophie coopérative renvoie : « […] tout

autant à un dialogue sur le monde qu’à une manière de construire ce dialogue [donc] à une éducation au

sens où l’entendait Socrate et à une manière de dialoguer avec l’autre » (A. LACROIX. « L’organisation

du travail et l’éducation coopérative », Éthique et coopératisme : un contrepoids à la mondialisation, sous

la direction d’André Lacroix, Sherbrooke, Éditions GGC, 2002, p. 99).

Page 281: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

269

suscitant chez eux des actions éthiques d’autonomie, une meilleure prise en charge

expérientielle comme sujet moral et un accès vital à la créativité personnelle et collective.

L’éducation724, outre le transfert nécessaire de connaissances de gestion spécifiques et de

valeurs, facilite l’éveil, l’émancipation personnelle, la libération intérieure, l’humanisation

par l’ouverture à l’autre. C’est, dit Prades, « […] le tremplin vers une maîtrise de notre

destin »725. Ainsi, l’éducation coopérative est aussi, en ce sens, une éducation à la

citoyenneté puisqu’elle éveille la personne à ses propres possibilités de participer

démocratiquement à la construction responsable d’un univers politique, social et

économique plus humain et plus convivial, chargé de sens et de changement726. La

724 Le cinquième principe coopératif fait explicitement référence à l'éducation, à la formation et à

l'information. La coopérative exige de cibler les préoccupations éducatives non seulement sur des outils

formatifs de gestion, mais aussi sur une réflexion d’ordre plus philosophique (anthropologique, éthique et

téléologique), qui soutient et donne sens à toute l'organisation. Il ne fait aucun doute que l’éducation

coopérative va bien au-delà d’une simple formation technique de gestionnaires. Penser l’éducation

coopérative, c’est comprendre qu’il faut au préalable conscientiser et transformer la personne tout en la

formant techniquement. 725 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 162. 726 Il est clair pour certains auteurs que la coopération s’avoisine de la citoyenneté de par ses valeurs

fondamentales. Ainsi en est-il de l’éducation coopérative et de l’éducation citoyenne. Pour Lacroix, le

coopératisme : « […] fonctionne véritablement sur une approche citoyenne qui fait reposer le pouvoir sur

les décisions des membres » (A. LACROIX. « L’être désincarné des libéraux et les principes du

coopératisme : la quadrature du cercle? », p. 23). Ainsi, l’éducation coopérative est une éducation à la

citoyenneté parce que les principes et les valeurs de la coopération « […] sont souvent les mêmes que

ceux qui guident le développement de nos démocraties occidentales ». (Ibid., p. 19). Georges Lasserre

proposera même que l’éducation coopérative conduise à l’éducation citoyenne : « […] entraîner [les

coopérateurs] à la pratique de la démocratie coopérative, c’est du même coup en faire de bons citoyens

aussi pour la démocratie municipale et nationale » (G. LASSERRE. Les entreprises coopératives, Coll.

« Que sais-je? », Paris, PUF, 1959, p. 123). Claude Béland, à la suite d’Alphonse Desjardins, montre

l’importance de cette forme d’éducation citoyenne bénéfique pour toute organisation démocratique : « La

citoyenneté est la fille de la démocratie, elle est porteuse de valeurs d’égalité et de solidarité. Or, il ne peut

y avoir ni démocratie ni citoyenneté sans éducation. L’éducation à la citoyenneté, c’est l’oxygène de la

démocratie. La démocratie ne peut réellement vivre son plein potentiel sans la présence et la participation

des citoyens démocrates » (C. BÉLAND. Plaidoyer pour une économie solidaire, Montréal, Médiaspaul,

2009, p. 123). Les auteurs de Sens et pertinence de la coopération, un défi d’éducation proposent

également un lien entre citoyenneté et coopération : « C’est sous cet angle que se présente et se définit

l’éducation à la coopération, c’est-à-dire celle qui favorise le développement personnel et collectif des

vertus jugées essentielles pour l’avènement d’une saine démocratie, soit les connaissances suffisantes et

nécessaires pour limiter l’ignorance, l’autonomie voulue pour réduire la dépendance, la confiance résolue

pour vaincre la peur et l’indispensable ouverture d’esprit pour briser l’indifférence. En ce sens, l’essence

de l’éducation à la coopération est aussi l’essence même de la démocratie coopérative et devient, par

conséquent, une forme importante d’éducation à la citoyenneté. Il est donc primordial de comprendre

l’éducation à la coopération comme l’apprentissage d’un processus démocratique pour une société

démocratique, en proposant des méthodes pédagogiques où la personne a à se développer de l’intérieur

dans un cadre de coopération sociale » (A. MARTIN, A.-M. MERRIEN, M. SABOURIN et J.

CHARBONNEAU. Sens et pertinence de la coopération : un défi d’éducation, Montréal, Fides, 2012,

Page 282: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

270

coopérative, comme instrument d’intégration et comme méthodologie de travail permettant

de faire œuvre commune, apparaît ainsi comme « […] un moyen d’étendre l’expression de

la citoyenneté au sein de la sphère productive »727. Reprenant les mots de Kant cités par De

Koninck, celui-là précisait que « […] le plus grand et le plus difficile problème qui puisse

se poser à l’être humain, c’est l’éducation : car le discernement dépend de l’éducation, et

l’éducation, à son tour, dépend du discernement »728. Nous pouvons avancer l’idée que

l’éthique, dans son sens réflexif, c’est-à-dire de discernement, a la vertu d’être éducative et

l’éducation, à son tour, suscite le développement du sens et du jugement éthique. Luc

Bégin, dans l’ouvrage collectif Éthique appliquée, éthique engagée, souligne que

[l]’éthique appliquée est une pratique éducative qui vise l’autonomie de

jugement, elle a aussi pour tâche de contribuer, autant que faire se peut, à la

mise en place des conditions optimales pour l’exercice du jugement moral; c’est

là que résiderait sa tâche politique. […] libérer le jugement des personnes, lui

permettre de s’épanouir, de devenir autonome : voilà de toute évidence, selon

Malherbe, la visée principale de l’éthique appliquée. Et telle est justement sa

pratique éducative729.

Par l’éducation des personnes qui y participent, le « mouvement » coopératif peut

contribuer activement à l’édification d’une meilleure humanité, plus consciente et plus

juste, en permettant aux sociétaires-citoyens de découvrir ou redécouvrir éthiquement de

nouvelles voies afin de répondre aux besoins qui les assaillent comme personnes et comme

collectivité. Comme nous l’avons souligné précédemment, le coopératisme contient une

puissance de talents humains qu’il permet, démocratiquement, de débloquer pour le bien

des collectivités diversifiées; c’est un potentiel de l’esprit humain, potentiel immense et

méconnu tout comme le mouvement lui-même. Le développement d’un jugement éthique

approprié et appliqué est ici essentiel. C’est un moyen éducatif efficace pour résister aux

vents dominants et contraires teintés d’idéologies souvent réductionnistes, parfois

dévastatrices, qui cherchent à affaiblir l’humanité elle-même, diminuant la personne à un

p. 162). Ceci nous amène à considérer le lien intrinsèque qui unit le coopérateur à la citoyenneté faisant de

lui un sociétaire-citoyen. 727 T. BARRETO. « Penser l’entreprise coopérative : au-delà du réductionnisme du mainstream », Annals of

Public Cooperative Economics, CIRIEC, vol. 82, no 2, 2011, p. 213. 728 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture, p. 21. 729 L. BÉGIN. « L’éthicien en tant que participant engagé », Éthique appliquée, éthique engagée, sous la

direction d’André Lacroix, Sherbrooke, Éditions GGC, 2006, p. 68.

Page 283: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

271

simple moyen économique. Cette libération d’humanité est une nécessité éthique

aujourd’hui. Le coopératisme est donc, en soi, une école de formation humaine, un lieu

d’apprentissage de la démocratie, une association de copropriétaires conscientisés

éthiquement aux problèmes auxquels il faut économiquement, socialement et politiquement

faire face730.

La formation comme educare et l’éducation comme educere se situent au cœur même

du « mouvement » éthique de la coopération, qui positionne la personne et ses propres

finalités au centre d’un projet de société plus humain réconciliant justement des forces

vives d’humanité. Toute personne se développe à l’intérieur d’un univers normatif

particulier. Sur les personnes, les influences sont variées, multiples et continues. Les

valeurs sociétales, organisationnelles, communautaires et familiales se confrontent, se

conjuguent et se développent avec les valeurs personnelles. Ainsi, toute personne « reçoit »,

dans son contexte éducatif, un ensemble de valeurs. Elle en est continuellement nourrie. Se

limiter à un tel processus de réception signifie réduire les perspectives des apprenants aux

prescriptions, aux codes, aux normes qui dirigent mécaniquement et de façon déterminée le

jugement des personnes. C’est ce qui nous avons relevé dans notre cadre théorique lorsque

nous avons établi le lien entre paradigme et éducation. Favoriser uniquement l’educare

pose problème. L’educere est aussi nécessaire parce qu’elle ouvre la possibilité à se dire, à

se penser, à se définir et à se choisir comme personne concrète capable de juger son univers

économique, social et culturel complexe à l’intérieur d’une communauté normée qu’elle est

invitée à co-construire et à co-œuvrer. La personne est aussi celle qui « donne » par

l’intermédiaire de son jugement partagé à travers des cadres et des normes qui, aussi,

évoluent par l’action même du jugement exercé. En ce sens, il nous semble assez clair que

l’homo cooperatus est aussi un éducateur au sens fondamental du terme parce qu’il est une

personne de la démocratie, c’est-à-dire celle qui s’efforce de se dépasser elle-même à

l’intérieur d’une humanité qui cherche à transformer le monde tel qu’il est dans toute sa

complexité. Voilà pourquoi Gide affirme que

730 ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL. Recommandation 193 concernant la promotion

des coopératives, [En ligne], http://www.ilo.org/images/empent/static/coop/pdf/French.pdf (Page

consultée le 4 avril 2007).

Page 284: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

272

[l]a coopération prend pour devise à la fois le self-help, et le chacun pour tous :

Le self-help, c’est-à-dire la fierté de pourvoir à ses propres besoins par ses

propres moyens, être soi-même son marchand, soi-même son banquier, soi-

même son prêteur, soi-même son patron. Le chacun pour tous, c’est-à-dire le

désir de chercher la libération non seulement pour soi, mais pour autrui et par

autrui, ne pas vouloir faire son salut seul731.

Cette réflexion sur l’homo cooperatus nous conduit à considérer que le coopératisme

offre un cadre normatif à l’intérieur duquel la personne déploie sa force coopérative,

éthique et éducative comme levier de son propre développement et celui d’une

communauté avec qui elle fait œuvre concrètement. L’homo cooperatus est une personne

insérée dans un monde complexe en mouvement qui doit faire face constamment à

l’incertitude et la précarité du monde. Il est celui qui base ses actions sur des principes qui

le définissent comme être libre et égal aux autres personnes en dignité et en droits. Au sein

d’une organisation qui respecte ces principes, il est constamment invité à répondre aux

problèmes profondément humains de son époque en vue de construire une humanité plus

équitable et solidaire. Le monde actuel vit de grandes turbulences et connaît de grandes

tensions politiques, sociales et économiques. Des polarités très fortes existent entre les

nations et des visions antagonistes divisent le monde, compromettant ainsi les compromis

et la confiance. En même temps, nous découvrons l’interdépendance et l’importance des

liens qui unissent l’humanité. Les défis deviennent de plus en plus globaux. Il semble

fondamental d’apprendre à mieux faire œuvre commune, c’est-à-dire à coopérer. Voilà ce à

quoi est convié l’homo cooperatus par sa réflexion et sa pratique, être autant un formateur

qu’un éducateur.

Nous avons esquissé l’importance d’un cadre normatif caractérisant l’homo

cooperatus comme fondamentalement démocrate, cherchant à relier continuellement les

valeurs de liberté et d’égalité dans une perspective de responsabilité personnelle et

collective. À la lumière de la pensée républicaine de Rousseau et de la vision personnaliste

de Mounier, nous avons fait valoir l’importance de ces valeurs politiques que nous voulons

préciser davantage dans un cadre entrepreneurial coopératif. Nous terminerons la prochaine

731 C. GIDE. « Cours d’Économie politique – tome II, Livre III », p. 70. (C’est l’auteur qui souligne).

Page 285: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

273

partie en mettant en relief les autres valeurs fondatrices du coopératisme : la solidarité,

l’équité et la responsabilité.

3.3 VALEURS COOPÉRATIVES

Depuis les Lumières, l’idéal démocratique exige une réflexion constante et pénétrante

des valeurs de liberté et d’égalité dans une continuité empirique.

Quelle que soit la diversité des formes institutionnelles de l’idéal de la

démocratie, il demeure dans tous les cas que les systèmes politiques

véritablement démocratiques se reconnaissent à leurs principes de base fondés

sur les idéaux de liberté, d’égalité et de droits de l’Homme732.

Ainsi en est-il du coopératisme qui fonde son agir sur de telles valeurs733. La réalisation de

la coopération s'inscrit nettement dans un projet de société de droits, de devoirs et de

libertés où les sociétaires-citoyens, ensemble, sont les seuls à gérer, avec autorité, l'avenir

de leur organisation. Ce pouvoir exige, en même temps, la reconnaissance de l'égalité de

tous et la connaissance suffisante pour prendre part aux débats et aux décisions collectives.

Réfléchissons sur l’idéal démocratique comme principe.

3.3.1 Idéal démocratique : liberté et égalité

Nous avons vu avec Rousseau qu’une forme de révolution « copernicienne » s’est

opérée et s’opère dans le domaine politique chaque fois que des hommes et des femmes

deviennent le centre de l’organisation sociale, économique et politique, par la mise en

application d’un contrat social construit sur les valeurs de liberté et d’égalité. Pour ce faire,

la condition consiste à faire du sujet soumis à la loi débattue et décidée en commun celui

732 B. KABORÉ. L'idéal démocratique : entre l'universel et le particulier, p. 108. 733 Nous souhaitons ici simplement rappeler que la liberté n’est pas explicitement une valeur nommée par

l’ACI. Elle est cependant directement reliée au premier principe qui affirme l’importance de : « Adhésion

volontaire et ouverte à tous. Les coopératives sont des organisations fondées sur le volontariat et ouvertes

à toutes les personnes aptes à utiliser leurs services et déterminées à prendre leurs responsabilités en tant

que membres, et ce, sans discrimination fondée sur le sexe, l'origine sociale, la race, l'allégeance politique

ou la religion » (ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE. « Déclaration sur l’identité

coopérative […] », p. 11). Ceci étant souligné, il nous apparaît cependant fondamental, pour les raisons

évoquées plus haut, que la liberté soit reconnue aussi comme une valeur explicite de la coopérative.

L’ajout de cette valeur essentielle semble important pour mieux comprendre le volet démocratique qui se

situe au cœur du coopératisme comme valeur et comme principe. Les recherches que nous avons

effectuées ne nous permettent pas de savoir pourquoi la liberté n’est pas signifiée comme valeur alors que

l’est essentiellement l’égalité et la démocratie.

Page 286: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

274

même qui en est collectivement l’auteur et le créateur. Faire ainsi œuvre commune garantit,

par la reconnaissance de l’égalité humaine en droit et en dignité, la liberté qui s’exprime par

la soumission à la loi qu’on se donne. Voilà le cadre formel proposé par Rousseau qui

présente l’idéal démocratique comme un principe universel, valable inconditionnellement

partout et toujours.

Selon Rousseau, l’idéal de démocratie se résume, dans son principe, aux notions de

liberté, d’égalité et de souveraineté du peuple. L’idéal démocratique n’exprime pas une

forme de gouvernement particulier, mais un principe fondateur de l’ordre politique. Poser

que l’être humain est un être de liberté, égal aux autres et capable de se gouverner lui-

même exige d’admettre qu’il est doué de raison. Kaboré dira à ce sujet :

De cette déduction morale des idées de liberté et d’égalité, à partir de l’idée de

l’homme comme « être raisonnable », se déduit rigoureusement l’idéal de

démocratie comme principe suprême de l’ordre politique juste, parce que seul

cet idéal s’accorde à la nature fondamentale de l’homme comme être de raison.

Le principe démocratique ou républicain découle nécessairement de la position

de l’homme comme être raisonnable, libre et égal à ses semblables734.

Ainsi, l’idéal démocratique, comme principe, n’attribue aucune règle à l’expérience

humaine particulière, ni ne détermine aucune structure spécifique, ni n’impose aucun

contenu culturel pouvant mener à une action précise dans les contextes de l’existence

humaine. « L’universel démocratique est vide au sens précis où il ne dicte a priori aucun

contenu relatif à la mise en œuvre du principe démocratique »735. L’idéal démocratique se

déduit a priori de la raison pratique. L’universalité de l’idéal démocratique est

l’universalité de l’idéal de la liberté et de l’égalité, considérés comme des impératifs de la

raison démocratique736.

Cependant, cet idéal de démocratie ne devient véritablement pertinent que dans la

mesure où il s’incarne dans un monde historique et une contingence donnée puisqu’il se

destine exclusivement à des hommes et des femmes vivant dans des cultures singulières et

ayant une histoire propre. Kaboré poursuit :

734 B. KABORÉ. L'idéal démocratique : entre l'universel et le particulier, p. 262. 735 Ibid., p. 274. (C’est l’auteur qui souligne). 736 Ibid., p. 161.

Page 287: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

275

[…] il appartient à chaque culture et à chaque époque d’inventer les modalités

de sa mise en œuvre. Il revient à chaque communauté politique d’élaborer ses

propres pratiques de la démocratie sur le sol de sa culture et de son histoire.

Tout processus de démocratisation « authentique » équivaudrait, dans cette

optique, à un processus d’in-culturation ou de « domiciliation » de l’universel

démocratique, qui se résumerait à la production, par le biais d’une

appropriation, de formes et de pratiques démocratiques qui seraient inédites et

originales737.

Toute action démocratique particulière s’inspire de l’idéal démocratique universel et tente

de s’adapter aux circonstances culturelles spécifiques. À l’inverse, il ne faut pas utiliser le

particularisme d’une pratique démocratique pour en faire un universel à imposer aux autres

cultures humaines.

Ayant situé la problématique de l’universel et du particulier dans l’ordre de l’idéal de

la démocratie, nous pouvons affirmer que la coopérative est un de ces instruments

historiques qui tentent d’actualiser cet idéal dans le particularisme de son expérience. Elle

est une façon originale et singulière de vivre l’idéal démocratique en se basant elle-même

sur l’idéal de la liberté et de l’égalité compris comme valeurs qui s’expriment à travers de

principes. Fidèle à l’idéal que la sous-tend, il est à propos de mettre en relief que la

coopérative est une démocratie économique. Cette posture oblige à reconnaître que « […]

les processus de nature politique occupent une place cruciale dans la constitution et la

cohérence de l’entreprise […] »738. Par la démocratie économique, la dimension politique

est profondément ancrée au cœur même de la réflexion et de la pratique coopératives. La

coopérative introduit ainsi ses sociétaires-citoyens à l’exercice d’une démocratie qui fait

continuellement appel à leurs capacités réflexives, créatrices, communicationnelles et

critiques. Tout passe par la discussion et la confrontation. Comme nous l’avons souligné

précédemment, la prise de parole occupe une place prépondérante, car « […] ce sont les

acteurs eux-mêmes qui définissent, construisent, de manière intentionnelle et délibérative

[leur] cadre commun »739 de travail, de consommation ou de production.

737 Ibid., p. 280-281. (C’est l’auteur qui souligne). 738 T. BARRETO. « Penser l’entreprise coopérative : au-delà du réductionnisme du mainstream », p. 201. 739 Ibid., p. 210.

Page 288: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

276

Le concept d’homo cooperatus permet de comprendre que les sociétaires-citoyens ne

sont pas des individus isolés, mais des acteurs et des auteurs d’un processus entrepreneurial

et social insérés dans une complexité organique en mouvement. L’entreprise, pour sa part,

devient un lieu culturellement situé où sont questionnés les finalités, les objectifs, les règles

et les valeurs des situations sociales et économiques à affronter, voire à modifier. La

coopérative devient ainsi une école où l’on discute et prend les décisions pour l’ouvrage

commun qu’est l’entreprise, dont les répercussions sont aussi sociales. Inspirée par des

idéaux républicains, la coopérative est l’endroit où est facilité ce processus qui relève du

politique, c’est-à-dire du bien commun. Par conséquent, de par sa structure démocratique,

la coopérative conteste le clivage actuel qui existe entre l’économie et le politique parce

que son action est entièrement économique et politique. Cette capacité politique, qui se

manifeste dans le respect des libertés et de l’égalité, fonde l’autonomie collective comprise

« […] comme faculté et capacités d’agir par soi-même en se donnant ses propres lois

[…] »740.

Par la liberté et l’égalité, les sociétaires-citoyens ont la possibilité d’être souverains

en participant activement à la mise en place des mécanismes qui contrôlent et conditionnent

leur existence dans toutes ces dimensions. La coopérative exige, de par sa structure

démocratique et l’idéal qui la sous-tend, la pratique de la coopération des personnes aux

affaires économiques ayant une influence directe sur l’intégralité de leurs vies respectives.

La coopérative constitue donc une forme d’organisation politico-économique originale dont

l’intention est dirigée par les sociétaires-citoyens eux-mêmes. Elle est l’antithèse de

l’entreprise capitaliste et de son paradigme néolibéral. Elle est œuvre commune d’une

oikonomia à renouveler questionnant directement les principes mêmes d’une chrématistique

institutionnalisée.

Nous savons que le problème philosophique des rapports entre la personne et la

société n’est pas nouveau. Cependant, les valeurs reliées à l’idéal démocratique

promulguées par le coopératisme y apportent une tournure d’originalité offrant cette

possibilité novatrice de conjuguer le volet personnel et le volet collectif, tout à la fois sur le

740 Idem.

Page 289: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

277

plan économique, social et politique. Elle est ce secteur collectif qui se construit sur les

singularités personnelles. Toute action coopérative se structure en fonction du

développement de la personnalité de ses sociétaires-citoyens, autonomes et responsables,

dans un mouvement de solidarité qui consolide les liens essentiels de la démarche

démocratique entrepreneuriale elle-même. Fauquet dira :

On retrouve ainsi, dans l’aspect social comme dans l’aspect économique de la

Coopération, la même dualité complexe : l’individu et le collectif l’un par

l’autre. La fin première de l’institution coopérative est de relever la situation

économique de ses membres, mais par les moyens qu’elle met en œuvre, par les

qualités qu’elle demande à ses membres, des hommes responsables et

solidaires, pour que chacun d’eux s’élève à une pleine vie personnelle et, tous

ensemble, à une pleine vie sociale741.

C’est par l’autonomie politique des personnes qui s’associent volontairement que s’effectue

le développement économique de la coopérative elle-même et de leur communauté. « La

culture [coopérative] est remarquable parce qu’elle tente d’unir une coopération

économique et une autonomie politique »742. Par les valeurs coopératives telles que

proposées par l’ACI, il apparaît nécessaire de redonner une dimension politique aux

entreprises coopératives afin de refonder les conditions actuelles d’une transformation

sociale. Réintroduire la dimension politique et associative au sein du coopératisme permet

d’éviter ce qui se vit abondamment dans le mouvement, c’est-à-dire réduire la vie

coopérative à une simple stratégie de gestion. Cela exige prioritairement la reconnaissance

des coopératives comme des groupements de personnes concrètes et réelles au sein de leurs

cultures d’appartenance. Cela oblige également la reconnaissance systématique de chacune

d’entre elles comme être libre et égal, en dignité et en droits. La force et la vitalité du

coopératisme comme paradigme dépend de l’essence même de la coopération qui « […]

sous-tend la revendication de la différence, de l’hétérogénéité du groupe, de la

différenciation des espaces, de la singularité des expériences et de l’identité

revendiquée »743. Le processus en soi est, en ce sens, hautement éthique et, par le fait

même, essentiellement éducatif.

741 G. FAUQUET. Le secteur coopératif, p. 44. 742 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 20. 743 Ibid. p. 182.

Page 290: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

278

C’est sous ce couvert d’un espace qui facilite la circulation de l’information, la

délibération, le débat et les discussions que se réconcilient politiquement et

économiquement les intérêts individuels et collectifs. Il se dégage même un intérêt général

défini en termes de biens communs, où tous sont engagés dans la dynamique d’une

transformation sociale qui transforme chacune des personnes à leur tour. Favoriser la prise

en charge et la responsabilisation de chacun par l’acquisition d’habiletés pour une

réflexivité organisationnelle et citoyenne constitue aussi une action politique. Ainsi, le

coopératisme promulguant les valeurs reliées à l’idéal démocratique est, par le fait même,

un outil indispensable pour resituer en amont une éthique sociale, économique et politique

évitant le spectre de l’individualisme, de l’instrumentalisation et la fragmentation du tissu

social.

Comme nous avons tenté de le montrer tout au long de ce chapitre, un idéal

démocratique fonde l’association de personnes dans la coopérative. Ces personnes

concrètes et situées culturellement se réunissent volontairement pour répondre à des

aspirations multiples et légitimes au moyen d’une entreprise à propriété collective qui leur

sert d’instrument pour répondre à des besoins réels, variés et complexes qui sont les leurs.

Une telle aventure historique n’est possible que par l’affirmation de l’idéal démocratique et

républicain qui la soutient. C’est ce qui fera dire à Gide d’ailleurs l’importance de « […]

voir le couronnement de l’édifice et saluer l’avènement de ce que j’appellerai la

RÉPUBLIQUE COOPÉRATIVE »744. Plus contemporain, Draperi stipule que « […] cette

utopie de la République coopérative est la plus grande alternative au capitalisme qu’a

produit le mouvement coopératif dans son histoire »745. Cette « république » coopérative

articule son action en fonction d’autres valeurs qui viennent compléter son projet original et

singulier, dont la finalité est celle de construire les personnes et les communautés. L’ACI

signale les valeurs de solidarité, d’équité et de responsabilité.

744 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 145. (C’est l’auteur qui surligne). 745 J.-F. DRAPERI. « Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif », p. 3.

Voir aussi sur le thème de la république coopérative :

J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 86-93.

Page 291: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

279

3.3.2 Solidarité, équité et responsabilité

Edgar Morin, en entretien avec René Barbier, soulignait en introduction du livre :

Oser la pédagogie coopérative complexe. De l’école à l’université que

[…] depuis 50 ans, nous avons un problème de restauration de la solidarité et de

la responsabilité, parce que la spécialisation nous compartimente, nous

bureaucratise, nous enferme dans une spécialité, dont nous sommes

responsables, et nous perdons de vue notre responsabilité globale de citoyen.

Nous avons ce problème fondamental. Pour moi l’éthique c’est la résurrection

de la responsabilité, de la solidarité746.

Aujourd’hui, l’humanité prend de plus en plus conscience qu’elle appartient à une même

communauté de destin, qu’elle fait face aux mêmes menaces, dont celle que nous avons

soulevée au premier chapitre. « Une civilisation de la solidarité ne peut être qu’une

civilisation solidaire de la planète »747, dira Claude Béland. La solidarité s’inscrit dans un

contexte social qui permet de reconnaître les autres comme agents de promotion de la

même cause, orientés vers des finalités semblables et reconnues consciemment comme

telles. Parce que le « […] sol de cette solidarité est la conscience, par laquelle l'homme lui-

même, l'individu humain, devient l'universel, devient une totalité de sens »748. La solidarité

est essentielle au projet humain et démocratique promu par la coopération.

Comme nous l’avons évoqué antérieurement, les sciences de la nature et de l'homme

se sont profondément transformées au cours du 20e siècle, délaissant de plus en plus les

modèles mécanistes et déterministes pour s'orienter vers les approches systémiques,

holistiques et complexes. Ce qui caractérise cette nouvelle perspective, c'est l'idée que

chaque objet étudié (un atome, une cellule, un organisme, un être humain, une société, par

exemple) forme un système ou un tout intégré, que ses éléments sont en lien dynamique et

organique entre eux et que ce système fait lui-même partie d'un système vivant encore plus

vaste. Dans cette optique, les relations sont fondamentales. C’est pourquoi Morin affirme

que, « [s]i vous avez le sens de la complexité, vous avez le sens de la solidarité. De plus,

746 E. MORIN et R. BARBIER. « Relier les connaissances, relier les pédagogies », Oser la pédagogie

coopérative complexe. De l’école à l’université, sous la direction de Malini Sumputh et François

Fourcade, Lyon, Chronique sociale, 2013, p. 15. 747 C. BÉLAND. Plaidoyer pour une économie solidaire, p. 149. 748 T. DE KONINCK. Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, p. 147.

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280

vous avez le sens du caractère multidimensionnel de toute réalité »749. Cette ouverture

nouvelle de la science postule l’idée que chaque personne n’existe qu'en étroite

interrelation et en interdépendance avec les autres par des attaches qu’elle tisse entre les

autres ainsi qu’avec la nature. C’est dans la concrétude de l’existence que « […] se

construit cette liberté concrète à laquelle renvoie le concept d’autonomie, qu’il faut

distinguer de celui de la simple indépendance, qui est la dissolution de tous ces liens

humainement vitaux au profit de l’arbitraire individuel et surtout maintenant

systémique »750.

Mais qu’est-ce que la solidarité? Elle est un sentiment qui pousse les personnes à se

donner des aides mutuelles au point où les uns ne peuvent être heureux que si les autres le

sont tout autant. Dans un contexte démocratique, une personne ne peut se sentir libre que

dans la mesure où les autres le sont tout autant. Une personne ne peut reconnaître l’égalité

de l’autre que dans la mesure où on lui reconnaît également le même privilège : « La

solidarité humaine s’établit dans un “nousˮ où chacun porte en soi la figure de l’autre - cet

autre-ci - en même temps que la sienne propre; dans l’amitié parfaite, forme idéale de

communauté humaine, l’autre est un autre soi »751. La solidarité n’est ni simplement

générosité, philanthropie, charité, fraternité ou compassion. Elle commence par cette

tendance à aller vers l’autre jusqu’à le reconnaître comme autre tout en étant semblable.

Le mot solidarité, de solidum, renvoie d’abord à l’idée d’une « dette contractée

ensemble » qui engage la responsabilité de chacun des contractants. Être solidaires renvoie

foncièrement à l’idée de la responsabilisation face aux liens qui unissent, dans le creuset de

la vie, les personnes ensemble752. En d’autres termes, faire mention de solidarité, c’est

comprendre l’importance d’une éthique qui permet de s’activer pour et vers « une

communauté de destin ». Il y a sans doute plusieurs formes de solidarité renvoyant toute

cependant à la reconnaissance de chaque humain en tant qu’humain dans un cadre familial,

organisationnel, étatique ou mondial. De Koninck dira que

749 E. MORIN. Introduction à la pensée complexe, p. 92. 750 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 283. 751 T. DE KONINCK. De la dignité humaine, Paris, PUF, 1995, p. 33. (C’est l’auteur qui souligne). 752 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 210.

Page 293: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

281

[l]’implication réciproque de tous les problèmes au niveau planétaire et les

effets de la techno-science sur la nature mettent chaque jour davantage en relief

l’importance de l’humain. Il y a lieu de s’en réjouir s’ils suscitent leur pendant

éthique, le lien de solidarité, le fait de tenir et de porter ensemble la

responsabilité de l’humain comme tel. L’éthique nous engage d’ores et déjà

dans une responsabilité collective, politique, dont le fil conducteur est ce lien de

solidarité humaine, nouvelle figure du bien commun753.

L’idée sous-jacente à la solidarité réside dans le souci de l’autre logé à la même enseigne

que soi, cet autre lié par un même destin à porter, une même dette à payer, un même mal à

affronter, un même risque à prendre ensemble. C’est à ce niveau que se situent les enjeux

de la solidarité aujourd’hui : rendre le monde habitable et vivable pour chacun et pour tous

et non pas seulement pour une minorité de mieux nantis. Ainsi, la solidarité est un fait754,

c’est du moins ce que prétend Charles Gide en écrivant que « [l]a solidarité n’est pas

comme la liberté, l’égalité ou même la fraternité, un mot sonore ou, si l’on veut, un pur

idéal : elle est un fait »755.

C’est à partir de cette reconnaissance naturelle à la solidarité humaine que s’élève la

solidarité morale du devoir formant la base de la responsabilité communautaire et

collective. Ainsi, la valeur de solidarité est celle qui, dans la vie sociale et économique,

garantit la position du sujet comme personne, comme individualité, sans diminuer d’aucune

façon la valeur sociale de son appartenance concrète. Se situant dans le domaine de l’action

et de la « reliance » humaines, la solidarité est cette dimension sociale qui apparaît au grand

jour dans un « vivre ensemble » rendu possible par les personnes elles-mêmes se

reconnaissant concrètement comme telles756. Il n’y a donc solidarité que dans le concret de

la vie, c’est-à-dire dans le lien réel qui exprime le partage des biens et des maux humains,

qui n’est pas une simple répartition quantitative de possessions, d’avoirs ou de leur

manque, mais la conscientisation que perturber l’autre dans sa personne, c’est se faire du

mal à soi. La solidarité est ce qui soude dans la concrétude de la vie les personnes ensemble

et les dimensions existentielles qui les caractérisent. La solidarité est cette conjonction qui

facilite l’intégration consciente et responsable des hommes et des femmes et qui conduit

753 T. DE KONINCK. De la dignité humaine, p. 184. 754 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 210. 755 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 170. 756 C. GIDE. La solidarité, Présenté et annoté par P. Devilliers, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 42 et p. 173-187.

Page 294: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

282

également à une solidarité avec la nature elle-même. Voilà ce qui justifie, en partie,

l’importance de la solidarité en contexte coopératif parce que

[c]’est que la solidarité que la coopération institue n’est pas une solidarité

mécanique ni une solidarité confuse de foule ou de troupeau. C’est une

solidarité consciente qui met en jeu la responsabilité de chacun, le respect de

soi-même et, dans une même attitude, la volonté de concourir à l’œuvre

commune757.

L’agir solidaire naît de la prise de conscience des problèmes humains et des torts

qu’elles provoquent. « […] l’essor de la solidarité comme devoir dans la période récente est

largement lié à l’approfondissement des inégalités »758, constatera Draperi. Agir

solidairement, c’est prendre en compte le dysfonctionnement social pour tenter non

simplement la réparation d’une injustice ou d’une inégalité, mais le rétablissement

fondamental des liens qui allient les personnes en un destin commun. D’un point de vue

coopératif et démocratique, la solidarité vise à restituer le sens et la valeur des liens

d’appartenance à une communauté de vie et de destin, sans nier, pour cela, le droit à

l’affirmation de soi. La solidarité « […] suppose des personnes libres et responsables qui,

dans leur pleine autonomie, se sont volontairement associées. L’action en commun a tout à

la fois comme condition et comme fin l’autonomie et l’indépendance de la personne »759.

La solidarité est ni plus ni moins le liant nécessaire qui raccorde activement les personnes

libres et égales qui ne sont jamais ni antérieures ni postérieures au groupe d’appartenance.

Draperi estime même que « [l]a liaison de l’économie et du social est à l’origine de la

solidarité »760. Pour sa part, Lacroix écrit que, « [e]ntre les principes de la liberté et celui de

l'égalité, le principe de solidarité permet le juste compromis qui les réconcilie »761. La

solidarité est une valeur de « reliance » des diverses dimensions humaines et des hommes

entre eux en société. Freitag suppose que cette solidarité s’accomplit effectivement dans

« […] l’autonomie relative des instances ou des institutions, et spécifiquement dans la

757 G. FAUQUET. Regards sur le mouvement coopératif, p. 122. 758 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 211. 759 G. FAUQUET. Le secteur coopératif, p. 41. (C’est l’auteur qui souligne). 760 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 148. 761 A. LACROIX. « L’être désincarné des libéraux et les principes du coopératisme […] », p. 34.

Page 295: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

283

référence à une finalité idéale qui régit chacune d’elles en fondant sa spécificité et son

identité sociétale […] »762.

Sans la solidarité telle que nous venons de le présenter, les valeurs de liberté et

d’égalité sont moins liées malgré le fait qu’elles soient porteuses de l’idéal démocratique.

C’est la solidarité qui vient confirmer, dans la pratique démocratique, leurs distinctions

respectives et leur unification formelle. C’est par la solidarité que se réalise l’actualisation

historique de l’idéal démocratique compris comme principe a priori. La solidarité est le

facilitateur existentiel des valeurs de liberté et d’égalité parce qu’elle « […] fonde l’identité

de la personne sociale réelle »763, rajoutera Freitag. Elle est la valeur par laquelle se

naturalise et se culturalise un tel idéal, développant du coup la responsabilité tant

personnelle que collective au projet citoyen et coopératif. Nous pourrions affirmer que, sans

la solidarité conscientisée dans une pratique entrepreneuriale et sociale, la démocratie peut

difficilement se personnaliser. Il s'agit d'une forme d’intégration qui inclut et qui dépasse

les concepts de solidarité mécanique (celle de l'ensemble des maillons d'une chaîne) et de

solidarité organique (celle des différents membres d'un corps vivant) pour construire une

solidarité humaine, c’est-à-dire « […] celle qui reconnaît l'importance de poursuivre des

buts communs, par un travail en commun capable de respecter les intérêts fondamentaux

des personnes, de surmonter les conflits et de créer des formes véritables de collaboration

humaine »764. Ainsi, la solidarité doit être cultivée par l’éducation puisqu’elle aide à

améliorer les relations humaines concrètes765. Voilà pourquoi Desjardins affirmera que

« [l]a coopération n’est pas une simple entreprise, une affaire dans le sens ordinaire de ce

mot, mais […] elle est, par-dessus tout, une école, un enseignement de solidarité »766.

À la solidarité et la responsabilité qui en découle, se rajoute la valeur de l’équité qui,

pour sa part, oblige à réaliser les activités économiques dans une culture de justice en vertu

de l’appréciation de l’usage de chacun et de ce qui est dû à chacun. Elle suppose une

762 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 311. 763 Ibid., p. 345. 764 J. A. PRADES. « Penser le concept et le statut de l’éthique de société », p. 115. 765 G. LASSERRE. Les entreprises coopératives, p. 123. 766 A. DESJARDINS. Réflexions d’Alphonse Desjardins, p. 42.

Page 296: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

284

logique distributive de la richesse en lien avec l’usage767. Comme nous l’avons souligné

avec les Équitables Pionniers de Rochdale, cette valeur est un des fondements du

coopératisme et elle oblige à repenser la société sous l’angle de la justice, non seulement

comprise sous son aspect légal, mais principalement sous l’angle anthropologique. Les

personnages qui ont mis sur pied la coopérative de Rochdale en 1844 accomplissaient les

actions de façon équitable en actualisant concrètement une forme particulière de la justice

comprise comme une nécessité humaine en fonction d’une relation d’usage. Ainsi,

[…] une société vraiment juste ne l’est pas seulement parce qu’elle sait prévenir

les inégalités ou les corriger par des mécanismes de distribution; une société

véritablement juste en est une où se manifeste un réel ethos de solidarité, qui

n’a rien à voir avec la charité, mais qui est une profonde source de motivation

pour les individus d’une même communauté politique à agir pour le bien

commun768.

La lutte contre les inégalités favorise une société plus juste et plus équitable où la

liberté implique une réelle reconnaissance des personnes et de leur interdépendance. L’idée

de l’équité ne correspond pas à celle de l’uniformité des collectivités, mais plutôt à

l’identification des capacités propres à chaque personne dans un contexte collectif de

répondre à ses besoins et de collaborer aux aspirations collectives en vue du bien commun.

Ainsi, l’équité se vérifie dans la reconnaissance d'une dette à l'égard d’une autre personne,

considérée pleinement comme autre en dignité et en droit. L’injustice et le non-équitable

s’expriment lorsque l’on tente de supplanter l’autre, voire de le supprimer.

L’équité est la valeur qui circonscrit le volet économique en coopération : elle astreint

à réaliser les activités de l’organisation coopérative dans une culture de distribution juste

des trop-perçus en vertu de l’appréciation de l’utilisation des services offerts par la

coopérative et ce qui est dû à chacun des sociétaires-citoyens. C’est l’expression du sens de

la justice reconnaissant concrètement ce qui est utilisé par les personnes elles-mêmes au

sein de l’entreprise.

767 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 175. 768 C. NADEAU. «L’égalité, socle de la liberté», Miser sur l’égalité. L’argent, le pouvoir, le bien-être et la

liberté, sous la direction d’Alain Noël et Miriam Fahmy, Montréal, Fides, 2014, p. 201.

Page 297: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

285

Comme nous pouvons le constater, le coopératisme offre un paradigme dont la vision

anthropologique et éthique marque de son originalité par la possibilité d’intégrer diverses

dimensions humaines. Les valeurs sont messagères d’une vision économique, politique et

sociale incorporée qui s’articule dans une pratique démocratique et entrepreneuriale

spécifique, celle de la coopération. Plus que cela, l’anthropologie coopérative et les valeurs

fondamentales qui la sous-tendent sont aussi porteuses d’un projet de société singulier,

voire original. André Lacroix estime que,

[s]i on transpose maintenant les valeurs défendues par le coopératisme dans les

trois sphères de l’activité humaine, on voit qu’il leur redonne force de loi dans

le cadre d’une éthique publique configurée. De la sphère économique,

l’approche coopérative retient en effet la nécessité de respecter le cadre

économique des échanges interpersonnels. Elle reconnaît aussi la nécessité de

prendre en considération les intérêts individuels afin de traiter des besoins et

services désirés au sein de la communauté d’appartenance. Toutefois, elle

privilégie une redistribution des surplus entre les membres afin de mettre en

échec les dérapages menant à la thésaurisation excessive. De la sphère

politique, l’approche coopérative retient la nécessité de respecter le cadre

démocratique, de même que l’égalité entre les membres de la communauté et

l’équité quant à la distribution de leur avoir. Enfin, elle retient du cadre

sociologique la nécessité de favoriser la prise en charge et la responsabilité

personnelles et mutuelles, de même que la solidarité769.

Parce que démocratique, situant l’humanité au cœur de tout projet, il apparaît dans le

coopératisme une éthique de la liberté et de l’égalité, fondements mêmes de sa dimension

démocratique, une éthique de la solidarité qui met en jeu la responsabilité de chacun dans

une œuvre commune et une éthique de l’équité avec sa promotion de la justice sociale. Il

semble important de souligner ici le fait que les valeurs coopératives sont l’essence même

du projet coopératif. Il importe de considérer ces valeurs dans toute la richesse de leur

interrelation et interdépendance. Le projet coopératif n’a de valeur que dans la mesure où

les valeurs sont comprises et vécues comme un tout à l’intérieur d’une communauté

partagée. « C’est donc dans les interdépendances et les interrelations, entre les valeurs et les

principes, entre l’association et l’entreprise, entre la théorie et la pratique, que l’on

comprend le mieux le modèle coopératif, sa complexité et sa force »770. Ainsi apparaît toute

la complexité de cette représentation du monde qu’est le paradigme coopératif. Ceci nous

769 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 170. 770 A. MARTIN, A.-M. MERRIEN, M. SABOURIN ET J. CHARBONNEAU. Sens et pertinence de la

coopération : un défi d’éducation, p. 222.

Page 298: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

286

conduit maintenant à réfléchir sur la finalité coopérative, troisième volet de l’expression de

son paradigme.

3.4 FINALITÉS COOPÉRATIVES

Du coopératisme, on comprend habituellement qu’il est un système économique dont

le but est de répondre aux besoins particuliers des sociétaires en regard d’une situation

économique et sociale spécifique. À cette tendance plus connue s’en dessine une autre plus

fondamentale et porteuse de la précédente : la coopérative est aussi un instrument et une

méthode de transformation personnelle et sociale, par et pour les personnes elles-mêmes.

Draperi résume : « L’entreprise, groupement de personnes, est simultanément pensée

comme lieu de production et de distribution, lieu d’éducation et lieu d’un changement

social non-violent »771.

La finalité de l’entreprise coopérative n’est pas le profit, mais le projet qui consiste à

développer un processus facilitant la participation citoyenne aux enjeux sociaux,

économiques et politiques vers une société plus humaine, plus responsable, plus solidaire et

équitable. En ce sens, les coopérateurs sont des bâtisseurs de communauté. Elle est celle qui

donne la possibilité personnelle et collective de modifier, voire de transformer la marche du

monde par une compréhension renouvelée et actualisée des situations problématiques

auxquelles les sociétaires-citoyens doivent faire face. Plus qu'une forme économique, la

coopération est une façon de vivre et de s'organiser collectivement faisant émerger des

idées originales porteuses de sens, par et pour les personnes elles-mêmes, dans toute leur

concrétude et leur complexité existentielle. Comme nous l’avons mentionné précédemment,

le projet coopératif n’est pas seulement économique, tel que le souhaitait l’école

néoclassique, ou social, comme le souhaitaient les socialistes plus radicaux. Il est

foncièrement politique, éthique et éducatif. Ainsi, par la coopérative, toute activité

économique de l’usage reste imprégnée par le politique et le culturel. Voilà pourquoi il est

possible d’évoquer à nouveau l’oikonomia en ce début de 21e siècle, empreinte elle-même

d’une politeia qui est encastrée dans la société et qui, par le fait même, transcende la

771 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 147.

Page 299: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

287

dimension strictement technique de la démocratie comme gouvernance de la logique

gestionnaire de la réalité humaine. Freitag stipule que

[…] cette dimension politique implique d’abord la capacité de libre

participation à la vie collective, à son expansion et à son orientation, plutôt que

de se réduire au principe individualiste de la représentation électorale, comme

le veut la conception libérale de la démocratie. Le politique qui a pour sens et

pour tâche de réaliser un vivre-ensemble harmonieux dans le monde et avec le

monde est donc aussi de nature esthétique et identitaire […]772.

La finalité coopérative vise à valoriser la dimension humaine de l’économie en la

resituant dans le tangible de l’existence sociale de l’homme, c’est-à-dire en amenuisant les

formes excessives d’abstraction, de rationalisation et de violence vécues au 20e siècle pour

tenter patiemment de la déployer dans la concrétude de la vie. Cela permet le

rétablissement d’un espace social vital où le lien social s’articule et se conjugue au

politique et à l’économie dans une culture spécifique et sur un territoire donné. Draperi

insiste en disant que, « [s]ous cet angle, notre société donne une image inverse des rapports

entre le social et le politique en ce que le libéralisme donne à penser que l’économie est le

fondement et la finalité de la vie sociale »773. L’économie n’a de sens pour la personne et la

communauté que dans la mesure où elle s’insère et s’interrelie au politique, au social, au

culturel; en bref, dans la mesure où elle est utilisée et « usagée » pour répondre à des

besoins et des aspirations humains. De la sorte, l’économie réelle ne peut être que sociale

parce qu’elle existe, comme moyen, pour la construction des personnes et des

communautés. La coopérative s’inscrit dans cette perspective et montre que l’économie

n’est qu’un moyen, quoique nécessaire, pour répondre à des finalités supérieures : celui de

« […] fonder le lien social sur la base de la satisfaction des besoins […] »774, c’est-à-dire

celle de bâtir une société en œuvrant collectivement et éthiquement. L’analyse de la finalité

coopérative conduit ouvertement à la question du sens éthique de l’existence et des

organisations qui l’animent et la nourrissent. Nous nous référons ainsi à un tout autre

paradigme que le dominant actuel.

772 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 292. 773 J.-F. DRAPERI. L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise? Capitalisme, territoires et

démocratie, Paris, Dunod, 2011, p. 63. 774 Ibid., p. 65.

Page 300: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

288

L’économie coopérative se fonde sur des valeurs inverses de celles de

l’économie dominante. Plutôt que de viser la rémunération des capitaux placés

dans les sociétés anonymes, finalité première de l’économie dominante, le

mouvement coopératif propose de servir les attentes collectives de la

communauté humaine. Plutôt que d’agir aux moyens de la compétition et du

conflit, le mouvement coopératif propose d’agir sur la base de la coopération et

de la concertation775.

Les coopérateurs s’inscrivent donc dans une logique qui doit « […] organiser l’action

collective dans le domaine économique et social en respectant des règles différentes de

celles de l’entreprise capitaliste »776. Ces règles, nous l’avons vu, ont un fondement

anthropologique et éthique original basé sur l’idéal de la démocratie républicaine qui « […]

cherche à définir des règles nouvelles qui permettent un fonctionnement meilleur de

l’économie et de l’entreprise, un fonctionnement respectant les mêmes valeurs que la

société civile et politique, c’est-à-dire les valeurs démocratiques »777. Par la coopérative et

son paradigme, il devient possible d’agir politiquement en économie comme en société778.

La coopérative conduit à la cohérence et à l’enchâssement des disciplines humaines

fondamentales. Cela marque une différence importante entre le libéralisme économique en

contexte capitaliste et le socialisme scientifique revendicateur.

Comme nous l’avons relaté dans le premier chapitre, le clivage entre l’action

économique et l’action sociale s’est imposé comme paradigme dominant. Comme nous

l’avons aussi souligné à maintes reprises, faire le choix de relier l’économie et le politique

au service de l’homme, voilà le propre du coopératisme qui, aujourd’hui encore, cherche à

dépasser les crises économiques et humaines afin de continuer de répondre aux besoins

réels des hommes et des femmes de notre temps. Rappelons avec Lasserre que

« [l]’économie coopérative est une économie de besoins, où l’on produit pour l’homme,

pour ses besoins réels, et non pour l’argent »779.

775 J.-F. DRAPERI. « Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif », p. 8. 776 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 24. 777 Ibid., p. 146. 778 Idem. 779 G. LASSERRE. La coopération, p. 119.

Page 301: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

289

Soulevons cependant une difficulté conceptuelle importante. Il est de mise dans le

mouvement coopératif d’affirmer que l’entreprise poursuit la finalité de répondre aux

besoins de ses sociétaires. La notion de besoin est centrale parce qu’elle fonde la démarche

coopérative elle-même. Or, à quoi se réfère la coopérative lorsqu’elle prétend répondre à

des besoins? Quels besoins sont en harmonie avec le projet coopératif? Quels manques la

coopérative vise-t-elle à combler? Draperi constate aujourd’hui, avec raison, qu’il faille

« […] questionner le besoin lui-même. Seule une critique du besoin peut permettre

d’imaginer une économie non destructrice »780. La question du besoin demeure un

problème conceptuel et pratique auquel le mouvement coopératif doit répondre. Depuis une

cinquantaine d’années, il est démontré que « […] ce sont les entreprises qui déterminent les

besoins des consommateurs et non ceux-ci qui déterminent l’orientation de la

production »781. Avec leurs moyens gigantesques de publicité et de marketing, les grandes

entreprises multinationales définissent en grande partie les besoins que la société devrait

combler et que l’entreprise se charge de produire. Indéniablement, les besoins ainsi

fabriqués peuvent facilement ne pas correspondre aux besoins réels des personnes, mais

plutôt à ceux de la grande entreprise elle-même. Bonnevault prétend que

[l]e gouffre qui sépare les nécessités de l’homme comme espèce biologique et

les besoins de l’homme occidental a été creusé à coups de technique et de

rationalité économique par l’histoire et la culture spécifiques de nos sociétés

modernes animées par le développement782.

L’occidentalisation des besoins humains en des désirs a pour effet de « forcer l’homme à

passer davantage par la médiation du système productif pour être satisfait, puisque le

développement suppose que tout besoin est susceptible d’être comblé par le système

économique »783. Il semble apparaître une interversion entre désir et besoin où le premier

n’est jamais satisfait, créant souvent des tensions psychologiques et des frustrations que la

surconsommation ne peut que temporairement résoudre. Il faut comprendre que les goûts

des individus sont en grande partie modelés par un paradigme spécifique qui organise

l’ordre social dans lequel ils vivent. Le choix des produits de consommateurs devant

répondre à des besoins en est directement déterminé. Bonnevault dénonce cette logique qui

780 J.-F. DRAPERI. L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise? […], p. 229. 781 Ibid., p. 230. 782 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 79. 783 Ibid., p. 79.

Page 302: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

290

« […] ne correspond pas à la qualité de la vie, mais à une quantité de gadgets posés comme

nécessairement utiles, du fait même d’être produits et consommés »784. Cette logique

accentue une quête sans fin vers des objets de plus en plus nouveaux. Par conséquent, elle

« […] aveugle aux besoins et aux finalités »785 réelles qui correspondent aux exigences de

l’existence humaine.

Pour tenter une réponse à la problématique des besoins, il s’avère pertinent de vérifier

l’ensemble des activités réalisées par le mouvement coopératif. La coopérative a produit

depuis plus d’un siècle de nombreuses expériences remarquables : « […] démocratie dans

l’entreprise, solidarité, équité économique, participation, réserve impartageable, double

qualité, représentation, etc., en sont des termes clefs »786. Nous constatons cependant que

les réponses aux besoins sont nettement différentes de celles apportées par des sociétés de

capitaux. Draperi soutient que

[…] la critique du besoin nous permet de conclure que la façon dont le service

est rendu nous éclaire sur les relations sociales internes à l’entreprise et,

derrière ces relations, sur la fidélité de l’entreprise à ses valeurs. Un produit

n’est jamais le résultat d’une pure technique, ni d’une économie, il résulte

d’une pratique sociale787.

Lors du Sommet international des coopératives qui a eu lieu à Québec en octobre

2012, l’Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de

l’Université de Sherbrooke (IRECUS) a réalisé et publié une étude intitulée : Impact socio-

économique des coopératives. Cette étude visait, entre autres, à mieux comprendre le

succès et les défis du modèle coopératif sur la planète à partir de son identité propre788.

Selon les auteurs,

[d]e l’ensemble des données recueillies se dégagent trois grandes dynamiques

caractérisant l’impact socio-économique des coopératives et des mutuelles. En

effet, ces dernières : - assurent une stabilisation et une régulation économique,

784 Ibid., p. 87. (C’est l’auteur qui souligne). 785 Ibid., p. 103. 786 J.-F. DRAPERI. L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise? […], p. 229. 787 Ibid., p. 233. 788 M. LAFLEUR et A.-M. MERRIEN. Impact socio-économique des coopératives et des mutuelles, [En

ligne], IRECUS-Université de Sherbrooke, 2012, p. 1-56, http://www.usherbrooke.ca/irecus/fileadmin/

sites/irecus/documents/impact_socio-economique_coops_mutuelles/IRECUS-Impact_socio-economiq

ue_des_coops_et_mutuelles.pdf (Page consultée le 3 novembre 2012).

Page 303: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

291

sociale et politique; - maintiennent un accès équitable aux biens et services; -

promeuvent la diversité et l’inclusion économique, sociale et politique789.

Selon l’étude, il semble particulièrement évident que les coopératives de par le monde

contribuent à la stabilité économique, sociale et politique par la longévité des entreprises et

leur taux de survie, supérieur de deux fois à l’entreprise classique, par leur propre pratique

originale de capitalisation due à la constitution de la réserve impartageable, et par la

possibilité de réguler les prix sur les marchés790 en prenant compte, à la suite de Draperi,

que « [d]errière chaque marché, il y a ainsi des constructions sociales et ce sont ces

constructions sociales qui définissent la nature des marchés et leur relation avec la

société »791. L’étude de Lafleur et Merrien fait également ressortir le fait que, devant les

crises humaines et humanitaires, le mouvement coopératif demeure très actif et réagit

souvent de façon exemplaire afin de répondre à des besoins devenus urgents.

Un point du rapport concerne le fait que la coopérative permet mieux que quiconque

de maintenir un accès équitable aux biens et aux services. Elle se différencie de façon fort

particulière des entreprises à capital-actions et de la philosophie socialiste.

Cela s’exprime notamment par le fait qu’elles agissent dans des secteurs

d’activités liés aux besoins fondamentaux et à l’économie réelle. Ce sont en

effet les besoins de se nourrir, d’être en sécurité et de se loger convenablement

qui sont au cœur des activités des 300 plus grandes coopératives et mutuelles. Il

est évident que les coopératives et les mutuelles sont en ce sens cohérentes avec

leur mission première qui est de répondre aux besoins de leurs membres. A

contrario, les secteurs les plus fréquents des 500 plus grandes entreprises à

capital-actions sont liés en bonne partie à l’économie spéculative792.

Il est souligné que les coopératives excellent dans les domaines de l’agriculture, des

assurances de personnes, de l’alimentation, de la finance coopérative et de l’habitation.

Considérant les secteurs plus spécifiques dans lesquels se situent les coopératives, il est

évident que la notion de besoin se précise davantage. Cette réponse à des besoins essentiels

s’articule autour du vécu des sociétaires, des organisations et des communautés bien

identifiées sur des territoires et possédant une culture singulière. L’étude montre d’ailleurs

789 Ibid., p. 11. 790 Ibid., p. 12-14. 791 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 25. 792 Ibid., p. 14.

Page 304: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

292

que le mouvement coopératif crée une dynamique qui développe l’identité culturelle au

point de répondre aussi à un besoin culturel et symbolique.

Les principes d’autonomie et d’indépendance et la nature même des

coopératives et des mutuelles font en sorte que le modèle lui-même est très

varié et permet de s’adapter aux réalités et spécificités politiques, culturelles et

sectorielles. Cette adaptabilité est en soi une richesse et garante de pérennité,

mais elle constitue aussi un facteur de construction identitaire parfois

déterminant. Nous pouvons légitimement nous demander que serait le Québec

sans Desjardins? Que serait le Pays basque sans Mondragon? Que seraient les

milieux ruraux sans les coopératives agricoles793?

Globalement, cette étude montre en effet que le mouvement coopératif, de par ses

valeurs et ses principes, cherche à répondre à des besoins humains de base. Malgré la

difficulté de pouvoir nommer explicitement les besoins que satisfait la coopérative, il n’en

demeure pas moins un élément vital profondément anthropologique qui cherche

continuellement à faire la difficile synthèse entre les droits de la personne et la promotion

du bien commun :

Les coopératives et les mutuelles proposent de multiplier les liens entre les

membres, entre les membres et leur organisation, entre l’organisation et la

communauté, entre les communautés de différentes cultures, entre le social et

l’économique, le politique et le culturel, entre l’idéal et la pratique. Ainsi, elles

démontrent leur étonnant pouvoir, mettant l’être humain, sa dignité et la

réalisation de son potentiel au cœur de leur projet, provoquant ainsi des

changements économiques et sociaux dans une dynamique de paix794.

Les finalités du projet coopératif reposent sur la réponse à des besoins et des

aspirations que des personnes concrètes cherchent à actualiser à partir d’un cadre normatif

qui a la vertu, en même temps, de construire ces mêmes personnes et leur communauté. Il

est connu aujourd’hui que le système capitaliste est capable de déstabiliser toute forme de

société s’il est livré à lui-même sans régulation : « Dans les périodes de l’histoire où le

capitalisme a manqué de régulation, il a provoqué des génocides, des colonisations brutales,

des guerres »795. L’histoire du 20e siècle a montré que le socialisme pouvait, à sa façon et

avec sa représentation théorique, être tout aussi néfaste et réducteur d’humanité. Lorsque ce

793 Ibid., p. 18. 794 Idem. 795 J.-F. DRAPERI. L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise? […], p. 85.

Page 305: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

293

même système est contrôlé par des politiques, il est capable de créer de la richesse et de la

distribuer selon des critères d’une solidarité sociale. Mais, même régulé, il ne peut

permettre « […] aux travailleurs et aux consommateurs d’être responsables et libres dans

leurs activités de production et de consommation […] »796. Soumettons l’hypothèse qu’un

des besoins et une des aspirations que permet concrètement le mouvement coopératif est de

faciliter, par un engagement entrepreneurial, l’émergence et l’avènement d’une humanité de

personnes plus libres dans la reconnaissance de l’égalité en droits et en dignité, plus

solidaires et équitables en vue d’une meilleure responsabilisation et d’une réelle prise en

charge d’eux-mêmes. Ne se limitant jamais à la seule dimension économique, la

coopérative constitue le moyen de bâtir et de sécuriser l’enrichissement matériel et spirituel

de la personne humaine pour elle et par elle. Cette utopie réaliste porte un nom : celui de

l’expérience éthique coopérative797.

Cette réflexion sur la finalité de la coopérative mène à la conclusion de ce chapitre.

Nous avons tenté de relever les éléments qui caractérisent le paradigme coopératif. À partir

de la grille de lecture que nous avons proposée au deuxième chapitre, nous avons cherché à

comprendre la coopérative sous un angle paradigmatique en faisant valoir trois aspects : la

définition anthropologique sous-jacente au coopératisme, ses valeurs fondamentales et ses

finalités.

Passant par l’histoire moderne, nous avons relevé quelques notions philosophiques

importantes pouvant aider à fonder l’homo cooperatus. Nous avons évoqué la figure de

Jean-Jacques Rousseau et sa philosophie politique mettant à l’avant-plan l’idéal

démocratique et républicain, construit lui-même sur les valeurs de la liberté et de l’égalité.

Cela nous a conduits à reconnaître l’influence des Modernes dans la pensée de certains

pionniers de la coopération et initiateurs des premières pratiques coopératives. Ce survol

historique a permis de positionner quelques aspects jugés essentiels de l’homo cooperatus,

comme de la personne développée par Mounier. Entre un collaborateur et un coopérateur,

nous avons également présenté l’homo cooperatus comme un éthicien et un éducateur.

796 Idem. 797 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, p. 182.

Page 306: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

294

La deuxième partie de ce chapitre a été dédiée à l’analyse des valeurs coopératives.

Nous nous sommes appliqué à analyser plus en profondeur l’idéal démocratique, qui sous-

tend toute activité coopérative en reconnaissant l’importance des valeurs de liberté et

d’égalité, elles-mêmes comprises comme fondement de toute société politique au sens large

du terme. La coopérative s’inscrit dans la mouvance de cet idéal démocratique au point

d’en dessiner l’idéal coopératif lui-même dont le principal fondement « […] consiste à

s’appuyer sur une base démocratique exercée par l’ensemble de ses membres »798. Cette

réflexion sur les valeurs de démocratie, de liberté et d’égalité nous a mené à réfléchir

également sur les valeurs de la solidarité, de la responsabilité et de l’équité, découvrant que

l’enchâssement de ces valeurs constitue non seulement l’essence même de l’activité

coopérative, mais annonce également les éléments constitutifs d’un autre projet de société.

À la suite de cette réflexion sur l’homo cooperatus et les valeurs qui l’animent

intrinsèquement, nous nous sommes questionné sur la notion de finalité coopérative. Il s’en

dégage que le libellé officiel de l’ACI, qui affirme qu’une coopérative est conçue

spécifiquement pour répondre à des besoins, porte à confusion. Pour comprendre la finalité

de la coopérative, il faut analyser surtout sa pratique actuelle dans le monde et les impacts

que crée l’action coopérative. L’année 2012, déclarée Année internationale des

coopératives, aura permis de reconnaître et de rappeler, par le biais d’études, les objectifs

spécifiques auxquels la coopérative est conviée et vers lesquels elle est invitée à s’activer,

c’est-à-dire vers une recherche théorique et pratique du sens de la vie humaine en société.

Voilà pourquoi « [l]’appel à la philosophie est essentiel »799, soutient Jean-François

Draperi. Il rajoute que, « [s]ous cet angle, une philosophie de l’économie sociale sera de

plus en plus nécessaire dans les années à venir, pour accompagner le renouveau du

mouvement »800. Parce que la philosophie coopérative reste à construire malgré le fait que

le coopératisme soit une philosophie à part entière, comme le soutient Lacroix801.

798 C. LEBEL. « L’organisation et l’éducation coopérative comme philosophie alternative », p. 123. 799 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 146. 800 Ibid., p. 146-147. 801 A. LACROIX. « L’organisation du travail et l’éducation coopérative », p. 99.

Page 307: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

295

Nous terminons ce chapitre avec la clarification que le coopératisme constitue aussi

un paradigme duquel se dégage une vision anthropologique forte, des valeurs humaines

profondes et des finalités qui permettent de construire, par la forme entrepreneuriale, des

personnes et des communautés. Ce paradigme se rapproche des grandes tendances

qu’offrent la pensée et l’épistémologie de la complexité contemporaine. Une des grandes

caractéristiques de ce paradigme est d’intégrer l’économie dans les diverses sphères des

activités humaines, confirmant ainsi la possibilité que l’homo cooperatus, compris comme

personne au sein d’une communauté concrète et vivante qui tente de construire un monde à

partir d’un cadre normatif coopératif constitue l’ancrage nécessaire capable aujourd’hui de

renouveler une oikonomia encastrée au sein du politique et du social. Ce sera ce que nous

montrerons dans le prochain et dernier chapitre de cette thèse.

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297

CHAPITRE 4

UNE DISCUSSION PHILOSOPHIQUE

À partir de tout ce que nous avons soumis dans cette réflexion, ce dernier chapitre

veut confronter le paradigme dominant actuel à l’alternative que constitue le paradigme

coopératif. Nous avons convenu, en première partie de notre travail, que le paradigme

économiste renferme une conception précise et spécifique de l’humanité, un cadre normatif

strict dessiné par des valeurs particulières et des finalités existentielles qui lui

correspondent. Ainsi en est-il du socialisme et du coopératisme. Nous avons également

soulevé l’importance de poser un regard critique sur la situation actuelle de nos sociétés et

d’entrevoir la possibilité d’un changement paradigmatique important.

Comme nous l’avons vu avec Thomas Kuhn, la « science » jugée normale se

maintient dans un cadre d’un certain nombre de postulats de base compris comme un

ensemble de présupposés et de croyances duquel une matrice disciplinaire se constitue en

structurant la pensée et les comportements de ses adhérents. Ainsi en est-il du paradigme

économiste actuel dont nous découvrons peu à peu qu’il répond difficilement aux attentes

de la société. Une remise en question de ses fondements s’impose.

Avec Kuhn, nous avons souligné qu’un changement de paradigme se pointe lorsque

des anomalies émergent du système en place. Si les anomalies et les problèmes auxquels

fait face le paradigme dominant ne sont pas adéquatement pris en compte et résolus, une

crise se dessine. D’autres paradigmes tentent d’y répondre à leur façon. Un changement de

paradigme intervient au moment où la normalité du dominant en place se dissipe au prix

d’une autre qui cherche à s’installer en garantissant, de manière plus convaincante, des

réponses aux problématiques laissées en plan par l’actuel. C’est ce que Kuhn appelle la

révolution scientifique.

Nous avons fait valoir lors de notre analyse de la notion de paradigme qu’une telle

révolution peut aussi être sociale et politique. La question que nous nous sommes posée est

la suivante : de l’expérience coopérative peut-il se dégager une représentation originale du

monde et de l’homme? Un tel modèle est-il suffisamment articulé pour se positionner

Page 310: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

298

comme paradigme alternatif au dominant actuel? En bref, peut-il offrir des solutions

convenables aux problèmes du monde actuel? L’analyse philosophique du troisième

chapitre nous permet de croire que la coopérative, comme organisation sociale et

entrepreneuriale, portée par l’anthropologie qu’elle défend, par les valeurs qu’elle promeut

et par les finalités existentielles qu’elle articule dans sa pratique, peut introduire la logique

d’un projet de société fort différent de celui qui domine jusqu’à maintenant.

Pour mieux situer cette discussion, nous présentons dans ce dernier chapitre une

analyse qui met en relief l’insuffisance du modèle actuel et la nécessité de changement.

Pour nous aider, nous ferons appel, dans un premier temps, à la thèse défendue par Karl

Polanyi dans son ouvrage La grande transformation, aux origines politiques et

économiques de notre temps802. Dans un deuxième temps, nous tenterons de montrer

qu’une nouvelle vision du concept de l’économie est aujourd’hui fondamentale et que cette

réalité humainement nécessaire doit impérativement s’imbriquer, se « ré-encastrer » dira

Polanyi, dans toutes les autres sphères des activités humaines. Nous monterons que le

coopératisme joue un rôle central dans cet encastrement. Finalement, nous verrons que la

coopérative et son paradigme peuvent être considérés comme les instruments dont nous

avons aujourd’hui besoin non seulement pour provoquer un changement de paradigme,

mais aussi pour contribuer à la construction de la civilisation elle-même. Situons avant tout

cette discussion dans un cadre économiste que nous connaissons mieux maintenant.

En ne prenant que l’individu comme unité d’analyse, le paradigme néolibéral est basé

sur une vue particulière de la société, considérée comme une somme non structurée

d’individus atomisés. Bonnevault précise qu’il s’agit là « […] d’une conception du monde

constituée de prédispositions sociales et culturelles propices à la formation et au

développement d’une société marchande et industrialisée »803, c’est-à-dire une « […]

société à l’agglomération d’hommes dont la vie s’arrêterait à ses seuls aspects matériels, ce

802 La critique du libéralisme désencastré de Polanyi qu’on retrouve dans La grande transformation, aux

origines politiques et économiques de notre temps fut publiée en 1944, la même année que l’ouvrage de

Friedrich Hayek, La Route de la servitude, que nous avons mentionné dans une partie de notre analyse.

Contrairement à Hayek, ce n’est qu’au tournant des années 1980 que l’œuvre de Polanyi fut considérée à

sa juste valeur et traduite dans plusieurs langues. 803 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 23.

Page 311: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

299

qui revient à nier toute dimension culturelle et sociale »804. Comme nous l’avons vu

précédemment, une des conditions nécessaires au bon fonctionnement du système actuel

exige notamment la dichotomie profonde et radicale entre la sphère sociale et politique,

d’une part, et la sphère économique, d’autre part. Freitag précise que

[c]’est à travers l’affaiblissement du projet politique et l’accaparement de

l’individualisme éthique transcendantal par l’individualisme économique à

caractère immédiatement utilitaire et empirique que toute la dimension

« métaphysique », « morale » et « esthétique » de la dignité des individus a été

refoulée et progressivement abolie; on a fini par ne plus reconnaître dans

l’individu que le siège de ses « intérêts » et de ses « plaisirs », ou plus

précisément que le sujet du calcul de la maximisation ou « optimisation ». Dans

cette nouvelle forme de reconnaissance, le champ complexe de la vie sociale

s’est alors trouvé réduit à un espace unidimensionnel de concurrence et

ultimement de « lutte pour la vie »805.

Le jeu économique des sociétés mondialisées néglige donc volontairement toute relation

possible entre un individu et sa communauté. La caractéristique principale de l’activité

humaine dans le paradigme dominant actuel consiste à laisser l’individu dans un vacuum

social et culturel, disait précédemment Robert Owen. Essentiellement, le paradigme

économiste suppose une société de marché dans laquelle l’activité économique s’organise à

travers des mécanismes complexes du marché. C’est ici que la pensée de Karl Polanyi

prend toute son importance pour notre propos.

4.1 APPORT DE KARL POLANYI

Comme nous l’avons analysé au chapitre précédent, depuis son apparition, le

mouvement coopératif tente de répondre de manière originale aux problèmes des personnes

vivant dans un système articulé par l’économie libérale. Il propose cependant un projet où

le volet économique et les volets social et politique sont imbriqués les uns dans les autres.

Pour nous aider à comprendre l’importance de cette imbrication et la possibilité de la

réaliser, penchons-nous sur la pensée de Karl Polanyi. Essentiellement, l’innovation

vertigineuse créée par le libéralisme, apparu avec la Révolution industrielle du 19e siècle,

fera reculer la révolution politique au même moment806. Il considère que l’implantation de

804 Ibid., p. 28. 805 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 330-331. 806 E. HOBSBAWN. La era del capitalismo, Madrid, Guadarrame/Punto Omega, Editorial Labor, 1977, p. 7.

Page 312: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

300

ce paradigme unique s’est réalisée à une époque spécifique et dans une société particulière,

c’est-à-dire dans une culture humaine où le marché considéré dans les autres communautés

humaines comme secondaire de la vie économique, devient indépendant des autres

fonctions sociales.

La force de ce paradigme réside dans son mode de pensée, de représentation et

d’application. Pour la première fois, on présentait les phénomènes économiques comme

séparés et constitutifs de tout le système social qui devait dorénavant être soumis à une

nouvelle entité aux qualités objectives et naturelles appelée le marché. Avec le libéralisme,

on assiste, pour la première fois de l’histoire, à la désocialisation de l’économie et, par sa

supposée objectivité, à son absolutisation comme instrument de régulation de la vie

humaine et des sociétés. Polanyi écrit :

C’est, en fin de compte, la raison pour laquelle la maîtrise du système

économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation tout

entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en

tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les

relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le

système économique. L’importance vitale du facteur économique pour

l’existence de la société exclut tout autre résultat. Car, une fois que le système

économique s’organise en institutions séparées, fondées sur des mobiles

déterminés et conférant un statut spécial, la société doit prendre une forme telle

qu’elle permette à ce système de fonctionner suivant ses propres lois. C’est là le

sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse

fonctionner que dans une société de marché807.

La lecture pénétrante de l’histoire économique que propose Polanyi lui permet

d’avancer deux idées porteuses pour notre réflexion : 1) celle de comprendre l’importance

d’encastrer, d’enchâsser ou d’imbriquer l’économie dans le social et le politique; et 2) celle

de reconnaître l’importance des réactions humaines face à l’économisme qui émancipe,

abstrait, extrait, absolutise ou « dé-encastre »808 l’économie des autres sphères, provoquant

807 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 88. 808 L’ouvrage de Polanyi et de nombreux commentateurs de son œuvre utilisent abondamment les adjectifs

« déencastré » ou « dé-enchâssé » pour signifier une économie émancipée des autres sphères humaines.

C’est une traduction de « disembedded liberalism ». Présenté un libéralisme encastré ou enchâssé fait

référence à une économie intégrée ou à « embedded liberalism ». Nous emploierons la même terminologie

dans notre chapitre. Se référant explicitement à cette terminologie, voir : G. J. RUGGIE, Embedding

Global Markets; An Enduring Challenge, Burlington, Ashgate, 2008.

Page 313: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

301

inévitablement ce qu’il appelle le double mouvement. Faisons un survol des idées

polanyiennes en tentant d’abord d’actualiser la pensée de Polanyi et de dégager l’apport

qu’elle peut apporter pour une meilleure compréhension de la place de la coopération dans

le contexte que nous avons développé tout au long de cette thèse.

4.1.1 Une lecture de Polanyi aujourd’hui

L’œuvre de Polanyi a permis de poser un regard critique sur la nature de l’homo

oeconomicus, cet individu « […] dont les réflexes devant l’économique seraient

conditionnés uniquement par l’intérêt économique maximum de satisfactions individuelles,

matérielles ou immatérielles, gagnées avec le minimum d’effort »809. Dans ce cadre

dominant, l’être humain est considéré comme étant naturellement et universellement un

homme économique, c’est-à-dire un individu calculateur dont le but est la maximisation

individuelle de ses avoirs au sein de structures de l’économie de marché : « Autrement dit,

un sujet qui dans l’ensemble de ses relations avec ses semblables se comporte de la même

manière que le consommateur ou l’investisseur sur le marché des biens et des services

[…] »810. Cette représentation permet, au sein d’un système économique du marché dit

autorégulé, une adaptation complète des formes de comportements humains.

Selon Plociniczak, cette perspective provenant des traditions économiques classiques

a donné « […] forme à des croyances, à des représentations individuelles et collectives

orientant le comportement des individus et, ce faisant, influençant les rapports sociaux réels

à l’œuvre au XIXe siècle en Occident »811. Les recherches de Polanyi exposent non

seulement la vigueur, mais aussi l’illusion de cette représentation moderne et fictive de

l’être humain. Il soulève l’importance des relations interpersonnelles d’acteurs libres et

responsables et l’intérêt des solutions sociales et démocratiques qui s’expriment pour

contrer cette représentation fictive et rompre avec la vision d’un homo oeconomicus

désencastré. « Le travail de Polanyi indique clairement qu’il voit dans ces contre-

mouvements, qui visent à défendre la substance de la société contre les conséquences

809 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II, p. 114. 810 A. CAILLÉ et J.-L. LAVILLE. « Actualité de Karl Polanyi », Revue du MAUSS 1, n°29, 2007/1, p. 81. 811 S. PLOCINICZAK. « Au-delà d'une certaine lecture standard de La Grande Transformation », p. 209.

Page 314: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

302

dévastatrices de l’échange marchand proliférant, la condition nécessaire pour la

compréhension de la modernité marchande »812.

Les travaux de Polanyi montrent comment, « […] dans la première moitié du

XIXe siècle se met en place une « économie de marché » reposant sur l’illusion d’une

autorégulation et tendant à mobiliser tous les secteurs de la société pour les mettre à son

service »813. La transformation des éléments décisifs comme le travail, la terre (ou la

nature) et la monnaie (ou l’argent) en données marchandes fait progressivement passer la

société au statut d’entité subordonnée au nouveau système économique. L’économie de

marché ne peut opérer que dans une société de marché dans laquelle le marché est censé

suffire à organiser complètement la société devenue dépendante elle-même des diverses

institutions économiques. La sphère économique régie par des lois autonomes fonctionne

comme si elle était détachée des liens sociaux, politiques et éthiques desquels elle est

cependant reliée. Dans la praxis sociale, une telle posture a provoqué et provoque encore

des désordres sociaux qui font émerger « […] des oppositions et des réflexes collectifs

d’autodéfense qui ont conduit à la mise en place de nouvelles digues destinées à contenir

les forces destructrices du marché »814.

Pour défendre sa thèse, Karl Polanyi constate que dans le régime libéral anglo-saxon

du 19e siècle, le travail, la terre et la monnaie étaient considérés comme marchandises qui

ne sont que fictives puisqu’ils représentent l’essence même de la société et qu’ils n’ont pas

été produits pour être vendus. La force de la logique libérale aura été néanmoins de

présenter ces trois éléments comme étant régulés par le marché, comme si ces biens avaient

été produits pour être vendus. Mais l’autorégulation du marché doit être considérée, selon

la position de Polanyi, comme « […] une utopie, une idée, une institution culturelle qui a

nourri le projet politique de la libéralisation économique »815. C’est à l’aide de cette fiction

constitutive de l’imaginaire de la société marchande, dira Polanyi, que s’organisent dans la

réalité toutes les autres formes de marché. Cette fiction « […] fournit par conséquent un

812 Ibid., p. 219. 813 C. LAVAL. « Mort et résurrection du capitalisme libéral », p. 395. 814 Idem. 815 R. LE VELLY, « Le problème du désencastrement », Revue du MAUSS 2007/1, n° 29, p. 245.

Page 315: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

303

principe d’organisation économique vital, qui concerne l’ensemble de la société, et qui

affecte presque toutes ses institutions de la façon la plus variée »816.

La mise en œuvre de cette fiction libérale détruit la société elle-même, puisque le

travail et la terre, selon Polanyi, constituent la substance même de toute société. « Le travail

n’est rien d’autre que ces êtres humains eux-mêmes dont chaque société est faite, et la terre,

que le milieu naturel dans lequel chaque société existe. Les inclure dans le mécanisme du

marché, c’est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même »817. Il y

a fiction parce qu’ « [a]ucune société ne pourrait supporter, ne fût-ce que pendant le temps

le plus bref, les effets d’un pareil système fondé sur des fictions grossières, si sa substance

humaine et naturelle comme son organisation commerciale n’étaient pas protégées contre

les ravages de cette fabrique du diable »818. Maréchal complète cette explication en

soulignant « [qu’en] tentant de façonner ainsi le monde sur le modèle du marché, on refuse

de prendre acte de cette évidence qu’au-delà d’un certain degré de déconstruction du tissu

social, au-delà d’un certain niveau de sape du vivre-ensemble des hommes, c’est le système

économique lui-même qui est en danger »819. Voilà pourquoi le 19e siècle accouche de

mouvements démocratiques et sociaux de protection de la société qui résistent à la

privatisation de toute sorte, par exemple le socialisme. D’ailleurs, « […] le mouvement

coopératif ouvrier et le syndicalisme se développent parallèlement à de nouvelles

législations »820. Pour Polanyi, « […] le concept d’un marché autorégulateur est utopique

[…] et sa progression a été arrêtée par l’autodéfense réaliste de la société »821.

Comme nous l’avons vu précédemment, la nouvelle version libérale à l’œuvre depuis

les années 1980, fondée sur la sacralisation du marché et de la propriété privée, tente de

renouer avec l’accomplissement de cette fiction malgré les problèmes sociaux, écologiques

et culturels qu’elle engendre. À cause de cette fiction qui autorise à « marchandiser » tout

par des mécanismes précis de marché, l’ordre ainsi proposé cherche à s’incarner un peu

816 G. AZAM. « La connaissance, une marchandise fictive », p. 112. 817 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 106. 818 Ibid., p. 108-109. 819 J.-P. MARÉCHAL. Humaniser l’économie, p. 111. 820 S. PLOCINICZAK. « Au-delà d'une certaine lecture standard de La Grande Transformation », p. 213. 821 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 192.

Page 316: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

304

partout dans la réalité sociale et économique. Ainsi en est-il actuellement avec la

connaissance et le vivant, indique Azam822.

Pour bien comprendre cela, il faut recourir au concept d’encastrement. Ronan Le

Velly fait valoir « […] que Polanyi n’a jamais pensé qu’une économie puisse exister

indépendamment des institutions sociales. Le marché s’appuie toujours, autant que la

réciprocité ou la redistribution, sur des supports institutionnels déterminés »823. Aucune

économie ne fonctionne dans un vide social et aucune société ne se déploie sans des

mécanismes de coordination acceptables. Et comme toutes les formes d’économie,

l’économie de marché constitue aussi une économie institutionnalisée, socialement et

politiquement construite, dont l’insertion dans le social et le politique est cependant faible

et éloignée de l’échange économique basé sur la réciprocité, concept qui « […] désigne un

principe où les relations économiques se ramènent à des suites de dons réciproques et sont

de ce fait indissociables de rapports interindividuels »824. C’est ce qui explique pourquoi,

selon Polanyi, « [s]eule la civilisation du XIXe siècle fut économique dans un sens différent

et distinct, car elle choisit de se fonder sur un mobile, celui du gain, […] que l’on n’avait

certainement jamais auparavant élevé au rang de justification de l’action et du

comportement de la vie quotidienne. Le système du marché autorégulateur dérive

uniquement de ce principe »825. C’est sur la base de ce principe et de la fiction qu’est le

marché autorégulé que bon nombre de mouvements politiques et sociaux, voire des contre-

mouvements à l’ultra-libéralisme tentent d’instituer des rapports politiques, sociaux et

économiques différents ancrés dans des lieux concrets de rencontres humaines. Plociniczak

précise :

Or, lors de ce processus de construction institutionnelle, les contre-mouvements

sociaux s’avèrent être d’une absolue nécessité au sein de nos sociétés,

irrésistiblement composées de communautés de personnes libres, étant donné

qu’ils contrarient les intérêts de ceux qui souhaitent la pleine soumission des

rapports unissant les hommes entre eux et à la nature au seul lien marchand

fondé sur un principe unique : l’intérêt économique personnel assouvi par un

calcul rationnel. Ils permettent à des individus qui se joignent, s’organisent et se

822 G. AZAM. « La connaissance, une marchandise fictive », p. 120-124. 823 R. LE VELLY, « Le problème du désencastrement », p. 245. 824 J.-P. MARÉCHAL. Humaniser l’économie, p. 114. 825 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 54.

Page 317: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

305

coordonnent collectivement de se protéger contre […] une conformité totale du

comportement à la norme unique d’un système marchand mythifié supposé

supérieur et commun826.

Caillé et Laville résument la thèse polanienne :

[…] loin d’être universels, le marché et l’homme économique sont des

exceptions. Loin de s’engendrer naturellement et spontanément, comme le croit

par exemple un Friedrich von Hayek, ils sont le résultat d’une construction

historique. Des artefacts. Le marché n’est pas l’enfant légitime de la nature,

mais l’enfant naturel du politique827.

Polanyi n’accepte pas davantage la position marxiste qui veut abolir toute forme de marché

et le dissoudre dans la société et dans l’État. Entre le libéralisme radical et le socialisme

révolutionnaire, Polanyi souhaite la construction d’une société humaine et démocratique

qui ne soit pas dirigée exclusivement par des forces étatiques ou une simple logique

marchande, c’est-à-dire « ces alternatives révolutionnaires et radicales, ces choix brutaux

entre deux formes de société contradictoires »828. Cherchant des procédés de construction

collectifs et des institutions différentes, le socialisme mis de l’avant par Polanyi, « […] est

un socialisme associationniste »829. Selon Caillé et Laville, la pensée de Polanyi donne un

rôle déterminant au politique et à l’éthique dans un monde où l’économie doit être

comprise sous deux sens distincts : l’économie formelle et l’économie substantive.

D’ailleurs, Polanyi les définit :

Le premier sens, le sens formel, provient du caractère logique de la relation des

moyens aux fins, comme dans les termes economizing ou economical; la

définition de l’économique par la rareté provient de ce sens formel. Le second

sens, ou sens substantif, ne fait que souligner ce fait élémentaire que les

hommes, tout comme les autres êtres vivants, ne pourraient vivre durablement

en dehors d’un environnement naturel qui leur fournisse leurs moyens de

subsistance […]830.

Le sens substantif précise que les hommes dépendent des autres et de la nature. Cette forme

d’économie existe parce qu’il y a interaction entre les hommes et entre les hommes et leur

milieu naturel. C’est ce type d’économie qui fournit les moyens nécessaires pour répondre

826 S. PLOCINICZAK. « Au-delà d'une certaine lecture standard de La Grande Transformation », p. 220-221. 827 A. CAILLÉ et J.-L. LAVILLE. « Actualité de Karl Polanyi », p. 83. 828 Ibid., p. 102. 829 Ibid., p. 85. 830 K. POLANYI. « Le sophisme économiciste », Revue du MAUSS 2007/1, n° 29, p. 73.

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306

à leurs besoins matériels. Selon Polanyi, le libéralisme du 19e siècle et l’école néoclassique

n’ont privilégié que le premier sens, lui donnant le caractère formel et mathématique de

science de la richesse résultant de l’autonomisation de la sphère économique assimilée au

marché autorégulateur831. Polanyi expliquera que ce qu’il appelle le sophisme économiciste

constitue « […] une tendance à poser une équivalence entre l’économie humaine et sa

forme marchande »832 et à absolutiser l’action rationnelle économique en finalité qui oublie

les structures sociales et politiques qui la rendent théoriquement possible. C’est un choix

politique qui résulte d’une préférence des pouvoirs publics pour l’économie formelle et

donc marchande, d’où le réductionnisme économique et sa représentation symbolique

formelle dont « […] son efficacité tient à ce qu’elle rend invisibles les réalités qui se

rapportent à une représentation substantive de l’économie, c’est-à-dire les activités dans

lesquelles l’économie est un moyen au service de finalités d’un autre ordre »833.

Polanyi cherchera malgré tout à valoriser de nouveau l’économie substantive en se

référant à son encastrement, c’est-à-dire à « […] l’inscription de l’économie ainsi définie

dans des règles sociales, culturelles et politiques qui régissent certaines formes de

production et de circulation des biens et des services »834. La référence démocratique

s’avère cruciale pour le devenir de la société, car elle prend en compte le pouvoir

transformateur de l’esprit et de la volonté de l’homme, qui dispose en lui-même de la

capacité à redonner corps aux idéaux de justice, de droit et de liberté. Caillé et Laville

soutiennent que cet idéal démocratique polanyen reprend les thèses de Jean-Jacques

Rousseau pour questionner « […] l’articulation entre liberté et égalité qui demeure le point

nodal de la démocratie dans une société complexe »835. Cette réflexion sur l’égalité et la

liberté exige la prise en compte des réactions émanant de la société démocratique elle-

même, hier comme aujourd’hui.

831 A. CAILLÉ et J.-L. LAVILLE. « Actualité de Karl Polanyi », p. 95. 832 K. POLANYI. « Le sophisme économiciste », p. 75. 833 A. CAILLÉ et J.-L. LAVILLE. « Actualité de Karl Polanyi », p. 98-99. 834 Ibid., p. 97. 835 Ibid., p. 101.

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307

Karl Polanyi propose une représentation de l’homme basée sur la théorie relationnelle

qui s’oppose à l’individualisme et à l’atomisme.

Atomiser la société et supposer que chaque atome individuel se comportant

selon les principes du rationalisme économique, dans un sens, placerait la

totalité de l’existence humaine, avec toute sa profondeur et sa richesse, dans le

cadre de référence du marché [idéalisé de l’économie formelle]. Cela, bien sûr,

ne pourrait pas vraiment être ainsi – les individus ont des personnalités et la

société a une histoire. La personnalité résulte de l’expérience et de l’éducation;

l’action implique de la passion et du risque; la vie exige la foi et la croyance;

l’histoire entremêle lutte et défaite, victoire et rédemption836.

L’auteur cherche à redynamiser les processus démocratiques et à redéfinir un sens, une

aspiration et un projet humain dans les sociétés modernes qui soient capables d’encadrer le

marché par des règles sociales et environnementales que les sociétés se donnent et

respectent. Limiter le marché, c’est faire place et lieu aux autres principes, comme la

réciprocité et la redistribution d’une partie de la richesse produite en vue de réduire les

inégalités, principes qui recomposent les relations entre l’économique et le social. Caillé et

Laville croient qu’on

[…] rejoint ainsi la dynamique de la solidarité démocratique qui revêt deux

formes complémentaires : une forme réciprocitaire correspondant au lien social

volontaire par lequel des citoyens libres et égaux agissent pour le bien commun;

une forme redistributive désignant les normes et les prestations par lesquelles

les pouvoirs publics renforcent la cohésion sociale et atténuent les inégalités837.

En écrivant son ouvrage La Grande Transformation, Polanyi a sous-estimé la capacité du

marché à améliorer les niveaux de vie des personnes et des nations. Il reste qu’il n’a pas

plaidé pour sa disparition, mais bien davantage pour sa domestication, affirmant même la

compatibilité des marchés et du socialisme. Il souhaitait éclairer les mécanismes de

réplique sociétale concrète et réelle à tout système qui veut subordonner le fonctionnement

des marchés à des règles démocratiques838. Ce sont les pratiques sociales variées, voire

conflictuelles dans une économie plurielle, qui indiquent les voies favorables d’une

insertion et d’un « réencastrement » de l’économie dans des normes démocratiques qui

offrent le débat et la délibération. « C’est dans cette perspective de l’institutionnalisation

836 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 14. 837 A. CAILLÉ et J.-L. LAVILLE. « Actualité de Karl Polanyi », p. 103. 838 Ibid., p. 103-104.

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308

d’une économie plurielle résolument démocratique que le patrimoine de réflexions et

d’analyses légué par Polanyi prend tout son sens »839.

4.1.2 Économie encastrée dans le social

L’essai de Polanyi montre que la philosophie libérale et l’économie de marché qu’elle

suscite sont une construction sociohistorique et paradigmatique, dirions-nous. La vision

anthropologique et éthique qui se dégage de son essai s’oppose aux prémisses déterministes

promues par les libéraux, pour qui la possibilité de l’autorégulation du marché est la base

même de toute activité humaine. C’est au 19e siècle que cette vision du monde s’enracine

dans le vécu humain de l’Europe occidentale : « Puisque la société qui se formait n'était pas

autre chose que le système de marché, la société des hommes courait désormais le danger

d’être déplacée sur des fondations profondément étrangères au monde moral auquel le

corps politique avait jusque-là appartenu »840. Des changements importants dans la façon de

concevoir l’être humain et la société en découlèrent. Il est clair pour Polanyi que « [le]

passage des marchés isolés à une économie de marché, et celui des marchés régulés au

marché autorégulateur, sont en vérité d’importance capitale »841 parce que « […] l’histoire

économique orthodoxe se fondait sur une conception immensément exagérée de

l’importance des marchés en tant que tels »842.

La thèse de son ouvrage montre que cette nouvelle idée d’un marché s’ajustant lui-

même est essentiellement une utopie qui comporte des périls inhérents à son application

qu’il faut collectivement connaître et choisir en tout état de cause. Dès le début de son

ouvrage, Polanyi montre que l’économie de marché inscrite dans ce paradigme innovant

cause cependant des perturbations et des turbulences hors du commun qui affectent la

nature même de l’homme et de la nature. La société tente depuis de se protéger de ses abus.

C’est ce qui l’amènera à préciser :

Une telle institution [fondée exclusivement sur le marché] ne pouvait exister de

façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans

839 Ibid., p. 106-107. 840 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 160. 841 Ibid., p. 88. 842 Ibid., p. 89.

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détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. Inévitablement, la

société prit des mesures pour se protéger, mais toutes ses mesures, quelles

qu’elles fussent, compromirent l’autorégulation du marché, désorganisèrent la

vie industrielle, et exposèrent ainsi la société à d’autres dangers. Ce fut ce

dilemme qui força le système du marché à emprunter dans son développement

un sillon déterminé et finit pas briser l’organisation sociale qui se fondait sur

lui843.

Pour soutenir sa thèse, Polanyi retrace l'histoire des sociétés traditionnelles où il découvre

que l’économie se trouve encastrée dans le social et le politique, sans aucune forme de

dépendance à un quelconque marché. L’histoire « […] montre que, jusqu’à notre époque,

les marchés n’ont jamais été que des éléments secondaires de la vie économique. En

général, le système économique était absorbé dans le système social […] »844. Il semble

évident pour l’auteur que l'échange marchand individualisé et exclusif promu par le

libéralisme n'est aucunement une caractéristique naturelle de l'homme puisque, dans les

sociétés dites traditionnelles, l'existence d’un système social complexe et intégré démontre

que l’économie y est imbriquée. Polanyi dira que

[l]a découverte la plus marquante de la recherche historique et anthropologique

récente est que les relations sociales de l’homme englobent, en règle générale,

son économie. L’homme agit, de manière, non pas à protéger son intérêt

individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position

sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n’accorde de valeur aux

biens matériels que pour autant qu’ils servent cette fin. Ni le processus de la

production ni celui de la distribution ne sont liés à des intérêts économiques

spécifiques attachés à la possession de biens; mais chaque étape de ce processus

s’articule sur un certain nombre d’intérêts sociaux qui garantissent en définitive

que l’étape nécessaire est franchie. Ces intérêts seront très différents dans une

petite communauté de chasseurs ou de pêcheurs et dans une vaste société

despotique, mais dans les deux cas, le système économique sera géré en

fonction de mobiles non économiques845.

Ce n’est que sous l’influence du paradigme libéral que se dessine au 19e siècle un

marché généralisé. Cette société est fondée principalement sur

[…] un principe tout à fait défavorable au bonheur de l’individu et au bonheur

général ravage son environnement social, son entourage, son prestige dans la

843 Ibid., p. 22. 844 Ibid., p. 102. 845 Ibid., p. 74-75.

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310

communauté, son métier; en un mot, ces rapports avec la nature et l’homme

dans lesquels son existence économique était jusque-là encastrée846.

La conviction libérale est perçue cependant comme

[…] une véritable foi dans le salut de l'homme ici-bas grâce à un marché

autorégulateur. […] La foi libérale ne prit sa ferveur évangélique que pour

répondre aux besoins d’une économie de marché déployée dans son entier847.

Cette nouvelle représentation du monde et de l’homme qui s’impose exige, pour son

bon fonctionnement, « […] la division institutionnelle de la société en une sphère

économique et une sphère politique. Cette dichotomie n’est en fait que la simple

réaffirmation, du point de vue de la société dans son ensemble, de l’existence d’un marché

autorégulateur »848. La matrice qui guide depuis le système social au complet est le marché

lui-même érigé en sphère autonome dont le résultat provoque, en pratique, une forme de

développement qui aujourd’hui est devenu non durable, et pour l’homme et pour la nature.

En isolant l’économie dont seul le marché autonome en soi a droit de regard, tout possède

maintenant la vertu de devenir marchandise et d’être monnayé. Tout devient un bien de

production et de consommation et tout a un prix, incluant l’homme et ses activités. Michel

De Vroey écrivait en 1972 dans un article intitulé : « Une explication sociologique de la

prédominance du paradigme néo-classique dans la science économique » publié dans

Économies et sociétés, que,

[p]armi les conditions de fonctionnement d’un tel système, décrites plus haut,

une est particulièrement cruciale dans sa signification sociale : la réduction de

l’homme et de l’environnement à la dimension de marchandise monnayable. Le

système de marché implique que la vue morale de l’homme, dans laquelle un

être humain a une valeur en soi, devienne soumise à la vue économique dans

laquelle l’homme est assimilé à sa valeur marchande. Comme tout bien,

l’homme a un prix, dit-on849.

Détruisant les liens fondamentaux et complexes qui régissent l’activité humaine et le

vivant dans le concret de l’existence, cette marchandisation des activités humaines n’est

possible que dans la séparation institutionnelle et intentionnelle du social et du politique,

846 Ibid., p. 176-177. 847 Ibid., p. 184. 848 Ibid., p. 105-106. 849 M. DE VROEY. « Une explication sociologique de la prédominance du paradigme néo-classique dans la

science économique », Économies et sociétés, tome VI, no 8, août 1972, p. 1690.

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311

d’une part, et de l’économique, d’autre part. Cette marchandisation attribue à l’économique

l’autorité nécessaire pour réguler le social et le politique par l’économie de marché

objectivée et les lois qui la régissent. Polanyi définit l’économie de marché comme

[…] un système économique commandé, régulé et orienté par les seuls

marchés; la tâche d’assurer l’ordre dans la production et la distribution des

biens est confiée à ce mécanisme autorégulateur. On s’attend que les humains

se comportent de façon à gagner le plus d’argent possible : telle est l’origine

d’une économie de ce type. Elle suppose des marchés sur lesquels l’offre des

biens (y compris les services) disponibles à un prix donné sera égale à la

demande du même prix. Elle suppose la présence de la monnaie, qui fonctionne

comme pouvoir d’achat entre les mains de ses possesseurs. La production sera

alors commandée par les prix, car c’est des prix que dépendent les profits de

ceux qui orientent la production ; et la distribution des biens dépendra elle aussi

des prix, car les prix forment les revenus, et c’est grâce à ces revenus que les

biens produits sont distribués entre les membres de la société. Ces hypothèses

étant admises, la production et la distribution des biens sont assurés [sic] par les

seuls prix850.

Ainsi, la marchandisation du monde et de la vie, justifiée par le mode de pensée libérale

que nous avons analysé dans le premier chapitre, conduit la société et toutes les activités

qui en découlent à être des fournisseurs de biens et de services pour le marché, gérés

continuellement par des mécanismes qui lui sont propres851.

Le fondement même du paradigme économiste réside dans le radicalisme de sa

doctrine qui, « […] par acte de foi, édicte qu’il faut respecter les lois économiques, même si

elles détruisent l’individu, parce que ce respect est la condition d’une harmonie sociale »852.

Ce radicalisme n’est cependant pas conforme à la réalité seulement parce qu’il réduit

l’homme à une catégorie marchande antinomique avec la nature humaine

multidimensionnelle. Ce passage vers une humanité « marchande » où on achète, sans

contrainte, l’homme et la nature pour produire des marchandises contribue fortement à

850 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 102-103. 851 L’offensive du libéralisme économique, s’appuyant sur les mesures d’austérités du consensus de

Washington, s’intéresse aujourd’hui à l’économie dite « verte ». C’est ce qui fait dire à Catherine Caron

que : « Après la marchandisation des ressources naturelles et de la biodiversité, [l’économie verte] donne

l’assaut final au bien commun en ambitionnant de donner un prix aux “services environnementaux et

écosytémiquesˮ gratuits que la nature nous rend. Cette avancée dans la “mise à prixˮ de la nature implique

de nouveaux droits de propriété privée sur les biens naturels, des “servicesˮ naturels mis en concurrence,

ainsi que des marchés, fonds d’investissement et spéculateurs qui salivent devant les perspectives qui

s’ouvrent à eux » (C. CARON. « Cap sur la décroissance », Relations, no 765, juin 2013, p. 12.) 852 M. DE VROEY. « Une explication sociologique de la prédominance du paradigme […] », p. 1690.

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312

détruire les cadres sociaux plus inclusifs. Afin de soumettre la société et la nature aux lois

du marché, il importe, par conséquent, de faire du travail et de la terre des marchandises

proprement dites.

Polanyi dénonce cette imposition paradigmatique du libéralisme et l’économie de

marché, montrant qu’il est faux de considérer toutes les activités humaines et les éléments

de la nature comme des marchandises soumises entièrement au marché, c’est-à-dire « […]

des choses prêtes pour le négoce »853. Pour Polanyi,

[…] il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises; en

ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit

avoir été produit pour la vente est carrément faux. […] Le travail n’est que

l’autre nom de l’activité économique qui accompagne la vie elle-même […], et

cette activité ne peut pas non plus être détachée du reste de la vie, être

entreposée ou mobilisée; la terre n’est que l’autre nom de la nature, qui n’est

pas produite par l’homme; enfin, la monnaie réelle est simplement un signe de

pouvoir d’achat qui, en règle générale, n’est pas le moins du monde produit,

mais est une création du mécanisme de la banque ou de la finance de l’État.

Aucun de ces trois éléments – travail, terre, monnaie – n’est produit pour la

vente; lorsqu’on les décrit comme des marchandises, c’est entièrement fictif854.

Construire et accepter de construire la logique du monde sur des prémisses réductrices et

même fictives s’avère un danger mortel pour la subsistance de la société. Pour que cette

construction ait lieu et s’accomplisse sans contrainte, la dynamique sociale doit être

structurée complètement par une économie de marché et sa législation interne, c’est-à-dire

une économie soumise à la loi de l’offre et de la demande, qui exige nécessairement une

société de marché pour se réaliser. Pour Polanyi, il est clair qu’un « […] tel modèle

institutionnel ne pouvait fonctionner sans que la société fût en quelque manière soumise à

ses exigences. Une économie de marché ne peut exister que dans une société de

marché »855, car elle implique une humanité définie à partir des caractéristiques de l’homo

œconomicus, ce prophète égaré des temps nouveaux, dira Daniel Cohen856. Il est cet être

rationnel capable « […] de répondre oui nécessairement »857 et de prendre des décisions

optimales par lui-même et pour lui seul. Il est l’homme constamment motivé par son intérêt

853 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 180. 854 Ibid., p. 107. 855 Ibid., p. 106. 856 D. COHEN. Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, Paris, Albin Michel, 2012. 857 Ibid., p. 35.

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313

égoïste dont l’essence même se retrouve dans l’activité de l’échange marchand en vue de

maximiser sa satisfaction globale par l’accumulation de biens. Cette réalisation

individuelle, menée sous les conditions dictées par la libre circulation des marchandises et

la liberté absolue que procure l’échange individualisé, conduit inévitablement, selon les

écrits d’Adam Smith, à la constitution d’une richesse accessible à l’ensemble de la

communauté et de la société. Voilà exactement le mythe du libéralisme que Polanyi

cherche à combattre858.

Polanyi montre l’importance de cette représentation du monde qui, tentant de se

mettre en œuvre dans une société, provoque en même temps une transformation sociétale

sans précédent. Il montre qu’elle va à l’encontre même des faits historiques où les systèmes

économiques sont habituellement encastrés dans les rapports sociaux. Par exemple, inciter à

transformer le travail, la terre et les monnaies en de stricts biens de production offense

l’humanité elle-même et crée des réactions sociales profondes qui peuvent entraîner la

destruction de la société elle-même. Dit autrement, Polanyi montre que le libéralisme et

l’imposition d’une économie de marché autorégulatrice et régulatrice des activités

humaines qui s’y subordonnent sont contre nature. Pour Polanyi, « [l]es raisons sont

simples. Les marchés sont des institutions qui fonctionnent principalement à l’extérieur, et

non pas à l’intérieur, d’une économie »859. Cette « […] mécanique habitée d’abstractions,

de déductions et de régularités quantifiées »860, dira Bonnevault, est celle qui provoque des

réactions sociales et politiques légitimes face à des anomalies du système lui-même, qui

excluent de facto les personnes dans leur intégralité.

Pour reprendre les mots d’Aristote que Polanyi affectionne tout particulièrement, le

libéralisme est une institution faisant de la chrématistique861 la pierre d’assise sur laquelle

858 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 196. 859 Ibid., p.89. 860 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 57. 861 Freitag fait remarquer un dérapage sémantique dans l’utilisation des mots chrématistique et économie :

« Ce qui était devenu en fait une chrématistique généralisée a fini par consacrer sa légitimité en

s’appropriant le nom de l’oikonomia traditionnelle qu’elle avait supplantée. C’est sous cette forme que

l’économie a acquis progressivement son autonomie, à mesure qu’elle s’émancipait des structures

normatives complexes qui caractérisaient la société traditionnelle » (M. FREITAG. L’impasse de la

globalisation […], p. 380).

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314

se construit son édifice, attestant l’exclusivité du libre marché à l’intérieur duquel l’homo

œconomicus se déploie et se laisse envahir. Il existe donc une corrélation entre la naissance

de l’économie de marché et l'homo œconomicus. Barreto croit d’ailleurs qu’ « [i]mmerger

un individu dans un univers institutionnel particulier, proche de l’idéal néoclassique de

marché de concurrence pure et parfaite, le conduit à adopter un comportement proche de

l’homo œconomicus envisagé par la théorie »862. La chrématistique est cette activité de

l’échange marchand régulé par l’argent et l’intérêt privé. Cette standardisation interne,

disait Aristote, permet à ceux qui la pratiquent de se soustraire des normes collectives

qu’une culture se donne et d’éviter toute appartenance sociale qui devrait réglementer, entre

autres, les activités économiques. La chrématistique constitue un évitement des solidarités

humaines et des interdépendances qui construit toute appartenance sociale et tout rapport

entre les hommes863. Ainsi, une chrématistique institutionnalisée porte, en soi, un germe de

destruction sociale parce qu’elle crée un éloignement par rapport au vécu des personnes en

les dissociant des fonctions qui les caractérisent et qui donnent sens à ce qu’ils sont. C’est

ce qui conduira Michel Freitag à rajouter avec force que

[…] la vraie richesse de l’humanité, ce n’est pas sa capacité de production

économique et technologique, c’est sa capacité de produire du sens, de

convertir en sens commun l’expérience toujours particulière de vivre or, comme

la vie elle-même, le sens n’est Un qu’à travers le multiple, et ce, parce que,

précisément, ce qu’il met en forme de manière significative dans ses diverses

cristallisations culturelles est en soi inépuisable864.

L’économie de marché et la spéculation financière qui en découle constituent donc,

par le fait même, un bouleversement culturel réduisant par là même la richesse des cultures

humaines et leurs enracinements symboliques, « […] si bien qu’aux formes anciennes

d’être plus s’est substitué l’impératif occidental d’avoir plus »865. Voilà pourquoi Polanyi

propose, à sa façon, un retour à l’oikonomia866. Il dira que

[s]i l’on ne veut pas laisser l’industrialisme éteindre l’espèce humaine, il faut le

subordonner aux exigences de la nature de l’homme. La véritable critique que

862 T. BARRETO. « Penser l’entreprise coopérative : au-delà du réductionnisme du mainstream », p. 208.

(C’est l’auteur qui souligne). 863 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 380. 864 Ibid., p. 335-336. (C’est l’auteur qui souligne). 865 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 35. (C’est l’auteur qui souligne). 866 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 83-86.

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l’on peut faire à la société de marché n’est pas qu’elle était fondée sur

l’économique – en ce sens, toute société, quelle qu’elle soit, doit être fondée sur

lui –, mais que son économie était fondée sur l’intérêt personnel. Une telle

organisation de la vie économique est complètement non naturelle, ce qui est à

comprendre dans le sens strictement empirique d’exceptionnelle867.

Il semble clair pour Polanyi que « […] le pouvoir et la valeur économique sont un

paradigme de la réalité sociale »868, et non l’inverse comme le suppose paradigmatiquement

le libéralisme. Selon l’auteur, « dé-encastrer » l’économie du social et du politique peut

causer des drames humains sans précédent869, parce qu’une économie émancipée du lien

humain provoque le dépérissement d’une communauté humaine en s’affranchissant de la

dynamique sociale régie par la politique et l’éthique. L’économie devient ainsi une fin en

soi et la soutenabilité sociale s’affaiblit. Ainsi, se dégager de l’utopie du marché comme

régulateur humain qui tente de tout « marchandiser », c’est permettre à des hommes et des

femmes de se déployer en vertu de leur humanité et de leur personnalité et non en fonction

strictement de leur intérêt économique personnel. Devant l’émancipation et la libération de

l’économie à l’égard du social et du politique qui aboutit à l’aliénation marchande, d’autres

mouvements compris comme des résistances sociales à ce libéralisme cherchent à « ré-

enchâsser » l’économie et à la concrétiser comme moyen pour construire les personnes et

les communautés humaines. Ce « ré-encastrement » permet même au marché de rétablir sa

crédibilité comme un mécanisme de coordination sociale acceptable et comme un

instrument de performance économique, d’innovation et de création de richesse. C’est ici

que Polanyi développe un autre de ses concepts clés : le double mouvement.

4.1.3 Notion de mouvement

Polanyi introduit le concept du double mouvement pour signifier que le mouvement

d’un libéralisme qui tente de « dé-encastrer » l’économie du social et du politique crée sa

contrepartie causée par une résistance sociale qui déploie un mécanisme d’autoprotection

sociale870. Il s’agit d’un contre-mouvement qui se dresse devant toute forme d’abus que

867 Ibid., p. 320. (C’est l’auteur qui souligne). 868 Ibid., p. 331. 869 Polanyi souligne à cet égard la crise économique de 1929 et la montée du fascisme en Europe après la

Grande Guerre. Que dirait-il de la crise économique de 2008? 870 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 179-285.

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provoque le « dé-encastrement » de l’économie. Il s’agit en fait d’une réaction sociale et

politique qui tente de contrecarrer les dangers et les drames humains que provoque

inévitablement un système économique qui dépersonnalise et décollectivise. Le contre-

mouvement social et démocratique, au sens républicain du terme, s’invite dans la sphère

économique laissée à elle-même. Il semble que l’anthropologie promulguée par Polanyi

porte à croire que l’homme n’est pas fait pour vivre dans un système de marché qui tente

d’imposer ses propres normes dans un univers unidimensionnel dirigé. Un mouvement

facilitant la réinsertion de l’économie est nécessaire. Ainsi, contrairement à Smith, Polanyi

ne partage pas l’idée selon laquelle la disposition naturelle de l’homme consiste à échanger

en vue de tirer un simple bénéfice individuel. Il est souhaitable de suggérer que l'économie

de marché prenne en compte d’autres fonctions à caractère humain, comme la combinaison

plus équilibrée de la réciprocité et de la redistribution.

Ce que propose Polanyi s’inscrit dans la logique d’un contre-mouvement. Selon lui,

le principe de réciprocité contribue à assurer à une communauté d’hommes et de femmes la

production de ce dont ils ont besoin afin de subvenir à leurs besoins871. La redistribution,

quant à elle, est une partie essentielle de la vie sociale puisqu’elle facilite la juste répartition

des produits au bénéfice direct de la communauté872. Elle correspond aux actions mettant à

profit les relations d’interdépendance et d’équité. La réciprocité et la redistribution

s’inscrivent donc nettement dans une oikonomia qui, de facto, se trouve intégrée aux autres

dimensions de la vie. Selon Polanyi, l’histoire montre que là où existent la réciprocité et la

redistribution, là aussi se manifeste le caractère solidaire dans les liens sociaux concrets

entre personnes d’une communauté. Il en résulte « […] une prodigieuse réussite

organisationnelle dans le domaine économique »873. En fait, la réciprocité et la

redistribution « […] sont complètement abordées par les expériences extrêmement vivantes

qui offrent une surabondance de motivations non économiques pour chaque acte accompli

dans le cadre du système social tout entier »874.

871 Ibid., p. 76-77. 872 Ibid., p. 80. 873 Idem. 874 Ibid., p. 77.

Page 329: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

317

Ainsi, selon Polanyi, c’est à partir des considérations anthropologiques et éthiques

autres que s’activent des mouvements pour contrer le libéralisme actuel. Une des conditions

est l’intégration et l’enchâssement de l’économie dans les autres sphères humaines. Polanyi

invite à réfléchir à des alternatives. Dans notre contemporanéité, ces alternatives seraient

porteuses de valeurs constructrices d’humanité et de société. C’est là la raison pour

laquelle, à la suite de Robert Owen qu’il admire, Polanyi affirme l’importance de l’égale

liberté humaine qui, devant les abus d’un système qui dévalorise les efforts d’une raison

éclairée et attaque grossièrement les principes mêmes de la démocratie politique, réagit et

s’indigne875. Il entrevoit même que « [l]a fin de l’économie de marché peut devenir le début

de l’ère de liberté sans précédent »876. Par conséquent, la démocratie n’en sera que mieux

portante. En conclusion de son essai, Polanyi dira que la personne

[…] se résigne, à notre époque, à la réalité de la société qui signifie la fin de

cette liberté. Mais encore une fois la vie jaillit de l’ultime résignation. En

acceptant sans se plaindre la réalité de la société, l’homme trouve un courage

indomptable et la force de supprimer toute injustice susceptible d’être

supprimée et toute atteinte à la liberté. Aussi longtemps qu’il est fidèle à sa

tâche de créer plus de liberté pour tous, il n’y a pas à craindre que le pouvoir ou

la planification s’opposent à lui et détruisent la liberté qu’il est en train de

construire par leur intermédiaire. Tel est le sens de la liberté dans une société

complexe : elle nous donne toute la certitude dont nous avons besoin877.

Devant une des grandes transformations provoquées par le libéralisme du 19e siècle,

Polanyi lance l’invitation à développer des alternatives qui s’orientent logiquement dans un

mouvement d’intégration des diversités humaines et de ses modalités d’action dans un

monde secoué par une représentation du monde débilitante. Freitag propose que les

nécessités de sens ouvrent à une conscience de l’altérité du monde qui « […] finit par

découvrir la nécessité d’une reconnaissance de la multiplicité des formes civilisationnelles

à travers lesquelles le rapport universel à cette altérité a jusqu’ici été conçu, façonné et

développé […] »878. Malgré la force de conviction et la pratique libérale, l’humanité

continue de déployer une grande diversité dans les formes de l’expérience du bien commun.

Tout cela est resté présent, tout cela devra être représenté dans la construction

des formes politiques qui assumeront la responsabilité d’organiser un vivre-

875 Ibid., p. 196. 876 Ibid., p. 327. 877 Ibid., p. 334. 878 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 335.

Page 330: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

318

ensemble devenu planétaire, et surtout qui devront être capables d’orienter de

manière raisonnable la recherche d’une prospérité commune dans les conditions

devenues étroites et précaires de notre habitat planétaire879.

Freitag, Polanyi et de nombreux autres penseurs suggèrent, à leur façon, de changer de

paradigme, car une autre grande transformation doit maintenant avoir lieu.

4.1.4 Continuité de l’avènement du nouveau libéralisme

La pensée de Polanyi demeure inspirante et d’une grande actualité puisque le

paradigme libéral qu’il situe dans une histoire humaine et sociale particulière continue sa

progression vers la globalisation de l’économie de marché, malgré le caractère fictif d’une

telle représentation. Il soulève également la nécessité des alternatives et des changements

paradigmatiques dans une société. Comme nous l’avons soulevé dans le premier chapitre,

les problèmes qui perdurent en ce début de 21e siècle sont dus à une vision du monde

spécifique qui place au centre de son projet l’homo œconomicus. Cette vision entraîne un

développement conforme à l’imaginaire marchand devenu excessif pour la nature et pour

l’homme. Comme l’écrit si bien Freitag :

Or, c’est justement dans cette émancipation de l’économique que l’essentiel des

problèmes auxquels nous devons faire face à notre époque a son origine ou sa

« cause », et c’est dans la globalisation néolibérale, où cette autonomisation de

l’économique a trouvé son épochè, que ces problèmes ont acquis l’urgence que

nous leur reconnaissons maintenant880.

Si Polanyi était profondément préoccupé par la marchandisation du travail, de la terre

et de la monnaie, cette même marchandisation récupère aujourd’hui, dans la logique des

libre-échanges, toutes les activités humaines : la culture, l’éducation, les services publics,

l’environnement, la connaissance. Le système néolibéral possède cette propension à

« marchandiser » globalement la société, le monde et la nature. C’est ce que Stéphane

Bonnevault appellera l’omnimarchandisation qui exprime l’expansion du marché à « […]

recouvrir un à un tous les domaines, tous les territoires de la vie »881. Il semble que Polanyi

ait posé un regard pénétrant sur la réalité puisque sa critique concerne aussi les menaces du

879 Idem. 880 Ibid., p. 379-380. (C’est l’auteur qui souligne). 881 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 65-66.

Page 331: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

319

présent paradigme économique sur l’environnement. Rappelons qu’une économie de

marché doit survivre dans une société de marché où cohabite l’homo œconomicus. Cette

condition est encore respectée aujourd’hui : ce qui importe, c’est un producteur qui produit

et un consommateur qui consomme. En bref, ce qui compte par-dessus tout c’est le

développement sous la logique de la chrématistique et sa rationalité économique. C’est ce

qui fera dire à Pierre Bourdieu, comme le rapporte Daniel Cohen, que « […] l’Homo

economicus est un monstre anthropologique »882. Cette vision économiste dévoile

l’ampleur d’une crise des valeurs qui traverse la société occidentale.

Il en résulte, écrit encore Bonnevault, que « […] les rapports interpersonnels pourtant

producteurs de liens sociaux se raréfient au profit d’échanges dépersonnalisés entre

individus atomisés »883. Si selon la pensée économiste le bien commun se réalise grâce à

l’automatisme des marchés et à la régulation de la vie sociale et politique par l’économie

ainsi « dé-enchâssée », celle-ci se trouve de facto débarrassée de toute obligation morale.

La pensée économiste valorise davantage des relations entre les hommes et les choses, qui

se veulent fondamentalement économiques, plutôt que des relations d’hommes entre eux et

avec la nature qui développent le sens profond du politique et de l’éthique. En fait, « […] si

les activités économiques n’ont de sens que par rapport aux hommes, c’est dans la sphère

des relations humaines et non en elles-mêmes qu’elles trouvent leur finalité : le bien-être

social […] »884. Citant Louis Dumont, le même auteur qui a écrit la préface de l’ouvrage de

Polanyi, Bonnevault rapporte que

[…] la primauté des relations aux choses sur les relations entre les hommes

[constitue] le trait décisif, le changement dans les valeurs qui distingue la

civilisation moderne de toutes les autres et qui correspond à la primauté de la

vue économique dans notre univers idéologique885.

L’œuvre de Polanyi permet de découvrir finalement que les traits du paradigme dominant

actuel sont contingents puisque ces formes ont été « […] créées, développées, mûries et

approfondies dans la contingence de l’histoire »886. Par conséquent, elles ne relèvent pas

882 D. COHEN. Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, p. 34. 883 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 50. 884 Ibid., p. 152. 885 Ibid., p. 50. 886 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 335.

Page 332: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

320

d’une quelconque définition anthropologique conforme à la nature. Le paradigme

économiste s’inscrit dans une croyance fondamentale qui s’appuie sur des postulats

discutables. L’histoire permet d’en relativiser la portée et d’en saisir toute la fiction. Dans

le même sens que l’analyse de Polanyi, Freitag précisera que cette vision du monde a

cependant engendré concrètement et « […] de manière parfaitement cohérente la logique

systémique que suit le procès de la globalisation […] »887 sans n’avoir jamais répondu à

deux questions fondamentales : « […] la sauvegarde de la “nature anthropologique” des

êtres humains, et la permanence du monde dans lequel ils vivent »888. Cette réflexion de

Polanyi nous amène à comprendre la possibilité et la nécessité qu’ont les hommes et les

femmes de combattre les paradigmes réducteurs d’humanité889. Nous assistons

actuellement à une société contrainte au fonctionnement du marché. Ainsi, la limitation

fondamentale de ce paradigme saute aux yeux. Elle concerne son mode d’appréhension de

la réalité.

Comme nous l’avons évoqué à quelques reprises, le paradigme économiste disloque

dans la pratique les dimensions humaines, conduisant ainsi à la léthargie de la démocratie

tout aussi en danger que l’humanité elle-même. La possibilité du mouvement polanyien est

ici d’un secours salutaire pour la civilisation. En des termes plus kuhniens, une

« révolution » semble nécessaire aujourd’hui puisque la « science normale » du paradigme

actuel répond mal aux attentes de l’humanité, comme l’a si bien relevé Polanyi.

L’émergence d’un paradigme alternatif que constitue le paradigme coopératif présente la

possibilité contemporaine d’une économie encastrée dans un système social complexe et

intégré. Cela s’avère, par conséquent, essentiel.

Tout l’argumentaire de Polanyi repose sur des postulats qui justifient l’encastrement

de l’économie dans le social et la démocratie politique. Il reconnaît cette puissance du

libéralisme qui impose partout sa suprématie « […] et son hégémonie économique en

s’appuyant idéologiquement, de manière militante, sur la conception individualiste des

887 Ibid., p. 294. 888 Idem. 889 Polanyi développe un chapitre fort pertinent sur ce qu’il appelle l’autoprotection de la société (K.

POLANYI. La grande transformation […], p. 179-289).

Page 333: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

321

droits qui les soutenait »890. Ainsi, la logique du paradigme économiste crée la fiction du

« dé-encastrement » et tous les problèmes humains et politiques qui en découlent. Une

impasse perdure. Pour y remédier, Polanyi explore la voie mitoyenne891 entre le libéralisme

et le socialisme, c’est-à-dire une forme d’associationnisme respectueuse des valeurs

démocratiques qui intègre l’économie dans les rapports sociaux. Inspiré par le socialisme

de Owen, Polanyi ouvre la porte à un associationnisme spécifique, compris davantage

comme coopératif. Il le définit comme « […] la tendance inhérente d’une civilisation

industrielle à transcender le marché autorégulateur en le subordonnant consciemment à une

société démocratique »892. Il est « […] une manière de poursuivre l’effort pour faire de la

société un système de relations véritablement humaines entre des personnes […] »893. Dans

la même veine, Freitag insiste en écrivant :

Alors il faudrait que tout ce travail accompli un peu en vase clos et en arrière-

plan par les études humanistes puisse maintenant servir à l’élaboration de

nouvelles formes politiques de reconnaissance, de participation et

d’organisation sociétales au niveau mondial, des formes où seraient

représentées des réalités communautaires qui ne se sont pas constituées, à

travers leur histoire particulière et en fonction de leurs valeurs propres, selon

d’autres modalités d’intégration normatives et identitaires, religieuses,

politiques et esthétiques894.

Polanyi, avec Freitag et bien d’autres qui s’interrogent sur la spécificité de notre société

moderne, semblent être définitivement à la recherche d’une alternative paradigmatique pour

notre temps.

4.2 COOPÉRATISME : UN PARADIGME D’AVENIR

Les diverses analyses que nous avons réalisées jusqu’à maintenant nous amènent à

comprendre l’importance et l’influence des paradigmes dans le développement des sociétés.

La notion de paradigme constitue une grille de lecture qui permet de penser le changement,

voire l’urgence du changement actuellement. On doit composer avec le fait que les

changements « […] constituent des ruptures culturelles et sociopolitiques profondes et

890 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 341-342. 891 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 332. 892 Ibid., p. 302. 893 Idem. 894 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 341-342.

Page 334: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

322

globales que nous ne sommes malheureusement peut-être pas encore prêts à vivre, et

surtout, à provoquer »895.

Nous avons soulevé l’idée, avec Polanyi, qu’une économie de marché ne se réalise

que dans une société de marché, c’est-à-dire une société dont les fondements relèvent d’une

anthropologie et d’une éthique guidées par l’individualisme, le matérialisme, l’idée d’une

croissance illimitée et de développement tous azimuts, la compétition, la concurrence, la

performance, la marchandisation, une temporalité linéaire et trimestrielle. En bref, des

caractéristiques de base attribuées à l’homo œconomicus. Cette représentation du marché

est héritière d’un mode de pensée et d’action à caractère cartésien, rationnel, quantificateur

et comptable. Il valorise la simplification de la réalité humaine, c’est-à-dire une

unidimensionnalité de l’être humain. Selon Polanyi, c’est exactement ce qui en fait sa force.

C’est aussi la raison pour laquelle les personnes et les communautés s’irritent. Cette

indignation est due à deux phénomènes reliés à l’économisme : le « dé-encastrement » de

l’économie les ampute d’une dimension fondamentale qui édifie leur humanité, c’est-à-dire

l’oikomonia; et puisque l’économie se trouve désencastrée, ils doivent subir en plus les

résultats que provoque une chrématistique généralisée qui les exclut de tout processus

d’appropriation économique. Il y a donc quelque chose à faire, dira Gide, « […] beaucoup à

faire même, parce que l’ordre des choses actuel est très défectueux et que jamais l’homme

ne se résignera à accepter un ordre de choses contre lequel sa conscience et sa raison

protestent »896. Dès lors, conclut Bonnevault,

[…] il semble aujourd’hui qu’il est nécessaire que cette résistance se focalise

sur le « réenchâssement » de l’ordre économique hypertrophié au sein des

autres sphères plus fondamentales qui l’englobent, à savoir la sphère des

activités humaines et la biosphère897.

Empruntant les concepts aristotéliciens, nous pouvons soumettre l’hypothèse que

cette forme exclusive qu’est l’économie de marché, issue de la pensée libérale et

néolibérale est de nature chrématistique et qu’elle ne peut se développer qu’à l’intérieur

d’une société qui doit l’être tout autant. Comme nous l’avons souligné précédemment, la

895 É. PINEAULT. « Ce que décroître veut dire », Relations, no 765, juin 2013, p. 23. 896 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 162. 897 S. BONNEVAULT. Développement insoutenable […], p. 151

Page 335: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

323

logique de la chrématistique justifie le retrait des individus de toutes tâches sociales et

politiques. En ce sens, elle est potentiellement destructrice des cultures, de la diversité des

communautés et de la multiplicité des points de vue existentiels, conditions pourtant

essentielles aujourd’hui pour résoudre les problèmes devenus planétaires et

multidimensionnels. Si l’idée de Polanyi n’est pas d’abolir le marché, mais de l’intégrer, de

l’encastrer, de l’imbriquer dans toute démarche sociale et culturelle, il est évident que la

société ne sera plus définie comme une société de marché, mais comme une société

politiquement souveraine de personnes concrètes et culturalisées devant répondre et

résoudre des problèmes réels et complexes propres à notre temps avec des mécanismes de

coordination comme l’est, entre autres, la notion de marché.

Il nous semble urgent de penser et d’entreprendre le passage et le mouvement d’une

chrématistique globalisée comprise comme une économie de marché soutenue par une

société de marché vers une oikonomia renouvelée soutenue par une république à caractère

coopératif et associatif. L’homo cooperatus en est philosophiquement le répondant et les

valeurs fondamentales du coopératisme servent de cadre normatif pour l’intégration des

personnes et leur action. Cette forme de socialisation « […] suppose l’intériorisation de

normes, de valeurs, de coutumes, d’un ordre symbolique, donc de diverses catégories qui

structurent la pensée et l’action, à travers lesquelles le monde trouve un sens et les

individualités la construisent »898. C’est sur la base de ces propositions qui visent à explorer

des pistes de solutions raisonnables que nous abordons une réflexion mettant en relief la

dichotomie qui existe encore aujourd’hui entre la chrématistique et l’oikonomia.

4.2.1 Chrématistique à réquisitionner

L’histoire de la philosophie liée à la coopérative nous a permis de dégager une

constance anthropologique et éthique importante : les coopératives sont des associations de

personnes qui, par leur action concrète, reconstruisent la sphère économique en la

socialisant et la maintenant intégrée à toutes les autres dimensions humaines. En ce sens, la

pensée gidienne permet de poser la capacité transformatrice de la coopérative, qui ne tente

898 Ibid., p. 148-149.

Page 336: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

324

pas simplement à s’adapter au marché et d’en être subordonnée comme le souhaitait

Walras, mais à le réguler par sa constitution démocratique, politique et associative, c’est-à-

dire citoyenne.

Nous pouvons avancer l’idée que l’intégration et l’enchâssement économiques dans

toutes les sphères des activités humaines, au premier chef dans les activités sociales et

politiques, se réalisent dans la coopérative parce qu’elles impliquent l’homo cooperatus.

Dans les faits, l’être humain a aussi l’occasion de se réapproprier démocratiquement les

espaces décisionnels citoyens et les capacités nécessaires de décider des orientations à venir

pour les personnes qui y adhèrent librement et volontairement, c’est-à-dire souverainement.

L’effet régulateur de la coopérative sur les marchés limite les brisures sociales

causées par la phase contemporaine de la globalisation néolibérale parce qu’elle engage

avant tout des personnes et non des capitaux. La coopérative, dans sa logique démocratique

interne, cherche avant tout la maximisation des bénéfices humains dans l’usage et la

réponse aux besoins. La possibilité de donner accès à une propriété collective fait de ses

sociétaires des usufruitiers d’un bien ancré dans une réalité concrète au territoire délimité.

Cette territorialité les oblige au respect des capacités humaines qui s’y trouvent, tout en se

donnant la possibilité d’en développer d’autres de façon originale. Cet aspect très réel

qu’est le territoire les astreint également à considérer la capacité des écosystèmes à

répondre à leurs besoins et à ceux de la communauté aujourd’hui et demain. Comme nous

l’avons abondamment souligné au chapitre précédent, cette possibilité est due à sa structure

paradigmatique originale. C’est ce que rappelle Saucier, déjà cité dans cette thèse :

Elles portent en leur sein une conception de l’être humain et de vie sociale en

nette contradiction avec les préceptes néolibéraux. Cette opposition n’est pas

innocente. L’idéal coopératif peut accompagner et soutenir des projets de

sociétés où prévalent des notions de respect à l’égard de nos congénères et de la

nature, mais ne peut cautionner l’instrumentalisation et l’exploitation à outrance

de la condition humaine et du vivant899.

899 L.-J. SAUCIER. « Le mouvement coopératif comme rempart au néolibéralisme […] », p. 615.

Page 337: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

325

Si au 19e siècle la naissance du coopératisme correspondait à la logique polanyienne

d’une réaction à la libération de l’économie face aux autres sphères humaines, nous

croyons aujourd’hui que le coopératisme, de par son paradigme, s’inscrit dans un

contexte nettement plus pénétrant que la proposition de contre-mouvement fournie par

Polanyi. La logique du contre-mouvement s’inscrit dans une société dont le libéralisme

est le cœur. Celle-ci réagit en tentant de se protéger d’une philosophie économique

chrématistique qui continue de « dé-encastrer » délibérément cette dimension par une

marchandisation du monde, de l’homme et des écosystèmes. Le contre-mouvement est un

mouvement d’autoprotection et d’autodéfense devant un système déséquilibré. Les

conséquences sont maintenant connues : toute anonymisation, atomisation et

« mercantilisation » provoque

[l]a perte de la responsabilité (au sein des appareils techno-bureaucratiques

compartimentés et hyperspécialisés) et la perte de solidarité (due à

l’atomisation des individus et à l’obsession de l’argent) mènent à la dégradation

morale et psychosociale, puisqu’il n’y a pas de sens moral là où il n’y a ni sens

de la responsabilité, ni sens de la solidarité900.

Le paradigme coopératif offre plus qu’un mouvement d’autoprotection sociale. De

par sa structure, il convie à un mouvement de transformation sociale. La réflexion de la

vision transformatrice du paradigme coopératif nous amène à comprendre qu’il s’oppose à

toute forme de chrématistique qui estime que seul le développement économique individuel

et privé alimente les relations sociales, subordonnant les cultures et toute leur symbolique

constitutive d’humanité. La réflexion philosophique du coopératisme nous amène à inverser

la proposition en reconnaissant que les relations économiques sont avant tout des relations

sociales, c’est-à-dire le résultat des conditions et des capacités politiques et culturelles des

populations de se déployer dans le champ économique. Le coopératisme est donc un

paradigme qui, par essence, s’oppose à toute forme de chrématistique et s’inscrit dans la

mouvance d’un mouvement original capable de confronter les enjeux actuels provoqués par

le paradigme économiste dominant.

900 E. MORIN. Éduquer pour l’ère planétaire […], p. 116-117.

Page 338: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

326

4.2.2 Nouvelle oikonomia à caractère coopératif

L’analyse qui précède nous conduit, d’entrée de jeu, à considérer que le

coopératisme, comme une oikonomia qui demande aujourd’hui à être renouvelée dans le

contexte d’une mondialisation, n’a fait que la moitié du chemin. Morin écrira que

[l]’occidentalisation du monde a été le résultat de la première mondialisation.

Mais à l’intérieur de ce même déploiement, se trouvent la naissance et

l’expansion de la mondialisation de l’humanisme. Cette mondialisation des

droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de l’équité et de la

valeur universelle de la démocratie, favorise le développement d’une

conscience de plus en plus aigüe qui permet de considérer que la diversité

culturelle n’est pas une réalité opposée à l’unité de l’humanité, mais plutôt la

source de sa richesse et de sa viabilité901.

Le coopératisme s’inscrit nettement dans un tel projet de société contemporain. Il en est

même le porteur depuis plus d’un siècle et demi. De par sa philosophie anthropologique et

son éthique, il devient, à notre sens, une des réalités paradigmatiques dont le monde a

actuellement besoin, tant pour les organisations entrepreneuriales que sociales, parce qu’il

rétablit des équilibres humains fondamentaux brisés. Le coopératisme présente des façons

responsables de promouvoir le déploiement de ce projet éthique dans l’intégration et

l’enchâssement des dimensions économique, sociale, politique, éducative,

environnementale et culturelle des personnes et des populations humaines.

Par conséquent, la république des hommes et des femmes de notre temps ne doit plus

être guidée par un homo œconomicus réducteur, dépossesseur, voire destructeur, mais bien

par l’homo cooperatus qui, par sa vision démocratique, multiplie continuellement les

responsabilités sociales garantes des réussites des personnes et des communautés. Nous

sommes ni plus ni moins devant la possibilité d’un changement de paradigme. Baretto écrit

que,

[à] la rationalité simplificatrice et instrumentale – l’action humaine est

déterminée par la nécessité et a pour but de maximiser l’utilité individuelle –

qui sert de base au courant dominant de la théorie économique, on peut opposer

une rationalité plus complexe, qui suppose des individus réflexifs dont l’action

901 Ibid., p. 119.

Page 339: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

327

est également influencée par des motifs normatifs sur lesquels ils peuvent

agir902.

Cette décision de faire du coopératisme une alternative paradigmatique nécessaire pour

notre temps s’inscrit directement dans la méthode de la complexité de Morin, qui affirme

l’importance « […] de ne jamais clore les concepts, de briser les sphères closes, de rétablir

les articulations entre ce qui est disjoint, d'essayer de comprendre la multidimensionnalité,

de penser avec la singularité, avec la localité, avec la temporalité, de ne jamais oublier les

totalités intégratrices »903. Le paradigme coopératif n’est donc coopératif que parce qu’il est

aussi complexe et parce qu’il répond aux exigences de la complexité humaine. En ce sens,

il est un paradigme d’avenir puisqu’il contribue concrètement à la construction de l’identité

culturelle des peuples, qui est faite d'autonomie individuelle et de solidarité collective.

Cette même complexité conduit le coopératisme à considérer l’économie comme une réalité

humaine fondamentale directement imbriquée dans toutes les autres. De ce fait, le

coopératisme socialise l’économie par sa forme de propriété collective. Il ne se limite pas à

devenir l’instrument d’un secteur complémentaire et subordonné à l’univers néolibéral,

comme le souhaitait Gide. Nous pouvons comprendre que le coopératisme est un

paradigme qui s’identifie intrinsèquement à l’oikonomia, qui facilite la mise en œuvre d’un

ouvrage commun et collectif, qui réconcilie les exigences des libertés individuelles et celles

des adhésions volontaires. Il propose ni plus ni moins le coffre à outils pour créer ou

améliorer tout espace public commun qui demeure un lieu de débat fondamental.

Tout aussi conforme, en amont, aux grandes valeurs démocratiques républicaines, le

coopératisme est le paradigme de la prise en charge du destin individuel et collectif dans

l'exercice solidaire d'une responsabilité devenue nécessaire pour une époque où l’humanité

partage de plus en plus un commun destin dans la diversité culturelle. L’oikonomia

aristotélicienne trouve des assises pratiques originales dans le coopératisme qui

permettront, dans la complexité du monde, d’unir dans un vivre ensemble renouvelé les

hommes et les femmes avec toute la force et la noblesse de leur diversité personnelle et

culturelle.

902 T. BARRETO. « Penser l’entreprise coopérative : au-delà du réductionnisme du mainstream », p. 206. 903 E. MORIN. « De la complexité : complexus », p. 296.

Page 340: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

328

4.2.3 Oikonomia et démocratie

Karl Polanyi a montré que le paradigme libéral, et à sa suite son pendant plus

extrémiste, le néolibéralisme, relève strictement de la contingence des paradigmes. Rien

n’est attribuable à un ordre naturel ou divin. Il découle plutôt d’une fiction qu’il semble

urgent de questionner et de changer encore aujourd’hui. S’il tente d’asservir l’humain et la

nature, il faut remettre en évidence et en premier plan, dans la structure des priorités

paradigmatiques, celle d’un ordre humain et social réfléchi et responsable, c’est-à-dire un

ordre authentiquement politique et éthique. C’est pourquoi l’oikonomia contemporaine n’a

de valeur que dans un cadre choisi par les hommes et les femmes, un cadre respectant

l’idéal démocratique qui place souverainement la personne et la communauté comme

auteurs et acteurs au centre des choix à faire et des actions à poser. En bref, il ne peut y

avoir d’oikonomia sans registre politique formellement démocratique. Freitag rajoutera :

Et cet ordre politique doit lui-même être universel (c’est-à-dire mondial) dans la

mesure où la volonté commune qui s’y constitue ou institue a pour objet et doit

recevoir pour mandat cette mise sous contrôle de l’opérationnalisation

systémique de l’économie904.

Cela oblige à reconnaître l’importance de « ré-enchâsser » et « ré-encastrer » une économie

pour bâtir une activité humaine intégrée, c’est-à-dire une oikonomia réelle commandée

démocratiquement « […] par une volonté d’amélioration des conditions concrètes de vie et

surtout par un développement humain et culturel qui, par sa nature symbolique, n’implique

aucun accroissement direct de notre emprise écologique sur le monde tel qu’il est »905.

Polanyi a révélé dans son ouvrage déjà cité que l’oikonomia prédominait dans la

plupart des cultures humaines. Une des grandes transformations de l’histoire de l’humanité

réalisée à partir des fondements proposés par le paradigme libéral fut de réussir le « dé-

encastrement » de cette fonction vitale humaine qu’est l’économie pour la cristalliser en un

absolu et guide de toutes les autres disciplines humaines découpées et dépossédées de leur

lien. Ce que nous suggèrent les analyses menées jusqu’ici confirme l’importance, voire la

nécessité d’effectuer aujourd’hui une autre grande transformation paradigmatique. Nous

904 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 350. 905 Idem.

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329

savons également que pour être continuellement vitalisée, une communauté humaine doit

favoriser la participation politique et démocratique de ses membres à la construction des

cultures qui, « […] tout en étant particulières et donc contingentes, expriment à travers

leurs ordres symboliques multiples les variations significatives qui ont été données au cours

de l’histoire à l’expérience d’une commune condition humaine »906. Ces cultures, qu’il faut

impérativement mettre en relief, accomplissent les innombrables manières d’être de

l’humanité dont celle-ci semble avoir besoin pour répondre convenablement à ses propres

attentes. La coopération, qui implique une oikonomia intégrée dans une démocratie

participative vivifiée, constitue la voie et la méthode pour faciliter cet accès à la culture du

monde et à son réservoir de solutions afin d’entrevoir un bien-être commun.

L’oikonomia conforme à la structure anthropologique et éthique de la coopérative

permet son ancrage concret au cœur du monde des communautés. Elle constitue

essentiellement un « stabiliteur » et régulateur économique, social et politique majeur

aujourd’hui, en maintenant un accès équitable aux biens et services et promouvant la

diversité et l’inclusion économique, sociale et politique907. Puisqu’une telle oikonomia

centre toute son attention sur les réalités sociales et politiques particulières, elle ne peut pas

obéir à une expansion universelle et illimitée de type chrématistique. Elle est contrainte par

les paramètres existentiels imposés par la communauté elle-même et les orientations

démocratiques qu’elle se donne. L’oikonomia ne peut être pensée que dans un

environnement spécifique et enraciné « […] dans la diversité des formes de vie sociale

établies localement dans leur histoire propre (comme les familles, les villages, les cités, les

États), et les normes qui la [régissent] localement »908.

La plupart des auteurs consultés et cités tout au long de cette thèse terminent

l’argumentaire de leur critique en souhaitant proposer une alternative aux maux

contemporains. Comme Freitag l’écrit :

Comme c’est seulement au cours des derniers siècles, et à travers toutes sortes

de résistances culturelles, mais surtout politiques, que l’économie s’est

906 Ibid., p. 352. 907 M. LAFLEUR et A.-M. MERRIEN. Impact socio-économique des coopératives et des mutuelles. 908 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 382.

Page 342: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

330

émancipée de la société et qu’elle tend maintenant à sceller cette émancipation

au niveau mondial dans la « globalisation », il s’agirait principiellement, dans

l’esprit de notre critique, de revenir à un véritable ordre oikonomique, avec tous

les niveaux d’autonomie communautaire et tous les emboîtements concrets

qu’il comporte. Mais il faudrait aussi bien sûr désormais prendre en compte

l’exigence d’un aménagement d’ensemble au niveau mondial, qui irait

principiellement de bas en haut […]909.

Voilà probablement le grand défi d’aujourd’hui : trouver un modèle de représentation qui

permettrait de renouveler, à l’intérieur du cycle de mondialisation auquel nous faisons face,

une oikonomia intégrée et articulée par la participation d’un univers social compris comme

une démocratie à caractère républicain. Donnons un nom à cette oikonomia nécessaire pour

notre temps : elle est celle apportée par la structure paradigmatique qu’offre le

coopératisme, c’est-à-dire ce cadre normatif et méthodologique décrit dans le troisième

chapitre qui, selon Freitag, propose

[…] de nombreuses manières d’améliorer la vie, de l’enrichir, d’y réaliser plus

de bien-être et d’harmonie, et aussi de tranquillité, d’y favoriser

l’approfondissement de l’expérience existentielle et les arts de vivre, tout cela

en respectant l’interdépendance des individus et des collectivités, ainsi que leur

commune dépendance à l’égard du monde910.

4.2.4 Projet éducatif à réaliser encore

Il importe maintenant de reconsidérer certaines mises en garde formulées par Thomas

Kuhn au deuxième chapitre de notre travail. Le grand questionnement que posent la notion

de paradigme et les possibles changements qu’il provoque dans l’histoire des sciences et

des sociétés nous invite également à rappeler certains aspects pertinents évoqués plus haut.

Puisque qu’il existe, selon Kuhn, une correspondance importante entre le pouvoir

dans la société globale et l’orientation des sciences qui servent les intérêts des groupes au

pouvoir, il est permis de soumettre l’hypothèse que, pour l’instant, le paradigme

économiste continue de servir les intérêts des groupes au pouvoir à l’intérieur d’une

structure sociale qui valorise l’économie de marché libéral et le capital911. Malgré le fait

909 Ibid., p. 382-383. (C’est l’auteur qui souligne). 910 Ibid., p. 384. 911 M. DE VROEY. « Une explication sociologique de la prédominance du paradigme […] », p. 1697.

Page 343: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

331

que Polanyi et plusieurs autres aient montré le drame humain que cause cette grande

transformation paradigmatique au 19e siècle, la « science normale » continue son influence,

tant au niveau du pouvoir social et psychosocial que de l’enseignement. Comme nous

l’avons soulevé et comme nous le rappelle Morin, cette voie est dorénavant sans issue912.

Il n’en demeure pas moins que les défenseurs du discours dominant, qui contribue à

influencer les modes de pensée cherchent les solutions aux problématiques actuelles à

l’intérieur de leur propre univers paradigmatique.

La croissance économique reste un impératif pour les élites politiques et

économiques qui ne pensent qu’à ajouter des rails au-devant du train fou du

capitalisme, feignant d’ignorer sa destination finale et ne comprenant pas qu’il

faille changer non seulement de véhicule, mais de direction913.

Les élites se limitent, par conséquent, au champ d’application de leur propre sphère

d’activité et aux solutions qu’ils entendent apporter pour régler les problèmes qui se

présentent à eux. Puisque les « décideurs » se situent dans une sphère d’activité

désencastrée et « dé-solidarisée » des autres dimensions humaines, ils se donnent ainsi

l’autorité nécessaire pour « imposer » une série de réponses exclusivement fournies à partir

de leur propre représentation du monde et les référents philosophiques qui la constituent.

Kuhn a bien montré l’importance de distinguer une énigme d’une anomalie dans un

problème. Une énigme est une réponse parfaitement cohérente et acceptable qui se situe

dans les registres normaux d’un paradigme dominant. Elle est une solution conforme à un

cadre paradigmatique supérieur qui se sert de la résolution d’énigmes pour justifier la

pertinence de sa présence et de sa dominance. Une anomalie est un problème persistant qui

naît de l’insuffisance d’un paradigme dominant à y répondre de façon satisfaisante. Une

anomalie se présente généralement comme une difficulté devenue insurmontable à

l'intérieur d’une tradition de recherche dominante. L’anomalie vient remettre en question

l’argumentaire conventionnel et habituel de la science normale, c’est-à-dire dominante.

L’anomalie constitue un prélude à des crises tant scientifiques que sociales et politiques,

c’est-à-dire à de possibles révolutions qu’engendre le passage d’un paradigme à un autre.

912 E. MORIN. La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Pluriel, 2012. 913 C. CARON. « Cap sur la décroissance », p. 12.

Page 344: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

332

C’est ici que la pensée philosophique comprise comme une maïeutique s’active

globalement d’une façon toute particulière, nous avertit Kuhn, puisque d’autres fondements

anthropologiques et éthiques doivent être envisagés dans le but de répondre aux anomalies

qui se dressent et qui exigent des clarifications. En bref, des questions de sens surgissent et

doivent être réfléchies afin de sortir des ambiguïtés que suscitent de nouvelles situations

humaines devenues problématiques et « anormales ». Kuhn a montré que les tenants d’une

représentation dominante du monde confondent souvent anomalie et énigme. Cette

confusion, voire cette obstination à rester campé sur des paramètres jugés complets sont des

vecteurs qui provoquent des crises, dont le paradigme dominant est parfois lui-même la

source et l’auteur. La solution aux anomalies qui le dépasse, dira Kuhn, se trouve désormais

ailleurs, c’est-à-dire dans une représentation différente du monde et de l’homme. Les

éléments pour un changement de paradigme s’installent.

Dans son analyse, Kuhn accorde une grande importance aux faits sociologiques des

communautés de recherche qui manifestent souvent des résistances fortes au changement

en temps de crise. La ténacité des partisans du paradigme dominant à garder leur cadre de

référence intact ne doit pas être sous-estimée, malgré le fait qu’il conduise à des paralysies

politiques et économiques, voire à la destruction des formes sociales vitales et des

ressources environnementales qui soutiennent leurs actions. Ainsi, un paradigme ne se

développe pas et ne se maintient pas uniquement et exclusivement sur la base de son

argumentaire, quoiqu’il demeure fondamental. Un aspect sociologique déterminant lui

permet la structuration suffisante pour le préserver et l’encourager.

Cela nous conduit à un sujet connexe soulevé par Kuhn, l’éducation. Puisque « [l]es

transformations paradigmatiques doivent se traduire, entre autres, par des transformations

de l’organisation éducative »914, il nous semble important de réfléchir, dans le contexte

actuel de remise en question du modèle dominant, sur cette activité humaine fondamentale

que nous avons développée ici et là au fil de notre thèse. Nous avons évoqué dans le

premier chapitre le travail de fond réalisé par les grandes instances économiques mondiales

914 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 257.

Page 345: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

333

pour un enseignement fondé sur cette représentation du monde. Suivant la logique

kuhnienne, De Vroey affirme qu’

[u]n premier facteur est le conservatisme de la profession. Il découle à la fois de

l’attitude des économistes à l’égard de leur science et de la structure du contrôle

social à l’intérieur de la profession, préservant le paradigme néo-classique et

encourageant son développement. Dans sa forme actuelle, hautement élaborée,

le paradigme néo-classique correspond à une valeur profondément ancrée chez

l’économiste-type, à savoir le désir d’être scientifique915.

De Vroey continue son raisonnement :

Que ce soit au niveau du contenu de l’enseignement, de l’admission dans la

profession, du contenu des recherches et des publications, tous les contrôles

sociaux protègent le paradigme existant. Le candidat économiste est soumis à

un conditionnement prolongé qui, dans la plupart des cas, va mener à adopter

l’ensemble des valeurs de la profession et à s’identifier au paradigme916.

De toute évidence, dans les discours et les recherches effectuées par les économistes et

leurs protagonistes, un phénomène ne doit jamais être abordé : celui d’évoquer, en temps de

crise, la possibilité d’un changement social, c’est-à-dire la transformation réelle d’une

société par une « […] révolution scientifique qui servirait de levier à une révolution

politique »917. Aux dires de Cohen, elle semble importante à réaliser puisque,

[f]ace à ces immenses transformations, Homo economicus est un bien pauvre

prophète. En voulant surmonter les obstacles qui se dressent à la poursuite de

l’enrichissement, et au nom de l’efficacité, il chasse ses propres compétiteurs,

les Homo ethicus, empathicus…, ces autres parts de l’homme qui aspirent à la

coopération, à la réciprocité. Mais en triomphant de ses rivaux, il meurt,

enfermant la nature humaine dans un monde privé idéal et, au final,

inefficace918.

Voilà pourquoi l’éducation, telle que proposée par Kuhn, demeure un élément

essentiel à considérer dans l’actualité de notre réflexion. Reprenons une citation déjà

utilisée au deuxième chapitre où Bertrand et Valois signifiaient avec justesse que le monde

de l’éducation est un lieu privilégié en montrant,

[…] d’une part, que la société définit les fins de ces organisations [éducatives]

et, d’autre part, que celles-ci possèdent la capacité de choisir des fins

différentes de celles qui sont fixées par la société, de choisir conséquemment un

915 M. DE VROEY. « Une explication sociologique de la prédominance du paradigme […] », p. 1695. 916 Ibid., p. 1696. 917 Ibid., p. 1700. 918 D. COHEN. Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, p. 206.

Page 346: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

334

type de société opposé au type dominant qui tente de lui imposer une

orientation particulière919.

C’est ce qui fera dire à Charles Gide au début du 20e siècle qu’il existait une différence

marquée entre l’éducation ancienne, comprise comme libérale, et l’éducation nouvelle

interprétée comme coopérative : « Si l’on me demandait de résumer en un mot la différence

entre l’école nouvelle et l’école ancienne, je dirais ceci : dans l’étude des phénomènes

économiques, l’école ancienne s’attachait à ce qui demeure, tandis que l’école nouvelle

s’attache à ce qui change »920. Nous pourrions rajouter que c’est l’école qui transforme au

sens educere du terme. Et pour cause, puisque la situation actuelle nous convie à saisir en

parallèle l’importance de

[…] former des gens capables de repenser les finalités de la vie et d’inventer les

institutions susceptibles de les réaliser, ce qui est éminemment une tâche

philosophique et politique, et pas d’abord technique, fonctionnelle et

adaptative921.

Le questionnement soulevé jusqu’à maintenant dans ce chapitre touche les affaires

citoyennes. L’éducation doit donc se placer directement au cœur de la démocratie et de la

souveraineté des peuples parce qu’elle enrichit les nombreuses formes culturelles qui, à

travers la diversité des personnes et des communautés, expriment continuellement l’unité

symbolique des destinées humaines. Or, écrit Claude Béland, « […] il ne peut y avoir ni

démocratie ni citoyenneté sans éducation. L’éducation à la citoyenneté, c’est l’oxygène de

la démocratie. La démocratie ne peut réellement vivre son plein potentiel sans la présence

et la participation des citoyens démocrates »922. Puisque la démocratie de type républicaine

est un système qui se nourrit d’antagonismes qu’elle tente continuellement de réguler,

l’éducation doit permettre les qualités citoyennes, rappellera Thomas De Koninck, dans la

mesure où l’éducation

[…] éveille au monde et à autrui, dénoue l'esprit, le guérit de l'obsession et de la

folie qui font voir une chose constamment sous le même angle, fortifie le

919 Y. BERTRAND et P. VALOIS. Fondements éducatifs pour une nouvelle société, p. 20. 920 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 157. (C’est l’auteur qui souligne). 921 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 281. 922 C. BÉLAND. Plaidoyer pour une économie solidaire, p. 123.

Page 347: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

335

jugement qui est la seule puissance qui fasse de l'humain un être véritablement

libre; aussi faut-il donner au peuple tout entier accès à cette culture923.

Cette posture éducative doit permettre aux personnes et aux communautés de se retrouver,

de se reconnaître, de s’exprimer et de se projeter. Elle doit être le point de départ pour

apprendre à faire personnellement œuvre commune dans l’incertitude de l’avenir, tant local

que mondial, afin de « […] renforcer les conditions qui rendront possible l’émergence

d’une société-monde composée de citoyens protagonistes, engagés de façon consciente et

critique dans la construction d’une civilisation planétaire »924.

L’éducation ne doit pas simplement favoriser l’educare, cette activité toujours

nécessaire de réception et de transmission de connaissances et de valeurs. Elle doit aussi

mettre en branle un processus démocratique associé à toute forme d’educere, c’est-à-dire

celle qui oblige à considérer l’intégration de ces mêmes connaissances et cadres normatifs

dans une logique de délibération, d’interrogation, d’analyse critique, de discussion, de

débat et d’appropriation, en bref, une maïeutique nécessaire pour notre temps, seul chemin

qui facilite la recherche de valeurs communes vers un bien-être collectif. C’est à l’intérieur

de cette dynamique socratique de coopération éducative que se rétablissent les liens sociaux

et la cohérence sociale. C’est un apprentissage de tous les instants qui se concrétise par

l’institution éducative à caractère démocratique et citoyenne dont le « ré-enchâssement »

des disciplines humaines se réalise dans toutes sa complexité. Plusieurs auteurs préoccupés

par la situation actuelle souhaitent, par l’éducation, « […] sortir de l’état de désarticulation

et de fragmentation du savoir contemporain ainsi que d’une pensée sociale et politique dont

les approches simplificatrices ont produit l’effet qu’on connaît trop bien, et dont l’humanité

pâtit »925.

Un changement de paradigme éducatif doit conduire à une réforme de la pensée et au

passage d’une épistémologie qui impose de connaître par réduction et séparation à un

paradigme qui propose une connaissance par « reliance » et intégration. Edgar Morin pose

923 T. DE KONINCK, Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, p. 146. 924 E. MORIN. Éduquer pour l’ère planétaire […], p. 132. 925 Ibid., p. 49.

Page 348: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

336

une réflexion intéressante à ce sujet qui traverse la plupart de ses œuvres. Il en fait un

résumé :

La réforme de l’esprit dépend de la réforme de l’éducation, mais celle-ci

dépend aussi d’une réforme de pensée : ce sont deux réformes maîtresses, en

boucle récursive, l’une productrice/produit de la réforme de l’autre,

indispensables à une réforme de la pensée politique qui commandera à son tour

les réformes sociales, économiques, etc., mais la réforme de l’éducation dépend

aussi de la réforme politique et des réformes de la société, lesquelles découlent

de la restauration de l’esprit de responsabilités et de solidarité, à son tour

produit de la réforme de l’esprit, de l’éthique de la vie926.

Selon Morin, toutes les crises humaines actuelles sont directement reliées aux crises

cognitives, à notre mode de connaissance qu’il qualifie de sous-développé parce qu’inapte à

contextualiser et à intégrer des savoirs qui donnent sens à la personne et à la communauté.

Ce mode de connaissance dans sa division technique est source d’ignorance profonde sur la

globalité du fait humain et contribue à l’aveuglement culturel. « Si on n’y prend garde, ce

processus nous privera davantage de notre capacité de penser autrement – et donc de

transformer – la vie, le travail, la nature, le bien commun et le lien vital qui nous unit aux

écosystèmes »927. C’est ce que dénonce De Koninck dans son ouvrage La nouvelle

ignorance et le problème de la culture928. La réforme de la pensée, en contexte éducatif,

exige donc aussi « […] une pensée de reliance qui puisse relier les connaissances entre

elles, relier les parties au tout, le tout aux parties, et qui puisse concevoir la relation du

global au local, celle du local au global. Nos modes de pensées doivent intégrer un va-et-

vient constant entre ces niveaux »929.

Une des grandes difficultés de notre temps soulevée en bonne partie par l’étude de

Polanyi demeure celle d’encastrer entre elles les réalités humaines et naturelles. Morin

rajoute que cette difficulté est aussi épistémologique et éducative puisque les personnes

peinent toujours à penser l’enchâssement, la « reliance », les liaisons, les interactions et

l’unité dans le multiple. Il est de mise de continuer à séparer ce qui doit être

fondamentalement lié parce que nous le pensons ainsi, prétend Morin. La pensée doit être

926 E. MORIN. La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, p. 498-499. 927 C. CARON. « Cap sur la décroissance », p. 12. 928 T. DE KONINCK. La nouvelle ignorance et le problème de la culture. 929 E. MORIN. La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, p. 240.

Page 349: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

337

apte aujourd’hui à relever le défi du réel et du concret de la vie dans toute sa complexité,

ses antagonistes et ses incertitudes. Elle doit être source de solidarité, qui est cette valeur

que nous avons aussi définie précédemment comme étant une de liaison et d’intégration.

C’est ce que devraient permettre l’éducation citoyenne et coopérative. Charles Gide

synthétise cette reconnaissance éducative de la façon suivante :

Et si vous me demandez de définir à mon tour cette nouvelle école, comme je

l’ai fait pour les écoles précédentes, par un seul mot, je dirai – bien qu’il soit

assurément assez difficile de résumer en un mot tant de systèmes divergents, je

dirai qu’elle est l’école de la SOLIDARITÉ930.

Paul Lambert écrira que la tâche éducative en milieu coopératif appartient à l’essence

même de la démocratie participative931, où existent et s’expriment des personnes aux

dimensions multiples continuellement interreliées aux autres et à la nature. Dans la logique

de la complexité de notre monde, la coopérative demeure un instrument efficace qui permet

le rétablissement des liens fondamentaux (économiques, sociaux, environnementaux et

culturels) que le monde actuel dissout continuellement. L’éducation coopérative, pour être

efficace, devra aussi effectuer sa propre réforme de la pensée, c’est-à-dire celle d’une

pensée fondée sur ses postulats paradigmatiques qui révèlent une anthropologie

philosophique particulière et un cadre normatif spécifique qui répond à des finalités et des

projets de sociétés singuliers dont la pierre d’assise est la coopération. Plus que jamais

l’heure est « [à] la pensée critique, à l’agir collectif qui institue la liberté dans l’espace

public, à une nouvelle socialité fondée sur la solidarité »932. Si Polanyi avait raison

d’attester que le paradigme économiste nourrit la planète de fictions, il est d’une nette

nécessité encore aujourd’hui d’en interroger ses assises pour refonder un vivre ensemble

différent qui ne sera pas construit seulement sur des postulats collectifs, mais surtout sur

une fondation paradigmatique capable d’enchâsser et d’imbriquer tant le volet personnel

930 C. GIDE. Coopération et économie sociale. 1886-1904, p. 169-170. (C’est l’auteur qui surligne).

Gide prétend que l’école de la solidarité, valeur très importante dans son œuvre, est la synthèse de l’école

libérale et de l’école socialiste. Il souligne que : « […] si j’avais à définir l’école socialiste par un mot,

comme l’école classique qui s’intitule fièrement l’école de la LIBERTÉ, je dirais qu’elle est l’école de

l’ÉGALITÉ » (Ibid., p. 168). (C’est l’auteur qui surligne). 931 P. LAMBERT. La doctrine coopérative, p. 251. 932 J.-C. RAVET. « La marche du monde », Relations, no 765, juin 2013, p. 3.

Page 350: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

338

que les volets social et culturel. C’est du moins ce que nous avons tenté de soulever par le

biais de ce travail de réflexion.

Cela nous conduit à considérer un dernier point avant de clore ce chapitre, point qui

nous semble important de souligner : la coopérative est de par sa structure, une organisation

humaine qui contribue déjà à une œuvre de civilisation.

4.3 PARTICIPATION COOPÉRATIVE À UNE ŒUVRE CIVILISATIONNELLE

La discussion philosophique que nous avons tenté de mener dans ce chapitre

dévoile que

[…] le problème que nous affrontons révèle clairement sa nature

civilisationnelle puisqu’il s’agit des questions de valeurs, de finalités, de

modèles identitaires et normatifs. C’est donc à ce niveau de la responsabilité

éducative qu’il est devenu urgent de poser la question de savoir quelle

orientation il faut donner au développement général de l’humanité en voie

d’unification933.

Les nombreux éléments évoqués dans ce travail tentant de décrire le monde dans lequel

nous vivons actuellement permettent de soumettre l’hypothèse qu’effectivement,

l’humanité se dirige peu à peu vers un nouveau carrefour où des choix importants et

structurants seront à faire collectivement et, souhaitons-le, démocratiquement. Tout comme

Freitag, il nous semble

[…] impératif de trouver les moyens d’une véritable représentation non

seulement des États, ou des milieux socioéconomiques, ou des organisations

transversales de la « société civile », ou des regroupements régionaux et

continentaux, mais des civilisations, puisqu’elles continuent à former et à

inspirer ce qu’on peut nommer l’« âme de l’humanité », sa dimension

spirituelle, intellectuelle et culturelle934.

La réflexion que nous avons proposée jusqu’à maintenant nous amène à présenter le

coopératisme non seulement comme une doctrine qui alimente le mouvement coopératif

lui-même, mais comme une véritable philosophie contemporaine935 capable d’apporter des

933 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 282. 934 Ibid., p. 388. (C’est l’auteur qui souligne). 935 Nous reprenons ici l’idée de Jean-François Draperi que nous faisons nôtre : « […] une philosophie de

l’économie sociale sera de plus en plus nécessaire dans les années à venir, pour accompagner le renouveau

du mouvement » (J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 146-147). À

Page 351: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

339

angles de solutions aux problèmes de la civilisation actuelle, confrontée avec des

perspectives économistes qui atrophient l’idéal démocratique qui tarde à surgir.

L’histoire a montré que l’encastrement économique avait eu raison, dans une certaine

mesure, du politique et du social dans l’Occident moderne. Aujourd’hui, la démocratie de

nos sociétés semble manquer de souffle. C’est justement ce que la civilisation actuelle

nécessite : un souffle nouveau dans le « ré-enchâssement » de l’économie à l’intérieur des

sphères sociales et politiques constitutives de tout lien personnel et communautaire qui lui

serait subordonné.

Nous posons que cette « nouvelle » démocratie ne sera ni libérale ni sociale, mais les

deux à la fois. Les valeurs fondatrices de la liberté et de l’égalité seront encastrées pour

donner et promouvoir une démocratie renouvelée, c’est-à-dire une démocratie coopérative

fondée sur la solidarité. Le coopératisme, selon la vision gidienne, est une philosophie qui

repose sur l’enchâssement des postulats politiques, économiques, sociaux, culturels et

éthiques tant d’un point de vue théorique que pratique. La coopérative est une association

de personnes qui utilisent la coopération comme une méthode qui permet,

démocratiquement et souverainement, de traiter des problèmes qui les concernent dans le

respect et la diversité des points de vue, qui dans leur antinomie, réunit l’humanité.

4.3.1 Une méthode à considérer

L’histoire de la coopérative nous apprend que « […] l’organisation coopérative s’est

révélée au départ sous la forme d’une action vécue, réalisée par des hommes pratiques afin

de résoudre leurs problèmes du jour »936. Inspirés cependant par les utopistes et les idéaux

démocratiques du 18e siècle, la pratique coopérative s’est développée lentement à

l’intérieur d’un monde entrepreneurial de type capitaliste puissant en vue de répondre à des

besoins humains très concrets. Présentés comme un phénomène social marginal et concret,

la coopérative et ses promoteurs sont portés vers l’action, vers la discussion des objectifs et

la suite de cette recherche, nous comprenons maintenant que la philosophie coopérative reste en partie à

construire… 936 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. I. […], p. 9.

Page 352: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

340

des aspects fonctionnels. En parallèle à une construction pratique se bâtit peu à peu un

cadre théorique originale. Le lien entre la praxis et la théorie qui se nourrit mutuellement,

lentement et progressivement. Les pratiques coopératives de Rochdale ont ainsi érigées

avec les principes mis en application un cadre théorique et, avec le temps, des obligations

juridiques précisant toujours plus finement les finalités originales de l’institution

coopérative. Pensons entres autres à la liberté d’entrée et de sortie, au vote démocratique et

aux décisions collectives, à la distribution des excédents en fonction du lien d’usage et

l’interdiction de faire profiter les sociétaires des excédents réalisés par la participation de

non-membres. Le mode coopératif demeure une expérience sensiblement pragmatique et

concrète doublée d’une réflexion qui permet de circonscrire l’action elle-même en la

réalisant. Angers rappellera :

Les 28 pionniers de Rochdale n’envisagent apparemment rien d’autre que

d’améliorer leurs misérables conditions de vie et celles des concitoyens qui

voudront se joindre à eux en ouvrant un magasin dont les règles de

fonctionnement seront très concrètement déterminées selon ce qui est devenu

aujourd’hui les principes fondamentaux de l’activité coopérative. Leur vision

n’a rien d’idéologique. Elle correspond tout simplement aux conclusions

logiques qu’impose le fait qu’ils veulent mutuellement se procurer ensemble les

produits de l’existence au meilleur coût937.

Les pratiques coopératives initiales ont ainsi mis en branle une façon de faire

conforme à des principes et des valeurs que la théorie a systématisée par la suite dans un

mouvement de va-et-vient entre la pratique et l’idéal porté par l’intuition raisonnable et le

sens profond de l’humain perçu dès le début par les fondateurs. Ainsi, comme le mentionne

Draperi, dans l’univers de la coopération, depuis ses débuts c’est la praxis qui « […] oriente

le cadre théorique de référence. Si les théorisations se font bien entendu avec le soutien de

chercheurs, ce sont les acteurs qui définissent et orientent le mouvement »938. La

coopération constitue ni plus ni moins une réalité dont le projet idéalisé nourrit la

réalisation concrète et la réalisation, le projet. La coopération s’inscrit par conséquent dans

un acte évolutif et une méthode particulière conforme à un processus de formation par la

937 Ibid., p. 70. 938 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 23.

Page 353: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

341

recherche-action. « Elle articule une pensée de l’action et une action pensée, qui

entretiennent entre elles une relation originale »939.

Le déploiement des coopératives passe forcément par le développement d’une pensée

sur les coopératives. Le modèle de recherche-action permet de traiter de la pensée et de

l’expérience coopérative de manière originale, selon La Manufacture coopérative :

Depuis Charles Gide, de nombreux auteurs s’y ont attelés, s’appuyant sur la

réflexivité dont font preuve les coopérateurs, c’est-à-dire leur capacité à

réfléchir sur eux-mêmes, à analyser leurs pratiques, et finalement à produire des

représentations sociales à travers leur expérience de la recherche-action. Cette

dynamique de recherche-action, qui s’ancre dans la réalité des vécus et de

l’agir, vise à nourrir les acteurs tout en reposant sur leur propre capacité à

produire des représentations du réel. Intégrer les apports de cette tradition de

recherche coopérative à un champ plus large de l’économie politique est un

enjeu tant scientifique que politique, en renforçant le potentiel transformateur

de la coopération940.

Il appert qu’une méthodologie typiquement coopérative devrait voir le jour afin de

favoriser une dynamique de recherche en contexte interdisciplinaire. Ce modèle de

recherche permettrait de comprendre que deux angles de travail en coopération peuvent

soutenir la recherche coopérative de manière complémentaire. D’une part, l’instauration

d’une démarche méthodologique de type coopératif pourrait rassembler des chercheurs de

plusieurs disciplines et des praticiens coopératifs. D’autre part, les études et les recherches

de type coopératif d’orientation interdisciplinaire permettraient de reconnaître les vertus du

travail et de la recherche en coopération d’autant plus que les chercheurs eux-mêmes

postulent que la recherche sur les coopératives doit aussi se faire de façon coopérative. Ce

lien privilégié entre la recherche et la pratique facilitera à long terme les retombées des

travaux menés pour les partenaires du mouvement coopératif. On peut penser, par exemple,

à la co-construction d’ateliers d’éducation et de formation élaborés, vulgarisés et présentés

selon leurs besoins.

939 Ibid., p. 57. 940 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 52-53.

Page 354: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

342

Cette double fonction de la recherche en coopération engage les chercheurs et les

praticiens dans une expérimentation éducative fondée sur la recherche-action de type

coopératif qui articule, complémente et harmonise les logiques théoriques et les logiques

d’action trop souvent séparées941. Cette relation montre toute la pertinence, voire la

nécessité des recherches interdisciplinaires (stratégie, éducation, gestion de personnes,

philosophie, lois, etc.) pour les milieux de pratique coopérative car elle permet de répondre

à des problématiques concrètes du « terrain ». L’interdisciplinarité constitue un enjeu

essentiel du point de vue de la connaissance de la réalité et d’un point de vue du citoyen qui

doit lui-même « […] disposer d’un ensemble solide de connaissances pour exercer

effectivement ses droits politiques. […] l’enjeu est de comprendre le monde, certes, mais de

le comprendre pour le transformer »942. Laval et Tassi affirment qu’il y a

[…] un moment de synthèse indispensable au regard des spécialisations et des

fragmentations des disciplines. Cette recomposition de l’ensemble est

nécessaire aussi bien pour l’activité économique que pour la décision politique.

Elle fait même partie de la définition de la démocratie comme exercice d’une

souveraineté, laquelle implique un point de vue global classiquement déterminé

comme intérêt général943.

L’interdisciplinarité et la recherche-action facilitent une coproduction de

connaissances qui éclairent la pratique coopérative, qui ouvrent à de nouvelles recherches

et favorisent le développement continu et durable du coopératisme par l’éducation. Cette

posture méthodologique permet d’aller au-delà des sujets d’actualité et de générer de

nouvelles réflexions dans le milieu scientifique. Depuis les tout débuts du coopératisme, on

assiste à une expérimentation quotidienne de l’utopie tout autant qu’à un questionnement

permanent et technique des plus communs concernant la vie de l’entreprise. Il n’existe pas

deux mondes séparés entre le volet plus philosophique de la coopération et celui de son

applicabilité entrepreneuriale, entre l’aspect associatif et l’aspect entreprise, entre les

941 Voir entre autres :

H. DESROCHE. Entreprendre d’apprendre : de l’autobiographie raisonnée aux projets d’une recherche-

action, Paris, Éditions ouvrières, 1990; H. DESROCHE, Apprentissage 2 : éducation permanente et

créativités solidaires : lettres ouvertes sur une utopie d’université hors les murs, Paris, Éditions ouvrières,

1978; J.-F. DRAPERIE. Comprendre l’économie sociale. […]. 942 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous […], p. 63. 943 Ibid., p. 69.

Page 355: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

343

principes et la praxis, entre les pratiques de gestion et les motifs idéologiques, entre la

justification de l’action coopérative et l’action elle-même.

Au contraire, la coopération projette très loin la stratégie, dans le monde de

l’utopie, et s’enfonce très profondément dans l’opérationnel. C’est l’aller-retour

permanent dans une recherche-action, par les mêmes personnes, entre l’utopie

et le prosaïque qui fonde la méthode privilégiée de construction de la

coopération. Dans ce processus dialectique, il n’y a pas de grandes ni de petites

décisions : toute question est susceptible d’être mise en perspective944.

La méthode coopérative réunit tant des représentants des communautés coopératives

touchées par une problématique spécifique que des scientifiques dans un processus

commun de recherche-action. C’est ainsi que le processus de recherche mobilise tant des

connaissances scientifiques que des observations qui viennent du milieu de manière à

élaborer des stratégies de pratique qui permettent autant la création conjointe de

connaissances que leur transfert vers le terrain. La méthode coopérative se définit comme la

réalisation de recherches qui s’effectuent avec et pour les sociétaires des coopératives.

Cette approche s’oppose à une approche libérale et individuelle de la prise de pouvoir et

questionne la perspective d’un pouvoir uniquement dirigé vers des rapports de domination.

Dans cette optique, les partenaires coopératifs ne sont pas des objets de recherche,

mais des acteurs incontournables associés tout autant à la dynamique de la problématisation

et de la mise en œuvre de moyens novateurs de gestion et de gouvernance. Ce type de

méthode intensifie la prise en charge par les personnes elles-mêmes en vue de la résolution

de problèmes à l’aide des recherches en cours et à venir. La Manufacture coopérative

précise que

[p]lus qu’une « manière de faire », il s’agit d’une posture épistémologique qui

ne distingue pas le chercheur de l’acteur, le théoricien du praticien. Car c’est

bien de cette manière que nous concevons l’art de coopérer, en refusant de

s’enfermer dans des rôles ou des expertises, mais en pensant et agissant en

« citoyen économique »945.

944 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 133. 945 Ibid., p. 18.

Page 356: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

344

Aujourd’hui, d’après Laval et Tassi, la formation citoyenne doit « […] se rapprocher d’un

travail intellectuel collectif organisé selon un mode démocratique et collégial »946. Cela

exige de reconnaître que l’action et le jugement critique s’insèrent dans une réflexion

permanente d’inventions de nouvelles avenues de discussions, de débats et d’espace

d’action, car « […] les citoyens veulent non seulement comprendre “comment ça marche”

mais aussi pourquoi “ça ne marche pas bien” et surtout “comment faire pour changer les

choses en mieux”. Cette volonté de comprendre et d’agir constitue un préalable au plein

exercice de la démocratie »947.

Ainsi, le savoir, qu’il s’agisse de savoir issu du volet technique et scientifique ou du

volet fondamental et philosophique, doit pouvoir avoir du sens par rapport à la pratique car

il s’y enracine. Cette reconnaissance mutuelle des divers types de savoir, qu’il s’agisse de

connaissances scientifiques ou de connaissances pratiques, permet de construire en même

temps un savoir plus enraciné par rapport aux problèmes de la pratique et par rapport aux

connaissances plus décontextualisées. La mise en œuvre de cette méthode de recherche

réalisée par des acteurs qui sont aussi des chercheurs et des praticiens, définit en grande

partie l’éducation coopérative puisque « [c]onstruire et faire vivre le contrat de coopération

s’apprend »948.

C’est dans ce mouvement de complémentarité mutuelle et permanente de la recherche

et de l’action, de la théorie et de la pratique qu’émerge l’importance de l’acte éducatif

coopératif, faisant de la dimension éducative mutuelle un élément central et original de

cette méthode. Cette originalité « […] consiste dans la production d’un “savoir engagé”

soumis aux normes de la rigueur intellectuelle et au souci de l’émancipation

démocratique »949. En mettant en cohérence la théorie et la pratique dans un mouvement

éducatif singulier, cette posture de recherche dévoile des liens épistémologiques nouveaux

946 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous […], p. 118. 947 Ibid., p. 107-108. 948 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 86. 949 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous […], p. 111.

Page 357: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

345

à la compréhension et à la pratique de la coopération, liens qui consistent « […] à montrer

comment peut se concrétiser l’idéal de la solidarité »950.

Cette méthode qui sert à « […] produire des représentations pour agir »951 permet aux

chercheurs de s’extraire d’un modèle traditionnel de recherche décontextualisé et aux

coopérateurs partenaires de participer à l’élaboration d’un savoir contextualisé. Comme le

rapportent Laval et Tassi,

[i]l n’est plus question d’apporter un «savoir» et une «conscience» au peuple,

sur le modèle du savant venant expliquer à ce peuple qui doit savoir. Il s’agit

plutôt de développer la capacité réflexive des acteurs sociaux, ce qui suppose à

la fois la constitution de dispositifs et une politique imaginative de publication

permettant l’exercice collectif de cette pensée critique952.

Cette méthode propose des formes alternatives à la stricte transmission pour ouvrir aussi à

l’édification de connaissances « démocratisées ». Ainsi, la méthode de la recherche-action

coopérative mène vers une prise de parole où un sujet actif et conscient transforme son

expérience en connaissance et ses connaissances en expérience. En ce sens, elle est

foncièrement éducative et revêt des perspectives éthiques fondamentales.

Comme le mettait en relief Paul Prévost en 1992, la coopération n’est pas seulement

un mouvement d’entreprise, mais c’est aussi un mouvement de personnes associées et

socialisées, ce qui implique nécessairement et continuellement un important mouvement de

pensée. Plus spécifiquement, Draperi qualifie ce mouvement de « mouvement social qui

articule un mouvement de pensée et un mouvement d’entreprise »953. L’enjeu se situe dans

la reconnaissance tant par les praticiens que par les théoriciens et chercheurs que la

coopération constitue une pensée originale et que la complémentarité entre les deux types

d’acteurs fait émerger une activité réflexive dont la portée est méthodologique,

épistémologique et éducative. Selon La Manufacture coopérative, « [l]e travail en

coopérative offre donc la possibilité d’expérimenter des formes de formation diversifiées.

950 Ibid., p. 114. 951 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 53. 952 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous […], p. 119. 953 J.-F. DRAPERIE. Comprendre l’économie sociale […], p. 68.

Page 358: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

346

Elle donne ainsi accès aux coopérateur-es à de nouveaux savoirs et à de nouvelles

compétences »954.

La recherche sur les coopératives devrait ainsi se nourrir idéalement d’un double lien

d’expérience de co-opération et de complémentarité entre chercheurs eux-mêmes tout

comme entre les chercheurs multidisciplinaires et le milieu pratique des coopératives.

Depuis les tout débuts, le projet coopératif réclame la reconnaissance et le maintien d’une

certaine tension, d’un certain équilibre entre l’idéal et la pratique afin de construire un

mouvement social, économique et culturel concret, fidèle à sa nature afin de prévenir

certaines difficultés organisationnelles que nous avons évoquées plus haut. Nous rejoignons

ici les propos de Lacroix à l’effet qu’

[…] il faut en fait constamment revenir à la dimension éthique de nos choix

pour penser l’économie. Et cette dimension se caractérise essentiellement par la

prise en compte de valeurs et de normes, y compris les normes économiques,

pour concevoir nos actions. Elle est en amont de la norme économique955.

Cette méthode est foncièrement éthique puisqu’elle fait appel à l’intersubjectivité

humaine concrète. Il est exact d’affirmer avec Lacroix que l’approche coopérative se

déploie à la frontière du politique, du social et de l’économique, dans la mesure où la

coopérative peut réellement, dans sa pratique, intégrer les diverses dimensions séparées par

l’économisme956. Outre le fait de se manifester à la limite des diverses fonctions humaines,

le coopératisme, dans sa pratique, provoque, de par sa structure, un réel « ré-

encastrement ». S’il se révèle à la frontière des activités humaines, nous croyons qu’il

s’invite directement au cœur du processus démocratique, qui place la personne incarnée et

centrée dans un projet de construction sociale pour notre temps. Cette imbrication,

favorisée par une anthropologie coopérative et son cadre normatif démocratique, solidaire

et équitable, redonne au politique la possibilité de redéfinir un sens commun et un lien

symbolique primordial qui soutient la construction identitaire de toute communauté de

personnes.

954 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives, p. 71. 955 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 154. 956 Ibid., p. 166-167.

Page 359: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

347

4.3.2 Une synthèse à envisager

Face à la logique des grands systèmes du 19e siècle, cette réflexion sur le paradigme

coopératif nous a fait osciller entre deux grands courants de pensée, entre la coopérative

comme antithèse au système dominant et la coopérative comme synthèse du libéralisme et

du socialisme. Reprenons quelques idées avancées dans notre analyse.

Rappelons d’abord l’idée que la formule coopérative était et demeure un moyen pour

les personnes affectées par le système capitaliste de prendre une partie du contrôle de

l’activité économique. Dès la naissance du capitalisme moderne se manifesta comme

contre-mouvement la coopération, qui s’employa à reconstituer lentement une structure

sociale et économique ouverte à la libre participation de tous. Une des prémisses

fondamentales de la coopérative c’est la perspective que chaque sociétaire puisse accomplir

lui-même quelque chose pour lui-même. L’individualité est fondamentale. Ainsi, les

personnes deviennent sociétaires de leur coopérative parce qu’elles le souhaitent librement

et le désirent en vue de répondre à leurs besoins et aspirations. L’action coopérative ne

supprime pas l’individu, puisqu’elle règle, soutient et développe l’effort personnel par une

action collective concertée, débattue et décidée dans un contexte de co-construction. Dans

ce cadre, l’influence de la philosophie libérale reste présente et déterminante.

Le motif profond de la coopération exige un mobile d’individualité et de

personnalisation qui devient associationiste afin de répondre collectivement à des

nécessités de production et de distribution de biens et services. En ce sens, le coopératisme

se fonde sur une philosophie de la liberté, à l’opposé de celle proposée par le socialisme. La

coopération exige de chaque sociétaire une prise de conscience de la nécessité de la

solidarité humaine et une participation personnelle à l’organisation de cette solidarité

concrète dans des formes appropriées d’association. Par la coopérative, l’individualité est

mise à profit par la possibilité d’exercer un certain contrôle sur les orientations collectives

et les décisions de l’entreprise ainsi que sur les répartitions des produits de la coopérative.

Prévaut ainsi une « […] volonté en chaque individu de ne rien abandonner de son

pouvoir de contrôle sur la production au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour

Page 360: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

348

l’association devenue obligatoire, d’où la coopération »957. L’adhésion à une coopérative

est donc une affaire personnelle. Chaque sociétaire n’intervient aux assemblées qu’à titre

individuel et son vote est entièrement attribué à sa seule personne. En conséquence, chaque

sociétaire est considéré pour lui-même en fonction de ses besoins. C’est d’ailleurs ce qui

fait sa force. Quand les pionniers de Rochdale fondèrent la première coopérative de

consommation, leur choix d’entreprise était avant tout économique. Ils n’adhérèrent

cependant pas à la philosophie strictement individualiste selon laquelle tout développement

économique doit passer par l’initiative et la stricte institutionnalisation du capital. Ils firent

davantage référence à la représentation qui tient compte « […] de la dimension sociale, qui

postule des choix individuels pour une action collective en vue de maximiser les

satisfactions du plus grand nombre, ou éventuellement de tous »958.

Le capitalisme, auquel les circonstances historiques l’associent au libéralisme

économique, marque, au nom de la liberté, le triomphe de l’individualisme mercantiliste. Il

s’appuie également sur l’idée fondatrice d’une économie libre de cadre directeur, sauf les

jeux d’une concurrence entre différents agents individuels de la vie économique qui, axée

sur l’échange et la spécialisation, assure les modalités pour le maximum de production.

Angers qualifiera cette période comme étant celle de « […] l’anarchie érigée en règle de

gouvernement [dans laquelle] les économistes classiques font la démonstration que cette

anarchie même tend vers la plus parfaite “harmonie” […] »959. Considérée comme une

fiction, Polanyi a montré que cette vision du développement avait fait figure de condition

nécessaire au progrès et à la prospérité économique pour les entrepreneurs et investisseurs.

La science économique se charge de montrer que la libre concurrence des entreprises sur

les marchés établit automatiquement des limites et des équilibres conformes aux exigences

de la satisfaction maximum des besoins individuels960.

De son côté, le coopératisme accentue davantage son message sur une individualité

circonscrite par les besoins et les aspirations humains et organisée de façon associative et

957 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II, p. 26. 958 Ibid., p. 115. (C’est l’auteur qui souligne). 959 Ibid., p. 391. 960 Ibid., p. 15.

Page 361: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

349

participative pour y répondre. Si le développement du système capitaliste, par la force

idéologique du libéralisme, constitue l’affaire d’entrepreneurs et d’investisseurs désireux de

réaliser le meilleur profit, c’est en tant que propriétaires-usagers – comme consommateurs,

travailleurs et/ou producteurs actifs – que la coopérative tente de restaurer un type

d’économie en équilibrant les positions strictes de l’individualisme et les exigences de la

solidarité. Elle questionne ainsi les notions de propriété et de pouvoir, distinction classique

qui demeure très importante et qui essaie d’intégrer des éléments qui sont d’habitude

radicalement différents, voire opposés.

Les sociétés de personnes sont des associations dans lesquelles les personnes

sont l’élément significatif du contrat d’association qui intervient entre elles en

vue, dans l’ordre économique, de poursuivre une activité productive; les

sociétaires de capitaux, au contraire, quoique nécessairement composées de

personnes, sont centrées sur les capitaux qui en sont l’élément-clé961.

Les deux réactions historiques à la phase capitaliste de l’évolution économique ont

été le coopératisme et le socialisme qui se sont présentés comme deux formes

d’organisations économiques distinctes qui cherchent à restaurer le principe communautaire

comme base du développement économique. Le socialisme et le coopératisme sont des

remises en cause du système dominant, donc globalement des antithèses au libéralisme

économique ayant cependant chacune leurs propres caractéristiques. Elles ont mis en

lumière qu’un fait social articulé est un élément de productivité qui ne se réduit pas

uniquement à la logique individualiste.

Sous l’influence du socialisme du 19e siècle, de qui elle empruntera une partie de son

argumentaire social, l’initiative coopérative se donne les moyens de construire un type

d’économie adapté aux exigences d’une société de progrès scientifique et technique sans

renoncer aux principes de la liberté et de l’égalité. Inspiré par Marx et Engels, mais

indépendamment du concept de la lutte des classes, le coopératisme entend réformer

patiemment les mentalités en proposant une représentation de l’homme différente du

socialisme. Elle cherche à mettre en place un système résultant de la libre initiative dont

961 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. I, p. 51

Page 362: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

350

l’existence n’a de sens qu’en fonction des personnes qui la composent et qui acceptent

volontairement d’y participer ou de s’y retirer.

Le socialisme quant à lui, se basant sur la notion de lutte des classes, souhaite

l’appropriation politique du pouvoir par les ouvriers et l’expropriation des capitalistes

individualistes au profit de la collectivité du prolétariat. Le coopératisme appelle les

personnes, comme consommateurs, travailleurs ou producteurs à organiser et à constituer

une entreprise à propriété collective pour le contrôle des instances économiques. En

définitive, conclura Angers, « […] les deux réformes socialiste et coopérative visent, en

effet, chacune par ses moyens propres, à redonner le pouvoir, la direction de l’économie, au

peuple associé, faute de pouvoir retrouver l’individualisme originel »962. Le socialisme

propose une solution socialisée et socialisante à caractère politique global pour toute la

société. Le coopératisme conserve le raisonnable de l’individualisation en permettant des

formules d’association et de participation démocratique. L’un cherche à socialiser les

moyens de productions, l’autre à le démocratiser.

Une des grandes caractéristiques qui se dégagent du coopératisme, contrairement au

socialisme et même au capitalisme, c’est cette possibilité concrète et réelle de se développer

comme organisation entrepreneuriale à partir de la base, c’est-à-dire par l’adhésion

volontaire et populaire des personnes qui se constituent en communauté de recherche et en

communauté d’affaires. La logique ne vient pas d’en « haut », sous l’égide d’un type

d’autorité qui commande ou impose de par le pouvoir politique centralisé, comme le

proposait le socialisme ou celui du pouvoir économique par la concentration du capital des

libéraux. Afin de répondre à des besoins et des aspirations, la coopérative tente de

mutualiser le travail, la consommation, la production et l’épargne, permettant à des

sociétaires de disposer des capitaux suffisants pour faire face aux exigences du progrès et

des marchés, sans crainte de dépossession et sans violence.

Cette réalité, attribuée essentiellement à la prise en charge des personnes à la base du

processus coopératif, s’exprime dans une autre grande distinction entre le socialisme, le

962 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II, p.394.

Page 363: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

351

libéralisme et le coopératisme, celle de la conception que chacun des systèmes se fait de la

liberté et de l’égalité et de la façon de l’actualiser dans un cadre politique et économique. Si

la compréhension de la valeur de la liberté distancie le socialisme du coopératisme, ainsi en

est-il d’une distinction conceptuelle et pratique marquée de la valeur de l’égalité avec le

libéralisme. Le socialisme critique la libre initiative et remet en cause les principes de

liberté incarnés par la Révolution française. Le libéralisme, pour sa part, en fait le pivot

central de tout son système économique négligeant l’égalité. C’est ce qui fera dire à Draperi

que la coopérative est un instrument civilisationnel privilégié qui, à elle seule, « […]

parvient à relier le mode d’action politique fondé sur les valeurs de la République – liberté,

égalité, fraternité – et le mode d’action économique »963. Ces valeurs, dira-t-il encore au

sujet du coopératisme, « […] constituent ensemble, et seulement ensemble, les conditions

de [son] émancipation »964.

Ainsi, le coopératisme privilégie la libre initiative des personnes, leur reconnaissant

en même temps l’égalité en dignité et en droit, et met en relief la nécessité de procéder par

association démocratique afin de maîtriser l’économie et de lui conférer le statut de moyen

devant répondre à des finalités humaines de toutes sortes. Dans un régime libéral, la

puissance du capital permet à l’entrepreneur d’organiser et de contrôler le processus

économique. Le rôle du consommateur, dans un tel contexte, se limite à l’exercice d’un

véto d’acheter ou de ne pas acheter. Quant au socialisme, il construit son système sur le

pouvoir d’un État prolétaire et d’un mécanisme de coordination qui tentent de planifier et

de diriger les orientations économiques. La coopération reposant essentiellement sur le

mode de l’usage et sur l’adhésion libre de ses sociétaires planifie aussi des projets de

développement en fonction des besoins réels et des circonstances économiques qui la

touchent. Des personnes s’activent démocratiquement à y répondre par le biais d’une

entreprise collective privée.

Cette particularité ouvre ainsi la propriété coopérative à l’ensemble de la collectivité,

prévenant ainsi les prétentions plus individualistes qui, dans un cadre capitaliste, sont

963 J.-F. DRAPERI. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, p. 253. 964 Ibid., p. 17.

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352

principalement contrôlées par une quantité d’actions restreintes émises par des actionnaires

et des administrateurs de sociétés.

Sous ce jour, la coopérative appartient clairement à l’ensemble de la collectivité

et non vraiment à chaque sociétaire pris individuellement dans son droit de

propriétaire. L’appropriation coopérative, plus complexe dans la perspective de

nos traditions juridiques que soit la propriété publique, soit la propriété privée,

constitue donc vraiment une forme collective d’appropriation, mais non

collectiviste, c’est-à-dire intégralement respectueuse de la liberté de chacun d’y

participer ou non965.

La coopérative cherche ainsi à créer un cadre économico-social différent où la liberté des

sociétaires est garantie, sans pour autant avoir à se subordonner à des États et où les

sociétaires consommateurs, travailleurs ou producteurs sont eux-mêmes les agents du

développement économique et les propriétaires des moyens de production.

Ces quelques réflexions, qui résument des positions développées tout au long de cette

thèse, permettent de comprendre la posture philosophique qu’occupe le système coopératif

et de saisir l’influence des deux grandes idéologies occidentales qui furent déterminantes

pour son propre développement et sa propre compréhension. Cependant, l’essentiel, c’est

de concevoir que le modèle coopératif doit être étudié comme un système en soi ayant ses

propres représentations et une pratique spécifique. Il semble assez clair que les coopératives

sont des vecteurs de transformations sociales originales qui synthétisent des aspects

déterminants du libéralisme, terreau de sa naissance, et du socialisme de qui il a emprunté

certaines de ses bases philosophiques importantes permettant à l’homme de comprendre,

entre autres, que lorsqu’il travaille pour la communauté et le bien commun, il travaille aussi

pour lui. Cela conduit à la reconnaissance d’une activité coopérative originale et ambitieuse

qui porte en elle les germes d’une société de type démocratique ralliant de façon inédite et

méthodique le politique et l’économique, l’associatif et l’entrepreneuriat, l’individualité et

le collectif, la pratique et la théorie, la liberté et l’égalité, la formation et l’éducation, le

développement local et l’international. La formule tente, dans un élan vital, concret et

965 F.-A. ANGERS. La coopération. De la réalité à la théorie économique. II, p.27.

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353

équilibré, de répondre consciemment et collectivement aux problématiques réelles qui

frappent les sociétés selon les époques et les communautés humaines966.

Cette forme de démocratisation de la production et de la consommation des services

et des biens, qui exige une constante prise en charge des sociétaires, suppose l’éducation et

l’exercice d’une citoyenneté. Ces actions ne peuvent résulter que d’une démarche et de

décisions participatives et démocratiques. Ainsi, la question de la propriété des moyens de

production et de l’exercice du pouvoir reste un sujet d’une grande actualité puisqu’au

niveau mondial, « […] cent quarante-sept multinationales possèdent ainsi 40 % de la valeur

économique et financière de l’ensemble des multinationales mondiales, et au sein de ce

groupe il y a cinquante “grands détenteurs” de capital, dont des banques et des assureurs

français. Les principaux clients de ces institutions sont donc, mécaniquement, les maîtres

du monde »967.

Voilà pourquoi, il nous semble, le coopératisme peut être utile aujourd’hui. Il nous

permet de penser, à la suite de cette recherche, que de la coopérative émerge un paradigme

particulier qui, malgré une certaine marginalité, renferme une philosophie construite à

partir des valeurs et des principes très similaires à ceux qui ont permis de construire les

sociétés démocratiques dans lesquelles nous évoluons. Le paradigme coopératif, toujours

en évolution et se précisant dans un mouvement de va-et-vient continuel entre la pratique et

la théorie, aura pour tâche de guider l’approche plus pragmatique de la coopérative dans sa

gouvernance et ses outils de gestion. Nous souhaitons, à la suite de Gide et de plusieurs

autres, que cette réflexion permette aux coopérateurs et aux sociétaires de coopératives de

découvrir qu’ils ont entre les mains un instrument entrepreneurial original de

transformation personnelle et sociale et un outil pour construire plus humainement la

civilisation dans laquelle nous évoluons. Ils ont entre les mains la vraie richesse d’une

nation, c’est-à-dire eux-mêmes avec autrui!

966 Voir, entre autres, les nombreuses études présentées lors des deux derniers Sommets internationaux sur les

coopératives qui ont eu lieu à Québec en octobre 2012 et 2014 : https://www.sommetinter.coop/fr/

bibliotheque-virtuelle/etudes. 967 P. COURS-SALIES et P. ZARKA. Karl Marx et Friedrich Engels […], p. 69-70.

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355

CONCLUSION

Nous avons abordé tout au long de cette thèse une problématique sociale que nous

jugeons très importante et l’avons traitée à partir de trois éléments. Dans un premier temps,

nous avons posé le problème maintes fois relevé par bon nombre d’auteurs qui stipulent

que les crises et les problèmes sociaux, politiques, économiques, culturels et

environnementaux que vit notre époque de façon intensive sont en grande partie dus à la

vision du monde qui, en amont, la fonde. Nous nous référons ici au paradigme économiste

que nous avons analysé au premier chapitre. Cette prise de conscience du cadre social, à la

base du fonctionnement du libéralisme économique et du nouveau libéralisme actuel,

conduit les chercheurs à revisiter, de façon critique, les postulats anthropologiques et

éthiques qui fondent les pratiques d’une telle société. L’homo œconomicus constitue le

paramètre singulier à partir duquel les actions humaines et sociales se conçoivent et se

justifient. De cette perspective paradigmatique contingente et historique s’est développée

une pensée dominante qui influence la marche des grandes organisations sociales et

politiques en Occident, et ce, au point de vivre maintenant davantage dans des

environnements profondément économistes plutôt que sociétaux, voire civilisationnels. Le

paradigme économiste actuel est présent malgré le fait que nous découvrons peu à peu les

problèmes humains et naturels qu’une telle conception du monde provoque concrètement.

Une première caractéristique de ce modèle est la grande capacité de réduire la

globalité des activités humaines en en valorisant une seule de façon excessive,

subordonnant toutes les autres à l’économie. « Dé-encastrant » l’économie du politique et

du social, le paradigme régnant affecte par le fait même l’économie et déstabilise

l’équilibre nécessaire au maintien d’une capacité sociale de se gouverner politiquement et

souverainement. Abstraire et extraire l’économie de son milieu d’application concrète vide

le social et l’ampute d’une de ses dimensions essentielles, l’oikonomia, pour en faire une

chrématistique qui dénature les rapports éthiques et politiques des hommes entre eux et des

hommes et la nature. L’économisme constitue, en ce sens, un paradigme d’une grande

simplification qui réduit et atrophie, dans le concret, l’économie elle-même dans sa

possibilité réelle d’être un instrument qui construit les communautés humaines. Cette

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356

réduction de l’économie en un principe régulateur active un processus dont les

conséquences peuvent être dramatiques pour l’humanité et le milieu dans lequel elle évolue

puisqu’il brise les capacités multiformes et multiculturelles des hommes et des femmes à

répondre à leurs besoins.

Pour l’heure, les tenants de la pensée dominante et la culture qu’elle provoque

s’autorisent à manier les désirs et les attentes par la fiction soulevée par Polanyi qu’est

l’économie de marché autorégulée et autorégulatrice qui continue à exercer son influence

sur les consciences et les orientations sociales. Cette situation complexe impose un

discernement. La présente crise, tant économique, financière, sociale, politique

qu’écologique, devenue globale de par son ampleur multidimensionnelle et ses

conséquences autant locales que planétaires, place l’humanité devant une impasse qu’il est

pressant de comprendre et de résoudre.

De la société civile actuelle monte une dénonciation de plus en plus claire de

l’emprise de la culture économiste sur les sociétés et l’influence profonde de ce modèle sur

l’humanité elle-même et la nature. Une révision paradigmatique semble nécessaire en vue

de changement. C’est le deuxième élément que nous avons soulevé dans notre

problématique. Comme nous l’avons vu avec Thomas Kuhn, la réflexion sur les

changements de paradigme se doit d’être aussi philosophique puisqu’elle retourne aux

fondements mêmes de l’action qu’elle questionne. Toute pratique humaine repose sur des

jugements qui portent sur des visions anthropologiques, des valeurs et des finalités que se

donne une communauté de personnes à un moment de son histoire.

Beaucoup d’auteurs cités dans cette thèse prétendent, avec raison, que la société

actuelle doit fonder son action sur des postulats autres que ceux du néolibéralismel,

provocateur de crises répétitives de plus en plus sévères pour l’humanité et la nature. Cela

amène à revoir les cadres théoriques existants et à en proposer de nouveaux en vue de

changer de paradigme. Certains penseurs proposent d’autres avenues, d’autres sentiers pour

tenter de reconstruire les communautés et les sociétés. Ainsi, une question se fait

pressante : quel paradigme peut contenir en lui-même des propriétés suffisamment

convaincantes et pertinentes ayant la possibilité d’apporter des solutions aux crises et aux

Page 369: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

357

problèmes actuels? Puisqu’un changement de paradigme interpelle, certaines personnes

soulignent que le coopératisme pourrait être un paradigme intéressant et pertinent qui

réalise une forme de compromis particulier et original entre les perspectives philosophiques

défendues par le libéralisme économique et le socialisme scientifique.

Cela nous a amené à considérer le fait que la coopérative est une organisation qui

comporte des dimensions entrepreneuriales socialisantes, qui est présente dans le paysage

économique des nations. Nous avons également mentionné ses incidences et performances

socioéconomiques dans plusieurs secteurs d’activités. Malgré tout, la structure coopérative

demeure globalement méconnue du public et de bon nombre de sociétaires qui n’y voient là

qu’une forme d’entreprise efficace, mais relativement marginale, ayant tout au plus des

valeurs et des principes différents de la grande entreprise. On la soupçonne, la plupart du

temps, d’être subordonnée à la logique des organisations économiques dominantes. C’est le

troisième élément que notre problématique a mis en relief.

Le constat de notre analyse indique qu’il est souvent difficile dans la pratique de

gestion coopérative actuelle de faire valoir son identité propre. Cette ambiguïté dans la

pratique creuse un clivage avec l’idéal coopératif au point où les sociétaires eux-mêmes,

compris comme le cœur de l’organisation, en deviennent de simples clients. En bref, nous

pouvons reconnaître théoriquement des éléments distinctifs importants par rapport à

l’entreprise privée, mais la pratique coopérative s’articule mal avec l’idéal que défend le

coopératisme qui reste nébuleux, voire ignoré, d’une majorité de sociétaires et de

gestionnaires. Faute d’une reconnaissance plus fondée, la pratique coopérative se confond

avec celle des entreprises concurrentes. Cependant, les crises des dernières années, surtout

celle de 2008, et la reconnaissance en 2012 par l’ONU de l’Année internationale des

coopératives ravivent la réflexion sur ce mouvement.

Cette mise en contexte de notre problématique nous a conduit à poser une question

qui a servi de support à notre investigation philosophique : de la coopérative, reconnue

comme une forme d’entreprise encore aujourd’hui marginalisée et méconnue globalement,

peut-il se dégager un paradigme original indicateur d’une alternative dont notre

contemporanéité a besoin? Dit autrement, est-il possible d’affirmer que de cette

Page 370: Le paradigme coopératif : une matrice ... - Université Laval

358

organisation émane un paradigme porteur d’une philosophie anthropologique particulière et

d’une éthique spécifique capable de répondre aux enjeux de l’organisation coopérative elle-

même et à ceux de la société actuelle dominée par le néolibéralisme? Cela nous a conduit à

émettre l’hypothèse que de la coopérative et du coopératisme pourrait émerger un

paradigme capable de confronter aujourd’hui le paradigme économiste, considéré de plus

en plus comme décontextualisé, voire incompatible avec le développement humain et

social.

Pour poser la pertinence de ce modèle, nous avons entrepris au deuxième chapitre la

clarification de référents conceptuels nous permettant de mieux comprendre ce qu’est un

paradigme. Nous avons analysé le concept à la lumière des propositions de Thomas Kuhn

et compris que la notion de paradigme est un instrument particulièrement efficace pour lire

la réalité. De cette analyse, nous avons proposé une grille de lecture permettant de

circonscrire trois volets qui aident à mieux comprendre les spécificités essentielles qui

composent un paradigme et à faciliter son évaluation. Trois éléments caractérisent notre

grille : 1) tout paradigme propose une définition anthropologique particulière directement

reliée avec un rapport à la société et à la nature : toute conception anthropologique définit

un lien avec le social et le milieu (volet anthropologique et social); 2) en conformité avec

une définition particulière de l’être humain, se précise et s’agence un ensemble restreint de

valeurs et de principes spécifiques qui guide les décisions et les actions tant personnelles

que collectives (volet politique et éthique); 3) tout paradigme, dans sa pratique, propose ou

impose une série de finalités existentielles auxquelles une communauté humaine doit se

soumettre : les finalités ont pour but de donner une direction et un sens à l’ensemble des

actions posées (volet téléologique).

C’est à partir de cette grille de lecture que nous avons analysé les fondements

philosophiques du paradigme coopératif. Ce fut l’objet de notre troisième chapitre. Notre

recherche a permis de découvrir qu’une révision, une actualisation et un approfondissement

de la matrice coopérative dans ses fondements philosophiques entraînent deux

considérations complémentaires. La première, c’est que le paradigme coopératif permet de

découvrir un univers anthropologique et éthique vivifiant et original pour la pratique

coopérative entrepreneuriale la situant dans un cadre social non subordonné au paradigme

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359

dominant. L’analyse du paradigme coopératif montre qu’en aval, dans sa pratique, la

coopérative participe déjà et pourra participer davantage à la construction d’un projet de

société fort différent du modèle actuel. Tout en étant incluse dans un univers libéral et ultra

libéral, la coopérative s’en détache et annonce une façon de faire différente.

La deuxième considération est que le paradigme coopératif, comme matrice

disciplinaire renfermant une philosophie singulière, demeure une possibilité centrale à

l’émergence d’un autre paradigme. Voilà une nouveauté que cette réflexion aura suscitée.

Non seulement le paradigme coopératif demeure un élément d’impulsion pour la

coopérative elle-même, mais il l’est tout autant pour la société en général et devrait l’être.

Cette prétention que notre réflexion soulève cherche à promouvoir et à actualiser dans la

pratique les fondements philosophiques de la coopérative afin d’aider à répondre aux

enjeux des changements de paradigme et de déloger l’homo œconomicus et le déséquilibre

causé par sa chrématistique inhérente pour le remplacer par l’homo cooperatus, fidèle à

l’oikomonia et conforme aux grandes tendances de la philosophie de la complexité

partiellement abordée dans cette thèse. Si l’effet de l’homo œconomicus imprègne et

domine toutes les dimensions humaines, il nous semble juste d’affirmer qu’un changement

vers l’homo cooperatus constituerait une réforme de la pensée et une réforme de la culture.

Allergique à toute forme de domination et de réductionnisme objectivant, le coopératisme

se braque, sans violence, contre l’excessif du libéralisme et du socialisme. Entre les deux, il

tente tranquillement de se définir pour contribuer concrètement à la construction d’un genre

d’humanité plus inclusif, plus responsable, plus pacifique et plus juste.

Le paradigme coopératif est, en ce sens, constructeur d’humanité plaçant la personne

au centre d’une œuvre à faire en commun, et ce, de façon éthique et souveraine. L’homo

cooperatus, baigné des valeurs qui le caractérisent, est capable de répondre aux attentes

d’intégration disciplinaire de la société actuelle et s’inscrit dans la logique de l’avenir d’un

point de vue épistémologique respectant les paramètres de base de la pensée complexe.

C’est ce que la discussion que nous avons élaborée au quatrième chapitre cherchait à

montrer.

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360

La coopérative est l’instrument qui, fondamentalement, soumet l’économie à la

volonté souveraine et politique de ses sociétaires. Par le fait même, elle rétablit l’économie

dans les sphères humaines et la libère d’une chrématistique envahissante qui, par définition,

déshumanise. Par la coopérative, l’économie se libère de l’économisme et cette libération

rétablit la liberté même de l’homme dans la reconnaissance des égalités fondamentales. La

coopérative est celle qui, face à la chrématistique ambiante, propose de redonner à

l’économie toutes ses lettres de noblesse. L’expérience coopérative constitue l’organisation

qui facilite et permet l’oikonomia, une discipline tout aussi nécessaire que le politique et le

social, qui servent mutuellement au développement soutenable et intégral des personnes.

Mais ce développement ne peut se réaliser que dans la mesure où les personnes prennent

part concrètement aux enjeux complexes du monde dans un esprit de solidarité.

Philosophiquement différent, le coopératisme offre les avantages d’intégrer les

diverses facettes des dimensions humaines et de maintenir encastrées toutes les sphères de

ses activités, plaçant l’homo cooperatus au centre du projet. Il semble que ce soit une des

grandes conditions auxquelles les nouveaux paradigmes devront répondre : celle d’être

intégrateur de dimensions humaines; celle de solidariser les diverses sphères qui englobent

l’activité humaine. Voilà peut-être la grande transformation dont notre époque a tant

besoin.

L’homo cooperatus représente ces femmes et ces hommes, créateurs de richesse par

leurs activités concrètes en lien avec le travail, la production et la consommation qui, dans

une structure démocratique, participent économiquement, socialement, politiquement et

culturellement à la construction d’une culture qui soutient l’apprentissage d’une prise en

charge des destinées personnelles et collectives. Cette dynamique de responsabilisation se

manifeste par des instances précises où chaque sociétaire est invité à prendre la parole,

questionner, influencer, délibérer et voter pour des orientations collectives précises. C’est la

vigueur des sociétaires qui s’exprime prioritairement et non exclusivement la puissance du

capital financier. C’est la logique démocratique « un membre, un vote » qui prime sur la

logique financière « une action, un vote ». La force coopérative réside donc chez ses

sociétaires qui ne sont pas des actionnaires à la recherche d’une maximisation de leur

richesse personnelle, mais des maîtres d’œuvre, copropriétaires et usagers d’une

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361

organisation collective concrète qui cherche à répondre à des besoins et des aspirations et

qui redistribue, par la réciprocité, la richesse commune créée selon l’apport équitable de

chacun. La coopérative, cette association de personnes, se rend souveraine de l’économie

par sa structure à caractère social et politique. Elle ne donne pas seulement la possibilité de

« ré-encastrer » l’économie dans les autres sphères humaines, tel que le promeuvent

Polanyi et ses successeurs; elle empêche, au point de départ, toute forme de « dé-

encastrement » de l’économie.

La coopérative est une organisation souveraine intégratrice dont l’homo cooperatus

est l’acteur principal et l’auteur des orientations économiques qu’il planifie et décide

collectivement de mettre en marche pour faire œuvre commune. Les perspectives qu’offrent

la coopérative et le coopératisme, positionnant la personne humaine et sa communauté au

cœur même d’un projet de société transformateur par la coopération, démontrent

philosophiquement que la pensée unique imposée culturellement ne tient pas la route et que

le paradigme coopératif est porteur d’une humanité différente.

Institué depuis plus de 200 ans, le coopératisme a exercé une fonction méconnue,

mais indéniable au sein du monde de l’économie sociale, locale et internationale. La

chrématistique des marchés institutionnalisés actuels accepte de reconnaître un tiers secteur

qu’on appelle communément l’économie sociale. Cette appellation illustre le clivage entre

une chrématistique qui n’est pas sociale et une oikonomia intégrée. Le coopératisme

montre, à la suite de Polanyi, que l’économie sociale est un pléonasme. L’économie au sens

de l’oikonomia ne peut être que sociale et politique, rajoutons-nous, puisque par les valeurs

est reliée l’action du politique au mode d’action économique.

Le point d’ancrage fondamental d’un tel modèle contemporain d’une oikonomia

renouvelée se rattache à la perspective philosophique qui affirme que la personne elle-

même est définie, dans un contexte démocratique, toujours comme une fin en soi, jamais

simplement comme un moyen, d’où l’idée de la dignité comme valeur intrinsèque d’une

personne raisonnable. Cet idéal transformateur s’enracine dans la logique qui prétend que

l’être humain n’a pas à recevoir passivement des autres (divinités, monarchies, oligarchies,

etc.) les lois politiques et morales. Il a à les déterminer lui-même par la raison et les

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362

possibilités démocratiques que peuvent potentiellement offrir les sociétés nouvelles. C’est

aussi une question d’aspirations et de sens. Ainsi, le paradigme coopératif personnalise un

projet économique collectif déterminé, délimité et circonscrit par son processus politique

démocratique comme axe déterminant de toute l’organisation.

Inspiré de la philosophie républicaine des Modernes, des utopistes associationnistes

et de la pensée personnaliste de Mounier, le paradigme coopératif rappelle à la personne le

devoir de prendre sa vie en main, d’être l’auteur de son destin individuel et collectif à la

fois. Une telle représentation du monde, avec ses valeurs et ses finalités existentielles

propres, constitue de toute évidence la voie à emprunter pour neutraliser l’homo

œconomicus porteur de divisions et de simplifications fictives. Notre recherche nous amène

cependant à conclure qu’un travail important reste encore à faire : entres autres, celui de

préciser, de creuser et de développer cette philosophie coopérative qu’une majorité

d’auteurs consultés jugent aujourd’hui particulièrement manquante, du moins insuffisante

malgré sa pertinence. Nous partageons cet avis et considérons que la philosophie

coopérative n’est à peine qu’introduite dans les champs de recherche multidisciplinaires de

la coopération. À notre sens, un travail essentiel doit orienter les recherches fondamentales

pour construire une philosophie coopérative qui, en aval, aura une incidence directe sur la

pratique de gestion des coopératives et sur les pratiques citoyennes en général. En lien avec

la pratique, la philosophie coopérative doit se préciser, se raffiner et amplifier son

envergure théorique afin de construire un argumentaire plus solide et plus actualisé qui

aidera les coopérateurs à justifier des actions qui impliquent directement les choix

d’organisation. Cette thèse a la prétention d’y apporter une certaine contribution. Nous

jugeons urgente cette tâche de la recherche permettant le développement d’une

méthodologie et d’une philosophie coopérative. Rappelons que c’est dans ce va-et-vient

continuel entre l’idéal et la pratique que se dévoile toute l’importance de l’éducation

comme educare et comme educere.

C’est la raison pour laquelle certains auteurs n’hésitent pas à affirmer que la

coopérative est une école de formation humaine, un lieu d’apprentissage de la démocratie,

une association de copropriétaires conscientisés aux problèmes éthiques et

environnementaux de notre temps auxquels il faut faire face. Ainsi, la recherche et

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363

l’éducation ne se présentent pas seulement comme des conditions préalables à l’action

coopérative elle-même pour s’adapter aux exigences économiques d’un paradigme

dominant, mais comme ses conditions essentiellement constituantes et permanentes pour le

transformer de l’intérieur selon son cadre de référence philosophique propre. Il ne fait

aucun doute que la recherche et l’éducation coopérative vont bien au-delà des besoins liés à

la formation technique des gestionnaires, des employés et des dirigeants, formation sans

doute nécessaire et qui permet à une organisation de bien s’adapter selon les régimes

économiques et sociaux où elle se déploie. Cela constitue un élément essentiel qui, de pair

avec le développement d’une réflexion philosophique structurée et structurante du

paradigme coopératif, s’articule à l’intérieur de recherches fondamentales et

multidisciplinaires. Penser l’éducation coopérative, c’est aussi comprendre qu’il faut au

préalable conscientiser et transformer « socratiquement » la personne et les milieux tout en

les formant techniquement.

S’il est actuellement important d’en appeler à plus de responsabilités politiques et

éthiques pour notre temps, à un engagement plus éclairé et à une éducation citoyenne

capable de créer un débat public suffisant pour que les personnes participent collectivement

à des actions fortes de sens et de changement, l’apprentissage coopératif qui se juxtapose à

l’apprentissage des rudiments de la citoyenneté devient donc un outil pédagogique de

premier ordre. L’apprentissage coopératif et complexe et l’apprentissage à la citoyenneté,

qui partagent les mêmes registres éducatifs de base, sont des leviers importants pour nos

sociétés qui ont à parfaire leur propre processus démocratique et politique. Des études

ultérieures devraient relever la pertinence et les liens qui unissent ces deux angles éducatifs

que sont la citoyenneté et la coopération. À ce niveau, il nous semble approprié de

souligner qu’au niveau éducatif et pédagogique, des recherches et des innovations

pratiques, tant pour le monde scolaire que pour les organisations coopératives et civiles,

sont à développer en conformité avec une philosophie qui, pour l’instant, tarde à se

déployer.

Ces considérations nous conduisent à affirmer que le paradigme coopératif constitue

une matrice capable de rénover et d’humaniser l’ensemble du système économique et social

actuel par les valeurs qu’il défend et par la propension à définir l’humanité dans un cadre

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364

inclusif et participatif qu’est l’homo cooperatus. À l’ombre de cette philosophie qui doit se

développer davantage, nous pouvons penser que la coopérative possède les caractéristiques

intrinsèques dont les bases anthropologiques et le cadre normatif peuvent influer les

milieux économico-sociaux ambiants et annoncer des possibilités autres dont la société,

fortement individualiste et égoïste, est en attente. La face cachée de cet humanisme

méconnu du coopératisme devient ainsi une de ses grandes forces.

Le paradigme coopératif peut, par la coopération des personnes et le développement

du jugement pratique, participer à modifier la situation économique dominante par un

développement plus solidaire et plus équitable pour les meilleurs intérêts de tous,

aujourd’hui et demain, dans le respect des capacités écologiques réelles. Ainsi, le

coopératisme cherche à rétablir et à tisser les liens nécessaires entre les sphères économique

(solidarité et équité), sociale (prise en charge personnelle et collective en toute

responsabilité) et politique (démocratie et égalité). Il est également celui qui noue

formellement le lien entre la personne et la communauté. Il est celui qui finalement propose

une nouveauté politique et démocratique : notre recherche nous permet de soumettre

l’hypothèse que le coopératisme n’est ni un libéralisme ni un socialisme, mais une synthèse

originale réunissant les deux à la fois. Entre le libéralisme et le socialisme se présente

dorénavant le coopératisme comme une voie politique et économique d’avenir qui

actualise, synthétise et harmonise les valeurs fondatrices et civilisatrices de nos sociétés.

Inspiré des éléments constituant son propre paradigme, le coopératisme est aussi un projet

hautement politique encastré dans une oikonomia renouvelée et une res publica

personnalisée.

Nous pouvons compléter notre travail de réflexion en reconnaissant que la

coopérative ne suscite pas seulement la possibilité d’un développement économique

différencié, mais aussi et surtout le développement de la conscience, qui est cette

disposition permanente à mettre en œuvre pour trouver, ensemble et démocratiquement, des

solutions aux problèmes du monde. Ce processus de conscientisation est la traduction du

respect de la personne se préoccupant de l’humanité de chacun par le développement des

qualités personnelles, des facultés d’expression et de critique amenant les hommes et les

femmes vers une meilleure prise en charge collective d’eux-mêmes. Le coopératisme est un

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365

« réservoir » d’idées à émettre et à débattre; c’est un potentiel de talents humains à libérer.

Il nous semble une alternative réelle et concrète qui pourrait faire un contrepoids important

aux dogmes économistes individualistes actuels qui régulent implicitement, mais

efficacement les sociétés humaines.

L’histoire, la documentation scientifique et les pratiques coopératives nous amènent à

conclure que le coopératisme constitue un paradigme à part entière, conçu à partir de

fondements philosophiques se référant à une anthropologie riche qui s’enracine dans la

pensée des cultures humaines. Le coopératisme possède sa propre vision humaniste du

monde et du développement. Le mouvement coopératif, bien ancré par la solidarité et

l’équité, doit se présenter au monde comme une organisation économique, sociale et

politique originale qui place la personne et ses propres finalités au centre d’un projet de

société plus humain et plus durable, réconciliant les forces vives d’humanité.

Ainsi, avec le paradigme coopératif, nous découvrons en définitive une matrice

philosophique dévoilant la puissance de l’homo cooperatus qui s’exprime concrètement à

travers une oikonomia qui doit être renouvelée pour notre temps, c’est-à-dire une économie

encastrée dans les dimensions et les besoins de l’humanité d’aujourd’hui, dont les

perspectives territoriales concrètes se situent maintenant entre le local et le planétaire. Si la

coopération fut pendant de nombreuses années une activité marginale et méconnue, nous

considérons que d’elle devraient jaillir les paramètres philosophiques et expérientiels dont

les sociétés humaines ont actuellement besoin afin d’apporter une lumière concluante sur

nos problématiques contemporaines, comme le montrent des études inédites sur le

coopératisme depuis la crise de 2008. Cette tâche d’une coopération entre les hommes et

avec la nature nous oblige impérativement à y voir toute la pertinence et la possibilité de la

réaliser maintenant. Comme hier, l’expérience de plusieurs coopératives reconnaissant

l’importance pratique d’une réflexion qui les fonde en indique déjà concrètement le

chemin. Laissons-nous inspirer par ces actions d’humanité; ce n’est fondamentalement

qu’une question de sens!

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ÉPILOGUE

Ainsi, le message de ce livre ne s’adresse pas seulement à l’économiste, bien

qu’il lui parle avec force; ni seulement à l’historien, bien qu’il lui communique

un sens profond de ce que signifie la société; ni seulement à celui qui s’occupe

de science politique, bien qu’il puisse l’aider à reformuler d’anciennes

questions et à apprécier d’anciennes doctrines : il s’adresse à tout homme

intelligent qui souhaite dépasser son niveau actuel d’éducation sociale, à tout

homme qui souhaite connaître la société dans laquelle il vit, la crise qu’elle a

traversée et les crises qui nous attendent désormais. Il peut y apercevoir de

nouvelles échappées sur une foi plus profonde. Ici, il peut apprendre à regarder

au-delà des autres possibilités, bien insuffisantes, qui lui sont d’habitude

proposées : le jusque-là et pas plus loin que le libéralisme, le tout ou rien du

collectivisme, la négation pure et simple de l’individualisme, car elles tendent

toutes à faire d’un système économique ou d’un autre la revendication

primordiale et ce n’est que lorsque nous découvrons la primauté de la société,

l’unité cohérente et inclusive de l’interdépendance des hommes que nous

pouvons espérer dépasser les perplexités et les contradictions de notre

époque968.

968 R. M. MACIVER. « Préface de l’édition américaine (1944) », La grande transformation, aux origines

politiques et économiques de notre temps, sous la direction de Karl Polanyi, Traduction de C. Malamoud,

Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1983, p. 398.