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55 Regards croisés, No. 7, 2017 Mathias Blanc L’Iconique de Max Imdahl et sa fécondité pour le décloisonnement des savoirs Qu’est-ce qu’une image ? Derrière l’apparente simplicité de cette question s’organise Outre-Rhin un discours académique sur les images et l’anthologie éponyme 1 éditée en 1994 par l’historien de l’art et philosophe Gottfried Boehm y occupe une place prépon- dérante. Parmi les écrits de référence publiés dans cet ouvrage, le chapitre correspon- dant au texte de l’historien de l’art Max Imdahl 2 est régulièrement cité au-delà du champ disciplinaire de l’histoire de l’art. Cette fortune induit des interprétations variées de l’œuvre d’Imdahl, mais le succès de son approche, l’Iconique ( Ikonik ), témoigne du nécessaire décloisonnement académique des études visuelles. De fait, décisifs dans la sphère germanique, les travaux de Max Imdahl sont fé- conds dans de nombreuses disciplines relevant des sciences sociales. 3 Depuis une vingtaine d’années, se développent de nombreuses recherches empiriques qui cher- chent à prendre en considération la relation entre la structure des œuvres et l’acte de les regarder. De toute évidence, ce foisonnement d’études interdisciplinaires ne s’explique pas uniquement par la réception de l’anthologie de 1994, mais fait écho aux nombreux engagements de Max Imdahl, tant sur un plan scientifique que culturel ; sa participa- tion aux activités du ZiF ( Zentrum für interdisziplinäre Forschung ) de Bielefeld aux côtés de l’historien Reinhart Koselleck, 4 son investissement culturel et civique dans le bassin industriel de Bochum, pour n’évoquer que ces activités, en témoignent. Cette capacité à s’affranchir des carcans académiques et à innover s’illustre particulièrement à travers les séminaires qu’il animait auprès des délégués du personnel de la société Bayer à Leverkusen. Les retranscriptions publiées de ces échanges entre l’historien de l’art et les personnels de l’industrie pharmaceutique rendent particulièrement tangible l’idée de cette tension entre l’acte du regard regardant ( sehendes Sehen ) et celui du regard reconnaissant ( wiedererkennendes Sehen ) qui fonde la possibilité du regard connaissant ( erkennendes Sehen ) dont se saisit l’Iconique. Cette dialectique devient d’autant plus explicite à travers ces publications et peut servir d’exemple pour alimen- ter de nouvelles recherches. UNE MÉTHODE HEURISTIQUE DÉDIÉE À TOUT PUBLIC L’objet premier des séminaires organisés en 1979 et 1980 avec les personnels de l’in- dustrie Bayer ne concernait pas directement la question des arts visuels mais s’inscri- vait dans un programme culturel dont l’objectif consistait à interroger les préjugés, les a priori, qui irriguent les représentations sociales liées à l’art moderne.

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L’Iconique de Max Imdahl et sa fécondité pour le décloisonnement des savoirs

Qu’est-ce qu’une image ? Derrière l’apparente simplicité de cette question s’organise Outre-Rhin un discours académique sur les images et l’anthologie éponyme 1 éditée en 1994 par l’historien de l’art et philosophe Gottfried Boehm y occupe une place prépon-dérante. Parmi les écrits de référence publiés dans cet ouvrage, le chapitre correspon-dant au texte de l’historien de l’art Max Imdahl 2 est régulièrement cité au-delà du champ disciplinaire de l’histoire de l’art. Cette fortune induit des interprétations variées de l’œuvre d’Imdahl, mais le succès de son approche, l’Iconique ( Ikonik ), témoigne du nécessaire décloisonnement académique des études visuelles.

De fait, décisifs dans la sphère germanique, les travaux de Max Imdahl sont fé-conds dans de nombreuses disciplines relevant des sciences sociales.3 Depuis une vingtaine d’années, se développent de nombreuses recherches empiriques qui cher-chent à prendre en considération la relation entre la structure des œuvres et l’acte de les regarder.

De toute évidence, ce foisonnement d’études interdisciplinaires ne s’explique pas uniquement par la réception de l’anthologie de 1994, mais fait écho aux nombreux engagements de Max Imdahl, tant sur un plan scientifique que culturel ; sa participa-tion aux activités du ZiF ( Zentrum für interdisziplinäre Forschung ) de Bielefeld aux côtés de l’historien Reinhart Koselleck,4 son investissement culturel et civique dans le bassin industriel de Bochum, pour n’évoquer que ces activités, en témoignent. Cette capacité à s’affranchir des carcans académiques et à innover s’illustre particulièrement à travers les séminaires qu’il animait auprès des délégués du personnel de la société Bayer à Leverkusen. Les retranscriptions publiées de ces échanges entre l’historien de l’art et les personnels de l’industrie pharmaceutique rendent particulièrement tangible l’idée de cette tension entre l’acte du regard regardant ( sehendes Sehen ) et celui du regard reconnaissant ( wiedererkennendes Sehen ) qui fonde la possibilité du regard connaissant ( erkennendes Sehen ) dont se saisit l’Iconique. Cette dialectique devient d’autant plus explicite à travers ces publications et peut servir d’exemple pour alimen-ter de nouvelles recherches.

UNE MÉTHODE HEURISTIQUE DÉDIÉE À TOUT PUBLIC

L’objet premier des séminaires organisés en 1979 et 1980 avec les personnels de l’in-dustrie Bayer ne concernait pas directement la question des arts visuels mais s’inscri-vait dans un programme culturel dont l’objectif consistait à interroger les préjugés, les a priori, qui irriguent les représentations sociales liées à l’art moderne.

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Le dispositif induisait une prise de risque à la fois pour les participants profanes et pour l’expert car chacun était obligé de sortir d’une zone de confort, de faire preuve de réflexivité par rapport à son discours et ses pratiques. Les retranscriptions des dé-bats publiés en 1982 témoignent d’un engagement des travailleurs et d’une bienveil-lance de Max Imdahl qui n’appuie jamais ses interventions d’arguments d’autorité. Au contraire, la discussion qu’il provoquait restait fondamentalement orientée vers ses interlocuteurs et il s’efforçait de rebondir sur les interventions de chacun. De fait, le dialogue instauré ne correspondait pas à une conversation, mais bien à une maïeu-tique orientée vers la prise de conscience et la mise à distance de l’expérience visuelle des participants au séminaire, les relances de l’historien de l’art laissant clairement entrevoir la structure des échanges et sa volonté d’accompagner ses interlocuteurs vers une compréhension des œuvres qui s’empare des interrogations partagées par les spécialistes. À ce titre, la prise en considération des écrits 5 relatant cette expé-rience permet de cerner concrètement les tenants et aboutissants de la démarche iconique d’Imdahl.

L’extrait suivant correspond à une séance au cours de laquelle Max Imdahl soumet la Composition en rouge, jaune et bleu de Piet Mondrian aux participants et l’accom-pagne d’une seconde reproduction amputée de la partie inférieure de l’œuvre conte-nant la surface bleue. L’échange se concentre sur la comparaison entre ces deux com-positions.

« Imdahl : Alors ici, j’ai enlevé le bleu. Comment est-ce donc maintenant ?Participant : Oui, il y a quelque chose qui manque en quelque sorte.P. : Tout à fait, j’ai l’impression que le bleu, uniquement par sa couleur, agit exactement comme le rouge, malgré sa petite taille.I. : C’est intéressant. Alors, vous diriez ainsi que le bleu a un tel degré d’obscurité com-paré aux autres couleurs qu’il peut aussi, pour ainsi dire, produire un équilibre en dépit de sa plus petite dimension.P. : Je ressens l’image modifiée comme plus calme.I. : Ceci m’intéresse. Faisons le point sur vos impressions. Je ne peux qu’apprendre. Qui pense que dans l’une des images il y aurait plus d’équilibre que dans l’autre? Car le calme est aussi une question d’équilibre. » 6

Cet extrait du dialogue promu par Max Imdahl est emblématique des échanges qui se sont déroulés pendant le séminaire. L’historien de l’art oriente la discussion vers l’expression des premières impressions des participants : cette résonance exprimée par chacun, puis son interrogation par Imdahl constituent le schème paradigmatique du dialogue. La maïeutique se déploie en évitant tout propos didactique sur la loi des contrastes simultanés ; le questionnement se concentre sur l’acte de regarder. Que signifie voir ? La suite de la retranscription du séminaire renforce cette perspective.

« I. : Puis-je poser une question ? Les lignes horizontales et verticales sont-elles effectivement de même largeur ?P. : Non.I. : Lesquelles sont plus larges ?

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P. : Les horizontales.I. : Cela a-t-il un sens ?P. : Oui.I. : Lequel ?P. : Ce sont des éléments porteurs.I. : Eléments porteurs, ok… sinon encore un autre sens ?P. : La division.I. : La division – horizontale et verticale – bien, cela a-t-il un sens qu’elles soient de largeurs différentes ?P. : Oui, la surface est plus haute que large, et si les lignes horizontales et verticales avaient la même importance, alors elles paraitraient certainement plus importantes ou plus saillantes.I. : Exactement. Ceci est très important, mesdames et messieurs, ce qui vient d’être dit, c’est-à-dire que l’image a deux directions, et que ces deux directions ressortent de manière permanente de l’image. Et en l’occurrence à l’état pur – à savoir l’horizontale et la verticale, ces deux directions font bien partie intégrante de l’image, c’est clair. Vous dites que l’image a un format vertical, et si je vous comprends bien, vous dites que les lignes verticales sont plus étroites – et que l’étroitesse souligne potentiellement plus fortement l’ascension. Tandis que les lignes horizontales sont plus larges et incarnent plus fortement quelque chose de reposant. » 7

Cherchant à souligner une spécificité du visuel, cet échange verbal accentue la dimen-sion immanente de l’image et son possible impact sur l’existence du regardeur. Il n’est question ni de minimiser la subjectivité de celui qui regarde ni de cantonner le visuel à des propriétés hypostasiées, mais de comprendre cette herméneutique de l’image fondée sur la tension fondatrice entre l’image et son interprétant. Pour appuyer son propos, Imdahl revient et reformule par touches successives son approche.

« I. : [ ... ] nous parlons de choses qui sont liées à l’acte de regarder et à la compréhension par la vue. [ ... ] Et donc je vous demande de discuter librement, que nous discutions ensemble librement de divers phénomènes de l’art moderne, où la question de savoir si c’est de l’art “ou si ce n’est pas de l’art” n’est pas en premier lieu fondamentalement importante, mais la question se pose de savoir combien de temps et avec quel dévoue-ment et sérieux un phénomène particulier, par exemple ce que vous avez devant les yeux à travers ce qu’a peint le peintre, combien de temps ceci peut nous mobiliser. » 8

L’un des enjeux du séminaire consistait à dépasser certains jugements de valeur sur l’art moderne considéré comme élitiste et absurde, dénué de sens, pour l’envisager comme une expérience vitale et irremplaçable. Énoncer l’objet du programme culturel de la sorte peut donner la forte impression d’y voir une volonté d’imposer d’autres ju-gements de valeur et d’organiser une violence symbolique exposant la méconnaissance des ouvriers à la reconnaissance du savoir expert. Cependant, se cantonner à une telle analyse empêcherait de saisir la portée heuristique de la démarche de Max Imdahl et nous éloignerait du contenu et de la forme des discussions retranscrites. Plus fonda-mentalement, l’objet commun à partir duquel s’organise le séminaire peut se résumer,

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avec les risques que cela comporte, par la question suivante : dans quelle mesure une œuvre nous occupe-t-elle, nous accapare-t-elle, nous travaille-t-elle, nous émeut-elle ( au sens étymologique de mettre en mouvement ) ?

Peu de temps après la publication de ces retranscriptions, l’historien de l’art et phi-losophe Gottfried Boehm, proche de Max Imdahl, présentait l’intérêt de l’expérience menée à Leverkusen dans un article du Frankfurter Allgemeine Zeitung et plaidait pour un glissement paradigmatique vers une approche plus ontologique de l’image.

« Au lieu d’étaler son savoir historique, on s’exerce à regarder. Ainsi un accord émerge qui combine l’expérience personnelle du spectateur à l’expérience offerte par l’art. Un pont naît qui ne pourrait être produit ni avec une polémique ni avec le savoir historique. L’art abstrait fournit sans aucun doute son sens dans ces processus du regard. Il vise beau- coup plus la conscience, la manière de voir, que la médiation de tel ou tel message. [ ... ] Les possibilités de sens, d’inconfort et d’embarras recelées dans les œuvres d’art n’ont guère été découvertes par le public jusqu’à présent et n’ont été qu’imparfaitement traitées par la science. » 9

La première série de séminaires eut suffisamment de succès, tant dans sa réception extérieure que dans la mémoire des participants, pour que deux autres séries soient proposées en abordant cette fois-ci la peinture hollandaise du XVII e siècle puis l’in-fluence de la photographie sur la peinture du XIX e siècle. La complexité a priori moindre de compréhension de l’art figuratif méritait aussi d’être mise à l’épreuve.

Proposant une séance à partir de La leçon d’anatomie du docteur Nicolaes Tulp de Rembrandt, l’historien d’art commence par isoler des têtes de l’œuvre pour ne montrer que celles-ci au public. La tête présentée comme « à droite » dans l’extrait suivant cor-respond à celle de Tulp. « Vous voyez ici deux têtes et il serait maintenant super, si vous pouviez essayer de me dire ce que vous ressentez. Quelle impression vous font ces têtes ? Qui sont ces gens ? Que font-ils ? Que fait par exemple celui à gauche ou que fait celui à droite ? Quel sentiment éprouvez-vous ? Est-ce que ce sont des por-traits, ou que vous représentez-vous ? Que peut-on dire à ce propos ? » 10 Cette succes-sion de questions peut donner l’impression d’aborder différentes dimensions du regard. Mais elle souligne plutôt l’objet de cette science de l’Iconique qui considère l’acte de regarder comme pourvoyeur de sens, sens suscité par une mise en résonnance de l’ima- ginaire de celui qui regarde avec l’immanence de la structure de l’image regardée.

« Imdahl : C’est intéressant. Eh bien, regardons. Pouvez-vous imaginer que celui à droite ouvre sa bouche ?Participant : Oui, un peu.I. : Nous avons une interprétation populaire pour cela : il ne ferme plus sa bouche par étonnement, qu’en pensez-vous ?P. : Oui, il semblerait, comme lorsque l’on regarde et que l’on est étonné par ce que l’on voit et que l’on…I. : Hm, hm ; que l’on parle, vous pensez que c’est possible ?P. : Non. Il faudrait maintenant savoir si c’est un détail d’une image ou si c’est un portrait.I. : Cela, nous le découvrirons. Nous voulons tout d’abord regarder. Car quand on le sait, comprenez-vous, alors on ne regarde plus les têtes tout à fait de la même manière. » 11

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Il s’ensuit un échange au cours duquel Imdahl propose de considérer chaque tête séparément. Les travailleurs évoquent la possibilité pour l’une d’entre elles de se suf-fire en tant que portrait alors que l’expression de la seconde ne prend sens qu’en rapport à la première et ne pourrait s’autonomiser. Imdahl accompagne son public en reformulant son propos, en l’invitant à imaginer tel détail dans un autre contexte, à s’interroger sur son expression, l’action représentée.

L’échange se poursuit de la sorte et l’historien d’art dévoile la peinture dans son ensemble, attire l’attention sur certains éléments picturaux, puis expose et articule une interprétation historique et politique des motifs qu’il soumet aux employés de Bayer. Loin d’être un monologue, chaque mouvement de l’échange appelle des remarques et interprétations de chacun, avec leur divergence. Imdahl conclut par ces mots :

« Vous voyez, messieurs, comment nous pouvons discuter, si nous disposons des mêmes éléments qui conduisent à des idées très différentes. [ ... ] Voilà pourquoi il est si important de parler ainsi, parce que l’on en tire quelque chose de complètement différent... C’est incroyablement stimulant pour moi. » 12

Il peut paraître étrange, voire paradoxal, de passer par des retranscriptions de propos émis pour évoquer une démarche qui soutient et interroge la spécificité de l’acte de voir. Néanmoins, il faut avoir à l’esprit que ces dialogues émanent d’images regardées. Les procédés visuels exploités par Imdahl pour travailler l’Iconique sont à ce titre essen-tiels. Ce dernier se sert notamment du tracé de dessin et du déplacement de certains éléments picturaux pour mettre en évidence trois dimensions ( la projection perspec-tive, la planimétrie et la chorégraphie scénique ) 13 qui selon lui constituent un premier niveau d’expérience visuelle qu’il nomme le regard regardant ( sehendes Sehen ). Or cette dimension du regard serait trop souvent minorée par les historiens de l’art. En effet, d’après Imdahl, l’approche iconologique promue dans sa discipline suite aux travaux d’Erwin Panofsky (1939 ) se contenterait de révéler le regard reconnaissant ( wiedererkennendes Sehen ), c’est-à-dire d’identifier dans les œuvres picturales des structures de sens qui informeraient l’expert sur la conception du monde propre à l’époque et au milieu dans lesquels elles ont été peintes. Ce faisant, l’impact de la structure formelle de l’image, sur celui qui la regarde, serait minimisé. Pour Imdahl, interroger la spécificité de l’image, cette production visuelle de sens, est fondamentale. Il incomberait plutôt à l’analyste de commencer par interroger ce regard regardant, c’est-à-dire de le prendre au sérieux, pour ensuite s’intéresser au regard reconnaissant, le tracé de dessin et les masques servant à se focaliser sur les dimensions formelles de l’œuvre.

L’originalité de l’approche se révèle à travers les questions qu’elle soumet aux pra-tiques académiques de recherche. En d’autres termes, les enjeux de la classification historique épuisent-ils la signification émanant de cette tension entre l’image et celui qui la regarde ? Dans quelle mesure la maîtrise d’une typologie des œuvres, par exemple un portrait ou une scène de genre, est-elle nécessaire pour saisir l’image ? Voit-on des aspects que la catégorisation, le mot, l’énoncé ne suffisent pas à exprimer ? Ce besoin linguistique, fondamentalement reconnu dans la démarche scientifique, ne pose-t-il pas problème pour l’acte de regarder une œuvre ? Ces questions ne cherchent

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pas à appuyer le débat entre iconocentrisme et textocentrisme, mais alimentent une réflexion visant à ne pas épuiser le moment visuel de l’expérience esthétique et à ne pas réduire sa complexité. L’œuvre d’art n’apparaît pas déterminée une fois pour toute mais dévoile son sens à travers l’actualité du regard qui la porte.

UNE FÉCONDITÉ INTERDISCIPLINAIRE

L’approche de Max Imdahl a inspiré, et continue d’inspirer, plusieurs chercheurs en sciences sociales confrontés aux limites des modèles linguistiques de leur discipline. L’intérêt réciproque des sociologues et des historiens de l’art ne représente pas une nouveauté en soi, les échanges interdisciplinaires ayant accompagné par phase le dé-veloppement et l’essor de chacune de ces deux disciplines. Au cours des années 1990, l’influence de la méthodologie ternaire du sociologue Karl Mannheim sur celle de l’historien de l’art Erwin Panofsky est rappelée par divers travaux universitaires.14 Ac-teur de cette remémoration, le sociologue Ralf Bohnsack va actualiser l’approche de Mannheim en accentuant son qualificatif de « méthode documentaire » pour étudier l’importance du savoir préréflexif des pratiques quotidiennes ( savoir athéorique ) dans la conduite des activités sociales.15 Tenant compte des critiques attribuant aux études des savoirs pratiques une apologie du paradigme textuel au détriment du visuel, Bohnsack va chercher à inclure l’approche iconique de Max Imdahl dans son actuali-sation de la méthode documentaire. Si l’on reprend le schéma ternaire de Mannheim, Bohnsack va exploiter l’Iconique pour appuyer le premier mouvement de sa métho-dologie, ceci lui permettant d’interroger les significations transmises par les images avant toute énonciation verbale de la part de ceux qui les regardent.

D’autres approches sociologiques font également écho aux travaux d’Imdahl. La sociologue Roswitha Breckner développe ainsi une analyse de segment 16 ( Segment- analyse ) particulièrement judicieuse. S’inspirant des enseignements de l’historien de l’art, la sociologue viennoise cherche à maintenir la tension entre l’image et l’interpré-tant en commençant par réaliser plusieurs dessins sur l’image qui lui servent à circons-crire la perspective, la planimétrie et la chorégraphie scénique inhérente aux visuels qu’elle étudie. Breckner complète sa démarche en isolant successivement certains élé-ments picturaux pour énoncer ce qu’ils lui évoquent. Les informations contextuelles, intégrées au fur et à mesure, viennent alimenter les hypothèses émises.

De même, s’inscrivant dans la filiation herméneutique de sociologie du savoir ( wis-senssoziologische Hermeneutik ), Jürgen Raab 17 et Michael Müller 18 accentuent chacun à leur manière la recherche des structures de savoir mobilisées par et avec l’image. Procédant également par dévoilement successif ou par analyse formelle de l’image, la prise en compte de l’Iconique leur permet d’étudier l’importance de l’activité du regard et de la circulation des images dans la construction communicationnelle d’une réalité partagée.

Ce rapide tour d’horizon témoigne de la fécondité des recherches de Max Imdahl en sciences sociales dans le monde germanique ; néanmoins les études menées ex-ploitent la référence à l’Iconique au stade de l’analyse et non comme dispositif de récolte de données sur un terrain. En d’autres termes, par exemple dans le cadre d’une

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sociologie des publics de musées d’art, pourquoi ne pas explorer cette approche en tenant compte de la richesse du dispositif mis en place avec les séminaires dédiés aux personnels de Bayer ? À ce titre, les lignes qui suivent présentent un dispositif d’en-quête ( Ikonikat 19 ) qui tente de rendre hommage aux travaux précurseurs d’Imdahl, tout en l’adaptant à un objet sociologique.

UNE MISE EN ŒUVRE EN CONTEXTE MUSÉAL

De manière à déployer cette démarche dans un contexte muséal, des groupes de visiteurs sont accompagnés d’un médiateur qui, face aux œuvres, fait s’afficher leur reproduction sur des tablettes tactiles. Chaque membre du groupe disposant d’une tablette, celui-ci peut désigner les éléments qui lui paraissent saillants et significatifs dans l’image. Le visiteur est ainsi amené à pointer, relever ou détourer des éléments perçus dans l’œuvre, en dessinant des segments ou des courbes à l’aide des tablettes. Plusieurs questions peuvent être posées par le médiateur mais nous nous en tiendrons, dans l’étude suivante, à une seule : « montrez-moi par le tracé ce qui attire votre re-gard ? ». Il est ainsi proposé au visiteur d’ajouter, sur l’image observée, des tracés dé-signant les éléments picturaux qui lui semblent essentiels. Les actions sur les tablettes sont visualisables en temps réel et le médiateur peut ensuite présenter les annotations visuelles de chacun à l’ensemble du groupe pour entamer une discussion collective face aux œuvres. En d’autres termes, le moment de l’énonciation verbale est retardé pour accentuer l’expression du regard.

Au cours de l’année scolaire 2015-2016, des médiateurs du Palais des Beaux-Arts de Lille vont proposer leur version d’un programme éducatif du FRAME,20 qu’ils inti-tulent « à corps et à cris », à des classes issues de quartiers populaires dont les élèves ne sont pas familiers du musée.

Concepteur de la démarche Ikonikat,21 nous avons été sollicité par le musée pour déployer le dispositif dans ce cadre. De manière à disposer d’éléments de comparai-son, nous avons demandé à deux classes de dernière année du cycle primaire, l’une ayant suivi le programme, l’autre n’y ayant pas participé, de nous montrer grâce au tracé de dessin ce qu’ils estimaient voir de significatif dans les œuvres. La première classe ayant participé au programme « à corps et à cris » était composée de 17 élèves âgés de 10 ans ( par la suite dans le texte, le « groupe Frame » ), quant à la seconde classe, celle-ci était composée de 21 élèves du même âge, du même niveau scolaire et issus du même quartier mais n’ayant pas suivi l’action éducative ( « groupe Novice » ).

La première œuvre de l’étude, Le Jugement de Salomon de Jean-Baptiste Wicar ( ill. 2 A ), était exploitée par l’équipe de médiation du musée pour aborder la notion de justice : cette peinture est présentée par les médiateurs et les conservateurs du musée comme une représentation allégorique d’une justice humaine rendue avec me-sure. Deux femmes se disputent la maternité d’un enfant. L’une d’entre elles, venant de perdre son nourrisson, revendique être la mère de celui resté en vie. Pour recon-naître la mère authentique, Salomon use d’un stratagème et ordonne à un soldat de trancher l’enfant vivant en deux. La véritable mère s’oppose à l’acte du soldat, et ac-ceptant de laisser son nourrisson à l’usurpatrice, cette dernière est dévoilée. Wicar

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présente dans un style néoclassique une scène où, à gauche de la toile, les deux bébés sont présentés avec leur mère, le soldat brandit son glaive, et à droite, Salomon trône entouré de conseillers. Les deux ensembles sont reliés par une ligne de force qui as-sure une continuité entre le bras tendu de la mère s’opposant au soldat et celui de Salomon qui donne l’ordre à ce dernier d’arrêter.

Cette description de l’œuvre, et la signification symbolique que son auteur lui at-tribuait, est connue de la classe d’élèves ayant suivi le programme éducatif. Les tracés qu’ils effectuent, face à l’œuvre, sur des reproductions numériques de celle-ci, font état de cette connaissance. Des cartes de chaleur, générées en superposant l’ensemble des tracés effectués par les élèves,22 nous permettent de visualiser qu’ils prennent en considération la chorégraphie scénique et la planimétrie de l’œuvre.

Grâce à cette visualisation des tracés des élèves ( ill. 1 B ), nous pouvons observer que les deux nourrissons, les mères, le glaive du soldat, le bras de la mère de l’enfant vivant, tout comme le bras tendu de Salomon et sa main gauche sur son cœur, sont mis en avant par les élèves comme éléments significatifs de la scène peinte. En d’autres termes, à travers les éléments picturaux qu’ils détourent, ces tracés exposent les dé-tails permettant de saisir l’histoire figurée. La main sur le cœur de Salomon et son geste orienté vers le soldat viennent alimenter leur compréhension d’une justice hu-maine rendue avec raison, les enfants, les mères et le glaive fournissant des informa-tions contextuelles complémentaires.

Les détourages des élèves correspondent à une lecture qui met en tension les élé-ments picturaux et une connaissance de cet épisode de l’ancien Testament. Cet énoncé prend davantage de sens si l’on compare les tracés effectués par le groupe Frame à ceux du groupe qui découvre l’œuvre.

Le groupe Novice a produit des tracés ( ill. 1 C ) qui se distinguent nettement de ceux du groupe Frame. Nous pouvons observer que les deux nourrissons et le glaive foca-lisent l’attention alors que Salomon est considéré comme secondaire et que sa main gauche sur son cœur est absente des détourages effectués. Ceux-ci sont plus étendus et moins concentrés sur des détails de la peinture et ne soulignent pas la dimension planimétrique de l’œuvre, à l’inverse de ceux du groupe précédent, mais néanmoins les trois éléments saillants se dégagent avec précision, cantonnant la chorégraphie scénique à gauche de l’œuvre. Pour les élèves de cette classe, la peinture de Wicar est d’une violence absolue car un soldat tue des bébés. En aucun cas, la représentation allégorique de la justice ne leur apparaît comme une possibilité. Au contraire, ils ex-priment une compréhension de l’œuvre aux antipodes de celle transmise par les mé-diateurs du musée aux enfants du groupe Frame. Cette opposition entre le regard profane des élèves et celui présenté par le discours muséal produit soit de la curiosité soit une attitude qui s’apparente au désintéressement et qui peut exprimer un ressenti par les profanes d’une violence symbolique émanant des experts.23

Le fait de pouvoir identifier par le tracé cette lecture permet ainsi de faire évoluer le discours muséal, et de cerner les éléments qui font diverger les appréciations. L’ab-sence de focalisation sur Salomon par le groupe Novice peut s’expliquer pour des rai-sons passées inaperçues jusqu’alors. En effet, lors des échanges verbaux qui suivent

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l’exploitation des tablettes, les raisons évoquées par les enfants à propos de cette mise en retrait de Salomon renvoient au genre qu’ils attribuent au personnage. Selon eux, la toge et les cheveux longs correspondent à des attributs féminins et ils n’ima-ginent pas qu’une femme puisse s’opposer à l’acte d’un homme brandissant un glaive. Outre le fait que cette représentation genrée de l’autorité mériterait d’être interrogée dans le cadre d’une prolongation du programme éducatif, la signification attribuée par les enfants du groupe Novice à cette scène procède différemment de ceux du groupe Frame, c’est-à-dire qu’en termes de processus, le sens se déploie à différents niveaux selon les groupes. En effet, autant les enfants ayant suivi le projet « à corps et à cris » développent une lecture signifiée par leur tracé faisant la synthèse entre une prise en considération de l’immanence de l’image et un savoir contextuel, autant ceux décou-vrant l’œuvre développent une lecture indicielle avec un regard structuré par une re-connaissance de représentations sociales issues de leur vécu. En effet, les détails pic-turaux détourés sont mis en avant pour exposer une réalité qui serait celle de la scène peinte avec ses liens de contiguïté ou de causalité, à la différence d’une mise en rela-tion symbolique qui transcenderait la scène représentée et renverrait à un code assi-gnant l’acte de Salomon à l’idée de justice.

La seconde œuvre face à laquelle les élèves ont été amenés à relever les éléments qui leur semblaient significatifs ne figurait pas dans le corpus d’œuvre soumis aux élèves ayant suivi le programme éducatif. Par conséquent, aucun des deux groupes ne disposait d’information concernant les intentions du peintre Jacques-Louis David.

Ce tableau, intitulé Bélisaire demandant l’aumône ( ill. 2 A ), fut peint par David en 1781 pour entrer à l’Académie royale de peinture et de sculpture. Elle reprend la lé-gende de Bélisaire, général romain victorieux de plusieurs campagnes militaires, dont la popularité auprès de ces troupes vint à contrarier l’empereur Justinien. Celui-ci or-donna que l’on bannisse Bélisaire et que ses yeux soient crevés pour éviter tout risque de soulèvement contre le pouvoir impérial. La scène représentée par David fait figurer Bélisaire assis sur les marches d’un édifice monumental demandant l’aumône avec un enfant dans ses bras. L’enfant tient dans ses mains le casque de général du militaire déchu. Une femme verse une obole dans le casque et un soldat exprime un geste de stupeur en assistant à la scène. La ligne de force principale court de la tête du soldat vers celle de Bélisaire. David cherchait à mettre en relation l’effroi du soldat et la vue de son général mendiant devant cet édifice incarnant l’ordre social. Le discours muséal concernant cette œuvre met en exergue la volonté de David de présenter une scène allégorique de la méconnaissance du mérite par le pouvoir en place.

Chacun des deux groupes d’élèves, à la suite de leur mise en situation face à la toile de Wicar, ont produit des tracés de dessin sur les tablettes dédiées. Comme évoqué précédemment, autant de tracés ont été réalisés, avec une distribution homogène, par les deux classes. Néanmoins des différences notoires sont visualisables.

En effet, le groupe Frame ( ill. 2 B ) s’est focalisé sur l’expression des gestes et des visages des personnages. Seules les parties supérieures des corps sont particulière-ment mises en valeur. Le mouvement des bras du soldat, les mains de la femme, de l’enfant et de Bélisaire, ainsi que leur tête sont mise en avant. La mise en relation des

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zones détourée tient compte de cette ligne de force entre la tête du soldat et Bélisaire. À cela s’ajoute une zone notable entre les deux colonnes de l’édifice monumental qui attire les regards. En questionnant les élèves sur la signification de ces derniers tracés, l’explication fournit concernait non pas une affirmation mais un questionnement à pro-pos de ce qui était figuré dans la pénombre. Selon ce groupe, les éléments qui se dé- tachent, à peine visibles entre les colonnes, ont une importance pour saisir la scène. Quand bien même ils étaient incapables de lui attribuer une signification concrète, ils souhaitaient mettre en avant ce détail qui leur semblait essentiel. Ces différents élé-ments nous permettent d’énoncer que, même s’ils ne disposent pas d’information contextuelle, les élèves du groupe Frame tiennent compte de la composition dans la construction du sens et explore la peinture dans cette perspective.

Quant au groupe Novice, nous pouvons observer ( ill. 2 C ) qu’il s’est focalisé sur les trois personnages du soldat, de la femme et de Bélisaire, associant l’enfant à ce dernier. En effet, les élèves de ce groupe ont détouré précisément chaque personnage de la tête aux pieds. Le quatrième élément qui ressort de la superposition de leurs tracés concerne la zone de l’image où se rencontre les mains de la femme, de l’enfant et du général déchu, autour du casque de ce dernier. Sachant que la quantité de tracés était identique, toute proportion gardée, entre les deux groupes, il est frappant de constater que ce second groupe se concentre particulièrement sur ces personnages et se focalise uniquement sur la chorégraphie scénique les reliant. Lorsque les élèves étaient amenés à s’exprimer par la suite sur ce qu’ils avaient montré, ils mettaient en avant le fait que le soldat venait de surprendre une femme en train de donner une obole à un mendiant. Son geste signifiait non seulement la stupeur mais également la réprobation de la situation. De fait, nous retrouvons dans ce cas les caractéristiques d’une lecture indicielle, qui part d’un indice s’inscrivant dans la singularité de la scène peinte et qui n’aurait pas de portée signifiante indépendamment de celle-ci.

En somme, la méthode soutenue par le dispositif Ikonikat nous permet d’étudier empiriquement la mise en relation d’œuvres picturales et les regards des divers publics dans un contexte muséal. Nous avons pu observer, par l’analyse des tracés sur les œuvres, plusieurs types d’activités du regard sur une image identique, ce qui soutient la thèse d’une diversité de niveaux de production visuelle de sens, que l’on peut qua-lifier sémiotiquement de symboliques ou d’indiciels mais qui font état d’une différence d’interprétation liée à une prépondérance de regard reconnaissant pour les enfants n’ayant pas suivi le programme éducatif au détriment dans ce cas de l’expression d’un regard regardant. Au contraire, les élèves sensibilisés aux œuvres suite à cette action éducative soutiennent cette tension entre l’acte du regard regardant et celui du re-gard reconnaissant, et ils questionnent davantage la production visuelle de sens.

De surcroît, l’identification de cette multiplicité de lectures permet également à l’institution muséale de s’interroger sur sa politique des publics, notamment en termes de médiation. Le regard expert peut aussi bénéficier de la prise en compte de ces re-gards multiples, sources potentielles d’une redécouverte des œuvres et d’une concep-tion participative du musée.

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L’Iconique de Max Imdahl, en polarisant son objet sur l’acte de regarder, offre des pistes fécondes au développement des études visuelles. Certes, en se focalisant sur une analyse de regards contemporains sur les œuvres, une critique de cette approche soulignant son éloignement du geste de l’artiste, ou y voyant de manière réductrice une conception universalisante du regard, peut sembler commode. Bien au contraire, l’herméneutique qui sous-tend la démarche d’Imdahl permet le déploiement d’une réflexion qui tient compte de l’épaisseur historique et sociale qui accompagne l’acte de regarder. En effet, la discursivité du visuel n’est pas sous-estimée,24 l’Iconique per-met la mise à distance nécessaire pour l’interroger. Cette perspective est partagée par de nombreuses recherches méconnaissant les travaux de Max Imdahl, gageons que la réception francophone de cette œuvre y contribue davantage.

1 Gottfried Boehm, Was ist ein Bild ?, Munich : Fink, 1994.

2 Max Imdahl, « Ikonik. Bilder und ihre Anschauung », dans : Gottfried Boehm, Was ist ein Bild ?, op. cit., p. 300-324.

3 Par exemple, Ralf Bohnsack, Qualitative Bild- und Videointerpretation. Die dokumentarische Methode. Opladen : Barbara Budrich, 2009 ; Roswitha Breckner, Sozialtheorie des Bildes. Zur interpretativen Analyse von Bildern und Fotografien, Bielefeld : Transcript, 2010 ; Jürgen Raab, Visuelle Wissenssoziologie. Theoretische Konzeption und materiale Analysen, Konstanz : UVK, 2008.

4 Ils co-animeront, entre autres, un séminaire en 1976 intitulé « Todesbilder und Totenmale. Politische Ikonologie zwischen Kunst und Politik ».

5 Souligné dans l’original. Les abréviations « I. » et « P. » figurant dans la retranscription des dialogues correspondent respectivement à « Imdahl » et à « Participant ».

6 Max Imdahl, « Arbeiter diskutieren moderne Kunst. Seminare im Bayerwerk Leverkusen. Josef Albers, Piet Mondrian, François Morellet », in : Jürgen Stöhr ( éd.), Ästhetische Erfahrung heute, Cologne : DuMont, 1996, p. 208.

7 Ibid., p. 209.

8 Ibid., p. 216.

9 Gottfried Boehm, « Einübung in das Sehen “Arbeiter diskutieren moderne Kunst” », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 6.01.1983, 4, p. 18.

10 Walter Scharf, Eberhard Weise ( dir. ), Diskussionen über Malerei mit Max Imdahl. Seminare mit Vertrauens- leuten der Bayer AG Leverkusen, Leverkusen : Hausdruckerei der Bayer AG Leverkusen, 1988, p. 22.

11 Ibid., p. 23.

12 Ibid., p. 39.

13 Voir aussi le texte de Mira Fliescher dans cette édition, p. 45.

14 Notamment : Joan Hart, « Erwin Panofsky and Karl Mannheim : A Dialogue on Interpretation », Critical Inquiry, 1993, vol. 19, no. 3, p. 534–566.

15 Ralf Bohnsack, Qualitative Bild- und Videointerpretation. op. cit.

16 Roswitha Breckner, Sozialtheorie des Bildes, op. cit.

17 Jürgen Raab, Visuelle Wissenssoziologie, op. cit.

18 Michael R. Müller, « Bildcluster. Zur Hermeneutik einer veränderten sozialen Gebrauchsweise der Fotografie », Sozialer Sinn, 2016 , vol. 17, no. 1, p. 95-141.

19 Abréviation de « Ikonik Analysis Toolkit », www.ikonikat.org.

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20 En 2014, l’association de coopération culturelle franco-américaine French American Museum Exchange ( FRAME ) a initié le programme éducatif « Des Maux, des Musées, des Mots / Curating a Culture of Res-pect » entre les musées de Strasbourg en France, le Clark Art Institute de Williamstown aux États-Unis et des établissements scolaires de chaque ville. L’objectif du programme consiste à sensibiliser à la problé-matique de la violence, voire la prévenir, chez les élèves en exploitant l’espace muséal comme scène propice au questionnement sur différentes formes de violence ( « de l’intimidation au harcèlement en passant par l’isolement, la différence et l’injustice » ). En 2015, le Palais des Beaux-Arts de Lille rejoint le dispositif et invite plusieurs écoles de Lomme, une commune attenante, à y participer.

21 Conçue et coordonnée par Mathias Blanc, développée informatiquement par Julien Wylleman, François Gabrielli et Cécile Picard-Limpens.

22 Plus les tracés se superposent, plus la couleur de ceux-ci change du bleu foncé au blanc, en passant successivement par le bleu clair, le vert, le jaune, l’orange puis le rouge.

23 Ce constat a été corroboré par un test effectué avec une reproduction numérique de l’œuvre auprès de 40 adultes qui ne fréquentent pas les musées. Ils appuyaient leurs tracés par des remarques du type « ce n’est pas pour moi, je n’y comprends rien ». Leur lecture était identique à celles des enfants du groupe Novice.

24 Boris Traue, « Visuelle Diskursanalyse. Ein programmatischer Vorschlag zur Untersuchung von Sicht- und Sagbarkeiten im Medienwandel », Zeitschrift für Diskursforschung, 2013, vol. 2, no. 1, p. 117-136.

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Abb. 1 A Jean-Baptiste Wicar, Le Jugement de Salomon, 1785, Öl auf Leinwand, 96 × 150 cm, Originalgemälde, Lille, Palais des Beaux-Arts

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Ill. 1 A Jean-Baptiste Wicar, Le jugement de Salomon, 1785, huile sur toile, 96 × 150 cm, Peinture originale, Lille, Palais des Beaux-Arts

Ill. 1 B Carte de chaleur par fréquences d’apparition des tracés d’élèves ayant suivi l’action du Frame

Ill. 1 C Carte de chaleur par fréquences d’apparition des tracés d’élèves Novices, n’ayant pas suivi l’action du Frame

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Abb. 2 A Jacques-Louis David, Bélisaire deman- dant l’aumône, 1781, Öl auf Leinwand, 288 × 312 cm, Originalgemälde, Lille, Palais des Beaux-Arts

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Ill. 2 A Jacques-Louis David, Bélisaire demandant l’aumône, 1781, Huile sur toile, 288 × 312 cm, peinture originale, Lille, Palais des Beaux-Arts

Abb. 2 B Heatmap mit den Einzeichnungen der Schüler der Frame-Gruppe

Abb. 2 C Heatmap mit Einzeichnungen der Schüler der Novizen-Gruppe

Ill. 2 B Carte de chaleur par fréquences d’apparition des tracés d’élèves ayant suivi l’action du Frame

Ill. 2 C Carte de chaleur par fréquences d’apparition des tracés d’élèves Novices, n’ayant pas suivi l’action du Frame