La Tradition 1888-05 (N5)

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La Tradition (Paris. 1887) Source gallica.bnf.fr / MuCEM

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REVUE GENERALE des Contes, Légendes, Chants, Usages, Traditions et Arts populaires

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  • La Tradition (Paris.1887)

    Source gallica.bnf.fr / MuCEM

  • La Tradition (Paris. 1887). 1887-1907.

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  • N 5. 2e Anne. Prix du Numro : Un Franc. 15 Mai 1888.

    L TRADITION

    REVUE GENERALEdes Contes, Lgendes, Chants, Usages, Traditions et Arts populaires

    PARAISSANT LE 15 DE CHAQUE MOIS

    Direction :

    MM. EMILE BLMONT ET HENRY CARNOY

    PARISAux bureaux de la TRADITION

    LIBRAIRIE A., DUPRET3, rue de Mdicis, 3.

  • LIVRAISON DU 15 MAI 1888. 2e Anne.

    LA LGENDE DE JEANNE D'ARC EN ALSACE, par Mme H. Martin.MON COEUR ENTRE DEUX BELLES, ronde enfantine recueillie par Jean-Franois Blad,

    correspondant de l'Institut.LES CROTS DE BERVEILLE, lgende du Nivernais, par Achille Million.BRANLE DOUBLE DE NORMANDIE, posie de Emile Blmont.ESSAIS SUR QUELQUES CYCLES LGENDAIRES. I. LES GUERRIERSDORMANTS(fin), par

    Henry Carnoy.LA PRINCESSE AUX TROIS SEINS, L'AVEUGLE ET LE BOSSU, conte indou, traduit du

    sanscrit par M. Victor Henry, professeur la Facult des Lettres de,Douai.LA LGENDE DE LA SAINTE CHAPELLE (1re partie), par Charles Lancelin.LE MIRACLE DE LA BONNE MRE, chanson et mlodie populaires recueillies par Charles

    de Sivry.MOEURS, USAGES ET TRADITIONS ARABES. I. LES AISSAOUAS,par C. de Warloy.LA LGENDE D'HAMMAM-MESKOUTINE, par Ed. Guinand.DINER DE LA TRADITION.LE PAIN DU PCH, drame provenal de Paul Arne. E. B.A TRAVERS LES LIVRES ET LES REVUES. Au pays de Provence. C. de W.BIBLIOGRAPHIE. Henry Carnoy et Emile Blmont.NOTES ET ENQUTES. H. C.

    COMIT DE RDACTIONMM. Paul ARNE, MM. Gustave ISAMBERT,

    Emile BLMONT, Charles LANCELIN,Henry CARNOY, Frdric ORTOLI,Raoul GINESTE, Camille PELLETAN,Paul GINISTY, Charles de SIVRY,Ed. GUINAND, Gabriel VICAIRE.

    LA TRADITION parat le 15 de. chaque mois par fascicules de 32 48 pages d'im-pression, avec musique et dessins.

    AVIS IMPORTANT

    Nous prions nos abonns d'adresser leur cotisation M. A. DUPRET, diteur,3, rue de Mdicis. Envoyer, un mandat sur la poste.

    L'abonnement est de 15 francs pour la France et pour l'tranger.Il est rendu compte des ouvrages adresss la Revue.Le premier volume de LA TRADITION, pour les nouveaux abonns, est envoy

    franco, moyennant 12 francs.Adresser les abonnements M. Dnpret, 3, rue de Mdicis.Adresser les adhsions, lettres, articles, ouvrages, etc. M. Henry Carnoy, pro-

    fesseur au Lyce. Louis-le-Grand, 33, rue Vavin, Paris. (Les manuscrits noninsrs seront rendus).

    M. Henry Carnoy se tient la disposition des lecteurs de LA TRADITION le jeudde 2 heures 4 heures, 33, rue Vavin.

  • LA TRADITION

    LA LGENDEDEJEANNE D'ARC EN ALSACE.Nous avons donn dans la Tradition la lgende de Bonaparte ra-

    conte par un paysan russe. Il est curieux de voir comment l'histoirese transforme pour devenir lgende. Voici, telle qu'on la dit en Alsace,aux environs de Gewenheim, la lgende de Jeanne la Lorraine, la Pu-celle d'Orlans.

    Jeanne d'Arc tait ne Domrmy en Lorraine. Son pre s'tait re-mari une mchante femme qui accablait la pauvre Jeanne de mau-vais traitements. La martre ne donnait chaque jour sa belle-fillequ'un morceau de pain, et encore ce pain tait-il quelque crote schedont personne n'et voulu la maison. Ds le matin, Jeanne sortaitpour aller garder son troupeau ; lorsqu'elle rentrait le soir, elle cou-chait dans l'escalier sur une vieille couverture grise, use et troue.Jeanne tait trs pieuse. Chaque jour elle laissait son troupeau pouraller la messe. Elle avait traverser une rivire qui la sparait de l'-glise ; son approche, les eaux s'ouvraient et Jeanne passait piedsec (1). Pendant son absence, les brebis paissaient tranquillement et au-cune ne s'loignait du pacage.

    La petite Lorraine rencontrait parfois de pauvres gens. Elle parta-geait avec eux sa crote de pain. Un jour, la martre s'apert que. sabelle-fille mettait un morceau de pain dans son tablier ; elle courut Jeanne et le lui ouvrit violemment. Il en tomba une jonche de roses.La femme demeura interdite et comprit que Jeanne tait une sainte. (2)

    Etant entre dans sa quinzime anne, Jeanne eut des visions. SainteCatherine et Sainte-Marguerite lui apparurent plusieurs fois tan-dis qu'elle gardait ses moutons. Va, Jeanne, lui disaient-elles, vatrouver le roi de France, demande-lui des soldats, dlivre Orlans etchasse les Anglais du royaume. Pendant deux annes, nous serons avectoi ; ta mission acheve, tu reviendras garder ton troupeau.

    Jeanne finit par obir. Elle se dcida partir et s'en alla trouver le roi,Celui-ci se mit rire lorsqu'elle se prsenta au palais. Jeanne, confuse,

    1. Dans la Bible, on trouve deux ou trois miracles analogues.2. Ce miracle est attribu ordinairement Sainte-Elisabeth de Hongrie.La vie de Genevive de Brabant offre aussi cet pisode (Henry Carnoy, LesLgendesde France ; Paris, A. Quantin, 1885).

  • 130 LA TRADITIONretourna dans son village. De nouveau, Sainte-Catherine et Sainte-Mar-guerite lui apparurent. L'enfant se remit en route et demanda encore parler au roi. Fais un miracle, lui dit celui-ci, et te te donnerai unearme. Jeanne fit un miracle et le roi lui donna des soldats. Elle s'ha-billa en homme, s'arma d'une lance, monta sur un cheval blanc et sedirigea vers la ville d'Orlans. Les Anglais essayrent de lutter contrela petite Lorraine, mais ils furent battus, et Jeanne les chassa de pres-que toutes les villes qu'ils occupaient.

    Les deux annes accordes par Sainte-Catherine et Sainte-Margueritetaient coules, lorsque la jeune fille fille fut prise par les Anglais. Leroi de France la racheta pour une forte somme. Jeanne voulut retour-ner dans son village, mais on la retint. Elle gagna encore quelquesvictoires. Elle fut blesse dans une bataille et les Anglais russirent lafaire prisonnire pour la seconde fois.

    Le roi de France oublia celle qui lui avait rendu son royaume et re-fusa de payer sa ranon. Les Anglais condamnrent Jeanne d'Arc trebrle vive et ils mirent le jugement excution. Jeanne mourut surun bcher. L'on vit deux blanches colombes s'lever des flammes :s'tait l'me de Jeanne la Lorraine et l'esprit de son ange gardien.

    Mme H. MARTIN.

    MON COEUR ENTRE DE X BELLESRONDE ENFANTINE

    Mon coeur entre deux belles,Dond,

    Mon coeur entre deux belles,bis.

    Mon coeur est partage :O gu la rira dondaineMon coeur est partag,O gu la rira dond.

    bis.

    Il y en a-t-une brune,L'autre aux cheveux dors.

    Toutes deux sont jalouses. Beau galant, choisissez. Entre vous, brune et blonde,Je suis embarass. Entre nous, brune et blonde,Beau galant, choisissez. Si je choisis la brune,J'aurai le coeur en gai.

    Si je choisis la blonde,Beau'temps est arriv.

    Entre nous, brune et blonde,Beau galant,choisissez

    Entre vous, brune et blonde,Je suis embarass.

    Si je vous perds, la brune,Gomment me consoler ?

    Sije vousperds, la blonde,Dond,

    Si je vous perds, la blonde,Je crois que j'en mourrai.O gu la rira dondaine,Je crois que j'en mourrai.O gu la rira dond.

    bis.

    bis.

    J'ai nagure entendu cette ronde, chante par des enfants Agen sur la ci-devant Place Saint-Georges, aujourdhui Place Ras-pail. Notre conseil municipal dbaptise les rues l'instar de Paris.

    JEAN-FRANOIS BLAD,

  • LA TRADITION 131

    LES CROTS DE BERVEILLELGENDE DU NIVERNAIS.

    Vous voulez donc, mon cher monsieur, me dit la bonnevieille mre Guite, assise au soleil sur la chaume (1) ct de sonfaix de bois mort, vous voulez que je vous dise ce que les anciensm'ont racont touchant les Crots (2) de Berveille. Mais ce n'estpas un conte, a, c'est une histoire vritable, et c'est arriv dansles temps, aussi vrai que Dieu est Dieu !

    Il y a toujours eu des pauvres sous la calotte des cieux et tou-jours il y en aura ; de mme qu'il y aura toujours, en plus tardcomme en ci devant, des riches de bon coeur; mais qu'il y a doncde mchants! Un jour que je gardais ma vache ( au respect de vous !)sur la chaume o nous voil sants, je vous ai chant, mon petitmonsieur, la (3) cantique du bon Dieu qui s'est habill en pauvre,c'est une jolie cantique qui va sur deux airs. Notre Seigneur Jsus-Christ prenait plaisir comme a voyager sur la terre, seul ou encompagnie de ses aptres, l'poque o le monde tait moinsmauvais qu'au jour d'aujourd'hui. Il n'avait pas de beaux habits,lui, il n'tait pas fier comme les chetils paens qu'on voit cetteheure ! Il avait la ressemblance d'un chercheux de pain ; il s'enallait, bonnes gens ! tout minable, la porte des gros et des pe-tits. De quoi vivait-il ? D'une crote de pain channi (4) qu'il attra-pait par ci par l, lui qui aurait pu se faire servir un repas selle-brid sur une belle nappe comme celle du conte que je vous aicont, vous en souvenez-vous? Il n'y avait qu' l'lendre par terreen disant: Nappe, fais ton devoir! et, d'un coup, mon doux Sau-veur ! voil un dner complet, l, sur la nappe, et pas cher ! MaisNotre Soigneur n'en demandait pas tant; il se contentait de cequ'on lui donnait. Quelquefois il rcompensait les malheureux quise privaient pour lui faire l'aumne ; quelquefois aussi, il punis-sait les mchants riches qui le repoussaient tout comme un chien(au respect de vous, mon cher monsieur !)

    Un jour qu'il tait bien las,, bien las, voil qu'il arrive dans laChampagne (2) d'Ouche. Connaissez-vous ce pays-l? Il ne res-semble gure au ntre qui est tout couvert de bois montes et devalles, quoiqu'il n'en soit pas loign de plus de cinq six lieues.C'est un grand champ tout plat, tout nu, sans arbres ; pas bien

    1. Chaume, terrain vague.2. Crot, trou plein d'eau.3. Cantique est fminin, chez les paysans nivernais.4. Channi, moisi.5. Champagne, contre plate.

  • 132 LA TRADITION

    loin de la rivire de Loire et de la ville de La Charit. Point deroute. Les voyageurs s'y forvoient mme de jour, quand il fait desbroues (1).... du moins c'tait comme a du temps des anciens ;mais le pre Toine Linard, notre voisin, raconte que toute cetteChampagne est aujourd'hui dispartie et au quart plante de vignes.Il y avait l une maison habite par deux riches, frre et soeur,des gens avaricieux, durs aux pauvres, capables d'corcher un poupour en avoir la peau. Vous pensez, mon cher monsieur, que No-tre Seigneur ne fut pas bien reu quand il se prsenta dans la couravec sa besace et son bton. Le frre, appel Pierre, qui se chauf-fait devant les landiers, se mit jurer comme un paen qu'il tait,et la soeur courut jusqu'au milieu de la cour pour enpcher le pau-vre d'avancer ;

    Qu'est-ce,que vous voulez? lui dit-elle, fainiant, ne pouvez-vous pas travailler pour gagner votre vie ? Allez plus loin, vousn'aurez rien ici !

    Notre Seigneur ne desserra pas les lvres, mais il la regardasi dolemment pendant qu'elle ajoutait :

    Ensauvez-vous, o je lche les chiens ! Au mme instant, voil la terre qui se fend et la maison qui

    s'enfonce, qui s'enfonce! Et ma foi, j'en jure,c'tait bien fait, n'est-ce pas, mon petit monsieur?... La mauvaise femme se mit crier:Sors vite, Pierre! Pierre tu seras ! rpond une voix. En une se-cousse, plus de femme ! rien qu'une grosse pierre sa place.

    Et la pierre y est encore cette heure, auprs de deux trous,deux vrais abmes, qu'on appelle les Crots de Berveille. Il y en aqui disent : les Crots de Merveille, mais pas moi ; je dis comme mesanciens m'ont appris. Ces grands trous marquent l'emplacementde la maison. Ils sont intarissables. A chaque tour de soleil, l'eaubaisse, puis remonte. Ce que je vous dis l, je le tiens de ma mrebisaeule, et c'est aussi vrai que si je l'avais vu de mes deux yeux.Moi, je ne l'ai pas vu, mais j'irai faire un tour de ce ct-l, l'-poque des vendanges, si j'en suis encore la peine !

    Dans un des trous, croiriez-vous qu'un chariot s'est perdu, toutcharg, avec les boeufs, qu'on n'en a vu ni vent ni fume? Dansl'autre, on a droul dix-huit paires de courroies attaches bout bout et portant un soc de charrue, mais, bast! on n'a pas trouv lefond. Quand l'eau est bien claire, je me suis laiss dire par le prePicard, qui est le marguillier de Bulcy, qu'on peut distinguer en-core les marches de l'escalier de cette mauvaise maison.

    Et voil, reprit en se levant la mre Guite, ce qui doit appren-dre aux riches, bien vtus, bien panss (2), bien en repos, ne pas

    1. Broue, brouillard.2. Panss, nourris.

  • LA TRADITION 133

    repousser les malheureux qui viennent demander l'aumne, toutguenilloux, aquenis (1) de fivre, esrens (2) de fatigue. Qui sait siNotre Seigneur ne voudra pas s'habiller en pauvre pour voir deprs toute la vilainet du monde? Qui sait si ce n'est pas lui quevous renvoyez en le reboulant (3), faux chrtiens que vous tes?...

    Et cette heure, s'il plat Dieu, je vas m'en aller du ct dechez nous... Si vous vouliez bien m'aider un p'chon (4) chargermon faix, mon cher petit monsieur?

    ACHILLE MILLIEN.

    BRANLE DOUBLE DE NORMANDIELe roi Loys, pour la saison nouvelle,

    (Que Jeannette est belle ! )Veut marier sa noble demoiselle ;

    (Que Jeannette est belle, Jean ;Jean, que Jeannette est belle! ).

    Veut marier sa noble demoiselle ;(Que Claudine est belle !)

    Mais la princesse son pre est rebelle.(Que Claudine est belle, Jean ;Jean, que Claudine est belle!)

    Mais la princesse son pre est rebelle.(Que Suzanne est belle! )

    Elle aime un duc, fier, brave et plein de zle.(Que Suzanne est belle, Jean ;Jean, que Suzanne est belle ! )

    Elle aime un duc, fier, brave et plein de zle.(Que Martine est belle !)

    Le roi la jette au fond d'une tournelle.(Que Martine est belle, Jean ;Jean, que Martine est belle ! )

    Le roi la jette au fond d'une tournelle.(Que Lucette est belle ! )

    1. Aquenis, puiss.2. Esrens, reints.3. Rebouler, repousser rudement,4. Un p'chon, un peu.

  • 134 LA TRADITION

    Quitte, dit-il, une amour criminelle !

    (Que Lucette est belle, Jean; ,Jean, que Lucette est belle!)

    Quitte, dit-il, une amour criminelle !(Que Rosine est belle ! )

    Ou tu mourras dans cette citadelle.

    (Que Rosine est belle, Jean ;Jean, que Rosine est belle ! )

    Ou tu mourras dans cette citadelle.(Que Gilberte est belle!)

    Changer d'amour ! je ne saurais, dit-elle ;(Que Gilberte est belle, Jean;Jean, que Gilberte est belle ! )

    Changer d'amour ! je ne saurais-, dit-elle ;[Que Justine est belle!)

    Je puis mourir, mais je mourrai fidle.(Que Justine est belle, Jean ;Jean, que Justine est belle!)

    Je puis mourir, mais je mourrai fidle. (Que Ccile est belle ! )

    Cierges, brlez au fond de la chapelle !(Que Ccile est belle, Jean ;(Jean, que Ccile est belle!)

    Cierges, brlez au fond de la chapelle !(Que Denise est belle ! )

    Dans son cercueil elle est l, mort cruelle !

    (Que Denise est belle, Jean ;Jean, que Denise est belle!)

    Dans son cercueil elle est l, mort cruelle !

    (Que Gervaise est belle t )Quarante abbs ont pri Dieu pour elle ;

    (Que Gervaise est belle, Jean ;Jean, que Gervaise est belle ! )

    Quarante abbs ont pri Dieu pour elle ;(Que Sylvie est belle I )

    Mais, minuit, son amant vient, rappelle.

  • LA TRADITION 135

    (Que Sylvie est belle, Jean ;Jean, que Sylvie est belle !)

    Mais, minuit, son amant vient, l'appelle..(Que Brigitte est belle !)

    Et doucement : Je t'attendais ! dit-elle.(Que Brigitte est belle, Jean;Jean, que Brigitte est belle!)

    Et doucement : Je t'attendais ! dit-elle.

    (Que Thrse est belle ! )Deux chevaux blancs hennissent. Vite, en selle !

    (Que Thrse est belle, Jean ;Jean, que Thrse est belle I )

    Deux chevaux blancs hennissent. Vite, en selle !

    (Que Victoire est belle ! )Fuyez, amants ! votre toile tincelle.

    (Que Victoire est belle, Jean;Jean, que Victoire est belle t )

    Fuyez, amants ! votre toile tincelle.

    (Jeanne est la plus belle !)Dame bientt devint la demoiselle ;

    (Jeanne est la plus belle, Jean ;Jean, Jeanne est la plus belle ! )

    Dame bientt devint la demoiselle ;(Baise la plus belle I)

    Et le beau duc eut beaucoup d'enfants d'elle.

    (Baise la plus belle, Jean ;Jean, baise la plus belle ! )

    EMILE BLMONT

    ESSAISSURQUELQUESCYCLESLGENDAIRESI

    LES GUERRIERS DORMANTS (fin)(1).Cette lgende slave n'est pas qu'intressante par ce dernier trait; elle

    offre sur le vif la faon dont les vnements historiques se dnaturentpour passer l'tat de lgende.

    1. Voir les numros du 15 octobre 1887 et du 15 mars 1888.

  • 136 LA TRADITION

    Quant au sujet qui nous occupe, nous avons un rameau du cycle lgen-daire des Dormants dans le rcit des sept saints martyrs d'Ephse en-dormis dans une caverne du mont Clion.

    *

    D'aprs la Lgende dore de Jacques de Voragine, les noms des septdormants d'Ephse taient Maximilien, Malchus, Marcien, Denis, Jean,Srapion et Constantin, qui auraient t murs dans une caverne parl'ordre de l'empereur Dcius. La lgende raconte que lorsque la religionchrtienne se fut tablie dfinitivement en Grce, on ouvrit la grotte desSept-Martyrs et qu' la stupfaction gnrale, on avait retrouv ces saintspersonnages dormant du plus doux sommeil depuis 372 ans, d'aprs lesuns ; depuis 196 ans, suivant d'autres. Rveills et ramens dans la villeau milieu du plus grand respect, ils communirent et moururent peuaprs (A. D. 448).

    Grgoire de Tours fut le premier, qui introduisit en Gaule l'histoiremerveilleuse qui, depuis l'an 500.environ, avait dj en Orient, et parti-culirement en Syrie, une grande notorit. Aid d'un Syrien, l'auteurde l'Histoire des Francs traduisit la Passion des Sept-Dormants, martyrsd'Ephse.

    Un sicle plus tard, la lgende s'introduisait en Bretagne, o l'on peutvoir encore de nos jours une chapelle btie sur dolmen, et qui leur estddie.

    Les grottes des Sept-Dormants sont assez nombreuses, surtout dans lespays musulmans. Les Arabes auront d connatre cette lgende au tempsde leurs conqutes. Elle s'est ds lors localise en quantit d'endroits.Bien entendu que les Saints-Martyrs sont alors des Musulmans.

    En Algrie, prs du cap Matifou, sont les ruines de la cit romaine deRusgunia. On y trouve une caverne o furent galement murs sept frreset leur chien. Quand plus tard on dmolit l'entre de la grotte, on re-trouva vivants les saints et leur compagnon. Ce dernier animal est de-puis vnr par les Arabes. Ils lui donnent une place dans le Paradis avecl'ne de Jsus-Christ, et l'Alborak, monture fabuleuse sur laquelle, sui-vant le Qoran, Mahomet fit un voyage nocturne au ciel.

    Dans la Tripolitaine, la lgende des Sept-Dormants est raconte ainsiqu'il suit :

    Sidi-Kacem, originaire de Hodna, tait un homme pieux et trs savant, nes'occupant jamais des choses de ce monde ; il s'en allait de tente en tente, sti-mulant le zle dos musulmans pour les oeuvres pieuses.

    Quelques annes avant sa visite N'gaous, sept jeunes gens de la ville,jouissant d'une rputation parfaite, disparurent tout coup sans que l'on enet la moindre nouvelle.

    Un jour, Sidi-Kacem arriva, et aprs s'tre promen dans le village, allachez un des principaux habitants et l'engagea le suivre. Aprs avoir marchequelque temps, il lui montra un petit monticule form par les dcombres, enlui disant ;

  • LA TRADITION 137

    Comment souffrez-vous que l'on jette des immondices en cet endroit?Fouillez et vous verrez ceque cette terre recouvre. Aussitt on se mit dblayerle terrain et on trouva les sept jeunes gens Seba Regoud dont la dispari-tion avait caus tant d'tonnement, tendus, la face au soleil, et paraissantdormir d'un profond sommeil. Le miracle fit, comme on le pense bien, trsgrand bruit. Aussi, pour en perptuer le souvenir, fut-il dcid que l'on bti-rait immdiatement une mosque sur le lieu mme, et qu'elle porterait le nomde Seba er-Regoud, des Sept-Dormants.

    Mais il n'y a pas que la lgende des Sept-Dormants. La chronique desDominicains parle de trois frres endormis dans un ermitage au vallondu Storenloch, dans la valle d'Alsace. A Guebwiller, toujours dans lemme pays, il y avait la maison du conseil dormant des Six, dans laMaison des Esprits.

    Or, dans cette maison, dit l'abb Ch. Braun, dans ses Lgendes du, Florival,on vous montrait une chambre sombre et vide, la porte et aux fentres tou-jours fermes. L, vous disait-on, sont assis autour d'une table les six (diesechser),c'est--dire les membres du conseil des six, les yeux ouverts, le regardfixe, et des cartes en main, comme s'ils jouaient, mais tous immobiles etmuets, vtus en arlequins, avec un chapeau pointu sur la tte. Seulement,pour les voir, il fallait tre n le dimanche. Tout autre n'y voyait que dunoir.

    Une tradition danoise rapporte encore que lors de la construction d'uneglise du pays, une femme demanda Dieu de la laisser vivre aussilongtemps que le monument. Sa prire fut exauce, et la vieille dcr-pite, plusieurs fois centenaire, dort depuis cette poque dans les caveauxde l'glise. Le jour de Nol, la messe de minuit, elle se rveille et de-mande si les murs de la basilique sont toujours debout.

    Toujours ! rpond-on. Hlas ! murmure-t-elle. Et elle se rendort jusqu' l'anne suivante.Toujours propos du sommeil mystrieux qui nous occupe, nous pour-

    rions citer une autre catgorie de lgendes dans lesquelles on voit unsaint anachorte passer plusieurs sicles dans une immobilit extatique couter le chant mlodieux d'un rossignol ou d'un pinson. Mais nouspensons que cette classe de rcits populaires appartient, un autre cyclelgendaire, et nous ne nous y arrterons pas.

    Nous nous apercevons que nous avons omis de parler du classiquesommeil du philosophe Epimnide dans une caverne de Crte. Le lecteur,du reste, s'en sera souvenu dj.

    Les mythographes que ces lgendes ont frapps depuis longtemps ontt assez partags quant la question d'origine. Les uns ont vu dansles guerriers dormants une antique tradition religieuse : Les nomschangent et se succdent, dit Brun, le mythe reste, et de tous les grandsnoms de l'histoire, c'est presque toujours le dernier qui efface les autres,

  • 138 LA TRADITION

    moins que l'un d'eux, par suite de circonstances locales, ne se soit gravplus profondment dans la mmoire du peuple. Au dieu primitif a suc-cd le demi-dieu, puis quelque grand roi, illustre guerrier, lequel s'ap-pellera successivement Thodoric, Charlemagne, Barberousse, Charles-Quint, Napolon.

    Ou bien on y a trouv un symbolisme du soleil disparaissant le soirpour reparatre le matin, ou de la nature endormie du long sommeil del'hiver et se rveillant au printemps. C'est toujours ce mme symbo-lisme qui, prenant son point de dpart dans le spectacle des grands ph-nomnes de la nature, a produit le mythe que nous avons vu empruntant,pour s'y personnifier, les plus grands noms de l'histoire, symbolisme lafois historique et prophtique, et qui a trouv sa ralisation aussi tou-chante que sublime dans la grande pope de la Rdemption. AbbCh. Braun.

    Tel n'est pas notre avis. La conception de ces lgendes est unique etrepose sur cette ide que les hros sont au-dessus de notre humaine na-ture et ne sont pas assujettis ses lois, croyance se manifestant de par-tout identique et crant; chaque, personnage, chaque hros populaire,sa lgende parfaitement distincte. Les foyers sont diffrents; de l cesrcits sporadiques qu'il nous a t donn de rencontrer sur les hros dor-mants. Les sept martyrs d'Ephse, de leur ct, nous semblent tre lasouche du cycle des saints endormis dans les cavernes. Le foyer seraitalors unique ; et ce serait le rcit de la Lgende dore.

    HENRY CARNOY.

    LA PRINCESSE AUX TROIS SEINSL'AVEUGLE ET LE BOSSU

    (Conte indou traduit du sanscrit.)Quand les brahmanes eurent fini de parler, le roi leur dit : O brah-

    manes, j'ai une fille qui a trois seins. Dites-moi donc s'il existe quelqueconjuration employer contre elle, oui ou non ? Ils rpondirent : Seigneur, coutez :

    Une jeune fille qui en ce monde est mutile d'un membre, ou en aun de trop, cause la perte de son mari et dprave son propre carac-tre.

    Mais celle qui a trois seins, pour si peu qu'elle se laisse entrevoir,tue sur le coup son propre pre ; c'est un fait incontestable.

    Il faut donc que Votre Majest vite avec soin sa vue. Puis, siquelqu'un consent l'pouser, donnez-la lui et faites-lui quitter votreroyaume. Par ainsi vous vous serez assur le salut en cette vie et dansl'autre. Ayant ou ce conseil, le roi fit publier partout au son du tam-bour cette proclamation : Oh ! quiconque pousera la fille du roi qui

  • LA TRADITION 139

    a trois seins recevra cent mille pices d'or et quittera le royaume ! Et,tandis qu'on faisait cette proclamation, il se passa bien du temps, sansque personne se prsentt pour l'pouser. Dj elle allait sur ses trenteans, bien tenue en chartre prive grand renfort de gardiens. Or danscette ville demeurait un aveugle, qui avait pour conducteur un bossunomm Mantharaka. Ils entendirent un jour l'annonce et se dirententre eux : Qu'on vienne toucher ce tambour : si la destine veutqu'on s'arrange de la jeune fille et qu'on obtienne les pices d'or, onsera riche et l'on se donnera du bon temps ; que si l'on doit mourirvictime du malfice, eh bien, ce sera la fin des souffrances de toutessortes qu'engendre la misre, car il est dit :

    La pudeur, l'affection, la voix mlodieuse, les penses d'avenir, labonne humeur, le souffle spirituel, la rgularit dans l'tude et laprire, la dlivrance de tous maux, les divertissements, la vertu, laconnaissance des prceptes, l'intelligence d'un prcepteur des Dieux, lapuret, le sens moral, d'o naissent tous ces biens ? De ce vil pot, leventre, quand il est rempli de grains.

    Ayant dit, l'aveugle s'en alla toucher le tambour : Hol ! j'pousecette jeune fille, si le roi veut me la donner ! Les gens du roi vinrentlui annoncer cette nouvelle : Seigneur, un aveugle a touch le tam-bour : daigne Votre Majest dcider de ce qu'il convient de faire. Leroi rpondit :

    Aveugle ou sourd, lpreux ou paria, qu'il prenne la jeune fille etles millions et quitte le pays !

    Ayant reu les ordres du roi, les gens du roi conduisirent l'aveugleau bord d'une rivire, lui remirent les cent mille pices d'or et lui firentpouser la jeune fille aux trois seins. Puis ils les mirent dans un bateauet dirent des pcheurs : Vous allez conduire hors du pays cetaveugle avec sa femme et ce bossu, et arrivs en un endroit quelconquevous les laisserez aller leur guise. Ainsi fait : nos gens quittent lepays, ls pcheurs leur indiquent un endroit o ils prennent terre,achtent une maison et vivent trs heureux : l'aveugle ne fait quedormir dans son lit, et Mantharaka fait marcher la maison. Mais, aubout de quelque temps, voil la femme aux trois seins qui se prendd'affection pour le bossu. Ah ! l'on a bien raison de dire :

    Quand e feu sera froid, que la lune mettra des rayons brlants,que la mer sera bonne boire, alors les femmes deviendront fidles.

    Donc un beau jour la femme aux trois seins dit Mantharaka : Mon ami, si nous parvenons faire mourir cet aveugle, nous pourronsalors nous donner du bon temps. Cherche-moi donc quelque poisonque je puisse lui administrer pour vivre heureuse ensuite. Un autrejour, le bossu en se promenant trouva une charogne de serpent noir.Il la ramassa et rentra fort allgre la maison, disant la femme : Ma chre, j'ai trouv ce serpent noir : coupe-le en menus morceaux,fourres-y force gingembre et autres pices, et sers-le ce bonhomme

  • 140 LA TRADITION

    qui n'y voit goutte, en lui disant que c'est du poisson. Il a toujoursaim le poisson, et nous serons dbarrasss de lui incontinent. Celadit, Mantharaka s'en alla dehors. La femme coupe le serpent noir enmenus morceaux, le met sur le feu dans une sauce au lait ; puis, ayantaffaire son mnage, elle dit respectueusement l'aveugle : Monnoble poux, voici du poisson dont vous avez si grande envie et quevous demandez constamment : les poissons sont cuire sur Je feu, etmoi j'ai faire dans la maison : prenez donc une cuiller et me lesremuez un moment. Mon homme, ces mots, enchant et se lchantle coin des lvres, se lve d'un bond, prend une cuiller et se met tourner la matelote. Il tourne, il tourne, et voici que la vapeur du poisonquintessenci atteint la taie qui lui bouchait les yeux et la fait tomber.Reconnaissant les proprits de cette vapeur, l'aveugle y expose sesyeux autant qu'il peut ; il recouvre la vue, il regarde, et que voit-il na-geant dans la sauce ? rien que des tranches de serpent noir ! Qu'est-ceci ? se dit-il. Elle m'avait parl de poisson, et ce sont des tranches deserpent noir. Ae ! ae ! il faut que je surveille avec attention la conduitede la femme aux trois seins, pour savoir au juste si c'est avec le bossuou quelqu'autre pour complice qu'elle a tent de m'empoisonner. Dans cette pense, il dissimule ses allures et continue se dmenercomme s'il tait encore aveugle. Le bossu rentre et sans dfiance em-brasse la femme, labaise, la cajole. A cette vue, l'aveugle, enflamm decolre et ne voyant autour de lui aucune arme, se dirige comme decoutume vers son lit, empoigne le bossu par les pieds, le fait tournervigoureusement au-dessus de sa tte comme une massue, et en d-charge un eoup sa femme en plein coeur. Et du coup voil qu'il luifait rentrer son troisime sein dans la poitrine ; et en mme temps cetournoiement nergique redresse le bossu. C'est pourquoi je dis :

    L'aveugle, le bossu et la princesse aux trois seins, traits tous troisen dpit du bon sens, ont d leur gurison la faveur des circons-tances.

    VICTOR HENRY.

    LA LGENDEDE LA SAINTE CHAPELLE. (1)Tout le monde connat, ne ft-ce que de nom, ce merveilleux bijou

    d'art architectural qui, aprs avoir t construit par Louis IX sur le ctde son propre palais, se trouve aujourd'hui circonscrit par les massifsbtiments du Palais de Justice, au centre de la Cit, et que l'on nommela Sainte-Chapelle.

    Le moindre dictionnaire d'histoire nous apprendra qu'elle fut difieselon les ordres de ce prince vers 1242, par Pierre de Montereau, pourrecevoir en dpt un morceau de la vraie croix, le fer de la lance dont

    (1) Tous droits rservs.

  • LA TRADITION 141

    fut perc le ct de Jsus expirant, une partie de l'ponge, un fragmentdu roseau, toutes reliques vendues au roi de France par Beaudoin, em-pereur de Constantinople ; et que, termine en 1247, elle est reste de-puis lors le type le plus achev des chapelles palatines.

    Les guides de toute dimension vous diront la hauteur de la flche,vous dcriront les sculptures dlicatement fouilles de la rosace, ouvous dnombreront les colonnes monostyles qui ornent ce monument,les vitraux qui i'elairent, ou le nombre des visiteurs qui viennent an-nuellement s'extasier dans la religion de l'art, ou dans l'art de la reli-gion devant cette vraie merveille que nous algue le Moyen-Age.

    Mais ce qu'aucun dictionnaire ne vous dira, ce que nul guide ne vousracontera, c'est la lgende fort peu connue qui s'attache l'dificationde cette chapelle et au nom de son architecte, Pierre de Montereau,

    lgende que je me souviens d'avoir lue jadis il y a bien longtempsde cela que je n'ai jamais pu retrouver depuis lors, et qui, nan-moins existe, enfouie dans quelque vieux livre poussireux et peut-tre aussi dans le souvenir de quelques vieillards parisiens, de ceuxqui ont connu l'poque o les lgendes de l'antique cit n'taient pasencore mortes, frappes au coeur par le pic de l'expropriation,ou noyessous le flot toujours grandissant de l'immigration des trangers enqute d'or ou de plaisir.

    Permettez-moi de vous la redire, ne ft-ce que pour lui viter l'ter-nel oubli qui accompagnerait peut-tre la mort de demain... Et leslgendes parisiennes sont si rares !

    D'abord, que fut Pierre de Montereau ? La plupart des biographies decet artiste sont bien sches, bien incompltes et peuvent tenir dans lesquelques lignes que lui consacre Bachelet:

    Montereau (Pierre de),architecte franais, m. en 1266, construisit la chapelle de Vincennes, le rfectoire de l'abbaye de Saint-Martin-des- Champs, Paris, auj. bibliothque du Conservatoire des Arts-et- Mtiers,la salle capitulaire et la chapelle de l'abbaye de Saint-Germain- ds-Prs, et la Sainte-Chapelle du Palais Paris, qui est son chef- d'oeuvre. Tous ces difices sont dans le style gothique.

    Et c'est tout.D'o venait ce merveilleux artiste? o est-il n? o a-t-il appris les pre-

    miers lments de la science des matres tailleurs de pierres , commes'intitulaient alors modestement les gnies qui ont cr Notre-Dame-de-Paris, Saint-Gatien de Tours et la merveilleuse flche de Strasbourg?Qui le dira?

    I

    Dans une valle des Vosges, des Pyrnes, ou des Alpes, une pluied'hiver tombait, chasse par le vent, fouettant les sapins verts qui g-missaient, tordaient leurs branches dans la tourmente. Les ruisseaux,devenus torrents; se prcipitaient de chute en chute, entranant dans

  • 142 LA TRADITION

    leur cours les terres des hauts plateaux, des troncs d'arbres entiers,et mme des fragments de roches qui, roulant de choc en choc, se pul-vrisaient peu peu.

    La nuit tombait rapidement : des nuages de plus en plus nombreux,de plus en plus noirs, escaladaient le ciel, promettant ce coin de la terreun nouveau dluge.

    Renfonant au dessous de ses oreilles le bonnet de peau qui le coif-fait, resserrant autour de lui un vaste manteau de laine tout ruisselant depluie, et qui enveloppait non seulement sa personne mais encore lemince bagage suspendu son aisselle,un homme marchait htivement,tout en cherchant viter les fondrires, les crevasses et les torrentsqui, dans la demi-obscurit, semblaient se multiplier sous ses pas.

    Il allait franchissant ici un rocher qui lui barrait la route, l un arbredracin par quelque trombe et jet en travers du chemin, plus loinquelque ruisseau grondant, largi parla pluie et noirci par les dtritusde terre qu'y jette l'orage.

    Entre temps, le voyageur s'arrtait, regardait au loin si, dans la nuitqui devenait dplus en plus sombre, quelque indice se rvlerait pourlui dire qu'il approchait d'un lieu habit. Mais toujours le morne ri-deau de pluie, zbrant l'espace, lui cachait l'horizon ; et le voyageur avecune rapidit fbrile, maintenant, poursuivait sa route, butant aux ro-chers de son pied mal assur, ou bien heurtant du front quelque bran-che d'arbre trop basse.

    Depuis prs d'une heure, l'ombre s'tait faite, paisse, compacte,strie seulement, au gr des bourrasques qui hurlaient, par la pluie in-tense qui tombait avec une crpitation bouillonnante, et, presque chaque pas, le voyageur trbuchait lorsque, levant les yeux, il aperut quelque distance une lumire vague piquant l'obscurit.

    Aussitt, comme si cette vue lui et t un nouvel excitant, il raffer-mit et acclra sa dmarche, se dirigea vers la lumire qui, de quel-que nature qu'elle ft, dnotait l'existence d'un tre humain dans cemilieu dsol. Quelques instants plus tard, le voyageur heurtait uneporte de son bton.

    Qui frappe ?... que voulez-vous? interrogea une voix de l'intrieur. Un tranger gar demande une me chrtienne la charit d'un

    couvert pour y attendre le jour...Ouvrez-moi, au nomde notre SeigneurJsus !

    On entendit le dclanchement d'une barre, et la porte s'ouvrit, mon-trant un homme qui, une torche de rsine la main, venait reconna-tre l'tranger.

    Entrez, qui que vous soyez, dit l'hte : vous trouverez du feu pourscher vos vtements, un abri pour dormir, mais peu de chose manger.

    N'importe, reprit l'autre ; j'ai dans mon bissac quelques provisionsque je pourrai encore partager avec vous, mon hte, en change d'unehospitalit qu'une pareille nuit rend inapprciable.

  • LA TRADITION 143

    L'hte s'carta, introduisit l'tranger dans la pice unique de son lo-gis-

    Dans l'tre, un feu de sapin flambait, lchant de sa flamme les paroisde pierre, et jetant partout de joyeux reflets sur les murs et parmi lepauvre mobilier de la masure.

    L'hte, aprs avoir referm son huis revint accrocher sa torche a unegriffe de fer scelle dans le mur ; et le nouveau venu, se dbarassant deson bton, de son bonnet de peau, de son manteau et de l'espce dedouble sac qui constituait tout son attirail de voyageur, parut alors enpleine lumire.

    C'tait un homme tout jeune encore: peut-tre n'avait-il pas vingtans ; imberbe, blond, aux yeux bleus illumins d'un mlange saisissantde douceur et d'nergie; son justaucorps, serr aux reins parunelargeceinture de cuir, faisait valoir sa taille souple, bien prise, mais presqueenfantine, tant elle tait frle : l'ensemble d'un homme peine sortide la premire jeunesse.

    a.Schez vos vtements, tranger! lui dit l'hte en lui approchantdu feu un tronc d'arbre dgrossi en forme d'escabeau.

    L nouveau venu, encore tout frissonnant de la pluie qui l'avait tra-vers, et qui dans la chaleur lourde de la pice se rsolvait en une buedont tout son tre tait entour, s'avana les mains tendues vers laflamme qui rjouissait,lorsque son regard tomba sur un autre per-sonnage que, tout d'abord, il n'avait pas remarqu peut-tre parceque celui-ci, l'arrive du jeune homme et pour lui faire meilleureplace au foyer, s'tait recul en arrire dans la pnombre de la pice.

    Ce seigneur est aussi un voyageur gar, fit l'hte en prsentantles deux hommes l'un l'autre.

    D'une haute stature, et d'une carrure herculenne, trs-brun de che-veux, l'oeil profondment encaiss sous une double arcade embrous-saille de cils grisonnants, les traits en partie cachs par une barbepuissante, l'occupant antrieur offrait avec le nouvel arriv le contrastele plus complet. Tous deux se regardrent un instant,'puis prirent placeautour du foyer, avec leur hte.

    a, mon maitre, fit celui-ci,- s'adressant au jeune homme, vousne redoutez donc ni les loups ni les mauvais garons, pour errer pa-reille heure dans les gorges de nos montagnes?

    Bah ! rpliqua le voyageur, non sans une gaie insouciance, quepuis-je craindre? J'ai mon bton pour me dfendre des loups ; quantaux rdeurs, il m'est avis qu'ils seraient les premiers vols, s'ils m'en-levaient mon bissac.

    Vous n'tes donc pas un marchand faisant trafic ? Non... je ne suis qu'un simple ouvrier... je vais Paris... A Paris ! fit l'hte, les yeux dilats de stupfaction, Paris! mais

    vous y serez dans quinze jours, A peu prs...

  • 144 LA TRADITION Or, qu'allez-vous donc y faire? Je meurs de faim; j'ai quelques provisions dans mon sac, si vous,

    mon hte, et ce seigneur, voulez bien les partager avec moi, je vous di-rai en mangeant le grave motif qui m'entrane vers Paris.

    Le jeune homme s'tait lev, avait pris sa besace et en avait tir, avecquelques galettes de farine cuites sous la cendre, un humble morceaude venaison et quelques noix qu'il tala sur un large billot qarri enforme de table.

    Mon repas est modeste, dit-il avec gait ; mais bah ! il sera encoresuffisant pour trois. Qui veut me faire raison ? ajouta-t-il en prome-nant ses yeux la ronde.

    Ses deux compagnons se rapprochrent et prirent un quartier degalette.

    Je pense, poursuivit le jeune homme, que par ce temps de nou-veau dluge, ce n'est pas l'eau qui nous fera dfaut.

    Permettez, mon jeune matre, dit alors l'homme noir qui jusqu'a-lors tait demeur muet, le feu vous a sch les vtements, mais j'ail du jus de fruits ferment qui vous rchauffera l'intrieur autrementque de l'eau pure... Prenez : voici ma gourde.

    -

    Pareille invitation ne se refusa jamais, matre. Nous partageronsen frres : j'apporte la nourriture ; vous, la boisson ; et notre hte nousfournit le feu et le couvert! voil qui est parfait.

    Vous venez de loin, jeune homme ? Voici bien mon neuvime jour de marche.- Et vous allez Paris? Je vais Paris. S'il vous convient, nous ferons route ensemble. Quoi! vous mme... Des affaires m'appellent aussi dans cette ville. Je bnis l'ouragan qui m'a procur un compagnon tel que vous...

    Mais j'y pense : vous allez comme moi Paris o nous arriverons lamme poque, peut-tre sommes nous rivaux?

    L'homme au vis.age sombre eut'un soubresaut prompfement rprim;un clair jaillit de son oeil, mais il se contint et dit d'une voix calme :

    Cela dpend du motif qui vous y conduit. Oh ! un motif trs simple en vrit et que vous devez connatre.Quel? Voici : Le roi Louis a publi de toutes parts qu'il faisait appel aux

    ' tailleurs de pierre de tous les pays... Le jeune homme s'interrompit : Qu'avez-vous? demanda-t-il, voyant plir le visage bistr de son

    interlocuteur. Rien... continuez. Vous n'tes pas sans savoir que le sire roi a rapport ou reu de

    Terre-Sainte une quantit de reliques des plus prcieuses, et qu'il a

  • LA TRADITION 145

    convoqu tous les ouvriers de la chrtient pour riger un temple oces trsors seraient exposs la vnration des fidles...

    Et... vous voulez concourir ?... Je veux concourir. Et vous?... L'autre sembla hsiter. Oh ! moi, fit-il enfin, non sans un certain embarras, je n'ai point

    d'aussi noble but. Je vais Paris voir un de mes parents, tout simple-ment, et essayer de faire en mme temps quelque commerce.

    Vous tes marchand ? Comme vous le dites, mon jeune matre. Mais puisque vous ve-

    nez concourir, vous devez apporter vos plans ! Y aurait-il curiosit vous demander de les voir ?

    Nullement, quoique vrai dire... Eh bien ? Eh ! je ne sais si vous, marchand, vous comprendrez... Enfin, je

    vous expliquerai. C'est cela, fit vivement l'autre, vous m'expliquerez en dtail, car je

    suis vivemement curieux de tous ces merveilleux ouvrages de pierre. Pendant qu'il parlait, son jeune compagnon avait tir de sa poitrine

    un petit sac en peau de vache, qu'il ouvrit, o il prit plusieurs parche-mins qu'il dploya sur le billot, la lueur des flammes de la chemineet du feu de la torche.

    Tenez, dit-il en talant avec la main ces parchemins recouverts delignes multicolores. Voyez.

    L'homme brun s'tait pench avidement ; il demeurait perdu dansune contemplation,pendant que le propritaire des plans lui en donnaitune description minutieuse.

    Mais c'est une chsse, s'cria le marchand, une vritable chsse ! N'est-ce pas ce qu'il faut pour renfermer des reliques ? . Mes matres, dit alors l'hte qui avait vainement cherch com-

    prendre la signification des lignes droites et courbes qu'il regardait s'en-chevtrer sur les parchemins, mes htes, je ne suis qu'un bcheron :je ne vois pas grand'chose dans vos grimoires et je sais que mon tra-vail me forcera demain partir de bonne heure ; je vais donc, avecvotre permission, me coucher dans le foin du grenier. Il y a l, conti-nua-t-il en montrant un angle de la pice, des peaux d'animaux surlesquelles vous pourrez dormir lorsque l'envie vous en prendra ; que leSeigneur vous ait sous sa garde !

    Les voyageurs lui souhaitrent une bonne nuit et se remirent exa-miner les parchemins.

    Voyez, disait le jeune homme, tandis que le marchand suivait avi-dement ses explications, voyez : l'difice aura deux tages : les saintesreliques ne reposeront pas sur la terre, mais sur une sorte de socle quisera lui seul un temple.

    Une crypte, vous voulez dire ?

  • 146 LA TRADITION

    Point. Ces arcs sont en ogives, et pour diminuer leur porte dansla chapelle basse, ces votes reposent sur des colonnes isoles formantainsi un bas ct troit autour du vaisseau, clair par des roses-fen-tres. Quant la chapelle haute, ses parois ne prsenteront aux regardsque des faisceaux de colonnettes entre lesquelles brilleront de richesverrires.

    Et les reliques ? o placez-vous les reliques ? Ici : derrire l'autel unique, sur cette clture ajoure, surmonte

    d'une plate-forme. Et quel est ce petit difice adjoint, d'une si gracieuse apparence ? Il a pour but de contenir le trsor des Chartes : et,remarquez que,

    reli la chapelle par une courte galerie (1), son voisinage fera ressor-tir la grandeur du vaisseau principal et devra composer avec celui-ciun ensemble de l'effet le plus pittoresque.

    Et cette flche?... Un modle de lgret, n'est-ce pas ? Vraiment, mon jeune matre, vous avez produit une pure mer-

    veille. Quelle pierre emploierez vous ? Rien que la pierre de liais. L'effet, si je ne me trompe, sera superbe ! N'est-ce pas ? fit l'artiste enorgueilli.Puis, se ravisant : Mais, vraiment, vous tes aussi un connaisseur... tout marchand

    que vous vous dites... Eh !... reprit l'autre avec embarras, j'ai beaucoup voyag, j'ai

    beaucoup vu d'glises ; mais aucune mon avis n'est comparable celle dont vous avez le plan.

    Ainsi donc, vous croyez que j'aurai le prix ? L'autre ne rpondit pas ; mais, s'asseyant, il regarda longtemps les

    parchemins, demandant au jeune matre des explications qui lui taienttoujours donnes avec plaisir. Un artiste est si heureux lorsqu'il voitadmirer son oeuvre !

    Une partie de la nuit se passa ainsi,en tudes d'une part, en commen-taires dtaills de l'autre. Lorsqu'enfin le jeune matre,sentant ses pau-pires appesanties de fatigue,rdit son compagnon :

    Ne serait-il pas temps de s'endormir ? Faites, lui rpondit le marchand. Pour moi, je n'ai pas sommeil :

    je vais veiller en attendant le jour. Le jeune homme replia tous ses parchemins, qu'il replaa dans sa

    poitrine, et, souhaitant une bonne nuit au veilleur, il se jeta sur la li-tire de peaux, qu'avait indique le bcheron, o il ne tarda pas son-ger, dans un profond sommeil, des rves de gloire venir.

    1. Cette galerie existe encore ; quant la construction destine au Trsordes chartes et au service de la sacristie, qui s'levait au nord de la Sainte.Chapelle, elle a t dtruite par l'incendie de 1776,

  • LA TRADITION 147

    L'homme brun, cependant,avait repris place au-coin de i'tre. Quandil fut bien sur, aprs avoir maintes fois tourn la tte de son ct, queson compagnon reposait, il entr'ouvrit, lui aussi, son pourpoint, et entira'de mme plusieurs parchemins qu'il tudia longuement, avec unefivreuse attention. Et, comme ceux du jeune matre, ces parcheminstaient les plans d'une glise...

    Non ! murmura-t-il enfin avec une sorte de dcouragement, non !jamais.cet difice que j'ai conu ne pourra rivaliser avec celui dont jeviens ie voir les plans... qui est l... sur la poitrine de cet inconnu...

    Un instant, il resta silencieux, puis, mi-voix : Aller Paris?... maintenant, quoi bon?... Ah! si j'avais ces par-

    chemins !... mais qui donc, aprs tout, connat cet tranger ?... Il vientde neuf journes de marche : qui pourra savoir?... Moi-mme, ne suis-;je pas absolument ignor dans ce pays ?...ah! ces plans !... ces plans!...cette merveille d'architecture !...

    (1retomba dans une profonde mditation, laissant son regard, errer,vague, par la chambre. Au dehors, la pluie avait cess de crpiter con-tre le volet qui dosait l'unique fentre du logis ; sur la litire, le jeunetailleur de pierres reposait, souriant aux fantmes qui venaient visiterses rves...

    Tout coup, l'oeil du faux marchand tincela : l'une des murailles,il venait de voir une hache la hache du bcheron dont le fer lui-sait caress par la lueur de la torche. L'homme se leva comme m parun ressort, et, pouss par une force suprieure, il marcha vers la hachedont l'clat bleutre semblait le fasciner.

    Non ! non !... rla sa gorge... Le tuer?... non !... Et cependant, ceplan, ces parchemins, c'est l'honneur !... la gloire !... la richesse!...mais tuer cet homme !... non!...

    Il hsita, puis, tout coup, prenant un parti : Allons donc !... qui le saura? Alors, saisissant la hache deux mains, il revint vers le lit de son

    compagnon, le contempla quelques instants, et, relevant l'arme pe-sante, de toute sa force il la laissa retomber... le bruit d'un crne quise brise... un gmissement touff... un flot de sang...

    L'homme regarda, ple comme la cire : la victime avait eu une cris-pation, mais elle n bougeait plus. Alors, le meurtrier saisit, sur lapoitrine de celui qu'il venait de tuer, le paquet de peau de vache, enretira les parchemins qu'il remplaa par ceux qu'il avait lui-mme ap-ports, revtit la hte son manteau, se coiffa de son chaperon, et,sr de ne rien oublier, dclancha le battant de la porte.

    Une lune ple clairait la montagne. L'homme retira la porte derrirelui, fit quelques pas, se retourna comme pour contempler une dernirefois cette demeure o, maintenant il y avait du sang, puis, courantcomme un fou, s'enfona dans les grandes sapinires o plongeait lechemin.

  • 148 LA TRADITION

    II

    Dans une grande salle du palais de la cit (1) il y a cour plnire-prside par le sire roi en personne. Prs de lui, ses barons, "ses con-seillers, ses historiographes, les seigneurs voques tiennent conseil, de-visant sur des chartes qui leur sont, soumises.

    C'est le jour du concoure o sera choisi le matre tailleur de pierre qui l'on confiera le soin d'lever l'glise o seront renfermes les pr-cieuses reliques apportes d'Orient.

    Or, l'appel du prince a t publi en tous pays chrtiens, au Septen-trion comme au Midi, l'Orient comme l'Occident ; et, de tous paysaussi, sont venus des matres tailleurs de pierre, experts dans l'artd'difier les temples ; durant de longs jours, chacun d'eux a cr, com-bin, mri un plan pour l'glise que veut!faire construire le roi deFrance ; chacun a trac la figure du monument qu'il a rv ; chacun aralis, sur le parchemin, l'aspect de la construction dont il a mdittous les dtails : pour celui quisera lu, c'est la gloire d'attacherson nom un imprissable monument ; pour les autres, c'est au moinsla satisfaction d'avoir lutt pour donner un corps de pierre l'idaleconception de leur cerveau.

    Les conseillers examinent, l'un aprs l'autre, les plans qui leur sontsoumis ; ils remettent leur sire roi tous ceux qui leur semblent devoirattirer plus particulirement son attention.Et les hommes qui ont pensces oeuvres, dont le prince tudie le projet, sont appels prs de luipour lui donner toutes les explications sur chaque partie de leur tra-vail.

    Et le sire roi songe, anxieux : de tous ces plans multiples qui luisont proposs, aucun ne le satisfait : cet difice est trop vaste, cetautre trop mesquin celui-ci est mal proportionn; celui-l pche parla masse ; l'un est trop lourd de forme ; un autre d'une lgret telleque sa solidit pourrait tre compromise avant qu'il ft achev ; tousont des parties admirables, aucun d'eux n'offre un ensemble satisfai-sant, tel que l'a rvle souverain. Faudra-t-il donc sinon renonceracette construction merveilleuse dont le prince et ses conseillers eussentdsir la ralisation ou faire difier un ensemble compos de partiesdisparates empruntes tous les plans soumis au conseil ? La per-plexit est grande...

    Tout coup, la porte s'ouvre, et un tranger de haute stature, maisde modeste apparence, s'avance vers le roi et met un genou en terrepour lui rendre hommage.

    Qui donc es-tu ? lui demanda-t-on. Un humble ouvrier tailleur de pierre.

    1. Aujourd'hui Palais de Justice, alors rsidence des rois de France depuisEudes jusqu' Franois 1er,

  • LA TRADITION 149 Apportes-tu un plan, toi aussi ? Le voici, dit l'homme en dployant des parchemins qu'il remit

    au roi.Des rires courent sur les lvres des graves conseillers rassembls en

    ce lieu. Qui donc est cet audacieux?...Qui le connat?... Croit-il pou-voir russir dans une oeuvre qui doit tre la perfection mme, dansune oeuvre o ont chou les premiers matres du royaume et des em-pires voisins ?... Vraiment cet intrus est d'une audace sans pareille !...

    Et l'ironie plisse les bouches. Et les matres, qui luttent entre euxpour remporter la palme, considrent avec piti ce nouveau venu quiose essayer de la leur disputer. Et toute la cour, resplendissante de ri-chesse, regarde avec ddain cet ouvrier l'humble costume qui se tienttoujours genoux.

    Cependant le regard du prince devient clatant ; mesure qu'il exa-mine les plans, son front pliss se rassnre; un sourire de satisfactionillumine sa face... Il se lve.

    Messires, s'crie-t-il, notre rve va s'accomplir ; il va nous tredonn de construire une merveille comme jamais il n'en exista. Voyezces parchemins : le temple que nous avions souhait d'lever sera ra-lis en un miracle de grce architecturale, en un pur chef-d'oeuvre depierre.

    Puis, abaissant son regard vers l'ouvrier toujours agenouill : Lve-toi, toi qui es un matre entre les matres, et dis-nous d'o tu

    viens ? J'arrive de bien loin au del des monts, prince. Quel est ton nom ? L'homme garda le silence.Pendant ce temps, les autres matres runis aux conseillers du roi,

    avaient regard les parchemins, et, parmi eux tous, s'levait un crid'admiration, disant:

    Oui ! voici bien une oeuvre comme jamais l'homme n'en a crepour la glorification du ciel, et l'auteur de cette conception est certai-nement anim d'un gnie divin.

    Ne nous diras-tu pas comment tu t'appelles? reprit le prince, oubien as-tu fait voeu, comme il arrive parfois, par humilit, de ne pasaccoler le nom d'un homme un temple lev Dieu ?

    Toujours, l'tranger gardait le silence, hsitant, ne sachant que r-soudre.

    Par quelle voie es-tu venu Paris ? Par Montereau. Eh bien ! puisque tu fais oeuvre de pierre, jusqu'au jour o tu

    nous aura rvl ton nom, on t'appelera Pierre de Montereau. Ds de-main tu te mettras l'oeuvre : il faut que, dans cinq ans, le joyau quetu nous promets soit construit contre notre palais de la Cit .

    (A suivre).CHARLES LANCELIN.

  • 150 LA TRADITION

    LE MIRACLE DE LA BONNE MRE

    Leur mre y tant morte,Le pre s'est remariAvec un' mchant' femmeQui battait les enfants

    Le plus grand le relve,Et lui dit : Viens, cher frre Nous irons au cimetireRetrouver notre mre.

    III V

    Le plus petit demandeUn p'tit morceau de pain ;Un grand coup d'pied dans l'ventreLe renversa par terre.

    En leur chemin rencontrentNot'-Seigneur Jsus-Christ. O allez-vous, trois anges, Trois anges si petits 1

    VI

    Nous allons au cimetireRetrouver notre mre.

    bis.

    Chanson et mlodie recueillies Paris par CHARLES DE SIVRY.

    MOEURSUSAGES ET TRADITIONS ARABESI

    LES AISSAOUAS.La secte des Aissaouasa t fonde, Mquinez (Maroc) par Mohammed-

    ben-Assa et compte, dit-on, plus de cent mille adhrents, rpandus dans

  • LA TRADITION 151

    le Maroc, l'Algrie et les tats barbaresques. Leur collge principal, ouzaoua, est Mquinez : la zaoua de Karwan (Tunisie) est, toutefois,presque aussi importante. Ces fanatiques paraissent dpasser encore, dansleurs exercices, les turpitudes tant de fois dcrites des derviches turcs etindous.

    Le 7 novembre 1882, dit un correspondant de Kairwan, ma requte,le chef de la secte, Si-Hamudi, autorisait le colonel Moulin, plusieurs of-ficiers franais et moi-mme assister leurs exercices. Ces fanatiquess'infligent volontairement d'horribles tortures sous l'excitation du tam-bourin manoeuvr par leurs cheiks. Au bout de quelques minutes, la ca-dence devient plus rapide : alors les sectaires commencent imiter lescris des animaux, puis ils se tailladent la peau avec conviction, etc., etc.Dans l'occasion dont je parle, il y avait quelques 700 Arabes prsents lacrmonie, quarante environ devinrent bientt en proie une vritablefrnsie, couronnement probable de leur vertus. En trois minutes, l'und'eux avala une vingtaine de clous d'au moins 5 centimtres de long ; untroisime se traversa la joue avec un couteau ; un autre se passa une lon-gue pointe travers le nez ; un cinquime se transpera les omoplatesavec de longues broches ; un autre s'imagina d'appuyer la pointe d'unclou contre son estomac, pendant qu'un des assistants le lui enfonaitcomplaisamment dans les chairs coup de maillet ; trois cactus du genrefiguier d'Inde furent dvors, et finalement un mouton vivant mis enpices et mang tout cru par les fidles. Rien ne semblait capable demettre un terme cette scne de folie, mais il suffit de l'imposition desmains par le chef Si-Hamudi,accompagne de quelques paroles mystiquesmurmures l'oreille.

    G. DE WARLOY.

    LA LEGENDE D'HAMMAM-MESKOUTINEI

    Le ciel n'avait jamais t plus admirable :La nuit, dans sa clart sereine, incomparable,Laissait voir, au-del des toiles en feu,Un autre firmament plus immense et plus bleu.La montagne svre et droite sous la lune,Traait sur le rivage une ombre longue et bruneQu'on croyait un gant drap dans son manteau,Ayant le pied sur terre et le torse dans l'eau ;Car la mer transparente, immobile, azure,Comme un miroir d'acier gardait, transfigure,L'image de la rive et des monts et des bois,Que le flot faisait vivre et respirer parfois.Sous les chnes touffus et bas, de chauds effluves,Qui paraissaient sortir de quelques vastes cuves,Rendaient l'air tide et plein de parfums pntrantsQui coulaient doucement, impalpables torrents.

  • 152 LA TRADITION

    Au sommet le plus haut, creusant un large gouffre,Se rpandait sans bruit la cascade de soufre :Sur la nappe dore, paisse, un feu follet,Tremblant et fugitif, souvent tincelait,Et les rochers vtus de cette robe jauneSemblaient des rois ayant au front une couronne !

    Tout se tait au sol africain :L'Arabe est calme sous sa tente ;Il ignore encore l'attenteDe l'ennemi, le glaive en main,Qui rendra sa nuit haletante.

    Nul visage blanc, des dsertsN'a contempl la solitude ;Nulle autre voix que sa voix rudeN'a troubl le calme des airsNi sa flre mansutude.

    Il est le matre incontestIl est le roi de cette terreO seul, nomade volontaire,Il promne sa libertEt son courage hrditaire.

    Nul ne partage sa moisson,Ne lui dispute ses ressources.Nul ne fait dvier ses coursesNi taire sa lente chanson ;Nul ne boit l'eau de ses sources

    Nul.... hormis le grand lion roux,Comme lui rebelle au servage,Comme lui guerrier et sauvageDigne d'affronter son courrouxQuand il descend vers le rivage.

    II

    Deux formes ont gravi le sentier escarpQui, courant sur le flanc de la montagne noire.

    Par la lune estomp,Semble un ruban de moireDans le roc dcoup.

  • LA TRADITION 153

    Lui, c'tait un Arabe la figure mleNoble, grand et nerveux, le regard velout ;N'ayant que deux amours ardents sous son front ple :Sa rveuse Fathma, son cheval indompt.Elle, c'tait la femme, trange, enchanteresse,A l'oeil vague et profond, par l'idal rempli,Laissant sur son cou nu flotter sa brune tresse,Et n'ayant dans son coeur qu'un seul amour, Ali !L'un l'autre appuys ils montaient en silence,D'un rve inachev suivant deux le cours ;Et leur me prouvait presque avec violenceL'ivresse d'tre seuls et de s'aimer toujours.Quand ils furent au fate, Ali dit : Mon idole, Vivons dans notre extase et n'en sortons jamais. Notre amour s'affaiblit traduit par la parole... Fathma dit: J'ignorais qu' ce point je t'aimais !

    III

    La lune en sa majest blancheQuitte l'azur clair et se pencheSur l'horizon diamant :Les ombres croissent sur les sables,Plus grandes, plus mconnaissablesSous l'oblique et froide clart.

    La nuit, comme un fleuve qui coule,Envahit les cieux et drouleSur la terre ses flots pais ;C'est comme une mer qui submergeLa montagne, le bois, la bergeDans le silence et dans la paix.

    Plus de murmure, de bruits d'aile,Plus de voix qui chante ou s'appelle,Plus de blement de troupeaux,Plus de cri rauque en la tanire ;Sur la nature toute entireS'tend un bienfaisant repos.

    Pourtant la source jaunissante,Toujours fconde et jaillissante,Verse ses ondes sans effort :Et le soufre augmentant sans trveForme au loin un lac qui s'lveCouvrant tout d'un linceul de mort.

  • 154 LA TRADITION

    Ali prs de Fathma, tandis que l'heure passe,Est rest. Tous les deux l'oeil perdu dans l'espace,Une main dans la main, le coeur contre le coeur,Loin de terre emports dans leur rve vainqueur,Ils n'ont plus rien d'humain et semblent des statues,Du sable du dsert par le temps revtues.Sur leur corps immobile un vent brlant et lourdDpose lentement, pousant leur contour,La fatale poussire, impalpable, soufre,Dont la vapeur avec la mort est respire.Insensibles, ils n'ont aucun tressaillement ;Et toujours enlacs dans leur embrassement,Ils n'ont pas su l'instant, minute solennelle,O l'extase d'un soir devenait temelle ?

    IV

    Six mille ans ont pass sur les monts toujours vertsO le soufre coulait de leurs flancs entrouverts.Et quand les voyageurs interrogent leurs guidesPour connatre le nom de ces deux pyramidesSemblant un couple humain vers la chute du jour,Ceux-ci disent : Ce sont les pylnes d'amour !

    ED. GUINAND.

    Dinec de la Tradition. Le dner mensuel de la Tradition, a eu lieule mardi 1er mal au restaurant du Rocher de Cancale, 78, rue Montor-gueil. Le dner tait prsid par M, Isidore Salles. Etaient prsents: MM.Isidore Salles, Gabriel Vicaire ; Emile Blmont, Georges Couanon, RaoulGineste, Dr Tournier, Lon Durocher, Henry Carnoy, Frdric Ortoli,Augustin Chaboseau, Georges Carnoy, Dr Constantin Stravelachi, DrMichel Hadji-Dmtrios, Paul Boulanger, Armand Sinval, Mme AugustineLabey, etc... Aprs une chanson du mois de mai dite par M. Henry Car-noy, M. Isidore Salles a dit la traduction d'une charmante posie gas-conne : Sainte-Catherine ; M. Gabriel Vicaire nous a donn la primeurd'une pice toute parisienne qui paratra prochainement ; M. Tournier adit la Vnus d'Arles et la cantate de G. Vicaire couronne pour l'Exposi-tion de 89; M. Raoul Gineste a bien voulu nous rpter ses Chats duRameau d'Or ; M. Armand Sinval a chant l'Hymne au Tzar, ; M.Aug. Chaboseau, Mme Labey, Lon Durocher ont dit d es posies chaleu-reusement applaudies. M. Frdric Ortoli nous a charms par ses balla-des de l'le de Corse ; MM. Sravelachi et Hadji-Dmtrios nous ont faitconnatre quelques chants populaires de l'Archipel. La soire a t unedes plus ravissantes de l'anne. Nous annoncerons dans la Traditionla date du prochain dner, qui n'aura lieu qu'aprs les vacances.

  • LA TRADITION 155

    LE PAIN DU PCHLe vendredi 27 avril dernier, l'cole traditionniste a obtenu un vri-

    table triomphe au Thtre libre, avec la reprsentation du drameprovenal de Thodore Aubanel, mis en vers franais par Paul Arne,Le Pain du Pch. Ces quatre actes, d'une originalit si intense et sisaisissante, ont remport le plus lgitime et le plus clatant succs

    Voici comment, dans la pice mme, la tante Mian raconte la lgendequi en a fourni l'ide premire :

    Riez ! Bon, bon ! riez ! C'est une chose trange,Mais trs certaine : si, par hasard, quelqu'un mange ;Sans le savoir, pcare ! ou bien par trahison,De ce pain o l'enfer a ml son poison,Il mourra dans l'anne, Or, la mchante femmeDu vieux seigneur des Baux avait livr son meEt son corps aux baisers d'un jeune et beau galant.Chaque jour elle allait, tremblante et se voilant,Le rejoindre ; et tous deux, en faisant fine chre,Sans peur se rgalaient du pain de l'adultre.Un soir pourtant, surpris par le mari jalouxDans la salle qui leur servait de rendez-vous,Ils purent fuir, laissant le repas sur la table.Alors l'poux, trouvant la vengeance quitable,Fit asseoir ses enfants devant les mets servis ;Puis il leur dit : Mangez, tous six ! mangez, mes fils !C'est moi qui vous convie. Et, si l'histoire est vraie,Trois moururent, le pain ayant un got d'ivraie ;Et les autres depuis ne reconnaissaient plusLeur mre.,. On avait fait des chansons l-dessus :

    Du pain du pchLe diable moud la farine ;Puis un bouc sur son chine

    Le porte au march.

    0 Beaut, pain de la jeunesse,Pain si savoureux et si blanc,Pain qu'on ne mange qu'en tremblant,Pain d'amour et pain de tendresse !...

    Le sujet du drame moderne est le mme que celui de l'antique tradi-tion. La femme du fermier Malandran, la belle Fanette, comme l'pou-se du noble seigneur des Baux, trahit son honnte mari et s'enfuit

  • 156 LA TRADITION

    avec l jeune et aventureux Vranet, l'homme aux cavales blanchesqui vont galopant travers les jonches de gerbes. Comme le vieuxseigneur, Malandran surprend les deux amants en train de festoyer ;et il rapporte le pain du pch ses enfants, les petits Gabrielon,Nouvelet et Mius, qu'alors il suppose des btards. Mais, cette fois,la mre coupable se sacrifie pour sauver ses fils ; elle se tue, amemantsur elle seule tout l chtiment de sa faute. Et c'est justice !

    Il y a une motion indicible dans cette pice serre, forte, saisissante,et d'un ralisme si hautement potique. Elle est toute imprgne delumire provenale, toute ensoleille de passion brlante. Tout y estvrai, simple et grand, comme dans un chant de l'Odysse, commedans une idylle de la Bible. L'blouissante folie du dsir et la ractionsuprme de l'amour maternel y sont exprimes dans une langue sobreet sonore, cho fidle des beaux vers du regrett Thodore Aubanel.Tandis qu'on applaudissait ces alexandrins si pleins, si fermes, si vi-brants, et dont chaque rime clate comme une rouge fleur de grenade,je pensais au bon flibre d'Avignon ; et je revoyais la tte socratiqued'Aubanl ; et je me rappelais ses promenades mlancoliques autourde l'Odon, o il voulait faire jouer son admirable pome rustique.Seul, il manquait, l'autre jour, la reprsentation triomphale. La criti-que ne peut, pour le flibre disparu, que dposer une couronne sur untombeau. Hlas ! il ne lui a pas t donn de voir le Tout Paris sceptiquedes Premires acclamer Le Pain du Pch dans cette superbe interpr-tation de Paul Arne, belle comme un beau jour de la belle saison !

    EMILE BLNONT.

    A TRAVERS LES LIVRES ET LES REVUES

    AU PAYS DE PROVENCE

    Dans sa chronique du Gaulois-Sport du 2 septembre dernier, HenriJulio cite un joli refrain provenal :

    On se loue chez nous l'anne, du 25 juin au 24 juin de l'anne suivantec'est--dire d'une Saint-Jean l'autre. Quelques jours avant cette poque, leschants sonores se font entendre, suivis bientt de feux de joie sur toutes nosmontagnes.

    Bello, Sent-Jean s'opprouotcho, ' Belle, Saint-Jean s'approche,Bello, se quai quitta. Belle, il faut nous quitter.

    Et comme on n'est pas plus fidle sa belle qu'on ne l'est son roi, c'est--,dire son matre, oh ne dissimule nullement l'impatience o l'on est de quittera maison :

  • LA TRADITION 157

    Piquo,piquo, relouotcho ;Biro, biro, soulel,Bello, Sent-Jean s'opprouotcho,De mestre cambioren.

    Sonnez, sonnez, horloge;Tourne, tourne, soleil,Belle, Saint-Jean s'approche,De matre nous changerons.

    C. DE W.

    BIBLIOGRAPHIEc. Baissac. Le Folk-Lore de l'Ile Maurice, texte crole et traduction ;

    1 vol. in-8 de XIX, 466 p. Paris, 1888. Maisonneuve et Ch. Leclerc, di-teurs. 25, quai Voltaire (7 fr. 50).

    La Collection des Littratures populaires de toutes les Nationsvient d'arriver au tome XXVII avec le volume de M. Baissac sur le Folk-Lore de l'Ile Maurice.

    L'ile Maurice, ancienne Ile de France, fait partie, avec la Runion, etl'le Rodrigue, du groupe des Mascareignes situes au N.-O. de Madagascar. Cette le, colonise par la France, est maintenant sous la dominationde l'Angleterre. Elle a gard ses coutumes et sa jolie langue crole d'unesi exquise navet et d'une si parfaite douceur.

    A Maurice, comme en France, cependant, les rcits populaires s'envont. Il y a cinquante ans, la population crole noire tait nombreuseet bien vivante ; aujourd'hui elle est en' train de disparatre, non pointcomme les Peaux-Rouges aux Etats-Unis, ou les Maoris de la Nouvelle-Zlande, mais par une sorte d'volution, par les croisements rpts avecles blancs et surtout avec les races indiennes. D'un autre ct, l'abolitionde l'esclavage Maurice a amen de nouveaux besoins, une nouvelle viepour le ngre. Beaucoup ont t vaincus dans le struggle for life ; l'-lite seule rsiste. La littrature populaire fleurit surtout chez les peuples '

    enfants, les races jeunes. La transformation sociale a tu le conte et lachanson populaires chez le crole noir. Le ngre sait lire et lit lagazette ; il chante des airs d'opra venus de France, quand ce ne sont pasd'ineptes rengaines la mode auxquelles Lindor a collabor plus d'unefois.

    M. Baissac a eu raison de recueillir les paves de la nave littrature desngres de jadis. Son volume a d lui coter bien des recherches; mais,franchement, il en est bien rcompens, car le Folk Lore de l'le Mau-rice est une des plus jolies perles de la collection Misonneuve et Leclerc.

    M. Baissac est un lettr, un fin lettr ; sa prface se chargerait de leprouver. Il aime son pays de Maurice d'une affection filiale, sentiment au-quel nous applaudissons volontiers, mais qui bien souvent lui fait accor-der Lindor un peu plus d'imagination qu'il n'en a rellement. Les no-tes que nous trouvons la fin de chaque conte pchent presque toutespar ce ct. M. Baissac ne voit la plupart du temps que les contes inven-ts par les croles dans les rcits qu'il nous donne. Il est vrai d'ajouterque-M. Baissac est peu au courant des publications faites dons ces der-nires annes sur les contes et les lgendes des cinq parties du monde ;autrement il n'attribuerait pas aux Mauriciens la paternit de rcits desplus connus en France et dans le reste de l'Europe.

    Une bonne moiti des contes de M. Baissac n'est pas originale. Ceuxqui ont le mrite d'une certaine originalit, sont, par contre, d'une ex-cessive pauvret d'invention. Bien souvent, ils ne finissent point ou finis-sent en queue de poisson.

    Nous avons rencontr dans le volume des variantes du Petit-Poucet,de Cendrillon, de Peau-d'Ane, ct d'autres contes presques identi-

  • 158 LA TRADITION

    ques ceux de nos collections franaises modernes. Pour cette partie del'ouvrage aucun doute n'est possible : ces contes ont t apports par lesplanteurs et les colons de France.

    Les animaux jouent un grand rle dans d'autres contes mauriciens ; lefonds et les dtails sont les mmes que dans les autres collections crolespublies jusqu'ici. Ces rcits sont d'origine ngre.

    Enfin, les plus pauvres d'invention, ceux que nous ne connaissionspoint encore, paraissent bien tre sortis du cerveau de papa Lindor deMaurice.

    Si le ngre mauricien nous semble peu dou sous le rapport de l'imagi-nation, nous ne pouvons lui refuser une navet, un choix d'images, unbrio, une langue enfin des plus intressants, des plus amusants. Le textecrole est bien suprieur la traduction franaise qui l'accompagne. Lecrole mauricien se lit avec la plus grande facilit; mais essayez de letraduire !

    La collection est divise en trois parties : I. Contes ; II. Siranda ns III. La Chanson.

    La premire partie compte XXVIII numros. Les Sirandanes ouDevinettes sont nombreuses et intressantes. Les chansons ne sontque pour mmoire. Il y aurait bien citer quelques bribes de berceusesou de sgas. Ce serait tout. A moins de parler des posies actuelles de laMuse noire ! Grand Dieu ! Voici un couplet d'une Romance la mode ; etce sera par l que nous achverons :

    Ma position et Dien triste et cruel Et pour te quitter pour un sim-ple plaisirs - Si pour toujours je dois vivre avec elle Je vous le dit jeprfrez mourir Je peu vous dire que ma femme -et craindre Acroyiez, je suis mal mariez Aux mes amis que mon sort et plaindre J'aurai mieux fait de me plaindre au planchez. Refrain : J'aidonnez mes beaux jours Dans un moment de folie Je me mord bienle doit Mais je suis mariez A laissez moi pleurez Le reste et dema vie.

    HENRY CARNOY.

    Jules Tellier. Nos potes, 1 vol. in-12, Paris, 1888 : A. Dupret. (3,50). - La posie est fille de la tradition. Que les traditionnistes me permettentdonc de leur prsenter et de leur recommander tout particulirement letrs remarquable livre que Jules Tellier vient de publier chez notre excel-lent diteur, A Dupret, sur les potes franais contemporains.

    Donner de notre posie actuelle une vue d'ensemble qui ft nette, jus-te, complte, harmonieuse, et ce faisant, marquer d'un trait prcis et ca-ractristique chacun de ses reprsentants, illustres ou non, c'tait unetche ardue, devant laquelle eussent hsit les plus comptents et les plusbraves. M. Tellier, sans redouter l'irritabilit lgendaire des versificateurs,sans s'effrayer de leur nombre et du nombre de leurs volumes, les a cou-rageusement dnombrs, classs, enrgiments, passs en revue, et avecla libert d'un critique qui sait mal farder la vrit, bonnement, fran-chement, vertement parfois, il leur a dit leur fait, tous et chacun.Qu'il ait pu faire ce travail, et le bien faire, en deux cent cinquante pa-ges, c'est ce dont on ne saurait trop le fliciter.

    Leconte de Lisle, Banville, Sully-Prudhomme, Coppe, les Rustiques,les Modernistes, les. Historiens, les Psychologues, les Lyriques, les Bau-delairiens, les Habiles, les Dcadents, les Symbolistes sont tour tour ap-prcis, dans une langue limpide et expressive, sans effort,, avec unescience aise et une conscience sereine, par un esprit d'une singulire acui-t, qui sait allier souhait l'enthousiasme persuasif et l'ironie pntrante.

  • LA TRADITION 159

    L'air raille souvent la chanson, comme dans la fameuse snrade de Mo-zart ; mais la vrit n'en souffre pas trop, et on sent l'amour de la musejusque dans la raillerie. Si M. Tellier a des svrits, qu'on peut trouverexcessives, sa sincrit les justifie relativement. La beaut, et la beautpotique en particulier, est affaire de sentiment, autant et plus que deraison. Toutefois je proteste amicalement en faveur de deux potes quime sont chers, Dorchain et Vicaire. Auguste Dorchain a crit des pagesexquises, qui attendriront notre critique, quand il voudra bien les relire;et Gabriel Vicaire s'il est un des plus heureux hritiers de Rabelais, n'ena pas moins dans l'me une musique toute virgilienne,comme les lecteursde la Tradition ont pu s'en convaincre. Je trouve M. Tellier d'autantplus svre pour eux, qu'il a montr pour moi-mme une bienveillancedont je devrais rougir.

    Ce que j'aime surtout dans son livre, c'est l'autorit dcisive avec la-quelle il a mis leur vraie place, c'est--dire au premier rang, des potescomme Lon Valade, Paul Verlaine, Albert Mrat, toujours s acrifis jus-qu'alors aux gloires absorbantes et aux notorits tapageuse s. Il a faitpreuve leur endroit d'un grand sens potique et d'une courageuse ini-tiative. Je suis fort mon aise pour l'en fliciter, car d'autre part, jen'ai pas tout fait la mme philosophie ni la mme potique que lui.J'avoue mon faible pour Victor Hugo et pour une conception cosmique quin'exclue pas de la direction du monde la justice et l'amour. Enfin, Je crois,malgr les conclusions si tristes de M. Tellier, qu'on fera encore beaucoupde vers au vingtime sicle, qu'il y aura toujours des auditeurs pour lespotes dignes d'tre couts, et que les auditeurs fussent-ils rduits cent, vingt dix, un seul, les vrais potes trouveront sans cesse ri-mer une volupt sans seconde. La posie est comme l'amour ; elle n'acure de la foule et volontiers fuit le vulgaire. Je termine en faisant M.Tellier personnellement une prdiction plus douce que ses prophties auxversificateurs de l'avenir. Il va publier un volume de vers : Les Mirages.Eh ! bien, il aura trs certainement comme pote un trs grand nombrede lecteurs ; car il s'est acquis comme critique, quelques adversaires etbeaucoup d'amis. Les Mirages ne paratront pas dans le dsert.

    EMILE BLMONT.Guy-Valvor. Une Pille ; 1 vol. ; Savine, 18, rue Drouot (8,50.) L'au-

    teur de La Chanson du Pauvre homme, qui semble attir par la pein-ture des misres sociales, nous montre dans ce roman la dcadence pro-gressive d'une malheureuse que sa faiblesse et la misre entrane tou-tes les dgradations. Par l'observation prcise des dtails, par l'ana-lyse profonde des sentiments, par l'pret de l'ironie, par l'lvation de lapense et du style, cet ouvrage nous parat appel un brillant succs.Signalons d'une faon toute particulire les scnes qui se passent Saint-Lazare et qui, l'heure o cette sombre prison, va disparatre, ne sontpas une des moindres curiosits de cette oeuvre originale.Charles Graux. L'Universit de Salamanque. 1 vol. in-18. Paris.

    1887 A. Dupret diteur, 3. rue de Mdicis. (1 franc).La librairie Dupret vient de mettre en vente un charmant petit livre : l'Uni-

    versit de Salamanque, par Charles Graux, le jeune et regrett professeur de laFacult des Lettres de Paris dont les travaux comme philologue et palographefaisaient l'admiration du monde savant.

    Il est vraiment curieux et instructif de suivre M. Graux dans son voyage enEspagne, pour constater avec lui combien est profonde et semble irrmissiblela dcadence des hautes tudes. Quant l'Universit de Salamanque, crit-il,elle fut cinq fois l'objet de rformes dans le court espace de temps qui spare

  • 160. LA TRADITIONla retraite des Franais, de l'anne 1824, et elle est reste close, comme toutesles autres Universits, pendant les annes 1831 et 1832. Elle n'a plus compt, de,puis lors, mme dans les meilleurs annes, que quelques centaines d'tu-diants,

    Nanmoins, constater avec des dates et des chiffres, ne suffit pas. Rappelonsdonc, puisque M. Charles Graux n'a pas jug propos de mentionner les faits,que, en mme temps que les Universits d'Espagne taient dcrtes d'ostracis-me, le roi Ferdinand VII fondait une cole de tauromachie Sville, justementfire d'ailleurs de ce privilge royal. C'est de l surtout que date la dcadencede Salamanque.

    EMILE MAISON.

    NOTES ET ENQUTESNotre ami, Gabriel Vicaire, le pote des Emaux Bressans et du- Po-

    me de St-Nicolas, vient d'obtenir le prix de 3000 fr. institu pour lacantate de l' Exposition de 1889.

    Nous avons reu la visite de M. Foster, secrtaire gnral de la Socitdes Traditionnistes anglais (FolkLore Society). M.Fpster estvenu nousapporter l'expression des sentiments de bonne confraternit des tradi-tionnistes anglais qui, au nombre de plus de 300, composentla Folk-LoreSociety. M. Foster nous a demand notre sentiment sur les trois revuestraditionnistes qui se publient en France.Mlusine est une revue propre-ment scientifique la Revue des Traditions populaires est une revue do-cumentaire, La Tradition est une revue qui veut tre scientifique etdocumentaire sans oublier la littrature. M. Foster, malgr les habitudesanglaises, va tablir un dner des Traditionnistes Londres. Nos flici-tations. M. E. Blmont, de son ct, a soumis M. Foster l'ide d'uncongrs international des traditionnistes. M. Foster a promis, de prendreen main la ralisation de cette ide l'occasion de 1889. Nous y revien-drons.

    M. A. Desrousseaux, notre ami et collaborateur, nous annonce la pro-chaine publication de ses Moeurs populaires de la Flandre franaise.L'ouvrage est l'impression. Nous en annoncerons ultrieurement lapublication, le prix de souscription et les avantages offerts aux acheteurspar la maison d'dition.

    A notre vif regret, il nous est matriellement impossible de rendre compteds nombreux et intressants volumes adresss La Tradition. Nous ne consa-crerons dsormais une analyse spciale qu'aux ouvrages rentrant dans lecadr des tudes traditionnistes. Nous annoncerons les autres livres sur notrecouverture.

    L'abondance des manuscrits qui nous sont envoys nous oblige remettre de prochains numros les articles dont nous avons promis l'insertion prochaine.

    Le Grant : HENRY CARNOY.

    Laval, Imp. et str. E. JAMIN, 41, rue de la Paix.