La somme et le reste n°21

17
No 21– mai 2012 Revue éditée avec le soutien d’Espaces Marx Diffusée par courrier électronique Tous les numéros sont consultables et téléchargeables sur : http://www.lasommeetlereste.com/ E mail : [email protected] Sommaire La parole est à Jean-Pierre Garnier : - Le droit à la ville : de Henri Lefebvre à Daviv Harvey 1 - Du droit au logement au droit à la ville 6 - Démocratie locale ou auto-gouvernement territorial ? 10 Animateur de la revue : Armand Ajzenberg Rédacteurs(trices) – correspondants(antes) : Ajzenberg Armand (F), Andrade Margarita Maria de (Brésil), Anselin Alain (Martinique), Beaurain Nicole (F), Be- nyounes Bellagnesch (F), Bihr Alain (F), Carlos Ana Fani Alessandri (Brésil), Damiani Amélia Luisa (Brésil), Delory- Momberger Christine(F), Devisme Laurent (F), Gromark Sten (Suède), Guigou Jacques (F), Hess Rémi (F), Joly Robert (F), Kofman Éléonore (Royaume Uni), Labica Georges (F), Lantz Pierre (F), Lenaerts Johny (Belgique), Lethierry Hughes, Lufti Eulina Pacheco (Brésil), Magniadas Jean (F), Martins José de Souza (Brésil), Matamoros Fernando (Mex.), Montferran Jean-Paul (F), Müller-Schöll Ulrich (Allemagne), Nasser Ana Cristina (Brésil), Öhlund Jacques (Suède), Oseki J.H. (Brésil), Péaud Jean (F), Querrien Anne (F), Rafatdjou Makan (F), Sangla Sylvain (F), Seabra Odette Carvalho de Lima (Brésil), Spire Arnaud (F), Sposito Marilia Pontes (Brésil), Tosel André (F). LA PAROLE EST A JEAN-PIERRE GARNIER : J.P.G : « Croyez-vous que les classes dirigeantes qui, jusqu’à aujourd’hui détiennent le “pouvoir d’agir sur les conditions générales qui façonnement les processus d’urbanisation”, pour reprendre votre définition du droit à la ville, accepteraient sans réagir de s’en voir dépossédées sous la pression populaire ? Une telle perspective impliquerait qu’elles soient aussi dépossédées du pouvoir d’agir sur les conditions générales qui déterminent ces processus urbains comme beaucoup d’autres. Bref, cela signifierait qu’elles consentiraient à être privées de leur pouvoir économique et politique, autrement dit à cesser, finalement, d’être des classes dirigeantes. N’est-ce pas là un rêve, pour ne pas dire une hypothèse irréaliste sinon absurde ? » David Harvey : « Je ne peux pas vous répondre ». J.P.G. : « Pourquoi ? » D.H. : « Parce que c’est une question que l’on ne m’a jamais posée ». Ce petit dialogue illustre une question toujours controversée : celle de la lutte des classes. Amusons-nous ! En 2007, après les élections, une revue (Nouvelles Fondations, No 7/8) avait posé cette question à quelques personalités : « Estimez-vous que le concept de lutte des classes soit toujours pertinent pour décrire les mécanismes du corps social ? ». « La réponse est non. Nous savons en effet que la réalité sociale est beaucoup plus complexe aujourd’hui. » avait répondu François Hollande, alors Premier secrétaire du P.S. « Oui, il reste très pertinent. La société ne s’est pas encore émancipée de la question du partage conflictuel des richesses produites. » était la réponse de Jean-Luc Mélen- chon, alors Sénateur socialiste de l’Essonne. Armand Ajzenberg Études lefebvriennes - Réseau mondial

description

La somme et le reste n°21

Transcript of La somme et le reste n°21

Page 1: La somme et le reste n°21

No 21– mai 2012

0

Revue éditée avec le soutien d’Espaces Marx

Diffusée par courrier électronique

Tous les numéros sont consultables et téléchargeables sur :

http://www.lasommeetlereste.com/

E mail : [email protected]

Sommaire

La parole est à Jean-Pierre Garnier :

- Le droit à la ville : de Henri Lefebvre à Daviv Harvey 1

- Du droit au logement au droit à la ville 6

- Démocratie locale ou auto-gouvernement territorial ? 10

Animateur de la revue : Armand Ajzenberg

Rédacteurs(trices) – correspondants(antes) : Ajzenberg Armand (F), Andrade Margarita Maria de (Brésil), Anselin Alain (Martinique), Beaurain Nicole (F), Be-nyounes Bellagnesch (F), Bihr Alain (F), Carlos Ana Fani Alessandri (Brésil), Damiani Amélia Luisa (Brésil), Delory-Momberger Christine(F), Devisme Laurent (F), Gromark Sten (Suède), Guigou Jacques (F), Hess Rémi (F), Joly Robert (F), Kofman Éléonore (Royaume Uni), Labica Georges (F), Lantz Pierre (F), Lenaerts Johny (Belgique), Lethierry Hughes, Lufti Eulina Pacheco (Brésil), Magniadas Jean (F), Martins José de Souza (Brésil), Matamoros Fernando (Mex.), Montferran Jean-Paul (F), Müller-Schöll Ulrich (Allemagne), Nasser Ana Cristina (Brésil), Öhlund Jacques (Suède), Oseki J.H. (Brésil), Péaud Jean (F), Querrien Anne (F), Rafatdjou Makan (F), Sangla Sylvain (F), Seabra Odette Carvalho de Lima (Brésil), Spire Arnaud (F), Sposito Marilia Pontes (Brésil), Tosel André (F).

LA PAROLE EST A JEAN-PIERRE GARNIER : J.P.G : « Croyez-vous que les classes dirigeantes qui, jusqu’à aujourd’hui détiennent le “pouvoir d’agir sur les

conditions générales qui façonnement les processus d’urbanisation”, pour reprendre votre définition du droit à la ville, accepteraient sans réagir de s’en voir dépossédées sous la pression populaire ? Une telle perspective impliquerait qu’elles soient aussi dépossédées du pouvoir d’agir sur les conditions générales qui déterminent ces processus urbains comme beaucoup d’autres. Bref, cela signifierait qu’elles consentiraient à être privées de leur pouvoir économique et politique, autrement dit à cesser, finalement, d’être des classes dirigeantes. N’est-ce pas là un rêve, pour ne pas dire une hypothèse irréaliste sinon absurde ? »

David Harvey : « Je ne peux pas vous répondre ». J.P.G. : « Pourquoi ? » D.H. : « Parce que c’est une question que l’on ne m’a jamais posée ».

Ce petit dialogue illustre une question toujours controversée : celle de la lutte des classes.

Amusons-nous ! En 2007, après les élections, une revue (Nouvelles Fondations, No 7/8) avait posé cette question à quelques personalités : « Estimez-vous que le concept de lutte des classes soit toujours pertinent pour décrire les mécanismes du corps social ? ».

« La réponse est non. Nous savons en effet que la réalité sociale est beaucoup plus complexe aujourd’hui. » avait répondu François Hollande, alors Premier secrétaire du P.S. « Oui, il reste très pertinent. La société ne s’est pas encore émancipée de la question du partage conflictuel des richesses produites. » était la réponse de Jean-Luc Mélen-chon, alors Sénateur socialiste de l’Essonne.

Armand Ajzenberg

Études lefebvriennes - Réseau mondial

Études lefebvriennes - Réseau mondial

Études lefebvriennes - Réseau mondial

Page 2: La somme et le reste n°21

No 21– mai 2012

1

Jean-Pierre Garnier

Le droit à la ville de Henri Lefebvre à David Harvey Entre théorisations et réalisation

(Ce texte a été réalisé pour le colloque international : Henri Lefebvre : une pensée devenue monde. Paris Ouest Nanterre

La Défense 27-28 septembre 2011)

epuis sa mise sur orbite conceptuelle par Henri Lefebvre, le « droit à la ville » a

fait l’objet de multiples interprétations. Exégèses, gloses, récupérations voire falsifications se sont suc-cédées sans que l’on puisse aboutir à une définition stabilisée faisant l’unanimité. Ce qui explique en par-tie que beaucoup d’acteurs des politiques urbaines aient pu invoquer ce droit ou s’en réclamer alors que sa traduction sur le terrain, restait, pour user d’une litote, peu apparente.

Quarante ans plus tard, David Harvey tentait de

mettre les points sur les i dans un article remarqué. Loin de paraphraser le déjà-dit, il s’employait, sur la base d’une analyse appronfondie et actualisée du rôle de l’urbanisation dans la reproduction des rapports de production capitalistes, à préciser le sens et la portée du droit à la ville.

Dans quelle mesure l’apport du géographe

« radical » anglais constitue-t-il une actualisation voire un dépassement de la pensée du sociologue français « dissident » sur la question, et permet-il de progresser dans l’exploration des voies et les moyens pour faire de ce droit une réalité ?

ooooo

Confronter la conception de Henri Lefebvre sur le « droit à la ville » avec celle de David Harvey ne peut se limiter à un exercice scolastique. Une telle confrontation n’a de sens, sur le plan qui est le mien, politique et non pas seulement académique, que si elle dépasse le domaine de l’interprétation du monde pour aborder celui de sa nécessaire transformation. Aussi bien Lefebvre que Harvey, d’ailleurs, inscrivent l’affirmation et la revendication de ce droit dans un combat à la fois théorique et pratique à livrer contre l’urbanisation capitaliste et, au delà, contre le mode de production qu’elle contribue à perpétuer. Autant dire que je ne vais pas consacrer le temps de parole assez réduit qui m’est imparti à une glose comparatiste sur

le « droit à la ville » à partir des définitions res-pectives qu’en proposent Lefebvre et Harvey, mais à ce qui, dans les écrits de ces deux penseurs « radicaux » de l’urbain, peut contribuer à faire en sorte que ce droit ne demeure pas un alibi, un vœux pieux ou une une fiction, et donc aider à trouver une réponse à une question souvent jugée hors sujet dans les cénacles universitaires : « que faire ? ».

Disons-le sans plus attendre : en fait de ré-

ponses, on a souvent affaire à des esquives, des échappatoires, des faux-fuyants. Certes, les analy-ses développées par H. Lefebvre et D. Harvey ont permis, comme chacun sait, de mettre au jour, à partir d’approches assez différentes, bien que toutes deux situées dans l’héritage marxien, l’une à dominante philosophique et sociologique, l’autre en privilégiant un prisme géographique et écono-mique, les logiques, les mécanismes, les processus qui modèlent la production, l’organisation, le fonctionnement et l’usage de l’espace, en particu-lier l’espace urbain, en régime capitaliste, ainsi que leur effets — souvent délétères — pour les classes populaires. En revanche, je reste pour ma part un peu sur ma faim — et je ne suis pas le seul — pour ce qui est des voies et des moyens per-mettant d’affaiblir, en attendant d’y mettre fin, ce régime, ne serait-ce que sur le front urbain.

Dans le cas de Henri Lefebvre, je crois qu’il

faut distinguer deux périodes : celle où, à l’instar de beaucoup d’autres intellectuels de gauche, il voyait — ou croyait voir— dans la classe ouvrière le fer de lance d’une révolution socialiste impli-quant, en liaison avec la mobilisation des autres habitants des quartiers populaires, une réppropria-tion collective de l’espace urbain ; puis, une se-conde période où, le prolétariat ayant fait faux bond dans le rendez-vous historique que lui avait imprudemment fixé l’intelligentdsia progressiste, Lefebvre se rabattra sur une vision « citoyenniste » du changement social propice à toutes les récupérations et falsifications : le « citadin » ne serait plus que l’une une des facet-tes d’un individu aux multiples appartenances, déconnecté des rapports sociaux de domination et d’exploitation, pluralité identitaire censée ouvrir un « champ des possibles » aussi infini qu’indéfini.

D

Page 3: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

2

Avant que la gauche institutionnelle ne par-vienne au pouvoir, H. Lefebvre imaginait, après et avec beaucoup d’autres, qu’il revenait à la classe ou-vrière de mener à bien la transformation radicale des rapports sociaux, les partis de gauche devant à la fois s’appuyer sur le prolétariat et faciliter sa mobilisation pour accomplir cette tâche. Une tâche qui ne concer-nait pas seulement le monde du travail, mais l’intégralité de la vie quotidienne et, par conséquent, ce domaine quelque peu délaissé par la tradition mar-xiste : l’urbain. « Seule la classe ouvrière peut inves-tir son activité sociale et politique dans la réalisation de la société urbaine », « seule la classe ouvrière peut devenir l’agent porteur ou le support social de cette réalisation du droit à la ville », pouvait-on lire, par exemple, dans l’ouvrage que Lefebvre avait consacré à la promotion de ce dernier1. Partie prenante de » la prise de pouvoir par le peuple », le combat des habi-tants pour se réapproprier collectivement l’espace permettrait, selon Lefebvre, « avec et pour la classe ouvrière de mener à son terme la lutte des classes »2. On célébrait alors, parmi les théoriciens et militants marxistes français, les « luttes urbaines », c’est-à-dire les mobilisations sur le logement, les équipements, l’environnement, contre la spéculation immobilière et l’urbanisme technocratique, luttes appréhendées comme le signe de l’ouverture d’un nouveau front dans la lutte anticapitaliste, tandis que leurs homolo-gues réformistes, les futurs sociaux-libéraux, les clas-saient parmi les « nouveaux mouvements sociaux » censés rendre cette lutte caduque en « changeant la vie », et la ville en l’occurrence, sans qu’il soit besoin de changer de société. Or, nulle part ces luttes ne sont parvenues à infléchir profondément et durablement des rapports de forces entre dominants et dominés au sein de l’espace urbanisé.

Peu après, Lefebvre devra lui-même reconnaître

que « la bourgeoisie mène sa lutte pour l’espace et dans l’espace en conservant l’initiative » 3, et que, parallèlement, la classe ouvrière n’avait pas répondu aux espoirs que l’on — « on », c’est-à-dire les intel-lectuels progressistes — avait mis en elle. « Il n’est pas sûr que le prolétariat ait accompli la mission historique dont Marx l’a chargée », découvrait-il en 1975, avec un sens certain de la litote, dans un ou- 1 Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Anthropos, 1968. 2 Henri Lefebvre, La pensée marxiste et la ville, Caster-mann, 1972. 3 Henri Lefebvre, La production de l’espace, Anthropos, 1974.

vrage dont le titre aurait pu s’appliquer à une par-tie de son œuvre : Le Temps des méprises. Au soir de sa vie, lors d’un entretien qui serait le dernier publié, H. Lefebvre marquait son désarroi devant l’échec du grand rêve progressiste de l’émancipation humaine : « Au début du siècle, on imaginait que ce serait la classe ouvrière qui ré-aliserait l’unification du monde. Mais ça ne s’est pas passé ainsi. C’est le capitalisme et le marché qui ont produit la mondialité. La révolution est à réinventer, et le parti à refaire […] »4. Au risque, pour tous ceux qui croient encore une révolution sociale souhaitable et possible, d’être « refaits » par ledit parti !

Cela dit, le constat désabusé de Lefebvre

conduit à formuler, ving ans après, une interroga-tion que l’on ne peut plus éluder : sur quel socle appuyer une critique sociale radicale de l’ordre social, en général, et de l’ordre urbain, en particu-lier, sans « mouvement réel », comme disait Marx — celui qui « abolit l’ordre existant » — , auquel se référer — j’allais dire se raccrocher — ni alter-native à opposer et à proposer ?

Pour en savoir plus, je me suis tourné, si je

puis dire, vers le géographe David Harvey qui, comme vous le savez, se charge avec quelques autres outre-atlantique, au nord (Edward Soja, Don Mitchell, Neil Smith…) comme au Sud (Groupe d’Études sur Sao Paolo, représenté ici par Mme Ane-Fani Alessandri Carlos), de préserver, mais aussi d’approfondir et d’actualiser l’héritage théorique et analytique lefebvrien à propos de la dimension de classe de la réalité urbaine.

Dans un article récent significativement in-

titulé « Le droit à la ville », D. Harvey définit celui-ci comme le « pouvoir collectif de remode-lage sur les processus d’urbanisation », lequel devrait promouvoir le développement de nou-veaux « liens sociaux » entre citadins, d’une nou-velle « relation avec la nature », avec de nouvelles « technologies », de nouveaux « styles de vie » et de nouvelles « valeurs esthétiques » afin de nous rendre « meilleurs »5. Bref, l’essor

4 Patricia Latour, Francis Combe, Conversation avec H. Lefebvre, Messidor, 1991. 5 David Harvey, « The Right to the City », Monthley Review, 2008.

Page 4: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

3

d’une véritable civilisation urbaine radicalement autre — pour ne pas dire opposée — à celle produite par le mode de production capitaliste. Mais D. Harvey reste imprécis et incertain sur les voies et les moyens per-mettant d’y parvenir. Il se contente d’évoquer rituel-lement, comme Lefebvre il y a a une quarantaine d’années, les « mouvements de citadins » qui s’opposent ou revendiquent, et les « espaces d’espérance » constitués par les lieux alternatifs où, avec ou sans le soutien des municipalités, s’expérimentent d’autres manières, qu’il qualifie, à la manière de Lefebvre, d’ »utopiennes », de pratiquer l’espace urbain. Pourtant, ni les uns ni les autres n’ont réussi jusqu’ici à empêcher la logique de classe qui oriente l’urbanisation de continuer à s’imposer, sinon, tout au plus, de manière ponctuelle, superficielle et éphémère, et le plus souvent en position défensive.

D’un côté, donc, les comités de quartier et au-

tres associations d’habitants mobilisés contre les pro-jets urbanistiques officiels ou autour de revendications autour du logement, des équipements ou de l’environnement, comme à la belle époque de la « contestation » en France. On sait ce qu’il en est adve-nu, en France et ailleurs. Même en Amérique Latine (Argentine, Brésil…), où quelques concessions ont été accordées en matière de logement, d’équipement ou d’aménagement des espaces publics, dans certaines zones d’habitat populaire, on ne peut pas dire que le pouvoir des classes dirigeantes de modeler à leur guise l’espace urbain ait été amoindri.

D’un autre côté, D. Harvey croit discerner dans

les « lieux alternatifs », tels les squats autogérés par des membres plus ou moins déclassés de la petite bourgeoisie intellectuelle les germes ou les ferments d’une remise en cause générale de la domination du capital sur la ville. Là encore, il prend ses désirs pour la réalité. Avec une certaine naïveté, il juge promet-teur l’appui donné par certaines municipalités éclai-rées et novatrices soucieuses de maintenir et renouveler à la fois la personnalité et l’identité de certains quartiers, à des squats à vocation artistique. Selon lui, cela reviendrait pour le capital à soutenir « des développements culturels divergents et, dans une certaine mesure, incontrôlables, potentiellement opposés à son bon fonctionnement »6. Mais, ne s’agit-

6 David Harvey Géographie de la domination, LesPrairies ordinaires, 2008.Géographie de la domina-

il pas là d’une éventualité illusoire ?

Au vu de l’expérience, on sait, en effet, ce

dont a accouché cette dialectique du détournement et de la récupération. Loin de subvertir l’ordre marchand, les créateurs les plus « iconoclastes », qu’ils soient architectes, paysagistes, plasticiens, cinéastes, chorégraphes, chanteurs ou écrivains, ont fini par intégrer la cohorte des rebelles de confort à l’anticonformisme labellisé sans les-quels la culture dominante finirait par s’étioler. Quoiqu’en dise D. Harvey, sans doute abusé, comme tant d’universitaires, par des visites touris-tiques rapides et quelque peu guidées par leurs hôtes à Barcelone ou Porto Alegre, comme d’autres jadis à « Bologne la rouge » ou dans le « laboratoire autogestionnaire » grenoblois, les « luttes généralisées […] opposant la créativité artistique à l’appropriation capitaliste » semblent bien, pour le moment, appartenir au passé. Loin de « conduire une partie de cette communauté préoccupée par les questions culturelles à s’allier à une politique de résistance au capitalisme mul-tinational », ces lieux « alternatifs » où l’on se fait fort de réhabiliter « ces valeurs que sont l’authenticité, le local, l’histoire, le culturel, la mémoire collective et la tradition » n’ont guère ouvert d’« espace propice à la pensée politique et à l’action, un espace au sein duquel peuvent se concevoir et se poursuivre des alternatives »7. Certes, quelques uns ont pu fonctionner de la sorte, mais ils n’ont pas tardé à être éradiqués, de Berlin à Copenhague en passant par Turin ou

tion: «C’est cet espace que les mouvementscontestataires doivent intensément explorer etcultiver. C’est l’un des principaux espacesd’espéranceouvertsàlaconstructiond’unemon-dialisation alternative. Une mondialisation où ceseraient les forcesprogressivesde la culturequis’approprieraient celles du capital et nonl’inverse.»

7 Ibid.Les lieux où se développe, selon lui, unevision alternative du monde, un espace pour lesmouvements contestataires s’opposant à uneformedemondialisation,commePortoAlegre.

Page 5: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

4

Rennes, comme foyers de désordre sous les prétextes les plus divers (insalubrité, toxicomanie, trouble à l’ordre public, terrorisme…). D’autres se sont institu-tionnalisés et normalisés, profitant de la manne des subventions publiques voire du mécénat privé. Moins que jamais, les « forces progressistes de la culture » ne sont en mesure d’empêcher le capital de faire main basse sur celle-ci pour en tirer profit, avec leur accord, fût-il tacite, le plus souvent. À l’encontre du vœu (pieux ?) formulé par D. Harvey, la « construction d’une autre mondialisation alternative » dans ces « espaces d’espérance » se fait toujours attendre.

Avec réalisme, D. Harvey lui-même reconnaît

en même temps que « l’idée que la ville pourrait fonc-tionner comme un corps politique collectif, un lieu où et d’où les mouvements progressistes pourraient sur-gir, ne paraît pas plausible », même s’il essaie de tempérer aussitôt le pessimisme qui pourrait en résul-ter en invoquant l’effort de ces mêmes mouvements sociaux pour qu’il en aille autrement8. « Globalement, constate-il dans un autre article, nous avons cédé aux propriétaires fonciers, aux logeurs, aux promoteurs, aux capitalistes de la finance et à l’État notre propre droit individuel à créer une ville conforme à nos dé-sirs. Ce sont là les acteurs primordiaux qui, avant nous et pour nous, donnent forme à nos villes et qui, par là même, nous donnent forme. Nous avons renon-cé à notre droit de nous donner forme à nous-mêmes, au profit des droits du capital à nous donner forme » 9. Or, remarque Harvey non sans humour, « les résul-tats ne sont guère satisfaisants ». Mais il ne suffit pas, selon lui, de « comprendre où et comment nous avons été transformés ». Sous peine de sombrer dans la dé-lectation morose, antidote dérisoire au découragement né de l’impuissance, il faudrait aussi essayer de « comprendre où nous pourrions aller et ce à quoi nous pourrions collectivement aspirer ». Le hic, est que D. Harvey reste flou ou se contente de généralités au lieu de pousser plus loin la réflexion pour concréti-ser sa pensée sur sujet. Et qu’il est quasiment muet quant la stratégie de lutte à adopter.

Sur le premier point, Harvey remet une fois de plus sur le tapis l’éternelle question de ce que pourrait être « l’espace urbain après le capitalisme », pour reprendre l’intitulé d’un chapitre de Spaces of hope10.

8 Ibid. 9 David Harvey, Spaces of global capitalism, Verso, 2006. 10 David Harvey, Spaces of hope, Edinburgh University Press, 2006.

Cette question avait été déjà posée par H. Lefeb-vre, pour qui « une société qui se transforme en allant vers le socialisme ne peut accepter (fût-ce au cours de la période transitionnelle) l’espace produit par le capitalisme. L’accepter, comme accepter la structure politique et sociale existante, c’est courir à l’échec »11. Néanmoins la réponse de ce dernier ne satisfait pas D. Harvey. Lefebvre, en effet, se méfiait des modèles élaborés ex nihilo, des utopies urbaines de villes parfaites et autres « cités radieuses » issues d’une spatialité rationali-sée, ne serait-ce que pour la bonne cause de l’émancipation. Or, Harvey interprète comme un faux-fuyant ce refus de Lefebvre de « construire un projet utopien explicitement spatio-temporel », autrement dit de se confronter au problème de la matérialisation de cet espace alternatif, sous pré-texte de laisser la porte ouverte à la possibilité d’expérimenter une infinité de formes spatiales12. Lefebvre et ceux qui l’ont suivi, affirme D. Har-vey, ont ainsi « laissé le concept d’utopie à l’état de pur signifiant, dépourvu de tout référent maté-riel dans le monde réel ». Ce à quoi D. Harvey réplique que « sans une vision de l’utopie, il n’y a aucun moyen de définir la destination vers la-quelle nous voulons nous embarquer »13. Il va jusqu’à dire que « la construction d’une forme d’urbanisation proprement socialiste est aussi nécessaire à cette transition vers le socialisme que le fut l’émergence de la ville capitaliste pour survie du capitalisme ».

Cependant, on attend toujours qu’il précise

ce qu’il entend, concrètement, et, peut-on dire « sur le terrain » par cette « forme d’urbanisation proprement socialiste ». Certes, il est logique d’affirmer que « penser les voies de l’urbanisation socialiste revient à énoncer les conditions de l’alternative socialiste elle-même ». Mais se borner à en conclure, sans aller plus loin, que « c’est l’objectif que doit se fixer la pratique révolutionnaire »14, paraît malgré tout un peu court. Cela ressemble à un slogan plutôt qu’un axe de recherche. Peut-être serait-il temps de re-penser à nouveau, dans le domaine urbain, comme pour la société dans son ensemble, à ce que pour- 11 Henri Lefebvre, “ L’espace : produit social et valeur d’usage ”, La nouvelle revue socialiste, n° 18, 1976. 12 David Harvey, Spaces of hope, op.cit. 13 Ibid. 14 Ibid.

Page 6: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

5

rait être une telle alternative. Et en même temps, à ce en quoi pourrait bien consister aujourd’hui une « pratique révolutionnaire ». Ce qui nous ramène au problème de la stratégie.

Si D. Harvey se montre prolixe pour célébrer

l’essor souhaité d’une véritable civilisation urbaine radicalement différente de celle produite par le mode de production capitaliste, il reste vague et fuyant sur les moyens permettant de la faire éclore. Sans doute, David Harvey, à la fin de son article sur le droit à la ville, réitère t-il qu’« il est impératif de travailler à la construction d’un large mouvement social pour que les dépossédés puissent reprendre le contrôle de cette ville dont ils sont exclus depuis si longtemps ». À la suite de Henri Lefebvre et en citant celui-ci, il conclue que « la révolution doit êre urbaine, au sens le plus large du terme, ou ne sera pas »15. Mais encore ?

Si les mots ont un sens autre que rhétorique, ils

laissent entendre que l’appropriation populaire effec-tive de l’espace urbain et le pouvoir collectif de le reconfigurer, qui définit le droit à la ville selon D. Harvey lui-même, ne s’effectueront pas sans violence. « Une transformation de la société, affirmait déjà H. Lefebvre, suppose la possession et la gestion collec-tive de l’espace, par l’intervention perpétuelle des “ intéressés ”, avec leurs muliples intérêts, divers et même contradictoires. Donc la confrontation. »16 La confrontation avec les possédants, en premier lieu, car ceux-ci ne manqeront pas de résister économiquement et institutionnelemment d’abord, à l’aide, également, des médias qu’ils contrôlent, et en dernière instance, en recourant à leurs soi-disant forces de l’ordre. Il est illusoire, en effet, de supposer que la bourgeoisie se laisserait pacifiquement déposséder du pouvoir de façonner la ville selon ses intérêts. À ce propos, et au risque de scandaliser certains, je ne peux m’empêcher de rappeler le célèbre avertissement du président Mao, à savoir que « la révolution n’est pas un dîner de ga-la ».

Bien sûr, D. Harvey parle de « confrontation

entre possédants et dépossédés », et affirme que « les métropoles sont devenues le point de collision mas-sive de l’accumulation par dépossession imposée aux

15 David Harvey, « Le droit à la ville », Revue internatio-nale des livres et des idées, n° 8, janvier-février 2009. 16 H. Lefebvre, La production de l’espace, Anthropos, 1974.

moins puissants sous l’impulsion des promoteurs qui prétendent coloniser l’espace pour les ri-ches ». Harvey en arrive même jusqu’à préconiser « une lutte globale, principalement contre le capi-tal financier, puisque c’est l’échelle à laquelle s’effectuent actuellement les processus d’urbanisation »17. Avec une question ironique qui peut paraître provocante en ces temps de consensus : « oserons-nous parler de lutte des classes ? » Mais l’audace du géographe radical s’arrête là : elle reste purement verbale. L’idée que cette « confrontation », cette « collision », cette « lutte » puisse prendre un tour violent ne semble pas l’effleurer.

Qui a affirmé triomphalement, à plusieurs

reprises : « Il y a une guerre de classe, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui a déclaré cette guerre, et nous sommes sur le point de la ga-gner ? » Warren Buffet, l’une des plus grandes fortunes de la planète18. De fait, il faut bien ad-mettre que, sur le front urbain, celle qui détient « le pouvoir de remodeler les processus d’urbanisation », pour reprendre la formulation de D. Harvey, c’est la bourgeoisie, maintenant trans-nationalisée. Celle-ci est train de mener à bien, par le biais des pouvoirs publics au niveau central et surtout local, avec leurs équipes d’ingénieurs, d’urbanistes et d’architectes, pour ne rien dire ces chercheurs en sciences sociales, une restructura-tion et un réaménagement permanent des territoi-res urbains qui vont de pair avec les transformations de la dynamique du capitalisme.

Lors d’un entretien réalisé avec David Har-

vey en octobre 201019, je lui ai posé la question suivante : « Croyez-vous que les classes dirigean-tes qui, jusqu’à aujourd’hui détiennent le “pou-voir d’agir sur les conditions générales qui façonnement les processus d’urbanisation”, pour reprendre votre définition du droit à la ville, ac-cepteraient sans réagir de s’en voir dépossé-dées sous la pression populaire ? Une telle perspective, ai-je ajouté, impliquerait qu’elles soient aussi dépossédées du pouvoir d’agir sur les conditions générales qui déterminent ces proces- 17 David Harvey, « Le droit à la ville », op. cit.. 18 CNN, 25 mai 2005 et New York Times, 26 novembre 2008. 19 Entretien à paraître dans le journal bimensuel Arti-cle11.

Page 7: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

6

sus urbains comme beaucoup d’autres. Bref, cela signifierait qu’elles consentiraient à être privées de leur pouvoir économique et politique, autrement dit à cesser, finalement, d’être des classes dirigeantes. N’est-ce pas là un rêve, pour ne pas dire une hypo-thèse irréaliste sinon absurde ? » « Je ne peux pas vous répondre », m’a dit Harvey. « Pourquoi ? », ai-je demandé. « Parce que c’est une question que l’on ne m’a jamais posée ». Ce qui en dit long sur le genre d’interlocuteurs auxquels D. Harvey a habituellement affaire. Le « droit à la ville » serait-il donc condamné, pour le moment, à n’être qu’un thème de débat aca-démique ?

À quoi peut bien servir, alors, le retour d’une

pensée critique radicale de l’urbain si elle demeure sans impact sur la réalité sociale de la ville ? Pourquoi critiquer l’urbanisation capitaliste, si cela ne débouche pas sur une remise en cause effective, c’est-à-dire dans les faits et non seulement en paroles, du système social dont cette urbanisation est le produit ? À quoi bon répéter, comme Harvey et d’autres, que « le contrôle collectif de l’emploi des surplus dans les processus d’urbanisation, doit devenir l’un des prin-cipaux points de focalisation des luttes politiques et de la lutte des classes », si l’on se se préoccupe pas d’abord, pour rendre ce contrôle effectif, de contrôler la production de ces surplus ?

Dans un article incisif où il constatait à son

tour, pour le déplorer, l'absence de liens entre « manifestations populaires et analyses érudites », un journaliste du Monde diplomatique s'interrogeait sur les moyens de « concilier culture savante et culture politique »20. Sans trop d'illusions, semble-t-il. « Organiser les masses, renverser l'ordre social, prendre le pouvoir ici et maintenan : ces problémati-ques communes aux révolutionnaires » des deux siè-cles passés sont « insolubles dans la recherche universitaire — si tant est qu'elles y trouvent un jour leur place ».

En ce siècle qui commence, alors que la crise

du capitalisme ne cesse de s’aggraver et les conditons d’existence des classes populaires de se détériorer, il serait peut-être temps de renouer la théorie et la prati-

20 Pierre Rimbert, « La pensée critique prisonnière de l’enclos universitaire », Le Monde diplomatique, janvier 2011.

que. Je n’ai évidemment pas de solutions clefs en mains pour opérer ce lien.

Sans se poser en avant-garde, des squatters

libertaires barcelonais — je vous invite à voir le documentaire qui leur est consacré21— indiquent une voie parmi d’autres. « Si le débat intellectuel demeure vif entre eux, le “ passage à l’acte ” est dorénavant privilégié. Pour dire, il faut faire »22, tel est le précepte qu’ils mettent implicitement en œuvre : « réquisitionner les appartements d’un bâtiment vide pour dénoncer la spéculation im-mobilière », solidariser les autres habitants voués à l’expulsion et « fédérer avec vigueur les colères du voisinage pour les transformer en luttes de quartiers, occuper le siège d’une entreprise de technologies militaires et embarquer ses ordina-teurs pour “enquête”, récupérer de la nourriture et ouvrir un magasin “gratuit ” pour s’affranchir des logiques du marché, parler une langue mino-rée — le catalan — pour lutter contre l’impérialisme culturel... L’engagement, pour eux, est une pratique avant d’être un discours, un acte plutôt qu’une idéologie »23. Sinon, de même que l’on peut parler pour ne rien dire, selon l’expression consacrée, on peut aussi parler pour ne rien faire.

Jean-Pierre Garnier

Du droit au logement au droit à la ville : de quel(s) droit(s) parle-t-on ?

(Version française d'une conférence prononcée à la Faculté de géographie de l'université de Barce-lone, dans le cadre d’un séminaire « Habitat y sociedad », le 26 novembre 2010)

qui appartient la ville ? De qui est la ville - Whose is the city ? se deman-

dait la Fondation Heinrich Böll dans un long mémorandum préparatoire au Sommet de Jo-hannesburg en 2002. La ville « pour qui et par 21 Squat La ville est à nous de Chrotpohe Coello. 22 Florence Bouillon, « Squatter la ville pou changer la vie », WWW.SQUAT-LEFILM.COM Presse. 23 Florence Bouillon, ibid.

À

Page 8: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

7

qui ? », s'interrogeait semblablement l'UNESCO, quelques années auparavant, en préparation de Habitat II en 1996 à Istanbul. Autrement dit, quel rôle joue le territoire dans l'expression physique de l'égalité - ou plutôt de l'inégalité - des conditions sociales ?

Le « droit à la ville » fut au départ un concept forgé par le sociologue français Henri Lefebvre. Droit d'accéder à tout ce qui fait déjà la qualité de la vie urbaine, mais aussi, comme le géographe « radical » anglais David Harvey le complétera, droit de changer la ville selon les désirs et les besoins du plus grand nombre, et non selon les intérêts d'une minorité. « Le droit à la ville, c'est un droit collectif à nous changer nous-mêmes en changeant la ville de façon à la rendre plus conforme à notre désir le plus cher. [1] » Qui sont les dépositaires d'un droit à la ville ? En principe, c'est-à-dire selon le principe de la démocratie repré-sentative, les citoyens électeurs. « Tous les résidents, tous les usagers », ajouterons les contempteurs « gauchistes » de cette « démocratie formelle ». Et de spécifier les catégories sociales souvent oubliées dans cet inventaire : les personnes en situation de vulnéra-bilité, les pauvres, les sans abris, les femmes isolées, les personnes âgées, les enfants et les jeunes, les mi-norités ethniques, les immigrés, les déplacés, les réfu-giés, etc.

La notion de « gouvernance urbaine » semble a priori aller dans ce sens - avec ses connotations rassu-rantes de « partage de pouvoirs », encadré par la loi, entre l'ensemble des « acteurs » de la vie urbaine. Les pouvoirs publics sont, en effet, désormais tenus de « dialoguer », lors de l'élaboration des plans d'aména-gement urbain, avec les multiples parties prenantes de l'urbanisation issues de la « société civile », notam-ment celles du secteur privé, les « forces vives du marché », et même avec les associations de citadins. Dans la littérature officielle consacrée à la promotion de la « démocratie locale », on parle de processus de « conscientisation », de « prise de parole » voire de « mouvements sociaux urbains » favorisant l'acquisi-tion de « capacités [enabling] » et de « responsabilisation » des habitants par l'« exercice d'un certain pouvoir [empowering] ». Mais, qu'en est-il réellement ?

Le premier « droit à la ville » qui vient à l'es-prit, minimal puisqu'il conditionne les autres, c'est le droit à un logement, autre que celui de dormir sur une bouche de métro ou dans un abri de carton. Plusieurs

législations fondamentales mentionnent ou garan-tissent un droit au logement. Il est mentionné dans des textes constitutionnels en France, en Espagne, en Finlande, au Portugal, en Grèce, en Suisse, etc. Il est également inscrit dans plusieurs textes inter-nationaux sur les droits humains. Il est ainsi af-firmé dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Et il figure également dans la Déclaration universelle des droits humains. Le « logement social » est l'une des matérialisations de la notion de droit au loge-ment. Une question importante, d'un point de vue juridique, est la possibilité ou non de saisir un tribunal pour le faire appliquer dans la pratique. En France, une loi a été votée en 2007, instituant le « droit au logement opposable » (DALO), cen-sée permettre aux personnes non ou mal logées de recourir aux autorités pour faire appliquer le droit au logement, de manière d'abord amiable, puis, sinon, juridictionnelle. En fait, l'offre de loge-ments financièrement abordables pour les catégo-ries populaires reste insuffisante et l'instauration du DALO n'y change rien : seules quelques per-sonnes ont pu effectivement en bénéficier. En réalité, en France comme ailleurs, le droit au lo-gement n'est toujours pas respecté. Selon Habitat international coalition (HIC), il y aurait dans le monde plus d'un milliard de personnes qui ne disposent pas d'un lieu où « vivre en paix et dans la dignité ». Peu importe l'imprécision de ce chif-fre. La « crise du logement » est un phénomène plus actuel que jamais, reconnu par tout le monde, même si les interprétations diffèrent, voire s'oppo-sent, pour l'expliquer. Pour qu'il en aille autre-ment, il faudrait que les processus urbains, à commencer par la construction de logements, soient orientés et contrôlés par les classes populai-res. On sait qu'il n'en est rien.

« La ville est l'affaire de tous », proclament pourtant sans rire les élus locaux et les candidats rivaux au moment des élections municipales. Ce démagogique est destiné à faire oublier que ladite ville est, jusqu'à plus ample informé, avant tout l'affaire de quelques-uns. À savoir les « décideurs » publics (gouvernements, municipali-tés, hauts fonctionnaires, directeurs d'établisse-ments publics, technocrates de l'urbanisme et de l'aménagement, etc.) ou privés (managers de fir-mes multinationales ou d'oligopoles de la grande distribution, dirigeants de sociétés, patrons d'en-treprises, promoteurs, constructeurs et spécula-

Page 9: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

8

teurs en tout genre, etc.). Autant dire que la ville est aussi l'affaire des hommes (ou des femmes) d'affaires, pour qui la ville est une bonne affaire et qui y font des affaires. Quant aux mécanismes de « démocratie par-ticipative » censés donner la possibilité aux citoyens - « concéder la permission » serait une formulation plus adéquate - d'intervenir activement dans l'organisation et l'usage de l'espace, ils sont mis en place par les pouvoirs publics pour neutraliser les revendications populaires qui pourraient aller à l'encontre des intérêts des classes dominantes tout en donnant l'impression d'avoir favorisé la « participation » des habitants à la prise de décision.

Le résultat est bien connu : ce sont les intérêts de ces classes, bourgeoises mais aussi néo-petites bourgeoises, qui l'emportent - primauté qui non seu-lement est à l'origine des inégalités territoriales mais contribue à reproduire les inégalités sociales en géné-ral. « Le territoire, affirment trois géographes, n'est pas seulement la scène ou le décor où s'expriment physiquement les inégalité économiques, mais il joue aussi un rôle important dans la structuration et le dé-veloppement des injustices sociales. [2] » On pourrait n'être que d'accord, à première vue, avec cette appré-ciation si le glissement sémantique entre « inégalités économiques et « injustices sociales » ne posait pas un problème d'ordre épistémologique aux implications politiques. Car on passe sans préavis du constat au jugement de valeur.

L'inégalité sociale relève du constat : elle peut être observée et mesurée objectivement, c'est-à-dire indépendamment de l'opinion que l'on a sur ce phé-nomène. « Une inégalité sociale, rappellent les socio-logues Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, est le résultat d'une distribution inégale, au sens mathémati-que de l'expression, entre les membres d'une société des ressources de cette dernière. [3] » Ces ressources ne sont pas seulement d'ordre économique : outre l'avoir, elles concernent aussi le pouvoir et le savoir. Toutefois, les inégalités ont aussi un effet subjectif : elles peuvent faire naître un sentiment d'injustice. Ainsi, contrairement à ce que laissent entendre les géographes mentionnés plus haut, et en laissant de côté leur référence à la seule dimension économique, ce n'est pas directement des inégalités sociales et, en l'occurrence, de leur inscription spatiale, que provien-nent les injustices sociales, mais de leur perception et de leur interprétation par les membres de la société. Ou, plus exactement, par certains d'entre eux. Ce qui autorise des chercheurs sociaux-libéraux à conclure

que les inégalités « sont aussi un fait subjectif », puisque, selon le sociologue François Dubet, « les acteurs se représentent les inégalités, les perçoi-vent ou non, les qualifient d'acceptables ou de scandaleuses, leur donnent un sens » [4]. Ce qui permet de noyer le poisson de l'inégalité dans l'eau brouillée des représentations, donc de relati-viser l'importance de la fameuse « question so-ciale » - voire d'en nier l'existence.

On aura compris que, moins qu'aucun objet des sciences sociales, les inégalités sociales ne sont ni peuvent être un objet consensuel, ne serait-ce que parce qu'elles font naître un sentiment d'in-justice parmi ceux qui les subissent, évidemment, mais aussi parmi une partie, plus ou moins impor-tante selon la conjoncture, du reste de la société. Ce qui explique que leur étude soit inévitablement écartelée entre l'objectivité de l'abstraction ma-thématique (qui permet de les décrire) et la sub-jectivité du sentiment d'injustice (qui ne peut manquer d'intervenir quand il s'agit de les expli-quer). Bien entendu, ce sentiment peut être plus ou moins prononcé selon les époques, les circons-tances, les groupes sociaux et les individus. Mais, sans lui, sans les protestations et les révoltes qu'il provoque, les critiques et les luttes qu'il suscite, les inégalités paraîtraient aller de soi, on ne s'in-terrogerait nullement à leur sujet. On ne les relè-verait sans doute même pas, comme ce fut le cas dans le monde antique puis féodal et enfin monar-chique, ou seulement pour les attribuer à un ordre divin ou naturel, ou encore biologique ou psycho-logique, comme on s'évertue à nouveau le faire aujourd'hui dans certaines sphères de la classe dirigeante avec la caution pseudo-scientifique de chercheurs vassalisés. Autrement dit, sans ce sen-timent d'injustice, les inégalités sociales n'existe-raient pas dans la conscience des acteurs sociaux et ou politiques.

L'histoire européenne en offre de nombreu-ses illustrations a contrario. Ce sont ainsi les grè-ves, les émeutes et les insurrections ouvrières, inspirées par un sentiment d'injustice voire par l'indignation face aux inégalités, qui, dans la pre-mière moitié du XIXe siècle, en Angleterre et en France notamment, ont joué un rôle de catalyseur pour les premières enquêtes et études sociologi-ques sur les conditions de travail, de logement, sanitaires, de consommation, etc. des prolétaires et de leurs familles, et sur les inégalités de revenus

Page 10: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

9

et de conditions de vie entre les catégories ouvrières et non ouvrières de la population. On peut même dire que la menace que faisait peser le mouvement ouvrier sur un ordre capitaliste perçu, vécu et, de plus en plus, dénoncé comme injuste est à l'origine aussi bien de la sociologie que des « politiques sociales » - à défaut d'être socialistes -, politique du logement puis politi-que urbaine globale comprises, visant à réduire les inégalités - à défaut de les supprimer -, ne serait-ce que pour assurer la préservation de cet ordre. Sous la pression de la rébellion des « jeunes de cités », il en va de même avec la « politique de la ville » menée en France depuis les années 1970 sous cette appellation ou une autre.

Ce qui précède permet de comprendre que toute analyse des inégalités sociales est nécessairement déterminée, directement ou non, par une attitude criti-que à leur égard. Pour s'intéresser aux inégalités so-ciales, pour « se pencher sur » elles, comme on dit, et en développer l'étude méthodique, il faut toujours entretenir avec elles une relation critique : les considé-rer, à un titre ou à un autre, dans quelque mesure que ce soit, comme injustifiables voire intolérables.

Il est pourtant des gens, fort nombreux (pour ne pas dire la majorité dans les classes dominantes et aussi, à un degré moindre, parmi les franges supérieu-res des classes dites moyennes), que les inégalités sociales ne scandalisent pas, qui les trouvent même « normales » et qui, le plus souvent, ne s'y intéresse-ront pas, y compris dans les pays où l'égalité figure parmi les principes constitutionnels, voire, comme en France, dans la devise de la République. Il en résulte une conséquence immédiate au plan idéologique : l'étude des inégalités sociales ne peut faire l'économie d'une discussion sur la légitimité de ces inégalités.

Paradoxalement, l'immense majorité des dis-cours contemporains traitant de la question des inéga-lités entre les humains, qu'il s'agisse d'essais politiques, d'ouvrages de sciences sociales ou de dis-cussions de « café du commerce », tendent à légitimer leur existence. La légitimité des inégalités de fortune, de pouvoir ou de culture fait partie des idées les plus répandues. Et la critique de cette légitimité est d'em-blée suspectée d'irréalisme ou d'utopisme - quand ce n'est pas de « gauchisme ». En fait, le paradoxe évo-qué plus haut n'est qu'apparent : la valorisation offi-cielle de l'égalité dans les régimes qui passent pour démocratiques - en dépit de leur caractère fondamen-talement et indéniablement oligarchiques - exige de

justifier les inégalités réelles qui viennent contre-dire l'égalité formelle proclamée entre les hu-mains. On se contentera ici de rappeler les trois arguments habituellement avancés à l'appui de cette justification.

Contre l'égalité réelle, un premier argument est souvent utilisé : elle serait synonyme d'uni-formité car elle coulerait tous les individus dans le même moule, les stéréotyperait. L'inégalité est alors défendue au nom du « droit à la différence ». Ce qui revient, en réalité, à confondre, volontai-rement ou de manière intéressée, égalité et identi-té, d'une part, et inégalité et différence, de l'autre. Or, outre que des gens socialement égaux ne sont pas obligatoirement identiques et peuvent au contraire fortement différer les uns des autres, l'inégalité ne garantit pas la différence. Les inéga-lités de revenus, par exemple, génèrent des strates ou des couches sociales au sein desquelles les individus adoptent un mode ou style de vie simi-laire qu'ils sont plus ou moins obligés de suivre. Et cela vaut pour les bourgeois comme pour les prolétaires, pour ne rien dire des petits bourgeois, anciens ou nouveaux, « bobos » compris. De même, les inégalités de pouvoir créent des hiérar-chies de places et de fonctions qui, de haut en bas, exigent de chaque individu qu'il normalise ses comportements, ses attitudes, ses pensées s'il veut espérer gravir les échelons. Ou ne pas déchoir.

Le deuxième argument avancé contre l'éga-lité réelle est qu'elle serait synonyme d'inefficaci-té. En garantissant à chacun une égale situation sociale, une égale capacité d'accès aux ressources sociales, l'égalité démotiverait les individus, en-couragerait l'inertie voire la paresse, ruinerait les bases de la compétition qui, selon le credo (néo)libéral, constituerait le facteur premier de tout progrès. L'égalité serait ainsi contre-productive, stérilisante, tant pour l'individu que pour la société. Cet argument présuppose la « guerre de tous contre tous », comme le disait Marx, que constitue la concurrence marchande, en présentant cette dernière comme un modèle indé-passable d'efficacité économique. Or, cette effica-cité, si tant est qu'on n'interroge pas ce concept utilitariste, n'a pas pour seule condition la concur-rence « libre et non faussée » sur le marché, comme le prouve a contrario la forte croissance économique d'après-guerre qui reposait sur une limitation de la compétition, sur le plan économi-

Page 11: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

10

que, et la prise en compte d'impératifs sociaux de réduction des inégalités. Et surtout, la prétendue effi-cacité concurrentielle a son prix, de plus en plus lourd : le gaspillage des ressources non seulement naturelles, mais humaines. Les inégalités issues de « libre jeu du marché » entraînent, en effet, un gâchis généralisé : elles stérilisent l'initiative, la volonté, l'imagination, l'intelligence de tous les individus dont elles aliènent l'autonomie, condamnés à se soumettre, à obéir, à subir, ou qu'elles marginalisent purement et simplement comme « inemployables ».

Le discours libéral classique se replie alors sur son argument majeur : l'égalité réelle serait liberticide. En bridant l'esprit d'entreprise, en portant atteinte au « libre exercice du droit de propriété », en dérégulant les autorégulations spontanées du marché par une réglementation administrative toujours renforcée, étendue et compliquée, l'impératif de l'égalité réelle aurait pour effet d'enserrer l'économie et la société toute entière dans les rets d'une bureaucratie tentacu-laire et, finalement, oppressive. Bref, l'enfer totalitaire serait pavé des meilleurs intentions égalitaires. Entre liberté politique et égalité sociale, il y aurait donc incompatibilité voire antagonisme : les atteintes que doit éventuellement supporter la seconde seraient à la fois la condition et la garantie de la pérennité de la première.

Pourtant, qui ne voit que, dans les faits, c'est l'inégalité qui opprime ceux qui la subissent ? Quelle est la liberté du chômeur de longue durée ? de l'ou-vrier à la chaîne ? de la caissière de supermarché ? du pauvre et de l'illettré ? de celui qui meurt à 30 ou 40 ans d'un accident du travail ou dont la vie est abrégée par l'usure ou la maladie professionnelle ? Ou encore, dans le champ urbain, de l'habitant assigné de facto à résidence dans une « cité » d'«habitat social » éloi-gnée et délabrée convertie en zone de relégation ? La seule liberté que garantisse l'inégalité sociale est celle du « renard libre dans le poulailler libre », comme l'avait bien vu Marx, c'est-à-dire celle d'exploiter et de dominer. C'est la faculté pour une minorité de s'arro-ger les privilèges matériels, institutionnels et symbo-liques au détriment de la majorité.

Faute de pouvoir combattre ouvertement le principe d'égalité, des idéologues de l'ordre établi en ont, depuis quelque temps, remis un autre à l'hon-neur : celui d'équité. Un dicton ancien - il remonte à Aristote -, avalisé ensuite par la morale chrétienne, en résume la philosophie : « À chacun selon son dû. »

L'étalon censé présider à son application a varié au cours de l'histoire : la naissance et le rang, dans les sociétés pré-capitalistes, puis le travail, le mé-rite ou les besoins. Lesquels sont inégaux, comme chacun sait, tant en quantité qu'en qualité. D'où la nécessite de « doser » ce qui revient à chacun. On aura ainsi compris pourquoi, en matière sociale, une répartition « équitable » ne correspond pas à l'égalité au sens strict - pour ne pas dire « comptable ». C'est une « juste mesure », un « équilibre », qui permet de rendre acceptable une forme d'inégalité lorsque l'égalité est jugée irréali-sable ou nocive. Là encore, on délaisse le terrain politique pour celui de la morale.

En réalité, si l'on parle d'égalité, non de manière abstraite et idéaliste, mais de manière concrète et matérialiste, c'est de l'égalité des conditions sociales qu'il s'agit. C'est elle qui ga-rantit la liberté individuelle et collective, en met-tant chacun à l'abri des atteintes possibles à sa liberté par autrui. Et c'est en tout cas ce critère qui, seul, peut donner consistance, dans le do-maine qui nous intéresse, au droit au logement comme au droit à la ville.

Notes

[1] David Harvey, « The Right to the City », New Left Review, september-october 2008, n° 53.

[2] Alain Musset, Philippe Gervais-Lambony et Frédéric Dufaux, « Estudios urbanos y justicia espacial », in Alain Musset (dir.), Ciudad, socie-dad, justicia Un enfoque espacial y cultural, Uni-versidad nacional de Mardel Plata, Eudem, 2010.

[3] Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Le Système des inégalités, « Repères »-La Découverte, 2008.

[4] François Dubet, Injustices : l'expérience des inégalités au travail, Seuil, 2006.

Page 12: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

11

Jean-Pierre Garnier

Démocratie locale ou auto-gouvernement territorial ?

epuis le début des années 1960, des mil-liers d’articles, des centaines de mémoi-

res universitaires ou de rapports administratifs, des dizaines de livres ont été et continuent d’être consacrés à la participation des habitants à la poli-tique urbaine. Cette logorrhée continue à s’écouler sous le label pléonastique de « démocratie partici-pative ». Car, malgré les lois de décentralisation qui étaient censées « rendre le pouvoir aux citoyens dans la gestion des affaires de la Cité », ceux-ci continuent, plus de vingt ans après, à être large-ment tenus à l’écart de la prise de décisions, no-tamment et surtout quand celles-ci sont importantes.

Chacun sait que les réunions de concertation avec les associations, les commissions extra-municipales, les comités de quartier, pour ne rien dire des rares référendums, sont instrumentalisés, quand ils ne sont pas carrément mis en place par les autorités locales pour donner une touche démocratique à une gestion municipale - pour ne parler que de ce niveau territorial - qui reste plus que jamais l'apanage d'une élite conseillée par des experts, auxquelles sont asso-ciés des acteurs économiques du secteur privé. Il en résulte, au niveau local, une « fracture civique » ac-crue entre représentants et représentés qui ne fait que redoubler celle déjà existante au niveau national, alors que la décentralisation devait permettre de compenser celle-ci par celle-là grâce au transfert d'un certain nombre de compétences et de responsabilités à des instances élues, géographiquement - pour ne pas dire physiquement - proches des électeurs.

Comme ce rapprochement spatial n'a pas réduit la distance politique entre les pouvoirs publics et les citoyens-citadins, on s'efforce de mettre au point de nouveaux mécanismes et procédures de démocratie dite « participatives », où les habitants d'une localité pourraient enfin figurer parmi les « acteurs à part en-tière » de la politique menée en leur nom. Néanmoins, il ne saurait être question de laisser l'initiative à la base, comme le voudraient les extrémistes adeptes d'un « basisme populiste », sous peine d'empêcher les sommets de continuer à diriger. Il importe donc de

veiller à ce que la « participation populaire » ne donne pas lieu à des débordements incontrôlables. D'où l'appel à une pléthore de chercheurs en sciences sociales pour aider les « décideurs » à « moderniser l'action de l'État », c'est-à-dire à atténuer, à défaut d'y mettre fin, la « crise de la représentation » dont souffre, jusqu'à l'échelle locale, la « démocratie de marché » - en fait, le capitalo-parlementarisme -, en imaginant ou en peaufinant un système de démocratie locale où la participation ne dégénérerait pas en subversion des institutions représentatives. Dernières trou-vailles en date, généralement importées de l'étran-ger (Brésil, Canada, Allemagne. Danemark, etc.) : les forums locaux de discussion, budgets partici-patifs, jurys de citoyens, etc.

La notion de « citoyenneté urbaine » ou « locale » dont se gargarisent les sociologues, politologues, géographes urbains et autres spécia-listes ès démocratisation des institutions locales n'a rien à voir, sinon sur le mode antithétique, avec l'acception que le sociologue Henri Lefebvre avait initialement donné à ce concept - du moins quand il croyait encore en la capacité de la classe ouvrière à renverser l'ordre bourgeois. Pour les promoteurs français de la « démocratie participa-tive », celle-ci ne doit être suscitée que pour au-tant qu'elle reste contrôlée. On encouragera donc l'expression des habitants tout en veillant à « cadrer leurs demandes » et à les impliquer dans l'élaboration de la réponse qui leur sera donnée sous forme d'un « projet » dûment estampillé. Celles jugées « excessives », donc « irréalisables », seront écartées voire ignorées : car la « délibération démocratique » ne saurait débou-cher sur des « propositions irresponsables ». Au-trement dit, ne seront prises en compte que les revendications « réalistes », c'est-à-dire celles dont la satisfaction est compatible avec ce que permettent les rapports sociaux capitalistes. Aussi les qualifiera-t-on de « citoyennes », label valori-sant accolé depuis une vingtaine d'années à toutes les pratiques sociales qui agréent aux pouvoirs publics.

Pour Henri Lefebvre, au contraire, l'impli-cation active des citadins-citoyens dans la résolu-tion des problèmes urbains n'avait de sens, à l'origine, que dans une perspective de transforma-tion radicale de la société. Il est logique, dans ces conditions, que les chercheurs convoqués de nos

D

Page 13: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

12

jours pour concocter une énième version de la « participation » se gardent bien, dans leurs cogita-tions, de se référer à la position de Lefebvre sur la question, sauf pour la falsifier. C'est pourquoi, à de rares exceptions près, son nom ne figure jamais dans les bibliographiques pléthoriques qui accompagnent leurs analyses et leurs recommandations. Les écrits où Henri Lefebvre explique ce qu'il entend par « citoyenneté », en particulier dans le domaine de la politique urbaine, ne manquent pas. Mais il faut dis-tinguer entre ceux de la période où Lefebvre pensait que la révolution urbaine était indissociable d'une révolution socialiste de ceux de la période où, une fois la gauche institutionnelle arrivée au pouvoir, il devra revoir à la baisse ses espoirs de transformation so-ciale. Seuls les premiers ont été retenus ici, dans la mesure ils tranchent avec les gloses « citoyennistes » innombrables, plus consensuelles les unes que les autres, qui ont cours aujourd'hui en France dans les milieux savants sur la consolidation ou même la « refondation » de la démocratie locale.

Lors d'un débat organisé en 1967 sur le thème « L'urbanisme aujourd'hui », Lefebvre avait au pré-alable rappelé la perspective stratégique où s'inscrivait sa réflexion : « Un réformisme urbain à visée révolu-tionnaire. ». Autrement dit l'ouverture d'un nouveau front anticapitaliste pour passer sans plus attendre au socialisme. Il insista tout particulièrement sur la place et le rôle des habitants. « L'important me semble être l'intervention des intéressés. Je ne dis pas “participa-tion”. Il y a aussi un mythe de la participation. Mais tant qu'il n'y aura pas, dans les question d'urbanisme, l'intervention directe, au besoin violente, des intéres-sés, et tant qu'il n'y aura pas de possibilité d'autoges-tion, à l'échelle des communautés locales urbaines, tant qu'il n'aura pas des tendances à l'autogestion, tant que les intéressés ne prendront pas la parole pour dire, non pas seulement ce dont ils ont besoin, mais ce qu'il souhaitent, ce qu'ils veulent, ce qu'ils désirent, tant qu'ils ne donneront pas un compte-rendu permanent de leur expérience de l'habiter à ceux qui s'estiment des experts, il nous manquera une donnée essentielle pour la résolution du problème urbain. Et, malheureu-sement, on tend toujours à se passer de l'intervention des intéressés. [1] »

Il convient de préciser que ceux que Lefebvre appelait « les intéressés » étaient les simples citoyens-citadins et non pas, ou pas seulement, les élus locaux qui les représentaient. Il en allait de même pour les experts en aménagement urbains qui, selon Henri

Lefebvre, devaient à la fois abandonner leur habi-tus technocratique et mettre un terme à leur soumission aux puissances capitalistes : « Nous devons partir de ce point de vue, c'est l'interven-tion des intéressés, autant dans les problèmes de décentralisation que dans les problèmes d'urba-nisme qui est essentielle, et, à ce titre, un corps d'urbanistes d'État, c'est-à-dire ayant une certaine indépendance vis-à-vis des intérêts privés, mais contrôlés par la base, c'est-à-dire contrôlés démo-cratiquement dans une orientation socialiste, pour-rait être une étape ou quelque chose d'intéressant allant vers la solution de notre problème. [2] »

À l'époque, le transfert de responsabilités au profit des collectivités locales en matière de politique urbaine n'était pas encore effectif, mais la nécessité de la décentralisation était déjà à l'or-dre du jour, non seulement dans l'opposition au pouvoir gaulliste, mais aussi au sein de ce dernier. Déjà, des réformes avaient été prudemment mises en œuvre par le gouvernement pour « démocratiser » le fonctionnement de l'appareil d'État. Cependant, il ne s'agissait pour celui-ci que de pouvoir continuer à contrôler le tout sans avoir à tout contrôler. Une stratégie et aussi un strata-gème que Lefebvre n'avait pas manquer de relever pour le critiquer : « Un des problèmes les plus paradoxaux et scandaleux de la politique actuelle, c'est de faire une décentralisation purement fic-tive, qui est simplement opérée par les organismes de l'État sans que les intéressés aient vraiment voix au chapitre, ce qui est tout à fait extraordi-naire. Sous prétexte et sous couleur de décentrali-sation, on centralise un peu plus puisque l'État centralisé se charge de la décentralisation qui, de ce fait, est purement fictive. [3] »

En fait, si les solutions que préconisait Hen-ri Lefebvre ne revenaient pas à instaurer, à l'échelle locale, un double pouvoir ni même un contre-pouvoir, elles allaient néanmoins bien au-delà de ce qui sera mis en place plus tard sous le signe de la « démocratie participative ». « J'insiste beaucoup, ajoutait-il, sur l'idée qu'il peut y avoir une participation illusoire : réunir deux cents per-sonnes dans une salle et leur dire, leur présenter sur un tableau : voilà les plans qui ont été élabo-rés. Ce n'est même pas une consultation, c'est de la publicité, c'est une pseudo participation. Or, cela a déjà été fait, je pourrais dire où et comment. La participation doit être une intervention perma-

Page 14: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

13

nente et perpétuelle des intéressés, c'est-à-dire qu'il s'agit, en réalité, de comités à la base d'usagers, ayant une existence permanente. Je ne dis pas institution-nelle. Cela pourrait d'ailleurs faire partie du nouveau droit que nous réclamons, d'un droit relatif aux ques-tions d'urbanisme. Il faut que la capacité d'interven-tion des intéressés soit permanente, sans quoi elle devient un mythe. »

Presque dix ans plus tard, en 1976, les partis de la gauche institutionnelle (PCF, PS et MRG) sont enfin parvenus, non sans mal, à se coaliser dans une « Union de la gauche » et à élaborer un « Programme commun » pour la conquête électorale du pouvoir dans une perspective de « transition au socialisme ». Comme l'avait maintes fois déjà signalé et souligné Henri Lefebvre : sur l'espace, la réflexion de la gauche parlementaire, PCF compris, était des plus limitées au plan théorique. Aucune analyse sérieuse et approfon-die de la spécificité de la dimension spatiale de la domination capitaliste, et quasiment rien sur ce que pourrait ou devrait être un « espace socialiste ». Pour contribuer à mettre fin à cette carence théorique et politique, Lefebvre prend alors part à de nombreux débats au sein ou en dehors des partis de l'Union de la gauche. L'un d'eux, centré autour de la question « Y a-t-il une théorie socialiste de l'espace ? », mérite de retenir l'attention car il offrit l'occasion Lefebvre de résumer l'état d'avancement de sa réflexion théorique, mais aussi politique et stratégique sur l'espace [4].

Tout d'abord, Lefebvre revient une fois de plus sur l'« intervention permanente des intéressés » dans la « possession et la gestion collective de l'espace » en tant qu'élément fondamental de la « transformation de la société ». Après avoir successivement évoqué « les différentes fonctions de l'espace capitaliste », ses « contradictions » et l'« éclatement généralisé des espaces » qui en résulte, il en arrive aux « mouvements qui mettent en question l'usage de l'es-pace ».

Comparés aux revendications ouvrières concer-nant le travail, les entreprises, les usines, c'est-à-dire l'exploitation capitaliste, les mouvements portant sur l'« organisation de l'espace extérieur au lieu de travail », qui, selon Lefebvre, semblaient alors « se lever à l'échelle mondiale », sont « encore parcellaires, en-core incomplets, encore peu conscients d'eux-mêmes ». Les revendications qu'ils portent ne sont pas à pro-prement de classe car il s'agit de « mouvements d'usa-gers ». Très fréquents et nombreux aux États-Unis en

particulier, « ils mettent un peu partout en ques-tion l'usage de l'espace ». Ils révèlent, en s'y oppo-sant, deux caractéristiques fondamentales propres à l'espace capitaliste, que Lefebvre avait dégagées dans ses travaux précédents : 1. « l'espace n'est pas seulement un espace économique dont toutes les parties sont interchangeables, un espace deve-nu valeur d'échange » ; 2. « l'espace n'est pas seu-lement un instrument d'homogénéisation politique de toutes les parties de la société ».

« Au contraire, enchaîne Lefebvre, les mouvements d’usagers mettent en évidence » que : 1. « l’espace reste un modèle, un prototype perpétuel de la valeur d’usage et qu’il résiste à la généralisation de l’échange et de la valeur d’échange dans une économie capitaliste et sous l’autorité d’un État homogénéisant » ; et 2. « l’espace est une valeur d’usage et plus encore le temps auquel il est intimement lié, car le temps c’est notre vie, notre valeur d’usage fondamentale ». Ce dernier point conduit Lefebvre à revenir sur le statut du temps dans l’espace social de la mo-dernité : le « temps vécu » disparaît, il « perd forme et intérêt social, sauf le temps de travail ». Tandis que « l’espace économique se subordonne le temps », l’espace politique, qui homogénéise, fragmente et hiérarchise, « l’évacue comme me-naçant et dangereux pour le pouvoir ». En d’autres termes, les mouvements sociaux sur et dans l’espace réintroduisent ces deux « refoulés » de la logique capitaliste et étatique : l’usage et l’histoire.

Il en découlait, pour les partis de l’Union de la gauche, un impératif stratégique : « Un des points les plus importants d’un pouvoir de gauche sera de donner l’impulsion à tous ces mouvements d’usagers ou de citoyens qui n’ont pas encore trouvé leur expression ni leur langage et qui sont très souvent enfermés dans des cadres extrême-ment étroits, de telle sorte que la signification politique de leur action leur échappe. » (On re-trouve ici un argumentaire « avant-gardiste » ana-logue à celui de Marx, repris par Lénine, à propos du mouvement ouvrier naissant : seul un parti politique peut transformer un mouvement social spontané en force consciente et organisée.)

En d’autres termes, il incombait au futur gouvernement de la gauche unie de radicaliser et de politiser ces mobilisations pour qu’elles

Page 15: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

14

concourent, elles aussi et sur un nouveau terrain, au changement de société. La position de Lefebvre à ce sujet était sans ambiguïté : « Un des rôles politiques d’un pouvoir de gauche sera donc de déployer la lutte des classes dans l’espace » – souligné par l’auteur. Une voie exactement inverse, est-il besoin de le préci-ser, à celle, éminemment pacificatrice et stabilisatrice, qui sera empruntée par les dirigeants de la gauche institutionnelle, une fois parvenus aux responsabilités gouvernementales. À cet époque, pourtant, en dépit de son scepticisme à l’égard des intentions réelles des leaders de la gauche française candidats à la succes-sion de la droite au sommet de l’État, Lefebvre ne désespérait pas de les voir s’engager dans cette « rupture avec le capitalisme ouvrant la voie à une transition démocratique, graduelle et pacifique vers le socialisme », inscrite aussi bien dans le Programme commun que dans les projets officiels respectifs des partis socialiste et communiste français.

C’est pourquoi Henri Lefebvre consacrera la seconde partie de son intervention à l’« espace socia-liste ». Car il ne faisait pas de doute à ses yeux qu’« une société qui se transforme en allant vers le socialisme ne peut accepter (fût-ce au cours de la pé-riode transitionnelle) l’espace produit par le capita-lisme. L’accepter, comme accepter la structure politique et sociale existante, c’est courir à l’échec ». Après avoir rappelé les traits principaux de l’espace socialiste (« passage de la domination à l’appropriation », « primat de l’usage sur l’échange », « espace de différence » et non de répétition et d’interchangeabilité), il en revient au « rôle détermi-nant des mouvements sociaux », non plus seulement dans la mise en question de l’espace capitaliste, mais dans son remplacement par un espace socialiste.

Pour Lefebvre, « seules la convergence et la rencontre entre les mouvements ouvriers et paysans, liés à la production des choses dans l’espace », avec ceux qui viennent de la production de l’espace consi-déré dans son entier, « permettront de changer le monde ». Sans doute, réitère-t-il, « les mouvements relatifs à la possession et à la gestion de l’espace n’ont pas le caractère continu, donc aisément institutionnel, de ceux qui proviennent des usines, des unités et des branches de la production ». Néanmoins, « si la pous-sée de la base (les usagers) s’exerce avec assez de force, elle ne peut manquer d’infléchir la production en général vers celle de l’espace, et celle-ci vers les besoins sociaux de cette base », lesquels sont dès lors déterminés par l’« action des intéressés », et non plus

« définis par des “experts” ». Du coup, « les no-tions d’équipement et d’environnement se déga-gent de leur contexte technocratique et capitaliste » pour acquérir de nouvelles significa-tions pratiques. Reste à préciser les lesquelles. Selon Lefebvre, en effet, « l’éclatement spontané, venu de la “base” révolutionnaire en profondeur, ne saurait suffire à une définition efficace, opéra-toire de l’espace dans une société socialiste ». Pour mener « à sa fin l’éclatement de tout espace imposé, […] la gestion de l’espace comme celle de la nature ne peut être que collective et pratique, contrôlée par la base, donc démocratiquement ».

On le voit, la conception lefebvrienne de la démocratie locale n’avait rien à voir, à l’époque, avec celle qui prévaut dans l’esprit de ceux qui parlent aujourd’hui d’« approfondir » cette der-nière : il s’agit de remettre en cause le pouvoir des gestionnaires attitrés (et titrés) des « affaires de la Cité », et non de le consolider par des artefacts participatifs. Dans la société nouvelle en gestation dont Henri Lefebvre rêvait, les « intéressés », les « concernés », comme il appelait ces « simples citoyens » rarement écoutés et jamais entendus, « ne “participent pas” » : ils « interviennent, gè-rent et contrôlent ». Car « la reconstruction de “bas en haut” » d’un espace social jusqu’ici « produit de “haut en bas” implique l’autogestion générale, c’est-à-dire l’autogestion territoriale aux divers niveaux, complétant celle des unités et instances de production ». Pour Henri Lefebvre, il va de soi que « la poussée de la base et l’autogestion de l’espace ne pourront se borner à un réformisme ». N’hésitant pas à emprunter ou-vertement la formule à Marx, il en définit l’horizon immédiat : le « renversement du monde » qui « implique le bouleversement des espaces dominants » [5]. Car si « la production dans une société socialiste se définit comme pro-duction des besoins sociaux, […] ces besoins so-ciaux, pour une bonne part, concernent l’espace : logements, équipements, transports, réorganisa-tion de l’espace urbain, etc. Ce qui prolonge la tendance capitaliste à produire l’espace en modi-fiant radicalement le produit. Ce qui contribue également à transformer la vie quotidienne. » Ainsi, « autogestion générale » et « révolution de l’espace » vont-ils de pair : la première « se révèle à la fois moyen et fin, phase de la lutte et objectif », en même temps que la seconde « amplifie la révolution définie comme un changement de la

Page 16: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

15

propriété des moyens de production ». En effet, « elle lui confère une dimension nouvelle, à partir de la sup-pression d’une propriété privée particulièrement dan-gereuse : celle de l’espace, du sous-sol, du sol, de l’ espace terrestre, aérien, planétaire et interplanétaire ».

Comme on peut en déduire au vu de ce qui pré-cède, l’appropriation collective de l’espace va bien au-delà d’un changement du statut juridique de celui-ci. « Les formules dites transitionnelles, affirme Le-febvre, n’ont pas réussi : étatisation du sol, nationali-sations, municipalisations. Comment limiter puis supprimer la propriété privée de l’espace ? » Une fois de plus « en se souvenant des écrits de Marx et En-gels : un jour, qui ne saurait indéfiniment tarder [sic], la propriété privée du sol, de la nature et de ses res-sources paraîtra aussi absurde, aussi odieuse, aussi dérisoire que la possession d’un être humain par un autre ». La conclusion de Lefebvre est à cet égard sans appel : « Une transformation de la société sup-pose la possession et la gestion collective de l’espace par l’intervention permanente des “intéressés” avec leurs intérêts multiples et même contradictoires. Donc la confrontation. »

Cette position « radicale » paraîtra sans nul doute anachronique et irréaliste aujourd’hui, confron-tée aux « mutations » – concept biologisant, donc naturalisant, s’il en est – que les sociétés doivent subir et affronter sous l’effet des formes nouvelles revêtues par l’accumulation du capital. Mais il ne faut pas ou-blier ce que le terme « radical » signifie – et l’on m’excusera de me référer de nouveau à Marx : aller à la racine de la réalité sociale qu’on observe, si l’on veut la comprendre et la transformer. Et c’est préci-sément ce à quoi s’est attachée toute une tradition de pensée critique dont Henri Lefebvre, hier, comme le géographe anglais David Harvey, aujourd’hui, pour ne mentionner qu’eux, comptent parmi les meilleurs représentants.

En préambule à son intervention, Henri Lefeb-vre avait lancé cet avertissement : « “Changer la vie ”, “ changer la société ”, cela ne veut rien dire s’il n’y a pas production d’un espace approprié. » Il n’avait pas prévu que la bourgeoisie, libérée pour le moment – un moment qui commence à trop durer et que beaucoup voudraient éternel – de toute opposition sérieuse à son règne planétaire, allait se charger elle-même, à sa manière, de mener à bien ce changement, et produire l’« espace approprié » à l’extension et la pérennisation de sa domination. Avec le concours de gouvernants,

au niveau national et local, de planificateurs, d’urbanistes et d’architectes eux-mêmes « appropriés » à ce changement. Mais aussi, sur le plan idéologique, de chercheurs empressés à pro-duire les discours « scientifiques » d’accompagnement destinés à mieux le faire ac-cepter. Il est vrai que changer la société n’est pas changer de société !

Le géographe David Harvey définit le droit à la ville comme le « pouvoir collectif de remode-lage sur les processus d’urbanisation », lequel devrait promouvoir le développement de nou-veaux « liens sociaux » entre citadins, d’une nou-velle « relation avec la nature », avec de nouvelles « technologies », de nouveaux « styles de vie » et de nouvelles « valeurs esthétiques », afin de nous rendre « meilleurs » [6]. Bref, l’essor d’une vérita-ble civilisation urbaine radicalement autre, pour ne pas dire opposée à celle produite par le mode de production capitaliste. Mais David Harvey reste imprécis et incertain sur les voies et les moyens permettant d’y parvenir. Il se contente d’évoquer rituellement les « mouvements de cita-dins » qui s’opposent ou revendiquent et les « espaces d’espérance » constitués par les lieux alternatifs où s’expérimentent d’autres manières, qu’il qualifie d’« utopiennes », de pratiquer l’espace urbain. Pourtant, ni les uns ni les autres n’ont réussi jusqu’ici à empêcher la logique de classe qui oriente l’urbanisation de continuer à s’imposer, sinon, tout au plus, de manière ponc-tuelle, superficielle et éphémère, et le plus souvent en position défensive. Avec réalisme, Harvey lui-même reconnaît en même temps que « l’idée que la ville pourrait fonctionner comme un corps poli-tique collectif, un lieu où et d’où les mouvements progressistes pourraient surgir, ne paraît pas plau-sible ».

L’état présent des rapports de classes est ef-fectivement assez différent de la situation du dé-but du siècle dernier, quand on pouvait… ou croyait pouvoir compter sur de puissantes organi-sations de la classe ouvrière pour surmonter ce qui passait alors pour l’une des crises finales du capi-talisme et œuvrer à l’avènement d’un monde nou-veau. Certes, David Harvey parle de « confrontation entre possédants et dépossédés, de « collision massive », jusqu’à préconiser « une lutte globale, principalement avec le capital finan-cier, puisque c’est l’échelle à laquelle s’effectuent

Page 17: La somme et le reste n°21

No 21 – mai 2012

16

actuellement les processus d’urbanisation ». Avec une question qui peut paraître provocante en ces temps de consensus : « Oserons-nous parler de lutte des clas-ses ? »

Sans doute les classes existent-elles encore. Mais, de nos jours, on ne sait plus exactement où elles se trouvent. Physiquement, leurs membres respectifs vivent dans des espaces bien déterminés. Mais, politi-quement, c’est une autre histoire. Tandis que, d’une part, la techonologisation, la mondialisation, la flexi-bilisation et la financiaritacion du capital rendent l’ennemi de classe de plus en plus impalpable ; d’autre part, un sujet de l’émancipation clairement identifié manque à l’appel. Le prolétariat, ouvriers et employés réunis, continue, certes, de croître numéri-quement. Mais il est pas uni par des organisations, des leaders, des penseurs, des programmes, des théories, des idéaux, par une vision du monde commune. Il constitue, comme aurait dit le philosophe Jean-Paul Sartre, suivi par le sociologue Pierre Bourdieu, une « classe en soi », mais non une « classe pour soi », condition sine qua non pour reprendre une lutte offen-sive.

En attendant, il faut bien admettre que « le pouvoir collectif de remodelage des processus d’urbanisation », c’est la bourgeoisie, maintenant transnationalisée, qui le détient. Un remodelage qui va de pair avec les transformations en cours de la dyna-mique du capitalisme. Et il est peu probable que cette classe accepte de s’en laisser déposséder sans réagir. Car cela impliquerait qu’elle soit d’abord dépossédée du pouvoir d’agir sur les conditions générales qui déterminent ces processus urbains comme beaucoup d’autres ; qu’elle accepte d’être, par conséquent, pri-vée de son pouvoir économique et politique, et de cesser, en somme, d’être une classe dirigeante. Une hypothèse irréaliste, pour ne pas dire absurde. « Il y a une guerre de classe, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner », déclarait publiquement Warren Buffet, l’un des hommes les plus fortunés de la pla-nète [7].

À la suite de Lefebvre, Harvey conclue que « la révolution sera urbaine, au sens le plus large du terme, ou ne sera pas [8] ». Si ces mots ont un sens autre que rhétorique, ils laissent entendre que l’appropriation populaire effective de l’espace urbain n’ira pas sans violence. C’est-à-dire sans résistance économique, institutionnelles, médiatique et même armée, en der-

nière instance, des possédants, qui ne manqueront de faire donner leurs « forces de l’ordre ». À cet égard, il serait imprudent d’oublier l’avertissement célèbre du président Mao : « La révolution n’est pas un dîner de gala. »

Notes

[1] Henri Lefebvre , « L’urbanisme au-jourd’hui. Mythes et réalités », Les Cahiers du Centre d’études socialistes, sept-oct 1967, n° 72-73.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Henri Lefebvre, « L’espace : produit so-cial et valeur d’usage », La Nouvelle Revue socialiste, 1976, n° 18.

[5] Lefebvre avait pris soin de mettre en garde un auditoire « socialiste » déjà tenté – « nouvelle philosophie » et « deuxième gauche » aidant – de prêter une oreille réceptive aux sirènes de l’anticommunisme : « Je sais qu’il est de mode aujourd’hui de dire que le marxisme est dépassé, qu’il s’éloigne dans l’histoire. Je signale à ceux qui par hasard se laisseraient entraîner sur cette dérive que, précisément aujourd’hui et au-jourd’hui plus que jamais, on ne peut analyser les phénomènes mondiaux qu’à la lumière et en par-tant des catégories fondamentales du marxisme, quitte à les modifier, quitte à les développer. »

[6] David Harvey, « The Right to the City », art. cit.

[7] CNN, 25 mai 2005 et New York Times, 26 novembre 2008.

[8] David Harvey, « The Right to the City », art. cit.

Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires