La Somme Et Le Reste No. 18

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No 18 – juin 2010 Revue éditée avec le soutien d’Espaces Marx Diffusée par courrier électronique Tous les numéros sont consultables et téléchargeables sur : http://www.lasommeetlereste.com/ E mail : [email protected] Sommaire - Andy Merrifield : Éloge de la politique… 1 - Michael Löwy: À propos du “Agir avec Henri Lefebvre” 4 - Armand Ajzenberg : Vers un mode de production écologiste 8 - H. Lethierry (présentation) : Henri Lefebvre et la ville 12 - Hugues Lethierry : Abécédaire 15 Animateur de la revue : Armand Ajzenberg Rédacteurs(trices) – correspondants(antes) : Ajzenberg Armand (F), Andrade Margarita Maria de (Brésil), Anselin Alain (Martinique), Beaurain Nicole (F), Be- nyounes Bellagnesch (F), Bihr Alain (F), Carlos Ana Fani Alessandri (Brésil), Damiani Amélia Luisa (Brésil), Delory- Momberger Christine(F), Devisme Laurent (F), Gromark Sten (Suède), Guigou Jacques (F), Hess Rémi (F), Joly Robert (F), Kofman Éléonore (Royaume Uni), Labica Georges (F), Lantz Pierre (F), Lenaerts Johny (Belgique), Lethierry Hughes, Lufti Eulina Pacheco (Brésil), Magniadas Jean (F), Martins José de Souza (Brésil), Matamoros Fernando (Mex.), Montferran Jean-Paul (F), Müller-Schöll Ulrich (Allemagne), Nasser Ana Cristina (Brésil), Öhlund Jacques (Suède), Oseki J.H. (Brésil), Péaud Jean (F), Querrien Anne (F), Rafatdjou Makan (F), Sangla Sylvain (F), Seabra Odette Carvalho de Lima (Brésil), Spire Arnaud (F), Sposito Marilia Pontes (Brésil), Tosel André (F). AGIR AVEC HENRI LEFEBVRE Ce numéro est entièrement consacré à un ouvrage à naître : Agir avec Henri Lefebvre. Il fait suite à un autre livre, paru fin 2009 : Penser avec Henri Lefebvre. En effet, comment agir sans penser ? Impossible. Et pour penser et agir l’œuvre, toute, d’Henri Lefebvre recèle aujourd’hui encore de précieux et puissants outils. Ce qui est un peu oublié en France. Récemment, des chercheurs brésiliens actuellement en France (Gloria et Rafael) invités par la revue Études a exposer leurs travaux – ils sont géographes urbains – étonnaient leurs interlocuteurs par un fait : leurs travaux se réfé- raient à Henri Lefebvre. Ceci pour dire qu’Henri Lefebvre, un peu oublié en France, ne l’est pas dans d’autres pays. Les deux ouvrages – Penser avec Lefebvre et Agir avec Lefebvre – sont de l’invention et du fait d’un chercheur Lyonnais : Hugues Lethierry. Pour Andy Merrifield, le préfacier du prochain ouvrage, Lethierry « a daigné lire ce que les anglophones ont écrit, il a récupéré ce que Stuart Elden, Rob Shields, Ed Soja, David Harvey, Neil Brenner, Stefan Kip- fer, moi-même et alii, nous avons fait de Lefebvre. Et il a injecté notre Lefebvre dans la transcription française, transfor- mant à la fois la manière dont nous-même et les Français doivent maintenant voir Lefebvre, le 21 e siècle intellectuel global. En route, Lethierry a fondé une nouvelle école de pensée en France : la french theory Lefebvre, faisant pour Le- febvre ce que François Cusset a fait pour Foucault, Derrida, Deleuze & Co, quand un tirailleur français a dérouté l’art analytique anglo-saxon – comme en géographie quand des courants importants subissent le tropisme lefebvrien – tandis qu’en même temps les réappropriations anglo-saxonnes ont pondu un Lefbvre profane et déconstruit au delà de l’Atlantique, montrant ce qu’on peut faire avec un peu d’imagination. » Ce numéro est donc entièrement consacré à un ouvrage à naître, dans le premier trimestre 2011 : Agir avec Henri Lefebvre. Une souscription est ouverte et, pour ce faire, un bulletin indépendant est joint à l’envoi de ce numéro. On peut aussi faire un achat cumulé – Penser avec Henri Lefebvre et Agir avec Henri Lefebvre – au prix de 36,50 , port compris. A.A. Études lefebvriennes - Réseau mondial

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  • No 18 juin 2010

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    Revue dite avec le soutien dEspaces Marx

    Diffuse par courrier lectronique

    Tous les numros sont consultables et tlchargeables sur :

    http://www.lasommeetlereste.com/

    E mail : [email protected]

    Sommaire

    - Andy Merrifield : loge de la politique 1

    - Michael Lwy: propos du Agir avec Henri Lefebvre 4

    - Armand Ajzenberg : Vers un mode de production cologiste 8

    - H. Lethierry (prsentation) : Henri Lefebvre et la ville 12

    - Hugues Lethierry : Abcdaire 15

    Animateur de la revue : Armand Ajzenberg

    Rdacteurs(trices) correspondants(antes) : Ajzenberg Armand (F), Andrade Margarita Maria de (Brsil), Anselin Alain (Martinique), Beaurain Nicole (F), Be-nyounes Bellagnesch (F), Bihr Alain (F), Carlos Ana Fani Alessandri (Brsil), Damiani Amlia Luisa (Brsil), Delory-Momberger Christine(F), Devisme Laurent (F), Gromark Sten (Sude), Guigou Jacques (F), Hess Rmi (F), Joly Robert (F), Kofman lonore (Royaume Uni), Labica Georges (F), Lantz Pierre (F), Lenaerts Johny (Belgique), Lethierry Hughes, Lufti Eulina Pacheco (Brsil), Magniadas Jean (F), Martins Jos de Souza (Brsil), Matamoros Fernando (Mex.), Montferran Jean-Paul (F), Mller-Schll Ulrich (Allemagne), Nasser Ana Cristina (Brsil), hlund Jacques (Sude), Oseki J.H. (Brsil), Paud Jean (F), Querrien Anne (F), Rafatdjou Makan (F), Sangla Sylvain (F), Seabra Odette Carvalho de Lima (Brsil), Spire Arnaud (F), Sposito Marilia Pontes (Brsil), Tosel Andr (F).

    AGIR AVEC HENRI LEFEBVRE

    Ce numro est entirement consacr un ouvrage natre : Agir avec Henri Lefebvre. Il fait suite un autre livre, paru fin 2009 : Penser avec Henri Lefebvre. En effet, comment agir sans penser ? Impossible. Et pour penser et agir luvre, toute, dHenri Lefebvre recle aujourdhui encore de prcieux et puissants outils. Ce qui est un peu oubli en France. Rcemment, des chercheurs brsiliens actuellement en France (Gloria et Rafael) invits par la revue tudes a exposer leurs travaux ils sont gographes urbains tonnaient leurs interlocuteurs par un fait : leurs travaux se rf-raient Henri Lefebvre. Ceci pour dire quHenri Lefebvre, un peu oubli en France, ne lest pas dans dautres pays.

    Les deux ouvrages Penser avec Lefebvre et Agir avec Lefebvre sont de linvention et du fait dun chercheur Lyonnais : Hugues Lethierry. Pour Andy Merrifield, le prfacier du prochain ouvrage, Lethierry a daign lire ce que les anglophones ont crit, il a rcupr ce que Stuart Elden, Rob Shields, Ed Soja, David Harvey, Neil Brenner, Stefan Kip-fer, moi-mme et alii, nous avons fait de Lefebvre. Et il a inject notre Lefebvre dans la transcription franaise, transfor-mant la fois la manire dont nous-mme et les Franais doivent maintenant voir Lefebvre, le 21e sicle intellectuel global. En route, Lethierry a fond une nouvelle cole de pense en France : la french theory Lefebvre, faisant pour Le-febvre ce que Franois Cusset a fait pour Foucault, Derrida, Deleuze & Co, quand un tirailleur franais a drout lart analytique anglo-saxon comme en gographie quand des courants importants subissent le tropisme lefebvrien tandis quen mme temps les rappropriations anglo-saxonnes ont pondu un Lefbvre profane et dconstruit au del de lAtlantique, montrant ce quon peut faire avec un peu dimagination.

    Ce numro est donc entirement consacr un ouvrage natre, dans le premier trimestre 2011 : Agir avec Henri Lefebvre. Une souscription est ouverte et, pour ce faire, un bulletin indpendant est joint lenvoi de ce numro. On peut aussi faire un achat cumul Penser avec Henri Lefebvre et Agir avec Henri Lefebvre au prix de 36,50 , port compris.

    A.A.

    tudes lefebvriennes - Rseau mondial

    tudes lefebvriennes - Rseau mondial

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    ANDY MERRIFIELD1 crivain

    Institut dtudes avances Universit de Sao Paulo

    loge de la politique : agir avec Hugues Lethierry (Prface)

    009 a t une anne significative dans lhistoire des tudes lefeb-

    vriennes franaises, peut-tre mme le tour-nant crucial, la redcouverte de lun des pen-seurs franais les plus longtemps mconnus dont la lgitimit ne valait que pour lexport ! Il fallut pas moins que le cinquantime anni-versaire de la rdition du chef-duvre de celui-ci La Somme et le reste, un des plus grands travaux du XXe sicle philosophique et le plus grand texte du marxisme pnitentiel (seul LAvenir dure longtemps dAlthusser sen rapproche) un texte dans lequel spanche le cur de Lefebvre et dans lequel il dbarrasse le pass, mettant plat les problmes avec le parti, avec le stalinisme, avec le fascisme, avec lui-mme.

    Lautre moment significatif a t la pa-rution de textes importants sur Lefebvre lui-mme, notamment une monographie de R-mi Hess sur la thorie des moments de son matre, une exgse de Laurence Costes sur Le Droit la ville (commentant la rdition de loriginal de Lefebvre) et la biographie intellectuelle dHugues Lethierry Penser avec Henri Lefebvre. Tout cela a t accueilli avec un intrt considrable dans la sphre anglo-saxonne, comme dans la grande distribution. Il semblait enfin que les Franais venaient bout dun philosophe trop communiste pour linstitution philosophique et trop philosophe pour le parti communiste.

    De lautre ct de la Manche et de lautre ct de locan Atlantique, le pass politique de Lefebvre tait peu cit, rarement compris compltement et cest peut-tre une des raisons de son frquent succs, dpo-litis, une vie acadmique comme urbaniste

    1 Andy Merrifield est chercheur indpendant et auteur plus rcemment de Guy Debord (Reaktion, 2005), dHenri Lefeb-vre : A critical introduction (Routledge, 2006), et de Lne de Schubert (Actes Sud, 2008). Son dernier livre, Magical marxism, paratra plus tard dans lanne chez Pluto Press (Londres).

    novateur, un postmoderniste prototypique, inventeur du concept de vie quotidienne , gant de la pense de lespace, un thoricien de ltat, le meilleur ami de larchitecte uto-pique. En France, au contraire, il tait sim-plement un communiste dmod, un homme de parti et, aprs lcroulement du mur de Berlin, une indcrottable relique marxiste.

    Dans un effort pour comprendre le pourquoi de ce sursaut dtudes lefebvrien-nes et, en particulier pourquoi, maintenant, jai crit un essai dans Society and space, la revue anglo-amricaine bimestrielle, elle-mme modele sur le journal de Lefebvre lui-mme Espaces et socits (bien que Lefebvre eut dsapprouv sans doute le retour de son titre !)2.

    Je nai pas mis longtemps pour noter le mrite remarquable dun de ces textes, pr-sent par Hugues Lethierry, parce que, mon avis, ctait le seul livre qui parlait de cette voix joueuse, iconoclaste, qui tait celle de Lefebvre, une voix plus proche de Rabelais que de Descartes, plus prs de Vailland que de Marchais, plus inspire par Rimbaud et la Commune de Paris que par Lnine et la tem-pte du palais dhiver. Souvent ce marxisme lefebvrien tait tourn vers le groucho mar-xisme et le vieil Henri ne voulait appartenir aucun des clubs dont il avait t membre.

    Ce ntait pas ltude la plus exhaustive sur Lefebvre quelques chapitres de Penser avec Henri Lefebvre sont rapidement bauchs mais certainement le livre le plus arien sur Lefebvre cette date dans sa propre langue, et certainement le plus exubrant. Lethierry, me semble-t-il, a amen aux tudes lefeb-vriennes quelque chose qui avait t laiss de ct dans les tudes lefebvriennes franaises : un sens de lhumour, un sens de lironie (et de lauto-ironie), une langue pas dans la po-che adapte au sujet en question (peut-tre est-ce hautement surprenant pour un auteur qui est un esprit libre et indpendant et qui a dj appel un de ses livres Se former dans lhumour : mrir de rire ?). Lethierry sest d-barrass des lourdeurs de nous, les anglo-phones, associons la France acadmique, et 2 Voir Andy Merrifield, The Whole and the rest : Rmi Hess and les lefebvriens franais, Society and space, 2009, vol. 27, pp. 936-949.

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    il a os aller au-del dune lecture strictement textuelle de Lefebvre, nous donnant une pro-fonde interprtation politique, une avec des dents, une qui mord.

    Aussi, cela fait sens, compte tenu des intrts politiques de Lethierry et de sa sensi-bilit marxiste. Jaime penser que nous ap-partenons tous les deux au mme Parti imaginaire et que nous sommes tous les deux des apprentis militants et quil veut main-tenant passer de la pense lacte, de penser lagir, sachant trs bien, dun point de vue marxiste, que ces deux volonts sinterpntrent, sont ontologiquement re-lies : une pense critique exige une action politique, agir politiquement ncessite une pense critique, une manire de stratgie cri-tique. Aussi une thorie marxiste de la connaissance prouve la vrit pratique-ment, dans laction, travers la praxis collec-tive : laction, en bref, vrifie toute affirmation marxiste, les notions de vrit et derreur, les idaux sur le possible et limpossible.

    Dans sa dernire publication Agir avec Henri Lefebvre, les autres tudes rejoignent Lethierry dans laction, essayant ensemble de mettre en pratique les vrits lefebvriennes. Ils ont ensemble essay de dposer le mo-ment lefebvrien pour se battre aujourdhui, lorsque cest le plus ncessaire, lorsque cest le plus urgent. Plutt que de simples inter-prtes de Lefebvre, ici nous avons des tenta-tives de dpasser Lefebvre et se dpasser soi-mme et le monde, un monde qui a dsesp-rment besoin de changement. Comme Agir avec Henri Lefebvre laffirme : il sagit ici de dialoguer avec Henri Lefebvre, de prendre notre parole, impulse par la sienne, pour penser lagir non seulement comme action mais aussi comme dcision ; cest--dire ex-pression du mouvement intrieur de la liber-t dans le quoi faire .

    On nous offre maintenant un lexique de termes cls lefebvriens, un abcdaire enten-dant tre un manuel dusage pratique pour les acteurs, un guide pour laction immdiate, pour prendre des dcisions et des risques, dautres sections du livre discutent de para-graphes sur lautogestion, comme de changer la vie quotidienne, comme le droit la ville, la production de lespace, etc. mais il y a aus-si des interprtations neuves, les angoissantes

    rinterprtations dans la France de Sarkozy avec sa fragile hgmonie, de solutions que Lefebvre a seulement indiques : la question de la citoyennet, de lexclusion sociale et spatiale dans les banlieues, la ghettosation dans lespace urbain et scolaire , de la critique de la vie quotidienne lconomie et de la critique du concept de fin du tra-vail .

    Outre tout cela, les ides de Lefebvre sur la nouvelle citoyennet nous ren-voient un Lefebvre cologiste , un Le-febvre qui semble virer vers Andr Gorz, jusqu ce que, tout dun coup, il sarrte, puisque nous avons affaire un penseur qui combat toujours dans une lutte de classe, qui croit toujours aux capacits rvolutionnaires du proltariat, qui naccepte pas que ce capi-talisme soit devenu immatriel .

    Un autre thme est lcole et la pdago-gie, un aspect fascinant et sous-estim dun enseignant dvou qui a touch des jeunes, beaucoup dtudiants, dont Lethierry lui-mme, Dany Cohn-Bendit inclus, et le rcent dfunt Daniel Bensad, les radicalisant tous, laissant quelque chose en eux qui peut diffici-lement tre oubli3.

    Au-del, les ides de Lefebvre agissent sur la scolarisation elle-mme ou plutt sur la dscolarisation : apprendre rapprendre et dsapprendre les doctrines bourgeoises, d-professionaliser le processus ducatif ; ses credos sur la place de chacun, son curriculum qui brise la crativit et rprime la pense et lexpression libre.

    Comme Agir avec Henri Lefebvre le mon-tre clairement, les concepts de Lefebvre sont pratiquement vivants, prts tre exploits pratiquement, lcole, dans le voisinage, la vie quotidienne, prts clater (un des termes favori de Lefebvre) dans les rues. Par-dessus tout ils sont prts remplir la vie intellectuelle qui paralyse la France daujourdhui. Comme les banlieues

    3 On doit rappeler cependant que la relation de Lefebvre la France acadmique tait loin dtre solide. Longtemps il fut dedans et dehors, la recherche de postes et devint seulement titulaire luniversit de Strasbourg en 1963, lge de 63 ans. 65 il muta vers Paris X-Nanterre, participa au mouve-ment tudiant du 22 mars et finalement se retira en 1973. Cest une longue carrire ingale, interrompue, qui donne espoir des sceptiques comme moi !

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    suburbaines en lutte contre la coercition, et comme la racaille rsidente demande son droit la ville , lurbanisme de Lefebvre tranchant avec le morne consensus. Comme la longue marche no-librale travers le globe continue, les propos lefebvriens sur ltat et sur la production de lespace ne sem-blent jamais plus vrais. Comme le pouvoir devient plus centralis dans les mains de quelques dcentralisateurs, les ides de lautogestion conquirent le cur et limagination de ceux qui cherchent quelque chose dautre, une autre signification leur vie, une autre sorte de praxis, dautogestion de leur quartier, un autre systme dducation dans lequel ils se sentiraient agissant. Aucun systme de contrle ne peut tre total, Lefebvre argumente toujours, ne peut tre sans possibilits, contingence, sans brches, sans tincelles de lumire, plaisante-ries discrtes et poches dair frais.

    Il y a toujours des issues vers la culture et la socit, mme dans le capitalisme, mme dans le capitalisme de Sarkozy, les circons-tances enfermes dans le quotidien, des mo-ments de subversion en perspective. Hugues Lethierry note justement que Lefebvre ne voit pas de relle distinction entre anarchisme et marxisme, et se bat pour un marxisme rel-ch un altermarxisme qui pose lautogestion des citoyens et travailleurs, plu-tt quune stricte dictature du proltariat.

    Lefebvre dteste ltat et les institutions tablies, parlant souvent de ltat comme Nietzsche a parl, dans Ainsi parlait Zara-thoustra, de ltat le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement et ce mensonge sort de sa bouche : Moi, ltat, je suis le peuple . Lethierry a not quelque apparents dtails mineurs et peu connus de la vie personnelle de Lefebvre qui ont des consquences politiques de longue dure, comme son amiti avec le romancier et prix Goncourt Roger Vailland, un temps son ca-marade de parti, rengat du surralisme, r-sistant, et lme libertine. Vailland et Lefebvre maintinrent des liens troits et une grande complicit (comme le note Lefeb-vre dans Le Temps des mprises, p. 55) jusqu ce que le premier meurt en 1965. Ils parta-geaient des penchants communs pour les femmes et la politique radicale, lalcool et la bonne vie.

    Le got chevaleresque de Vailland et Lefebvre pour philosophie et politique fu-sionne avec leur got commun pour les femmes. Tel est le style lefebvrien, un style situ entre fluidit et remous, quand la pense devient telle un vagabondage, telle une ballade dans la ville ou dans la campa-gne un dimanche aprs-midi : plus rhapsodi-que et musicale que fixe et analytique. Penser avec Lefebvre, comme Lethierry la fait dans son dernier livre, est penser capri-cieusement, cest tre un semeur capricieux qui jette les semences dans le vent, sans ges-tuelle manuelle, sans se soucier du fait quelles germent ou pas. Une image politi-quement incorrecte pour sr, cependant plus juste que les thories crispes et jargonneuses constructions que nous rencontrons si sou-vent dans les tudes acadmiques, cela nous amne plus prs de Lefebvre, de sa personne vivante et de sa pense dhomme. Cela nous amne plus prs, en bref, du philosophe dont nous avons le plus besoin, de celui qui a, toute sa vie, agi (souvent quand la route tait trs dure) et qui peut encore aujourdhui nous montrer comment agir dans les dbris laisss par la crise, avec ses dpressions co-nomiques et notre apathie politique prvisi-ble4.

    Ensemble, nous les lefebvriens franco-phones ou autre chose (nous sommes tous lefebvriens ?) nous pouvons nous apprendre afin de faire quelque chose de significatif aujourdhui, quelque chose de ncessaire politiquement, de mme que le vieil homme fit avec les contradictions formelles de lhglianisme hier. Lefebvre ne se contentait pas de savoir seulement ce que Hegel pen-sait, ce que Marx pensait, ce que Nietzsche pensait, il voulait toujours tirer les cons-quences politiques de leurs ides dans son vieil ge, appliquant leurs propositions au prsent, aux vnements courants, la soci-t relle daujourdhui. Nous devons faire ce pari nous-mme, poursuivre La Somme et le reste, nous devons continuer examiner la somme de ce qua ralis Lefebvre en mme 4 Lancien ami et co-conspirateur de Lefebvre, Guy Debord, le nota dans ses Commentaires sur la socit du spectacle (Gallimard, Paris, 1988, p. 37) : Cest la premire fois, dans lEurope contemporaine, quaucun parti ou fragment de parti nessaie plus de seulement prtendre quil tenterait de chan-ger quelque chose dimportant.

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    temps comme pionnier du chemin pour le reste , pour linaccompli, pour laspect encore indit de cet hritage. Agir avec Henri Lefebvre nous fait franchir un pas important le long de cette route politique. Pour cela un livre au sous-titre officieux : loge de la politi-que.

    Comme Lefebvre pour Vailland, Le-thierry et ses compagnons dAgir avec Henri Lefebvre plaident pour quelque chose de terri-blement moderne :

    Jen ai par-dessus la tte quon me parle de planification, dtudes de march, de prospective, de cyberntique, doprations oprationnelles : cest laffaire des techni-ciens. Comme citoyen, je veux quon parle politique, je veux retrouver, je veux provo-quer loccasion de mener des actions politi-ques (des vraies), je veux que nous redevenions tous des politiques. Quest-ce que vous faites, les philosophes, les crivains, moi-mme, les intellectuels comme on dit ? Les praticiens ne manquent pas, ce monde en est plein. Mais les penseurs politiques ? En attendant que revienne le temps de laction, des actions politiques, une bonne, belle, grande utopie (comme nous pensions en 1945 que lhomme nouveau serait cr dans les dix annes qui allaient suivre) ce ne serait peut-tre dj pas si mal 5.

    CONGRES MARX INTERNATIONAL VI

    Crises, Rvoltes, Utopies

    Universit de Paris-1 Sorbonne et Paris-Ouest Nanterre

    22-25 Septembre 2010

    5 loge de la politique de Roger Vailland (Le temps des cerises, 1999, p. 27-28). Lappel passionn de Vailland pour lengagement politique pour le combat politique pour dpasser linaction et la dsillusion personnelle a dabord t publi en 1964 dans Le Nouvel observateur. Faisant une relecture fascinante aujourdhui, dans notre propre fin de la politique, lessai parle beaucoup de ce que Lethierry et al. essaient de faire avec lutilisation dHenri Lefebvre : Se conduire en politique, cest agir au lieu dtre agi, cest faire lhistoire, faire la politique au lieu dtre fait, dtre refait par elle. Cest mener un combat, une srie de combats, faire une guerre (p18).

    Michael Lwy Directeur de Recherche

    Emrite du CNRS

    propos du Agir avec Henri Lefebvre

    rce Hugues Lethierry, dont louvrage Penser avec Henri Lefebvre

    tait une perle rare dhumour philosophique subversif, ce recueil dtudes lefebvriennes, avec la complicit de A. Ajzenberg - le res-ponsable de la revue La Somme et le Reste - L. Bazinek, G. Busquet, L. Costes, S. Sangla, A. Querrien, A. Cazetien et J.Y. Martin, apporte une nouvelle preuve de lactualit dun pen-seur radicalement anticapitaliste qui nous aide comprendre et agir au 21me sicle. La diversit des thmes tmoigne de la plura-lit de pistes ouvertes par lauteur de La criti-que de la vie quotidienne : la ville, lurbanisme, lducation, lconomie, la lutte de classes

    La savoureuse entre, ou la pice de r-sistance pour parler le langage gastrosophi-que cher Charles Fourier de ce banquet philosophique est le dlicieux Abcdaire, au-quel ont collabor plusieurs des auteurs de ce livre. Cest une belle et utile introduction une uvre dont la richesse est vritablement encyclopdique. Certes, ce glossaire - qui serre de prs ses gloses, comme dirait Michel Leiris - na aucune vocation tre exhaustif ; dailleurs, lexhaustivit, nest-elle pas une mission impossible en ce qui concerne Henri Lefebvre ?

    Une des entres - intressante, mais trop courte mon gr - est ddie au romantisme (rvolutionnaire) . Je vou-drais profiter de cette prface pour nourrir un peu cette rubrique, qui me semble capitale.

    mon avis une des principales sources de l'originalit - de la singularit mme - de la pense dHenri Lefebvre dans le panorama historique du marxisme franais, marqu ds son origine par la prsence insidieuse et per-manente du positivisme, c'est prcisment son rapport au romantisme rvolutionnaire. Tout au long de son itinraire intellectuel, sa rflexion va s'enrichir par une confrontation avec la tradition romantique, depuis ses tra-vaux sur Schelling dans les annes vingt, sur

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    Nietzsche partir des annes trente, sur Musset et Stendhal dans l'aprs-guerre.

    Bien entendu, il ne sagit pas ici seule-ment du romantisme comme cole littraire du 19me sicle, mais de la vision du monde romantique, quon pourrait dfinir - en par-tant de certaines suggestions de Georges Lukacs comme une critique culturelle de la civilisation moderne, industrielle capitaliste, au nom de valeurs pr-modernes. Cette criti-que, ou protestation, peut prendre des formes conservatrices, ou mme ractionnaires, mais aussi des formes utopiques et rvolutionnai-res, auxquelles appartiennent les surralistes, Guy Dbord etHenri Lefebvre.

    Il est intressant de confronter, ce su-jet, sa pense avec celle de Georges Lukacs, dont il se sentait souvent assez proche. Tan-dis que dans ses crits de jeunesse Lukacs avait largement puis dans la culture roman-tique - aussi bien la littrature que la philoso-phie et la sociologie allemandes - dans ses travaux postrieurs, et en particulier dans son livre La Destruction de l Raison (1953) il dve-loppe une position profondment unilat-rale : le romantisme ne serait qu'une idologie ractionnaire, sans aucun rapport avec le marxisme et destine, par son irratio-nalisme, favoriser l'essor des doctrines fas-cistes.

    Or, malgr son admiration pour le phi-losophe marxiste hongrois, Lefebvre refuse de le suivre sur ce terrain ; dans une conf-rence sur Lukacs en 1955, il avance une inter-prtation alternative : Le romantisme exprime le dsaccord, la distorsion, la contradiction intrieure l'individu, la contradiction entre l'individuel et le social. Il implique le dsaccord entre les ides et la pratique, la conscience et la vie, les supers-tructures et la base. Il enveloppe, au moins virtuellement, la rvolte. Pour nous Franais, le romantisme garde une allure anti-bourgeoise... Vrit historique ou erreur, le caractre anti-bourgeois et subversif du ro-mantisme fait cran entre le classicisme et nous. Pour mon compte, je n'ai pas envers le romantisme la mfiance radicale que montre

    Lukacs. Je ne pourrai pas le sacrifier globa-lement. 6

    L'adhsion au potentiel subversif du romantisme joue un rle trs important dans l'volution intellectuelle et philosophique de Lefebvre. Sa lecture de Marx lui-mme sera illumine par cette perspective : pour lui, les crits de jeunesse sont la manifestation d'un romantisme rvolutionnaire radical, auquel les uvres de maturit donneront un fon-dement pratique et non spculatif. 7 D'o son refus de l'interprtation structuraliste du marxisme, qui prtend retrancher de l'oeuvre marxienne sa dimension humaniste et ro-mantique, et dissocier les crits de jeunesse de ceux de la maturit par une prtendue coupure pistmologique . La critique de la vie quotidienne, sans doute un des apports les plus importants de Lefeb-vre au renouvellement de la pense marxiste, trouve l aussi sa source premire. Exami-nant les crits du jeune Lukacs et les compa-rant avec ceux de Heidegger dans les annes 20, il observe : Il faut rappeler que ces th-mes - apprciation de la ralit quotidienne comme triviale, abandonne au souci, d-pourvue de sens, ce qui oriente la philoso-phie vers la vraie vie, ou la vie vraie et l'authenticit - provient du romantisme. Et plus prcisment du romantisme allemand : Hlderlin, Novalis, Hoffmann, etc. 8 En mme temps Henri Lefebvre tient se distan-cer de la problmatique du romantisme tradi-tionnel (allemand ou franais) et en particulier de ses courants restaurateurs, avec leur refus total de la modernit et leurs illu-sions passistes. Son objectif, c'est de dpas-ser les limitations de ce romantisme ancien et lancer les fondements d'un nouveau roman-tisme, un romantisme rvolutionnaire tourn vers l'avenir.

    Cette aspiration est formule de faon explicite et systmatique dans un texte pro-grammatique qu'il publie en 1957 dans la Nouvelle Revue Franaise, prcisment au mo-ment o il menait au sein du Parti Commu-niste franais le combat anti-stalinien qui 6 H. Lefebvre, Lukacs 1955, Paris, Aubier, pp. 72-73. Cf. aussi H. Lefebvre, La Somme et le Reste, Paris, La Nef, 1958, tome II, p. 422 7 La Somme et le Reste, II, p.596. 8 H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, LArche, 1981, tome II, pp. 23-24.

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    allait rsulter bientt dans son exclusion ( suspension ).

    Ce texte fort intressant est l'esquisse d'une nouvelle interprtation du marxisme et contient le noyau de la vision du monde qui se manifeste dans l'ensemble de son uvre philosophique. Intitul Le Romantisme rvolu-tionnaire, il prcise ce qui distingue l'ancien romantisme (de Novalis et ETA Hoffmann Baudelaire) du nouveau dont il se rclame : l'ironie romantique traditionnelle juge l'ac-tuel au nom du pass - historique ou psycho-logique idalis ; elle vit dans l'obsession et la fascination de la Grandeur, de la puret du pass . Ceci n'est pas le cas du romantisme nouveau, vocation rvolutionnaire, qui re-fuse cette nostalgie du pass. Il existe cepen-dant une continuit essentielle entre les deux formes : Tout romantisme se fonde sur le dsaccord, sur le ddoublement et le dchi-rement. En ce sens le romantisme rvolution-naire perptue et mme approfondit les ddoublements romantiques anciens, mais ces ddoublements prennent un sens nou-veau. La distance (la mise bonne distance) par rapport l'actuel, au prsent, au rel, l'existant, se prend sous le signe du possible et non au titre du pass, ou de la fuite. 9

    Il me semble, toutefois, que la rfrence au pass pr-capitaliste ou pr-industriel est un aspect intrinsque toute forme de ro-mantisme, non seulement le conservateur ou restaurationiste, mais aussi le rvolutionnaire - mme si sa fonction est trs diffrente dans les deux cas.

    Dans l'oeuvre de Lefebvre lui-mme la nostalgie du pass n'est pas absente. Par exemple, dans le remarquable chapitre de la premire version de la Critique de la vie quoti-dienne (1947) intitul Notes crites un di-manche dans la campagne franaise , il regrette une certaine plnitude humaine de l'ancienne communaut rurale, disparue depuis longtemps. Tout en critiquant les par-tisans attards du bon vieux temps , il ne peut s'empcher de souligner que contre les thoriciens nafs du progrs continu et com-plet, il faut notamment montrer la dchance de la vie quotidienne depuis la communaut antique et l'alination croissante de

    9 H. Lefebvre, Au-del du structuralisme, Paris, Anthro-pos,1971, pp.37, 46.

    l'homme . Dans sa thse de doctorat sur la valle pyrnenne de Campan - dont la ver-sion originale (1941) tait intitule Une rpublique pastorale - il dcrit la dissolu-tion, sous l'impact du capitalisme, de la communaut rurale, par la dgradation pro-gressive de ses quilibres dlicats entre les populations, les ressources, les surfaces .10

    Bien entendu, dans le romantisme nou-veau, tourn vers l'avenir et le possible, le rle de ce dtour par le pass n'est pas le mme que dans les formes traditionnelles de la culture romantique. Mais il ne constitue pas moins une composante essentielle de toute critique romantique de la modernit industrielle-capitaliste.

    H. Lefebvre reviendra sur ces questions dans le dernier chapitre de l'Introduction la modernit (1962) intitul Le nouveau roman-tisme . Mais d'une faon ou de l'autre, le romantisme rvolutionnaire est au cur de toute sa dmarche de philosophe et de criti-que sociale. Elle va inspirer sa rupture avec le stalinisme, ainsi que ses polmiques philoso-phiques avec le structuralisme et le positi-visme, et son combat politique contre le technocratisme et l'tatisme. Et ce n'est pas un hasard si c'est prcisment lui qui exercera une influence intellectuelle non ngligeable sur la rvolte de la jeunesse de Mai 68, r-volte dont la dimension romantique rvolu-tionnaire est indniable.

    En 1967, la veille des vnements , Henri Lefebvre publie un livre intitul Contre les technocrates, qui a probablement eu un impact assez direct sur quelques-uns des animateurs du mouvement tudiant. En se rclamant autant de Fourier que de Marx, il rejette la mythologie technocratique - dans sa forme ractionnaire ou de gauche (par exemple la planification autoritaire soviti-que) - et examine d'un point de vue dialecti-que les contradictions de la technique :

    10 H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, Grasset, 1947, pp. 178, 211 et La valle de Campan. Etude de Sociologie rurale, Paris, PUF, 1963, pp. 19-20. Voir aussi la thse originale, Une rpublique pastorale : lu valle de Campan. Organi-sation, vie et histoire d'une communaut pyrnenne. Tex-tes et documents accompagns d'une tude de sociologie historique. Paris, s.d.,

    Thse complmentaire de doctorat d'Etat prsente devant la Facult de lettres de l'Universit de Paris.

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    a) elle tend fermer la socit, bou-cher l'horizon (notamment avec la cybernti-que, qui parachve le "cosmos" de la quantit et de la quantification du cosmos !). La tech-nicit devient obsdante et par consquent dterminante. Elle envahit la pense et l'ac-tion, donc leur fixe leur ligne ;

    b) elle menace de destruction ce monde bouch, ce cosmos cltur, o le seul possible se rduit au fonctionnement automa-tique et la structuration d'quilibre parfait ; elle ravage le monde et peut aller jusqu'au bout de ces ravages par l'anantissement nu-claire ;

    c) elle ouvre le possible, condition qu'elle soit investie dans le quotidien.11

    On retrouve dans des textes du mou-vement tudiant de l'anne 68 des formula-tions presque identiques. Par exemple, dans cette rsolution adopte lors de la cration du Mouvement 22 Mars: Ces phnomnes ... correspondent une offensive du capitalisme en mal de modernisation et de rationalisa-tion, automation et cyberntisation de notre socit .12 Il n'y pas de doute qu' Nanterre - et ailleurs - Henri Lefebvre a t un des inspi-rateurs de la contestation romantique de la socit par la jeunesse rebelle.

    Dans son essai sur les vnements de Mai, Lefebvre revient sur ses questions. Il s'attaque avec vigueur contre ceux qu'il ap-pelle les modernistes , dont la seule ambi-tion est de rpondre au dfi de l'Amrique (une rfrence assez transparente J.-J. Ser-van-Schreiber et ses disciples) et de mettre la France l'ordre des ordinateurs, en termi-ner avec les retards : ce sont les rcuprateurs par excellence du mouve-ment , des gens qui ont peu d'imagination et beaucoup d'idologie . Il leur oppose ceux qu'il dsigne comme les possibilistes , c'est--dire ceux qui vont jusqu' proclamer le primat de l'imagination sur la raison , qui explorent le possible et veulent raliser toutes ses potentialits. Parmi eux, les tudiants en rvolte contre la mercantilisation de la culture et du savoir, et la jeunesse ouvrire 11 H. Lefebvre, Vers le cybernanthrope (rdition de Contre les technocrates), Paris, Denoel-Gonthier. 1967-71, pp. 22-23. 12 Cit par J. Baynac, Le petit "grand soir" de Nanterre , Le Monde, 27-2S mars 1968, p. 2.

    qui va vers un romantisme rvolutionnaire, sans thorie, mais agissant .13

    Aprs Mai 68, au cours des annes 70 et 80, Henri Lefebvre est un des rares marxistes qui n'accepte pas de se renier, qui refuse de se rallier au consensus mou autour de la modernisation , et qui essaye de renouve-ler la pense socialiste par une critique radi-cale du mode de production tatique - que ce soit dans le capitalisme ou dans le prtendu socialisme rel . On trouve dans ces crits une opposition d'inspiration typi-quement romantique, entre lart subversif et le conformisme scientificiste de l'Etat :

    La scientificit, mixte de connaissance et d'idologie, de reprsentation et de savoir, postule l'existence et le primat dans le rel de ce qu'elle rclame : le rptitif. [...] Par effet contraire, l'art visant l'intensification du vcu mise sur la surprise et le dsquilibre cra-teur, sur les conflits fconds. Sans toujours y parvenir. Si l'thique se rallie la rpartition norme des actes et gestes, l'esthtique prononce son incompatibilit avec des nor-mes thico-politiques. [...] Il se trouve que les Etats... visent le rptitif, le prvisible, les mcanismes d'autorgulation. [...] l'chelle mondiale, la bureaucratie tatique stipule des actes, gestes et lieux rptitifs, marqus par la technicit et la scientificit : aroports, auto-routes, bureaux, htels, questionnaires, for-malits et formalismes, etc., tous d'une incontestable utilit et d'une fonctionnalit souveraine.

    Dans son livre-essai sur la situation ac-tuelle de la pense critique, Perry Anderson, aprs avoir constat avec regret le dclin ou dilution des ides rvolutionnaires en Eu-rope, ajoutait ce magnifique et mouvant hommage, dans la conclusion de son premier chapitre :

    Aucun changement intellectuel n'est universel. Au moins une exception, d'un honneur insigne, reste debout face au dpla-cement gnral des positions des dernires annes. Le plus g survivant de la tradition du marxisme occidental, Henri Lefebvre, ni ne s'incline ni rebrousse chemin dans sa hui-time dcade, continuant imperturbablement produire une uvre originale sur des sujets

    13 H. Lefebvre, L'irruption de Nanterre au sommet, L'Homme et la Socit, n 8, juin 196S, pp. 65, 79.

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    typiquement ignors par la plupart de la gauche . 14

    Le regain dintrt pour les ides dHenri Lefebvre en ce dbut du 21me sicle serait-il le signe dun tournant intellectuel plus large ? ------------------------------------------------------------

    CONGRES MARX INTERNATIONAL VI 22-25 Septembre 2010

    A linitiative de la revue Actuel Marx

    La double crise, conomique et cologique, qui secoue aujourdhui le monde, est-elle seu-lement un nouveau maillon dans la longue chane des craquements qui jalonnent lhistoire du capitalisme moderne ? Ouvre-t-elle une nouvelle re ? Les rvoltes sont-elles au rendez-vous que le marxisme avait fix la rvolution ? Comment lutopie, prise en posi-tif, dans sa crativit subversive, sociale, poli-tique et culturelle, peut-elle devenir ralit ?

    Organisation de la rencontre

    Elle est construite sur la base de Sections Scientifiques : Philosophie, Economie, Droit, Histoire, Sociologie, Culture, Langages, Scien-ces Politiques, Anthropologie. Et de Sections thmatiques : Etudes Fminis-tes, Ecologie, Socialismes, Marxismes. Des plnums interdisciplinaires traiteront de thmes transversaux. Les revues thoriques co-organisatrices y dvelopperont leurs propres projets. Un millier de chercheurs sont attendus, rpar-tis en une centaine dateliers. Prsidence du Congrs : Jacques Bidet, G-

    rard Dumnil et Stphane Haber Contact : [email protected]

    Information: http://netx.u-paris10.fr/actuelmarx/

    ________________________________________

    14 Perry Anderson, In the Tracks of Historical Materialism, Londres, Verso, 1983, p.30.

    ARMAND AJZENBERG

    1 - Vers un mode de production cologiste (introduction)

    cologisme est la mode. En 2010, en France, on a lcologie politique

    des Verts et/ou dEurope-cologie, lcologie sociale du Parti socialiste et lcologie popu-laire de lUMP. Lcologisme sest install au cur de la vie politique. Les uns et les autres, bien que concurrents, ont en commun de se plier, fondamentalement, aux lois de lconomie de march. Bref, den arriver cette conclusion : avec le capitalisme on est parvenu la fin de lhistoire. Cette concur-rence nest pas propos dun nouveau mode de production, concept essentiel quant la rflexion sur un nouveau projet de socit, mais uniquement propos dune gestion de ce capitalisme rellement existant. Ce qui ne nous est pas indiffrent, comme moindre mal. Lenjeu est bien l : lcologisme com-mun aux uns et aux autres, non inscrit dans un projet global alternatif au capitalisme, ou le dpassant, ne peut conduire qu sa pro-longation comme mode de production, voire sa perptuation.

    En France, lcologisme devient ainsi une religion (une croyance irrationnelle), puisque elle ne se rfre plus aucune dfini-tion, un Dieu quil faut imposer aux masses. Pour ses prtres ou idologues les outils fa-voris sont, comme dans toutes religions, le maniement des peurs (un retour au millna-risme) et des culpabilisations. Les matres mots sont rchauffement de la plante (ce que personne ne nie, pas mme Claude Allgre) et surpopulation, ce qui est un retour aux thories malthusiennes. la faveur de ces peurs et de ces culpabilisations on instrumen-talise les citoyens qui nen peuvent mais. Ce qui permettra peut-tre au capitalisme de jouer les prolongations, puisque la question nest plus quel nouveau mode de produc-tion ? mais comment jouer aux pompiers sagissant de la plante et aux faiseuses danges sagissant des femmes et des hom-mes en ge de procrer ?

    Lcologisme a non seulement ses pr-

    tres ou idologues mais encore ses cagots ou intgristes : les tenants de la dcroissance.

    L

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    Dcroissance qui est, ici, moins une opposi-tion la socit bureaucratique de consommation (lexpression est dHenri Lefebvre) et plus un oui au rationnement des citoyens, qui ne sont plus perus comme tels mais uniquement comme des consommateurs. Dcroissance o les pauvres deviendront encore plus pauvres et o les riches, mme si leurs moyens de consommation taient diviss par deux, res-teraient toujours des riches.

    Ce nest pas que lcologie ne soit pas une des questions majeures de notre poque. Bien au contraire. Mais les rponses ne pas-sent pas par linstauration de tickets de ra-tionnement et une gestion des naissances identique ce quelle est (ou a t) au-jourdhui en Chine. La rponse ne passe pas par une gestion librale et de lcologie et du capitalisme ne se distinguant que par des nuances entre les Verts, le Parti socialiste et lUMP. Bref, une gestion verte du mode de production capitaliste existant o lternel Dany pourrait tre le chef dorchestre, pigeant ainsi la majorit des militants colo-gistes sincrement de gauche. Hold-up sur ces militants et sympathisants russi la fa-veur dun certain nombre de mdias : Le Monde et Libration sagissant des quotidiens, France Culture sagissant des radios et Arte pour les tlvisions, mdias destins dabord aux intellectuels (aux lites comme ils disent).

    On peut penser que lcologisme port en force par ces mdias, et dautres, relve dune opration ayant comme objectif essen-tiel de faire silence, dtouffer toutes vellits ayant trait un mode de production alterna-tif celui existant : le capitalisme. Dans un ouvrage rcent Les intellectuels contre la gau-che Lidologie antitotalitaire en France (1968-1981) , aux ditions Agone, un historien amricain (Michael Scott Chrstofferson) pro-pose son analyse (il sagit dune thse ralise avec Robert Paxton) de loffensive ralise au cours des annes 1970 contre le totalitarisme de gauche . Ces intellectuels antitotalitaires (Franois Furet, Andr Glucksmann, Jacues Julliard, Bernard-Henri Lvy) dnonaient une filiation entre les conceptions marxistes et rvolutionnaires et le totalitarisme. Ils ont russi, la faveur de mdias dalors comme Esprit ou le Nouvel Observateur marginaliser la pense marxiste, ouvrant ainsi la voie aux solutions politiques

    modrs, librales qui allaient dominer les dcennies suivantes. Cette lutte antitotalitaire , comme prtexte, et son instrumentalisation, avait comme objectif rel de marginaliser le PCF et de peser sur les orientations de lUnion de la gauche. Au-jourdhui, avec lcologisme on est peu prs, avec des protagonistes diffrents, dans une opration similaire. Il sagit encore de faire silence, de marginaliser, toute pense se rfrant Marx et ayant comme ambition de penser, de rver un nouveau mode de pro-duction, un nouveau projet de socit.

    On peut ici lgitimement sinterroger propos du titre de ce texte : Vers un mode de production cologiste. Il ne sagit pas dune concession la mode du moment. Cest en fait la reprise du titre dun ouvrage de votre serviteur publi en janvier 1997 (No dISBN : 2-907993-47-x). Diffus alors sous forme de disquettes, ce qui alors tait peut-tre inno-vant, mais ne lest plus aujourdhui : aucun ordinateur ne disposant maintenant dun lecteur de disquettes. On laura compris : il sagit de traiter de lcologie dune autre ma-nire que seulement environnementale. Ma-nire environnementale se fondant, dans le meilleur des cas, sur cette dfinition de lcologie scientifique : ltude des interac-tions liant les tres vivants avec leurs milieux et entre eux .

    Lcologie scientifique, comme tude des interactions liant les tres vivants avec leurs milieux et entre eux , ne peut tre utili-se que difficilement comme rationalit lgi-timante dun mode de production car elle nest pas un principe daction. Cette dfini-tion de lcologie nest quune entre toutes celles qua donn Haeckel, je trouve que cest la moins oprationnelle [] Par contre il a une dfinition qui me plat beaucoup : lcologie cest ltude de lconomie de la nature, reprenant lexpression conomie de la nature chre Linn (V. Labeyrie). Cette dfinition qui, au-del des constats, indique une voie justifie lexpression mode de pro-duction cologiste .

    Si lcologie cest ltude de lconomie de la nature , on peut dire quun mode de production cologiste cest lconomie de lconomie de la nature o les mots conomies , dans leur sens ges-tionnaire des choses et mnageur des res-

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    sources, comme volont des hommes, ou r-gles quils se sont donnes, remplacent les lois du march (qui nont galement rien de naturel et qui sont, aussi, rgles que se donnent les humains ou, soyons optimistes, quils staient donnes ou qui leur ont t imposes).

    Les rponses aux questions suivantes : comment sordonnent alors le travail et les loisirs, la vie prive et familiale, la citoyenne-t et la dmocratie, ltat et la socit civile, la ville et lurbanisme, les arts et la culture, le et la politique, etc. ? Bref, comment conqurir, ou librer, de nouveaux espaces et temps sociaux, de nouveaux espaces et temps privs peuvent alors trouver une autre rponse que celle dcoulant de lindpassabilit des lois du march .

    Mais ce qui est, plus prcisment, ici en dbat, est la reprise dune accumulation lar-gie de capital par lconomie de lconomie de la nature . Cest la condition mme dune telle reprise, indispensable mais non suffi-sante. Cela passe, on le verra, par une prise en compte de la productivit relle du tra-vail (par linclusion des chmeurs dans son calcul), par une diminution importante du temps de travail (conduisant une transfor-mation radicale de lorganisation du travail), ces deux paramtres autorisant, ou condui-sant, un rallongement des temps damortissement des quipements.

    Henri Lefebvre constatait que Tout processus cumulatif peut se reprsenter schmatiquement par une courbe exponen-tielle (ax ou ex croissance la plus rapide : il sagit ici dune fonction du temps, at ou et). Cette croissance exponentielle peut ntre quune tendance, ou plutt nest quune ten-dance. Lorsque le processus entrane nces-sairement des facteurs qui le freinent (saturation plus ou moins profonde et dura-ble), la courbe exponentielle prend une forme beaucoup plus complique, dite courbe lo-gistique. On sait dailleurs que les vne-ments et conjonctures historiques peuvent interrompre ou briser un processus cumula-tif 15.

    De cette remarque on peut tirer une schmatisation de lhistoire et aussi une p-

    15 H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, T3.

    riodisation gnrale de lhistoire qui se pr-senterait, pour Henri Lefebvre, de cette ma-nire : une premire priode, dite des socits non-cumulatives , o prdominaient la pro-duction agricole, un artisanat localis, le troc. Avec une consommation presque entire des excdents de production par rapport aux besoins immdiats ; avec la transformation par les groupes dirigeants de la richesse vive (celle susceptible dtre rinvestie) en riches-ses mortes ; avec aussi une prdominance de la forme cyclique des processus sociaux et du temps sur les formes linaires, de la coutume sur la loi, de la communaut sur lindividu. une seconde priode, dite des socits cumulatives , o nat et se dveloppe le pro-cessus cumulatif ; o prdomine la produc-tion industrielle sur lagriculture, la loi sur la coutume ; avec une socialisation de la socit et une extension au mondial ; avec la substi-tution du temps linaire au temps cyclique. - une troisime priode commencerait avec la transformation (voulue comme but cons-cient dune politique programme comme telle) de la vie quotidienne aprs une longue et difficile transition. Faut-il ajouter que la modernit reprsente justement cette tran-sition et que nous y sommes ? . - Nous y sommes. Et il sagit de passer ce possible quest cette troisime priode. Nous nous en tiendrons ici, essentiellement, ce qui concerne le devenir de laccumulation largie de capital, comme lment dcisif du passage un mode de production cologiste. Rptons quil sagit non de saccommoder de la fin de laccumulation largie de capital mais, au contraire, den rechercher les condi-tions de reprise.

    Ajoutons que, comme les autres modes de production, celui que je dsigne comme cologiste ne pourra saccommoder de bons sentiments (laltruisme existe, ne demande qu tre cultiv, et est lment objectif, fon-damental, dans lanalyse du possible. Mais il ne peut en aucun cas tre confondu avec les bons sentiments ). Seule motivation qui compte : les intrts des socits venir. Terminons enfin en indiquant que cette troi-sime priode un mode de production co-logiste est essentiellement affaire de citoyens et de citoyennes (comme accou-

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    cheurs et accoucheuses de ce mode de pro-duction), bref de nouvelle citoyennet.

    Le rythme propre du capital cest de produire (de tout : des choses, des hommes, des peuples, etc .) et de dtruire (par les guer-res, par le progrs, par les inventions et inter-ventions brutales, par la spculation, etc.) [] Il y eut [] de grands rythmes du temps his-torique : apologie du corps et ensuite nga-tion du corps exaltation de lamour et du plaisir puis dprciation et apologie de la frivolit got de la violence et puis refus, etc. Le capital a remplac ces alternances par des dualits conflictuelles du produire et du dtruire, avec priorit croissante de la capaci-t destructive qui arrive son comble, est hausse lchelle mondiale. Qui joue donc un rle dterminant dans la conception du monde et du mondial, par le ct ngatif . Cette citation tire des lments de rythma-nalyse (H. Lefebvre) illustre parfaitement ltat actuel du mode de production capita-liste.

    La socit capitaliste, travers crises et convulsions, a boulevers les techniques de production et, jusqu il y a peu, connu la croissance. Les forces sociales lorigine de ces bouleversements et de cette croissance trouvaient ainsi matire une lgitimation et de la possession et de lexercice du pouvoir.

    Cependant, sil est vrai quun mode de production disparat, aprs quil ait mis au jour ce quil recelait (connaissances, techni-ques, forces productives), quand il se trouve incapable ou impuissant en assurer, un moment donn, la continuation (en bon pre de famille diraient les notaires), et quainsi les limites lui sont assignes plus par lui-mme que par le dehors, alors il semble bien que le mode de production capitaliste en soit arriv l.

    Depuis vingt cinquante ans, dans la plupart des pays industrialiss, cest la fin de laccumulation largie de capital et la satura-tion des taux de productivit. Le systme a pu dabord se prolonger la faveur des guer-res mondiales, qui confirmait le cycle crise non crise : production - destruction - recons-truction, et ensuite par la peur du monde sovitique qui, comme pouvantail, permet-tait aux industries de guerre, louest, dtre les moteurs du progrs (et lest les moteurs de la ruine). Ainsi a t possible,

    un certain temps, une certaine reproduction largie du capital assurant le maintien du systme.

    Aujourdhui le capitalisme est donc confront cette question, quil est bien forc de se poser : comment continuer vivre ou survivre ? Une nouvelle guerre mondiale, par les risques de fin quelle entranerait pour les initiateurs mme, ne semble gure envisa-geable. Reste la ralit des guerres rgionales, et comme hypothse leur amplification. Reste aussi des dsastres cologiques possibles, prvisibles, et que lon peut encore prvenir. Destructions quil faudrait, autre hypothse, laisser saccomplir comme moyens dune reprise ultrieure de la cration largie de capital ? Hypothses catastrophiques gure envisageables pour des cerveaux normale-ment constitus. Mais des dirigeants fous ont dj exist.

    Autre hypothse encore, relative une reprise de laccumulation largie de capital (ce qui sera examin en fin de chapitre) : une mondialisation et/ou globalisation de lconomie encore plus pousse qui condui-rait une fin des concurrences ou une rgu-lation de celles-ci (par nimporte quels moyens). Un tel scnario est envisageable, bien que conduit ses limites il dtruise tous les credo du capitalisme. Serait-ce encore du capitalisme, ou une forme nouvelle de domi-nation absolue (totalitaire) de la plante par un petit groupe dirigeant ? De tels rves ont exist (Alexis Carrel plaidant pour un gou-vernement mondial aristocratique, biologique et hrditaire) et existent probablement en-core.

    Dernire hypothse, ou possible : un mode de production cologiste. cologiste parce que fond non sur les gaspillages et les pillages mais sur lconomie : de nature, dnergie, dexploitation des hommes, etc Bref, il sagirait de passer une conomie de lconomie (une gestion de la raret, un vi-tement des gaspillages, comme fondements dun nouveau mode de production) la-quelle lconomie de march nest pas adap-te. Par sa raison dtre mme qui est de tirer un profit maximum, immdiat, et de la na-ture et des hommes.

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    Henri Lefebvre et la ville Prsentation

    par Hugues Lethierry (IUFM Lyon 1)

    epuis 2008 plus de la moiti de la population mondiale vit en ville.

    On est pass, depuis 1950, de quatre-vingt-six agglomrations de plus dun million dhabitants quatre cent trente en 2005, et de nombreuses mgapoles de plus de dix millions dhabitants depuis 1975 (un an aprs le dernier livre sur la ville de Lefebvre). En Chine des centaines de millions dhabitants quittent aujourdhui la campagne.

    Le fleuve en sa source

    Autant dire et que le monde a chang depuis les travaux de Lefebvre et que celui-ci avait anticip sur son volution en parlant de lurbanisation de la socit et implicitement des comptences des citadins.

    La lecture des penseurs marxistes lamne reconstruire chez eux une probl-matique urbaine qui ne figurait pas en tant que telle. Ceux-ci ne sont pas cits pour en dduire les ralits actuelles mais de faon vivante et productive. Cest dans cet esprit quil publiera un ouvrage sur 68, lirruption de Nanterre au sommet16 o il fera la part belle, de mme que dans La Proclamation de la com-mune17 lappropriation collective de lespace social lors dun mouvement social dampleur, en tudiant par exemple le trajet des manifes-tations, le comportement lgard des mo-numents, etc.

    Mais reprenons le fleuve en sa source. Pendant la Rsistance Lefebvre avait

    tudi la sociologie rurale. En 1948 Gurvitch invite Lefebvre au

    centre dtudes sociologiques. Il travaillera au CNRS puis sera lu, grce Gusdorf, luniversit de Strasbourg. Cest dans ce contexte que lInstitut de sociologie urbaine cr en 1963 par quelques chercheurs dont Monique Cornaert, Nicole Haumont, Henri Raymond et prsid par Lefebvre, recevait les contrats dtudes. Exemple : ltude finance par lIAURP sur Choisy-le-Roi ; ltude sur

    16 Anthropos, 1968. 17 Gallimard, 1965.

    les pavillonnaires, initie par H. Raymond et finance par le CRU qui lanait parallle-ment, en 1964, ltude dmographique sur les grands ensembles 18.

    Lenqute mene par lINED sur les grands ensembles fut une des occasions de se rendre sur le terrain Strasbourg (dans les grands ensembles de Neuhof et de La Mei-nau, pendant le printemps 1965) et Nancy (Le Haut-du-Livre)19.

    En 1964, un groupe de la DAFU et du ministre aboutit avec J.-P. Trystram (Lille) au colloque de Royaumont (mai 1968) et au livre qui en rsulta : Sociologie et urbanisme20.

    Deux mois avant les vnements pa-raissait Le Droit la ville. cole des beaux arts et institut durbanisme furent en bullition en 1968. Ctait le refus de lHLMisation, de lennui en bton. Lefebvre ne parle certes pas comme Morin ou Castoriadis de la commune tudiante mais il est lorigine des GAM (groupes daction municipale). En tmoigne lpoque sa collaboration avec le PSU (parti socialiste unifi)21. Et sa critique de la centralit urbaine avec son caractre monumental. En effet Le monument est essentiellement rpressif. Il est le sige dune institution (lglise, ltat, lUniversit). Sil organise autour de lui un espace, cest pour le coloniser et lopprimer. Les grands monu-ments ont t levs la gloire des conqu-rants, des puissants. Plus rarement la gloire des morts et de la beaut morte (le Tadj Ma-hal). Ce furent des palais et des tombeaux 22.

    Comme nous lavons dit, linfluence des (et la diffrence davec les) situationnistes, doit tre note sur ce point. Quon pense un texte comme celui-ci par exemple : Cest la limite ouest des halles que le ministre des

    18 M. Clavel, Henri Lefebvre Strasbourg, Urbanisme, n 137, p. 42-43. 19 Ibidem. Dans ses bibliographies de lpoque des roman-ciers, ceux du XIXe sicle, parmi lesquels Eugne Sue, comme ceux du sicle contemporain, dont Dos Passos, Stein-beck, Malcolm Lowry, O. Lewis (Les Enfants de Sanchez, 1963, Gallimard). 20 pi, 1970. 21 Cf. G. Busquet, Idologie urbaine et pense politique dans la France de la priode 1958-1981, thse, 2007, Paris 12 (dir. J.-P. Frey). 22 La Rvolution urbaine, p. 33. Cf. aussi larticle suivant de Lefebvre : Hors du centre, point de salut ?, Espaces Temps, n 33, p. 17-19.

    D

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    Finances, la bourse et la bourse du commerce constituent les trois pointes dun triangle dont la Banque de France occupe le centre. Les institutions concentres dans cet espace restreint en font, pratiquement et symboli-quement, un primtre dfensif des beaux quartiers du capitalisme 23.

    Les manifestations sont dans ce cadre un moyen de sapproprier la rue en antici-pant sur un avenir o la fte aura droit de cit. Plus gnralement cest la praxis , ce sont des usages sociaux qui permettent de connatre une ville (comme lorsque notre auteur, aprs guerre, tait chauffeur de taxi) comme la montr D. Tartakowski.

    H. Lefebvre rexamine ce quil appelle lengelsisme (la pense dEngels) en po-sant le prsent et pressantes questions des rapports ville / campagne24. Et celle de la division travail / non travail, le second tant le sens et le but du premier. La socit ur-baine (et humaine !) succdant la socit seulement industrielle , si chre au socio-logue de Raymond Aron qui enseignait lpoque la Sorbonne.

    Cest, selon Lefebvre, la ville, la pro-blmatique urbaine qui constituent le cadre thorique du matrialisme historique [] Lhistoire de la ville est celle du matrialisme dialectique25 . Ce nest pas tous les jours fte

    Il est possible de faire revivre, au sein de la quotidiennet urbaine, le festif .

    Il renat l o il avait t interdit (Ve-nise), devient image-signe dune ville, dun art de vivre (Rio de Janeiro), qualifie une sensibilit (carnaval des diffrences, N-mes). Les ingrdients de la fte carnavalesque (grimages, masques, inversion des pouvoirs) permettent une subversion momentane des rles sociaux, confortent le sentiment dappartenance une ville, une collectivit

    Dorigine italienne, le carnaval drive des anciens cultes romains, notamment les

    23 Internationale Situationniste n 2, dcembre 1958, p. 17 : article dA. Khabib. 24 Espace et politique, Anthropos, 1971. 25 J.-M. Palmier in Le Monde (30-10-1970).

    saturnales, banquets qui avaient lieu aux alentours du solstice dhiver26.

    Lexemple des repas de quartier montre la possibilit de sapproprier des parcelles de vie sociale autogres : Lassociation pari-sienne Ud ! (urbanisme et dmocratie !) lexprime clairement en 2006. Les repas de quartier ? Rien voir avec les repas de vil-lage, les repas de collgues o il sagit dactualiser une communaut prexistante. Il sagit l dinventer une communaut ph-mre, toujours ractualiser. Cest le contre-pouvoir un anonymat croissant mais accep-t27 .

    Prenons lexemple de la fte de lhuma . Dans les annes 30 ou les annes 50 cest le dfi au monde bourgeois, la chaleur proltarienne faite de gros rouge et de jeux de massacre. Et aussi lactivit en commun, les petits bals, les chanteurs et amuseurs ama-teurs, les jeux dadresse28 .

    Les spcialistes29, dit le mme auteur, considrant que la fte tait un moment de vie libre et gratuite, sans soucis, sans obliga-tions. Quelle tait aussi une subversion pro-visoire des tabous et des conventions, notamment conjugales et sexuelles. Quelle tait encore un temps de vie collective, avec les danses, les jeux dadresse ou de hasard .

    J. Chesneaux remarque que lorganisation dans cette ville de deux jours, prend en charge tous les impratifs quotidiens dune vraie ville : trac de la voie-rie, vacuation des ordures, clairage, distri-bution des activits culturelles, politiques et commerciales, prlvements quasi fiscal en fonction des rentres financires de chaque stand, dessin des rues, des places et des espa-ces non construits. Avec les annes, cette or-ganisation de lespace sest affine30.

    26 C. Berni-Boissard, Des Mots qui font la ville, Dispute, 2008, p. 97. 27 Ibidem p. 96. Il y a la ville qui fait la fte (feria de Nmes, nuit blanche Paris, festival dAvignon, printemps de Bour-ges) et la ville qui vit de la fte (Las Vegas, ville du jeu) (p. 119). 28 J. Chesneaux, Le PCF un art de vivre, Nadeau, 1-980, p. 115. 29 Cf. Nouvelle critique, t 1972. 30 J. Chesneaux, op. cit., p. 115.

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    Et si les villes qui marchent le mieux taient celles o lon marche le plus ?31 Mais la ville risque de se perdre aujourdhui dans la mtamorphose plantaire , disait-il la fin de sa vie, donnant raison louvrage de M. Davis sur Le Pire des mondes possibles32. Quen est-il de la demeure des humains qui oppose les ghettos au gotha , colonisant ainsi notre vie quotidienne ?

    Certes on nen est plus leuphorie des annes Lefebvre : celles o il crivit ses six ouvrages sur la ville de 1968 1974. Certains critiqueront, comme J.-P. Garnier33 la lutte pour la citoyennet aussi improbable dans son mergence quimpalpable dans sa consis-tance . Lefebvre lui-mme na-t-il pas d, la fin de sa vie, quitter son appartement de Beaubourg ?

    Pour notre part nous pensons, avec nos collaborateurs, que les conflits sociaux ont lieu dans lespace et pour lespace (pas seule-ment au travail). Que celui-ci est donc lieu et enjeu des luttes de classe .

    Dickens est aujourdhui dpass et pas-serait presque pour un auteur leau de rose ! Comme le dit M. Davis : Quelle quait pu tre leur splendeur passe, la plu-part des palomares de Guatemala city, des avenidas de Rio, des conventillos de Buenos Aires et Santiago, des quintas de Quito et des cuarterias du centre historique de La Havane sont aujourdhui dangereusement vtustes et massivement surpeuples 34.

    Priphriques du monde, dans cer-tains cas, les dchets urbains et les immigrs indsirables finissent ensemble, dans ces in-fmes bidonvilles de dcharge que sont, par exemple, les bien nomms Quarantina en bordure de Beyrouth, Hillat Kusha en bor-dure de Khartoum, Santa Cruz Meyehualco Mexico, lancienne Montagne fumante de Manille ou limmense dcharge-bidonville de Dhapa en lisire de Calcutta. Tout aussi r-pandus sont les misrables camps temporai-

    31 Y. Winkin sinterrogeait ainsi en mars 2008 lENS-LSH de Lyon. 32 La Dcouverte, Paris, 2006. On lira M. Clavel qui parle dans Urbanisme (n 137, p. 41) de la sociologie urbaine de Lefebvre. 33 Dans La vision urbaine dH. Lefebvre, Espace et soci-ts (janvier 1997, p. 127-128). 34 op. cit. p. 32.

    res et autres lotissements bruts gouverne-mentaux o lon entrepose les populations expulses lors des guerres .35 Habitat et habiter Pour Lefebvre, cest ce que montre G. Busquet, pas didologie sans rfrence lespace et sa production sociale dans le but, en ce qui concerne lurbanisme, de repro-duire les rapports sociaux :

    dun ct lespace domin, celui des pratiques et du vcu ; de lautre celui des concepteurs. Dans les annes 1950-60 le fonctionna-

    lisme de Le Corbusier rgne en matre (collo-que de Royaumont au dbut de mai 1968). Une rflexion nat avec P.-H. Chombart de Lauwe, R. Ledrut, etc. L alination nhabite pas les seuls lieux de travail : pour Lefebvre elle est dans le quotidien, quil sagisse ou non de villes nouvelles : indus-trialisation, urbanisation font disparatre le centre, les rencontres.

    Droit la ville ! 36 Appropriation de celle-ci par chacun ! Et autogestion ! Place au ludi-que

    Lefebvre oppose ainsi l habitat l habiter , au sens de Heidegger et Bache-lard. Do lenqute sur lhabitat pavillon-naire de M. G. et H. Raymond, N. et A. Haumont. Do lexplosion du situationnisme . Lespace comme produc-tion collective ininterrompue. Utopien Lefeb-vre : partir du rel pour imaginer des possibles.

    Passant de la ville lefebvrienne la ville monde L. Costes montre que la vi-sion de Lefebvre est anticipatrice en ce que nous assistons une urbanisation de la soci- 35 Ibidem p.49. De Johannesburg (Afrique du sud) Sao Paulo (Amrique latine), gated communities ou conjuntos cerrados regroupent les habitants en fonction de critres socio-conomiques ex-clusifs (les revenus, la couleur de peau, lappartenance reli-gieuse). Le besoin de scurit motive la recherche de lentre-soi, au Caire comme dans les villes des pays industrialiss. Moscou, rsidences scurises et habitat individuel transfor-ment les franges de lagglomration, dans les zones autrefois traditionnellement rserves la nomenklatura (datchas) (C. Berni-Boissard, Des Mots qui font la ville, La dispute, Paris, 2008, p. 76). 36 Ce titre devenu clbre a t souffl H. Lefebvre par son amie et compagne de lpoque : N. Beaurain.

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    t inscrite dans une logique de rentabilit et de productivit qui nuisent la production de la ville comme uvre collective. Do les violence actuelles, les phnomnes de gentification (embourgeoisement du gotha ) recouverts par une phrasologie de circonstance. Et ceci lchelle mondiale ga-lement : les bidonvilles pullulent au XXIe si-cle. La citoyennet prend une dimension internationale, les villes sinscrivent dans des rseaux. Plantarisation de lurbain, mgapo-les.

    Cette contribution montre la fois tous les changements survenus depuis son poque et lintrt de lire Lefebvre pour prcisment comprendre ceux-ci.

    Dans un texte synthtique et critique, S. Sangla montre comment, pour Lefebvre, le zonage des activits est semblable dans le monde entier, devenu homogne, sacrifiant la qualit la quantit et la valeur dusage la seule valeur dchange. Violence, douce en apparence, qui, en opposant centre et pri-phrie, distingue intgration et exclusion : fragmentation et hirarchisation des espaces font que les luttes de classe prennent une tournure complexe.

    Il ne sagit pas ici de la revendication unique dun logement dcent, ce qui nest quune partie du vritable droit la ville. Ni de proposer un contre urbanisme du type de lex-URSS. Les bonnes intentions dun Nie-meyer au Brsil ne suffisent pas.

    Les deux derniers textes nous orientent vers les possibilits daction qui sont les n-tres, en en posant les conditions.

    Reprenant lexemple de la ville nouvelle de Mourenx (64) ct de laquelle habitait Lefebvre, A. Querrien montre quil sagit dune application de ce que M. Foucault a appel la biopolitique .

    La rue disparat et, comme elle lcrit, la co-prsence des corps nest pas digitali-sable .

    Que faire alors des dynamiques de d-veloppement collectif ? En sappuyant sur la parole des habitants ?

    Lefebvre pense toujours aux conceptions spinozistes et nietzschennes de la libert .

    Opposer un contre-espace, des contre-plans et contre-projets accde une dimension stratgique centrale , rfrence pour les luttes urbaines et les sociologies cri-tiques qui posent la lgitimit lutter contre tous les octrois, contre tous les murs qui repoussent la priphrie . Lobservation propose ici nest pas de lurbain mais dans lurbain. ct des tudes sociologiques, le tmoignage du maire hono-raire de Mourenx, premire ville nouvelle de France en 1960, tait ncessaire pour montrer quelles conditions peut se raliser une d-mocratie concrte dans un cache urbain, pour une ville vivante, rsistance, ambitieuse .

    (Rappelons le rle de cette ville tudie par Lefebvre dans un article qui marque le passage dans son uvre de la sociologie ru-rale la sociologie urbaine sur laquelle porte-ront de 1968 1974, six de ses ouvrages).

    La confrontation entre ce texte et les analyses qui prcdent sera, nous semble-t-il, ncessaire au lecteur pour se saisir des rali-ts actuelles et virtuelles. Ainsi que des pos-sibilits dagir sur elles. Tant quil est temps encore !

    Hugues Lethierry IUFM Lyon 1

    Abcdaire (fragments) es notions que nous analysons dans cette partie sont les suivantes : ap-

    propriation, autogestion, fte, mode de pro-duction tatique, modernit, nature, (mta) philosophie, parti, praxis, quotidien, repr-sentation, reproduction, romantisme, socit bureaucratique de consommation dirige, transduction.

    Elles sont dfinies au sens lefebvrien et

    parfois distingues de lacception d'un Al-thusser ou d'un auteur, structuraliste, mar-xiste ou autre.

    la fin de labcdaire figurent deux

    noms propres : ceux des philosophes Des-cartes et Nietzsche qui correspondent deux titres de Lefebvre.

    L

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    Michel Foucault, Jacques Lacan, Claude Lvi-Strauss37 et Roland Barthes

    Certes, la liste des termes que nous avons choisi ne se veut pas exhaustive (pour-quoi pas, par exemple, diffrence , classe sociale , mode de production , style , etc. ?) Mais nous cherchions surtout ce que des rseaux puissent s'tablir entre eux (par exemple : romantisme, alination, vie quoti-dienne, nature, modernit).

    Tantt il s'agissait de termes invents, ou presque, par notre philosophe : romantisme rvolutionnaire, appropriation, mtaphilosophie, transduction, quotidien , tantt de termes de lhritage philosophique : forme, nature , tantt de termes de la tra-dition marxienne : dialectique, idologie, matrialisme, praxis , tantt des termes se rfrant la ralit sociale : autogestion .

    Autogestion

    Comme son ami Gurvitch, Lefebvre veut rapprocher Proudhon et Marx, les ides libertaires et communistes. Il sympathise avec l'exprience yougoslave38 puis, pendant

    37 C. Lvi-Strauss, mort dbut novembre 2009. Une rencontre rate avec H, Lefebvre ! NB - Pour les livres de Lefebvre qui figurent dans la bibliographie finale, nous avons, ds la deuxime rfrence, indiqu seulement : op. cit. (opero citato).

    38 Avant le dsenchantement. Cf. A. Meister, O va {'auto-gestion yougoslave ?, Anthropos, 1970 ; R. Supek et al.,

    un temps, avec la nouvelle gauche puis-qu'il crit dans Autogestion (journal fond en 1966) avec J. Duvignaud, R. Lourau, P. Na-ville, A. Meister, Y. Bourdet, D. Gurin, H. Desroche. Il avait dj ctoy, comme nous le montrons plus loin, un autogestionnaire - presque avant la lettre - en la personne de G. Lapassade qui collaborait avec E. Morin et lui la revue Argument.

    Certes on peut qualifier cette notion de mot valise ainsi que le fait le Dictionnaire critique du marxisme39.

    Lefebvre, quant lui, la dfinit ainsi dans L'irruption (op. cit.) dans le premier numro de la revue qui porte ce nom : Le concept d'autogestion, aujourd'hui, c'est l'ou-verture sur le possible. C'est la voie et l'issue, la force qui peut soulever les poids colossaux qui psent sur la socit et l'accablent. Elle montre le chemin pratique pour changer la vie, ce qui reste le mot d'ordre et le but et le sens d'une rvolution .

    Ngativement, l'autogestion s'oppose tant au modle bolchevique qu'aux rgimes sociaux dmocrates. Le Dictionnaire critique du marxisme40 dfinit ainsi l'objectif poursuivi par les autogestionnaires dont fait partie H. Lefebvre : Le but de ces expriences est de contribuer une critique pratique des formes bureaucratiques et hirarchiques et d'insti-tuer de nouveaux rapports de savoir et de pouvoir afin de faire clater les sparations matre-lve, soignant-soign, enseignant-enseigne ; cette approche est insparable d'une conception politique globale de l'auto-gestion, ses initiateurs refusant d'y voir uni-quement une technique ponctuelle d'animation ou de formation .

    tatisme et autogestion, bilan critique du socialisme yougoslave, Anthropos, 1973. 39 Cf. "Henri Lefebvre et l'autogestion" in Franck Georgi (dir.). Autogestion. La dernire utopie ? (actes du colloque CHS, Paris 1, Juin 2001), Publications de la Sorbonne, 2003, p. 65-77 ; J. Gerstle, Le Langage des socialistes, Stank, 1979, p. 6 ; E. Maire, Demain l'autogestion, Cerf, 1975, p. 153.

    40 op. cit., p. 71, cf l'article de Lefebvre intitul " propos de l'autogestion" dans M, n 2, 1986 et "la signification de la commune" in Arguments n 27-28, 1962. Enfin "Problmes thoriques de l'autogestion" in Autogestion n 1, 1966.

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    On ne peut passer sous silence l'in-fluence cet gard du groupe socialisme ou barbarie et des situationnistes.

    L'autogestion c'est pas de la tarte Le Dictionnaire (dj cit) cite de nom-

    breux exemples. En Afrique, des tentatives ont t menes pour revivifier et dvelopper les potentialits autogestionnaires des communauts de base (expriences desfo-kolona Madagascar ou bien des villages Ujamaa en Tanzanie) ; dans les pays latino-amricains, pour crer, comme par exemple au Prou, un large secteur de proprit so-ciale autogre et restructurer les formes coopratives et communautaires dans les secteurs agricoles41.

    Mais les dceptions sont nombreuses, tant en ce qui concerne l'Algrie que la Polo-gne42 que la Tchcoslovaquie43.

    Preuve s'il en est que, cela avait t dit par l'un de ses chantres : l'autogestion c'est pas de la tarte . (Lorsque Lefebvre amora son retour dans les parages du communisme, la rupture du Programme commun venait d'avoir lieu et le PCF reprenait son compte le mot en revendiquant, dans les entreprises, des conseils d'atelier ).

    On peut, dans l'esprit de Lefebvre, d-signer par autogestion la rencontre : - d'un projet de transformation radicale de la socit, de ses structures, des comportements et des reprsentations ; ce qui dtermine ses dimensions utopiques et programmatiques ; - d'une forme spcifique d'organisation des rapports sociaux dans et hors du travail, fon-de sur la reconnaissance de l'galit fonda-mentale des personnes et le respect des diffrences ; ce qui dtermine ses dimensions structurelles et relationnelles ; - d'un mouvement instituant de ngation tous les processus d'institutionnalisation et de sparation qui visent perptuer ou renouve-ler les rapports hirarchiques de comman- 41 A. Meister, L'autogestion en uniforme, l'exprience pru-vienne de gestion du sous-dveloppement, Toulouse, Privat, 1981. 42 Autogestions n 5, 1981. Sur la Yougoslavie : n 6 (mme anne). 43 J.-P. Faye, V.C. Fisera, La Rvolution des conseils ou-vriers, Seghers, 1977. On lira dans Autogestion et socia-lisme, n 33-34, 1976, l'interview de 0. Corpet et Y. Bourdet.

    dement, les structures bureaucratiques et toutes les modalits d'expropriation du pou-voir et du savoir ; ce qui dtermine ses di-mensions contre et anti-institutionnelles 44.

    Idologie

    C'est un pragmatique, extrieur toute idologie .

    Ces slogans journalistiques peuvent faire rire (ou pleurer) tant ils tmoignent de l'ignorance de ce qu'est le pragmatisme comme de l'idologie . Dans la mesure o celle-ci tend se transformer en force mat-rielle en s'emparant des masses comme le disait Marx. Et Lefebvre parlait du devenir-monde de la philosophie. En outre un idologue qui critique les idolo-gies, c'est pimnide le crtois qui dit que les Cretois sont menteurs. Tant l'idologie est l'lment dans lequel nous pensons et nous existons socialement donc spatialement45.

    Mais avec son ami Gurvitch, Lefebvre remarque d'abord l'extrme polysmie du mot et la ncessit de clarifier le concept.

    Une extrme confusion s'est tablie depuis Marx, surtout pendant la priode sta-linienne. Peut-on parier d'idologie scientifi-que ? Le marxisme serait-il une idologie, alors que Marx se proposait d'en finir avec l'idologie ? Mais d'autre part, pour tre effi-cace, le marxisme ne doit-il pas utiliser des lments idologiques, comme l'ide de jus-tice ? Toute thorie fausse serait-elle une idologie ? Y a-t-il des thories cohrentes et entirement fausses ? Toute idologie est-elle erreur et fausset, ou bien ne faut-il pas y dmler a posteriori les lments idologi-ques, donc illusoires et caducs et les concepts en formation ? L'art enfin, serait-il idologi-que, comme on l'a souvent affirm pendant la priode prcite, affirmation contestable en-tre toutes ? 46. On peut distinguer : - une conception historique : toute idologie est un ensemble d'erreurs, d'illusions, de mystifications, explicables partir de ce 44 Coll. Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., p. 78. 45 cf. dans la partie suivante : G. Busquet, Lefebvre, l'es-pace eti'idolgie. 46 Henri Lefebvre, Sociologie de Marx, op. cit., p. 71.

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    qu'elles dforment et transposent : l'his-toire . - une conception sociologique : une thorie qui gnralise l'intrt particulier - celui d'une classe - en se servant de moyens tels que les abstractions, les reprsentations in-compltes ou dformes, les ftichismes . - une conception politique : une thorie qui ignore ses prsuppositions, sa base, son sens, qui reste sans rapport rationnel avec laction, c'est--dire sans consquence ou dont les consquences divergent de l'attente et des prvisions .

    De ces trois conceptions doivent tre distingues : les reprsentations illusoires qui prcdent les conditions dans lesquelles les concepts peuvent natre , les cosmogo-nies et thogonies, images du monde souvent projetes sur le terrain de la vie des groupes, de lorganisation de la ville ou du village et les mythologies qui sont bien plus proches d'une authentique posie que de construc-tions formelles 47.

    ct de ces diffrentes formes de l'idologie et de leur structure, on peut s'in-terroger sur ses fonctions. - D'une part, elle se charge d'une part de ralit , celle de l'incompltude. - D'autre part, elle tire de celle-ci une faon de voir le monde et de vivre [...] c'est--dire jusqu' un certain point une praxis la fois illusoire et efficace, fictive et relle . - Enfin elle a pour fonction d'expliquer et de justifier (cf. V. Pareto et M. Weber).

    Ainsi se trouve clarifie une notion em-ploye pour la premire fois par Destutt de Tracy en 1796 pour dsigner une science des ides proche de la physiologie. Napo-lon donnera au mot un sens pjoratif : pour lui les idologues (qui sont des opposants l'empire) sont, dans tous les cas, coups des ralits48.

    Le mot apparat ensuite dans L'idologie allemande o il dsigne la fois l'ensemble des ides et reprsentations - morale, religion, philosophie, mtaphysique, doctrines politi-ques - et une image renverse des rapports

    47 ibidem p. 72. 48 il s'agit de Condillac, Cabanis, Helvtius, Sigs.

    sociaux, o ce sont ces ides et reprsenta-tions qui dterminent l'histoire relle 49.

    Notons la conception d'Althusser qui fait de l'idologie une "reprsentation" ima-ginaire du rapport imaginaire des individus leurs conditions relles d'existence .

    La conception d'Althusser a certes le mrite de vouloir rompre : - avec le scientisme (qui menace ses pre-miers travaux), - avec le gauchisme qui invente un grand soir et des lendemains qui chantent ,

    - avec le manichisme pour lequel, comme le disait plaisamment Aron, l'idologie c'est la pense de l'autre .

    La pense de l'autre L'idologie fait donc organiquement

    partie, comme telle, de toute totalit sociale. Tout se passe comme si les socits humaines ne pouvaient subsister sans ces formations spcifiques, ces systmes de reprsentations (de niveaux divers) que sont les idologies. Les socits humaines scrtent l'idologie comme l'lment et l'atmosphre mme in-dispensable leur respiration, leur vie his-torique. Seule une conception idologique du monde a pu imaginer des socits sans ido-logie, et admettre l'ide utopique d'un monde o l'idologie (et non telle de ses formes his-toriques) disparatrait sans laisser de trace, pour tre remplace par la science 50.

    Pour viter le pragmatisme, une telle philosophie risque, cependant, de tomber dans une sorte d'idalisme anhistorique et flirte avec le structuralisme comme Althusser lui-mme, d'ailleurs, le reconnatra plus tard51.

    49 Les 100 mots, op. cit. p. 66. Les auteurs ajoutent : Dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), le mot n'apparat pas, mais il est question de "toute une su-perstructure d'impressions, d'illusions, de faons de penser" cres par les classes sociales, sur la base des rapports sociaux existants . 50 L. Althusser, Pour Marx, op. cit., p. 238-239. 51 in Autocritique. On lira bien sr l'article sur les "Appa-reils idologiques d'Etat" repris dans Positions. Et la critique lefebvrienne "Les paradoxes d'Althusser" in L'homme et la socit, n 13,1969 (repris dans L'idologie structuraliste).

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    En ce qu'une telle conception n'intgre pas les formes historiques et sociales, ni les fonctions politiques, mais retient seulement la structure, ce concept a pu tre qualifi par E. Balibar, de fondamentalement non mar-xien .

    Le mrite de Lefebvre est d'intgrer les dimensions ngatives qu'avait soulign K. Mannheim (lequel opposait ce mot l'utopie dont la fonction tait subversive selon lui)52 et galement les dimensions positives (Lnine parlait, par exemple, de l'idologie prolta-rienne et du travail idologique ).

    Rocher de Gibraltar (de l'archipel mar-xien) ?

    En d'autres termes Lefebvre, aprs Marx, remet Spinoza dans l'Histoire ( avec sa grande hache , comme disait Perec) et ne la confond pas avec la pure et simple illusion. Cependant, comme nous l'avons not ailleurs (au mot praxis ) il est parfois injuste, en ne citant pas ses devanciers ou en le faisant de faon trop partielle. Car Gramsci, par exem-ple, a le mrite d'tudier les idologies dans les pratiques quotidiennes53.

    Enfin, concernant Foucault, il ne le cite presque jamais alors qu'il existe, selon P. Ma-cherey54 une convergence entre leurs deux dmarches, galement rebelles une concep-tion ossifie de la socialit . Le pouvoir vient d'en bas dit Foucault. On peut donc penser que l'idologie (au sens marxien) ne doit pas tre conue comme un simple reflet passif : elle est lie au processus produc-tion/consommation ; qu'on pense l'impr-gnation de la publicit dont parle, par exemple, La Vie quotidienne dans le monde mo-derne.

    Croissance et modles de croissance55 s'insinuent ou s'imposent par des procdures diverses : idologies du progrs, idologies 52 E. Balibar, crits pour Althusser, La Dcouverte, 1991, p. 104. 53 A. Gramsci, Gramsci dans le texte, sous la direction de F. Ricci, Ed. sociales, 1975. 54 in Petits riens, ornires et drives du quotidien. Bord de l'eau, 2009, p. 300. 55 Sur "les idologies de la croissance" on lira l'article de Lefebvre paru sous ce titre dans L'homme et la socit, n 27, 1973. On lira aussi "Idologie et vrit" in Cahiers du centre d'tudes socialistes, n 20,1962.

    moralisantes, propagande et publicit, action des partis dirigeants (avec une phrasologie rvolutionnaire l'occasion), voire enthou-siasme patriotique. Les idologies ? Ce sont des reprsentations d'abord riches et diffuses, puis appauvries mais labores par les idologues (spcialistes ou philosophes) et rpandues par les institutions aprs ce tra-vail systmatisant. En URSS, les plans quin-quennaux ont suscit un nationalisme que l'idologie internationaliste condamnait mais que le stalinisme officialisa .

    La thorie lefebvrienne de l'idologie56 tout en tant originale, s'inscrit dans le cadre du matrialisme marxiste : L'ensemble des institutions et des ides rsultant des vnements et des initiatives individuelles (de l'action des individus agis-sants et pensants) dans le cadre d'une struc-ture sociale dtermine, Marx le nomme superstructure de cette socit. La superstruc-ture comporte donc notamment : les institu-tions juridiques et politiques, les idologies et ftiches idologiques, etc. La superstructure est l'expression ( travers les interactions complexes des individus) du mode de pro-duction, c'est--dire des rapports de propri-t. Les idologies expriment ces rapports, mme et surtout lorsque les apparences ido-logiques sont destines masquer les rap-ports .

    Marxisme lefebvrien interprt en un sens non systmatique57. Et non comme le rocher de Gibraltar de l'archipel marxien !

    (Post) modernit

    Dans Introduction la modernit, Lefeb-vre dfinit ainsi le mot58 : Ambigu, ce mot rvle l'analyse deux sens et recouvre deux ralits. Tantt il dsigne une exaltation plus ou moins factice et sou-mise la mode, tantt il indique un certain nombre de problmes et de possibilits (ou impossibilits). La premire acceptation peut se nommer "modernisme", la seconde "mo-dernit". Le modernisme est un phnomne

    56 H. Lefebvre. De l'tat, 10-18,1975, T4, p. 31. 57 H. Lefebvre, Le Marxisme, op. cit., p. 74-75. 58 4e de couverture. Minuit, 1962.

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    sociologique : l'acte d'une conscience sociale qui peut avoir ses lois. La modernit est une notion lie une critique naissante et une problmatique dfinissable .

    On retrouve ici l'opposition frquente chez Lefebvre entre la forme (en isme ) et le contenu. Qu'on songe par exemple Le Nationalisme contre les nations, son ouvrage d'avant guerre.

    Cette opposition manifeste le double caractre de la modernit et l'ambivalence possible son gard. Est-on contre le progrs si l'on critique par exemple la ville nouvelle de Mourenx (situe prs de la maison pyrnenne de notre philosophe Navarrenx) ?

    Modernit, merdonit Le romantisme59 de Lefebvre pourrait

    parfois le laisser penser. Les communauts paysannes qu'il a ctoyes la fin de la guerre dans La Valle de Campan60 ont perdu, avec la Rvolution, un certain mode de vie dont notre philosophe a parfois la nostalgie.

    Mais cela ne signifie pas qu'il faille rgresser en quelque sorte. (Et pas non plus qu'il faille se rfugier dans la post mo-dernit comme certains commentateurs anglo-saxons le font dire Lefebvre0. Car le mouvement, dialectique de l'histoire, peut permettre lappropriation de richesses humai-nes apparemment perdues.

    vrai dire la modernit a deux as-pects contradictoires et indissolublement lis. Elle porte son comble l'alination [... ] La modernit accomplit les tches de la Rvolu-tion [... ] . 59 Objet de sa thse complmentaire. 60 C'est un titre de M. Leiris (NRF 1981).

    ------------------------------------------------------- CONGRES MARX

    INTERNATIONAL VI 22-25 Septembre 2010

    Revues et institutions co-organisatrices ou associes

    (sans compter les laboratoires de Paris-Ouest)

    Actuel Marx Intervenciones, Alternative per il socialismo, Andisheh va paykar, Cahiers d'Histoire, Cahiers du Genre, Cahiers marxis-tes, Cahiers pour l'analyse concrte, Centre dHistoire des systmes de pense moderne (Universit de Paris-1), Contretemps, Critica marxista, Critical Horizons, Dissidences, Es-pace Marx, Forum des Autorits locales de la priphrie, Fudan Center for Marxism Abroad, Groupe de recherches matrialistes, La Pen-se, L'Homme et la Socit, Mouvements, Nouvelles Questions Fministes, Nouvelles Fondations, OMOS, Prairies ordinaires, Projet GEME, Quaderni Materialisti , Rethinking Mar-xism, Savoir agir, Socit Louise Michel, So-cit Dauphinoise de Philosophie, La Somme et le reste, Transform !, Travail, Genre et Socit, Variations, Vlaams Marxistisch Tijd-schrift, X-Alta.

    Programme des plnires

    Mercredi 22, OUVERTURE : Saskia Sassen, Wang Hui, Slavoy Zizek Jeudi 23, CRISES : Grard Dumnil, Chris-tophe Dejours, Danile Linhart, Isabelle Stengers Vendredi 24, REVOLTES : Alvaro Garcia Linera*, Ochy Curiel, Lioara Isral, Sera-phim Seferiades Samedi 25, UTOPIES : Etienne Balibar, Zhang Shuangli, Michal Lwy, Michle Riot-Sarcey

    * rponse attendue