La Somme Et Le Reste No. 8

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No 8– novembre 2006 0 Revue éditée avec le soutien d’Espaces Marx Diffusée par courrier électronique Tél. : 01 60 02 16 38 E mail : Pensee [email protected] Site Internet : http://www.espaces-marx.org/ Aller à Publications, puis à La Somme et le Reste Sommaire - Armand Ajzenberg : Vers un communisme du 21 e siècle 1 - Alain Anselin : L’histoire à inventer 1 - Alain Anselin : Carnet de bal 10 - William Rolle : Adieu Texaco 14 Animateur de la revue : Armand Ajzenberg Rédacteurs(trices) – correspondants(antes) : Ajzenberg Armand (F), Andrade Margarita Maria de (Brésil), Anselin Alain (Martinique), Beaurain Nicole (F), Be- nyounes Bellagnesch (F), Bihr Alain (F), Carlos Ana Fani Alessandri (Brésil), Damiani Amélia Luisa (Brésil), De- visme Laurent (F), Gromark Sten (Suède), Guigou Jacques (F), Hess Rémi (F), Joly Robert (F), Kofman Éléonore (Royaume Uni), Labica Georges (F), Lantz Pierre (F), Lenaerts Johny (Belgique), Lufti Eulina Pacheco (Brésil), Ma- gniadas Jean (F), Martins José de Souza (Brésil), Matamoros Fernando (Mex.), Montferran Jean-Paul (F), Müller- Schöll Ulrich (Allemagne), Nasser Ana Cristina (Brésil), Öhlund Jacques (Suède), Oseki J.H. (Brésil), Péaud Jean (F), Querrien Anne (F), Rafatdjou Makan (F), Sangla Sylvain (F), Seabra Odette Carvalho de Lima (Brésil), Spire Arnaud (F), Sposito Marilia Pontes (Brésil), Tosel André (F). Études lefebvriennes - Réseau mondial LEFEBVRE UTILE Henri Lefebvre n’est pas seulement un objet d’études académiques, il est encore - et pour longtemps – d’une utilité pratique dans/pour notre vie quotidienne. C’est ce que veulent montrer les auteurs de ce numé- ro. Un communisme du 21 e siècle ? Thème gênant, voire provocateur, qui n’est pas de moi. Le commu- nisme ? Certains l’assurent mort, d’autres le voudrait inchangé et absolument identique à celui du 20 e . L’objet de l’article en question est de dire qu’il faut faire retour à celui du 19 e , celui de Marx, et l’actualiser. Par exem- ple, s’agissant de projet de société et de Révolution, en remplaçant la catégorie « prolétaire » par celle de « citoyen ». Peut-être cet article aura-t-il une suite, collective ? Si les lecteurs le veulent. Peut-être pas ? Alain Anselin, dans son Carnet de bal, est apparemment très loin des thèmes lefebvriens. Faux. Quoi de plus continuateur d’Henri Lefebvre que la fête, le bal ? Même dits en termes savants. « La disparition de la danse comme forme culturelle authentique du sacré (…) finit peut-être par nourrir en dernière instance le préjugé des sociétés occidentales sur des cultures accordant tant de place à la danse… ». Là encore, Alain Anselin fait œuvre créatrice dans la continuation d’un Lefebvre toujours actuel. William Rolle traite de la question urbaine en Martinique. Il relate le déplacement d’habitants d’un quartier du Lamentin – Vieux-Pont (cloaque urbain et espace géographique d’exclusion) – vers un autre quartier : Bois-d’Inde. Un constat s’impose : ce déplacement qui se voulait réhabilitation urbaine, et l’ensemble des paramètres révélés, fait de cette population déplacée des immigrés dans leur propre ville. Adieu Texaco, est là aussi, un article qui continue les analyses d’Henri Lefebvre sur la production de l’espace. Armand Ajzenberg

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No 8– novembre 2006

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Revue éditée avec le soutien d’Espaces Marx

Diffusée par courrier électroniqueTél. : 01 60 02 16 38

E mail : Pensee [email protected] Internet : http://www.espaces-marx.org/

Aller à Publications, puis à La Somme et le Reste

Sommaire- Armand Ajzenberg : Vers un communisme du 21e siècle 1

- Alain Anselin : L’histoire à inventer 1

- Alain Anselin : Carnet de bal 10

- William Rolle : Adieu Texaco 14

Animateur de la revue : Armand Ajzenberg

Rédacteurs(trices) – correspondants(antes) :Ajzenberg Armand (F), Andrade Margarita Maria de (Brésil), Anselin Alain (Martinique), Beaurain Nicole (F), Be-nyounes Bellagnesch (F), Bihr Alain (F), Carlos Ana Fani Alessandri (Brésil), Damiani Amélia Luisa (Brésil), De-visme Laurent (F), Gromark Sten (Suède), Guigou Jacques (F), Hess Rémi (F), Joly Robert (F), Kofman Éléonore(Royaume Uni), Labica Georges (F), Lantz Pierre (F), Lenaerts Johny (Belgique), Lufti Eulina Pacheco (Brésil), Ma-gniadas Jean (F), Martins José de Souza (Brésil), Matamoros Fernando (Mex.), Montferran Jean-Paul (F), Müller-Schöll Ulrich (Allemagne), Nasser Ana Cristina (Brésil), Öhlund Jacques (Suède), Oseki J.H. (Brésil), Péaud Jean (F),Querrien Anne (F), Rafatdjou Makan (F), Sangla Sylvain (F), Seabra Odette Carvalho de Lima (Brésil), Spire Arnaud(F), Sposito Marilia Pontes (Brésil), Tosel André (F).

Études lefebvriennes - Réseau mondial

LEFEBVRE UTILE

Henri Lefebvre n’est pas seulement un objet d’études académiques, il est encore - et pour longtemps –d’une utilité pratique dans/pour notre vie quotidienne. C’est ce que veulent montrer les auteurs de ce numé-ro.

Un communisme du 21e siècle ? Thème gênant, voire provocateur, qui n’est pas de moi. Le commu-nisme ? Certains l’assurent mort, d’autres le voudrait inchangé et absolument identique à celui du 20e. L’objetde l’article en question est de dire qu’il faut faire retour à celui du 19e, celui de Marx, et l’actualiser. Par exem-ple, s’agissant de projet de société et de Révolution, en remplaçant la catégorie « prolétaire » par celle de« citoyen ». Peut-être cet article aura-t-il une suite, collective ? Si les lecteurs le veulent. Peut-être pas ?

Alain Anselin, dans son Carnet de bal, est apparemment très loin des thèmes lefebvriens. Faux. Quoide plus continuateur d’Henri Lefebvre que la fête, le bal ? Même dits en termes savants. « La disparition de ladanse comme forme culturelle authentique du sacré (…) finit peut-être par nourrir en dernière instance le préjugé dessociétés occidentales sur des cultures accordant tant de place à la danse… ». Là encore, Alain Anselin fait œuvrecréatrice dans la continuation d’un Lefebvre toujours actuel.

William Rolle traite de la question urbaine en Martinique. Il relate le déplacement d’habitants d’unquartier du Lamentin – Vieux-Pont (cloaque urbain et espace géographique d’exclusion) – vers un autrequartier : Bois-d’Inde. Un constat s’impose : ce déplacement qui se voulait réhabilitation urbaine, et l’ensembledes paramètres révélés, fait de cette population déplacée des immigrés dans leur propre ville. Adieu Texaco,est là aussi, un article qui continue les analyses d’Henri Lefebvre sur la production de l’espace.

Armand Ajzenberg

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Armand Ajzenberg

Vers un communisme du 21e siècleLa méthode et la théorie

vec la chute du Mur de Berlin, lecommunisme serait mort. Non,

c’est un certain capitalisme, celui d’État despays de l’Est de l’Europe, qui n’ayant plusrien à offrir à ses peuples, a implosé. Lameilleure illustration contemporaine de cecapitalisme d’État subsistant encore est laChine. Là où il a disparu, il a été remplacépar celui existant dans les pays dits occiden-taux : le capitalisme des firmes transnationa-les, pas plus humain et ayant de moins enmoins à offrir, lui aussi, à ses populations. Lecommunisme a donc un avenir.

Il faut rappeler que le communisme nerelève pas de modes passagères. C’est uncourant de pensée qui poursuit son errance àla manière d’une vieille taupe, pas si aveuglequ’on veut bien le prétendre. L’idée commu-niste existait déjà chez Platon (La République) ;elle s’est poursuivie à la Renaissance avecThomas Morus (Utopie) et Campanella (LaCité du soleil) ; elle a continué avec GraccusBabeuf (1760-1797) qui prônait une Républi-que des égaux ; elle a eu enfin un retentisse-ment immense avec Marx et Engels. Ledéfaut majeur de ces excavations de la vieilletaupe est de n’être pas conforme à l’image etaux intérêts des « révolutions conservatrices »ou « sociales libérales » d’hier etd’aujourd’hui. Le communisme a donc unavenir, tant qu’il y aura des hommes. Lecommunisme, comme courant de pensée,n’est bien sur pas l’apanage de celles et ceuxqui ont une « carte » quelconque en poche. Cecourant – de justes, d’égaux, de citoyens es-timant que la pensée de Marx est toujoursactuelle – est heureusement bien plus large,réellement et potentiellement.

(suite page 2)

Alain Anselin

enri Lefebvre ? Je l'avais rencontrélonguement chez Serge Jonas en

juillet 1977 à Méjannes près d'Alès. J'ai gardéun grand souvenir de ces moments trèsconviviaux, très « carbet » et très arbre à «palabre » (sic), où Serge et Henri avaient en-seigné à mon fils, alors âgé de 7 ans, une bellecollection de jurons dans toutes les languesqu'ils connaissaient... lui donnant une impé-rissable image vivante de la philosophie.

Il ne devait hélas jamais plus retrouverpareille expression de l'art de penser chezceux qui l'enseignent otages de carcans sco-laires sinistres/allègres (rayer la mentioninutile) - sauf le jour où son prof de termi-nale, par ailleurs l'un de nos meilleurs chan-teurs de bèlè, décida d'enseigner Marx etFanon en s'accompagnant au tambour, ce quiimpliquait que la classe fasse les chœurs - lesrépondè.

L'Histoire à inventer1

inq siècles ont passé depuis le cy-clone Christophe qui ravagea tout

l’Amérique à partir de 1492. Colbert recons-truisit bien les îles sous le vent – mais sonPlan Marshal avait des odeurs de crimecontre l’humanité, de génocide des uns, amé-ricains, de traite et d’esclavage des autres,africains.

Aujourd’hui, les villages caraïbes et lesplantations ont laissé la place aux zones in-dustrielles, aux grandes surfaces, aux auto-routes. Nous voilà devenus paysd'entreprises qui prolongeraient l'Europedans la Caraïbe après avoir été terres d'habi-tation et d'usines, et royaumes du chômageaprès avoir été gisements de main-d'œuvre etd’émigration. Et voilà l'archipel du sucretransformé en îles de colloques et de festivals.

(suite page 8)

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(Armand Ajzenberg (suite)

Qu’est-ce qu’un communismedu 21e siècle ?

L’expression a été avancé, avec des hé-sitations et des interrogations, au cours de lapréparation de journées d’études qui se sonttenues les 20 et 21 mai 2006. On peut consul-ter à ce propos les textes produits à cette oc-casion sur le site d’Espaces Marx. Lecapitalisme est un mode de production quicomme ceux l’ayant précédé, et ceux qui lesuivront, reflète l’état de civilisation d’unesociété. En créant les classes sociales moder-nes, le capitalisme a fondé l’accumulation desrichesses sur l’exploitation de l’homme parl’homme. Ce qui était quand même un pro-grès sur les modes de production antérieures: esclavagiste, féodal. Le communisme – celuide 1870 – ou mode communiste de produc-tion visait à la disparition des classes sociales,et donc à la fin de l’exploitation de l’hommepar l’homme, comme état de civilisation su-périeur à celui capitaliste. S’agissant d’uncommunisme du 21è siècle : rien de changé.Un mode communiste de production ne sup-primera pas pour autant la nécessité d’uneaccumulation de richesses fondées sur lesurtravail : « Le surtravail pour autant qu’il estun travail excédant le niveau des besoins donnésdevra toujours subsister. Dans le système capita-liste, comme dans le système esclavagiste, il revêtseulement une forme antagonique et se complètepar l’oisiveté pure d’une partie de la société ; lebesoin de s’assurer contre les hasards de la pro-duction et l’extension progressive du procès dereproduction qu’entraînent inévitablement le dé-veloppement des besoins et l’accroissement de lapopulation nécessitent une certaine quantité desurtravail, ce qui, du point de vue capitaliste,s’appelle accumulation » (Marx, Capital – livreIII).Avec la fin des classes sociales, la fonction dedéveloppement matériel et intellectuel in-combera alors au travail libre. Ainsi,l’opposition entre travail libre et surtravaildevient, dans un mode communiste de pro-duction, la mesure de la richesse. « Ce n’estplus alors le temps de travail mais le temps dispo-nible qui est la mesure de la richesse. Le temps detravail comme mesure de la richesse pose la ri-chesse comme étant elle-même fondée sur la pau-vreté et le temps disponible comme existant danset par l’opposition au temps de surtravail… »

(Marx, Grundrisse, tome 2). « Avec son dévelop-pement (celui du temps libre) s’étend égalementle domaine de la nécessité naturelle, parce que lesbesoins augmentent ; mais en même tempss’élargissent les forces productives pour les satis-faire » (Marx, Capital, livre III).

Ainsi, « Le communisme n’est plus pro-duction pour les besoins mais pratique de trans-formation des besoins, production du producteurpar lui-même. Tel est le travail libre, considérécomme surtravail. Il n’est plus question d’uneabondance infinie dans laquelle chacun pourrait «recevoir, sans contrôle de son travail, autant qu’ilvoudra de truffes, d’automobiles, de pianos » selonles railleries de Lénine qui récuse cette utopie (o.,25, 507). Les producteurs, par la production d’unexcédent sur les besoins immédiats essaient detransformer ces besoins mêmes et de transformerl’économie en fonction de cette transformation desbesoins. Le communisme, c’est la « coïncidence duchangement des circonstances et de l’activité hu-maine ou autochangement » qui selon la 3e thèsesur Feuerbach se définit comme activité révolu-tionnaire – la révolution en permanence ». (J.Robelin, Dictionnaire critique du marxisme).

Du possible au présentAinsi le communisme n’est pas la pour-

suite du mouvement du capital par d’autreschemins (un dépassement ?) mais sa totalenégation. Il n’a d’utilité que comme conceptlimite, possible idéal d’une alternative socialeà la logique du capitalisme. Les finalités ducommunisme – tels que les voyaient Marx etEngels – sont donc peu différentes de cellesd’un communisme du 21e siècle. Ce quichange, et qui change tout, c’est la tempola-rité de ce communisme. Il ne se situe pasdans des lendemains qui chantent, il se situeà l’infini. C’est dire si le communisme du 21esiècle est une ligne d’horizon, une perspec-tive (un idéal inatteignable ?). Il a pourtant cemérite, à propos de transformation sociale, deprojet de société : il permet, partant de cetteperspective, d’appréhender un présent possi-ble, le réel et non l’apparent.

C’est un renversement du penser tradi-tionnel, de la logique formelle, un complé-ment à la logique dialectique. Il a pour lui cetargument : « N’adhère fortement au présent quecelui qui aperçoit le devenir, c’est-à-dire le virtuelet le possible » (Henri Lefebvre, La Somme et leReste). Autre renversement proposé par Hen-ri Lefebvre et lié au précédent : la réintroduc-

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tion dans la pensée de l’infini. « Le "monde"ne se comprend qu'à partir de l'infinitude (plusexactement d'un triple infini : Temps-Espace-Énergie) entrant dans le Devenir (...) Si je posed'abord le fini, comme le font les sciences et lessavants (qui partent de finitude comme telle : lecommencement, le zéro et l'unité, la segmentationet la mesure), l'infini fait problème. Mais si jepars de l'infini, soit intuition, soit concept c'est lefini qui fait problème! L'introduction de l'infini,aujourd'hui, dans la compréhension (la connais-sance ? la représentation ?) du monde va de pairavec l'affirmation de sa complexité infinie. Latriple dimension du devenir (espace-temps-énergie) n'épuise pas cette complexité. Elle la poseet l'implique (Le retour de la dialectique) ».

Faire l’inverse : partir du présent, du fi-ni, pour envisager un possible conduit néces-sairement à un praticisme, à un empirisme secontentant de peu, prenant l’apparent pour leréel, tuant le rêve. Pour Henri Lefebvre, le «réel, c'est un possible effectué ou actualisé. D'unefaçon ou d'une autre, et quelle que soit notre ma-nière de nous représenter le lien, nous devonsconcevoir une connexion entre l'actuel d'une part,et d'autre part le virtuel, le potentiel, le possible.L'actuel et le virtuel ont une relation dialectique,même quand il s'agit de phénomènes naturels, àbien plus forte raison quand il s'agit de phénomè-nes humains où toujours intervient une cons-cience du possible. L'acte humain se définittoujours comme un choix - ouverture au possible -, que l'acte soit individuel ou collectif. Sans possi-bilité, pas d'activité, pas de réalité, sinon morte àl'imitation de la chose isolée, qui n'a qu'une pos-sibilité : se maintenir » (Critique de la vie quoti-dienne, tome II).

Avec la prédominance du « fini » sur «l’infini » - sa fétichisation -, l’histoire est ter-minée et l’apparent – le capitalisme – l’estpour l’éternité. Inversement donc, partir de «l’infini » pour revenir vers le « fini », c’estconsidérer l’histoire comme non-close. C’estconsidérer qu’un mode communiste de pro-duction du 21e siècle, comme « infini », exigeun réel : c’est-à-dire un choix et un acte, in-vite à choisir stratégie et tactique.

Il peut paraître paradoxale, ici, de direque le communisme sera réalisé dans untemps infini et d’annoncer dans un mêmemouvement un communisme du 21e siècle.Ce n’est que manière de parler. Plus de 90années nous séparent de la fin de ce siècle.Seuls celles et ceux naissant dans cette dé-

cennie auront quelque chance d’y parvenir etune telle échéance, pour eux, se situe bien àl’infini. Pour les autres, ceux quin’atteindrons pas l’an 2101, cette date repré-sente aussi l’infini, au ciel ou en enfer.

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Quelle méthode pour penser un com-munisme du 21e siècle ? la question estd’importance. La tendance majoritaire est eneffet aujourd’hui, dans le mouvement social,de partir du présent pour appréhender lefutur. Ce dernier, dans cette configuration,réalisme oblige, se situant dans une tempora-lité courte (5 années par exemple : tempsd’exercice d’un – ou d’une – Président(e) dela République). D’où un possible mélangedes genres entre projet de société et projet derassemblement politique en vue d’une élec-tion présidentielle. Un projet de société seréfère à une philosophie, à une idéologie etdécrit les perspectives d’un courant de pen-sée : le communisme, puisqu’il s’agit de luiici. Un projet de rassemblement politique, quiréunit des courants de pensée différents, oude philosophies différentes, doit se contenterde compromis à court terme. Utopie dans lepremier cas, réalisme dans le second ? Voire.

C’est bien d’une question de méthodequ’il s’agit. L’une, partir du présent et ne pluspromettre de lendemains qui chantent, apour elle cet avantage : c’est du sérieux. Saufque l’être humain, pour vivre, a certes besoinde pain… mais aussi de roses. Le sérieux (lepain), partir du présent donc, conduit au-jourd’hui, par exemple, à rêver, au mieux,pour ses enfants et petits-enfants à un avenirqui ne soit pire que le sien. Ce qui est bien lecas actuellement pour la grande majorité dela population. L’autre, l’utopique (les roses),c’est vouloir pour ses descendants non pasune stagnation mais une ascension sociale. Cequi a fonctionné pendant les « trente glorieu-ses » et qui n’existe plus, sauf pour ceux quise proclament « élites ».

Partir du présent sans aboutir à deslendemains qui chantent a au cœur cettecontradiction : si l’être humain a besoin depain, il a aussi besoin de rêves. Le pain sansles roses conduit l’être humain à ne pouvoirrésoudre cette contradiction. Il la résolve ce-pendant souvent, en cherchant un bouc émis-saire à son aliénation. Et des fournisseurs decette variété animale, il y en a. Depuisl’abandon d’une promesse de « lendemains

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qui chantent » (la chute du communisme di-sent certains), l’extrême-droite monte, monte,monte.

Partir du possible, même si à la limite ilse situe dans l’infini (il s’agit alorsd’impossible), pour revenir à un présent àvenir inverse le mode de raisonnement : l’êtrehumain a besoin de roses… et de pain. C’estune méthode qui se réfère à une pensée phi-losophique et qui donc, pour se réaliser exigeun effort théorique. À l’inverse, partir duprésent n’a pas besoin de théorie. Le prati-cisme, l’empirisme se suffisent à eux-même.On aborde chaque « problème » au cas parcas et on peut alors se passer de Marx… etd’autres. Ce qui n’est pas toujours si facileque ça à faire admettre.

On peut ainsi être tenté par un abandonde la recherche théorique et par la mise enavant de la (des) méthode(s) appliquées àchaque « cas ». Par exemple en utilisant cellesemployées dans les sciences exactes. Mais, àpropos de recherche en science politique etsociale, il est toujours risqué de vouloir leurappliquer les méthodes utilisées dans cessciences. Il suffit pour s’en convaincre de voirl’utilisation faite par certains dans le passé(Alexis Carrel, par exemple) de la théorie dela sélection naturelle de Darwin appliquéeaux sociétés humaines. Socio-darwinisme(que Darwin a condamné) et qui a toujoursses partisans. Exemple extrême bien sûr, maisceci est pour souligner qu’utiliser une mé-thode sans se référer à une théorie peutconduire à des fausses routes. La méthoded’Henri Lefebvre, partir du possible pourrevenir au présent, s’appuyant sur une philo-sophie humaniste (Marxisme), ne comportepas, semble-t-il de tels risques.

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Pour illustrer ce qui précède, on peutprendre un exemple – qui n’est qu’un exem-ple parmi d’autres, mais quand même im-portant : la pratique de la démocratie dansl’entreprise. La démocratie n’est pas en effetun vecteur de la transformation isolé dumode de production existant ou de celui àvenir. Sa forme correspond toujours à unenécessité, politique certes, mais surtout éco-nomique. À savoir, sur ce dernier plan, faci-liter l’accumulation élargie de capital1, seulfacteur du progrès économique et social. Ladémocratie, ou son absence, sont essentielle-ment des pratiques, ou systèmes de gouver-

nance, liées à chaque mode de production.Celui féodal n’avait pas besoin de démocra-tie, celui capitaliste l’a réinventé (à la suitedes grecs). Avaient droit de vote, au départ,les détenteurs de biens fonciers et de moyensde production. Les salariés l’ont acquis plustard à la faveur d’un argument imparable : ilsétaient propriétaires de leur force de travail.C’était un progrès imposé par l’état desconnaissances scientifiques et de la nécessitééconomique. Le capitalisme, pour fonction-ner efficacement, avait besoin de la démocra-tie.

Un nouveau mode de production –communiste par exemple – aura besoin d’unenouvelle démocratie pour pouvoir fonction-ner également efficacement, l’objectif étanttoujours : l’accumulation élargie de capital.Le communisme, au plan économique, aveccomme rapports de production une propriétécollective (sociale) des grands moyens deproduction devrait alors, en matière de gou-vernance économique, fonctionner avec unenouvelle organisation du travail : fondée surune démocratie permettant de prendre encompte cette propriété sociale des salarié(e)s.L’autogestion peut-être ? Ce qui n’est pasforcément un objectif à court terme.

On peut cependant en imaginer un plusproche – passer du possible à un présent à-venir – où, dans chaque grande entreprise, lapropriété, pour chaque salarié, de sa force detravail serait l’argument de droit pour êtreconsidéré, avec les autres salariés, à égalité(de droits) avec les propriétaires des moyensde production. Cela conduirait à une nou-velle forme de démocratie économique, di-recte ou autogestionnaire, et à de nouvellesformes de gouvernance des grandes entrepri-ses. Par exemple, des postes de responsabilitéet de pouvoir, à la direction des entreprises etdes services, duales où les représentants desactionnaires et ceux des salariés siègeraient àégalité de droits dans les conseilsd’administration.

La théoriePour penser l’à-venir, une ou des mé-

thodes ne suffisent pas. À quoi aurait servi ladialectique utilisée par Marx si elle n’avait eucomme objet l’analyse du mode de produc-tion capitaliste de son temps ? À quoi servi-rait la théorie du possible préconisée parHenri Lefebvre si elle n’était utilisée à penser

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un mode de production succédant au capita-lisme, ici un communisme du 21e siècle et, enretour, un quotidien à venir appréhendable ?

Le mode de production actuel – « notre» capitalisme – et celui le remplaçant – uncommunisme du 21e siècle – sont dans leursnécessaires analyses au cœur de l’élaborationd’un projet de société. Pour y parvenir, nouspouvons, par exemple, repartir du Manifestecommuniste écrit par Karl Marx et FriedrichEngels en 1848, non pour le considérercomme une bible mais comme un texte poli-tique fondamental à revisiter et à actualisercar il recèle quelques fondamentaux. Le Ma-nifeste communiste n’est pas vraiment un textethéorique, c’est un écrit politique qui se fon-dait sur des acquis théoriques réalisés ailleursdans l’œuvre de Marx et Engels. Il est évidentqu’ils n’ont pu connaître le capitalisme denotre temps et en voir toutes les problémati-ques, ils ont même pu ne pas voir, ou négli-ger, certains aspects du capitalisme de leurtemps, ils ont pu emprunter des fausses pis-tes et n’avoir pas eu le temps de faire marchearrière. Il reste que leurs analyses et leur vi-sion ont largement anticipés sur le devenir deleur siècle et que leurs questionnementsd’alors sont toujours valides. Plus nécessai-rement leurs réponses.

« L’idée fondamentale et directrice du Ma-nifeste, - à savoir que la production économiqueet la structure sociale qui en résulte nécessaire-ment forment, à chaque époque historique, la basede l’histoire politique et intellectuelle de cette épo-que ; que, par suite (depuis la dissolution de lapropriété commune du sol des temps primitifs),toute l’histoire a été une histoire de luttes de clas-ses, de luttes entre classes exploitées et classesexploitantes, entre classes dominées et classesdominantes, aux différentes étapes de leur déve-loppement social ; mais que cette lutte a actuelle-ment atteint une étape où la classe exploitée etopprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer dela classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoi-sie), sans libérer en même temps et à tout jamais,la société entière de l’exploitation, de l’oppressionet des luttes de classes – cette idée maîtresse ap-partient uniquement et exclusivement à Marx »écrivait Friedrich Engels dans une préface auManifeste du 28 juin 1883.

Cette idée fondamentale et directricedu Manifeste, et prédiction, : une « classe ex-ploitée et opprimée (le prolétariat), ne (pouvant)plus se libérer de la classe qui l’exploite et

l’opprime (la bourgeoisie), sans libérer en mêmetemps et à tout jamais, la société entière del’exploitation, de l’oppression et des luttes de clas-ses » ne s’est pas réalisée. Des opportunitésont peut-être existés. Le possible n'a pas étésaisi, ou mal, ce qui est pire. En tout cas, lemoment de sa réalisation a été manqué. Lesobjectifs restent cependant toujours actuels –libérer la société entière et parvenir à unesociété sans classes - , les moyens ont, àl’évidence, échoué et ne sont plus opération-nels. Par ailleurs le terme prolétariat n’estplus guère utilisé. Faut-il le remplacer et, sioui, par quel terme ou expression ? À remar-quer que le mot bourgeoisie, lui, a survécu.

Le raisonnement de Marx avait été lesuivant : « Les besoins théoriques seront-ils desbesoins directement pratiques ? Il ne suffit pasque la pensée recherche la réalisation, il faut en-core que la réalité recherche la pensée » s'interro-geait Karl à propos de la réalité allemande deson époque. « Où est donc la possibilité positivede l'émancipation allemande ? Voici notre ré-ponse. Il faut former une classe avec des chaînesradicales, une classe de la société bourgeoise quine soit pas une classe de la société bourgeoise, uneclasse qui soit la dissolution de toutes les classes,une sphère qui ait un caractère universel par sessouffrances universelles et ne revendique pas dedroit particulier parce qu'on ne lui a pas fait untort particulier, mais un tort en soi, une sphèrequi ne puisse plus s'en rapporter à un titre histo-rique, mais simplement au titre humain, unesphère qui ne soit pas dans une opposition parti-culière avec les conséquences mais dans une oppo-sition générale avec toutes les présuppositions dusystème politique allemand, une sphère enfin quine puisse s'émanciper sans s'émanciper de toutesles autres sphères de la société et sans, par consé-quent, les émanciper toutes, qui soit en un mot, laperte complète de l'homme et ne puisse donc sereconquérir elle-même que par le regain completde l'homme. Cette décomposition de la société entant que classe particulière, c'est le prolétariat »(L'idéologie allemande").

Quelle est donc aujourd'hui la catégoriesociale à inventer, « qui ait un caractère univer-sel » par son aliénation universelle, « qui nesoit pas dans une opposition particulière » mais «dans une opposition générale avec toutes les pré-suppositions du système politique », qui « nepuisse se reconquérir... que par le regain completde l'homme » ?

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On peut faire l'hypothèse suivante : in-verser le pari de Marx. Ce ne sera plus, ouplus seulement, une classe particulière qui ens'émancipant émancipera la société, lemonde. C'est la société entière, l'ensemble descitoyens "réels" qui, étant « dans une oppositiongénérale avec toutes les présuppositions du sys-tème politique », s'émancipera, émancipantainsi aussi le prolétariat. C'est donc bien alorsun citoyen réel qui est à inventer.

Il convient, pour que l’analyse soit ex-haustive intégrer au concept de mode deproduction – des forces productives et desrapports de production – des « choses » queMarx a négligé ou qui n’existaient pas de sontemps : Marx n’a pu connaître, par exemple,la prodigieuse croissance des villes dans ladeuxième moitié du 20e siècle. On ne peutexclure aujourd’hui l’urbain de l’analyse dumode de production. Plus généralement, celaconduit à faire entrer dans l’analyse tous lesaspects négligés jusque-là : architecture, ur-banisme et, plus largement, espaces et tempssociaux, mais aussi écologie, qui sont deve-nus des marchandises autour desquelles selivrent de grandes luttes tout en restant lefondement de la valeur d’usage, bien que ouparce qu’ils sont entrés dans les valeursd’échange. Il faut aussi tenir compte, dansl’analyse des forces productives, les trans-ports, les loisirs, la vie privée et familiale ettoutes les modifications qui ont affecté aucours de l’époque moderne les différents as-pects de la vie et de la pratique sociale. Cequi n’exclut en rien mais implique et com-plète dans l’analyse celui de travail productif.

Cette lutte, à l’échelle mondiale, pour letemps et l’espace – c’est-à-dire pour leur em-ploi et leur usage – est devenu une formemoderne de la lutte de classe n’impliquantplus uniquement un sujet historique déjàconstitué : la classe ouvrière. Forme modernede la lutte de classes que n’avait pas prévuMarx, puisqu’elle n’existait pas à son époque.

Après cette parenthèse, où certains au-ront reconnu l’ajout du concept de vie quoti-dienne d’Henri Lefebvre dans l’analyse d’unmode de production, et pour revenir à la no-tion de prolétariat, on peut encore poser laquestion de manière différente, mais noncontradictoire avec l'hypothèse précédente :la prolétarisation ne s'est-elle pas étendue à laquasi-totalité de la société ? Et cela à partirmême de cette définition par Marx du prolé-

taire : « la misère consciente de sa misère moraleet physique, l'abrutissement conscient de sonabrutissement et, pour cette raison, essayant de sesupprimer soi-même » où la catégorie citoyenviendrait en lieu et place de la catégorie pro-létaire. Ainsi, c’est la citoyenneté qui devien-drait, en quelque sorte, le sujet historiquedéjà constitué capable de libérer le monded’un certain nombre d’aliénations inhérentesau capitalisme.

Est-on si éloigné que cela aujourd'huidans les pays industrialisés (ailleurs c'estpire) de cette définition du prolétaire... ou ducitoyen ? N'y a-t-il pas misère morale et phy-sique, consciente, s'étendant à l'ensemble dela société, ou presque ? Ceux qui naissentchômeurs, ceux qui le deviennent, ceux quicraignent de la devenir ? Les déclassés, leslaissés pour compte, qui perdent le sensmême de leur existence et qui s'en rendentcompte ? Ceux qui se tuent, concurrenceoblige, moralement et physiquement au tra-vail et qui en sont conscients ? Un seul motrésume cette situation : précarité. La quasi-totalité de la société vit sous le régime del'échange salarial. La quasi-totalité de la so-ciété participe au système productif de biens,qui ne sont pas que matériels, sans prise ré-elle sur les choix et les décisions majeurs,sans possibilités de prendre en main sesconditions de vie ou de survie. Reste cepen-dant des petits espaces de subjectivité, etdonc de citoyenneté, pour les individus, nonprévus par les technocraties : Ils s'y engouf-frent, par détournements de l'affectation deslieux, par détournements des règlements,etc., chaque fois qu'ils le peuvent.

ooooo

Le Manifeste communiste commençaitpar cette phrase célèbre : « Un spectre hantel’Europe : le spectre du communisme. Toutes lespuissances de la vieille Europe se sont unies enune Sainte-Alliance ». Aujourd’hui, plus despectre de cette nature, mais la Sainte-Alliance existe toujours. Aujourd’hui, si Marxet Engels avaient à écrire un nouveau Mani-feste peut-être commenceraient-ils ainsi : «Un spectre hante le monde : l’implosion ducapitalisme ».

Faisant le bilan du Capital, à l’occasiondu centenaire de sa publication, Henri Lefeb-vre rappelait cette analyse de Marx :

« Il convient de distinguer la croissanceéconomique et le développement social. La crois-

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sance est quantitative et le développement qualita-tif. La croissance s’évalue en chiffres ; le dévelop-pement implique des rapports sociaux de plus enplus complexes et riches. Il peut y avoir croissancesans développement et développement sans crois-sance, mais seulement dans certaines limites. Lasociété capitaliste peut donc, à travers crises etconvulsions, connaître une croissance et mêmebouleverser les techniques de production. Tantque la bourgeoisie peut jouer ce rôle, elle garde lepouvoir. Un mode de production disparaît seule-ment lorsqu’il a mis au jour ce qu’il recelait :connaissances, techniques, forces productives. Leslimites du capitalisme lui sont assignées par lui-même, et non pas du dehors. Toutefois, il a deslimites. Les bornes de la croissance sont posées parle développement. Et inversement : un dévelop-pement accéléré des rapports sociaux et politiquesexigera une croissance qui rattrape le retard desforces productives, ou bien trouvera son frein etses bornes dans l’état des forces productives.L’ouvrage de Marx se termine donc sur cetteperspective : un mouvement dialectique nouveaudans une certaine mesure passe au premier plan,celui des rapports entre croissance et dévelop-pement » (in En partant du Capital, Anthropos,1968)

Le Manifeste communiste se terminaitainsi :

« …les communistes appuient en tous paystout mouvement révolutionnaire contre l’ordresocial et politique existant.

Dans tous ces mouvements, ils mettent enavant la question de propriété, à quelque degréd’évolution qu’elle ait pu arriver, comme la ques-tion fondamentale du mouvement.Enfin, les communistes travaillent à l’union et àl’entente des partis démocratiques de tous lespays.

Les communistes ne s’abaissent pas à dis-simuler leurs opinions et leurs projets. Ils procla-ment ouvertement que leurs buts ne peuvent êtreatteints que par le renversement violent de toutl’ordre social passé. Que les classes dirigeantestremblent à l’idée d’une révolution communiste !Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurschaînes. Ils ont un monde à y gagner.

PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS,UNISSEZ-VOUS !

Pas grand chose à redire à cette fin.Sauf à remplacer :

« la question de propriété » par la « ques-tion de propriété des grands moyens de pro-duction »

« le renversement violent de tout l’ordre so-cial passé » par « le renversement de toutl’ordre social passé »le mot « prolétaires » par celui de « citoyens »

CITOYENS DE TOUS LES PAYS,UNISSEZ-VOUS !

ooooo

Ce qui précède se veut ébauche, pré-misse, contribution à une réflexion. Si on ad-met l’hypothèse d’Henri Lefebvre : que c’estle possible, l’infini qui doivent déterminer leprésent à venir ; si on admet encore quel’infini tracé par Karl et Friedrich est toujoursun horizon permettant de rêver, alors c’est àVOUS, à NOUS qu’il revient peut-être deproposer et d’écrire cet avenir de demain.Comment ? En s’inspirant un peu de la ma-nière dont fonctionne l’encyclopédie en ligne: VIKIPÉDIA. C’est-à-dire de manière totale-ment libre, l’animation de LA SOMME ET LERESTE n’intervenant que pour réaliser lasynthèse de textes similaires et s’assurant dela cohérence des textes reçus avec les princi-pes énoncés dans tout ce qui précède. Ce quiest nécessaire mais non limitatif.

Il est évident que ce texte est hors del’idéologie dominante actuelle, même dans lagauche, voire à l’extrême gauche. Avec unlangage d’il y a quelques années on pourraitrétorquer à ce texte qu’il n’est pas dans « laligne » et qu’il n’y rien à discuter. Silence etcirculez ! Peut-être que si cependant : « Pes-simisme de la raison, optimisme de la volonté »aurait dit Gramsci, reprenant Romain Rol-land.

1 – On peut, à ce propos, consulter utilementla contribution intitulée « Transformer lemonde » (Armand Ajzenberg) sur le sited’Espaces-Marx :(www.espaces-marx.org/plan.php3). Aller au« Plan du site », puis à « toutes les contribu-tions » et enfin à la troisième série de textes.

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ALAIN ANSELIN (SUITE)

Dans les hôtels, l'Antillais est le specta-cle de l'Européen et du Nord-Américain. Saculture, réduite évidemment à la cuisine, à ladanse et à quelques lieux communs littérai-res, est consommée par l'Europe de passage.Dans les colloques, c'est l'inverse, l'Antillaisassiste passivement ou symboliquement audéploiement intellectuel des sommités del'Occident, du moins à ce que lui en assènentles médias jusque dans les foyers des mornesles plus reculés.

Même si rien n'est jamais aussi tran-ché, on vient voir les uns danser, on regardeles autres penser.

Et rien n'est plus insidieusement colo-nial derrière la convivialité partout affichéedu dialogue des deux Mondes, qui n'ont ja-mais été autant nommés de la sorte que de-puis qu'ils ne font qu'un. Je dis cela l'un dansl'autre, ça va de soi.

Sans doute tout cela reflète-t-il jusquedans les îles la division sociale de l'Europeelle même : ce ne sont pas les mêmes occi-dentaux qui pratiquent le tourisme hôtelier etle congrès.

Et le tourisme, ce sont aussi les retourspériodiques des congés, bonifiés ou non,tandis que les socio-professionnels et lesscientifiques de la Caraïbe ne sont pas inter-dits de colloques où actualiser et promouvoirleurs compétences.

Pays de dialogue, de rencontre peutêtre. Pays mêlés, sûrement. Pour paraphraserSony Labou Tansi, je dirai que nous jouons etmendions l'Histoire quand il nous reste àl'inventer.

Nous rejouons l'Histoire qu’on nous adonnée à jouer. Un jour pas si lointain, quandquelque ecclésiastique, en mal de charités'étonna que le dialogue à peine noué desdeux Mondes tournât au génocide du moinsbavard, s'inquiéta de lui trouver un joker quitint les quinze rounds de la plantation... Etdepuis, nous jouons et nous rejouons Man-dingo, certains d'avoir avancé dans le mou-vement de l'Histoire qu'on nous propose.Acteurs, enfin, de la pièce écrite ailleurs.Nous assurons même la mise en scène.

Mais le scénario et les dialogues nouséchappent, nous avons juste beaucoup mar-ché depuis Christophe Colomb. Nous habi-

tons un monde que nous n'avons pas bâti, quis'est bâti sur nous. Un univers dont l'heuris-tique nous a échappé, et auquel nous com-mençons seulement de proposer desherméneutiques libres et fécondes.

Nous y sommes encore « ceux qui n'yont rien inventé », mais nous ne sommes plus« ceux qui n'ont rien inventé ».

Depuis, nous avons appris que l'Hu-manité nous devait le bœuf, il y a dix milleans et une mathématique il y a cinq mille ansen Afrique, et le cabri et l'astronomie en Inde.Et nous ne sommes plus très surs d'avoir ànous féliciter qu'il y ait eu, ici, un conquista-dor Noir, là, que Champlain recourût au ser-vice d'un interprète brésilien noir pourdialoguer avec les Mic-Mac du Québec. C'estbien le même rôle d'interprète de l'Europedans les Amériques que les Douze pourraientnous confier et nous rémunérer cinq sièclesaprès l'ouverture du dialogue.

Il y cinq siècles, nous sommes montés,en marche, à la station caraïbe dans un trainque nous ne conduisons toujours pas, et dontnous n'avons encore jamais construit lesvoies.

Parler de rencontres des deux Mon-des, à laquelle furent conviés de force et parmarchandage deux ou trois autres univers,parler de dialogue devient malaisé dans cesconditions. Il faut bien nous le concéder. Dumoins, si on tient absolument au dialogue descivilisations; et on aura compris que c'est no-tre cas. Nous ne pouvons plus nous contenterde danser pour l'Occident, et de le regarderpenser. Que peut apporter un spectateur audialogue, à part des rafraîchissements? Et quepeut en espérer le danseur, en dehors despourboires de l'imprésario? La clientélisationdes corps et des pensées doit prendre finpour que commence véritablement le dialo-gue des cultures partout revendiqué.

Car aujourd'hui, après des sièclesd'exploitation, nous sommes davantage do-minés qu'exploités. Bien sûr, nos sociétéscontinuent de connaître ce que nous pour-rions appeler les rapports sociaux d'exploita-tion du travail sur lesquels elles furentfondées. Les rapports sociaux perdurent et seredéploient à travers la société civile et lelong de la société politique, l'exploitationdemeure, sectorialisée sur les dernières po-ches d'économie productive, et cristalliséedans les comportements. Pour le reste,

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« quelques feuillets, par jour ouvrable, depapiers frappés de lettres et de mots vousparaissent-ils vraiment valoir plus (que nousne recevons) en aliments, en vêtements, enlogements, en voyages, en soins médicaux,sans oublier la création et l'entretien des vil-les et de routes ? »

Ne demandons-nous pas, à la façondes Français que ce texte d'un économistefrançais apostrophe, « à l'Etat, comme une enti-té métaphysique et par des pouvoirs qui ne pour-raient être que magiques, de leur permettre decontinuer à imiter les plus riches ? », à vivrecomme dans « Côte Ouest » et à constituerune vitrine présentable des Douze dans laCaraïbe ?

Au risque de choquer, la réalité mo-derne a du mal à rentrer dans les schémastout faits des prêts-à-penser et des prêts-à-croire qui se disputent le marché de nosconsciences, et il ne convient plus de parlerd'exploitation de nos pays quand nous re-gardons de plus prés la réalité des chiffres :quand nous avouons 10 francs de P.I.B., cesproduits intérieurs bruts qui font miroiterl'Europe à nos voisins, nous n'en produisonsqu'un seul, les neuf autres ont les transfertspublics pour origine.

Avouons-le honnêtement : nous avonsappris à exploiter notre propre domination,nous en vivons fort bien encore que dans unesociété à deux vitesses, enchaînée ici aux 40%,là au R.M.I, où un actif sur trois est chômeur,et un salarié sur deux, smicard ! Nous fonc-tionnons à la « demande d'Etat », comme ondit dans le jargon des sciences humaines.Nous avons fonctionnarisé notre dépen-dance. Notre principal problème est devenunotre matière première, notre ressource prin-cipale. Pourquoi voulez-vous que nous cher-chions une solution? De quoi vivrions-nousdemain? Nous n'avons plus rien à mon-nayer, à négocier. Les habitations et les usinesont fermé, les gisements de main-d’œuvresont taris. Et c'est comme si nous avionséchangé notre niveau de vie relatif tout neufcontre tous ceux qui sont partis et ne revien-dront plus.

Je le soulignais dans une conférenceau Marin, en Martinique en avril 1991, pen-dant les dix plus fortes années de l'émigra-tion organisée par une économie françaisealors dévoreuse d'hommes, de bras et deventres, à chaque fois qu'un martiniquais

sortait de l'île, une automobile y entrait.Avant 1848, nous ne valions pas une mule.Aujourd'hui, nous valons à peine une voi-ture…

Nous enchaînons de l'être contre del'avoir, sans même y prendre garde, au fil duquotidien et des stratégies de survie, à me-sure de notre transformation en marché mo-derne, sous perfusion publique, des grandesentreprises, privées, de distribution euro-péennes qui poursuivent ainsi la réalisationde l'accumulation du capital.

Vous m'acquitterez, j'espère, d'avoirdit tout cela aussi crûment. Mais il fallait enpasser par là pour mieux saisir ce qu'il en estdes projets et des intentions de rencontresdes cultures : en matière de dialogue, quandil y a domination, les cultures dominées nevont pas plus loin que les caravelles dushow-bizz, et que fournir leur spectacle auxvoyagistes occidentaux : que proposer dupassé sous cellophane, retraité par le marke-ting mix, à l'univers en visite. Les étrusquessont morts de ce dialogue là, qui en fit leschanteurs, les zoukeurs, les boxeurs et lescoureurs à pied des Romains. La souverai-neté ne se sponsorise pas.

Vivre passe par de grandes remises enquestion. Nous remettre en question. Remet-tre en question nos relations à l'Autre, auxAutres. L'un ne va pas sans l'autre.

À l'autre bout du dialogue, faisons unrêve : l'Autre se remettait en question.Condition préalable.

Je voudrais retenir comme illustrationle mot du philosophe français Henri Lefeb-vre, un jour de 1977 où nous discutions avecSerge Jonas, fils d'un ancien commissaire dupeuple pendant les années Lénine, qu'enfant,il avait approché. C'était à deux pas des mi-nes fatiguées du bassin cévenol… C'était aus-si trois ans après la répression sanglante deChalvet en Martinique, dix ans après les mas-sacres de Pointe-à-Pitre. Les îles du sucrepleuraient encore leurs morts. Comme je lesinvitais à poursuivre nos discussions enGuadeloupe, en Martinique, Henri Lefebvrem'opposa un refus sans ambiguïté partagépar Serge Jonas : « J'ai toujours refusé de des-cendre de l'avion aux escales antillaises », me dit-il, « j'ai toujours refusé de mettre les pieds sur unsol qui n'était pas libre ».

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Refuser d'être Colomb, voilà qui feraitde l'Europe un partenaire fraternel au ban-quet universel des cultures.

Car c'est bien la nécessité du dialoguequi est à l'ordre du jour! Nous faisons touspartie de la même tribu, l'Humanité, et nousvivons sur la terre étroite de la même pla-nète, qui prend au fil du temps les dimen-sions d'une île perdue dans l'espace. Dans ceslieux, aujourd'hui, quand nous congédionsl'Europe comme jury de la Caraïbe en matièrede pensée du monde et de l'homme, nous nefaisons rien d'autre que lui offrir une placedans le dialogue des cultures. Celui qui resteperché au-dessus du filet ne peut pas prendrepart au match de tennis.

Il ne s'agit pas d'une mission sacrée, ledialogue n'est pas un fardeau dont nous pré-tendrions ravager à notre tour l'univers, maisune simple règle qui devrait prévaloir aubanquet humain d'une planète menacée etmettre fin au dialogue de celui qui parle et deceux qui écoutent, depuis Christophe, depuisColomb, depuis la Croix et la Bannière.

1 - Communication initialement prévue pourle Colloque de Praia (Cap Vert, 4-8 Mai 1992)sur le thème de la Rencontre des Deux Mon-des le rôle de l’Afrique et ses répercussions àl’occasion du Cinqcentenaire (sic).

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Alain Anselin

Carnet de balPetite suite à une Archéologie linguistique

de la danse en Afrique

e bal des langues indo-européennes,particulièrement le bal français, la

ballada, chanson à danser provençale, le bailarportugais, la ballerina italienne, des langues ro-manes, et le *b-V-l des langues africaines sontsans rapport aucun. Aucune des deux grandesfamilles de langues ne saurait être tenue pour êtreà l’origine du mot dans l’autre.

Dans un article paru dans le dernier numérode Pan African Review of Innovation (A. Anse-lin,PAARI n°5,2006), nous avions établil’inventaire des comparanda africains del’égyptien : jb3 < *ybl < *byl, danser (WbI,62,8), mais aussi la danse, la joie (Wb I 62,12-

13, D.Meeks, 1978,2,25) : beja : bol, jouer, cou-chitique : afar : abal, ba-, jouer, burji : belèl,danse, tchadique occidental : sura : b l, danse,vulum : bol, danse d’hommes, masa : bòl, bòlá,danser, mokilko : bérè, danse. Comparanda nilo-sahariens: nubien: kenuzi, dilling, mahas : bal-e,mariage, fête, kenuzi, mahas : bán, danser, bán-ti,danse, dinka: a-bal, dancing girl, kadu : talasa :abála, danse, krongo : ábalà, jeu, danse, deiga :abalá, jouer, lotuxo : bal-a, jouer, dese : bilá,jouer, danser. Comparanda du phylum niger-congo : kru : neyo : bli, chant, senufo : vele,danse, kwa : baule : âblê, danse, benue-congo :degema : b n , mambila : bene, danse, bantu :*bin, danse, bubi : o.bila, danse etc…

Dans une étude remarquable, FrédériqueBiville a démontré avec une érudition minutieusedoublée de la plus grande rigueur, la formationde la constellation des noms romans de la danse àl’époque de l’Empire romain. «Ballare et ses dé-rivés n’apparaissent que tardivement dans la la-tinité chrétienne1 (….) et présentent le sens de«faire la fête». Ils sont formés sur un mot grec,

, lancer (un projectile), atteindre (quel-qu’un), traditionnellement employé dans descontextes festifs pour nommer un rite de lapida-tion et de bombardement. «Le lancer de pierresde l’institution grecque du s a évolué encelui de «faire la fête, faire la noce», ce qui ex-plique le sens de danser que le verbe ballare apris en roman» (F.Biville,1999,62). Pourtant,«Quel Grec a jamais employé ce mot squand le verbe correct est ou »explose Athénée cité par F.Biville ! En fait onbombardait la maison devant laquelle on organi-sait un charivari ; une fête d’Eleusis prit même lenom de son lancer de pierres, s. LesRomains étendirent aussi l’emploi du mot àd’autres domaines, résolument militaires, ceuxd’une balistique impériale conquérante. La bal-lista est d’ailleurs littéralement un lance-pierres,une baliste (F.Biville,1999,70-71 et 73).

La racine grecque connut un plein succèsen latin. Ballatio y devint aussi dans les gloses del’époque, un équivalent accepté de chorea, ladanse, et les prêtres de dieux et déesses, leursdanseurs, frénétiques, les ballatores tels les bal-latores Cybelae, les prêtres danseurs de Cybèle.

1 Au 4° siècle après J.Ch.

L

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«Ista consuetudo balandi de paganorumconsuetudine remansit (balationes et saltatio-nes, Ps.Aug Serm.265,4) - cette habitude de dan-ser issue des traditions païennes s’est conservée»dans les sociétés christianisées par l’Empire,violemment condamnée par les Pères del’Eglise : «ballare, saltare diabolico more ». «Iln’est pas décent que des chrétiens dansent (bal-lare) et chantent quand ils se rendent à des ma-riages»! (F. Biville, 1999,75)

Les peuples de l’Europe, pas moinsdionysiaques que d’autres, dansaient leursdieux et les grands moments rythmant leurvie sociale. L’Eglise y mit fin, diabolisant descultures entières en Europe comme elle allaitle faire quelques siècles plus tard en Afrique.

L’Egypte aussi, comme toute l’Afrique,dansait ses dieux, dansait la vie. Près de deuxmille ans plus tôt, à la fin de l’Ancien Empire,le pharaon Pepy II avait demandé à un hautfonctionnaire de l’Etat pharaonique, Hark-houf, envoyé en mission au pays de Yam, delui ramener un dng ib3.w ntr (Wb I 62,17),un nain des danses du dieu, un nain pour les dan-ses du dieu. Ainsi se trouve attesté le nomégyptien de la danse, ib3, dans une relation ausacré, au divin, ntr, dès l’Ancien Empire,aussi étroite que celle liant les prêtres de Cy-bèle, ses ballatores, à leur propre divinité.

Nous avions conclu notre article sur ladanse en Afrique ainsi : « Le lien à la concep-tion égyptienne du divin semble avoir été assezétroit pour que le mot ib3 disparaisse de la cultureégyptienne avec sa christianisation, et ne puisseêtre attesté en copte - dans le même temps queâkh, esprit lumineux des défunts (Wb I 15-17), y devenait le démon : ik (B), ih (L) démon <âkh.ou, partie de la personnalité humaine, esprit,âme bienheureuse, le divin dans l’homme » (W.Vycichl,1983,69) et se trouvait employé pournommer « nih mn nsatanas, les démons et lessatans…. ».

Un démon évidemment adoré, du pointde vue du christianisme, par des ref shamsheik, « idolâtres » (B), et bien sûr exorcisable, pardes shasher-ik, « exorciste(s)» (B). En fait« aucun des mots égyptiens désignant l’âme(âkh.ou, bâ, kâ) ne correspondait à la notionchrétienne. C’est pourquoi les Coptes ont adopté leterme grec psukhê ( ), pluriel pskhkhooue(S)». psukhê (SB), âme, « désignation adoptée parles Coptes pour remplacer les désignations païen-nes héritées de l’ancienne Egypte (égyptien bâ =

copte bai,égyptien ka = copte khoi (B) »(W.Vycichl,1983,247) … Le bâ était dans laculture égyptienne la « partie de la personnalitéhumaine revenant sous forme d’oiseau après lamort sur terre (Wb I 411,6-412,10) »(W.Vycichl,1983,25,33,247), aspect très biendécrit par Oum Ndigi (1999,390-395).Comme âkh.ou, bâ fut lui aussi « employé pourdésigner des démons en copte » : exemple, « ledémon bai nkhôkh (O) » (…) « probablement un« esprit de l’obscurité » (W.Vycichl, idem).

Il en alla de la conception égyptienne dudivin comme de celle de l’âme. Les Eaux Pri-mordiales, nww, des cosmogonies égyptiennes,nnw, nwnw, das Urwasser, démotique : nwn((Wb II,214,18-215,12) d’où « prov(enai)ent lesdieux » égyptiens, à la contrepartie féminine di-vine, Nw.t, « le ciel de l’au-delà » (D.Meeks,1978,2,186), subirent le même sort pour désigneren copte : noun (SBO) la « profondeur del’Enfer, (l’)Enfer » (W.Vycichl,1983,143). Demême, le « séjour des rois défunts », pyrdw3.t,pyrd3.t, l’Unterwelt des Textes des Pyramides,« région à l’est du ciel où le soleil et les étoiles selèvent, s’étendant au-dessous de la terre», vérita-ble au-dessous stellaire parfois pourvu du dé-terminatif de l’étoile, devint en copte : tê, têi (O),« l’au-delà, les enfers » (Wb V 415,3-416,10,W.Vycichl, 1983,208). Le mot pyrntr, dieu (WbII 358,1-360,12), était, en égyptien, pluralisable,et cela aussi bien dès ses premières attestationssur un tesson nagadéen du site Hk6 de Hiérakon-polis (Edwin van den Brink,1992,265) que dansles textes du Livre des Morts : ntr.w. Il conservace sens en copte : noute (S), mais son fémininntôre (L) désigna « une diablesse dans les textesmanichéens » (W.Vycichl,1983,145), et fut associéà une péjoration du corps et du désir étrangère à laculture égyptienne : tepitumia tntôre mpsôma (L)« le désir » (en copte féminin, avec l’article féminint-) « diablesse du corps » (W.Vycichl, idem).«« Dieu » (dans le sens du Judaïsme et du Chris-tianisme) » prit « toujours » l’article masculin, p- «pnoute (S) (…) = s », le Dieu, par opposi-tion à la notion égyptienne, indéfinie, d’un indéfi-nissable qui n’en admettait pas la nécessité(W.Vycichl, idem).

La disparition de la danse comme formeculturelle authentique du sacré accompagnadans le même mouvement de changementculturel systématique « celle du divin égyptienet la péjoration des esprits lumineux dans la vision

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du monde, la mort d’une pensée toute africaine quine séparant pas le corps de l’âme, n’en disqualifiaitpas le corps - cognitive point of reference d’unepensée du monde et de l’homme.

Tout cela finit peut-être par nourrir endernière instance le préjugé des sociétés occiden-tales sur des cultures accordant tant de place à ladanse, rejaillissant sur la vision moderne del’Afrique elle-même » (A.Anselin,2006).

Cette mise au point lexicographique estaussi l’occasion de rappeler ce fait historiqueoublié, lourd de conséquences, que lacondamnation d’une conception dansante dusacré, et son aliénation au sens fanonien dumot, toucha d’abord l’Europe. Les cultures dece continent s’adaptèrent au christianismeconstantinien, à sa religion d’Etat2, totalitaire,en multipliant les syncrétismes, et en luifournissant simultanément les agents les pluszélés de sa longue, longue expansion.

Vint le tour de l’Afrique. Et « …de mêmeque Jésus et son père se sont imposés dans lescolonies romaines grâce à la colonisation romaine,de même Jésus par la colonisation européenne dumonde non-européen, s’est introduit en Afrique,et en milieu Fang et s’y est imposé grâce à la colo-nisation française » (J.E.Mbot,1972,165).

Il y a plus d’un siècle, le R.P. Trilles, laCroix et la Bannière, convertissait le paysFang à coups de fusil. La Mission recueillaitles orphelins de la grande conversion. Lepère de l’anthropologue gabonais Jean-Emile

2 En fait, «Jésus, qui a vécu pendant la colonisation dela Judée par les Romains, s’est imposé après sa mortcomme dieu grâce à la même colonisation romaine» dela Méditerranée et de l’Europe (J.E.Mbot,1972,165).Un peu comme si Rome avait adopté et répandu pourreligion d’Etat, dominatrice et coloniale, un kiban-guisme, et son discours de valeurs d’égalité et de jus-tice, né dans l’une de ses colonies – ce que connoteparfaitement la traduction du qualificatif du hérosculturel qui donne son nom à tout l’appareil religieux,l’Oint, masîah, par s, c'est-à-dire la transforma-tion d’un «messianisme» né dans une situation colo-niale en équipement du pouvoir impérial, le«christianisme»(«

s, nous avons trouvé le Messie, ce qui se traduitpar Oint » c-à-d, « ce qui signifie Christ » (Evangile deJean,I,41) in Mark Janse Les besoins de la Cause.Causatifs hébraïques-causatifs grecs in Langues encontacts dans l’Antiquité. Aspects lexicaux, sous ladirection d’Alain Blanc et Alain Christol, Paris, 1999,132).

Mbot y fut donc élevé et éduqué. Puis, il y amoins de cinquante ans, dans le cadre del’aggiornamento papal, l’Eglise entreprit deprocéder à « l’indigénisation de la Foi », à« l’africanisation de la liturgie »(J.E.Mbot,1972,25) – et d’organiser elle-mêmeles syncrétismes en leur fournissant les for-mes qui encadrent l’acculturation.L’Archevêque de Libreville envoya alors unjeune séminariste promis à un bel avenir enpourpre, le même Jean-Emile Mbot, recueillirdanses, chants, légendes, contes et traditionsFang, dans sa région natale de Minvoul.« J’étais socialement considéré par celui quim’envoyait et par les communautés que je devaisrencontrer comme agent de l’Eglise catholique etromaine » confesse le jeune apprenti-missionnaire (J.E.Mbot,1972,24). Mais Jean-Emile Mbot est aussi un «fils du pays» parles lignages de son père et de sa mère. Aucours d’une veillée, un Aîné, Ella Ngbwa, qui«ne fréquentait pas les missionnaires»(J.E.Mbot,1972, 30), exécute un chant de bila-ba, danse d’échange organisatrice de la repro-duction sociale chez les Fang, qui ritualisel’enlèvement des femmes.

Les Pères de l’Eglise diabolisaient le balla-tio des mariages de la société gréco-latine de laBasse Epoque romaine ? Quinze siècles plustard, au Gabon, les missionnaires pourchassentles danseurs de bilaba, qui seront souvent jetésen prison par l’administration coloniale, ets’attachent à réorganiser une société où le ma-riage catholique remplacera l’enlèvement ritueldes femmes et les alliances lignagères classi-ques.

Un autre Aîné, Bengone, raconte à Jean-Emile Mbot l’esis, épreuve de peur imposéeaux jeunes gens lors de l’initiation (J.E.Mbot,1972,32). Le jeune séminariste demande enquoi cette épreuve peut faire de quelqu’un unhomme mûr, et s’entend répondre : « bi zesy bine zà minlàm ?, nous et Jésus nous être seuilvillages ? », est-ce que Jésus et nous sommesvoisins ? Voilà Jean-Emile Mbot renvoyé àson appartenance sociale : il n’est pas unhomme mûr chez les Fang, juste un envoyé desMissionnaires – et ce, par la seule évocationproverbiale de la légende d’Eyangha Nkuna,une vieille femme autrefois partie demanderle baptême à la mission d’Alep, après avoirpassé plusieurs années à travailler commecatéchumène dans les plantations des prêtres(J.E.Mbot, 1972,160). « Le jour de l’examen de

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catéchisme arriva enfin. Le tour d’Eyangha Nku-na se présenta. Et Eyangha Nkuna avança toutetremblante à l’appel de son nom. Le prêtre lui posaune question et une seule. Où est né Jésus ? ».Eyangha, outrée, lui lança : « N’as-tu pas hontede poser une pareille question à une vieille femmecomme moi ? ye bi zesy (Jesus) bi ne nzangminlam ? nous et Jésus nous être seuil villages,mon village et celui de Jésus sont-ils liserains ?Mon village et celui de Jésus ont-ils une fron-tière commune ? Sur ce, Eyangha chargea sonpanier et retourna à Angonamke sans avoir reçule baptême ». (J.E.Mbot, 1972, 155,160 et 166).

Un autre demi-siècle a passé. La mon-dialisation bat son plein, creusant le fossé desdiscriminations, poussant aux retranche-ments, voire aux camps retranchés, identitai-res - où les derniers convertis vs les dernierscolonisés, ultimes zélotes et nouveaux Croi-sés d’un appareil idéologique désormaisdeux fois millénaire, vont aujourd’hui jusqu’àen revendiquer l’invention ! Ou comment sefaire maître dans le système qui vous asser-vit, stratégie de résolution certes,d’intégration assurément - grosses de bûchersfuturs ?

Pourtant déjà, « … aux environs de 1957,un homme de Minvoul se prétendant parfois Jé-sus, parfois son envoyé, s’est noyé dans le Ntemen voulant traverser cette rivière à pied, àl’imitation de son homonyme »(J.E.Mbot,1972,164). Poul suiv kan-nà, i mònéyé.

Hier, à l’Ouest, rien de nouveau. Au Sudnon plus, aujourd’hui.

Mais, partout, cependant, on continua,et on continue de fleurir les tombes des mortset de danser aux mariages des vivants.

Bibliographie. Alain Anselin : Archéologie linguistique de ladanse en Afrique PAARI n°5,2006. Alain Anselin : Iconographie des rupestressahariens et écriture hiéroglyphique –Signes etSens Hommages sahariens à Alfred Muzzolini,Cahiers de l’AARS n°10, 2006. Frédérique Biville : Emprunts et productivité :la branche latine du grec , in Langues encontacts dans l’Antiquité. Aspects lexicaux, sousla direction d’Alain Blanc et Alain Christol,A.D.R.A Nancy, De Boccard, Paris, 1999,57-80W.E.Crum Coptic Dictionary , Oxford, 1939,953 pages

. Mark Janse : Les besoins de la Cause. Causatifshébraïques-causatifs grecs, in Langues encontacts dans l’Antiquité. Aspects lexicaux, sousla direction d’Alain Blanc et Alain Christol,A.D.R.A Nancy, De Boccard, Paris, 1999,131-149. Jean-Emile Mbot : Ebughi bifia « Démonter lesexpressions ». Enonciation et situations socialeschez les Fang du Gabon, Musée de l’Homme,Paris, 1972.. Oum Ndigi : Les Basa du Cameroun et l'Anti-quité pharaonique égypto-nubienne : recherchehistorique et linguistique comparative sur leursrapports culturels à la lumière de l'égyptologiePresses Universitaires du Septentrion, 1999,495+108 pages. Edwin van den Brink: Corpus and NumericalEvaluation of the Thinites Potmarks in The Fol-lowers of Horus. Studies dedicated to MichaelAllen Hoffman, edited by Renée Friedman &Barbara Adams, ESAP n°2, Oxbow 20, 1992,265-296. Werner Vycichl : Dictionnaire étymologique dela langue copte Peeters, Louvain, 1983.

________________________________________

William RolleLes recherches de William Rolle sont

consacrées à l’alimentation, la famille,l’anthropologie urbaine. Il a travaillé sur lequartier de Texaco (1984-1985), premièreopération de réhabilitation de l’habitat insalu-bre en Martinique. Il mène aujourd’hui uneréflexion sur l’anthropologie visuelle en utili-sant la photographie des intérieurs commeméthode d'investigation associée à l'enquêtesociologique.

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Ses analyses sur la mutation de la f a-mille antillaise et l’évolution de l’espace ur-bain se poursuivent par des études sur lecrack et la prostitution, l’élaboration d’étudesavant la réhabilitation de quartiers populaires(Canal Alaric pour Fort-de-France, VieuxPont pour la commune du Lamentin) .

Membre de la Revue de Sciences Hu-maines et de Littérature “ Carbet ” - 1985-1996 - (coordination du numéro 6 consacré àla famille antillaise), il anime la Revued’Anthropologie Tyanaba (coordination dunuméro 4 “ Urbanités Martiniquaises ”(2000).

Adieu TexacoVieux-Pont : épilogue d'une réhabilita-

tion urbaine à la Martiniquei l’expression “ mangrove urbaine ”a pu voir le jour c’est en réaction aux

discours d’exclusions qui longtemps ne frap-pèrent que les quartiers insalubres. Cettemétaphore signifiait que la population desquartiers était une potentialité pour la Marti-nique, que ses forces avaient constitué lesrésistances culturelles du pays. Nous avionsavec une étude3 sur le quartier de Texacomontré toute la richesse d'un quartier d'ha-bitation spontané. Aujourd'hui, avec cetteétude sur Vieux-Pont nous ne pouvons qu'in-firmer ce discours. Vieux Pont zone butoir,cloaque urbain, terrain de prédilection pourmigrants en rupture sociale, espace géogra-phique d’exclusion. Ce triste constat peutsurprendre et sembler exagéré ; c'est une desréalités de la société martiniquaise contempo-raine.

Nous relatons ici le déplacement deshabitants de Vieux-Pont vers un autre quar-tier du Lamentin, Bois-d’Inde. En délaissantl'option selon laquelle un quartier en positionmarginale peut redevenir vital à la ville àl'issue d'une réhabilitation sur site la rénova-tion urbaine à la Martinique entre dans unephase de rupture. Le déplacement des rési-dents, légaux ou squatters, s'avère être l'uni-que solution pour ne pas accentuer lamarginalité. Ce constat d'une mémoire indis-

3 Etude de faisabilité du Contrat Famille sur la ville deFort de France. 1985. Ministère des Affaires Socialeset de la Solidarité Nationale- Mairie de Fort-de-France-Lariamep.

ponible pour extrapoler des solutionsd’aménagement est lourd de conséquencepour l'avenir de la Martinique.

La question urbaine en Martinique sepose à partir de trois exigences : la politiqueurbaine élaborée en France, avec ses multi-ples remaniements ; la question de l'urba-nisme dans des villes du tiers-monde et,enfin, une problématique antillaise de l'es-pace.Certains problèmes que la Martinique neparvient que partiellement à résoudre dépas-sent le cadre strictement économique : parcequ'il s'agit de questions de dépendance,concernant la Martinique et son anciennetutelle colonisatrice, la métropole France. Lecadre de l’habitat reflète cette contradictiondu statut, en ce sens qu’en début du XXI siè-cle on trouve encore dans l’île des habitatsdégradés, des poches d’insalubrité qu’il fautdébusquer. Ce qu’on y voit qui font songerau Nanterre des années cinquante, les bidon-villes d’avant les grands ensembles, maiségalement à ce qui est le lot de n’importepays en voie de développement.

Pour situer ce quartier nous repren-drons quelques phrases d’un article parudans le journal « Le Monde », pour situer lespeurs, les rumeurs ; “ Le soir, à la Mangrove,brillent d’étranges lucioles. Dans les terrains va-gues, entrelacs de hautes herbes et de racinesaquatiques, courent d’étranges bruissements. Surles perrons des cases en bois, résidus agricoleséparpillés en bordure de ville, les habitués - dea-lers, drogues, vieux habitants enchaînés à leurchez-soi ou squatters victimes du cyclone Klaus -observent le manège des fantômes humains. LaMangrove fait peur ”4

Initialement, à l’orée des années 1950,le phénomène de squatérisation des espacesurbains est un mouvement dans lequel beau-coup de membres de la même fratrie, de lamême parenté sont inclus. C'est en quelquesorte un type de décohabitation qui entraînedans son sillage les plus jeunes d'un milieuessentiellement rural à vivre l'expérience del'urbain. On connaît les raisons de ce mou-vement qui sont à rattacher à l'effondrementde la société d’habitation, à l’évolution desactivités de productions agricoles tradition-

4 Véronique Mortaigne - Le Monde--, 21 mars 1996.

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nelles plus performantes, plus spéculativeségalement.

L’analyse des itinéraires des squattersde Vieux-Pont indique une forme de semi-exclusion, inédite dans le contexte antillais etcorroboré par ce fait : les squatters de cettezone sont isolés de leur famille dans leurprise de possession de ce nouveau lieu. Déjà,territorialement, ils ne peuvent aller plus loin,investir Fort-de-France ou tenter franchementl’émigration définitive en France métropoli-taine faute, sans doute, de suffisamment depoints d’appui dans le contexte antillais. Cequi pour d'autres est un premier pas vers laliberté est pour eux une marche infranchissa-ble. Ainsi l'origine des gens de Vieux Pontn'est pas extrêmement éloignée de la com-mune du Lamentin. On parlera plus de mo-bilité locale que de mobilité régionale.

Lorsqu'il ne s'agit pas de quartiers duLamentin, les migrants sont issus de commu-nes, de quartiers de communes jouxtant leLamentin. L'effet attractif de Fort-de-Francen'est pas une alternative plausible pour cettepopulation, où alors, même si elle y a songé,elle n'est pas en mesure de supporter la com-pétitivité nécessaire dans le chef-lieu, caracté-risée par des occupations plus anciennesdans ses quartiers d'habitats spontanés, dessolidarités différentes et déjà installées dansla durée.Il faut considérer les changements d'espacescomme des trajectoires sociales. Ne pas envi-sager tel ou tel espace résulte de plusieurschoix, d'une capacité à se projeterD’autre part la maîtrise des anciennes moda-lités martiniquaises de conquêtes des espacessquattérisés est indispensable pour compren-dre, évaluer, ce qui ne se passe pas pour Vieux-Pont et ses habitants déplacés.

L'enquête que nous avons réalisé, croi-sée avec d'autres résultats 5 donne une imagetrès figée des activités professionnelles et dela mobilité potentielle. Pour beaucoup l'hori-zon, longtemps, se confine à la mangrove. Oncomprend que les activités illicites ont été

5 A.D.U.AM - Etude diagnostic du quartier Vieux-Pont, Septembre 1990, Fort-De-FranceC.R.E.P.A.H - Commune du Lamentin, programmelocal de l’habitat; Diagnostic, orientations , Novembre1922, Paris.

dans cette circonstance le levain d’une mobi-lité interne, au sein du quartier.Mais cette mobilité, qui passe par uneconsommation excessive des biens d'équipe-ment non productifs, est hors norme, anar-chique par rapport aux modèles connus.Cette consommation qui entre dans le champdes loisirs ne bénéficie pourtant ni du tempsnécessaire aux loisirs, ni du travail qui per-met de l’acquérir régulièrement. La pratiquedu crédit est alors une anticipation sur untemps de travail hypothétique.

Nous empruntons le terme de mobi-lité, qui appartient au vocabulaire de la géo-graphie, de l'économie, de la sociologie et quihabituellement mesure les écarts spatiaux,financiers, sociaux pour l'appliquer à un ter-rain où les gens ne bougent pas, sinon dansleur psychologie. Cette forme originale demobilité s’opère en acquérant des objetssymboliques, fétiches, qui modifient l'aspectintérieur de l'habitat pour l'amener à ressem-bler à une maison classique conforme au mo-dèle qui s'est imposé dans les annéessoixante-dix en Martinique.

Cette mobilité ne change pas le statutdes acquéreurs dans leur confrontation avecla ville du Lamentin, “ frontalière ”, à la bor-dure du territoire des exclus ; elle n'éloignepas les fils des pères, les filles des mères dansla logique qui sied aux trajectoires promo-tionnelles des catégories sociales laborieuseset dont la société antillaise, par le biais del'école laïque notamment, s'est faite le cham-pion.

Le discours de la fondation surgitlorsque l’identité s’est déjà constituée, c’estune narration a posteriori, avec des phéno-mènes d’énonciation linguistique assez com-plexes qui s’orientent tous vers la défensed’un patrimoine. Le discours vient après lafondation, non dans le temps de l’action.Nous pourrions définir cette fondation mar-tiniquaise comme l’aptitude à rendre les lieuxaptes à vivre par un effort individuel quiprogressivement s’agglomère au collectif.Celui-ci transite par les mouvements collec-tifs, les “ koudmen6”. Il s’agit de suppléer àl’absence d’une instance officielle gestion-naire de l’espace. Cette pratique doit norma-

6 coup de main, système d’entraide pour réaliser unetâche comme construire une maison

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lement donner naissance à des normes endo-gènes qui sont progressivement établies entreles utilisateurs du lieu et dont les applicationspeuvent concerner des domaines aussi diversque les remblais des accès, la voirie, les do-maines publics. A cette occasion, les solida-rités s’organisent autour de l’échange desavoir-faire. Ces savoir-faire peuventd’ailleurs contribuer à une autre évaluationdes individus, gommant les origines sociales,ethniques (il y a des étrangers, des étrangèresà Vieux-Pont, qui ont contracté des unionsavec des martiniquais, des martiniquaises).Ceci peut éventuellement générer un senti-ment de liberté auquel les habitants peuventensuite se référer, notamment dans les dis-cours de la fondation. Aussi en cas de conflitsavec les instances administratives, politiquesceci peut s’avérer déterminant. “ Nous avonsfait ce quartier tout seul ” est le discours domi-nant pour rationaliser le refus d’être dupes àl’égard de la mairie, principal gestionnaire ouinterlocuteur, le droit qu’instaure la fonda-tion serait antérieur à la loi municipale.

Les données analysées nous éloignentde la notion de groupe de pression que pour-raient constituer les habitants de Vieux-Pont.Au contraire on pourrait avancer que Vieux-Pont crée sa propre ségrégation - le quartierne parvient pas à cohabiter avec lui-même, cequi aurait dû être sa priorité-- et renforce ain-si celle de l'espace naturel, qui s'ajoute à cellequi résulte d'une implication indolente de lapremière politique municipale.

L'arrivée de la drogue, après d'autrestrafics, conforte ce raisonnement. De pluscette ségrégation ne permet aucune perspec-tive si l'espace ne se modifie pas pour mon-trer les voies d'une consolidation possible.Cette modification de l’espace doit être en-tendu comme l’établissement de règles col-lectives concernant l’espace commun. Ladrogue a pu entrer à Vieux-Pont en raison decette maîtrise insuffisante due à une fonda-tion escamotée.

Si les habitants se signalent par quel-ques singularités (la famille, l'espace) ils n'endemeurent pas moins dans une société glo-bale qui fonctionne beaucoup sur l'acquisi-tion de biens de consommation à hautevaleur symbolique.

Toutes les maisons ne sont pas de-meurées dans la vétusté du début, au moins

dans l'apparence. En revanche l'ensemble desacquisitions de ce qui meuble une maison estsouvent présent à l'intérieur. Bien entendu,on ne peut dissocier l'intégration de VieuxPont d’un marché plus vaste, qui dépasse lestade de la débrouille, et dont nous avonsdonné les indicateurs.

Même prises en situation de déména-gement les photographies sont révélatrices :Vieux-Pont est un accéléré de la consomma-tion de l'île en bien d'équipement. Le tableaustatistique des possessions en matière d'équi-pement (rappelons qu'il s'agit de familles) estéloquent. L'observation directe révélait sou-vent le “ double usage ”. Le trafic facilitequelquefois l'intégration en termes de fonc-tions. Car si on s'attachait à la symbolique quis'attache à la “ griffe ”, il faudrait signaler quela machine à laver est souvent du type“ Calor ”, que les multiples télévisions dufoyer sont des sous-marques.

Le côté dérisoire provient alors de cetteimpression que ces équipements, et ces meu-bles, ne devraient pas être déjà là . Autrementdit, leurs propriétaires ne les ont pas acquislors d’un lent processus d'intégration maisdans la précipitation.La caractéristique de la mangrove, du rejet etla proximité urbaine pour ces dernierssquatters d'une autre époque, rend l'exclu-sion encore plus lisible. Le marché illicite7 quiprocure à vil prix ces signes est une manièred’y remédier

Que transportent les habitants deVieux-Pont avec eux ? Ils ne transportent pasle sentiment d'appartenir à un même groupe.Si l'on pouvait craindre le transfert ce n'étaitcertainement pas de l'effet de bande dont ilfallait se prémunir mais plutôt toute de cetteculture qui constituait la culture d'exclusionet que beaucoup partageaient sans que celasoit analysable autrement que par le mode devie.

Quelle importance faut-il accorder àun nouvel espace lorsque celui-ci est destinéà accueillir une population originaire d'unespace déprécié ?L’espace de Bois d'Inde attribué ne s’intégraitpas dans le choix des individus qui furent

7 " dans un lieu ou finissent les objets volés " dit unpolicier en poste à l'époque au commissariat du La-mentin.

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l'objet du déplacement, ce déménagement nes’insérait pas dans un projet personnel. Ils'agissait d'un espace subi. Inclut dans unprojet personnel, il aurait eu l’avantage derépondre à des contraintes sociologiques quipar ailleurs déterminent l'affiliation à l'es-pace. Autrement dit, l'histoire de vie favori-serait le choix d'habitat, de l'habitat dégradévers la location, ou encore vers l'acquisitionde la propriété, autant d'étapes de socialisa-tion mais aussi couperet sociologique lorsquel'échec réapparaît. Ces étapes intermédiairessont niées ; elles ne sont pas indispensables,mais doivent au moins être présentes dans lessouhaits des individus.

D'autre part cet espace que l'on attri-bue a également sa propre histoire. Dans lecas de Bois d'Inde, cette histoire est rapide :cette partie du quartier Bois d'Inde appartientplus à la nouvelle conurbation du Lamentinqu’à à la partie campagne, rurale, autrefoisdésignée par ce toponyme odoriférant. Unhabitat collectif y existe, il y a la proximité delycées, une circulation de type urbain, unhabitat pavillonnaire de luxe à proximité.Contrairement à ce que l'on pouvait craindrecet espace ne possédait pas un potentield'histoire annihilant l'intégration, l'ensemblede la population habitant le lieu-dit étantégalement transplanté.

La modification concernait la duréed'implantation, les conditions d'arrivée dansle lieu. Les histoires sont différentes, les aspi-rations également. Les résidents en locationcollective projettent des déménagements en-core plus valorisants que les cités de BoisD’inde.

Aujourd'hui, concernant cette étudeun constat s'impose : l'ensemble des paramè-tres révélés par l'enquête rapproche les an-ciens habitants d'une population immigrée.L'exclusion qui concerne cette population esttotalement différente de l'exclusion des clas-ses sociales populaires qui a pu exister dansles années cinquante. Le statut social d'ori-gine, les phénotypes ne sont pas des élémentsde cette nouvelle exclusion dont nous tentonsde saisir les modalités.

Cette assertion que la population deVieux-Pont est proche d’une population im-migrée est motivée par différents constats : - A) la famille martiniquaise doit être redéfinien dehors des “ schémas ” traditionnels, car

elle s’avère incapable de répondre à“ l’attente ” traditionnelle : remplacer les ins-titutions défaillantes, éviter que chômage nerime avec exclusion, accueillir les enfants néshors du mariage.- B) L’emploi occupé par cette population nelui permet plus d'accéder à une promotionsociale classiquement obtenue par l'intégra-tion professionnelle.- C) L’espace de squatérisation sur lequelévolue cette population ne subit pas unetransfiguration physique et symbolique suffi-sante pour accéder au statut d'espace de fon-dation. Il n'est pas assimilable à la cité.

L’immigration ne désigne pas obliga-toirement une population étrangère ; celle-cipeut venir des campagnes lointaines. C'est unmouvement qui peut être interne et la notionpeut être employé avant celui de migrationrurale, les cultures rurales pouvant être trèsdifférentes de celles de la ville, si l'on placecelle-ci dans la modernité. Ceci n'interdit pasl'existence de passerelles, de traits culturelscommuns. Ce sont d'ailleurs ceux-ci qui peu-vent donner l'illusion de la proximité.

L’immigration enrichit la ville enterme démographique. Le fait-elle culturel-lement ? Cela dépend du niveau de“ recrutement ” de la population immigré.L'intégration réussie d'une vague migratoirene peut être qu'un supplément, ne serait - ceque parce que cette intégration révèle despotentialités dynamiques dans la nouvellepopulation, et le jeu de transformations so-ciales aidant, les nouvelles élites seront enpartie issues de ce mouvement. On peut direque la ville de Fort-de-France doit son ascen-dance à ce phénomène et que la disparitionde Saint-Pierre n'est pas suffisante en elle-même dans l'explication de cette prépondé-rance. Il faut y adjoindre les flux migratoiresqui suivirent.Cette immigration se développe dans un es-pace insalubre, squattérisé. Cela en fait-ilpour autant un ghetto lorsque l'on sait quel’habitat insalubre peut s’améliorer ets’intégrer à la ville. La marginalité de l’espacen’entraîne pas inéluctablement celle deshommes et ici, à la Martinique, il serait diffi-cile de justifier d'un “ marqueur ” ethniquejustifiant le terme. A moins que l'on justifie,comme c'est le cas aux Etats-Unis, que ce soitle regard et le comportement des autres -

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notamment par le déménagement loin de lazone incriminée - qui définit le ghetto.

Les hommes et les femmes de Vieux-Pont ont-ils des caractères qui les rendentmarginaux par rapport à l’ensemble Lamen-tinois ?A Vieux-Pont, la famille ne se situe pas dansla transmission et le premier effet de cetteabsence est cette véritable solidarité collectivedans l’enclave ; en effet les liens familiauxtraditionnels vont, d’une certaine manière, serefléter dans les relations globales.

Il est important que la mobilité soitfamiliale pour que l’interprétation du bidon-ville comme lieu pour se régénérer soit plau-sible. Des immigrés peuvent recréer, par desphénomènes complexes, une parenté locale.Cette parenté locale est du type de celle quenous avons connu dans les communes oùchacun pouvait intervenir sur les comporte-ments des plus jeunes, sans être un parentdirect.A partir de ce moment, on peut envisager lesprocessus de promotion sociale, économiquede l’ensemble. L’examen des données statis-tiques n’offre pas cette vision ascendante duquartier. L’échec n’était cependant pas obli-gatoire ; dans d’autres circonstances des mi-grations rurales ont permis à des originairesde communes de s’insérer dans le fait urbain,en étant d’ailleurs des acteurs incontourna-bles ( Texaco, Volga-Plage, Canal Alaric, ) etdans certains quartiers d’innover une nou-velle citoyenneté qui n’est pas le privilège del’ensemble des quartiers foyalais. Mais cettecitoyenneté s’alimente aux réseaux de voisi-nage, aux maintiens des liens familiaux.

Apparemment, les trajectoires fami-liales ont eu des difficultés à se reconstituerpour ces exclus, et le recours au groupe fami-lial d’origine est marginal. A partir de cesbrèches dans l’organisation sociale les élé-ments de référence ne peuvent ques’appauvrir. Les propos qui nous furent tenuslors de l’enquête, le peu de recours à l’aidedu réseau de voisinage laissent perplexe surl’avenir. Nous sommes en effet face à unesituation exemplaire de mobilité collectivedans un lieu identique pour un ensemble depopulations et nous ne sommes pas certainque ceci puisse produire le partage d’uneexpérience commune pour investir Boisd’Inde.

C’est pour ces raisons que nous évo-quons la problématique de l’immigration,mais une immigration aux effets décalés.Ainsi, le problème de l’assimilation culturellene devrait pas se poser dans notre cas de fi-gure sauf si l’on met dans cette notion l’échecscolaire, le chômage, la petite délinquance etla violence. Ces martiniquais inventent unesous-culture, consécutive à une première ac-culturation. Nous l’avons déjà dit,l’aménagement des intérieurs auquel elles’adonne est en décalage, en déphasage tem-porel avec ce qui se fait actuellement. Autre-ment dit, l’intégration que propose letransfert à Vieux Pont s’organise sur une ten-dance déficitaire de valeurs culturelles puis-que l’enclave n’a pas produit de valeurscommunautaires, que l’on ne réclame pasnécessairement collectives. Les mutations dela société martiniquaise ont créé, commepartout ailleurs, des multiplicités de groupessociaux, d’intérêts divergents, de culturesdiverses dont les revendications proprementethniques (indiannité, créolité, arabe) sontdes révélateurs parmi d’autres. Cependantcette enclave que nous avons vue largementfavorisée par la toponymie est dans le bourg.Des activités commerciales, artisanales bor-dent la route départementale et les habitantsde Vieux-Pont organisent l’essentiel de leursdéplacements dans la ville du Lamentin.L’enclave est paradoxale au sens ou ces cir-culations infra urbaines n’ont qu’une in-fluence partielle sur l’espace d’habitation,sinon par le biais de l’accès facilité aux biensde consommation que vendent les boutiquesde la ville.

L’autre approche que nous entrepre-nons pour mettre à jour les identités de cequartier est l’analyse des espaces“ appropriés ”, au sens de s’en rendre pro-priétaire. Il s’agit précisément des espaces del'aménagement de la maison. Cet espace inté-rieur s'oppose vraisemblablement par sasymbolique à la mise en scène extérieureproposée par une opération de rénovationurbaine conçue selon les canons officiels.

L'analyse de l'intérieur des maisons estune voie exemplaire pour saisir les individusdes sociétés proches de celui de l'observateuravec les techniques des sociétés “ exotiques ”.On reprendra, pour situer l'ensemble desenjeux, ce que disent Martine Segalem et

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Béatrix le Wita dans leur éditorial du numérode la revue “ Autrement” consacré aux créa-tions familiales : “ Ces intérieurs nous disentquelque chose de ceux qui y habitent. Certes, cesdescriptions évoquent d'abord les transformationssocio-économiques, les différences sociales entreles groupes, les conditions techniques de la pro-duction de ces décors. Mais ils disent bien davan-tage : ils disent comment la famille se met enscène pour elle-même et pour les autres. Ils par-lent de culture : culture de la représentation et del'intimité chez les bourgeois du XIX° siècle,culture du familialisme dans les HLM de Nan-terre. Pénétrer dans l'espace habité c'est accéder àun lieu technique qui remplit des fonctions commeabriter, se nourrir, etc., mais aussi à un espacesocial et culturel chargé de signes distinctifs àdécouvrir et décrire. Observer avec les habitantsdes lieux les objets qui les entourent et compren-dre ce qu'ils signifient pour eux-mêmes et cequ'en les disposant autour d'eux ils veulent si-gnifier au monde : c'est dans ce sens que l'onconçoit l'idée de créations familiales, comme au-tant de gestes qui révèlent la famille (ou son ab-sence) dans son espace de vie. ” 8

Notre contexte étant celui d'une so-ciété coloniale ayant connu l'esclavage, lasociété d'habitation, variante antillaise de lasociété de plantation, avec son apogée et sondéclin, de l'exode rural. Il faut remarquercette histoire parallèle d’une mobilité socialequi se confond quelquefois avec une dimen-sion raciale. Puis l’étape de la transformationen département français d'outre-mer et lesdifficultés, inachevées, de l'intégration à l'Eu-rope. Il est primordial de comprendre toutesces composantes dans l’analyse d’un espaced'habitation spontanée, par ailleurs l'un despoumons de la dimension urbaine foyalaise.

Les photographies d'aménagementdes intérieurs des maisons saisissent la mé-moire à un moment donné. Les illustrationsmurales martiniquaises ont une histoire : il ya un passage des murs nus aux murs recou-verts de journaux, puis succèdent les murspeints, ceux qui sont décorés avec des photo-graphies de personnages officiels, dont DeGaulle. Ensuite vinrent les murs sur lesquels

8 SEGALEM Martine ; LE WITA Béatrix. - Editorial -"Chez-Soi" - Revue Autrement, N°137,Mai 1993 -Paris -ed. Autrement, p.11- 23

les photographies des membres de la familleétaient épinglées, avant d’être mises dans uncadre, sur un meuble, et, enfin, les posters degroupes musicaux divers. La tendance ac-tuelle est à la raréfaction des signes familiauxsur les murs et à leur remplacement par desreproductions dont le thème est souvent laMartinique, la société antillaise dans le passé,avec des scènes de vie typique. Mais quelleque soit la période les images religieusesétaient toujours présentes.

La famille n’est plus affichée sur lesmurs, l’usage de l’album de famille et ducamescope étant plus courant. Rencontrer cessignes dans un foyer situe assez rapidementle trajet des occupants des lieux dans la dis-crimination entre le” visible ”, le public et leprivé. La taille des choses dans les milieuxpopulaires martiniquais est un indicateur del’image de soi, de sa maîtrise. De trop gran-des images sont une manifestation d’une de-mande immense face à des évènements quel’on ne maîtrise pas. Dans une sociétéd’abondance les signes d’acquisition n’ontpas nécessairement besoin d’être grandilo-quent. Les miniatures par exemples pou-vaient avoir comme significations un désir decontrôle face à des phénomènes importants,des objets gigantesques qui peuvent déso-rienter l’individu, usager de ces objets, nonleur producteur.

Une des choses surprenantes surVieux-Pont et Bois d’Inde est la présenced’images religieuses, de crucifix, dans desformats qui sont souvent peu discrets, alorsque la tendance générale est de masquer sareligion, de l’intégrer dans l’espace privé dela chambre et de laisser le salon neutre. AVieux-Pont la pression, la charge quotidienneque véhiculait le quartier a donné des com-portements de compensation. Que “ l’Esprit ”ne puisse être tranquille à Vieux-Pont estl’impression dominante. Les icônes religieu-ses dans les maisons en sont une des mani-festations. Nous avons été frappés de voirqu’à Bois d’Inde, le premier geste des nou-veaux occupants fut d’accrocher une imagepieuse. Cette présence du religieux est unedes particularités de l’endroit alors que cettedimension religieuse devient une affaire deplus en plus personnelle dont les signes sefont discrets, même en Martinique, où lesprosélytismes protestants sont nombreux.

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Nous proposons une analyse globale dece que nous avons remarqué sur Vieux-Pontet des dysfonctions qui peuvent apparaîtreconcernant la représentation que les gensproposent. De l’ensemble des photographies,on remarque une confusion des espaces.La première confusion serait celle des géné-rations. Souvent, les objets décoratifs desparents voisinent avec ceux des enfants, lesimages pieuses avec les posters de groupesde musiques, raga ou zouk. Si l’espace estréduit, il n’en demeure pas moins que la pré-sence des signes des enfants dans un espacequi par ailleurs est souvent différencié ensalon, salle à manger, même de manièresommaire, est quelque part témoignaged’une absence d’emprise des parents.

Ceci n’est alors compréhensible que sil’on songe à l’enquête qui nous donne uneidée des relations parents - enfants où le motcomplicité prend tout son sens dans cette airede trafic. Si d’un côté les parents ont faitbeaucoup pour empêcher les enfants d’êtreconfronté à la violence latente qui s’emparaprogressivement de Vieux-Pont, si les parentsont donné comme objectif à leurs enfantsl’amélioration du logement par contre, lors-que le trafic devient l’un des objectifs deVieux-Pont ceci impose des “ droits ” aux en-fants face aux parents.

La seconde confusion concerne le reli-gieux. Il peut y avoir absence du religieux, ceque nous ne trouvons pas dans la majoritédes logements. L’interprétation du religieuxcomme magico-religieux, phénomène quenous avons retrouvé dans d’autres étudesconcernant le crack, la prostitution masculineest sollicitée Cette mise en évidence est lavolonté d’un message public. Même les com-portements délinquants s’affublent d’unsupport religieux, ce qui n’est pas le moinssurprenant.

La troisième confusion est celle dupublic, du privé : cette confusion était difficileà éviter, les logements ne s’y prêtant guère. Ilfaut alors envisager ses conséquences comptetenu de ce qui se faisait ailleurs, dans lemême temps, à la Martinique et les moyensd’y remédier : le seul recours pour délimiterles espaces trop petits, incommodes, à moin-dres frais est le rideau, pour distinguer lesactivités nocturnesAu milieu des années quatre-vingt, avecl’extension de l’habitat social, chacun sait

qu’il est possible d’avoir une pièce à soi dansun appartement, éventuellement deux sallesde bain dans le même appartement, luxe au-paravant réservé aux propriétaires de villa,bref que l’on peut demeurer dans un loge-ment la journée, qu’il n’est plus obligatoired'être à l’extérieur. Cette différenciation del’espace va permettre une évolution du statutde l’enfant, de l’adolescent, du couple, met-tant fin à une sorte d’agglomération des rôles,sans espace transitoire. Cette impossibilitématérielle à Vieux-Pont sclérose cette muta-tion.

Dans ces maisons, les seuils ne sont pasrespectés, les modes d’accès sont brutaux.Cependant le “ rattrapage ” suit les chemi-nements de toute la communauté de VieuxPont, ne se différenciant pas en fonction desconvictions idéologiques ; il s’agit d’un“ rattrapage ” hors saison. Au moment où lesclasses moyennes supérieures commencent àmettre en place une stratégie du dénuementdans l’aménagement intérieur, pour se dis-tinguer des catégories populaires et éven-tuellement de l’environnement de leurenfance - tout ceci est fortement tributaire dela mémoire d’enfance, avec des blessuresd’amour propre dans une société hiérarchiséepar le phénotype, minorant les réussites sco-laires - Les gens de Vieux-Pont accèdent à cedésir d’équipement standard avec ce handi-cap dû à l’exclusion, à leur culture qui ne leura pas permis de jouer d’une mobilité tradi-tionnelle. Les meubles qu’ils acquièrent sontdes imitations d’une habilité moyenne demobilier valorisé dans une conception dé-suète du patrimoine : meuble en bois ordi-naire contrefaisant les essences précieuses,berceuses industrielles qui concourent à uneappropriation d’objets censés représenter uneréussite sociale. Le “ complexe béké ” resurgitici de manière plus saisissante que chez lesclasses moyennes.

La réalité de la réussite sociale et du “bon goût ” socialement synchrone avecl’époque serait le dépouillement, des meublesépurés dont le catalogue “ Habitat ” était àson époque une illustration intéressante.

Si le changement est étonnant, il ne fautpas s’y méprendre ; il demeure quelque partescamoté puisqu’il ne suit pas logiquement ceque la mémoire aurait dû transporter. Et c’estainsi pour beaucoup d’autres aménagementsintérieurs : nous avons toujours cet effet de

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décalage avec le temps de la fondation dureste de la Martinique.

Finalement, ce que nous analysonspar l’investigation de l’anthropologie visuellecorrobore ce que nous avons pu mettre enrelief .- Une relation difficile au rural.- Un mode d’accès à l’urbain qui révèle deshandicaps dans les choix des objets deconsommation alors qu’il y a un véritablebesoin d’intégration à l’urbanité.- Une identité qui se constitue sur le retardchronologique par rapport à la Martinique.- Une perception plutôt négative de l’espaceenvironnant qui explique un usage particu-lier du spirituel.- Une confusion des espaces et des rôles entreparents et enfants.- La volonté d’oublier, en changeant aussivite que possible le décor, les meubles, ce quefut la pérégrination précédente.

Ce qui s’est passé à Vieux-Pont préfi-gure l’état de la Martinique dans les prochai-nes années. Le problème de la drogue adissimulé les raisons sociologiques, économi-ques, voire politiques. La Martinique a ter-miné ses “ trente glorieuses ” après la France.Des catégories sociales ont pu se différencieret les dirigeants, les intellectuelsd’aujourd’hui ont pleinement bénéficié de cetessor, grâce notamment à un système éduca-tif performant et intégrateur. La crise écono-mique, mondiale, a brisé cet élan. Vieux-Ponta pu se produire dans un système économi-que en transformation mais aussi dépendantdes transferts, des aides de la métropole.Nous avons vu l’insertion de la drogue dansce système économique défaillant.

La potentialité du rattrapage que peutpermettre un transfert de population dépendd’éléments qui sont déjà mis en place en pré-alables au changement d’espace : le transfertne les crée pas.Les procédures de réhabilitation urbaine quifurent expérimentées sur Texaco et d’autresquartiers sont désormais de l’ordre de la réfé-rence classique. C’est pourtant après constatque les réseaux apparaissaient déjà disloqués,que “ l’accélération ” des modèles de solida-rités familiales et de voisinage dans l’espacerural de la plantation et des mornes étaiententamées et enfin que la notion de quartier ne

signifiait plus la coexistence d’unités fami-liales entremêlées de voisinage, de parentéfictive ou imaginaire que nous avions pufaire des propositions pour revitaliser lequartier.

Les mutations des solidarités familia-les dans l’ensemble de la société martini-quaise indiquent cette crise des modèles quine peuvent s’établir désormais que sur desmémoires escamotées, asynchrones. Le “problème ” de Vieux-Pont sera sans doute,dans les prochaines années, diffus mais dan-gereusement présent dans la société martini-quaise, obligeant à redéfinir nos approchesde l’urbanité martiniquaise et à fairel’inventaire des disponibilités ,réduites, del’aménagement - symbolique et réel - del’espace pour recréer du lien.

Bibliographie indicative :. “ Des mémoires pour la réhabilitation del'espace urbain ” Tyanaba N°4,Fort-de-France.Mars 2000,p.107-135. “ Nouvelles familles martiniquaises ” in Auvisiteur lumineux, des îles créoles aux socié-tés plurielles. p.363-373.Ibis Rouge Editions,2000. “ Gens des mornes, gens des villes ” RevueAutrement, Octobre 1989, H.S. N°41, Ed.Autrement. Paris. p.133-136. “ Système et catégories alimentaires marti-niquais ” Revue Présence Africaine, 4° Tri-mestre 1987, N°144. Ed. Présence Africaine.Paris. p.118-132

Sommaire du No A.1Armand Ajzenberg : classes et formes

modernes de lutte de classe- Les forces sociales en présence 2- Psychologie collective des classes 3- Les classes dans une société globale 4- Ce qui a changé depuis 1963 10- Production et extraction de plus-value 15

- Formes prises par la lutte de classe 16

- Les coordinations 21