La résilience des organisations - Revuesonline

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La résilience organisationnelle renvoie à la capacité de rebondir face à l’inattendu. Nous proposons d’opérationnaliser ce concept autour de trois dimensions qui distinguent la capacité : d’absorption du choc, de renouvellement et d’appropriation. L’étude du cas d’une entreprise familiale fondée en 1826, qui a été confrontée à trois chocs majeurs au cours de son existence, permet de montrer la façon dont la résilience organisationnelle se déploie et se construit pour permettre sa survie. LUCIE BÉGIN EM Normandie, Métis DIDIER CHABAUD Université de Cergy ; EM Normandie La résilience des organisations Le cas d’une entreprise familiale DOI:10.3166/RFG.200.127-142 © 2010 Lavoisier, Paris DOSSIER Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives-rfg.revuesonline.com

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La résilience organisationnelle renvoie à la capacité derebondir face à l’inattendu. Nous proposons d’opérationnaliserce concept autour de trois dimensions qui distinguent lacapacité : d’absorption du choc, de renouvellement etd’appropriation. L’étude du cas d’une entreprise familialefondée en 1826, qui a été confrontée à trois chocs majeurs aucours de son existence, permet de montrer la façon dont larésilience organisationnelle se déploie et se construit pourpermettre sa survie.

LUCIE BÉGINEM Normandie, Métis

DIDIER CHABAUDUniversité de Cergy ; EM Normandie

La résilience des organisationsLe cas d’une entreprise familiale

DOI:10.3166/RFG.200.127-142 © 2010 Lavoisier, Paris

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La durée de vie des entreprises fami-liales (EF) interroge. Selon l’apho-risme populaire, la longévité d’une

EF ne dépasse généralement pas les troisgénérations : la première fonde l’entreprise,la seconde la consolide et la troisième l’en-terre, funeste destin appelé l’effet Budden-brooks1. De fait, selon Ward (1987), moinsde 10 % des EF atteignent la troisièmegénération ce qui n’empêche pas de trouverdes exemples impressionnants de longévité,comme c’est le cas pour les 41 bicente-naires de l’Association des Hénokiens.Pourtant, au-delà de leur longévité, leurshistoires sont souvent parsemées de diffi-cultés et de revers de fortune. Ainsi que lesoulignent Hamel et Välikangas « Au lieude voler de succès en succès, la plupart desfirmes vont de succès en échec et, après unlong et dur chemin, connaissent à nouveaule succès. La résilience se réfère à une capa-cité de reconstruction continuelle. » (2003,p. 6). Elle permet de cerner pourquoi, faceaux chocs et événements inattendus ou sou-dains qu’elles rencontrent dans leur par-cours, certaines entreprises sont capables derebondir alors que d’autres s’effondrent etdisparaissent (Weick et Suncliffe, 2007 ;Christianson et al., 2009).C’est en étudiant le choc ou l’inattendu, vucomme une discontinuité par rapport aucours normal des activités2, que nous abor-dons la résilience organisationnelle. Pour cefaire, nous analysons le cas ERD et Cie, uneEF fondée en 1826, aujourd’hui dans lesmains de la sixième génération, dont plus

de 95 % du capital est détenu par la familleRaoul-Duval (RD). Depuis l’origine, sonactivité principale a été le négoce, métierd’intermédiaire « où, continuellement, ven-deurs et acheteurs cherchent à se passer denos services en traitant directement de l’ori-gine à la consommation3 ». Dans ce métieroù l’avantage concurrentiel est hautement

volatil – et encore plus, dans le cas dunégoce sur des produits exotiques ou prove-nant de pays à risques –, ERD et Cie aconnu des chocs majeurs qui ont ébranlé sastructure et ses sources de revenus. Face àces revers de fortune, elle a été obligée derebondir, en renouvelant ses marchés et sesproduits, voire en repensant son métier,pour survivre dans la durée.Après une revue de la littérature qui permetde clarifier, et d’opérationnaliser, la notionde résilience organisationnelle, nous rela-tons l’histoire de ERD et Cie afin de mettreen évidence les chocs qui l’ont émaillée etd’analyser les pratiques qui lui ont permisde faire face et de rebondir. La discussionpermet alors de souligner la portée de larésilience dans l’EF, et d’analyser lessources.

I – LA RÉSILIENCEORGANISATIONNELLE

Après avoir retracé la façon dont le conceptde résilience a été transposé des individusaux organisations, nous en proposonsl’opérationnalisation, autour de troisdimensions.

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1. L’effet Buddenbrooks renvoie au livre homonyme de Thomas Mann, paru en 1901, lequel raconte le déclin d’uneentreprise familiale dont les héritiers dilapident le patrimoine.2.Voir Altintas et Royer (2009) pour une discussion approfondie du concept et de sa connexion aux turbulences del’environnement.3. Document interne (correspondance d’affaires), 24 février 1958.

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1. La résilience : d’une approcheindividuelle à un éclairageorganisationnel

L’idée de résilience n’est pas nouvelle.Dans la médecine traditionnelle chinoise,elle désigne la capacité des systèmesvivants de se régénérer après une blessuregrave. En physique, elle renvoie à la capa-cité interne d’un matériau à retrouver saforme initiale après avoir reçu un choc. Enpsychologie, elle désigne la capacité del’individu à résister aux traumatismes, àrebondir face à l’adversité, à retomber surses pieds malgré les déboires de sa vie.Dans cette perspective, Boris Cyrulnik4

définit la résilience comme une qualitéintrinsèque de l’individu, qui lui permet dedépasser sa souffrance, d’apprendre de sesexpériences douloureuses et de devenir plusfort. S’inscrivant dans cette école de pen-sée, Bernard (2007) voit dans l’acte d’en-treprendre un processus de reconstructionde soi, d’affirmation et d’indépendance,voire de revanche face aux mauvais coupsde la vie, ce qu’elle appelle la résilienceentrepreneuriale.Dans les sciences de gestion, le concept derésilience organisationnelle a d’abord faitson apparition dans le cadre des recherchessur la gestion des crises et les organisationsà haute fiabilité. L’analyse passe alors duniveau individuel au niveau organisationnelet collectif, sur « les mécanismes qui ren-dent le groupe moins vulnérable aux rup-tures du sensemaking » (Weick, 1993,p. 628), voire sur la capacité qu’aura lafirme à absorber, à répondre et à capitalisersur des perturbations issues de change-

ments de l’environnement (Lengnick-Hallet Beck, 2005, 2009). Ce que recouvre leconcept demeure cependant sujet à débatdans la mesure où différentes définitionsexistent et qu’il est difficile de mesurer apriori la capacité de résilience organisation-nelle, même si des efforts ont été faits en cesens (Somers, 2009). Par contre, l’étude desréactions et actions d’entreprises ayant sur-vécu à des chocs ou événements inattendusmet en lumière les mécanismes qui fondentla capacité de résilience (Lengnick-Hall etBeck, 2005 ; Weick et Sutcliffe, 2007). Elleconduit à une analyse attentive des facteurset des processus qui permettent à l’entre-prise de traverser les épreuves et d’en res-sortir éventuellement plus forte et invite àse pencher la manière dont l’organisationconstruit et entretient cette capacité de rési-lience dans le temps (Hollganel et al.,2009).

2. Les dimensions de la résilienceorganisationnelle

Selon Coutu (2002), les entreprises rési-lientes se caractérisent par trois aspects :1) elles sont pragmatiques et font face à laréalité, sans faire montre d’un optimismedémesuré ; 2) elles ont un fort système devaleurs partagées qui permet de donner dusens aux difficultés ou défis rencontrés ;3) elles sont ingénieuses en ce qu’ellessavent tirer parti de leurs ressources pour bri-coler des solutions nouvelles face aux situa-tions inhabituelles qu’elles rencontrent. PourHamel et Välikangas (2003), les entreprisesrésilientes doivent faire face à quatre défis:1) un défi cognitif, car elles doivent être réa-

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4. Boris Cyrulnik a publié de nombreux ouvrages sur la résilience dont Un merveilleux malheur (2002), Les vilainspetits canards (2004), Le murmure des fantômes (2005), Je me souviens (2009).

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listes face aux changements, et conscientesqu’ils vont affecter l’organisation, 2) undéfi stratégique qui requiert d’avoir la capa-cité à imaginer de nouvelles options straté-giques face à la stratégie déclinante, 3) undéfi politique qui demande de réallouer lesressources de manière à supporter les acti-vités prometteuses pour le futur et à aban-donner les produits et programmes dupassé, 4) un défi idéologique qui consiste àinsuffler une attitude proactive et axée surla recherche continuelle des nouvellesopportunités.La résilience suppose ainsi de combiner à lafois une approche défensive – tenant auxmesures de précaution et de gestion durisque en aval qui permettent de faire faceau choc lorsqu’il se produit – et uneapproche proactive – être ingénieux et créa-tif pour imaginer des solutions nouvelles etprendre des actions lui permettant de serégénérer. Mais l’entreprise doit, au-delà,pouvoir apprendre des crises traversées(autoréflexion) pour être mieux armée faceà l’avenir ; elle doit profiter de la disconti-nuité créée par le choc pour identifier sesfaiblesses et les corriger (Christianson et

al., 2009). La résilience suppose donc troisdimensions fortement imbriquées les unesaux autres : 1) une capacité d’absorption,permettant à l’entreprise de ne pas s’effon-drer face à l’inattendu ou au choc ; 2) unecapacité de renouvellement par laquelle ellepeut s’inventer de nouveaux futurs ; 3) unecapacité d’appropriation lui permettant dedevenir plus forte de ses expériences(Weick et Sutcliffe, 2007).

La capacité d’absorption

La capacité d’absorption suppose que l’en-treprise puisse faire face aux chocs tout enévitant l’effondrement, ce qui nécessite nonseulement l’existence de moyens/res-sources mais aussi une volonté de conti-nuité chez les dirigeants.Pour résister aux chocs et survivre auxconséquences qui en découlent, l’entreprisedoit pouvoir mobiliser des ressources, quecelles-ci soient immédiatement disponiblessous la forme d’un excédent organisation-nel (organizational slack) (Cyert et March,1963) ou potentiellement mobilisablesauprès de sources externes (soutien, prêt,assistance, alliance, etc.). La présence d’unexcédent organisationnel permet de proté-ger la firme des turbulences de l’environne-ment, mais aussi de favoriser l’innovationen donnant la capacité de redéployer desressources en fonction de besoins(De Carolis et al., 2009). Dans le cas d’uneEF, cet aspect peut signifier de pouvoirprendre appui sur la famille5, et plus large-ment sur le capital familial qu’il soit finan-cier, social ou humain (Arregle et al., 2007 ;Danes et al., 2009). En ce sens, la résiliencerend possible la continuité : être une entre-prise qui a engrangé des résultats positifssur plusieurs années – en constituant desréserves – permet de financer un plan derestructuration ou de faire face à unebrusque dégradation des résultats sans êtreacculé à la faillite. Il en va de même des res-sources potentielles telles que la bonneréputation d’une entreprise qui lui permetd’obtenir des « emprunts exceptionnels » et

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5. De Carolis et al. (2009) montrent ainsi comment l’organizational slack renvoie notamment aux ressources quel’entreprise est en mesure de lever auprès de financeurs externes en cas de choc.

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des partenaires loyaux qui peuvent donnerun coup de pouce lorsque requis. Dans lemême ordre d’idée, l’adossement à unefamille soudée apparaît comme une res-source organisationnelle précieuse face auxdifficultés.Mais il ne suffit pas de pouvoir, encorefaut-il vouloir continuer l’aventure organi-sationnelle. En effet, la volonté de s’en sor-tir des dirigeants est essentielle car c’est àeux que revient la décision de mobiliser lesressources pour financer la continuité et lerenouvellement. Ici, l’EF peut être avanta-gée, en bénéficiant de l’affectio societatis

des membres de la famille, qu’ils travaillentou non dans celle-ci. Par désir dynastique,par tradition ou par attachement, ces der-niers peuvent être tentés de mobiliser desressources pour assurer la survie de l’EF,alors même qu’une solution « économique-ment rationnelle » pourrait pousser à liqui-der la société.

La capacité de renouvellement

Au-delà de la capacité à résister, l’entreprisedoit être capable d’agir et d’imaginer dessolutions inédites face aux situations inhabi-tuelles (Lengnick-Hall et Beck, 2005 et2009; Hamel et Välikangas, 2003). C’est ceque nous appelons la « capacité de renou-vellement », par laquelle l’entreprisecherche à développer de nouvelles activitéset/ou à repenser les activités existantes ou enexpérimentant de nouvelles façons de faire.Cette capacité rejoint les travaux sur l’orien-tation entrepreneuriale de la firme (Miller,1983 ; Stevenson et Jarillo, 1990) et sur lesprocessus de régénération stratégique (Stop-ford et Baden-Fuller, 1994), ce qui permetde mettre l’accent sur quelques facteursclés : 1) la proactivité dans la recherche des

opportunités, 2) des aspirations qui vont au-delà de leurs capacités actuelles, 3) la mobi-lisation de l’équipe de direction et de mana-gement. Ces éléments s’accompagnentd’une attention forte à l’utilisation au mieuxdes ressources disponibles et de la limitationde la prise de risque, compte tenu ducontexte « tendu » de l’entreprise.

La capacité d’appropriation

Pour être résiliente, l’organisation doit pou-voir tirer des leçons des chocs auxquels ellea dû faire face afin d’en sortir grandie,d’apprendre par elle-même (Christianson et

al., 2009). Thorne souligne que « tirer partide ses échecs signifie de reconnaître leurcontribution à l’apprentissage plutôt qued’ignorer ou nier ceux-ci » (2000, p. 313).La prise de conscience de la crise et de sesimpacts est essentielle pour remettre enperspective les pratiques et routines : il estalors possible de réaliser un « apprentissagepost-crise » qui permettra à l’entreprise demieux préparer l’avenir (Altintas et Royer,2009).Cependant, cette troisième dimension dela capacité de résilience, demeure difficileà observer. D’une part, l’apprentissagenécessite du temps de réflexion et uneprise de distance que les dirigeants n’ontsouvent pas le loisir de s’accorder lors-qu’ils sont dans la tourmente d’un chocdéstabilisateur, qu’ils sont dans l’urgencede décider et d’agir (Weick, 1993). C’estdire que le chercheur n’aura que rarementl’occasion d’assister en direct à l’émer-gence des apprentissages qui se font aussiau gré des discussions – dans la famille oudans l’entreprise – autour des chocs etactions à prendre ou prises pour assurer lacontinuité de l’entreprise. Certaines déci-

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sions pourront être jugées a posteriori

bonnes ou mauvaises, mais dans tous lescas pour en tirer les leçons, il faudra lais-ser retomber la poussière sur les événe-ments avant de les décortiquer. D’autrepart, les expériences vécues sont elles-mêmes transformées et réinterprétéesavant d’être réintégrées et reprises dans lesnarrations que font les acteurs de ce qu’ilsont vécu. Ainsi se construit la mémoireorganisationnelle qui sera transmise et réi-fiée avec le passage du temps et danslaquelle s’inscriront les apprentissageseux-mêmes non observables. Il faut doncchercher dans les histoires reprises etracontées au fil du temps pour trouver lasédimentation des événements passés ins-crite dans les principes de gestion et la cul-ture qui fondent la manière d’opérer dansl’entreprise (Giddens, 1987). Il y aura

donc toujours un décalage dans le tempsentre le moment où une crise intervient etcelui où de nouvelles représentations dumonde, voire de nouvelles routines, ver-ront jour suite au processus d’apprentis-sage et d’autoréflexion.La capacité d’appropriation des expé-riences passées, aussi douloureuses soient-elles dans la mémoire organisationnelle,accroît la capacité de résilience de l’entre-prise. L’avantage des entreprises familialestient ici dans leur capacité à transmettre lesfruits de ces apprentissages d’une généra-tion à l’autre (Smith, 2009).Dans la prochaine section, en nousappuyant sur le cas de l’entreprise familialeERD et Cie, nous allons décrire trois chocsmajeurs auxquels les dirigeants ont étéconfrontés afin de faire ressortir les actionsprises pour y faire face et rebondir.

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MÉTHODOLOGIED’un point de vue méthodologique, le recours à un cas unique est une approche relativementfréquente dans les travaux sur les entreprises familiales, et plus généralement en gestion(Hlady-Rispal, 2002 ; David, 2003). Bien qu’elle limite la possibilité de généralisation desrésultats et est parfois jugée anecdotique, l’étude de cas unique offre l’avantage de permettreune analyse en profondeur de l’entreprise étudiée et de prendre en compte le contexte danslequel son histoire se déroule (Yin, 2003).Pour réaliser le cas ERD et Cie, nous avons mené plus de quinze entretiens entre 2007et 2009, auprès des membres de la direction et d’une employée de longue date. À ces don-nées de première main, se sont ajoutées les recherches dans les archives de l’entreprise com-posées des procès-verbaux des assemblées générales (AG), des réunions du conseil d’admi-nistration (CA) de ERD et Cie et de ses filiales, depuis 1932 jusqu’à nos jours, des livres decomptes et de diverses notes confidentielles et rapports internes. Une note sur l’histoire dugroupe familial ERD et Cie, rédigée par Mathieu Goguel en 2005 a complété ces sourcesinternes. L’étude du contexte s’est appuyée sur les travaux d’historiens tels Claude Malon surLe Havre colonial (2006) et Hubert Bonin (2008) sur l’histoire du commerce outre-merde 1887 à 2007, et la thèse de Nathalie Aubourg (2000) sur le négoce du café au Havre.

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II – LE CAS ERD ET CIE :CRISES ET REBONDS

Fondée en 1826 au Havre, ERD et Cie

compte aujourd’hui environ 70 employésqui se répartissent dans deux activitésprincipales : la production de produits chi-miques et le négoce du bois. Sur près dedeux siècles d’existence, ERD et Cie a dûfaire face aux évolutions normales de sesenvironnements (arrivée du bateau vapeur,industrialisation de processus, développe-ment des communications, etc.) et s’yadapter. Elle a aussi été confrontée à deschocs majeurs, imprévus et soudains (coupd’État, nationalisation, effondrement demarchés), qui ont parfois menacé sa survieet causé la perte d’investissements impor-tants. Pourtant, l’entreprise est toujours làalors que d’autres ont cessé toute activité.Preuve de sa capacité à résister aux aléasd’un métier très volatil, elle a notammentsurvécu à l’entre-deux guerres alors que,sur les quelques 250 entreprises de négoceque comptait alors la seule place havraise,près de deux tiers mettaient fin à leursactivités (Aubourg, 2000). Sans relatertoute la saga de cette entreprise familiale,nous nous concentrons ici sur trois épi-sodes marquants survenus entre 1950-2009, qui nous permettent par la suited’analyser les mécanismes sous-jacents àla résilience. Le tableau 1 présente une vuesynoptique de cette période, en indiquantles actions prises pour se redéployer sur denouveaux marchés (représentées par lesétoiles) lorsque les activités courantesétaient perturbées par des crises, coups detonnerre annonciateurs de perturbationsimminentes.

1. La SHIC, dans la tourmente de la décolonisation française

Fondée en 1926 à Saigon (Vietnam), laSociété havraise indochinoise de commerce(SHIC), avait pour principale fonction d’as-surer les approvisionnements de la maison-mère (riz, poivre, kapok, peaux de ser-pents, etc.), d’éliminer une partie desintermédiaires locaux en négociant directe-ment sur place et de vérifier sur place laqualité des produits avant leur exportationvers la France ou ailleurs dans le monde.Très prospère, la SHIC est organiséecomme un « centre de profits », avec sespropres crédits et ses dirigeants sur placelesquels disposent d’une large autonomieafin de pouvoir être réactifs lorsque desopportunités se présentent. Mais la guerred’Indochine vient modifier la donne.Tout d’abord, « l’attaque dont a été l’objet,de la part des rebelles, les magasins louéspar la Société à Cholou »… « a entraîné ladestruction presque totale desdits magasinset des marchandises qui s’y trouvaient »(CA 104e séance, 8/10/1949). Au-delà decet épisode, marginal financièrement, laquestion est posée de la politique de l’en-treprise. Si « une politique d’extrême pru-dence » est adoptée (CA 104e), décision estprise de poursuivre l’activité, qui « repré-sente pour nous une participation financièreimportante, mais surtout notre meilleuroutil de travail » (CA 115e séance,2/9/1950). Dès lors, la société cherche àlimiter ses risques tout en gérant au mieuxson activité en Indochine. Très rapidement,elle utilise une partie de ses fonds au finan-cement d’autres activités (dès 1948, soutiendu développement d’activités en Afrique,

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puis financement d’une filiale africaine en1952). Dans le même temps, elle développeune société à Phnom-Penh (1953) pour êtremoins dépendante du Vietnam, avant derapatrier le siège social au Havre (1955), à lafin de la guerre d’Indochine. Par la suite, lebureau de Saigon sera fermé (1960), tout encherchant à maintenir, par contre, une acti-vité dans le pays : « ce que nous recher-chons, par le canal de la SHIC, c’est àconserver des correspondants valables pourl’avenir, en nous libérant du très gros soucique représente la gestion d’une affaire de cegenre, à distance » (CA, 193e séance, 1960).On le voit, plutôt que de s’accrocher à uneactivité qui devenait de plus en plus risquéequoique fort rémunératrice, les dirigeantscherchent immédiatement à se redéployerailleurs pour qu’il n’y ait pas de rupture desactivités, au plan global du groupe.

2. La SHAC, les hauts et les bas de l’épopée ivoirienne

L’aventure de la maison ERD et Cie enAfrique coloniale offre un autre exempled’événement catastrophique et déstabilisa-teur. Dès 1938, les transactions en Côted’Ivoire débutent via des agents exporta-teurs sur place à Abidjan. Mais, lorsque lasituation en Indochine devient des plus pré-occupantes, les dirigeants envisagent alorsde renforcer leur activité sur la Côted’Afrique, ce qui débouche en 1951 sur desprojets d’implantation, et la création effec-tive de la Société havraise africaine de com-merce (1952).La SHAC adopte des pratiques innovantesdans le négoce du café, prenant des partici-pations dans les exploitations des petits pro-ducteurs et à partir de l’indépendance(1960), elle traite directement avec lescoopératives au grand dam des grandes

compagnies coloniales (Malon, 2006). Lebureau de la SHAC devient une véritableplateforme d’exportation internationale àpartir de l’Afrique (outre le café et le cacao,elle exporte du riz, de l’huile de palme, dusucre, etc.). Les affaires sont si florissantesque de multiples filiales sont créées, sou-vent en partenariat, dans les domainesconnexes du transit (Prodexport, un tiersdes parts), du pesage avec la Société deBascule de Côte d’Ivoire (SBCI), du stoc-kage avec la Société commune de stockagede produits (SCSP), etc. En 1978, unefiliale à 100 % est créée pour le décorticagedu café, la SHAD (Société havraise afri-caine de décorticage).Cependant, le développement de la SHACne va pas sans inquiétudes. L’indépendancenationale s’accompagne d’une « ivoirisa-tion » des sociétés, qui entraîne en 1970l’entrée d’une société de droit ivoirien dansla SHAC, à hauteur de 51 % du capital(98e CA de la SHAC, 1970). Ces actionssont transmises à une société d’État en 1974,puis c’est l’État lui-même qui prend posses-sion de ces actions en 1982 (Goguel, 2005)avant de rompre, en 1987, les accords com-merciaux passés avec la SHAC. Événementcatastrophique à l’échelle du groupe familialqui tire alors la majeure partie de ses revenusde cette filiale ! ERD et Cie prend action enjustice face à cette éviction malhonnête et,plusieurs années plus tard, elle obtiendra descompensations, mais la structure des activi-tés du groupe n’en est pas moins fortementébranlée. Pourtant, durant toute la périodedes années 1960, les dirigeants avaient sanssuccès cherché à diversifier leurs activités,tout en s’en tenant à leur métier de négo-ciants, étant convaincus que : « [La] diversi-fication n’a de chance de réussir que si oncontinue à faire ce qu’on sait faire. Alors que

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savons-nous faire? Nous savons acheter àl’étranger ou vendre à l’étranger un produitsuivant des techniques particulières mais quipeuvent s’appliquer à beaucoup d’autresarticles. […] Notre spécificité, c’est leréflexe du commerce international, savoirs’adapter, savoir vendre le même produit aumême prix à des clients de dix nationalitésdifférentes, c’est-à-dire aborder le client dif-féremment. Et cela, qu’on lui vende unbalai-brosse ou du café. Par contre, devenirindustriel quand on est négociant, on ne saitpas et on ne saura pas faire. »6

C’est par le rachat d’une société d’im-port/export de matériel alimentaire, laSociété nouvelle de réorganisation et demodernisation de l’industrie alimentaire(SNRMIA), basée à Strasbourg, que laphase de diversification débute en 1970.L’opération se révèle d’abord très fruc-tueuse et tous les espoirs sont permis d’enfaire un axe de croissance pour l’avenir, jus-qu’à ce qu’un client majeur dénonce soncontrat lequel représentait plus de 40 % del’activité. L’entreprise est donc fermée en1983 sans entraîner une perte importantemais réduisant à néant les efforts de déve-loppement dans ce secteur. Parallèlement,d’autres opportunités de diversification sontexplorées :– 1971 : prise de participation de 50 % dansla société Services et transports-armement(STA). Spécialisée dans le transport de pro-duits contaminants, STA connaît une fortecroissance, de sorte que les autres action-naires fondateurs, les frères Poylo, décidentde s’émanciper de ERD et Cie, en lui rache-tant ses parts en 1985.

– 1983 : création de la Société commercialeRaoul-Duval et Delebarre (SCRDD), filialeà 75 % de ERD et Cie, dont l’activité estl’import/export de bois, grumes et sillages.Devenue Havraidex, cette société existeencore aujourd’hui, et a fait l’objet ces der-nières années de développements impor-tants au Gabon.– 1984 : rachat de 66 % des parts de laCompagnie française des extraits (CFE),qui produit des extraits végétaux utilisésdans la tannerie, la cosmétologie et l’ali-mentaire animal. De faible dimension, cetteactivité est perçue à fort potentiel pourl’avenir et sa direction a été confiée en 1999à François Raoul-Duval (sixième généra-tion), l’un des fils de Hubert Raoul-Duval.Reposant sur la capacité à développer etformuler de nouveaux produits à partird’extraits végétaux, cette activité supposed’aller sur des territoires encore peu exploi-tés ou difficilement accessibles. C’est ainsiqu’un site a été créé au Nicaragua en 2004,pour permettre un changement de dimen-sion.En somme, conscients de leur forte dépen-dance envers les activités de leur filiale ivoi-rienne, la SHAC, et ayant tiré les leçons del’expérience indochinoise, les dirigeants dugroupe familial cherchent activement àprendre des participations dans des secteursautres que le café ou le cacao, et en dehorsdu négoce des produits exotiques quiavaient à l’époque coloniale assuré leurprospérité. Toutefois, ces tentatives furentpour la plupart incapables de restaurerl’ampleur des activités qui avaient prévaludu temps de la SHIC ou de la SHAC,

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6. Conférence de Hubert Raoul-Duval (alors P-DG) à l’université du Havre, le 30 novembre 1987 (p. 19).

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200/2010Tableau 1 – Vue synoptique des événements majeurs de la période 1950-2009

* Les managers non familiaux étaient des personnes de confiance, qui avaient passé une partie de leur carrière dans l’entreprise familiale ou en relation avec elle.

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives-rfg.revuesonline.com

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employant pendant un temps jusqu’à450 employés, en France et outre-mer.

3. L’effondrement des cours du café,fin de la niche de spécialisation

Simultanément à l’aventure de la SHAC enCôte d’Ivoire, ERD et Cie continue à fairele négoce du café pour approvisionner lestorréfacteurs français, à partir de son siègesocial havrais. Compte tenu de l’expertisedéveloppée dans le café Robusta, les diri-geants décident de renforcer leur positionsur le négoce du café en visant des nichesde spécialité et en élargissant la gamme desproduits proposés. Dans la foulée de larestructuration du marché du café, diversesopportunités se présentent. En 1980, c’estle rachat de l’activité négoce de café de laSociété commerciale interocéanique (SCIO)qui permet de diversifier les sources d’ap-provisionnement et d’ajouter à sa gammede café l’Arabica en provenance d’Amé-rique du Sud et d’Amérique centrale, aug-mentant substantiellement les volumesnégociés. En 1988, ce sera le rachat de latrès honorable Maison Jobin, fondée en1871, qui permettra de consolider l’activitécafé et de contrer en partie l’effet de l’ex-propriation de Côte d’Ivoire. La maisonERD et Cie est alors l’un des principauximportateurs français du café.Mais les mutations structurelles du marchéinternational du café sont beaucoup plusprofondes qu’il n’y paraît, les grandsgroupes agroalimentaires parvenant à sepasser des négociants pour leur approvi-sionnement. Ces derniers perdent du terrainet leurs marges diminuent, d’autant plusque le marché se libéralise et est marqué parl’absence d’entente des pays producteurs àpartir de 1989. Reste la spéculation sur lescours, activité à hauts risques qui ne s’ins-

crit normalement pas dans le métier de lasociété ERD et Cie mais qui devient incon-tournable dans les circonstances. Cepen-dant, en 1997, l’entreprise familiale essuiedes pertes importantes dans cette activité detrading. Dès lors, l’activité « café » étantdésormais perçue comme une activité à lafois fortement cyclique (risquée) et peurémunératrice, il est décidé de la céder, cequi sera fait en 2006, après avoir essuyé ànouveau des pertes importantes suite à unretournement des cours du café.

III – DISCUSSION

Ces éléments permettent de cerner la façondont ERD et Cie a fait preuve de résilienceau cours des soixante dernières années : ellea fait face à des chocs importants (guerre etdécolonisation, nationalisation et expro-priation, pertes exceptionnelles et effondre-ment de son principal marché) mais àchaque fois, elle a tenté de rebondir dans denouvelles activités, témoignant des troisdimensions de la résilience.

1. Absorber les chocs

La capacité d’absorption des chocs dépendde la surface financière, qu’elle soit effec-tive ou potentielle. Le développement dupatrimoine au cours du temps permet decréer un organizational slack, qui peutprendre différentes formes : réserves,immobilisées ou patrimoniales, prises departicipation. Renforcé lors des périodes deprospérité, ce patrimoine apporte unegarantie dans les situations de crise et, parles revenus qu’il génère, peut permettred’essuyer les pertes sans pour autant devoirréduire ou cesser l’activité. Cet élément estrenforcé par la réputation car, comme lesouligne Hubert Raoul-Duval, « … quand

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on a la chance d’être installé depuis 162 ans(dans la même ville) et de ne pas avoirdéposé son bilan, on a un avantage considé-rable […] vis-à-vis de ses banquiers : avecles mêmes fonds propres, on a plus de faci-lités et de confiance qu’on ne l’aurait sinous nous déplacions ailleurs » (1987,p. 11). Mais cela suppose l’adoption d’uneligne de conduite intransigeante en matièrede respect des engagements car il y va d’unactif important pour l’entreprise familiale :le « nom de la maison » vaut garantie.La volonté de continuité est aussi au cœurdu cas. Les dirigeants peuvent compter surles actionnaires familiaux qui leur accor-dent leur confiance et, au besoin, renoncentà leurs dividendes, preuve d’un capitalpatient. De fait, si la logique financière estprésente, l’affectio societatis – et le senti-ment d’appartenance à l’entreprise fami-liale – motive l’actionnariat familial à pré-server la pérennité de la firme. En ce sens,être une entreprise familiale accroît la capa-cité d’absorption des chocs et favorise larésilience organisationnelle.

2. Renouvellement et opportunités

Indéniablement, ERD et Cie a fait face à descrises, complètement inattendues aumoment des implantations. En elles-mêmes, les activités de négoce outre-mercomportent des risques « normaux » liésaux produits (qualité, disponibilité, accessi-bilité) et au transport ; mais ces risques sontconnus et peuvent être gérés (assurances,garanties, etc.). Par contre, les chocs telsque l’expropriation ou la guerre ne sont pasdes risques qu’il est possible de gérer avecles instruments habituels. Une stratégie dif-férente doit être mise en place et pour ERDet Cie, elle a pris le chemin des diversifica-tions tant des sources d’approvisionnement

que des produits et des marchés. Ainsi dèsles premiers problèmes de la SHIC au Viet-nam, les dirigeants amorcent le développe-ment de la SHAC en Afrique, qui est totale-ment opérante lorsque l’on se retired’Indochine. Même chose lorsque la Côted’Ivoire commence son émancipation, unepolitique de diversification en France estmise de l’avant. Enfin, quand le cafédécline, d’autres activités ont déjà démarréau sein du groupe familial. Cette capacitéde renouvellement prend appui à la fois surla conception du métier et sur les ressourcesdisponibles au sein de l’entreprise. Elle estaussi le fruit d’une histoire qui se dérouleen parallèle d’un métier, le négoce, pourlequel il faut avoir toujours « un coupd’avance » en percevant une opportunitéd’affaires là où les autres ne la voient pas.Si la capacité de renouvellement nécessitede faire preuve d’ingéniosité, d’innovation,voire de curiosité, elle demande aussi dedisposer d’informations inédites et exactessur les conditions prévalant sur les mar-chés locaux ou dans des entreprisessusceptibles d’être rachetées. Dans cedomaine, les dirigeants de ERD et Cie ontmisé sur leur réseau et sur les « hommes deconfiance » qui le composent. Souvent desproches, apparentés ou non – avec lesquelssont entretenus des liens forts et des rela-tions de confiance – constitueront desrelais et/ou des forces de proposition. Parexemple, le rachat de la CFE se comprendaussi par le fait que, depuis 1949, lafamille Westphalen-Lemaître qui en estpropriétaire compte toujours un de sesmembres au conseil d’administration deERD et Cie ; les relations d’affaires entreces deux familles ont donc permis de tisserdes liens de confiance qui ont favorisé lestractations. De même, travailler avec un

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partenaire ou prendre une participationdans une affaire se fait intuitu personae : onnoue une relation avec une personne quipartage avec nous des valeurs et dont onpense qu’elle nous apportera une compé-tence tout en étant force de propositions.L’association de ERD et Cie avec les frèresPoylo, pour créer en 1971 la STA, en est unexemple.La résilience s’appuie donc sur la combi-naison d’une capacité d’absorption deschocs et d’une capacité de renouvellement.On perçoit ici l’importance de cette « orien-tation entrepreneuriale » de la firme quipermet – à long terme – de survivre auxcrises en régénérant les activités de l’entre-prise. Sans doute, touche-t-on plus à desvaleurs managériales – ou à une cultured’entreprise – qui favorise le renouvelle-ment, qu’à une dimension spécifiquementliée à la famille. Cependant, cette culture del’EF, qui repose sur une croyance dans l’im-portance des relations de long terme avecles hommes, correspond à l’accent mis parMiller et Le Breton-Miller (2005) sur lacommunauté.

3. La délicate construction de la capacitéd’appropriation

Le fait de traverser des chocs et d’avoirréussi à rebondir signifie-t-il, comme lesuggère Cusin (2008), qu’il faut « échouerpour réussir »? Comment les chocs qu’ilsont vécus et surmontés ont-ils contribué àfaire évoluer les représentations qu’ont lesdirigeants, de leur activité et de la façon dela gérer ? Où et comment les expériencessont-elles analysées puis emmagasinéesdans la mémoire familiale, pour ensuite enfonder les principes de gestion ?Ainsi que nous l’avons vu, il y a un décalagedans le temps entre le moment où survien-

nent les crises et leur éventuelle appropria-tion. Les apprentissages qui participent à laconstruction de la capacité de résilience nese font donc pas de manière immédiate : « larésilience possède une épaisseur temporelle,sans doute nécessaire à son élaboration »(Hollnagel et al., 2009, p. 227). C’est direque la lecture des procès-verbaux desréunions de CA correspondant aux troischocs discutés ne nous dit (presque) rien surla manière dont ceux-ci ont modifié lesreprésentations des dirigeants de l’époqueou celles des générations futures, quant à cequ’il convient de faire pour préserver lacontinuité de l’entreprise. Par contre, leshistoires reprises et racontées au fil du tempspour relater la saga familiale, et la connais-sance des documents discutés au sein desCA, révèlent que de tels apprentissages onteu lieu. À titre d’illustration, nous discutonsici de l’évolution du métier, en nousappuyant surtout sur les discussions quenous avons eues avec les dirigeants actuels.Si en 1987, Hubert insistait sur le négocecomme étant le cœur de métier de l’entre-prise familiale (cf., note 5), vingt ans plustard, son fils n’est pas du même avis. Lesleçons tirées de l’histoire, avec ses hauts etses bas, ont amené une révision de cequ’est le métier de ERD et Cie et des com-pétences uniques qui le fondent. Mais celane s’est pas fait sans mal. Il a fallu l’effon-drement du marché du café et les pertesénormes qui s’en sont suivies pour que lechangement dans les représentations puisses’opérer donnant lieu à de nombreuses dis-cussions au sein du CA de l’entreprise.Pourtant, il fallait rompre avec les repré-sentations dans lesquelles s’étaient enfer-més les dirigeants de la cinquième généra-tion et qui les condamnaient à vouloir àtout prix continuer dans leur métier de

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négociant en commodités qui leur avaitapporté de beaux succès financiers. Maiscette conception du métier reposait sur l’in-termédiation dans des marchés opaquesalors que les changements technologiqueset les restructurations ont rendu ces mar-chés transparents. La venue de la sixièmegénération couplée aux pertes exception-nelles qu’a dû essuyer l’entreprise fami-liale a favorisé une relecture de l’histoire etla redécouverte d’un des principes fonda-teurs de son succès : rechercher des margesélevées rémunérant la prise de risques surdes marchés où les autres n’osent pass’aventurer. C’est dire une agilité organisa-tionnelle qui s’apparente au rôle de l’ex-plorateur à la recherche de la terra inco-

gnita et qui délimite l’horizon temporel deses implantations à la période pendantlaquelle il est le seul acteur sur le marché(ou en très petit nombre). L’intérêt portéaux extraits végétaux de la CFE se com-prend alors car ceux-ci reposent notam-ment sur une capacité à apporter au clientun produit rare, originaire de régions ris-quées, pour lequel il n’y a pas de substitutset qui permet donc des marges élevées. Laréciproque de cette approche du métierdemande une forte capacité entrepreneu-riale (recherche d’opportunités), des prisesde risques mesurées (investissements enpartenariat) et une forte diversification desmarchés d’approvisionnement sur desniches souvent peu accessiblesLa capacité d’appropriation n’est pas à pro-prement parler spécifique à l’entreprisefamiliale, bien qu’elle soit ici illustrée parun tel cas. Cependant, si l’apprentissagepeut être amorcé par les acteurs peu aprèsles chocs, il peut être poursuivi ultérieure-ment par d’autres acteurs, voire être com-plètement décalé dans le temps. Simultané-

ment, la capacité d’appropriation met enlumière l’importance de créer un espaceréflexif collectif pour que puissent se faireles apprentissages (le CA ici), à défaut dequoi l’entreprise ne pourrait se régénérer encohérence avec les valeurs de la famillecomme de l’entreprise.

CONCLUSION

Nous l’avons vu, l’histoire du cas ERD etCie, c’est l’histoire d’une entreprise qui asurmonté des chocs, déstabilisateurs parnature. Au travers de ses succès et reversde fortune, elle s’est donné les moyens depouvoir s’inscrire dans la durée au prix del’abandon de certains produits/marchés etde la réinvention de son métier. Enfin,c’est aussi l’histoire humaine et socialed’une famille qui a vécu et vit au rythmede l’entreprise.Au-delà de ce cas, nous avons voulu explo-rer les implications d’une lecture à traversle prisme de la résilience organisationnelle.Certains événements seront toujours inima-ginables et imprévisibles, jusqu’au jour oùils se produisent ; c’est ce qu’on appelle deschocs. Explorer les mécanismes et les pro-cessus qui permettent à certaines entre-prises – familiales ou non – d’y résister etd’en ressortir grandies alors que d’autress’effondrent et disparaissent est donc unevoie de recherche prometteuse. À cet égard,notre travail comporte des limites en cequ’il ne s’appuie que sur un seul cas. Ilconvient de poursuivre la perspective pardes études portant sur des cas multiples afinde pouvoir comparer des entreprises fami-liales à d’autres qui ne le sont pas, afin decerner dans quelle mesure le caractèrefamilial sous-tend vraiment une meilleurecapacité de résilience.

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