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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=DIO&ID_NUMPUBLIE=DIO_221&ID_ARTICLE=DIO_221_0004 La philosophie du tianxia par Zhao TINGYANG | Presses Universitaires de France | Diogène 2008/1 - N° 221 ISSN 0419-1633 | pages 4 à 25 Pour citer cet article : — Tingyang Z., La philosophie du tianxia, Diogène 2008/1, N° 221, p. 4-25. Distribution électronique Cairn pour les Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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La philosophie du tianxia

par Zhao TINGYANG

| Presses Universitaires de France | Diogène2008/1 - N° 221ISSN 0419-1633 | pages 4 à 25

Pour citer cet article : — Tingyang Z., La philosophie du tianxia, Diogène 2008/1, N° 221, p. 4-25.

Distribution électronique Cairn pour les Presses Universitaires de France.© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Diogène n° 221, janvier-mars 2008.

LA PHILOSOPHIE DU TIANXIA

par

ZHAO TINGYANG

I. Le non-monde, ou le monde en faillite

Notre monde supposé est toujours un non-monde1. Cette partiede la création, notre globe, n’a toujours pas pris l’aspect d’unmonde unifié. Il reste dans une situation de chaos hobbesien, puis-que aucune société mondiale authentique et cohérente n’existe,gouvernée par une institution politique universelle reconnue. Poli-tiquement à la dérive, le monde où nous vivons n’est un que dansson acception géographique. Son identité politique est toujoursinexistante par manque d’unité politique. Le monde ne pourra êtreédifié comme tel qu’à la condition d’être organisé, régulé par uneinstitution mondiale elle-même fondée sur une nouvelle vision dumonde, sur une nouvelle philosophie politique pour le monde.

Les hommes ont tenté en vain d’imaginer le monde comme unempire mondial unissant les nations. On a échafaudé un projet depaix perpétuelle (Kant), ou une conception de l’harmonie univer-selle de tous les peuples, comme dans la tradition chinoise – et cela,en raison essentiellement d’un problème resté irrésolu : celui d’unecoopération stable2. Bien plus que pour ses vicissitudes au cours del’histoire, bien plus que pour ses propres limites dont il fut si sou-vent question, la misère d’une philosophie politique prête à em-brasser le monde ne doit être imputée qu’à ses propres carences. Leconcept politique de nation est largement reconnu, et l’on sait fortbien comment œuvrer en faveur d’un État-nation ; celui de mondeen revanche ne l’est pas, incapables que nous sommes d’agir enfaveur du monde. Notre problème fondamental, aujourd’hui, c’estcelui du monde en faillite, bien plus que de celui des soi-disantÉtats en faillite dans le monde. Aucun pays ne saurait prétendre àune réussite quelconque, durable, dans un monde en faillite.

1. Ma théorie du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », publiée sous formed’articles en chinois en 2003, puis en livre en 2005, a fait l’objet de nom-breux comptes rendus et débats dans notre pays. Je voudrais ici adressermes remerciements à tous les critiques et commentateurs de ce travail. Letexte ici présenté est une version entièrement nouvelle et inédite.2. Shangshu (尚书 ), chap. I : « Les Documents du roi Yao ». Il s’agit del’un des livres chinois les plus anciens, vieux d’environ trois mille ans, quicompile les faits et dits de grands rois.

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Une question intéressante que posait Martin Wight (1966 : 17)semble toujours d’actualité pour le problème qui nous occupe :« Pourquoi n’y a-t-il pas de théorie internationale ? » L’auteur es-timait que nous ne disposions d’aucune théorie internationale di-gne de ce nom, mais simplement ce que l’on appelle des « théoriespolitiques », lesquelles n’avaient été élaborées, en réalité, que pourles politiques internes aux États, augmentées de quelques menusparerga relatifs aux problèmes d’« équilibre des pouvoirs » sur leplan international, ou autres du même ordre. L’auteur en déduisaitque l’on ignorait totalement ce que pouvait être l’internationalité. Ily a fort à parier que Wight eût alors modifié son opinion si sur cethème de la politique mondiale il avait étudié la philosophie chi-noise à travers la notion du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », qui metdavantage l’accent sur la mondialité que sur l’internationalité. Saquestion, peut-être, aurait pu être reformulée : « Pourquoi n’y a-t-ilpas de théorie mondiale ? » pour ainsi mieux s’adapter au nouveaucontexte de la globalisation. Au cours des dernières décennies, leterme « politique mondiale » (world politics) est devenu populaireet a été jugé plus approprié que celui de « politique internatio-nale ». C’est là un changement tardif, mais significatif, même s’ilne traduit aucune véritable nouveauté dans la manière d’appré-hender la politique, puisque les interprétations de la politiquemondiale demeurent dans le cadre de l’internationalité et que lepoint de vue de la mondialité fait toujours défaut. Une théoriemondiale ne sera pas possible tant que nous ne prendrons pas enconsidération la dimension universelle du monde, plutôt que cellede l’État-nation.

Un système-monde moderne n’a rien à voir avec un système ins-titutionnel du monde. Un système-monde, comme l’a bien montréImmanuel Wallerstein dans son ouvrage The Modern World Sys-tem, relève toujours d’une domination impérialiste : un État ou ungroupe d’États exercent une domination politique, économique etculturelle sur des États-nations moins puissants. On pourrait direqu’un système-monde est essentiellement un système impérialistefondé sur la domination, une émanation du concept d’empire oùl’on exerce le contrôle par le pouvoir. Aujourd’hui, ce système adéfinitivement montré qu’il n’était pas la solution aux problèmesde la politique mondiale, s’agissant d’un système imposé au mondeplutôt que d’un système de et pour le monde, pour ne pas dire parle monde. Ce dont le monde a besoin, c’est d’un système institu-tionnalisé du monde qui permettrait de mieux tirer parti des biensuniversels et partagés, plutôt que de servir les intérêts de quelquesnations dominantes.

Hardt et Negri (2000, Préface) ont montré de manière particu-lièrement éloquente que le nouvel empire émergeant était unesorte d’empire global ayant hérité – moyennant quelques rema-

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niements du fait de la globalisation – de l’ancien empire quin’acceptait aucune limite à ses frontières : une sorte d’Empire ro-main nouvelle version. Mais nous devons bien saisir la complexitéde ce nouvel empire, qui n’hérite pas simplement de l’ancien idéalde l’empire, mais aussi de l’impérialisme moderne et de l’idéologiechrétienne de l’universalisme culturel. L’empire américain tenteaujourd’hui, en prenant tous les risques, de remodeler cetteconception de l’empire qu’il entraîne jusqu’au paradoxe de lancerdes guerres au nom de la paix et de saper les libertés au nom de laliberté3. Ce n’est pas bon pour le monde.

Le fait qu’un empire gouverne l’ensemble du monde ne suffitpas à faire un monde. Gouverner le monde ne signifie pas le possé-der ; comme l’enseigne la philosophie politique chinoise, qui gou-verne le monde ne profite que de la terre, du monde géographique,mais n’atteint pas le « cœur » des peuples. Le monde de l’esprit n’ajamais été accessible à celui qui gouverne. Il n’existe qu’à conditionque les peuples le désirent. Il n’existe, en d’autres termes, quelorsqu’il est justifié ; et il n’est justifié que lorsqu’un système poli-tique d’« harmonie » universelle est créé pour permettre de résou-dre le problème de la coopération universelle de tous les peuples.

La globalisation nous achemine vers une nouvelle ère obscure,dépourvue de concepts neufs et efficaces, jouant encore le jeu desÉtats-nations bien plus qu’elle ne s’en libère et favorisant lesconflits internationaux bien plus que les intérêts universels. Laglobalisation ne débouchera pas sur l’édification d’un monde si ellese voit sans cesse abusée par des chimères du genre « choc des ci-vilisations », « États voyous » ou « États en faillite », forgées par lesAméricains pour légitimer – illégalement – leur hégémonie et dé-bouchant sur un monde en faillite bien pire que des États en fail-lite.

L’histoire a souvent pris un mauvais chemin, sans tenir comptede notre bonne volonté ; mais notre faillite à construire un mondeest sans doute imputable, fondamentalement, à notre ignorancepolitique d’un mundus qua mundus, à l’absence d’une philosophiepolitique exprimée du point de vue du monde lui-même plutôt quede celui d’un État, à l’absence, autrement dit, d’une vision embras-sant le monde plutôt qu’une seule nation. Les idéologies plus à lapage aujourd’hui se résument essentiellement, hélas, soit à ununiversalisme, qui n’est qu’un impérialisme agressif et marqué parune stratégie dominante en faveur des intérêts nationaux des paysles plus développés, soit au pluralisme, essentiellement défini par

3. La décision de pratiquer des « attaques préventives » a ouvert une èrenouvelle de l’empire militaire américain, comme le montre le documentThe National Security Strategy of the United States of America, publié parla Maison Blanche en septembre 2002.

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un nationalisme de résistance visant à défendre les intérêts locauxdes nations les moins développées. Et ce type de situation opposantl’universalisme au pluralisme débouche sur un précaire équilibrede Nash qui empêche toute avancée en faveur de la paix dans lemonde, des intérêts communs et du développement réciproque.Elle nous présente simplement des philosophies du monde orien-tées vers des intérêts nationaux plutôt qu’une philosophie pour lemonde au nom d’intérêts universaux.

Cette distinction entre philosophie pour le monde et philosophiedu monde est tout à fait pertinente si l’on veut justifier une visionglobale. Chacun de nous peut s’être forgé une philosophie dumonde issue de sa propre expérience, de la même manière qu’unenation peut se doter d’une philosophie du monde fonctionnelle àses intérêts nationaux. Mais nous avons vraiment besoin d’unephilosophie qui puisse parler pour le monde. Le monde manqueparce que nous refusons toute vision globale qui le représenteraiten tant que tel. La faillite d’une politique mondiale est essentiel-lement la faillite de la philosophie. La question, désormais, estdonc la suivante : comment s’occuper du monde en tant quemonde ?

Sur cette question, précisément, la philosophie chinoise peutnous apporter une contribution essentielle, notamment grâce à saconception du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » (tianxia, 天下), uneconception vieille de trois mille ans, peu connue en Occident, maistoujours d’actualité. La théorie qu’elle implique ne fut pas pleine-ment développée dans la Chine ancienne, mais elle est riche depossibilités. Nous voudrions montrer ici qu’une théorie moderniséedu « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » pourrait nous être utile pourtrouver une solution au monde chaotique, et plus encore pour éla-borer une nouvelle grille d’analyse philosophique des problèmespolitiques.

II. La politique face aux problèmes mondiaux

Il existe une vieille légende qui raconte la manière dont le sys-tème du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » fut créé. Il y a environ troismille ans, au cours d’une expédition militaire, la tribu Zhou triom-pha de la tribu Shang, alors à la tête de l’Alliance politique deChine. Cette victoire marqua l’avènement de la dynastie Zhou, quidura huit cents ans. Bien plus qu’un simple fait d’histoire, mêmeimportant, elle marquait une véritable révolution politique, pointde départ, en Chine, d’un nouvel art de gouverner radicalementdifférent de celui de la polis grecque. Avant la dynastie Zhou, enChine, la politique n’existait pas (en chinois, le mot « politique »signifie « ordre justifié »), pas plus qu’elle n’existait en Grèce avantla polis ; seule existait la loi du plus puissant. Grâce à l’invention,

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par les Zhou, du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », la pensée politiquechinoise fut placée d’emblée sous le signe du monde, alors que lesGrecs, à la même époque, inauguraient leur tradition avec la ques-tion de la polis. Il n’est certes pas très courant de voir une concep-tion politique qui, aux premières heures de la civilisation, abordeen priorité la question du monde, bien trop avant-gardiste pourvenir à l’esprit des Anciens. Pourtant, c’est ainsi que cela s’est pas-sé.

Ce sont des circonstances peu ordinaires qui en donnèrentl’occasion à la dynastie Zhou. La légende pourrait être résuméeainsi : les Shang étaient à la tête de l’Alliance des clans depuisplusieurs centaines d’années. Le dernier des rois Shang, très fortmais aussi particulièrement sanguinaire, ne trouvait son plaisirque dans les guerres et dans les tueries. Un clan modeste, lesZhou, décidèrent un jour, avec beaucoup de courage, de se rebeller,soutenus par de nombreuses autres tribus ; la chance aidant, ilsécrasèrent finalement l’imposante armée Shang. Après la victoire,les Zhou furent confronté à une difficulté jamais rencontrée aupa-ravant : Comment rester à la tête de toutes les tribus et bénéficierde leur soutien durable alors que certaines d’entre elles étaientbien plus importantes numériquement, ou a priori plus puissantesqu’elle ? À cette époque, il existait en Chine un millier de tribusenviron, différentes par leur culture, leurs origines, voire leur eth-nie. La population des Zhou, estimée à moins de 70 000 individus,était donc fort réduite, comparée à d’autres tribus bien plus impor-tantes – la tribu Shang notamment, forte de plus d’un milliond’individus. Comment une puissance moindre pouvait-elle régnersur des puissances plus importantes ? C’est à partir de ce problèmeque la préoccupation pour une politique universelle (plutôt que lesouci d’une politique nationale ou locale) devint la question priori-taire de l’art de gouverner.

Les chefs Zhou, de grande valeur – à commencer par le duc deZhou – ont ainsi développé un certain nombre d’idées admirablesen matière politique. Leurs principes essentiels peuvent être ré-sumés ainsi : (a) les véritables solutions aux problèmes de politiquemondiale passent par un système du monde accepté universelle-ment plutôt que par le recours à la force ; (b) un système du mondeuniversel est justifié politiquement s’il est doté d’une institutionpolitique qui gouverne pour le bénéfice de tous les peuples et detoutes les nations, et pour que soit produite la plus grande quanti-té de biens partagés ; (c) un système universel du monde fonc-tionne s’il permet de créer l’harmonie entre toutes les nations et lescultures. Forte de ces principes, la dynastie Zhou créa un systèmedu monde sous le nom de « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel ».

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III. Le modèle institutionnel du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel »

Le « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » est une conception ouvertepermettant différents modèles possibles pour un système dumonde. Celui de la dynastie Zhou fut le seul et unique à avoir étémis en pratique. Il ne saurait être question ici de recommander cemodèle antique au titre d’exemple éternellement valable ; il estbeaucoup trop ancien pour convenir parfaitement à notre mondecontemporain. Toutefois, certains éléments tirés de ce modèle an-cien méritent assurément d’être repensés pour notre époquecontemporaine, de même qu’ils se révèleront probablement utilespour préparer l’avenir.

Le « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », selon la conception Zhou, seprésente comme suit4 :

(a) Il s’agit d’un système politique de type monarchique inté-grant des éléments de type aristocratique ;

(b) Il s’agit d’un réseau ouvert, composé d’un gouvernement gé-néral du monde et de sous-États. Le nombre de sous-États dépendde la diversité des cultures, des nations et des situations géogra-phiques. Les sous-États se rattachent à un système politique géné-ral, de la même manière que des sous-ensembles se rattachent àun ensemble plus grand. Le système du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », étant élaboré pour le monde entier, est ouvert aux nationsdu monde entier, et chaque nation peut en profiter, qu’elle choi-sisse d’y être intégrée ou simplement de se maintenir en paix avecles autres nations du système.

(c) Le gouvernement universel est en charge des institutionsuniverselles, des lois et de l’ordre du monde. Il est responsable desbiens communs du monde, fait respecter la justice et la paix entant que juge des conflits entre les sous-États. Il contrôle les res-sources communes telles que les grands fleuves ou les grands lacs,ou encore les minéraux et autres matières précieuses. Il exerce uneautorité particulière pour examiner puis asseoir la légitimité poli-tique des sous-États, une autorité pour superviser la situation so-ciopolitique des sous-États et une autorité pour conduire une expé-dition punitive si un sous-État viole la loi ou l’ordre universel. Maisce gouvernement universel perdra sa propre légitimité s’il trahit lajustice ou abuse de ses responsabilités, et en conséquence la révo-lution sera justifiée.

(d) Les sous-États sont indépendants en ce qui concerne leuréconomie interne, leur culture, leurs normes et valeurs sociales ;

4. Shangshu (尚书 « Livre des documents »), Zhouli (周礼 « Rites desZhou ») et Liji (礼记 « Traité des rites »).

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indépendants, autrement dit, dans presque toutes les formes de vie– leurs légitimité et devoirs politiques mis à part. Les sous-Étatstirent leur légitimation de la reconnaissance politique que leuraccorde le gouvernement universel et sont contraints à contribuer– à proportion de leur production et de leurs ressources naturelles– au patrimoine commun et aux aides réciproques, comme les se-cours en cas de catastrophes ou le contrôle de l’eau.

(e) L’équilibre garanti par des institutions est essentiel pourmaintenir la coopération à long terme dans le système du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel ». Le gouvernement général administre di-rectement un territoire nommé Territoire royal, qui s’étend surdeux fois la superficie d’un grand sous-État et quatre fois la super-ficie d’un sous-État moyen. La force militaire contrôlée par le gou-vernement est plus importante que celle d’un grand sous-État, àproportion d’une valeur de six contre trois ; de six contre deux pourun sous-État moyen ; et de six contre un pour un petit sous-État5.Ce modèle limite les avantages du Territoire royal sur les sous-États, tant en matière de ressources que sur le plan militaire, etfait de même pour un sous-État plus puissant sur un moins puis-sant : de sorte que l’existence d’une superpuissance dominante serévèle quasiment impossible tandis que la révolution devient unemenace potentielle mais réelle, qui empêche le gouvernementmondial d’être oppresseur.

(f) Un autre principe important de l’organisation du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » est que les individus pourront profiter de laliberté de circuler – émigration ou immigration – de manière àpouvoir se déplacer et travailler pour tout État où va leur préfé-rence. Cela suppose une philosophie du mondialisme plutôt que dunationalisme.

Le modèle institutionnel Zhou du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », caractérisé par son mondialisme et son principe del’harmonie de toutes les nations, a su maintenir une paix de plu-sieurs centaines d’années en Chine, alors considérée comme étant« le monde » du fait des connaissances géographiques limitées decette époque. L’esprit du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » a exercéune influence si grande sur la politique chinoise, y compris au-jourd’hui, que celle-ci ne saurait être correctement comprise sansune bonne connaissance de ce concept, même si son application enpolitique prit fin en 221 av. J.-C. lorsque le premier empereur deChine annexa plusieurs États pour fonder l’empire Qin, dénatu-rant du même coup l’esprit du tianxia. Mais le déclin de ce concept

5. 周礼 \夏官司马 (Zhouli, IV) ;左传 \襄公 14年 (Tch’ouen ts’iou et Tso tchouan 1951) ; 陳傅良: 歷代兵制 (Chen Fuliang (1137-1203), Les systèmesmilitaires des dynasties).

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peut se révéler tout aussi riche d’enseignement. Aussi étrange quecela puisse paraître, il déclina parce qu’il était trop parfait. Laforce et le pouvoir limités du gouvernement universel, construitpour défendre l’indépendance et les intérêts des sous-États, se sontrévélés insuffisants pour affronter les défis ambitieux des sous-États forts6. Cette difficulté paradoxale a en quelque sorte anticipéles difficultés d’une coopération mondiale, mettant nos esprits audéfi de rénover ce modèle en vue d’un meilleur système du monde.

IV. Pour un renouveau philosophique du tianxia

Le mot chinois « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », tianxia, est unconcept dense pour définir le « monde ». Il possède trois significa-tions : (a) la terre ou tous les territoires situés sous le ciel ; (b) lechoix commun de tous les peuples du monde, ou accord universeldu « cœur » de tous les peuples ; et enfin (c) un système politiquedu monde doté d’une institution mondiale permettant de garantirl’ordre universel. Cette triade sémantique montre clairement qu’unmonde simplement physique reste encore fort éloigné d’un mondehumain. Ce dernier n’existera qu’à la condition d’être défini commeun monde politique par une institution mondiale apte à refléter lecœur général de tous les peuples, et donc acceptée universelle-ment7. En d’autres termes, le monde naturel ne sera pas notremonde tant qu’il ne sera pas constitué au titre de « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » doté d’une institution mondiale.

Le « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » est donc une vision qui ap-préhende ce monde à la fois comme unité du monde physique (leterritoire), du monde psychologique (le cœur général des peuples)et du monde institutionnel (une institution mondiale). Il s’agit parconséquent d’un concept dense, où la métaphysique en tant quephilosophie politique vient remplacer la métaphysique en tantqu’ontologie au titre de philosophie première. En ce sens, le globedoit toujours être considéré aujourd’hui comme un non-monde, dufait qu’il n’a toujours pas été doté d’une institution mondiale repré-sentant le cœur général de tous les peuples et permettant ainsi deréaliser l’eidos du monde.

Le « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » introduit une vision dumonde à l’échelle du monde, de manière à pouvoir saisir les pro-blèmes du monde dans une perspective mondiale plutôt que localeou nationale. Regarder le monde selon une perspective à l’échelle

6. Discours de Li Si, primat de l’empire Qin, dans Sima Qian (145 ?-86 ?av. J.-C.) 史記\秦始皇本紀 (Mémoires historiques : Le Premier empereur Qin).7. Xunzi (1987 : 146, ch. 11) : « Ce que j’appelle subjuguer l’Empire, cen’est pas assumer la charge de son territoire en suivant ses propres prin-cipes, c’est connaître une voie qui unifie le cœur des hommes » (荀子\王霸).

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du monde est un principe épistémologique qui fut énoncé pour lapremière fois par Laozi (Lao-tseu, 580-500 av. J.-C.) : « Connaisl’Homme d’après toi-même, la Famille d’après la famille, le Villaged’après le village, l’État d’après l’État, le Monde d’après le monde »(Daodejing ou Tao-tö-king, 54). Il s’agit donc d’une épistémologiepolitique plus que d’une épistémologie scientifique.

Si l’on suit la voie de la pensée chinoise, on constate que lemonde y est toujours considéré comme un corps politique plutôtque comme un objet scientifique. De fait, le monde a rarement étédiscuté en tant qu’objet scientifique dans la philosophie tradition-nelle chinoise, l’esprit chinois étant davantage porté d’un côté àétudier la société en profondeur et de l’autre à appréhender la na-ture d’un point de vue poétique. L’inclination des Chinois pour laconnaissance politique a été si dominante que leur esprit s’estmoins intéressé aux vérités de la nature. Une épistémologie politi-que pourrait partir d’un postulat tel que celui-ci : le monde estcomposé de choses et de faits, mais seuls les faits, en tant que ce-qui-a-été-fait8 décident de nos vies. Par conséquent, les questionsliées aux faits se révèlent être les plus pertinentes, les choses étantsimplement ce qu’elles sont : elles existent au-delà de nos choix etne nous posent donc aucune sorte de problème. La nature existe,alors que la société a été établie, et seul ce qui peut être établi sus-cite des problèmes pour nous. C’est dans le monde des faits que sesituent nos problèmes, et ce monde coïncide essentiellement avec lepolitique et l’éthique. Un duc interrogeait un jour Confucius (551-479 av. J.-C.) pour savoir ce qui était le plus important dans lemonde des humains. « C’est la politique », répondit celui-ci (Liji,XXVII ; 禮記\哀公問: 哀公曰:敢問人道誰爲大。孔子對曰:人道,政爲大). Et le politi-que, disait-il encore, « gouverner, c’est rendre droit » (Entretiens,12.17).

Les Chinois ont développé la philosophie politique en liaisonétroite avec l’éthique, comme une philosophie première, une méta-physique alternative qui leur permit d’infléchir la question del’être vers celle que nous avons ailleurs formulé ainsi : être, c’estfaire (Zhao Tingyang 2003a). La question du faire remplace celle del’être au sens où les choses ne deviennent porteuses de significationque lorsqu’elles sont impliquées dans des faits. Les philosophieschinoises sont davantage engagées dans les questions de relationet de cœur, alors que les philosophies occidentales le sont dans lesquestions de la vérité et de l’esprit. Pour un philosophe chinois lavérité, par exemple, dépend de certaines « relations ». Rien ne peut

8. Le concept chinois « 事  » pourrait être traduit par « ce-qui-a-été-fait »,très proche du concept occidental factum. Voir dans le Huainanzi(淮南子 \汜論 ) : “所由曰道,所爲曰事” (Ce qu’il faut suivre, c’est laVoie , et ce qui doit être fait, ce sont les faits).

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être dit être une chose ainsi et ainsi faite sans qu’elle ne soit définieen fonction de certaines « relations » ; nous pourrons par exempleestimer qu’une personne est aimable lorsque nous la traitons aima-blement, alors qu’en d’autres circonstances nous aurons un savoiropposé de cette personne si nous la traitons mal. C’est un ensemblede relations et non une essence qui définit et décide de ce qui est.La métaphysique des relations nous encourage fortement à penserun système politique du monde dans la perspective du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », constitué, autrement dit, de relations har-monieuses entre tous les peuples.

V. Rien ni personne n’est exclu

L’un des principes les plus importants du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », c’est celui de « n’exclure ni rien ni personne », ou encored’« inclure tous les peuples et toutes les terres » comme on lit dansle Livre des Odes

詩經\小雅\北山:“溥天之下,莫非王土;率土之濱,莫非王臣” ; cf.蔡邕《獨斷 \卷上》曰 :“天子無外,以天下爲家;司馬遷《史記\卷8\高祖本紀》亦曰:“天子以四海爲家”。司馬光《資治通鑒\卷27\漢紀19》:“春秋之義,王者無外,欲一於天下也”

Ce qui signifie qu’aucun peuple ne peut être exclu ou rejeté,puisque aucun n’est fondamentalement incompatible avec un au-tre. Ce principe comporte deux éléments fondamentaux :l’affirmation que l’étranger n’existe pas et l’affirmation que lepaïen n’existe pas.

Le tianxia estime qu’un pays ou un État ne pourra pas éviter ledésordre si le monde est lui-même réduit au désordre et àl’anarchie ; et les conflits ne pourront jamais disparaître, y comprisparmi les pays où l’ordre règne. L’ordre qui règne à l’extérieurd’une entité politique, par exemple un État, est une condition né-cessaire à son ordre interne : les problèmes qui se posent àl’extérieur d’une entité politique sont par conséquent plus gravesque ses troubles internes. Un système politique ne pourra aspirer àla paix universelle et perpétuelle qu’à la seule condition de ne plusavoir d’extériorité mais simplement une intériorité où rien ni per-sonne n’est exclu. « Si l’Empire est en désordre, aucun pays n’esten paix ; si un pays est un désordre, aucune famille n’est en paix ;si une famille est en désordre, aucun individu n’est en paix », écritLü Buwei (13.7, 呂氏春秋\卷13\諭大) de la dynastie Qin (Kamenarovic1998 : 211) ». Pour pouvoir jouir de la paix universelle et perpé-tuelle, un système politique accompli devra être étendu au mondeentier, de telle sorte que tous y soient inclus et protégés. Ainsi,personne ne peut être ni considéré ni abandonné comme un exclu.

Le refus de l’exclusion reste solidaire de cette autre affirmationque le païen n’existe pas. Si cette seconde clause manquait, cer-

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tains peuples pourraient être mis à l’écart en tant qu’« autres in-compatibles » et objets d’inimitié. Il existe un vieil argument enfaveur de cette clause, qui n’est pas sans intérêt : le Ciel étant uni-versel, juste et équitable à l’égard de toutes les choses, le « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » sera universellement juste et équitable en-vers tous les peuples, sans aucune préférence pour un peuple enparticulier : « le Souverain de tous les peuples ne saurait penchervers un seul homme » (Lü Buwei 1.4 呂氏春秋\卷一\貴公 ; Kamenarovic1998 : 37). L’esprit du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » pourrait ainsiexpliquer le refus chinois de toute suprématie réclamée par unereligion et de tout « peuple élu », dans quelque sens que ce soit. Ilest considéré injustifié d’identifier un peuple comme « les païens »,puisque chacun est né pour partager le « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » et non pour en être exclu.

L’idée centrale du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » est de recons-tituer le monde sur le modèle des liens de familiarité pour en faireun foyer accueillant tous les peuples. Une vieille légende pourrafaire comprendre la place qu’occupe cette conception dans l’espritd’un Chinois « Un homme du pays de Jing avait perdu son arc.Refusant de le chercher, il dit : “Un homme de Jing l’a perdu, unhomme de Jing le trouvera. À quoi bon le chercher ?” Confucius, àqui l’on rapporta ce propos, fit ce commentaire : “Qu’on ôte le mot‘Jing’ et cela ira”. Laozi, à qui ce propos fut aussi rapporté, fit cecommentaire : “Qu’on ôte aussi le mot ‘homme’, et cela ira” » (ibid. ;Kamenarovic 1998 : 38).

D’après le principe de l’inclusion de tous les peuples, créer unmonde-pour-tous est devenu un problème politique fondamental, etl’urgence d’établir une institution mondiale est désormais ration-nellement justifiée. Ce monde, bien sûr, n’existe pas encore, mais ildevra être édifié.

VI. L’urgence d’une institution mondiale

La philosophie politique du tianxia insiste sur l’idée d’une insti-tution mondiale absolument nécessaire pour créer un monde. Parceque tout État ne peut faire autrement que de se trouver impliquédans le désordre du monde, c’est la théorie du monde qui inclut lathéorie de l’État et la politique mondiale qui inclut la politiquelocale, et non pas le contraire. D’une manière bien différente de lapensée politique occidentale, la théorie du monde est considéréecomme le cadre politique de base, alors que la théorie de l’État oula théorie internationale n’en sont que les corollaires : c’est lemonde et non l’État qui doit être considéré comme la questionpremière de la philosophie politique. Une institution mondialecapable d’assurer l’ordre mondial doit donc être considérée commela priorité des priorités.

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Comme nous l’avons rappelé ci-dessus, la dynastie Zhou a choisile monde plutôt qu’un pays ou un type d’État comme point de dé-part de la pensée politique. Cela signifie que le monde doit êtreérigé au rang d’entité politique la plus élevée, celle qui exerce sonautorité sur toutes les unités politiques subalternes. Telle est lacondition universelle considérée comme nécessaire pour le bonordre de toutes les entités inférieures, États-nations et autres ty-pes de communauté politique. Ce projet est au fondement de laconception chinoise du système politique. Il est formé de différentscorps politiques selon la hiérarchie : Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel,États et familles ; c’est un ordre radicalement différent del’articulation occidentale en États-nations, communautés et indivi-dus.

Du point de vue chinois de la hiérarchisation rappelée ci-dessus,le système politique occidental apparaît comme étant philosophi-quement défaillant. L’absence d’une institution mondiale en tantqu’entité politique faîtière représente une grave carence du sys-tème, dans la mesure où personne ne serait là pour prendre soindu monde. Or nous devons prendre le monde au sérieux.L’invention occidentale du système moderne des États-nations estaujourd’hui adoptée de façon presque unanime. L’absence d’uneautorité politique supérieure aux État-nation explique notre échecà résoudre les conflits internationaux. Leur règlement par le biaisd’une institution comme celle des Nations Unies reste improbablecar les Nations Unies – de même que les autres organisations in-ternationales – ne représentent en aucun cas des entités politiquessupérieures aux États-nations. Une organisation internationale apour vocation de s’occuper des problèmes dans la seule perspectivede l’inter-, n’étant rien d’autre qu’une organisation auxiliaire sou-mise au système des États-nations, où ce ne sont pas les intérêtsuniversels qui sont concernés, mais les intérêts nationaux. Lesorganisations internationales se révèlent incapables de régler unquelconque conflit sérieux dans le monde, parce que l’idée mêmed’international est toujours limitée dans son champ de vision : ellene dépasse pas les limites du nationalisme. L’« internationalité »,fondamentalement, est un concept illusoire et trompeur dans lecadre d’une philosophie politique mondiale. C’est la mondialitéplutôt que l’internationalité qui reste le critère pertinent d’uneméthodologie et d’une analyse des problèmes réels en matière depolitique mondiale. Le concept d’internationalité ne permet pasd’aborder les problèmes politiques qui se posent à l’échelle plané-taire, et ce qui est pire, il risque d’occulter ce qui devrait être réor-ganisé et résolu dans la perspective de la mondialité.

Après la théorie nationale, puis celle de l’international, la théo-rie du mondial (world theory) devrait être maintenant développéepour servir de cadre général universellement reconnu de la pensée

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politique. La philosophie politique ou la science politique ne serajamais complète si on ne lui intègre pas la perspective de la mon-dialité, qui seule permettra de comprendre avec justesse les pro-blèmes de politique mondiale. La théorie du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » est supposée être une théorie du mondial nous permettantde repenser les problèmes mondiaux : l’ordre mondial et la gouver-nance, les conflits et la coopération, la guerre et la paix, ou encorele choc des cultures, autant de thèmes abordés de manière erronéepar l’approche internationaliste.

La théorie de l’international, de même que l’idéologie des États-nations, fut fondée sur les mirages des traités de Westphalie, quin’admettaient pas d’horizon politique plus vaste et plus élevé quecelui des États-nations, limitant ainsi la politique internationale àla négociation d’un équilibre précaire entre les différents pouvoirs.Cette théorie se limite donc, grosso modo, à n’être qu’une théoriedes jeux axée sur les stratégies visant à maximiser les intérêtsnationaux et à asseoir un équilibre nécessaire mais mal supporté.Elle n’est pas une théorie coopérative. La valeur du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » en tant que théorie du mondial lui vient précisé-ment de sa vision se situant à l’échelle du monde, à un niveau plusélevé que n’importe quelle vision nationale. Elle nous ouvre unhorizon autrement plus vaste, où les problèmes essentiels, les plusprofonds et les plus complexes pourront être ainsi repérés et réso-lus.

VII. De la transposition politique à la transposition éthique

Les incohérences ou les contradictions qui existent entre le ni-veau national et le niveau international réduisent grandement laforce et l’efficacité des théories politiques axées sur la nation. Ladémocratie, par exemple, est toujours admise comme une évidencesur le plan interne, alors que sur le plan international elle estconsidérée inacceptable, et irréalisable en pratique, par la plupartdes libéraux. La vérité est que la démocratie interne ne peut quevenir consolider une hégémonie impérialiste sur le monde, alorsqu’une démocratie internationale produira l’effet inverse. Une tellefaille théorique met en porte-à-faux l’universalité d’une théoriepolitique, car elle accepte qu’une institution politique ne soit niuniverselle ni transposable au monde.

Il ne devrait subsister guère de doutes quant au fait qu’une ins-titution politique donnée devrait être conduite de manière univer-selle, c’est-à-dire qu’elle devrait être applicable à toutes les entitéspolitiques et transposable à tous les niveaux et systèmes politi-ques, faute de quoi elle apparaîtra comme injuste et hostile àl’égard des autres. Même une institution aussi admirable que ladémocratie pourrait aboutir à un échec politique si, de nationale,

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elle ne deviendra pas mondiale, même si elle fonctionne correcte-ment à l’intérieur d’une communauté ou d’un État. L’une des rai-sons pour lesquelles les États-Unis sont en train de perdre leurréputation dans le monde en matière politique, c’est qu’ils jouentun jeu différent dans leurs affaires internes et sur le plan interna-tional.

La philosophie politique chinoise propose une alternative par saquête d’une unité achevée du système politique ; cette quête estfondée sur la conviction qu’une institution est bonne si et seule-ment si elle peut s’appliquer à tous les niveaux politiques, de labase jusqu’au sommet et du local au mondial, pour former un sys-tème politique universel. Elle est juste au moins dans ses butsthéoriques qui visent à réduire les conflits et à décloisonner lesdifférents niveaux d’organisation du politique, du monde jusqu’àl’État et à la famille, de manière à créer un continuum dans lequelun niveau politique peut être structurellement transposé aux au-tres. Autrement dit, le monde, les États et les familles doivent êtregouvernés de manière cohérente, de manière à représenter autantd’expressions d’une seule et même institution.

L’art de gouverner doit pouvoir se transposer du sommet vers labase, du plus grand vers le plus petit, pour la raison que les socié-tés politiques les plus petites sont toujours conditionnées par lesplus grandes. Ce qui signifie que l’ordre et la paix de la sociétépolitique la plus grande est toujours la garantie nécessaire pour laplus petite. Mozi (env. 468-376 av. J.-C.) avançait le raisonnementsuivant : Le monde peut être plongé dans le chaos du fait des inté-rêts et opinions divergentes des peuples, et il ne pourra être maî-trisé tant que l’ordre ne sera pas institué par un gouvernementgénéral. Le monde était trop vaste pour être administré seulementpar un gouvernement suprême : d’où la formation de plusieurssous-États et autres entités plus petites. Le bon art de gouvernerdevrait donc aller de pair avec une institution politique transposa-ble « du supérieur vers l’inférieur plutôt que de l’inférieur vers lesupérieur », un ordre descendant du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel »vers les États puis vers les familles, du fait de l’existenced’opinions et d’intérêts conflictuels. La réunion, en effet, de plu-sieurs familles fonctionnant correctement ne donne pas nécessai-rement une société paisible et de qualité, pas plus que la réunionde plusieurs États fonctionnant correctement ne garantitl’existence d’un monde de justice et de paix (墨子\尚同). La théorie deMozi suppose donc une méfiance à l’égard de l’« union » internatio-nale – quel que soit le nom qu’on lui donne – pour résoudre le pro-blème des conflits.

En outre, la légitimité d’une institution politique universelledevra être le reflet de sa droiture sur le plan éthique ; cette légiti-mité, en d’autres termes, n’est justifiée que pour autant qu’elle est

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conforme à une certaine droiture éthique. Les philosophies chinoi-ses insistent toujours sur la transposition éthique comme moyen desoutenir la transposition politique. La transposition éthique seréalise dans le sens inverse de la transposition politique – autre-ment dit dans un ordre ascendant, allant des familles vers lesÉtats et ensuite vers le « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » – pour laraison que l’éthique doit être enracinée dans les formes fondamen-tales de la vie. Le lien de familiarité est considéré comme étant lesocle donné par la nature, et comme le témoignage le plus fort del’amour, de l’harmonie, des intérêts et des devoirs réciproques deshommes. Il apparaît presque comme un « concentré de l’essence del’humanité », ainsi qu’on peut le lire dans un passage du Liji《禮記\大傳》曰:“上治祖禰尊尊也,下治子孫親親也,旁治昆弟,合族以食,序以昭穆,別之以禮義,人道竭矣”, au point d’être jugé comme étant le meilleur para-digme éthique que l’on peut transposer à tous les niveaux politi-ques. Administrer un État, ou même le « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » de la même manière dont on administre une famille, c’est làun principe confucéen largement reconnu en Chine9. La paix dansle monde, en d’autres termes, n’adviendra pas tant que l’art degouverner le monde ne suivra pas le modèle des relations familia-les.

On débouche de la sorte sur une circulation politico-éthique quifonde la justification réciproque de la politique par l’éthique etinversement. Une telle circulation suggère l’existence d’un méta-principe de la politique : un modèle de système politique est bon siet seulement si il est en même temps un bon système éthique. Cemétaprincipe pourrait servir de critère de justification politique,suscitant une certaine perplexité à propos de la réflexion politiqueoccidentale. Le présupposé métaphysique occidental d’individusabsolus conduit inévitablement au mythe hobbesien de la guerrede tous contre tous, lequel, en toute logique, nous mène jusqu’à laconception de Carl Schmitt du politique comme politique del’ennemi, une représentation fort juste de la réflexion politiqueoccidentale. Si l’on suit cette voie de la politique de l’ennemi, lacoopération sera toujours difficile, très limitée et jamais stable, etelle ne permettra pas, hélas, d’espérer aller au-delà de l’équilibrede Nash en tant qu’écueil insurmontable. La logique politique occi-dentale allant des individus vers les États-nations jusqu’au sys-tème impérialiste, est un refus du monde qui finalement se retour-nera contre lui-même si ce modèle politique est universellementimité par toutes les nations. Or une idée ou une stratégie est re-connue comme mauvaise si elle se retourne contre elle-même etéchoue lorsqu’elle est universellement imitée.

9. La Grande Étude (大學:身修而後家齊,家齊而後國治,國治而後天下平) ; voir aussichez Mozi 墨子\尚同下:治天下之國若治一家.

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Le système du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », en revanche, au-ra des chances de réussir s’il est universellement imité, au moinsthéoriquement. Il revendique une politique d’harmonie pour unmonde dans lequel des relations de proximité et d’éloignement plu-tôt que d’hostilité distinguent les nations entre elles. Dans unmonde sans ennemi au sens de hostis10, l’harmonie devient possi-ble, et c’est là peut-être le seul moyen d’édifier un monde de tousles peuples.

VIII. La stratégie de l’harmonie et le perfectionnement confucéen

Dans le premier chapitre du Shangshu (« Livre des Docu-ments »), il est dit que « créer l’harmonie de toutes les nations et detous les peuples » constitue l’objectif majeur du politique. Ce sontprobablement les mots les plus anciens qui parlent d’harmonie. Unmonde harmonieux apparaît plus riche de promesses qu’un mondeen conflit – qui reste en fait un non-monde. Toute la question serésume à concevoir le jeu harmonieux comme le meilleur des jeuxde coopération.

La pensée chinoise considère que l’harmonie est la condition on-tologique nécessaire pour que les choses existent et se développent.Elle est généralement définie comme dépendance et perfectionne-ment réciproques, comme intégration parfaite de la diversité,s’opposant en cela à une conception postulant l’identité des choses.L’opposition entre l’harmonie et l’identité est comparable à cellequi oppose le multiple à l’un, bien que plus complexe. Cette défini-tion nous vient d’une discussion importante qui s’est tenue aucours du VIe siècle av. J.-C.

Selon le Zuozhuan, le Commentaire de Zuo (env. milieu du 4e

siècle av. J.-C.) aux Annales des Printemps et des Automnes, leprince de Qi déclarait apprécier davantage ceux qui avaient lesmêmes opinions que lui, car l’identité coïncidait avec l’harmonie.Mais Yanzi ( ?-500 av. J.-C.) répliqua qu’il existait une différenceessentielle entre harmonie et identité, puisque l’harmonie devaitcontribuer au perfectionnement réciproque de choses diverses etainsi générer une coopération réussie, alors que l’identité réduisaitles possibilités à une seule chose. Il utilisa la parabole suivante :« Un exemple d’harmonie, c’est le bouillon. L’eau, le feu, le vinai-gre, la viande hachée et conservée, le sel, les prunes avec le poissoncru, concourent à former le bouillon. On fait chauffer le tout avecdu chauffage. Le chef de cuisine combine les différents ingrédients,les met dans la proportion voulue d’après leur saveur, ajoute ce quimanque aux uns en les mêlant avec d’autres, fait disparaître ce

10. Carl Schmitt (1996 : 28) estime que le véritable ennemi est hostis, etnon inimicus.

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que ceux-ci ont de trop en les tempérant avec ceux-là. Un princesage, en mangeant ce bouillon, met ses passions en équilibre. Il endoit être ainsi entre le prince et le sujet. (…) Si l’on tempérait lasaveur de l’eau avec de l’eau, qui pourrait avaler ce breuvage? Si leluth et la guitare ne donnaient qu’une seule et même note, quipourrait les entendre? C’est ainsi que l’assentiment pur et simplen’est pas louable » (Tch’ouen ts’iou et Tso tchouan 1951, X: TchaoKoung, 20 : 325-327) :《左传 \昭公 20年》:“公曰:和与同异乎?对曰:异。和如羹焉,⋯⋯宰夫和之,齐之以味,济其不及,以泄其过。⋯⋯君臣亦然,君所谓可,而有否焉,臣献其否,以成其可;君所谓否,而有可焉,臣献其可,以去其否。是以政平而不干⋯⋯若以水济,谁能食之?若琴瑟之专一,谁能听之?同之不可也如是”

Lors d’une autre discussion, l’harmonie fut estimée être lacondition nécessaire pour qu’une chose existe et possède une cer-taine valeur. L’historien Shi Bo, dans un autre livre fort ancien, leGuoyu (« Les Affaires de la nation »), présenta sa propre argumen-tation de la manière suivante : « L’harmonie en tant que perfec-tionnement mutuel amène les choses à leur épanouissement, alorsque l’identité les fait périr. Les choses iraient rejoindre le néant sielles étaient réduites au même. Ainsi les grands rois vont chercherleurs reines dans d’autres États, choisissent leurs ministres parmiceux qui ont des opinions différentes des leurs et utilisent des cho-ses différentes dans des cas différents à bon escient. […] La mono-tonie est ennuyeuse, l’uniformité ne fait pas une culture, un goût,toujours le même, est un manque de richesse, et l’identité n’a au-cune valeur » (Guoyu, « Propos de Zheng ») :《国语 \郑语》:“夫和实生物,同则不继。以他平他谓之和,故能丰长而物生之,若以同裨同,尽乃弃矣。⋯⋯声一无听,物一无文,味一无果,物一不讲”。

En conséquence il est dit ceci : « L’harmonie de ce qui différentest la condition du maintien des choses dans l’être plutôt que dansle néant » (Liji, 19) :《礼记 \乐记》:“和故百物不失”。

La musique reste l’un des meilleurs exemples pour illustrercomment l’harmonie est créée. Comme il est dit dans le ZuozhuanX.20, « les anciens souverains faisaient combiner les cinq sortes desaveurs et accorder les cinq sons, afin d’établir l’équilibre des pas-sions et de rendre l’administration parfaite. Il en est des sonscomme des saveurs. (…) Le distinct et l’indistinct, le petit et legrand, le court et le long, le vif et le calme, le triste et le joyeux, lefort et le faible, le lent et le rapide, le haut et le bas, l’extérieur et

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l’intérieur, l’épais et le clair se combinaient entre eux. Le sage, enprêtant l’oreille à la musique, acquérait l’équilibre des passions »(Tch’ouen ts’iou et Tso tchouan 1951 : 327) :《左传 \昭公 20年》:“一气,二体,三类,四物,五声,六律,七音,八风,九歌,以相成也;清浊,大小,短长,疾徐,哀乐,刚柔,迟速,高下,出入,周疏,以相济也”。

L’harmonie en tant que principe de coexistence pourra être en-core mieux saisie dans la métaphysique chinoise. Comme nousl’avons dit plus haut, la philosophie chinoise possède une métaphy-sique des relations plutôt qu’une ontologie de l’être. Poser la ques-tion de l’être d’une chose en tant que telle paraîtrait incongru, dansla mesure où rien ne peut être une chose en tant que telle tantqu’elle n’est pas définie dans ses relations à d’autres choses. Unquestionnement, pour avoir du sens, ne peut s’appliquer qu’auxrelations et non aux choses. Du point de vue de la relation, parlerd’« une chose telle qu’elle est » ne possède aucun sens parce qu’unechose n’est jamais telle qu’elle est par elle-même, mais doit êtrefaite telle ou telle en vertu de certaines relations où elle est impli-quée. « La chose » n’est qu’une convention linguistique pour lacommodité de la représentation plutôt qu’une présence réelle. Lesrelations sont supposées être la condition ontologique pour qu’unechose se présente comme telle, pour autant que son existence pré-suppose la coexistence, et que le statut de la coexistence décide decelui de l’existence. Cette logique philosophique est la clé permet-tant de comprendre l’harmonie comme principe de relation entreles choses.

Une différence subtile existe entre coopération et harmonie,mais elle est déterminante car elle induit une conséquence impor-tante. Le principe de la coopération pourrait être défini comme unvivre-et-laisser-vivre, alors que l’harmonie désigne un principe plusfort, le vivre-si-et-seulement-si-on-laisse-vivre et le se-perfectionner-si-et-seulement-si-on-laisse-se-perfectionner11. La stratégie qui re-cherche l’harmonie est donc bien plus qu’une simple coopération.Le jeu harmonieux requiert une manière harmonieuse de jouerbien plus qu’un simple respect des règles. Dans un jeu à choix obli-gés, le respect des règles est certes ce que l’on peut espérer demieux. Mais l’admirable honnêteté de ce respect peut dissimulerune subtile mais sérieuse malhonnêteté du jeu lui-même, dès lorsque tous les joueurs ne sont pas d’accord sur le jeu lui-même – parexemple, sur le but et les règles du jeu. Les gens n’aspirent passeulement à jouer selon les règles, mais réclament également ledroit de choisir un jeu meilleur que celui qui a été choisi par un

11. Il s’agit d’une version remaniée de la règle d’Or de Confucius (Entre-tiens, 6).

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pouvoir dominant. Le jeu harmonieux pourrait donc être la solu-tion permettant de créer un jeu agréé par tous. La conception mé-taphysique chinoise, centrée sur les relations, modifie le but du jeu.Ce dernier aura désormais pour objectif de développer des rela-tions harmonieuses entre tous les joueurs, afin de maximiser lesbiens de tous plutôt que les intérêts d’un seul.

Nous en arrivons maintenant au point clé des stratégies del’harmonie : (a) étant donné deux joueurs X et Y, l’harmonie repré-sente un équilibre réciproque où X et Y mettent leur fortune encommun de sorte que X gagne si et seulement si Y est aussi ga-gnant, et que X sera perdant si et seulement si Y est aussi perdant ;et (b) on dira que X atteint son perfectionnement si et seulement siY atteint le sien, de sorte que la recherche du perfectionnement deY deviendra la stratégie dominante à travers laquelle X poursuivrason propre perfectionnement, et vice versa. En bref, la stratégie del’harmonie consiste à créer un jeu de perfectionnement réciproquenécessaire et inévitable. Le bénéfice réciproque redevable àl’harmonie génère une situation sociale bien supérieure à celleinduite par le perfectionnement selon Pareto, à moins que ce der-nier ne coïncide avec le perfectionnement harmonieux. En hom-mage à l’importante contribution de Confucius à la théorie del’harmonie, nous nommerons les deux stratégies de l’harmonieÉquilibre confucéen et Perfectionnement confucéen.

IX. Effets sur les problèmes contemporains

Dans le contexte contemporain, le modèle du « Tout-ce-qui-sous-le-Ciel » pourrait nous rappeler celui des Nations Unies, dans lamesure où l’un et l’autre sont supposés résoudre les problèmesinternationaux et maintenir la paix et l’ordre dans le monde. Mal-heureusement, leurs différences sont bien plus profondes que leurspoints communs. Les Nations Unies ne sont pas une institutionmondiale ayant le pouvoir de gouverner le monde ; elles ne sontqu’une organisation apte à négocier ou marchander pour les inté-rêts de chaque nation. Cette organisation ne pourra donc jamaisparvenir à un réel accord puisque chaque nation est une entitérationnelle qui ne cherche qu’à maximiser ses intérêts. Pour ré-concilier les divergences, les Nations Unies ont réalisé des effortsconsidérables pour que le dialogue vienne se substituer auxconflits, mais sans atteindre les résultats escomptés. Il ne fait au-cun doute que les dialogues rationnels ont permis de voir diminuerles guerres, mais n’ont entraîné aucune réduction des conflits.Mais ce qui est pire encore, c’est que les Nations Unies, dans lamesure où elles ne possèdent aucun pouvoir réel, se révèlent inca-pables de résister à la domination de la superpuissance mondiale.

Sous-jacents au modèle des Nations Unies, on trouve les idéaux

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d’une démocratie internationale et d’une communication ration-nelle, plus ou moins inspirées d’une grande tradition de la Grèceancienne : l’agora. Malheureusement les Nations Unies ne sontguère qu’une agora sans polis, et ce constat révèle un problème defond. Une agora peut rester confuse et chaotique à défaut d’êtrestructurée institutionnellement, et les Nations Unies, à l’évidence,sont encore très loin de représenter l’agora parfaite du monde,puisque aucun monde n’existe en tant que corps politique. Orcontrairement à une certaine conception populaire, nous n’avonstoujours pas trouvé une meilleure définition de la démocratie. Ladémocratie, de fait, peut être dénaturée par le pouvoir, l’argent etle commerce, elle peut être déjouée par certains votes stratégiquescomme le théorème d’Arrow l’a prouvé, voire être honteusementutilisée pour provoquer de terribles désastres, comme ceuxqu’Hitler a fait subir au monde entier. La démocratie, hélas, neconduit pas nécessairement – ni théoriquement ni pratiquement –à la justice, au bien et à la paix. Quant à la communication et audialogue rationnels, ils souffrent également de sérieuses difficultés.À supposer que la communication accède à une situation idéaleaussi parfaite que celle imaginée par Habermas, elle pourrait cer-tes déboucher sur une compréhension mutuelle, mais pas nécessai-rement sur une acceptation réciproque, car la compréhension nesaurait garantir l’acceptation. Le projet d’une communication ra-tionnelle échoue à produire un accord parce qu’il existe, entre com-préhension et accord, la question de l’acceptation qu’il ne sauraitévacuer. La vérité, c’est qu’on ne passe pas nécessairement de lacompréhension réciproque des esprits à l’acceptation réciproque descœurs. Nous devons être conscients que le problème de l’Autre esten réalité un problème qui relève du cœur de l’Autre, plus que deson esprit, parce que le cœur n’est pas objet de négociation (ZhaoTingyang 2003b).

Revenons à la question des Nations Unies. Dans ses relationssociales, une organisation internationale reste à l’image de la so-ciété individualiste et hérite donc de tous les problèmes de celle-ci.Une société internationale est d’ailleurs bien plus souvent maldirigée, puisque sans commandement réel. Nous avons pu observertrès concrètement qu’une superpuissance pouvait sans aucunedifficulté invalider une organisation internationale telle que lesNations Unies. De fait les Nations Unies, bien loin d’être un pou-voir mondial institutionnalisé, ne sont qu’une organisation collec-tive supposée négocier les intérêts des États-nations plutôt que lesintérêts du monde ; elles semblent en fait, comme l’a fait remar-quer Giddens (1985 : chap. 10), consolider plutôt qu’affaiblir lesystème des États-nations. De la même manière qu’une agora sanspolis est impossible, une organisation mondiale sans institutionmondiale se révèle être une illusion.

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La question d’une institution mondiale pour l’avenir est au-jourd’hui devenue pertinente du fait que la globalisation, commeon l’entend fréquemment affirmer, est en train de déconstruire lesystème des États-nations. Dans le processus de globalisation, ilest plus que probable qu’un ou plusieurs de ces États-nations vontse transformer eux-mêmes en une sorte de nouvel empire ; il suffitde prendre pour exemple l’invention récente de l’« empire » améri-cain, ce nouvel impérialisme héritant des caractéristiques del’impérialisme moderne, mais où l’on est passé de l’administrationcoloniale au contrôle dominateur sur le monde grâce à l’hégémonie– ou plutôt à l’American leadership comme préfèrent le nommer lesAméricains eux-mêmes. Cet empire total cherche à dominer nonseulement sur le plan politique et économique, mais aussi dans lediscours culturel et dans la production du savoir, favorisé par leprocesssus de globalisation en quoi il trouve son meilleur allié. Ilsemblerait même que certains Américains veulent encore davan-tage. Comme l’écrit Joseph Nye (2003), le problème de l’empireaméricain serait mieux qualifié de « sous-expansionnisme impé-rial » plutôt que « surexpansionnisme impérial », comme on lui enfait souvent le reproche. Nye (2002) préconise que les États-Unisdéveloppent encore plus leur « soft power » en complément de leur« hard power ». Cet empire total ne se contente pas de vouloir êtrele vainqueur dans un jeu donné, mais il entend être aussi leconcepteur de jeux tout autant que celui qui en impose les règles.Le monde courrait à la désorganisation totale si l’un des joueursdevait être en même temps celui qui impose les règles. L’empireaméricain ne conduira pas le monde vers une réjouissante « fin del’Histoire », mais à la mort du monde, car les pays frustrés et dé-sespérés n’ont pas de meilleure stratégie que de briser cet ordre dumonde par tous les moyens, au risque de voir surgir tous les dan-gers inhérents à la globalisation.

Le monde est désorienté. C’est le problème de notre époque. Laglobalisation semble être la marque d’une profonde mutation, oùl’on passe de l’ère de l’État-nation à une ère nouvelle, encore bienconfuse. Mais une chose est claire : la globalisation a si profondé-ment investi l’ensemble des nations, sociétés et cultures que rienne peut plus être laissé au hasard. C’est pour cette raison que laquestion d’une institution mondiale est sur le point de devenir unequestion fondamentale. Le monde ne sera pas, comme nous l’avonsdit, s’il n’existe aucune institution mondiale ayant à charge l’ordreet la paix dans le monde. Le monde physique a été créé, mais unmonde humanisé est encore à faire. La renaissance du monde dansla perspective du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » a besoin d’uneréforme politique mondiale pour que s’ensuive un tournant philo-sophique et un nouveau cadre d’analyse politique, en vertu de quoitous les problèmes du monde seront réinterprétés en tant que pro-

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blèmes mondiaux. C’est bien pourquoi une discussion philosophi-que sur le « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » peut nous permettre derepenser les problèmes politiques aujourd’hui, et devenir peut-êtreune source d’inspiration pour former le projet d’une institutionmondiale. Un monde juste, nous semble-t-il, ne pourra être crééque si l’on tient compte de deux concepts fondamentaux : l’agora etle « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », où les deux traditions, grecque etchinoise, sauront harmonieusement se rejoindre. À condition, cer-tes, que ces deux concepts fassent l’objet d’une réactualisation etd’une réécriture capable de satisfaire la voie contemporaine.

ZHAO Tingyang.(Académie chinoise des sciences sociales.)

(Traduit de l’anglais par Thierry Loisel.)

Références

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