OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du...

132

Transcript of OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du...

Page 1: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption
Page 2: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption
Page 3: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

SOMMAIRE

Chap. I Quelques principes de méthode. 1

Chap. II L’énoncé verbal canonique. 15

Chap. III Le syntagme verbal. (1) Verbes et compléments . 27

Chap. IV Le syntagme verbal. (2) Diathèses. 39

Chap. V Le syntagme nominal. (1) Les Déterminants. 53

Chap. VI Le syntagme nominal. (2) Le Descripteur nominal. 61

Chap. VII Le syntagme nominal. (3) Les Noms. . 73

Chap. VIII Énoncés non canoniques. (1) Dispositifs informationnels. 89

Chap. IX Énoncés non canoniques. (2) Énoncés averbaux . 105

Chap. X Énoncés complexes. (1) Ajouts périphériques. 111

Chap. XI Énoncés complexes. (2) Enchâssements. 119

ù

Page 4: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption
Page 5: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

1

CHAPITRE I QUELQUES PRINCIPES DE MÉTHODE

L’objet d’étude du linguiste, ce sont les énoncés écrits et oraux qui s’offrent à son observation. Leur description grammaticale se ramène à trois tâches principales :

(1) identifier les unités dont ils sont composés ; (2) classer ces unités ; (3) définir les relations qu’elles nouent entre elles dans les énoncés.

Ce chapitre présente quelques principes de méthode à appliquer pour remplir chacune de ces trois tâches.

1. IDENTIFICATION DES UNITÉS.

1.1. LE LEGS DE LA TRADITION.

Notre écriture, dans la mesure où elle sépare les mots par des blancs, reflète une certaine segmentation intuitive des discours. Cependant, ce découpage orthographique ne con-stitue pas pour la grammaire une base totalement fiable.

1.1.1. D’une part, en effet, il est peu systématique. Certains mots graphiques, comme celui-là ou lequel, se divisent en plusieurs unités grammaticales, arbitrairement soudées dans l’écriture (ce+lui+là, cf. ce livre-là ; le+quel, cf. le petit). À l’inverse, certaines unités aujourd’hui indécomposables, comme belle lurette ou au fur et à mesure, sont écrites en plusieurs mots.

1.1.2. Par ailleurs, les mots ne sont pas les seules unités grammaticales pertinentes. Il existe notamment des unités de dimension supérieure. On constate en effet que certains groupes de mots ont un fonctionnement identique à celui d’un mot simple. Ces groupes forment donc, au même titre, des unités grammaticales. On les appelle des syntagmes (< gr. syntagma, ‘assemblage’). Ex.

(1) Antoine a griffé Cléopâtre la jeune femme qui le taquinait

(2) Antoine ronronne sur le tapis du salon mange ses croquettes

On voit que les groupes [la jeune femme qui le taquinait] et [mange ses croquettes] sont des unités qui se conduisent respectivement de la même façon qu’un Nom propre et qu’un Verbe intransitif. On doit par conséquent les identifier comme tels.

Page 6: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

2

1.2. LA PROCÉDURE DE COMMUTATION.

Nous avons donc besoin d’une méthode qui nous permette d’identifier non seulement les mots, mais toutes les unités grammaticales. La technique utilisée pour cela est la pro-cédure de commutation. Son principe est qu’un segment S1, de longueur quelconque, est une unité grammaticale s’il est possible de lui substituer un autre segment S2, avec une différence de sens constante, toutes choses restant égales par ailleurs. Cette procédure découle du principe structuraliste selon lequel une unité linguistique ne vaut que par ses différences aux autres : il n’y a une unité que si on peut en mettre une autre à la place, en sorte que les sujets parlants ont le choix entre elles pour exprimer des sens différents. Ex.

(3) Le fait de fabriquer, d'importer, d'exporter, d'exposer, d'offrir, de mettre en vente, de vendre, de proposer à la location ou d'inciter à acheter ou à utiliser un appareil, dispositif ou produit de nature ou présenté comme étant de nature à déceler la présence ou perturber le fonctionnement d'appareils, instruments ou systèmes servant à la constatation des infractions à la législation ou la réglementation de la circulation routière ou de permettre de se soustraire à la constatation desdites infractions est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30.000 euros d'amende. [LCR, art. L413-2]

Dans cet énoncé, la séquence en italiques commute avec des unités simples comme cela, quelque-chose, Antoine… On doit donc y voir un syntagme de même catégorie que ces dernières (dit « syntagme nominal », ou SN, voir infra § 231). C’est le sujet de est puni.

Rem. La procédure de commutation peut aussi être utilisée à l’intérieur des mots pour identifier des unités de dimension inférieure. Ex :

in utile ment ø fidèle ité

On appelle morphèmes les plus petites unités porteuses de sens identifiables par ce moyen (< gr. morphè, ‘forme’).

2. CLASSEMENT DES UNITÉS.

2.1. LE LEGS DE LA TRADITION.

2.1.1. La grille de classification grammaticale communément utilisée remonte pour une bonne part à l’antiquité. Les mots y sont rangés selon leur nature dans des classes nommées parties du discours (< lat. partes orationis). Pour le français, on en compte ordinairement neuf :

Parties du discours

┌────┬─────┬─────┬─────┼────┬─────┬──────┬───────┐

Nom Pronom Adjectif Déterminant Verbe Adverbe Préposition Conjonction Interjection

Ce système de classification légué par la tradition présente de nombreux défauts.

Page 7: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

3

2.1.2. Imprécision. Il s’agit d’un classement peu fin, si bien que chaque partie du discours contient des éléments disparates, aux propriétés grammaticales parfois très différentes. P. ex., la classe Adverbes rassemble des éléments dont le seul point commun est d’être invariables. Mais il s’agit là d’une propriété que partagent toutes sortes de mots, qui ont par ailleurs des comportements grammaticaux très divers. Au point que l’on qualifie souvent cette classe de « catégorie fourre-tout ». Comparer :

(4) Il a beaucoup plu. / *Il a hier plu. Peut-être qu’il viendra. / *Vraiment qu’il viendra. Il travaille beaucoup. / *Il travaille très.

2.1.3. Indécisions. Il y a des éléments qu’on ne sait pas trop dans quelle classe ranger : les grammairiens hésitent entre plusieurs catégories, parce que les critères de classement usuels ne permet-tent pas de trancher. P. ex., les formes voici, voilà sont classées tantôt comme adverbes, tantôt comme prépositions [BU 1959 : 840] ; tantôt encore on crée pour elles une partie du discours supplémentaire appelée présentatif [grammaires scolaires].

2.1.4. Contradictions. Plus grave : certains mots sont rangés dans une classe, alors qu’ils n’en vérifient pas la définition officielle. P. ex., on définit couramment le pronom comme « un mot qui rem-place le nom » (ou, pour être plus précis, un groupe nominal). Mais d’autre part, on classe traditionnellement parmi les pronoms les formes il et se, dans des emplois comme (5), où ils ne remplacent visiblement pas un nom ni un groupe nominal :

(5) Il faut lire ce livre. / *Antoine faut lire ce livre. Ce livre se lit facilement. / *Ce livre lit facilement ce livre.

Comme le soulignent la plupart des grammaires sérieuses (BU, GMF), un tel classement est donc contradictoire. Il revient à affirmer simultanément qu’en (5), il Ï {Pronoms} et il Î {Pronoms}. Si l’on veut que la description grammaticale soit rationnelle et cohé-rente, on ne peut évidemment affirmer à la fois une chose et son contraire.

2.2. L’ANALYSE DISTRIBUTIONNELLE : PRINCIPE.

Nous devons donc nous donner une procédure de classement plus méthodique. Celle-ci reposera sur trois notions simples : chaîne, contexte, distribution.

• On partira d’abord de l’idée que les énoncés sont des chaînes composées d’unités mises bout à bout (concaténées). Chaque unité occupe une place dans la chaîne. Cette place peut être remplie par un certain nombre de segments qui commutent entre eux, et donc s’en excluent mutuellement. Ex.

Places : 1 2 3 4 etc. ├────┼────┼────┼─────┼─∙∙∙∙ le vieux chat ronronne mon nouveau voisin éternue ce beau léopard bâille

Page 8: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

4

• Le seul moyen d’identifier une place indépendamment de ce qu’elle contient, c’est par ce qui l’entoure dans la chaîne. La place 2 ci-dessus, p. ex., ne peut être définie que comme celle qui se trouve entre la place 1, contenant un mot du type le, et la place 3, contenant un mot du type chat. On la notera donc par le couple de segments qui l’en-cadrent, sous la forme : « le ¾ chat » ou bien, plus généralement : « Dét ¾ Nom ». Un tel couple de segments est appelé un contexte. La notion de contexte est donc l’instrument qui permet de localiser des places à l’intérieur d’une chaîne énoncée.

• La façon la plus simple de décrire le comportement grammatical d’une unité X quelcon-que, c’est alors de faire la liste de toutes les places qu’elle peut occuper dans les chaînes. Cet ensemble est appelé la distribution de X.

• Une fois que chaque unité a ainsi été assortie de sa distribution, il ne reste plus qu’à classer ensemble celles qui ont la même distribution. La classe ainsi obtenue s’appelle une classe de distribution, ou une catégorie distributionnelle.

2.3. EXEMPLE : SN ET PRONOMS, CLASSEMENT.

2.3.1. Syntagmes nominaux.

• Il y a des syntagmes, d’une espèce très commune, qui sont formés d’un Déterminant et d’un Nom, plus divers éléments facultatifs (Adjectifs, etc.). On les appelle « syntagmes nominaux » (SN). Pour établir leur distribution, on peut partir d’exemples comme (6) :

(6) (a) Son meilleur ami aussi était invité à la fête. (b) J’admire son meilleur ami. (c) Il est parti en voyage avec son meilleur ami. (d) C’est son meilleur ami qui a écrit ce livre. (e) ‒ Qui a écrit ce livre ? ‒ Son meilleur ami. (f) Cet écrivain et son meilleur ami sont partis en voyage .

Les places qu’y occupe le SN en italiques peuvent être caractérisées ainsi1 :

� Ø — (aussi) V Position de sujet avant un verbe . Il importe de noter que cette position peut être séparée du verbe par divers matériaux intercalaires, comme p.ex. l’adverbe aussi.

� Vt — Ø Position de complément (COD) après un verbe transitif

� Prép — Ø Position de complément après une préposition

� c’est ¾ qui V Position de sujet ‘clivé’

� Ø — Ø En isolation, avec rien avant, rien après. Le SN forme donc à lui seul un énoncé

� SN et — V Position coordonnée par et à un autre SN

1 Le symbole Ø note une chaîne vide. Les parenthèses rondes servent conventionnellement à noter des éléments facultatifs.

Page 9: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

5

On peut donc définir la catégorie SN par la distribution D1 = {�,�,�,�,�,�}. (Cette distribution n’est pas exhaustive. Un SN peut entrer dans bien d’autres positions encore. Mais celles qui sont inventoriés ici sont suffisamment caractéristiques pour qu’on puisse s’en contenter aux fins de classement).

2.3.2. ProSN.

Parmi les unités que la grammaire traditionnelle appelle ‘pronoms’, il en est beaucoup qui ont aussi la distribution D1. Ce sont entre autres :

• les ‘pronoms indéfinis’ quelqu’un, quelque chose, personne… • les ‘pronoms démonstratifs’ celui-ci, celle-là, cela (ça)… • les ‘pronoms possessifs’ le mien, le tien, le nôtre… • les ‘pronoms interrogatifs’ qui, lequel, laquelle, lesquels… • les ‘pronoms personnels’ de la série moi, toi, luí, élle, eux…

Toutes ces unités font donc partie elles aussi de la classe des SN. (Pour exprimer le fait qu’il s’agit de sous-espèces de SN qui ne contiennent pas de Nom, on les étiquette ‘SN pronominaux’ ou ProSN.)

Rem. Tous les ProSN ne se distribuent pas avec la même fréquence dans toutes les positions �-�. On a remarqué p. ex. que moi et toi étaient très rares en position de sujet (�) ainsi qu’en position de COD (�). Mais on en trouve néanmoins quelques exemples :

(7) Valentin nous avait invités à dîner, et moi emmenais, naturellement, Pollet et sa femme. [o < DP § 2312]

(8) Tu repousses avec exécration tout ce qui te rappellerait moi. [Géraldy < Sandfeld]

2.3.3. Pronoms clitiques compléments (PCC).

Il y a cependant des pronoms qui ont une distribution toute différente. Par exemple, la série {me, te, le, la, les, luĭ, leur, en, y}. Ses éléments ne sont admis dans aucune des po-sitions �-�; en revanche, ils occupent deux positions dont les SN sont exclus :

(9) Personne ne me / te / le / y croit. vs *Personne ne ton ami croit. (10) Regarde-le bien. *Regarde ton ami bien.

Soit la distribution D2 = {�,�} :

� (ne) — V Avant un verbe, et après une éventuelle négation ne

� Vimp — (Adv) Après un verbe à l’impératif, et avant un éventuel adverbe

En somme, ces formes apparaissent toujours au contact immédiat d’un verbe. C’est pour-quoi on les appelle parfois pronoms conjoints (s.e. au verbe).

Ce sont par ailleurs des segments qui ont la particularité phonologique de ne pas être accentuables. D’où leur incapacité à former un groupe accentuel énoncé isolément. Ils ne peuvent être employés qu’en association avec une unité accentuable (en l’occurrence, avec un verbe). C’est ce qu’on exprime en les qualifiant aussi de clitiques (< gr. klineïn, ‘s’appuyer sur’).

Page 10: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

6

2.3.4. Pronoms clitiques sujets (PCS).

• Les éléments de la série {je, tu, il, on, ce (c’)}, eux non plus, ne sont admis dans aucune des places �-�. Cf.

(6’) (a) * Il aussi était invité à la fête. (b) * J’admire il. (c) * Il est parti en voyage avec il. (d) * C’est il qui a écrit ce livre. (e) ‒ Qui a écrit ce livre ? ‒ * Il. (f) * Cet écrivain et il sont partis en voyage ensemble.

• En particulier, ils ne commutent pas avec les SN sujets. Ceux-ci peuvent en effet être sé-parés du verbe par du matériel intercalaire quelconque, tandis qu’un pronom comme il ne le peut pas :

(11) Le borgne, dit-on, est roi au royaume des aveugles. [CERF] *Il, dit-on, est roi au royaume des aveugles.

(12) Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. [Flaubert] *Et il, béant, reconnut Sénécal.

(13) Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. [Flaubert] *Il surtout fut ébahi par Génin.

• En outre, il existe une variante de grammaire, très pratiquée à l’oral, dans laquelle un SN sujet et un PCS sont simultanément présents ; on voit bien alors qu’ils n’occupent pas la même position dans la chaîne :

(14) je pense que la femme elle travaille toujours plus que l’homme [o] Personne il fiche rien, à Toulon, excepté les pêcheurs. [P. Mille] alors moi je trouve que l’école c’est bien [o < Blasco]

(15) Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de sa vocation arrêtée. [Flaubert]

• Ces pronoms se distinguent donc en tous points des SN. Ils ne sont admis que dans deux positions, dont les SN et les PCC sont exclus, et qui peuvent être illustrées ainsi :

(16) Pourquoi les gens ils ne m’aiment pas ? [w] (17) Pourquoi les gens ne m’aiment-ils pas ?

Soit la distribution D3 = {�,�} :

� (SN) — (ne) (PCC) V Avant un verbe, dont ils ne peuvent être séparés que par la négation ne ou des PCC, et après un éventuel SN sujet

� V — (pas) Après un verbe, et avant une éventuelle négation pas

Ce sont donc aussi des pronoms conjoints. Ils sont clitiques, et ne peuvent être séparés du verbe que par d’autres segments clitiques.

2.3.5. Récapitulation.

• À la place des ‘pronoms’ de la tradition, on doit donc, sur la base de leurs distributions, distinguer trois classes grammaticales :

Page 11: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

7

ProSN…………………………………………. D1 = {�,�,�,�,�,�}

‘Pronoms’ PCC…………………… D2 = {�,�} Pronoms conjoints PCS……………………. D3 = {�,�}

2.3.6. Valeurs oppositives.

• La différence de sens entre ProSN et Pronoms conjoints apparaît lorsque l’on compare des énoncés comme (18a) vs (18b) :

(18) (a) Il est venu / (b) Luí est venu (a) Je le regarde / (b) Je regarde luí.

Tous ces pronoms sont des désignateurs, qui font référence à un être supposé connu. Mais à la différence des pronoms conjoints, les ProSN opèrent une désignation contrastive : ils indiquent que ce référent a été choisi par opposition à d’autres objets, déjà connus eux aussi, et qui auraient pu être désignés à sa place (@ lui <et pas un autre>). C’est en raison de leur valeur contrastive que les ProSN entrent très souvent dans des énoncés adversa-tifs, où deux référents sont opposés l’un à l’autre. Ex.

(19) (a) Lui était brutal, mais elle, habillait si bien qu’on fermait volontiers les yeux sur le reste. [Zola < Sandfeld]

(b) Ce que les pères ne pouvaient faire, eux le feraient. [Zola < Sandfeld]

• Quant à l’opposition entre PCS et PCC, elle marque simplement une différence de fonc-tions (sujet vs compléments), et partant, de rôles actantiels (voir chap. III § 22).

3. RELATIONS SYNTAGMATIQUES.

3.1. LE LEGS DE LA TRADITION : LES « FONCTIONS GRAMMATICALES ».

3.1.1. Dans la grammaire traditionnelle-scolaire, c’est la notion de fonction grammaticale qui sert à décrire les relations entre unités à l’intérieur des énoncés. Ex.

X est sujet de Y (où X est un SN et Y un Verbe) X est épithète de Y (où X est un Adjectif et Y un Substantif) X est attribut de Y (où X est un adjectif et Y un SN) etc.

Généralement, ces fonctions grammaticales reçoivent une définition multi-critères. Dans un manuel scolaire [Cayrou & al., Grammaire française, A. Colin, 1961], on trouve p. ex. la notion de sujet définie ainsi :

(A) On appelle sujet l’être ou la chose qui fait l’action exprimée par un verbe à la forme active : Le renard mange les poules.

(B) Le sujet, nom ou pronom, est placé en règle générale avant le verbe : Le cygne chante quand il va mourir.

(C) Le verbe s’accorde, d’une manière générale, avec son sujet en nombre et en personne : Les pêcheurs tendent leurs filets.

Page 12: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

8

La propriété (A) définit le sujet par son sens, qui consiste à représenter l’agent du procès exprimé par le verbe. Les propriétés (B) et (C), en revanche, sont de nature formelle (place dans la chaîne parlée, accord = interdépendance avec la terminaison du verbe). Présenter ces propriétés comme aptes au même titre à définir la fonction « sujet », c’est donc admettre que celle-ci s’établit de façon parallèle au plan des formes (ou signifiants) et au plan des sens (ou signifiés) :

signifié : <Individu> ¬agent de® <Action> ║ ║ ║ signifiant : SN ¬précède ® Verbe accordé à

3.1.2. Cette hypothèse suscite immédiatement des difficultés. Soit en effet les énoncés (20) et (21) :

(20) <Dans ces forêts> Il vous y guette des renards, et des loups à qui rien n’échappe. [Aragon < Hériau].

(21) Antoine a reçu le prix Goncourt.

En (20), le syntagme des renards nomme l’agent du procès <guetter>. Il est donc sujet, selon le critère (A). Mais selon les critères (B) et (C), il n’est pas sujet, n’étant ni avant le verbe, ni accordé avec lui. En (21), on a la situation inverse : Antoine vérifie les critères formels, mais pas le critère sémantique (il nomme le destinataire du procès, et non son agent). Il est donc à la fois sujet selon (B-C), et non sujet selon (A). Bref, il apparaît qu’entre la relation sémantique « être agent du procès » et les relations formelles « pré-céder le verbe et s’accorder avec lui », il n’y a pas toujours coïncidence. Si l’on définit la fonction sujet par ces deux rapports à la fois, cela engendre donc des contradictions. On pourrait faire le même constat à propos de la plupart des autres fonctions grammaticales traditionnelles. Cela ne veut pas dire qu’il faille les mettre au rebut, mais qu’on doit, avant de s’en servir, les redéfinir de façon univoque, en précisant clairement à quel niveau de structure on les place.

Rem. Nous continuerons à utiliser la notion de sujet, mais nous conviendrons que ce terme nomme désormais exclusivement une relation formelle : est sujet du verbe le constituant qui s’accorde en personne et nombre avec lui. (Selon cette définition, dans l’ex. (20), le SN des renards n’est donc pas un sujet. Cf. chap. IV § 4).

3.1.3. Moralité.

· Un énoncé est un signe, c’est-à-dire le couplage d’un signifiant (forme sonore ou écrite) et d’un signifié (sens). On appellera : structure syntaxique = l’organisation du signifiant structure sémantique = l’organisation du signifié

· Entre les deux structures, il n’y a généralement pas isomorphisme. Lorsqu’on décrit une relation grammaticale, on doit donc toujours préciser si l’on se situe au plan des signi-fiants ou à celui des signifiés. Et il n’est pas licite de transporter les relations d’un plan à l’autre.

Page 13: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

9

3.2. PRINCIPALES RELATIONS SYNTAXIQUES.

En ce qui concerne le plan des signifiants, sa structure apparaît composée principalement de trois sortes de relations :

3.2.1. La relation « X est constituant de Y ».

3.2.1.1. Définition.

On a vu (§ 112) que parmi les unités grammaticales, il y non seulement les mots, mais aussi des groupes de mots (syntagmes). Il s’ensuit que dans un énoncé comme (22) :

(22) [L’histoire [de France]] commence avec la langue française. [Michelet]

les deux unités X = [de France] et Y = [l’histoire de France] entretiennent matérielle-ment un rapport de partie à tout, l’une étant incluse dans l’autre. Dans la terminologie linguistique, cette relation d’inclusion s’énonce : « X est constituant de Y ». Un syntagme pouvant lui-même entrer comme constituant dans un syntagme plus vaste, tout énoncé se ramène à une hiérarchie d’unités emboîtées, que l’on figure généralement par un graphe arborescent :

(22’) E

SN SV

Dét N V SP

N SP Prép SN

Prép SN Dét N

Npr N Adj

L’ histoire de France commence avec la langue française.

· Dans ce genre de schéma, les branches se lisent, de bas en haut, « fait partie de ». Chaque position dans la structure étant ouverte à une catégorie distributionnelle bien précise, on peut étiqueter le nœud qui lui correspond par le symbole de cette catégorie (E = énoncé, SN = syntagme nominal, SV = syntagme verbal, SP = syntagme prépositionnel, Npr = Nom propre. etc.).

· Mise en garde. Ce mode de représentation n’est pas applicable à toutes les constructions. Par exemple, il ne permet pas de montrer que dans Pierre a beaucoup lu de romans [a lu] est un syntagme du type V, et [beaucoup de romans] un syntagme du type SN, complément du précédent. Cela tient au fait que ces syntagmes sont discontinus, et imbriqués.

Page 14: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

10

3.2.1.2. Identification.

Pour reconnaître dans un énoncé les relations de constituance, on dispose essentiellement de deux moyens.

• L’un est la procédure de commutation (supra § 12). Certaines commutations présen-tent à cet égard un intérêt particulier. En effet, la plupart des catégories syntaxiques con-tiennent des proformes, c’est-à-dire des morphèmes qui ont pour sens une variable, et qui peuvent servir de substituts à tous les membres de la catégorie. Pour identifier les syntagmes d’une catégorie K, un bon moyen est donc de rechercher les séquences qui commutent avec les proformes de K. En (22) p. ex., les commutations avec la proforme cela permettent d’identifier les SN, et la commutation avec ainsi le syntagme prépositionnel circonstant :

(22") L’histoire de France commence avec cela Cela commence avec la langue française L’histoire de cela commence ainsi

• Subsidiairement, on peut utiliser le déplacement comme test pour s’assurer qu’une sous-chaîne est un syntagme. En effet, un syntagme se déplace le plus souvent « en bloc ». Le permuter peut donc être un moyen de le délimiter par rapport à ses voisins. Soit p. ex. les énoncés (23) et (24), qui sont en apparence très semblables :

(23) Les étudiants ont jugé cette question difficile. (24) Les étudiants ont résolu cette question difficile.

Si l’on essaie d’y déplacer le complément du verbe, on constate que le résultat n’est pas le même dans les deux cas. Cf.

(23’) Cette question, les étudiants l’ont jugée difficile. (24’) Cette question difficile, les étudiants l’ont résolue.

Les déplacements possibles montrent que le complément du verbe (COD) est le groupe [cette question difficile] en (24), mais seulement [cette question] en (23). L’adjectif en fait partie dans le premier cas (selon la terminologie traditionnelle, il est « épithète »), mais pas dans le second (il est dit traditionnellement « attribut du COD. »).

3.2.1.3. Ambiguïtés de constituance.

Il arrive qu’une même séquence admette plusieurs analyses en constituants différentes, auxquelles correspondent des signifiés différents. Il s’agit alors d’un cas particulier d’homonymie entre énoncés, dit « homonymie de constructions ». Ex.

(25) Le valet a parlé au confesseur de sa maîtresse.

Ici, le syntagme [de sa maîtresse] peut être analysé soit comme complément du verbe parler, soit comme complément du nom confesseur. Cf. les déplacements possibles :

(25’) (a) C’est au confesseur qu’il a parlé de sa maîtresse. (b) C’est au confesseur de sa maîtresse qu’il a parlé.

La séquence (25) recouvre donc deux énoncés homonymes, qui ont des structures de constituants différentes :

Page 15: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

11

(a) (b)

[parler] [au confesseur] [de sa maîtresse] [parler] [au confesseur [de sa maîtresse]]

3.2.1.4. Constructions récursives.

Il n’est pas rare qu’un syntagme de catégorie X ait pour constituant de rang inférieur un syntagme de même catégorie X. Celui-ci, ayant les mêmes propriétés, peut aussi contenir un syntagme X de rang inférieur... et ainsi de suite, en principe indéfiniment. On parle alors de composition récursive.

• Exemple : un SN peut contenir un complément qui contient un SN, lequel peut contenir un complément de même forme, etc. D’où des emboîtements récursifs :

(26) ┌──────────SN0──────────┐ ┌─────SN1─────┐ ┌──SN2──┐ Les atteintes à la vie de la personne [titre, code pénal]

• Autre exemple : une proposition peut inclure à titre de complément de son verbe une proposition, qui peut à son tour inclure une proposition, etc. :

(27) Vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances. [Molière]

Pø vous savez [que P1] je vous ai dit [que P2] je n’aime pas…

3.2.2. Relations séquentielles (« ordre des mots »).

À l’intérieur d’un syntagme, deux co-constituants sont évidemment concaténés selon un certain ordre. D’où trois sortes de relations séquentielles :

· Ordre fixe : X+Y est une suite bien formée, alors que la suite inverse Y+X ne l’est pas :

(28) le chien aboie / *chien le aboie Il lui en a parlé / *il en lui a parlé

En tel cas, la langue ne laisse pas le choix : un seul ordre des mots est possible. Et puisque cet ordre ne s’oppose pas à un autre, il n’y a pas lieu de lui chercher une valeur sémantique particulière : c’est une pure convention formelle arbitraire.

Page 16: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

12

· Ordre significatif : X+Y et Y+X sont tous deux possibles, mais avec un sens différent :

(29) (a) une femme noble @ <une aristocrate > (b) une noble femme @ <une femme ‘qui est exempte de bassesse’> (TLF)

· Ordre indifférent : X+Y et Y+X sont deux ordres possibles, qui ne semblent entraîner aucun changement de sens notable. Ils alternent alors comme des variantes libres. P. ex., on trouve les deux compléments du verbe donner disposés aussi bien dans l’ordre donner + X + à Y que dans l’ordre inverse donner + à Y + X, sans différence de sens apparente :

(30) (a) donner + [de l’argent] + [à un domestique] (b) donner+ [aux pauvres] + [la plus grande partie de son revenu]

Quand les locuteurs ont ainsi deux variantes à leur disposition, ils ne les utilisent généra-lement pas de façon aléatoire, mais les exploitent à des fins d’optimisation pratique, notamment pour prévenir des ambiguïtés. Cf.

(31) (a) Il a distribué tous les jouets volés aux enfants de sa famille. [p] (b) Il a distribué aux enfants de sa famille tous les jouets volés.

La séquence (31a) est ambiguë, le SP [aux enfants de sa famille] pouvant être compris soit comme le complément de distribuer, soit comme celui de volés (interprétation parasite). En revanche, la variante (31b) n’est pas ambiguë : seule la première analyse est possible.

3.2.3. Relations de dépendance.

3.2.3.1. Définition.

Entre deux co-constituants d’un groupe syntaxique, il existe encore une autre sorte de relations. Soit p. ex. le syntagme [très bon] en (32). Il est évident qu’on pourrait avoir bon sans très, mais pas très sans bon. Cf.

(32) La grenouille à cela trouve un très bon remède. [La Fontaine] (32’) La grenouille à cela trouve un bon remède.

*La grenouille à cela trouve un très remède.

Les deux mots entretiennent donc une relation asymétrique que l’on peut énoncer : « on ne peut pas avoir X (= très) sans Y (= bon) ». Ou encore, en recourant à une relation définie en logique : « la présence de X implique celle de Y ». On notera ce genre d’impli-cation par une simple flèche (33). Comme il est d’usage de signaler les éléments facultatifs à l’aide de parenthèses rondes, on peut aussi noter (33’) :

(33) très ® bon (33’) (très) bon

Cette relation sera appelée ici dépendance. Le terme impliquant, c’est-à-dire celui qui a besoin de la présence de l’autre (= très), sera dit dépendant, et le terme impliqué (= bon) sera dit régissant. La relation primitive « ® » une fois définie, on peut établir une typo-logie des situations de dépendance syntaxique. Trois cas sont théoriquement possibles :

Page 17: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

13

· Dépendance unilatérale : (X) ® Y. La présence de X implique celle de Y, mais on n’a pas l’implication inverse : Y peut apparaître seul. En d’autres termes, X est un acolyte facultatif de Y (on dit parfois une « expansion » de Y). C’est le cas en (32) ci-dessus.

· Solidarité, ou dépendance réciproque : X « Y. La présence de X implique celle de Y, et la présence de Y implique celle de X. Les deux éléments fonctionnent donc nécessairement ensemble. Tel est par exemple le rapport entre le Déterminant et le Nom en (34) :

(34) Le chat miaule / *Le miaule / *chat miaule : Dét « N

· Combinaison, ou absence de dépendance : X Ú Y. Aucun des deux éléments n’implique l’autre ; on peut avoir X sans Y, ou Y sans X, ou bien les deux. Cette situation se rencontre presque exclusivement dans les coordinations et énumérations. Ex.

(35) (a) Il a deux trois amis / Il a deux amis / Il a trois amis.

(b) Des yeux noirs et brillants expriment l’esprit, la finesse, la gaieté ; des yeux bleus peignent la douceur, la sensibilité, l’amabilité. [Montfalcon]

Ce dernier exemple montre que dans une position de SN, on peut avoir un syntagme du type [SN1 Ú SN2 Ú SN3 Ú ...]

3.2.3.2. Le test de suppression.

Le test qui permet de déceler les rapports de dépendance est celui qui a été employé en (32-36) ci-dessus. Il consiste à supprimer un élément X dans un énoncé. Si le résultat obtenu est agrammatical, c’est que X est un constituant obligatoire : il est impliqué par un autre terme, qui dépend de lui et qui ne peut pas subsister sans lui. Si au contraire ce qui reste après la suppression est encore un énoncé bien formé, c’est que X est un constituant facultatif, donc dépendant mais pas régissant.

Rem. Si l’on supprime une unité, il va de soi qu’on supprime du même coup son signifié. Autrement dit, on modifie forcément le sens de l’énoncé. Le test de suppression n’est donc aucunement soumis à une condition d’invariance sémantique. Il ne s’agit pas de savoir si l’on peut « supprimer X sans changer le sens » (ce qui est par définition une opération impossible), mais simplement si l’on peut supprimer X sans rendre l’énoncé agrammatical.

3.2.4. Synthèse.

Si l’on souhaite redéfinir en termes univoques les fonctions grammaticales de la gram-maire traditionnelle, on sera donc amené à figurer chacune d’elles comme une relation syntaxique complexe X®Y qui comporte conjointement :

· une relation d’ordre séquentiel entre X et Y ; · une relation de dépendance entre X et Y ; · une relation d’inclusion entre les deux termes X et Y et une unité Z de rang supérieur, dont ils sont co-constituants : [X Y]Z

Page 18: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

14

Par exemple, la fonction « sujet » peut être caractérisée comme une relation entre un syntagme nominal X et un syntagme verbal Y, telle que :

- X précède ou suit Y, (Le printemps arriva / Arriva le printemps) - X est dépendant de Y, (Montera, montera pas ? / *Il dit que le printemps) - X et Y constituent ensemble un syntagme de catégorie P (proposition).

(Pour plus de détails, voir chap. II § 3)

ù

Page 19: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

15

CHAPITRE II L’ÉNONCÉ VERBAL CANONIQUE

1. LA NOTION D’ÉNONCÉ.

1.1. Définition.

On admet communément que les messages linguistiques (écrits ou oraux) sont formés par juxtaposition d’unités grammaticalement indépendantes, appelées énoncés (E). On peut les définir ainsi :

Est un énoncé toute suite de morphèmes liés par des relations grammaticales, mais qui n’entretient elle-même aucune relation grammaticale avec son entourage.

Par relation grammaticale, il faut entendre celles qui ont été définies au chapitre 1, c’est-à-dire les rapports (1) de constituance, (2) d’ordre des mots et (3) de dépen-dance. En pratique, cela signifie que les énoncés se reconnaissent à leur autonomie syntaxique : ce sont des fragments de texte aptes à constituer en isolation un message bien formé, sans impliquer la présence d’aucun acolyte, ni avant, ni après. Selon cette définition, sont des énoncés :

(1) Longtemps je me suis couché de bonne heure. Va te coucher ! Plus Marcel se couche tôt, moins il dort. À l’ouest, rien de nouveau. Bonne nuit ! Merci ! Zut ! Bof ! Miaou…

1.2. Énoncé vs Phrase.

Les énoncés, ainsi définis, ne coïncident pas nécessairement avec des phrases graphiques, telles que délimitées par la ponctuation. Celle-ci apparaît en effet plu-tôt irrégulière :

• Tantôt, une phrase graphique contient plusieurs énoncés :

(2) (a) N’y touchez pas, il est brisé ! [Sully-Prudhomme]. (b) Elle me résistait, je l’ai assassinée. [Dumas]

• Tantôt, à l’inverse, un énoncé est divisé en plusieurs phrases graphiques :

(3) Ça la regardait, ces salades ? Dont elle connaissait même pas l’origine ! [Simonin]

(4) La jeune Togolaise a travaillé quatre ans. Sans salaire. [p < Danlos]

• En outre, il existe de nombreux textes qui sont tout simplement non ponctués. La ponctuation graphique apparaît donc comme un code largement indépendant de la structure grammaticale de la langue, et qui ne reflète pas fidèlement celle-ci.

Page 20: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

16

1.3. État des connaissances.

Les énoncés du français présentent une grande diversité de formes, qui défie toute tentative d’inventaire exhaustif. De plus, la connaissance qu’on en a est très inégale.

• Pendant des siècles, la grammaire s’est faite uniquement sur la base de données écrites. Les énoncés usuels à l’écrit sont donc mieux connus que ceux qui s’em-ploient surtout en français parlé.

• Les énoncés construits autour d’un verbe sont ceux qui ont fait l’objet des descriptions les plus précises et les plus diversifiées. Les énoncés averbaux, en revanche, sont souvent traités comme des espèces mineures et marginales, qui mériteraient moins d’attention.

• Parmi les énoncés verbaux, il est une espèce qui reçoit un statut privilégié : la construction SVC [SN sujet + verbe + compléments]. Sous diverses dénominations (phrase canonique, phrase de base, phrase minimale, phrase noyau…) elle est en effet présentée comme la forme normale des énoncés du français. Les autres constructions sont souvent décrites comme des dérivées ou des transformées de ce modèle, qui sert en quelque sorte de prototype de référence.

Rem. On justifie parfois ce privilège accordé à la construction SVC en arguant qu’elle est statistique-ment la plus fréquente. En réalité, cela n’est vrai que dans les textes écrits normés (livres scolaires, textes de presse, écrits « savants »...) Mais dans d’autres genres textuels, SVC est loin d’être la structure favorite. Dans l’oral conversationnel, par exemple, elle est nettement minoritaire (pas plus de 15% des énoncés, et souvent beaucoup moins).

Le tableau des énoncés qui est présenté ici reflète cet état des connaissances. C’est pourquoi les énoncés verbaux y tiennent la plus grande place.

1.3. Énoncés ± propositionnels.

Parmi les énoncés, on distinguera deux grands types :

• Il y a d’une part des séquences qui peuvent non seulement être employées isolé-ment, mais aussi entrer à titre de constituant dans un énoncé plus vaste (= être « enchâssées », chap. XI § 11). Aux unités qui ont ces deux emplois, la tradition donne le nom de propositions (symbole P). Ex.

(5) [Il vous aime]P. Je vous jure qu’[il vous aime]P. [Courteline] 14243 14444244443 E E

• D’autres énoncés, en revanche, ne peuvent pas être ainsi inclus dans un énoncé plus vaste. Ce sont des énoncés non propositionnels. Cf.

(6) Magnifique, la luxure ! [Rimbaud]. *Je vous jure que magnifique, la luxure.

Page 21: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

17

2. L’ÉNONCÉ VERBAL CANONIQUE.

2.1. On considère généralement que le modèle de base des énoncés du français est une proposition de type SVC (= proposition élémentaire, P0). Ex.

(7) (a) Le cuisinier plume les oies. (b) Mon amant est parti pour un pays lointain. (c) Le troupeau des ponts bêle ce matin. (d) Nul n’a passé le Raz sans mal ou sans frayeur. (e) La terre est ronde. (f) La langue est le signe principal d’une nationalité.

2.2. SYNTAXE.

2.2.1. Une P0 est composée d’un verbe et de ses dépendants, ou arguments. Parmi ceux-ci, il en est un, le sujet du verbe, qui se distingue nettement des autres :

· Le SN sujet se place ordinairement avant le verbe, les autres arguments (SN ou SP) se placent après ;

· Le sujet s’accorde en personne et en nombre avec le verbe, pas les autres arguments ;

· Dans une variante de grammaire dite « populaire » (en réalité, plutôt orale), le SN sujet est doublé par un indice personnel clitique, de la classe {je, tu, il, elle…}. Ce doublage n’existe pas pour les autres arguments. Cf.

(8) (a) Personne il fiche rien, à Toulon, excepté les pêcheurs. [P. Mille] (b) *Je le vois personne, *Je lui ai dit ça à personne.

· Le clivage des sujets se fait en c’est…qui, celui des autres arguments en c’est… que [chap. VIII § 2] :

(9) (a) C’est sa femme qui soigne les linges de l’église. [Flaubert] (b) C’est surtout toi que je regrette. [Flaubert]

· Dans les P infinitives, il n’y a pas de SN sujet, alors que les autres arguments peuvent être présents :

(10) (a) Respecter les doses prescrites ! (b)*Le malade respecter les doses prescrites !

2.2.2. Au vu de ces particularités, la plupart des grammaires contemporaines (dont les manuels scolaires) attribuent à la P0 une structure binaire, constituée d’une part d’un SN sujet, d’autre part d’un syntagme verbal (SV), regroupant le verbe et ses compléments. D’où l’analyse de l’ex. (22) chap. I, ou encore :

Page 22: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

18

E |

P0

SN SV

Le cuisinier plume les oies Mon amant est parti pour un pays lointain Le troupeau des ponts …

bêle ce matin …

2.3. STRUCTURE SÉMANTIQUE.

2.3.1. Prédication.

2.3.1.1. Suivant une analyse qui remonte à Aristote, on a longtemps décrit le contenu sémantique d’une P0 comme un jugement formé de deux parties : (i) la représentation d’un être du monde, ou support ; (ii) une propriété attribuée au support, ou prédicat.

(7a’) <le cuisinier> <plume les oies> support prédicat

Depuis le XIXe siècle, les logiciens ont affiné cette analyse, en considérant que dans Le cuisinier plume les oies ou dans Antoine parle de Jules à Cléopâtre, il n’y a pas de raison de traiter différemment les divers individus nommés par les argu-ments. D’où une conception des prédicats comme mettant en relation un nombre variable de termes. Ce que l’on figure généralement sur le modèle des relations mathématiques :

Il dort dormir (x) Il les plume plumer (x,y) Il lui en parle parler_de_à (x,y,z)

Selon le nombre de leurs termes, il y a ainsi des prédicats unaires, binaires, ternaires, etc.

2.3.1.2. Selon une autre analyse, due à Tesnière [1969], une P0 exprime « un petit drame », composé d’un procès et d’un nombre variable de participants, ou actants. Analysé ainsi, l’énoncé (1a) a pour signifié un procès à deux actants, ce que l’on figure par un schéma du type :

(5a") procès <plumer> <le cuisinier> <les oies> actant1 actant2

Page 23: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

19

On voit que les deux analyses du sens, logique et actantielle, reviennent à peu près au même. Ce qui est décrit sous le nom de prédicat ou de procès, c’est toujours une relation mettant en rapport des termes.

2.3.1.3. À cela s’ajoute l’idée que parmi ces termes ou actants, il existe une hiérarchie. L’un d’eux revêt un statut cognitif prééminent (celui qui est nommé par le SN sujet, ou prime actant), tandis que les autres, nommés par les divers compléments du verbe, s’ordonnent sur une échelle de saillance décroissante (selon un ordre peu clair, qui fait l’objet de discussions).

Cette hiérarchisation des actants fait du procès une relation orientée : celui-ci représente une action selon une certaine mise en perspective, qui va d’un partici-pant vers les autres. C’est ainsi que la même action peut être figurée linguistique-ment par des procès qui lui confèrent des orientations inverses :

(11) (a) Il profite de la crise. (bénéficiaire) — R ® (source) (b) La crise lui profite . (source) — R-1 ® (bénéficiaire)

(12) (a) Antoine a lu ce livre. (agent) — R ® (patient) (b) Ce livre a été lu par Antoine. (patient) — R-1 ® (agent)

Les procès (a) et (b) relient les mêmes actants, mais diffèrent par la façon dont ceux-ci sont hiérarchisés, et donc par l’orientation de la relation (en termes de mathématique, ce sont des relations réciproques).

2.3.2. Types de procès et rôles actantiels.

2.3.2.1. Il existe de nombreuses typologies sémantiques des procès, souvent très complexes. On se contentera ici de mentionner trois axes pertinents pour les décrire.

• Parmi les procès, on peut opposer les états, qui sont des relations stables, aux transformations, qui impliquent un changement d’état :

[+statif] = états (être blond, savoir, aimer…) [-statif ] = transformations (blondir, apprendre, tuer…)

• Parmi les transformations, on peut ensuite distinguer les actions, qui comportent un actant agent (causateur intentionnel), et les processus, qui n’en ont point :

[+agentif] = actions (tuer, chercher, regarder…) [-agentif ] = processus (blondir, naître, voir, sentir, pleuvoir…)

• Il y a d’autre part des transformations téliques, qui impliquent l’aboutissement à un état final (accomplissements) et d’autres qui n’impliquent pas de fin (activités) :

[+télique] = accomplissements (tuer, trouver, arriver, mourir…) [-télique ] = activités (marcher, nager, parler…)

Mais il se trouve que de nombreux verbes sont polysémiques, et peuvent, selon la nature lexicale de leurs arguments, exprimer des procès de types différents. Cf.

Page 24: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

20

(13) (a) La pluie tombe à verse : processus (b) Ils me sont tous tombés dessus : action (c) Cette robe tombe bien : état

Rem. Un test parfois utilisé, faute de mieux, pour identifier les prédicats agentifs est la possibilité de faire porter sur eux l’adverbe exprès, sans provoquer une interprétation figurée. Cf.

(14) Il me sont tombés dessus exprès ? La pluie tombe exprès ? Cette robe fait exprès de bien tomber

2.3.2.2. Quant aux actants, on les caractérise par le rôle qu’ils jouent dans le procès. Le paradigme des rôles actantiels possibles comprend principalement les suivants :

agent (= ce qui cause et contrôle intentionnellement le procès) : Le cuisinier plume les oies

instrument (= ce qui cause le procès sans le contrôler intentionnellement) Ce couteau coupe tout

patient (ou objet affecté, = ce qui subit le procès, est transformé par lui) Le cuisinier plume les oies

produit (ou objet effectué, = ce qui est créé par le procès) Cléopâtre écrit une lettre

expérient (= celui qui éprouve un état mental) Cléopâtre aime Antoine

bénéficiaire (= celui à qui le procès apporte ou ôte quelque chose) Cléopâtre prête/emprunte un livre à Antoine

but (ou cible, = point d’aboutissement d’un procès de transfert) Cléopâtre va à Rome

source (= ce qui est au départ ou à l’origine d’un procès de transfert) Cléopâtre tire un mouchoir de sa poche

lieu (scénique, = l’espace dans lequel se déroule le procès) Antoine a rencontré Cléopâtre à Venise

temps (scénique = le moment où se déroule le procès) Antoine a rencontré Cléopâtre cet été

support (= ce qui est dans un certain état, ou possède une certaine propriété) La terre est ronde

Ces définitions, comme on voit, sont très intuitives. En outre, l’inventaire des rôles actantiels varie d’un auteur à l’autre, selon le degré de généralité visé. On doit donc considérer la liste ci-dessus comme un simple catalogue provisoire et ouvert.

2.3.2.3. Il arrive souvent que le prime actant d’un procès coïncide avec le rôle d’agent. (Ce qui explique qu’on ait longtemps défini le sujet comme « celui qui fait l’action »). Mais cette tendance majoritaire n’a rien d’une règle. Selon la nature du verbe, le prime actant peut revêtir toute la gamme des rôles actantiels. (Voir le § supra). En particulier, son rôle change selon la diathèse du verbe (voir chap. IV) :

(15) (a) Antoine a lu ce livre. prime actant = agent (b) Ce livre a été lu par Antoine. patient

Page 25: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

21

(a) Les employés chômeront pendant huit jours agent (?) (b) Le 15 novembre sera chômé. temps

(a) Cléopâtre a proposé le mariage à Antoine. agent (b) Antoine s’est vu proposer le mariage par Cléopâtre. bénéficiaire

3. LA RELATION [SN-SV], OU FONCTION SUJET.

3.1. SN SUJETS vs INDICES PERSONNELS.

3.1.1. Telle qu’elle est utilisée ordinairement, la notion de sujet recouvre deux sortes de constituants, dont les distributions sont totalement différentes (chap. I § 23) :

· d’une part, des SN, dont la position canonique est avant le SV, et avec lesquels le verbe s’accorde en personne et nombre. Ces SN sont séparés du SV par une frontière syntaxique majeure, où peuvent être insérés toutes sortes de matériaux intercalaires (circonstants, périphériques, appositions, incises, parenthèses, etc.).

· d’autre part, des PCS, « pronoms » personnels de la série {je, tu, il(s), elle(s), ce/c’/ça, on, noǔs, voǔs}. Ces morphèmes sont clitiques, conjoints au verbe, et font donc avec lui partie du SV. Entre eux et le verbe, seuls sont admis la négation ne et les PCC. Il est pratiquement exclu d’y placer du matériel parenthétique. Cf.

(16) Le pharmacien, en homme discret, lui adressa quelques félicitations. *Il, en homme discret, lui adressa quelques félicitations.

Deux positions doivent par conséquent être distinguées dans une Pø. Schématique-ment :

[SN] [ [PCS+V] ... ]SV � �

Pour expliquer cet état de choses, de nombreux grammairiens ont avancé l’hypo-thèse que les segments dits PCS, en fait, n’étaient pas des pronoms arguments, mais des marques de conjugaison personnelle du verbe. En français actuel, en effet, les désinences du verbe sont souvent inaudibles, surtout dans les verbes du 1er groupe, qui sont les plus nombreux. Cf. [] / [] / [] / []. Les seules marques de personne perceptibles attachées au verbe sont les segments {(), (), (), (), etc.}. Nous adopterons cette explication, et nous préférerons les appeler dorénavant indices personnels (IP), plutôt que « pronoms » . Il s’ensuit que les seules unités qui, à proprement parler, remplissent la fonction d’argument sujet sont les SN placés en �.

3.1.2. Chacune des positions � et � peut être remplie, ou rester vide. Cela donne pour une P0 quatre versions possibles, qu’illustre l’exemple suivant :

Page 26: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

22

(17) � �

(a) Ton fils Ø ne fiche rien en classe (b) Ø il ne fiche rien en classe (c) Ton fils il ne fiche rien en classe (d) Ø Ø ne fiche rien en classe

• En français standard, normé, ce sont les versions (a) et (b) qui sont usuelles. En principe, si la position � reste vide, un IP est présent en �, et inversement. Il s’en-suit que l’identité du prime actant est toujours indiquée à gauche du verbe, soit par un SN, soit par une marque de conjugaison.

• Il existe cependant une version (c), dans laquelle les deux positions peuvent être remplies simultanément. Ce double marquage fait office d’indicateur sociolinguis-tique. Il est réprouvé par la norme, qui y voit une redondance inutile, et il est perçu comme un stéréotype de parler non soutenu (enfantin, familier, populaire…) :

(18) (a) tant que le sanglier il court les chiens ils courent derrière - quand le sanglier il s’arrête ben les chiens ils s’arrêtent et ils aboient d’une autre façon […] ils te disent que le sanglier il court plus [o < CTFP]

(b) La bonniche elle se tenait plus de rigolade. […] Mon père il a eu un pour-liche. Il osait pas le mettre dans sa poche, il le regardait. La bonniche elle se marrait encore : « Alors t’en veux pas ? » qu’elle faisait. [Céline]

(c) Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. [titre de film]

Rem. Cette structure se distingue de la construction dite « disloquée à gauche » décrite au chap. VIII § 4, par le fait que le SN n’y est pas détaché du reste. Elle est une simple variante de la construction canonique standard (a), comme le montrent des alternances du genre (18) :

(19) quand euh dans un dîner vous dites euh ma femme est prof ça fait bien et si une femme dit mon mari il est instit on voit tout de suite un gars avec des pinces à vélo arriver [o, télé < Lindqvist]

• Enfin, il existe aussi une version (d), dans laquelle aucune des deux positions � et � n’est remplie. Elle s’utilise parfois lorsque l’identité du prime actant est suffisamment évidente, et n’a pas besoin d’être signifiée explicitement. P. ex. dans les livrets scolaires, motifs de punition, citations militaires, etc. :

(20) (a) Peut mieux faire. (b) Est sorti en ville avec son lit pas fait. (c) Ne rend pas la monnaie [écrit sur un distributeur automatique].

Mais ce tour apparaît aussi dans certains récits littéraires : à un énoncé qui contient un SN sujet, font suite d’autres énoncés dépourvus de toute marque de sujet, généralement parce que celui-ci reste le même (21), ou bien parce qu’il est aisé-ment reconstituable par inférence (22-23). Le résultat est un effet énonciatif de laconisme (le narrateur se montre avare de ses mots), et/ou un effet d’accélération des événements :

Page 27: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

23

(21) Arrêté pour la troisième fois, le gendarme malhonnête G. s’est mis à table. Et aurait apporté d’importantes informations sur la disparition du restaurateur de Romanel-sur-Morges. [p]

(22) Son portable sonna de nouveau. Refusa l’appel, se leva, rinça sa tasse, revint, vit qu’elle lui avait laissé un message, hésita, soupira, céda, l’écouta, gémit, jura, s’emporta, la maudit, se plongea dans le noir, prit sa veste et alla s’étendre sur le canapé. [Gavalda]

(23) Et il raccrocha en devinant son sourire. La suite est plus triste. Remit Sibelius dans son boîtier, enfila un pull, se dirigea vers la cuisine, souleva les couvercles, commença par trier le trop cuit du carbonisé, soupira et finit par tout balancer à la poubelle. Eut encore la vaillance de mettre les casseroles à tremper, attrapa la bouteille et jeta un dernier coup d’œil à ces chandeliers ridicules... Éteignit la lumière, ferma la porte et… ne sut plus quoi faire. Alors ne fit rien. Attendit. But. [etc. Gavalda]

3.1.3. Il ressort des ex. (20-23) qu’une P verbale est parfois dépourvue de SN sujet, c’est-à-dire constituée en tout et pour tout d’un SV. En tel cas, cependant, l’absence de sujet ne s’interprète pas comme une indétermination (= prime actant inconnu), mais au contraire comme renvoyant à un référent bien défini, évident.

3.2. ÉNONCÉS ASUBJECTAUX.

Il y a des verbes qui sont incompatibles avec la présence d’un SN sujet dans la position �. Et dans leur cas, la position � ne peut être remplie que par une forme unique il ou ça, selon le verbe :

(24) Il pleuvait / * Je pleuvais… / *L’orage pleuvait Il le fallait / *Cléopâtre le fallait / *Je le fallais / *Nous le fallions… Ça barde / *Je barde / *Le travail barde…

Dépourvu de valeur référentielle, cet IP « vide » fait office de simple marque de non-personne, et il est souvent omis :

(25) Ø faut le faire ! Ø y a pas à tortiller.

De tels verbes sont appelés impersonnels, ou asubjectaux. Ce sont essentiellement :

· Des verbes intransitifs désignant des phénomènes météorologiques : pleuvoir, neiger, tonner, venter, faire_froid, être_l’heure…,

· Quelques verbes modaux : il faut, il suffit de…

· Des verbes d’existence : il y a, il se trouve, il s’agit de…

· Les deux « présentatifs » voici, voilà. Ces formes, en effet, peuvent être précédées de PCC, être encadrées de ne…pas et d’un IP il inversé, être suivies d’un SN complément direct, et former avec lui le SV d’une P enchâssée :

Page 28: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

24

(26) Me / te / le voilà. Ne voilà-t-il pas une loi admirable ? [w] Voilà le printemps. Ne me dites pas que voilà un nouveau fossile mystère. [w]

Toutes ces positions sont des positions ordinaires de verbe. On rangera donc voici, voilà parmi les verbes asubjectaux. Leur seule particularité est d’avoir une conjugaison très défective, qui se réduit à une forme unique d’indicatif présent.

Rem. • En fait, il arrive qu’un verbe asubjectal soit accompagné d’un SN sujet. Ex. Les coups pleuvaient sur la pauvre bête. Mais le verbe reçoit alors une interprétation métaphorique, ce qui est l’indice qu’il est employé en violation d’une restriction sélective, autrement dit, qu’il a subi un transfert dans la classe des verbes subjectaux.

• L’existence de verbes asubjectaux a une importante conséquence au plan sémantique : elle implique qu’une proposition peut éventuellement être composée d’un simple prédicat, sans terme support ; ou si l’on préfère, d’un procès sans actants.

3.3. PRÉFÉRENCES.

Tous les syntagmes nominaux ne sont pas également aptes à occuper la position de sujet �. Les comptages montrent qu’il y a de fortes préférences en faveur de certains types de SN.

3.3.1. En particulier, les SN indéfinis, qui servent sémantiquement à introduire un nouvel objet-de-discours, sont relativement rares en position de sujet. Cela tient à un principe général de répartition de l’information qui veut qu’en français, les in-formations nouvelles (focus) soient fournies en fin d’énoncé. Les positions initiales sont vouées de préférence au rappel d’informations connues (chap. VIII § 6).

Placer en position de sujet un SN indéfini, et donc le focus informationnel, con-stitue ainsi un écart rhétorique par rapport au modèle dominant :

(27) Mais une folie la saisit. Un battement de cœur la prit dès le vestibule. Une idée folle lui vint. [Flaubert]

(Il en résulte plus ou moins un effet de soudaineté inattendue : toute l’information nouvelle est donnée d’emblée dans le SN sujet ; le SV n’exprime qu’un procès de survenue, très prévisible en contexte de récit, et donc peu informatif).

3.3.2. Par ailleurs, les propositions enchâssées de forme [que P] fonctionnent distri-butionnellement comme des SN (chap. XI § 221). On en trouve donc parfois en position de sujet :

(28) Que les heures consacrées, à l’école, à la dictée et à la grammaire puissent

avoir été du temps lamentablement perdu est une pensée absolument intolérable. [Martinet]

Page 29: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

25

Mais ce genre d’emploi est rare, et pratiquement réservé à l’écrit. Des études de psycholinguistique ont montré que l’enchâssement d’une [que P] en tête d’une P occasionne des difficultés de traitement, ce qui conduit les locuteurs à l’éviter.

3.3.3. Enfin, la nature des sujets varie beaucoup d’un type de texte à l’autre. Dans l’oral conversationnel, notamment, c’est l’absence de SN sujet (position � vide) qui est le cas le plus fréquent. La comparaison de 10 pages d’écrit scolaire (livre de lecture) et d’une quantité équivalente d’oral (10 pages de transcription d’interview) fait ainsi apparaître des disparités remarquables :

Oral d’interview Écrit scolaire

Nb d’occurrences Taux Nb d’occurrences Taux

SN définis 39 13% 109 44%

SN indéfinis 0 0% 14 5%

position � vide, IP clitique en �

257 87% 126 51%

On voit qu’à l’oral, les locuteurs préfèrent de beaucoup prédiquer sur des objets qu’il n’y a pas besoin de nommer au moyen d’un SN sujet, c’est-à-dire sur des référents que le contexte rend particulièrement évidents (topiques en vigueur). On formule parfois ce constat en disant que la structure de P favorite en français parlé ne contient pas de SN sujet.

ù

Page 30: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

26

Page 31: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

27

CHAPITRE III LE SYNTAGME VERBAL :

(1) VERBES ET COMPLÉMENTS

1. TYPOLOGIE DES COMPLÉMENTS.

1.1. LE LEGS DE LA TRADITION.

1.1.1. Un syntagme verbal élémentaire se compose d’un verbe et de divers compléments. Parmi ceux-ci, il est de tradition de distinguer deux types majeurs : (i) des compléments d’objet, ou essentiels ; (ii) des compléments circonstanciels, ou accessoires. Dans les grammaires scolaires actuelles, deux différences sont invoquées à l’appui de cette distinction. Il est affirmé que :

- les compléments du type (i) sont obligatoires, tandis que les compléments du type (ii) sont facultatifs ;

- les compléments du type (i) occupent une place fixe à droite du verbe, tandis que les compléments du type (ii) sont librement déplaçables, et peuvent occuper diverses posi-tions dans l’énoncé.

Malheureusement, ces deux affirmations sont démenties par les faits.

1.1.2. On constate d’une part que tous les compléments, quels qu’ils soient, sont suscep-tibles d’occuper plusieurs positions dans l’énoncé. En particulier, les compléments d’objet sont souvent détachés en tête :

(1) Le parfum, j’adore ; La crème, j’aime ; Le froid, connais pas ! Passer l’aspirateur, théoriquement, je hais. [slogans publicitaires]

(2) Les angoisses avant l’examen, mais aussi la fatigue et le stress d’une longue

préparation, tous les étudiants connaissent. [p]

(3) Vous allez voir, l’andante de mon concerto, tout à l’heure. Toute ma tristesse, j’ai fait passer dedans. [Dubillard]

Ce genre de placement produit des effets sémantiques divers (thématisation en (1-2), focalisation en (3), voir chap. VIII). Mais en tous cas, il n’est pas réservé aux seuls com-pléments circonstanciels.

• On constate d’autre part que les compléments réputés obligatoires (COD, COI) peuvent être omis dans certaines circonstances. Autrement dit, tous les verbes, quels qu’ils soient, peuvent à l’occasion être construits sans complément (emploi dit absolu) :

(4) (a) Je suis une force qui va. [Hugo] (b) Tous les corps connus pèsent. [Voltaire < Littré] (c) Je respecte très bien, quand il faut ; quand je veux, quand je sais qu’il faut. Je respecte très bien. Je sais très bien respecter. [Péguy] (d) La statue est belle, mais ressemble peu. [Michelet] (e) Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas, mais elle cause. [titre de film]

Page 32: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

28

Dans les énoncés qui mettent deux procès en contraste, notamment, n’importe quel verbe peut entrer facilement sans complément :

(5) Les montagnes séparent, mais les fleuves unissent plutôt. [Renan]

Les critères de mobilité et de facultativité ne sont donc pas opératoires pour différencier des sous-espèces de compléments.

1.2. RÉGIMES vs CIRCONSTANTS.

En fait, le seul phénomène sur lequel il semble possible de fonder une typologie des com-pléments internes au SV, c’est les restrictions de compatibilité entre eux et les lexèmes verbaux. Celles-ci permettent de distinguer deux types :

1.2.1. Régimes.

Il y a d’une part des compléments qui ne sont compatibles qu’avec certains verbes. Ces restrictions de compatibilité, dites sélectives, jouent à deux niveaux :

• Au plan syntaxique, la nature du verbe impose au complément une forme particulière. Par exemple, le verbe léser exige pour complément un SN, tandis que nuire requiert un SP en à, et tabler un SP en sur :

(6) léser [son prochain]SN / *[à son prochain]SP / *[sur son prochain]SP

nuire *[son prochain]SN / [à son prochain]SP / *[sur son prochain]SP

tabler *[son prochain]SN / *[à son prochain]SP / [sur son prochain]SP

• Au plan sémantique, il s’y ajoute des restrictions de convenance entre le verbe et son complément. P. ex., plaire n’est normalement compatible qu’avec un complément [+animé], collectionner avec un complément sémantiquement pluriel (= nommant une classe), savoir avec un complément de sens [+procès], etc. :

(7) (a) Il plaît à sa voisine / *à ce vélo / *à cette multiplication (b) Il collectionne les coquillages / *sa voisine (c) Il connaît Emma, il sait qu’elle ment / *Il sait Emma, il connaît qu’elle ment.

Les compléments qui entretiennent de tels rapports de sélection avec le verbe sont appelés ses régimes.

Rem. À vrai dire, les restrictions sémantiques entre verbes et régimes sont assez peu contraignantes. Les enfreindre a pour seul effet de provoquer une interprétation figurée (métaphorique) soit du verbe, soit du complément. Ainsi, le verbe boire prend normalement un régime marqué [+liquide]. Mais on le trouve aussi combiné à des régimes qui n’ont pas ce trait. P. ex. Elle buvait ses paroles ‒ ce qui revient à figurer les paroles comme étant une denrée liquide.

1.2.2. Circonstants.

D’autres compléments, au contraire, sont pour ainsi dire omni-compatibles : ils peuvent être combinés, sinon avec tous les verbes, du moins avec une grande variété d’entre eux. Tels sont p.ex. les SP qui désignent un lieu scénique, un moment du temps ou une cause :

(8) Antoine dort / lit le journal / songe à ses affaires / parle de linguistique / nuit à sa famille /… dans son bureau / par habitude / depuis le début...

Page 33: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

29

Les seules limites à ces combinaisons tiennent à la vraisemblance référentielle, et non à la grammaire. Ces compléments « libres » envers le verbe seront appelés des circonstants.

Rem. • Entre régimes et circonstants, la distinction n’est pas toujours facile à faire. Il existe une frange de cas limites, dus au fait que certains circonstants, à force d’accompagner fréquemment certains verbes, finissent par s’assimiler à des régimes. Ex. voter pour X, lutter contre X, coucher avec X, sortir avec X…

• Un grand nombre d’unités (SN, SP, PCC) sont aptes à remplir les deux fonctions : elles sont tantôt régimes, tantôt circonstants, avec pour valeur des rôles actantiels différents. Cf.

Il va à la campagne, Il y va Régimes. Rôle signifié = but Il se repose à la campagne, Il s’y repose Circonstants. Rôle signifié = lieu scénique

• Si les circonstants ne sont pas sélectionnés par le lexème verbal, ils peuvent l’être par un autre élément de l’énoncé. Les SP de temps, p. ex., présentent des restrictions de compatibilité avec les morphèmes temporels-aspectuels du verbe. Cf.

Il arrivera dans la soirée / *Il arrivera la semaine dernière. Cette liaison durait depuis plus d’un an. / *Cette liaison dura depuis plus d’un an.

1.2.3. Hiérarchie des compléments.

• Il y a des indices que dans la structure syntaxique des SV, les circonstants sont des ajouts plus externes que les régimes. Comparer :

(9) (a) Quand Antoine lit le journal, il le fait dans le salon. (b) *Quand Antoine lit dans le salon, il le fait le journal.

Après avoir formé un SV du type [lire + SN régime], on peut le reprendre grâce au ProSV le faire, et l’augmenter d’un circonstant. En revanche, à un SV qui contient déjà un circonstant, il n’est plus possible d’ajouter après coup un régime. On doit en conclure que les compléments sont empilés dans un certain ordre : le verbe reçoit d’abord ses régimes, ce qui forme un SV noyau auquel les circonstants viennent ensuite s’adjoindre.

• À l’intérieur du SV noyau, lorsqu’un verbe construit deux régimes, il existe aussi une hiérarchie parmi eux. Elle se reflète à travers un ordre linéaire préférentiel. Ainsi, les régimes directs (SN) se placent de préférence avant les autres (SP). Il existe aussi des ordres prioritaires entre compléments indirects. Au total, la hiérarchie des constituants dans les SV semble donc être la suivante :

[[[ Verbe + régime direct] + régimes indirects] + circonstants]

• Cette hiérarchie induit un ordre séquentiel par défaut. Mais celui-ci peut être modifié sous l’influence de divers facteurs adventices. Notamment, si un SV contient des complé-ments de longueur inégale, il existe une forte tendance à placer les compléments courts avant les longs, indépendamment de leur rang. Cet ordre croissant facilite le décodage de la chaîne, et minimise les risques de constructions ambiguës. S’il n’est pas appliqué, l’énoncé est perçu comme très maladroit. Cf. (10-11), relevés dans la presse :

(10) Une nuit de février dernier, des agents de la sécurité viennent l'enlever 1[sous l'accusation d'espionnage, de trahison et de ventes d'armes à l'ennemi], 2[de son lit].

(11) Dick Marty pointe en particulier 1[les Bosniaques, qui ont « remis » en 2002 six Algériens aux Américains, et les Italiens, complices selon lui de l’enlèvement d’un imam à Milan, en 2003], 2[du doigt].

Page 34: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

30

1.3. SÉMANTIQUE.

À l’opposition syntaxique entre régimes et circonstants correspond au plan sémantique une opposition entre deux statuts d’actants : inhérents vs accessoires.

1.3.1. Actants inhérents.

Les actants nommés par les régimes sont inhérents au procès signifié par le verbe, c’est-à-dire que leur existence est impliquée par celui-ci. P.ex., le lexique français est ainsi fait que <manger> est une relation qui comporte nécessairement deux termes : un mangeur et un mangé. Évidemment, dans la réalité extralinguistique, si quelqu’un mange quelque chose, c’est forcément dans un certain lieu, à un certain moment et d’une certaine manière. Mais la langue ne retient pas ces paramètres-là comme faisant partie du procès. Seuls l’agent et le patient sont traités comme des caractéristiques constitutives de celui-ci.

1.3.2. Actants accessoires.

• Les circonstants, au contraire, nomment des participants qui ne sont pas nécessairement impliqués dans le sens lexical du verbe. En (12), par exemple :

(12) Le baron chassa Candide à grands coups de pied dans le derrière. [Voltaire]

le verbe chasser nomme un procès à deux actants inhérents (un agent et un patient). Le SP circonstant y ajoute un actant accessoire <de grands coups de pied dans le derrière>, qui a le rôle d’instrument. D’une manière générale, les circonstants nomment ainsi des actants surnuméraires, et les prépositions circonstancielles fonctionnent comme des outils qui, appliqués à un procès quelconque, lui attachent un actant de plus.

• Exemple : la préposition par sert communément à rajouter un actant causateur (agent, instrument, cause) à un procès qui n’en comprend pas :

(13) (a) Vous avez souffert par une femme ? [p] (b) Ah ! Monsieur !... Monsieur !... Je suis cocu, Monsieur !... Là, par un Anglais !... [Feydeau] (c) Dans 6 mois, ils peuvent être grands-parents par leur fils qui, croient-ils, va jouer au football le jeudi après-midi [r] (d) Il est mort par un virus [o] (e) Le fil a cassé par la chaleur [o] (f) Tous ces gens ils ont été malades par les crevettes [o] (g) Les français ne sont pas contents par le football [r]

Parfois même, par attache un second agent à un procès qui en comporte déjà un, ce qui induit une interprétation causative [chap. IV § 5] :

(14) (a) il a enlevé sa femme pour l’épouser par un petit pope russe [o] (b) on a visité un château\ par le châtelain lui-même\ [o]

2. VERBES ET RÉGIMES.

2.1. VALENCE.

À la suite de Tesnière [1959], on appelle valence le nombre d’arguments que prend un verbe. Il s’agit d’une métaphore calquée sur la physique de l’atome : le verbe est assimilé

Page 35: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

31

à un noyau atomique, et ses arguments à des électrons qui gravitent autour. Tesnière incluait le SN sujet dans la valence des verbes, car il était d’avis que « le sujet est un complément comme les autres ». Mais comme il y a de sérieuses raisons d’en douter (chap. II § 221), nous ne suivrons pas son exemple, et nous entendrons ici par valence le nombre de régimes que prend un verbe dans une construction donnée. On distinguera ainsi des verbes avalents (= 0 régime), monovalents (= 1 régime), divalents (= 2 régimes) et trivalents (= 3 régimes, cas plutôt rare) :

valence 0 : éternuer, dormir, aboyer valence 1 : léser qqn, nuire à qqn valence 2 : donner qqc à qqn, parler de qqc à qqn valence 3 : acheter qqc à qqn tant

2.2. CAS.

• On a vu (§ 121) que chaque verbe sélectionne des régimes d’une forme particulière. Cf.

(15) Je le déteste, ce chat. Je lui plais, à ce chat J’ en ai marre, de ce chat. J’ y songe souvent, à ce chat.

Les principales formes prises par les régimes sont les suivantes1 :

Avant le verbe : PCC Après le verbe :Régime lexical

le (la, les) Ø SN accusatif

luĭ (leur) à SN datif

en de SN ablatif

y Préploc SN locatif

• La série {le, lui, en, y} constitue une déclinaison au sens classique du terme : chacun de ces PCC est marqué d’un cas, indicateur de sa fonction syntaxique. Quant aux régimes lexicaux, ils se différencient de façon parallèle par des prépositions. On peut donc considérer que celles-ci sont aussi des marques de cas. (À l’appui de cette analyse, il y a le fait que les prépositions à et de, dites « incolores », ont dans ces emplois un contenu très abstrait : elles ne font que marquer un rôle actantiel, dont la nature est impossible à caractériser indépendamment du sens du verbe recteur).

• Pour nommer les diverses formes de régimes, on peut alors recourir aux étiquettes casuelles en usage dans la terminologie traditionnelle : accusatif, datif, ablatif, locatif.

Rem. • Il importe de souligner que ces étiquettes casuelles sont démotivées, et ne font nullement allusion au sens des pronoms qu’elles désignent. Dans J’y crois ou J’y songe, le pronom y sera dit au cas locatif, bien qu’il ne désigne pas un lieu ; de même, dans On en parle, en est un ablatif, bien qu’il n’indique pas une provenance ; etc.

1 Préploc note un élément quelconque de la série des prépositions locatives : {à, en, dans, vers, sur, sous, chez...}.

Page 36: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

32

• Le tableau ci-dessus ne rend compte que des valeurs casuelles de base des PCC. Il s’y ajoute des faits de suppléance, certains PCC remplaçant des formes manquantes :

- /en/ sert secondairement d’accusatif [-individué]. Cf. Ce gâteau, il le mange / Du gâteau, il en mange, Des gâteaux, il en mange

- /y/ sert secondairement de datif [-individué] ou [-animé]. Cf. Son maître, il lui obéit / Cet ordre, il y obéit Ça lui ressemble / Ça y ressemble

2.3. CLASSEMENT DISTRIBUTIONNEL DES VERBES.

2.3.1. Classés sur la base des PCC qui peuvent figurer dans leur contexte gauche, les verbes recteurs se répartissent en 11 catégories principales (ou classes de rection) :

Admis dans :

Exemples Type de verbe

Ø — dormir, éternuer, braire, trembler, exploser...

I V intransitif

Val

.0

le — regarder, tuer, avoir… II V [+acc]

Val

ence

1

lui — plaire, ressembler, obéir… III V [+dat]

y — songer, participer, consentir (à)... insister, compter (sur)...

IV V [+loc]

en — émaner, découler, se_méfier... V V [+abl]

le lui — donner, dire, ordonner... VI V [+acc][+dat] V

alen

ce 2

l’y — inciter, encourager... VII V [+acc][+loc]

l’en — retirer, menacer, prier, supplier... VIII V [+acc][+abl]

lui en — parler... IX V [+dat][+abl]

y —, en — venir... X V [+abl][+loc]

lui —, y — aider... XI V [+dat][+loc]

2.3.2. Commentaires.

• Les V intransitifs (type I) ne sélectionnent aucun PCC. Ce sont des verbes avalents, autrement dit, qui n’ont pas de régime.

• Les verbes du type II sont les verbes « transitifs directs » de la typologie traditionnelle. Ils ont pour propriété caractéristique d’accepter un PCC du type le,la,les.

Page 37: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

33

• Les verbe des types III, IV, V sont les verbes dits « transitifs indirects », régissant un ‘COI’. On voit que notre classement casuel est plus précis que cette notion traditionnelle de COI :

(16) (a) Elle plaît à Antoine / Elle lui plaît / *Elle y plaît : régime datif (b) Elle pense à Antoine / *Elle lui pense / Elle y pense : régime locatif (c) Elle se méfie d’Antoine / Elle s’en méfie : régime ablatif

• Les classes VI à XI contiennent les verbes divalents. Il n’y a pas en français de verbe qui prenne en même temps deux régimes de même cas (cela empêcherait de les distin-guer, et ferait encourir des ambiguïtés majeures). Tous les autres assortiments de cas existent. Les classes X et XI ne sont attestées chacune que par un ou deux verbes :

(17) Il est venu de Paris à Lyon pour me voir. / Il en vient tout droit. / Il y vient souvent.

(18) Il lui aidait à écosser sa récolte de haricots. [Manuel scolaire, vers 1890] / Il aidait à la moisson. / Il y aidait. [construction archaïque]

• M Précision importante. Les verbes intransitifs (I) doivent être soigneusement distin-gués des verbes transitifs en emploi absolu. Cf.

(19) (a) Antoine dort. / (b) Antoine mange.

Les deux verbes sont employés ici sans régime. Mais manger pourrait en avoir un (Il mange quelque chose), alors qu’après dormir au contraire, tout régime est exclu (*Il dort quelque chose).

Par ailleurs, dans le sens de (b) est implicitement compris un actant patient, qui reste indéterminé, mais qui est néanmoins nécessairement impliqué (si Antoine mange, il mange forcément quelque chose. Voir infra § 2.4.). Le sens de (a), en revanche, ne comprend aucun actant de ce genre.

Cela montre que manger est un verbe monovalent : il régit une place d’argument qui, en (19a), est tout simplement laissée vide. Tandis que dormir est un verbe avalent, qui ne peut pas avoir de régime. On se gardera donc de confondre une place d’argument restée vide (régime zéro) avec l’absence de place d’argument (zéro régime).

2.3.3. Verbes à constructions multiples.

• Certains verbes relèvent d’une seule classe de rection (p. ex. révolvériser appartient à la classe II, et à elle seule). Mais la plupart présentent plusieurs schémas de construction possibles ; ils entrent donc dans plusieurs classes de rection. Ex.

Manquer fonctionne alternativement comme élément des classes II, III et V :

(20) (a) Il l’a manqué, son train. V [+acc] (b) Il en manque, d’imagination. V [+abl] (c) Son amie lui manque. V [+dat]

Tenir fonctionne comme élément des classes I, II, IV, VIII :

(21) La neige tient V intrans. Je le tiens ! V [+acc] J’y tiens, à cette idée. V [+loc] Il la tient de son père. V [+acc][+abl]

Page 38: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

34

D’un emploi à l’autre, le sens du verbe change. Ainsi, manquer @ <rater> en (20a), <être démuni> en (20b), <faire défaut> en (20c). Ces trois significations ne sont évidemment pas sans rapport ; les deux dernières, en particulier, sont des relations réciproques. On est donc en présence d’un verbe dont le contenu est polysémique, et chacune de ses construc-tions lève cette polysémie en sélectionnant une acception particulière.

• Parmi les verbes à constructions multiples, il est une espèce particulièrement remarquée, appelée traditionnellement «verbes symétriques ». Ces items présentent deux construc-tions, l’une [+acc], l’autre intransitive :

(22) (a) Le vent casse la branche. / (b) La branche casse. Cléopâtre cuit le rôti. / Le rôti cuit. La débauche rajeunit Cléopâtre. / Cléopâtre rajeunit.

Comme on le voit, le régime accusatif de (22a) et le sujet de (22b) désignent le même rôle sémantique (celui de patient). L’opposition de constructions (a) / (b) a donc un rendement analogue à celui de l’opposition voix active / voix passive (chap. IV). Le modèle des verbes symétriques est actuellement très productif : on observe une tendance à créer de nouveaux verbes de ce type, soit en conférant une construction intransitive à des V[+acc], soit en dotant à l’inverse des V intransitifs d’une construction [+acc]. Ex.

(23) Quelque chose l’angoisse, le déprime, le panique, le fatigue... f Il angoisse, il déprime, il fatigue, il panique, il hallucine...

(24) La voiture roule. f Je la roule pas tellement, cette voiture [o]

2.3.4. Variations.

En marge des emplois « standard » décrits par les grammaires et les dictionnaires, on rencontre une quantité de constructions occasionnelles, non répertoriées officiellement, qui montrent que les valences et rections verbales sont une zone relativement instable de la syntaxe du français. Ex.

• Insulter et critiquer, ordinairement monovalents (type II), deviennent parfois divalents :

(25) La bonne l’insulte de petit morveux. [c] (26) Et l’avocat démontra la grossière maladresse de l’officier, qui a critiqué un préfet à

des administrés le tenant en grand respect. [p]

• Aider prend un régime tantôt datif, tantôt accusatif : Il lui aide / Il l’aide. Avant 1914, le datif était la variante normative et partout dominante. Les manuels scolaires et les dictionnaires la donnaient couramment en exemple :

(27) Dieu aide à trois sortes de personnes : aux fous, aux enfants et aux ivrognes. [< Bescherelle]

Actuellement, le datif survit en tant que variante régionale, et c’est l’accusatif qui a pris le statut de variante dominante. (Contrairement à la réputation qu’on lui a faite, le datif après aider n’est donc pas un germanisme, mais un archaïsme.)

• Enjoindre hésite actuellement entre deux classes de rection, soit VI (enjoindre qqc à qqn, normatif), soit VII (enjoindre qqn à qqc, néologique) :

Page 39: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

35

(28) Ma dignité m’enjoignait ce refus. [< Littré] On lui enjoint de répondre.

(29) Le parlement bernois a enjoint par voie de motion le Conseil exécutif à intervenir au niveau fédéral. [p] L’article 720 du Code civil vous enjoint à aviser la police de votre trouvaille. [p] Ces missives enjoignent ces six pays à fermer leur ambassade à Alger [p]

Ces variations, dues à des alignements analogiques, montrent que tous les locuteurs ne conçoivent pas de la même façon le procès signifié par certains verbes : les uns traitent enjoindre comme un verbe de parole (¸ ordonner, commander, dire…), d’autres comme un verbe de mouvement (¸ pousser, conduire, inciter…) De tels flottements peuvent, à la longue, entraîner des changements diachroniques.

2.4. RÉGIMES ZÉRO.

2.4.1. On a vu supra que les régimes de verbe sont des constituants facultatifs. Mais l’absence d’un régime au plan du signifiant n’entraîne pas, au plan sémantique, la dis-parition de l’actant correspondant. Celui-ci, impliqué par le signifié lexical du verbe, reste présent dans le sens. Plusieurs faits le montrent :

• Cet actant peut être spécifié après coup :

(30) Elle aima [ø]. Elle aima Tholomyès. [Hugo]

• On peut questionner sur lui :

(31) J’ai envie de lire [ø], mais quoi ? Je sais pas quoi lire pour ce week-end. [w]

• On peut y référer ultérieurement à l’aide d’un anaphorique. Ainsi, dans la publicité suivante, le pronom en renvoie au second actant du verbe avoir, qui n’est pas exprimé :

(32) Nous avons tout ce qu’il vous faut. Et si nous n’avons pas [ø], c’est que vous n’en avez pas besoin. [@ <si nous n’avons pas un produit, c’est que vous n’en avez pas besoin>]

L’absence d’un régime (ou ‘régime zéro’) code usuellement deux valeurs sémantiques :

2.4.2. Indétermination.

D’une part, elle peut signifier un actant non spécifié, dont le locuteur ne peut pas ou ne veut pas préciser l’identité. Soit une interprétation purement indéterminée : ø @ <quelque chose / quelqu’un> (ex. 30-32)). Il en découle, selon les conditions de contexte, divers effets de sens particuliers, entre autres :

· Centrage sur le procès. Laisser un actant non spécifié peut être un moyen de signifier que son identité n’est pas pertinente, et donc que le procès est envisagé en soi, abstraction faite de ce participant :

(33) Je suis une force qui va [ø]. [Hugo]

(Peu importe vers quoi elle va : seul compte le fait qu’elle est en mouvement. Cf. deux vers plus loin : Où vais-je ? Je ne sais. / Mais je me sens poussé / D'un souffle impétueux, d'un destin insensé.)

Page 40: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

36

· Interprétation générique. L’actant indéterminé peut aussi être compris comme une sorte de variable anonyme, iden-tifiable avec tout objet susceptible de remplir le rôle actantiel concerné. (D’où, souvent, des effets de généralisation ou d’abstraction théorisante) :

(34) Il redoutait [ø]. Quoi ? Rien ni personne en particulier, tout et tous en général. [Assouline]

(35) Analphabète : qui ne sait ni lire [ø] ni écrire [ø] [Robert] (@ qui ne sait ni lire <tout ce qui se lit>, ni écrire <tout ce qui s’écrit>).

(36) Il est interdit de consommer [ø] dans les salles de cours. [affiche] (ø @ <tout ce qui se consomme>, autrement dit < des aliments> ‒ du moins on l’espère…)

2.4.3. Interprétation anaphorique-déictique.

Un régime Ø peut aussi, à l’inverse, désigner un référent précis, particulièrement saillant pour les interlocuteurs, soit parce qu’il vient d’être mentionné dans le contexte antérieur (37), soit parce qu’il est évident dans la situation de parole (38-39) :

(37) Les animaux, c’est comme les gens. On aime [ø] ou on n’aime pas [ø]. [w]

(38) Donne [ø] ! Regarde [ø] ! Ne poussez pas [ø] ! Agiter [ø] avant l’emploi. [écrit sur un flacon]

(39) Je vois [ø], je sais [ø], je crois [ø], je suis désabusée. [Corneille] (ø @ <que la religion chrétienne est la bonne>, objet principal du débat)

L’omission du régime apparaît alors comme un simple moyen d’économie : le locuteur se dispense de verbaliser une information, parce qu’elle est évidente.

Rem. Il arrive aussi qu’un régime zéro soit employé par euphémisme, pour désigner un objet qu’il serait malséant ou risqué de nommer, mais que tout le monde devine sans peine : Il boit [ø], Il deale [ø]. Il est difficile de savoir si cet effet de sens découle d’une interprétation indéterminée ou déictique.

2.5. CONSTRUCTIONS « ATTRIBUTIVES ».

2.5.1. Syntaxe.

• La plupart des verbes recteurs n’admettent comme régimes lexicaux que des syntagmes du type SN ou [Prép + SN]. Il existe cependant quelques verbes qui ont la particularité de pouvoir aussi régir un adjectif. Ce sont :

- Des verbes monovalents : {être, devenir, rester, sembler, paraître, avoir_l’air, se

(re)trouver...}. Le régime adjectif s’accorde alors en genre et nombre avec le sujet :

(40) Cléopâtre est / semble / a l’air furieuse. Elle s’est retrouvée toute seule. D’opprimées qu’elles sont, elles vont devenir rebelles. [Dumas]

- Des verbes divalents, {trouver, juger, croire, sentir, estimer, voir, considérer...}, qui prennent à la fois un régime accusatif et un régime adjectival accordé avec lui :

Page 41: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

37

(41) Cléopâtre a trouvé Antoine amusant. Il la sent fébrile. Il la croit souffrante. Il la voit déjà mourante. Elle le considère plutôt naïf. [non standard]

• Il y a tout lieu de considérer ces adjectifs comme des régimes au même titre que les autres. D’une part en effet, ils commutent avec des SN ou des SP :

(42) Cléopâtre est furieuse / la coqueluche du quartier Cléopâtre a l’air furieuse / d’une folle

(43) Je vous crois un honnête homme. J’aime ma femme, car je la trouve une femme respectueuse et bonne. Je la considère une victime. [w] La jeune fille était pieuse ardemment, et l’abbé Buire l’estimait une brebis d’élection. [Farrère]

D’autre part, après les verbes monovalents du type être, les adjectifs sont proportionnels avec des PCC, ce qui permet de leur assigner un cas : Adj ¸ le ; Adj ¸ en :

(44) Je ne me crois pas coupable, mais si je le parais aux yeux du comte, n’est-ce pas comme si je l’étais ? [Balzac]

(45) Le pauvre homme n’est pas aussi bête qu’il en a l’air. Il l’est beaucoup plus. [W. Allen]

Si l’on se fie aux régularités syntaxiques, on doit en conclure que l’adjectif occupe après être, paraître, sembler une position de régime accusatif, et après avoir_l’air, une place de régime ablatif.

2.5.2. La notion d’attribut.

2.5.2.1. En dépit de ces régularités, dans la tradition grammaticale française, les adjectifs qui sont ainsi régis par un verbe ne sont pas appelés « régimes » ni « compléments », mais attributs. En fait, cette étiquette, inaugurée par la Grammaire de Port-Royal (1660), ne décrit pas une fonction syntaxique, mais un statut sémantique. La notion d’attribut est en effet inspirée par la logique post-aristotélicienne, pour laquelle le sens d’un énoncé élémentaire est un jugement (ou proposition) composé de deux parties (chap. II § 231) :

(i) un sujet (au sens de support) c’est-à-dire la représentation d’un être du monde, dont on parle ; (ii) un prédicat ou attribut, c’est-à-dire une propriété affirmée à propos du sujet.

Si l’on fait usage de ces notions, dans un énoncé comme La terre est ronde, l’adjectif ne nomme pas un être du monde, mais exprime l’attribut affirmé à propos du sujet <la_terre>. D’où l’appellation d’attribut du sujet.

Quant aux énoncés du type (41), on analyse leur sens comme une proposition complexe, sur la base de paraphrases du type (41’) :

(41) Cléopâtre a trouvé Antoine amusant. (41’) @ <Cléopâtre a trouvé qu’Antoine est amusant>

Amusant s’interprète donc comme un attribut prédiqué sur Antoine, c’est pourquoi on étiquette cet emploi de l’adjectif : attribut du complément d’objet.

Page 42: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

38

2.5.2.2. Quelle est alors, dans Le terre est ronde, la fonction du verbe être ? Il sert, dit-on, à « joindre l’attribut au sujet », ce qui lui a valu l’appellation de verbe copule (< lat. copula, « lien »). Cette qualification reflète l’incapacité où l’on se trouve de lui reconnaître un contenu lexical propre : ce verbe n’exprime ni un procès ni une relation ; c’est un morphème sémantiquement vide, qui n’est là qu’à titre d’outil formel exigé pour combiner un sujet et un attribut adjectival.

Plus exactement, le verbe copule fait office de support morphologique pour des dési-nences de temps-aspect-modalité qui, elles, ont un sens, et sont chargées d’indiquer dans quelles limites l’attribut est vrai du sujet : la terre serait ronde / aura été ronde / fût-elle ronde, etc. D’où l’idée que être est une sorte d’auxiliaire applicable à un adjectif (non conjugable) pour former avec lui un verbe composé, apte à être conjugué et muni d’un sujet.

2.5.2.3. À côté de ses emplois de copule vide, le verbe être a cependant aussi des occur-rences qui expriment une relation particulière, de nature logique, à savoir :

· la relation d’identité « = » (devant un SN [+ défini]) :

(46) [Antoine] est [le matou préféré de Cléopâtre]. [La communication] est [l’art de rendre simples les choses compliquées].

· la relation d’appartenance « Î » (devant un SN [- défini, + sing]) :

(47) Lire est un plaisir. [w] c-à-d : <Lire est un élément de l’ensemble {plaisirs} >

· la relation d’inclusion « Ì » (devant un SN [- défini, + plur]) :

(48) Les baleines sont des mammifères, pas des poissons.

À l’évidence, ces interprétations dépendent entièrement du type de SN qui suit être, et ne sont indiquées que par ce biais. On peut donc penser que le verbe être en lui-même n’y est pour rien, et considérer que dans ces emplois aussi, il est sémantiquement vide. Il apparaît alors comme un verbe à deux arguments (sujet et complément), mais qui exprime entre eux une relation indéterminée, non spécifiée. La valeur de cette relation doit être inférée à partir de ses termes, et c’est en particulier le type de son complément qui fournit pour cela un indice déterminant.

Rem. Il existe par ailleurs un emploi intransitif de être, qui a pour sens un prédicat d’existence : Je pense donc je suis ; Il était une fois une princesse… Dans cet emploi, rare et archaïque, être est parfois appelé « verbe substantif ».

2.5.2.4. Rien ne s’oppose à ce que l’on continue, conformément à l’usage établi, d’appe-ler « attributs » les adjectifs de (40-41), et « verbes attributifs » ou « copules » les verbes qui se construisent avec. Mais on ne devra pas perdre de vue que ces appellations décrivent des statuts logico-sémantiques, alors que du point de vue syntaxique, on a simplement affaire à des cas particuliers de construction [Verbe + Régime].

ù

Page 43: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

39

CHAPITRE IV LE SYNTAGME VERBAL : (2) DIATHÈSES

1. DÉFINITION.

1.1. Considérons cette famille de Pø :

(1) (a) Les chasseurs ont pris un lion dans leurs filets. (b) Un lion a été pris dans leurs filets. (c) Un lion s’est pris dans leurs filets. (d) Il a été pris un lion dans leurs filets. (e) On leur a fait prendre un lion dans leurs filets. (f) Un lion s’est fait prendre dans leurs filets.

· Toutes contiennent le même verbe prendre, mais celui-ci entre chaque fois dans une construction différente, qui se distingue à la fois par la disposition des arguments, et par la présence de morphèmes particuliers (auxiliaires être ou faire, morphèmes se, il, etc.).

· Au plan sémantique, ces diverses constructions expriment des procès étroitement apparentés, qui dénotent le même événement. Mais ces procès diffèrent :

- par le nombre de leurs actants : 3 actants en (a), 2 seulement en (b), 4 en (e) ;

- et par la façon dont les rôles actantiels sont appariés aux places d’arguments syn-taxiques : le SN sujet, par exemple, exprime l’agent en (a), le patient en (b), à la fois le patient et l’agent en (c).

1.2. Les constructions verbales qui entrent dans de tels rapports sont appelées diathèses (< gr. diathesis = transposition). Généralement, on considère l’une d’entre elles comme étant la construction de base du verbe (en l’occurrence, 1a), et on décrit les autres comme des transformées ou des dérivées de celle-ci.

1.3. Les diverses constructions verbales qui relèvent de la diathèse de base (dite active) (1a) ont été décrites au chap. III. Dans le présent chapitre, nous allons donc passer en revue les principales autres diathèses, soit :

(§2) La construction passive en [être + Participe passé] (§3) La construction dite « pronominale » en [se + V]. (§4) La construction dite « impersonnelle » en [il + V + SN ] (§5) La construction causative en [faire + Vinf] (§6) Les constructions où plusieurs de ces dispositifs sont combinés.

Page 44: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

40

Rem. • Dans la grammaire traditionnelle-scolaire, c’est le terme de voix qui est utilisé, plutôt que celui de diathèse : (1a) = voix active, (1b) = voix passive, (1c) = voix pronominale. Mais la notion n’est pas appliquée aux autres membres du paradigme, et manque donc de généralité.

• Pour faire simple, on ne fera intervenir dans les analyses que deux rôles actantiels : agent et patient. Mais ceux-ci doivent être considérés comme des prototypes, qui représentent chacun un groupe de rôles que la langue traite de façon analogue. Ainsi, un expérient, un support ou un instrument sont souvent traités de la même façon qu’un agent ; un objet effectué est souvent traité comme un patient, etc. Nos formulations doivent donc être interprétées en conséquence.

2. LA CONSTRUCTION PASSIVE EN ÊTRE + PARTICIPE PASSÉ.

2.1. SYNTAXE.

2.1.1. On appelle traditionnellement passives les Pø dont le SV est formé du verbe être et du participe passé d’un verbe transitif :

(2) Le journaliste PPDA sera écarté du journal télévisé de 20 heures pour une période qui pourrait être de trois à douze mois. [p]

En règle générale, cette diathèse est propre aux verbes dont la valence de base comprend un régime accusatif (classes II, VI, VII et VIII du tableau de la p.36). Il arrive toutefois, rarement, que soient aussi mis au passif des verbes sans régime accusatif :

(3) (a) Pont de l'ascension : le mercredi 20 mai 2009 sera travaillé en échange du vendredi 22 mai qui sera chômé. [p.v. de conseil d’école]

(b) Cette question doit être répondue par la négative. [trav. étudiant]

2.1.2. Morphologiquement, un participe passé est un adjectif formé à partir d’un verbe au moyen d’un suffixe : /écart/+/é/, /cueill/+/i/, /entend/+/u/… Dans la construction passive, cet adjectif déverbal présente les caractéristiques ordinaires d’un attribut du sujet (chap. III § 25). Il est pronominalisable en le, et coordonnable avec un adjectif qualificatif ordinaire :

(4) Attaqué, il l’a été souvent. [w] (5) Sa mère est belle et courtisée par un jeune motard délinquant. [w]

Il y a donc tout lieu d’analyser la tournure passive comme un cas particulier de construction attributive, où être est le verbe copule, et où le participe est l’attribut.

Rem. En tant qu’adjectifs, les participes passés peuvent aussi occuper les positions d’épithète ou d’apposition, avec le même sens passif :

(6) Il me fallut donc adopter la méthode recommandée par Saint Thomas. [CERF] (7) Ils avaient traversé la grande tempête, secoués par elle, mais non renversés. [CERF]

Page 45: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

41

2.2. SÉMANTIQUE.

2.2.1. Structure actantielle.

2.2.1.1. Ce qui caractérise une P passive comme (2), c’est d’abord que le SN sujet y désigne le patient. C’est donc ce rôle qui reçoit dans la structure sémantique le statut d’actant principal, à partir duquel le procès est orienté.

2.2.1.2. Par ailleurs, comme toutes les P attributives en général, les P passives ex-priment un procès statif : leur sens consiste à prédiquer à propos du patient un état, dont la nature varie selon le sémantisme du verbe de départ.

· Si ce verbe exprime un procès télique (= impliquant l’aboutissement à un but), le participe passé prend une valeur aspectuelle [+ accompli]. Le passif exprime alors un état résultant. Cf.

(8) On cuit les carottes vs Les carottes sont cuites On corrige les copies Les copies sont corrigées On remplit le réservoir Le réservoir est rempli

· Si le verbe n’est pas télique, le participe revêt en revanche un aspect [-accompli]. L’état exprimé est présenté comme en cours, non borné. Il n’y a alors pas de diffé-rence aspectuelle entre l’actif et le passif. Ex.

(9) On recherche activement le coupable. / Le coupable est activement recherché. On connaît bien ce phénomène. / Ce phénomène est bien connu.

2.2.1.3. Enfin, la particularité principale de la construction passive, c’est qu’elle ne contient pas de régime valenciel chargé d’exprimer l’agent. Il s’ensuit, au plan sémantique, que le procès signifié est un procès sans agent inhérent.

De fait, cette diathèse est surtout employée lorsque l’agent doit rester non dit pour une raison quelconque. C’est là son rendement principal. Statistiquement, on con-state que les occurrences de P passives sont, dans leur grande majorité, dépourvues de toute mention d’agent. À preuve, l’extrait de presse ci-dessous (sur 14 occur-rences de passif, 2 seulement y sont accompagnées d’un complément d’agent) :

(10) La neige a de nouveau semé la zizanie sur les routes et dans les airs hier. Dans la région lémanique, parmi les plus touchées, les transports publics ont été perturbés. […] En campagne, trois bus bloqués par la neige ont été dégagés grâce aux tracteurs de paysans venus prêter main-forte, a indiqué Isabel Pereira, porte-parole des TPG. Quant au réseau des Transports publics de la région lausannoise, il a été interrompu durant une heure l'après-midi sur plusieurs lignes en raison d'une vague de verglas. […] Hier, aucun avion n'a décollé de Cointrin avant 11 h 30. Une trentaine de vols ont été annulés ou retardés. Certains gros-porteurs ont été déroutés vers l'aéroport de Zurich, qui est passé entre les flocons. […]

Page 46: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

42

La neige conjuguée à une conduite inadaptée a aussi provoqué près d'une cinquantaine d'accidents dans le canton de Berne hier matin. Sept personnes ont été blessées. Le Jura bernois et le Seeland ont été les régions les plus touchées. La France et la Grande-Bretagne ont été parmi les pays les plus touchés en Europe par la neige et le froid. Quatre aéroports anglais ont été fermés durant la matinée. Au Royaume-Uni, de nombreuses routes rendues impraticables ont été fermées. Les trains n'ont pas été épargnés. Des milliers de Londoniens usagers des trains de banlieue ont subi retards et annulations. Chutes de neige et pluies verglaçantes ont aussi provoqué retards et annulations dans les aéroports français. Un vol sur deux a été annulé à Paris-Orly. [Le Matin 14-01-2010]

(Cette façon de présenter les procès en faisant abstraction de leur agent est particu-lièrement exploitée dans les textes scientifiques ou réglementaires, pour produire des effets rhétoriques d’objectivité.)

2.2.1.4. Si un procès passif ne comporte pas d’agent inhérent, il est cependant possible de lui en ajouter un à titre d’actant accessoire. Pour ce faire, on adjoint au SV noyau un circonstant du type [par SN] (dit « complément d’agent »). Une P passive comme (11) présente donc la même construction que (12) :

(11) Les commerçants sont submergés par la petite monnaie. (12) Les commerçants sont inquiets par la petite monnaie qui va débarquer dans

leurs tiroirs-caisses. [p]

Lorsqu’un complément d’agent est ainsi ajouté, les diathèses active et passive expriment des procès binaires orientés en sens inverse, autrement dit des relations réciproques :

(13) (a) Le chat mange la souris <agent —R® patient> (b) La souris est mangée par le chat <patient —R-1

® agent>

Rem. · Avec certains verbes, l’actant rajouté n’est pas un agent, mais un expérient. Le circonstant qui l’exprime est alors un SP en de : Il est aimé de tous, apprécié de ses chefs, regretté de ses amis…

· Dans le cas des verbes téliques, l’ajout d’un complément d’agent entraîne un changement d’aspect. Cf.

(14) Les carottes sont cuites. [+ accompli] Les copies sont corrigées

(15) Les carottes sont cuites par des marmitons [- accompli] Les copies sont corrigées par l’examinateur

2.2.2. Passif et structure informationnelle.

Étant donné la tendance dominante à placer en début d’énoncé les informations de rappel, et en fin d’énoncé les informations nouvelles (chap. VIII § 6), les deux diathèses constituent des tournures complémentaires quant à leur structure informa-tionnelle. La construction passive est un moyen de thématiser le patient et de foca-liser l’agent, tandis que la construction active est apte à thématiser l’agent et à focaliser le patient. Cf.

Page 47: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

43

(16) Le tireur a été tué par la police [w] La police a tué le tireur thème focus thème focus patient agent agent patient

Il s’ensuit que toute P active n’est pas mécaniquement convertible en une P passive. Encore faut-il que le résultat présente une structure informationnelle viable. Ex.

(17) (a) J’ai cassé un vase. (b) ?Un vase a été cassé par moi. Tu veux du chocolat ? *Du chocolat est-il voulu par toi ?

Si les énoncés (b) apparaissent maladroits, voire mal formés, c’est parce que le sujet est focal et le complément thématique, ce qui va à l’encontre de la régularité dominante.

2.2.3. Conclusion.

Dans les grammaires scolaires, la construction passive en être est souvent présentée (i) comme synonyme de la construction active, et (ii) comme le symétrique de celle-ci, obtenu par permutation de ses deux arguments :

[SN1 V SN2] [SN2 être V-pp par SN1]

On voit qu’il n’en est rien. D’une part, il y a entre ces deux constructions de nombreuses différences de sens, qui font qu’elles ne sont pas appropriées aux mêmes situations de discours. D’autre part, elles n’ont rien de symétrique : au passif, l’agent est une information accessoire facultative, portée par un circonstant, tandis qu’à l’actif, c’est un actant inhérent, exprimé par un sujet.

3. LA CONSTRUCTION EN SE+V.

3.1. SYNTAXE.

3.1.1. Dans la grammaire traditionnelle-scolaire, le morphème /se/ est classé parmi les pronoms, essentiellement pour trois raisons : (i) son origine étymologique (il provient d’un pronom latin) ; (ii) le fait que certaines de ses occurrences admettent d’être paraphrasées par un ProSN, comme en (18) ; et (iii) le fait qu’il entre appa-remment dans un paradigme de pronoms (PCC) variables en personne (19) :

(18) Elle se voit dans le miroir @ Elle voit elle-même dans le miroir Il s’octroie un bonus Il octroie un bonus à lui-même.

(19) Je me vois / Tu te vois / Elle se voit / Nous nous voyons / Vous vous voyez dans le miroir

Page 48: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

44

3.1.2. Cependant, à l’examen, /se/ présente diverses propriétés qui démentent ce classement :

· Il y a un grand nombre d’occurrences pour lesquelles une paraphrase du type (18) est impossible, et où se ne marque visiblement pas une place d’argument :

(20) L’avion s’est écrasé ¹ *L’avion a écrasé lui-même. Ce livre se lit facilement *Ce livre lit facilement lui-même.

· Les commutations avec des PCC de 1ère ou 2ème personne ne sont pas toujours possibles :

(21) (a) Ce sommet se voit de loin (@ <Il est visible de loin>) (b) *Je me vois de loin (au sens de <je suis visible de loin>)

· La présence de /se/ sélectionne être comme auxiliaire de passé composé, alors que d’une manière générale, les régimes d’un verbe, quels qu’ils soient, sont sans influence sur le choix de son auxiliaire. Cf.

(22) (a) Il l’a regardée (b) Il n’a regardé que lui-même vs (c) *Il s’a regardé / Il s’est regardé.

Le verbe transitif regarder prend l’auxiliaire avoir, y compris lorsqu’il a pour complément un pronom réfléchi (22b). En revanche, se regarder se conjugue avec être, et ressemble en cela aux verbes intransitifs du type venir, mourir, etc.

· Enfin, /se/ présente une tendance à l’invariabilité (non normative), qui suggère que chez certains locuteurs, il n’est plus perçu comme un morphème marqué en personne :

(23) (a) et au final c’est nous qui s’amusons [o] (b) Il nous faudrait sûrement s’intéresser aux propriétés des images mentales. [mémoire de DEA]

3.1.3. Ces indices amènent à conclure que /se/ n’est pas un pronom clitique com-plément. On doit plutôt y voir un préfixe réducteur de valence, c’est-à-dire un mor-phème qui s’attache à un verbe de valence n (n>0) pour former un verbe dérivé de valence n-1, possédant un régime de moins. Le régime supprimé est soit accusatif, soit datif :

valence valence voir [acc] 1 Þ se voir 0 octroyer [acc][dat] 2 s’octroyer [acc] 1 présenter_à [acc][dat] 2 se présenter_à [dat] 1

Rem. Emplois lexicalisés. En face de {s’évanouir, s’en aller, s’emparer, s’abstenir, s’arroger…}, il n’existe pas de verbes {*évanouir, *en aller, *emparer, *abstenir, *arroger…}. Dans leur cas, [se] n’est donc pas un morphème distinct. C’est simplement un fragment (détachable) du lexème verbal. Ces verbes sont parfois appelés « intrinsèquement pronominaux ». Il va de soi que le segment [se] n’a en tel cas aucune fonction syntaxique propre.

Page 49: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

45

3.2. SÉMANTIQUE.

Les se-V construits reçoivent diverses interprétations, selon le sens du lexème verbal de départ, selon le type du SN sujet (notamment son trait [±animé]), et selon le contexte référentiel. Les acceptions les plus prototypiques sont les suivantes (mais il existe des valeurs intermédiaires, si bien que les limites entre elles sont souvent peu nettes) :

3.2.1. Interprétation réfléchie : Le se-V exprime un procès dont l’agent est identique au patient (souvent lorsque le SN sujet est [+animé]).

(24) On se blinde, on se protège, on se crée une armure pour ne pas montrer ses sentiments. [CERF]

(@ <X blinde X, X protège X, X crée une armure à X …>)

3.2.2. Interprétation réciproque : Lorsque le sujet est un SN pluriel, qui nomme un ensemble, le se-V peut être inter-prété comme un procès dont les éléments de cet ensemble sont à la fois agents et patients :

(25) Les élus socialistes des villes d'Aubervilliers, La Courneuve, Pierrefitte, Saint-Denis, Stains et Villetaneuse se sont rencontrés samedi 13 mars dernier pour débattre des enjeux de l'intercommunalité. [CERF]

Cette valeur peut être sur-marquée par l’ajout de diverses expansions (ils se sont rencontrés les uns les autres / mutuellement / entre eux…). Elle est probablement dérivée de la précédente : si une relation réflexive est prédiquée sur un ensemble, on peut l’interpréter de deux façons : (i) soit en la distribuant sur chacun de ses membres ; (ii) soit en l’appliquant à l’ensemble lui-même, ce qui infère une relation symétrique entre ses membres. D’où des ambiguïtés possibles :

(26) Les gens se sont regardés @ chacun s’est regardé (réfléchi) ils se sont entre-regardés (réciproque)

3.2.3. Interprétation moyenne (ou décausative) : Le se-V exprime un processus sans agent, incontrôlé et pour ainsi dire auto-déclenché, qui affecte le patient nommé par le SN sujet :

(27) (a) Quelque chose s’était cassé dans mon moteur. [Saint-Exupéry] (b) Un camion-citerne circulait sur l’autoroute […], lorsqu’il s’est renversé à la hauteur d’Eysins. [p]

(personne n’a cassé quelque chose ni renversé le camion)

Cette valeur peut être explicitée par l’adjonction d’un quantifieur tout seul :

(28) (a) Un beau verre de Venise se brisa tout seul, sur le dressoir de la salle à manger, en plein jour. [Maupassant] (b) Les bougies s’allumèrent toutes seules. [Gautier]

Page 50: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

46

ou par la mise en contraste avec un procès à agent :

(29) <Les brochets sont bêtes>. Ce sont, comme l’a écrit un fin connaisseur, des poissons qui « se prennent » et qu’on ne « prend » pas. [J. Verne]

Ce type de procès se caractérise par son incompatibilité radicale avec l’expression d’un agent, et diffère en cela du passif en être. Il n’est pas possible d’y rajouter un agent à titre d’actant accessoire, ni de le paraphraser par un procès actif. Cf.

(27') *Un camion-citerne s’est renversé par son conducteur. (28') *Un beau verre de Venise se brisa par la bonne.

(29) L’avion s’est écrasé ¹ *Quelqu’un/quelque chose a écrasé l’avion.

3.2.4. Interprétation (quasi-)passive : Souvent toutefois, on se sert d’un se-V pour figurer un procès comme auto-provoqué, dépourvu d’agent, alors qu’on sait par ailleurs que cet agent existe.

(30) Cette belle chambre où la lettre venait de s’écrire était la sienne. [Loti]

[L’écriture de la lettre est présentée comme un phénomène de génération spontanée, alors que dans le contexte antérieur, on a appris que la petite-fille l’écrivait sous la dictée de sa grand-mère.]

La diathèse en se-V prend alors une valeur voisine de celle du passif en être : elle décrit un procès sans agent inhérent, mais auquel il est possible d’attribuer un agent implicite. (D’où la possibilité de paraphraser [SN se V] par [on V SN]) :

(31) Les feuilles mortes se ramassent à la pelle. [Prévert] (@ <On ramasse les feuilles mortes à la pelle>)

Il arrive même que l’agent soit explicité, grâce à l’ajout d’un circonstant en par :

(32) (a) Tous ces sacrifices se faisaient par des riches et par des pauvres. [Michelet] (b) Tout ce qui touche à l’indépendance nationale, [...] cela ne se décide à Paris que par moi-même. [Mitterrand]

L’interprétation quasi-passive est notamment fréquente dans les énoncés à valeur générique, où l’agent implicite est évident (= <tout le monde>), et elle se surcharge alors souvent d’une nuance modale de possibilité ou d’obligation :

(33) (a) Un barrage hydro-électrique, ça ne se fait pas en six mois. [@ <on ne peut pas le faire en 6 mois>]

(b) On ne fixe pas les gens comme ça, ça ne se fait pas. [@ <on ne doit pas le faire >]

3.2.5. Il est logique de chercher à expliquer ces divers effets de sens comme découlant d’une seule et même valeur de base. L’hypothèse la plus vraisemblable est que la diathèse en se-V sert fondamentalement à prédiquer, à propos d’un patient, un procès dans lequel il n’y a pas d’agent distinct. Ce qui peut recouvrir deux situations : (i) ou bien l’agent se confond avec le patient (interprétation réfléchie-réciproque) ; (ii) ou bien le procès n’a pas de contrôleur (interprétation moyenne).

Page 51: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

47

4. LA CONSTRUCTION « IMPERSONNELLE ».

4.1. SYNTAXE.

4.1.1. On appelle traditionnellement « impersonnelle » la construction [il V] SN du type :

(34) Il court de drôles de bruits. [< GMF]

dans laquelle :

· à gauche du verbe, il n’y a pas de SN sujet ;

· l’IP du verbe ne peut être que il, dépourvu de valeur référentielle. On a donc affaire à une construction asubjectale (chap. II § 32).

· à droite du verbe, il y a un SN, non accordé avec lui, qui transpose le sujet de la construction canonique correspondante (cf. De drôles de bruits courent). Ce SN est parfois nommé « séquence du verbe impersonnel ».

4.1.2. La grammaire scolaire-traditionnelle l’analyse comme un sujet (dit « réel », « sémantique » ou « logique »). Cependant, il ne s’accorde pas avec le verbe, et ne répond donc pas à la définition du sujet que nous avons adoptée (chap. II § 221). En outre, ses propriétés ne sont pas du tout celles d’un sujet, mais bien celles d’un régime accusatif :

· Il se pronominalise au moyen des PCC le,la,les ou en, qui fonctionnent ordinaire-ment comme des accusatifs, jamais comme des sujets :

(35) Chaque jour il arrive des réfugiés. / Chaque jour il en arrive.

(36) (a) Il manque deux pages c’est pas grand-chosemais il les manque [o] (b) – Il vient tes élèves tantôt ? – Oui, il les vient. [o < DP]

· Lorsqu’une P impersonnelle est enchâssée en tant que P relative, cet argument est traité comme un régime direct : la relative est bornée par un que, et non par un qui :

(37) (a) Mais pourriez-vous me dire ce qu’il se passe ? [roman] (b) Elles ont pris le risque de goûter à un des gâteaux qu’il leur a été proposé. [p] (c) Le texte rétablit l’ambiance qu’il règne à l’ouverture d’un café [c]

· Dans les énoncés négatifs, ce SN prend la forme [pas de N], qui est usuelle pour les régimes directs, mais pratiquement exclue en fonction de sujet :

(38) (a) En réalité, il n’existe pas de règle précise. [CERF] (vs *Pas de règle précise n’existe)

(b) Il ne vint pas de cavaliers, notre armée en étant fort démunie. [w] (vs *Pas de cavaliers ne vinrent)

On doit en conclure que ledit SN n’est autre qu’un régime accusatif. (Il se singula-rise toutefois par son caractère obligatoire dans cette construction).

Page 52: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

48

Rem. Le plus souvent, le verbe construit impersonnellement n’a pas de régime accusatif dans sa valence de base (venir, arriver, exister…). Il arrive cependant que ce soit un verbe transitif [+acc]. Il y a alors cooccurrence de deux régimes accusatifs, l’un qui est dû à la valence lexicale du verbe, l’autre qui est dû à la diathèse impersonnelle, et qui transpose le sujet de la construction active. Le premier est en général un PCC, et le second un SN. Le cumul des deux est possible tant qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur leurs rôles sémantiques respectifs :

(39) (a) <Dans cette forêt,> Il vous y guette des renards. [Aragon < Hériau] (b) Il m’attriste [qu’un homme aime les rubans]. (c) Quand il ne m’amusera plus [de me déguiser en groom ou en toréador]... [Parturier < Gaatone] (d) Il n’excédera jamais [mes forces] [de respecter l’honneur des autres]

4.2. SÉMANTIQUE.

4.2.1. Par opposition à la construction canonique, la diathèse impersonnelle a essentiellement pour effet de ravaler l’agent au statut d’actant secondaire, et donc de le priver de toute prééminence par rapport aux autres ingrédients du procès. On peut même se demander si cette rétrogradation ne va pas jusqu’à lui faire perdre son rôle d’agent, et si elle ne servirait pas à le figurer plutôt comme produit, source ou simple support de l’action, selon le sens du verbe. On constate en effet que le SN complément d’un V construit impersonnellement désigne le plus souvent un événement ou un objet inanimé, c’est-à-dire une entité peu apte par nature à jouer le rôle d’agent.

Bref comptage sur Internet : après Il est arrivé un…, on trouve 100 occurrences de noms [-animés], pour seulement 10 occurrences de noms [+animés]. Les séquences les plus fréquentes sont : un malheur, un accident, un drame, un problème, un incident, un événement, un moment où…

4.2.2. La construction impersonnelle s’emploie surtout en raison de sa structure informationnelle. Le SN régime, étant en fin de P, revêt le statut de focus. C’est pourquoi il est le plus souvent [-défini], i.e. introducteur d’un nouvel objet-de-discours :

(40) Mais un jour, de derrière un vieil arbre, il apparut un oiseau, un magnifique oiseau gris que personne n'avait jamais vu auparavant. [w]

Ce n’est cependant pas une règle impérative : il arrive aussi parfois que ce soit un SN [+défini], voire un PCC (ex. 36), qui renvoient à du connu :

(41) (a) Il arrive parfois le pire. [w]

(b) Si les curés surveillaient les petites écoles, il n’en résulterait pas les abus qu’entraîne la confusion des deux sexes dans une même chambre. [lettre à Grégoire, 1793]

(b) Il s'ouvre maintenant le temps de la négociation du contrat avec l'entre-prise fermière. Il se pose la question du prix et de la qualité de l'eau. Il se pose celle de la gestion et de la protection de la ressource. Il se pose celle de l'implication des usagers dans la gestion de l'eau. [w]

Page 53: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

49

5. LA CONSTRUCTION CAUSATIVE.

5.1. SYNTAXE.

5.1.1. Comparer :

(42) [L’été] est mort. (43) [L’automne] a fait mourir [l’été]. [Apollinaire]

La P (43) contient un argument de plus que (42) : alors que mourir est un verbe intransitif (valence = 0), faire mourir est un verbe transitif (valence = 1). On peut donc décrire faire comme un opérateur d’extension de la valence verbale : en appli-quant cet auxiliaire à un Vinf de valence n, on forme un verbe de valence n+1, qui comporte un complément de plus, transposant le sujet de la construction de départ.

5.1.2. Ce complément C se met tantôt à l’accusatif, tantôt au datif. Son cas donne lieu à d’intenses variations. L’usage standard est le suivant : • Si le Vinf ne construit pas déjà un accusatif, C se met à l’accusatif (46a) • Si le Vinf construit déjà un accusatif, C se met au datif (46b)

(46) (a) Il la fait boire vs (b) Il lui fait boire un café [acc] [dat] [acc]

Mais on trouve aussi des C au datif sans accusatif cooccurrent (47), ou bien deux accusatifs (48), ou deux datifs (49) :

(47) (a) Tantôt une boutade lui faisait renoncer à un rendez-vous. [Musset] (b) Essayez quand même de lui faire voter pour le bon candidat. [< Morin]

(48) (a) il a fait manger des étudiantes pendant trois semaines que des poissons crus [o] (b) Elle travaille, en dépit d’un cancer qui la fait souffrir le martyre. [p]

(49) J’ai fait envoyer à l’Harmattan un exemplaire de mon bouquin au journal de Genève. [o]

L’argument en question peut encore être suppléé par un circonstant en par, du type « complément d’agent », ce qui évite d’avoir à choisir entre accusatif et datif :

(50) (a) Le sergent eut cette moue militaire qui fait toucher le nez par les moustaches. [CERF]

(b) Il lui en a fait parler par un ami intime. [w]

5.2. SÉMANTIQUE.

Par comparaison avec la diathèse de base, la construction causative présente les différences suivantes :

(i) Le SN sujet de la P active y est transposé en complément C. Cela a pour effet que l’actant correspondant se trouve rétrogradé au statut d’actant secondaire, voire accessoire ;

Page 54: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

50

(ii) Cet actant perd probablement son rôle d’agent pour celui de patient ou de bénéficiaire dans un procès contrôlé par un agent supérieur.

(iii) Le sujet de la construction causative exprime quant à lui cet agent supérieur (ou causateur), qui revêt donc le statut de prime actant. Schématiquement :

(51) Adam mange une pomme : agent — R ® patient

(52) Ève fait manger une pomme à Adam : agent ‒‒‒— R’ —‒‒‒ patient ‒® bénéficiaire causateur

6. DIATHÈSES COMPLEXES.

6.1. Composition.

On appelle communément composition de deux opérations le fait d’exécuter l’une sur le résultat de l’autre. Les dispositifs syntaxiques marqueurs de diathèses se prêtent dans une certaine mesure à de telles compositions. On peut notamment :

6.1.1. Former une P impersonnelle à partir d’une construction moyenne en se-V :

(53) (a) Il dut se faire beaucoup d’enfants, cette nuit-là. [Zola]

(b) On était gai. Il se versait des petits verres. [Flaubert]

(c) Il s’est trouvé un maçon pour bâtir une maisonnette blanche entre les vénérables tours du Palais de Justice. Il s’en est trouvé un autre pour châtrer Saint-Germain-des-Prés, la féodale abbaye aux trois clochers. Il s’en trouvera un autre, n’en doutez pas, pour jeter bas Saint-Germain-l’Auxerrois. [Hugo]

6.1.2. Former une P pronominale à partir d’une P causative :

(54) (a) Elle se fait coiffer par une amie. [w]

(b) Il se fit apporter un carafon de rhum dont il avala coup sur coup six petits verres. [Maupassant]

6.1.3. En français classique, il était possible de former un passif en être à partir d’une construction causative (ce qui montre bien que le verbe faire y fonctionne comme un auxiliaire) :

(55) (a) Trois filles hérétiques […] ont été faictes épouser à des bellitres [Montluc]

(b) On dit passer par les armes […] en parlant des punitions des soldats qui ont failli, et qui sont faits mourir par les armes de leurs camarades. [Furetière]

(c) Mme de Lamballe vient d’être fait mourir par le peuple. [écrit, 1792]

Cet usage existe encore sporadiquement, semble-t-il :

(56) Il a été fait nommer par les jésuites. [o < DP]

Page 55: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

51

6.2. Coalescences.

Il arrive aussi que deux procédés composés l’un sur l’autre se solidarisent, ce qui crée un nouveau dispositif marqueur de diathèse, ayant ses propres conditions d’emploi syntaxiques et une valeur sémantique originale.

6.2.1. La coalescence de l’auxiliaire faire et de l’opérateur se a ainsi engendré un nouvel auxiliaire se_faire, qui fonctionne comme un marqueur de diathèse passive.

(57) (a) Le malheureux s'était fait attaquer par un ours. [CERF]

(b) une fois je me suis fait massacrer par mon père à cause d'elle [o, corpaix]

(c) Angelina Jolie : Elle s’est fait virer ! - Victime de son succès, Angelina Jolie vient tout simplement de se faire... licencier ! [w]

Dans ces énoncés, le SN sujet ne nomme manifestement pas un agent causateur, mais un patient malgré lui (comparer avec (54) supra). Le procès est donc analogue à celui qu’exprime un passif en être (s’est fait attaquer @ a été attaqué). La différence entre les deux semble être que le passif en se_faire décrit le procès comme préjudiciable au patient.

6.2.2. La coalescence de la construction passive en être et de la construction im-personnelle a produit un nouveau dispositif, dit « passif impersonnel ». Il est ouvert non seulement aux verbes transitifs directs (58), mais aussi aux verbes qui n’ont pas de régime accusatif dans leur valence de base (p. ex. parler de, procéder à, ) :

(58) (a) Il a été trouvé un gros chien noir en bordure de la CD 83. [w] (b) Il est perçu un impôt annuel sur les véhicules à moteur. [loi, GE]

(59) (a) Il sera parlé de ces expériences plus loin. [w] (b) Après la présentation du bilan financier, […] il a été procédé à l'élection du bureau. [w] (c) Les règlements en vigueur définissent dans quelle mesure il est tenu compte de la Licence pour l’obtention de ces titres. (d) Il ne sera pas touché aux objectifs fondamentaux du programme.

Cela interdit d’y voir la simple composition d’un impersonnel sur un passif. On a affaire à une diathèse originale. Sémantiquement, elle se caractérise par l’absence d’agent inhérent. Celui-ci reste implicite, mais peut être réintroduit sous la forme d’un circonstant en par :

(60) Il a été décidé par la Mairie de déplacer toutes ces tombes très anciennes. [w]

La construction passive-impersonnelle a donc la même valeur sémantique que le passif, en ce qui concerne le traitement de l’agent. Mais elle est d’application plus générale, car on peut y recourir même si le procès ne comporte pas de patient susceptible de « monter » au rang de prime actant.

Page 56: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

52

7. CONCLUSION.

On voit que la syntaxe du français offre une grande variété de constructions qui permettent de représenter un même événement sous forme de procès différents. Ces constructions servent essentiellement

(i) à modifier la hiérarchie des actants, en promouvant le patient au statut de prime actant, ou au contraire en rétrogradant l’agent ;

(ii) à assigner divers statuts à l’agent : inhérent, latent, inexistant, identique au patient, mu par un causateur, etc.

ù

Page 57: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

53

CHAPITRE V LE SYNTAGME NOMINAL :

(1) LES DÉTERMINANTS

1. LES DÉTERMINANTS : DÉFINITION.

1.1. La catégorie SN, telle qu’elle a été définie distributionnellement au chap. I, contient entre autres des syntagmes comme ceux-ci :

(1) (a) N’attendez pas [mon retour]SN. [CERF] (b) Vous êtes [un beau ciel d’automne clair et rose]SN. [Baudelaire]

1.2. Ces spécimens prototypiques sont formés de deux constituants immédiats : un déterminant (Dét) et un descripteur nominal (DN), c’est-à-dire un sous-syntagme formé au minimum d’un Nom, éventuellement accompagné de divers dépendants :

(1') SN ┌──┴──┐ Dét DN [mon] [retour] [un] [beau ciel d’automne clair et rose ]

• La plupart du temps, les deux constituants Dét et DN sont solidaires : la présence de chacun des deux est nécessaire à la bonne formation du SN. Cf.

(1") *N’attendez pas mon. / *N’attendez pas retour.

• On verra cependant que ce n’est pas toujours le cas. Il existe des SN dans lesquels soit le Dét, soit le DN peuvent être absents. C’est entre autres cette possibilité qu’ont les deux constituants d’apparaître l’un sans l’autre qui justifie l’analyse en Dét + DN.

1.3. Au plan sémantique, les SN sont des désignateurs, c’est-à-dire des unités qui servent à nommer les éléments de l’univers extra-linguistique. Chacun d’eux a pour sens la représentation d’un objet, appelé son référent.

Rem. Par « objet-de-discours », il faut entendre un format cognitif très abstrait, qui recouvre aussi bien les realia de toutes sortes (personnes, choses, matières, espaces, actions, événements…) que les objets de pensée (idées, propriétés…) ou les êtres de fiction (licornes, anges, héros de romans…).

Les descripteurs nominaux fournissent un signalement du référent par les qualités qu’il possède. Les déterminants, quant à eux, indiquent plutôt son format logique (s’agit-il d’un individu, d’un ensemble, d’un concept, etc. ?) ainsi que son statut cognitif (objet connu ou nouveau, saillant ou non, etc.).

Page 58: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

54

2. INVENTAIRE ET CLASSEMENT.

2.1. Contextes d’emploi.

• La propriété commune à tous les déterminants est de pouvoir se placer directe-ment devant un Nom. Soit le contexte � = [ ― N]SN

• Cependant, après certains déterminants, le DN peut être absent. Le déterminant constitue alors à lui seul un SN. Soit le contexte � = [ ― Ø]SN

(2) Plusieurs chats sont malades. / Plusieurs sont malades. Aucun chat n’est malade. / Aucun n’est malade.

• Par ailleurs, certains Déterminants sont cumulables entre eux :

(3) Les deux chats sont malades Mes trois Ces cent

Il y a donc en début de SN deux positions adjacentes susceptibles de les accueillir : � = [ ― (Dét) N]SN vs � = [(Dét) ― N]SN .

2.2. Classement.

D’après leurs distributions dans ces contextes, les déterminants se subdivisent en trois grandes classes :

• DétI : Cette classe contient les « indéfinis » {un, du, des, plusieurs, certains, aucun, nul...}. Ils peuvent être suivis d’un DN zéro (2, 4-5), mais ils ne sont pas cumu-lables avec autre forme de déterminant (6). Leur distribution est donc : {�, �}.

(4) Nul n’est censé ignorer la loi.

(5) (a) J’avais trois chats mais un est parti. [w]

(b) Les orchidées tourmentées se penchent vers Honoré ; une a l’air méchant. [Proust < BU]

(6) *Les plusieurs chats. / *Plusieurs deux chats.

Rem. Les formes des, du (de la) ne sont pas cumulables avec un autre déterminant, ce qui est caractéris-tique des DétI :

(7) *Des deux chats miaulent / *Les des chats miaulent.

Et on les trouve parfois non suivies d’un DN (= contexte �) :

(8) (a) Il y en a des, ils ont des trucs gros, lourds, chers et suréquipés. [w]

(c) Du khôl marocain, il y en a du en parfumerie mais il est gris et je sais pas si c'est du véritable. [w]

Ce sont là des raisons suffisantes pour classer des, du (de la) parmi les DétI. Cependant, ils y font figure de spécimens atypiques, car la plupart des locuteurs répugnent à les employer sans un DN à leur suite, comme en (8), et jugent ces emplois mal formés.

Page 59: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

55

• DétII : Les déterminants de cette classe exigent la présence d’un DN non vide, et ils peuvent être suivis d’un second déterminant (ex. 3). Leur distribution est donc {�, �}. Ce sont :

- les « articles définis » le, la, les - les déterminants « démonstratifs » : ce, cette, ces - les déterminants « possessifs » : mon, ton, son, notre, votre, leur(s)…

• DétIII : Cette troisième classe contient essentiellement les « numéraux cardinaux » {deux, trois, cent, mille…}. Ils peuvent apparaître en seconde position après un DétII, et ils admettent à leur suite une position de DN restée vide. Soit la distribution {�,�,�} :

(9) Sur les dix patients qui ont quitté l’étude, deux ont été perdus pendant le suivi. [w]

2.2. Fonctions sémantiques.

Au plan du sens, chacune de ces trois classes est chargée d’exprimer une informa-tion spécifique concernant l’objet désigné par le SN.

2.2.1. Les DétI. indiquent quel est le type de cet objet, c’est-à-dire le format logico-cognitif sous lequel il est conçu par le sujet parlant. Comparer :

(10) (a) Antoine a mangé un gâteau. (b) Antoine a mangé du gâteau. (c) Antoine a mangé plusieurs gâteaux. (d) Antoine a mangé des gâteaux.

Le déterminant DétI indique que l’objet qualifié de « gâteau », est :

· en (a), un individu discret, c’est-à-dire un objet singulier, ayant une identité propre, et opposable à d’autres objets du même genre (<un 2e gâteau, un 3e, etc.>) ;

· en (b), une masse, c’est-à-dire une réalité amorphe, délimitée de manière floue, et non comptable ;

· en (c) et (d), une classe, c’est-à-dire un ensemble d’individus comptables. En (c),

cet ensemble est envisagé plutôt « de l’intérieur », comme addition d’éléments ; on l’appellera une collection. En (d), il est conçu globalement, vu « du dehors », sans considération du détail de ses éléments. On l’appellera un groupe. Une différence logique remarquable entre les deux, c’est qu’un groupe peut à la limite ne contenir

qu’un seul élément, tandis qu’une collection, réalité additive, en contient

nécessairement plus d’un. C’est du moins ce que montre l’opposition entre les deux

dialogues (11) : le premier n’est pas contradictoire, tandis que le second l’est :

(11) – Vous avez des enfants ? – Oui. – Combien ? – Un seul. – Vous avez plusieurs enfants ? – Oui. – Combien ? – *Un seul.

Page 60: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

56

2.2.2. Les « numéraux cardinaux » DétIII ne sont compatibles qu’avec des noms

pluriels, c’est-à-dire des noms de classes. Leur fonction sémantique est évidente : elle consiste à caractériser plus précisément une collection en dénombrant ses éléments.

2.2.3. La fonction des DétII apparaît si l’on compare leur présence à leur absence :

(12) (a) Cléopâtre a adopté deux chats. (b) Cléopâtre a adopté les / ces / mes deux chats.

· Un SN dépourvu de DétII (12a) présente son référent comme un objet inédit, qui ne faisait pas partie jusque-là de l’univers de discours, et qui y est nouvellement

ajouté. (L’« univers de discours » étant l’ensemble des connaissances partagées par

les interlocuteurs, soit tacitement, soit explicitement). Un tel SN est appelé « indéfini », ce qui est une façon de dire qu’on ne sait rien d’avance sur l’identité

de son référent.

· Si un SN contient un DétII (12b), il présente au contraire son référent comme un objet déjà connu, qui fait déjà partie de l’univers de discours. Un tel SN est dit

« défini ».

Pour l’interprète, chaque SN indéfini donne ainsi l’instruction de poser un nouveau

référent distinct de tous ceux qui étaient précédemment connus. Un SN défini donne au contraire l’instruction d’identifier son référent avec un objet déjà connu,

répondant à un certain signalement. Cf.

(13) Cléopâtre a aperçu deux chats. Jules aussi a aperçu deux chats. < = pas forcément les mêmes> Cléopâtre a aperçu deux chats. Jules aussi a aperçu ces / les deux chats < = forcément les mêmes>

3. DÉTERMINANTS ZÉRO.

Il existe de nombreux SN qui ne comprennent pas de déterminant. Les conditions dans lesquelles cette absence est possible, et les significations qu’elle revêt, sont

diverses, et ne peuvent pas être ramenées à un principe général. On se contentera donc de passer en revue les principaux cas de SN sans déterminant. Ils sont de deux sortes : ou bien le Dét zéro est une variante d’un autre Dét, conditionnée par le con-texte morpho-syntaxique (§ 31), ou bien il est « libre » et s’oppose à la totalité des autres déterminants (§ 32 à 34), avec des valeurs sémantiques spécifiques.

3.1. Dét Æ º du ou des (Haplologie).

Si la morpho-syntaxe du français était régulière, on s’attendrait à rencontrer

parfois, se faisant suite, une préposition de et un DétI des ou du. Cf.

Page 61: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

57

(14) Antoine avale SN Il se nourrit de SN ça ça une souris une souris du pâté *du pâté des croquettes *des croquettes

Or, on n’a jamais *de des, *de du, *de de la. Ces séquences sont agrammaticales. À leur place, on trouve seulement de, c’est-à-dire que leur second segment, le DétI, est obligatoirement remplacé par Æ. Cela est dû à une contrainte très générale qui prohibe la succession immédiate de deux occurrences du même morphème, ou de morphèmes trop semblables par leur forme. L’un des procédés utilisés pour se

conformer à cette contrainte est l’haplologie (< gr. haplous, « simple »), qui con-siste à supprimer purement et simplement la seconde des deux occurrences. Dans le cas qui nous occupe, le résultat est un déterminant zéro qui fonctionne comme variante locale de des ou du, avec les mêmes valeurs sémantiques que ces unités (respectivement indicateur de classe ou de masse).

3.2. Dét Æ = indétermination.

Dans d’autres cas, l’absence de déterminant entre en opposition avec la totalité des déterminants possibles. Par exemple, dans les SN régimes d’un « Verbe support » (15), ou de certaines Prépositions (16) :

Rem. On appelle « verbes supports » des verbes qui régissent un SN et forment avec lui une périphrase stéréotypée (mais non figée), équivalant sémantiquement à un V simple : avoir envie, prendre soin, donner suite, faire plaisir…

(15) (a) J’ai eu [Ø peur]. (b) J’ai eu [la peur de ma vie]. (c) J’ai eu [une peur qui a fait augmenter mon rythme cardiaque]. [w] (d) Le premier mois, j’ai eu [des peurs]. [w] (e) Nous pouvons avoir [de la peur]. Mais il faut obéir. [w] (f) et on avait toujours [cette peur de mon père qui qui rentrait en colère] tu vois [Corpaix]

(16) (a) Il aimait avec [Ø passion] la pensée d’Aristote. (b) Il aimait avec [une passion démesurée] les exercices de l’Académie. (c) Tu es sensuel et tu aimes avec [de la passion]. (d) Elle aimait avec [cette passion qui jette dans l’extase]. (e) Elle l’aimait avec [la passion d’une demoiselle froufroutante qui s’épren- drait d’un pirate]. [w]

En (15a-16a), l’absence de déterminant a pour corrélat sémantique l’absence de

toute indication concernant l’étendue du référent. Les SN [Ø peur] ou [Ø passion] désignent des réalités qui sont qualifiées par un Nom (catégorisées), mais dont le format, la quantité, l’identité, le degré de nouveauté ne sont pas spécifiés. Par opposition aux Dét « pleins », le Dét Ø est donc un marqueur d’extension indéterminée.

Page 62: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

58

3.3. Dét Æ = dénotation d’un concept.

Certains SN dépourvus de déterminant s’interprètent comme renvoyant non pas à

un objet de la « réalité », mais à un concept, appartenant au monde des idées. C’est

ainsi du moins que l’on décrit généralement le sens des SN compléments adnomi-naux sans article, du type [de [ø N]]. Cf.

(17) La Clio est la voiture de [Ø dame] par excellence.

En réaction à (17), il serait absurde de demander Quelle dame ? C’est donc que le

SN complément y dénote une entité unique en son genre. Il s’agit, disent les grammairiens, du concept même de dame (donc d’un référent idéel). Le complé-ment sert à lier le concept de voiture à celui de dame, de façon à former un concept plus précis <voiture-de-dame> (valeur dite caractérisante, voir chap. VII § 41).

3.4. Dét Æ = référence déictique.

Enfin, devant certains Noms qui comportent le trait de sens [+unique en son genre dans un domaine X] (Noms propres de personnes, noms des jours, etc., voir chap. VI § 44), le déterminant zéro prend la valeur d’un Dét

II déictique : il signale que le référent est à trouver dans la situation d’énonciation. Il entre alors en opposition avec l’article défini, qui assume quant à lui les valeurs anaphorique ou générique. Cf.

(18) (a) Æ Lundi, il a neigé sans interruption. (b) On a passé la semaine de Noël à la montagne. Le lundi, il a neigé sans interruption. (c) Le lundi, Antoine va à son cours de grammaire du siamois.

En (18a), Æ Lundi @ <le lundi le plus proche de l’énonciation>, c’est-à-dire celui de la semaine en cours. Tandis qu’en (18b), le lundi @ <le lundi de la semaine dont on vient de parler>, et en (18c), @ <le lundi de chaque semaine>.

4. QUANTIFIEURS.

4.1. Outre les SN de la forme [Dét + DN], il en existe d’autres qui sont construits sur le modèle (21) :

(19) 1 2 3 Antoine a acheté peu de Ø livres beaucoup Ø beurre trop ce produit autant tes romans combien tout cela

Certaines grammaires (p.ex. GMF) considèrent que dans cette structure, le couple 1+2 est un déterminant complexe, sans doute parce que dans les exemples les plus fréquents, comme les deux premiers, il semble précéder immédiatement un Nom.

Page 63: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

59

Cette analyse est néanmoins démentie par les faits, qui montrent que 2+3 forme un syntagme :

(i) Souvent, 2+3 peut être supprimé en bloc, tandis que 1+2 ne le peut pas. (20) (ii) Le groupe 2+3 peut être remplacé par un pronom clitique en. (21) (iii) L’élément 1 peut être déplacé et éloigné de 2+3. (22) :

(20) [Beaucoup Æ] sont appelés, et [peu Æ] sont élus. Il gagne [combien Æ] ? / [peu Æ] / [assez Æ]...

(21) Il en a acheté [beaucoup / peu / un peu…]

(22) Il a [beaucoup] acheté [de livres]. [Combien] a-t-il lu [de romans] ?

En outre, les commutations (19) montrent que la position 3 n’est pas occupée par

un Nom, mais bien par un SN entier, qui peut comprendre un Déterminant. Le groupe 2+3 a donc la forme d’un banal SP. L’analyse la plus vraisemblable est par

conséquent :

(23) SN ┌────┴────┐ Qt (SP) 1 ┌───┴───┐ de SN 2 3

4.2. Dans cette structure, la position 1 est occupée par une classe d’unités que nous nommerons Quantifieurs (Qt). Elle comprend :

(i) des morphèmes invariables, qui entrent aussi dans les positions ouvertes aux ad-verbes : QtI = {beaucoup, peu, combien, trop, assez, plus, moins…} ;

(ii) d’anciens SN lexicalisés à des degrés divers : QtII = {un peu, un petit/gros/bon peu, un tas, la plupart, la majeure partie, bon nombre…}.

Rem. · Selon cette définition, les morphèmes pas et point font partie de la catégorie QtI (24-25). On les trouve d’ailleurs coordonnés à peu (26). Plutôt que des négations, ce sont donc en fait des quantifieurs de quantité nulle :

(24) (a) Point d’argent, point de suisse. [Racine] (b) Pas de nouveau message.

(25) On nous a emmenés au milieu du camp, où nous attendaient deux messieurs. L’un avec pas de cheveux, l’autre avec des lunettes. [Goscinny]

(26) (a) Il existe des groupes de phrases consécutives au sein desquelles les sujets n’introduisent peu ou pas de rupture. (b) Parmi ces députés, peu ou pas de nobles. (c) Deux marchés distincts entre lesquels il n’existe que peu ou pas de communication.

Page 64: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

60

· Le SN Un tas de papiers, comme beaucoup de SN du même genre, est une séquence ambiguë. (i) Soit c’est un SN complexe dans lequel tas est le Nom tête (sens @ <un amoncellement>). (ii) Soit c’est un SN de structure (25) dans lequel un tas est lexicalisé avec le statut de quantifieur QtII (sens @ <beaucoup>). La différence entre les deux se reflète éventuellement à travers l’accord du verbe. Cf.

(28) [Un tas de papiers] est sur la table. Dét [N SP] [Un tas de papiers] sont sur la table. Qt1 SP

ù

Page 65: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

61

CHAPITRE VI LE SYNTAGME NOMINAL :

(2) LE DESCRIPTEUR NOMINAL

On a vu au chap. V qu’un SN ordinaire était formé de deux constituants : un Déter-minant (Dét) et un Descripteur nominal (DN). Le présent chapitre est consacré à l’analyse de ce dernier.

1. STRUCTURE GÉNÉRALE DU DN.

1.1. SYNTAXE.

1.1.1. Un DN se compose au minimum d’un Nom. On dit que celui-ci remplit dans le DN la fonction de tête :

(1) [Un [lièvre]DN] en [son [gîte]DN] songeait…

1.1.2. Il peut être accompagné de trois sortes de dépendants facultatifs :

· d’autres Noms (adjectifs ou substantifs), placés avant ou après lui. Leur fonction est dite traditionnellement épithète (< gr. épithétos, « posé à côté ») :

(2) Le long d’[un [clair ruisseau]DN] buvait une colombe… Un agneau se désaltérait / dans le courant d’[une [onde pure]DN].

· des syntagmes prépositionnels, dits traditionnellement « compléments du nom ». On verra ci-dessous qu’ils ressortissent à deux types très différents : SP « situants » (3) vs « caractérisants » (4) :

(3) [Le [roi des animaux]DN] se mit un jour en tête / de giboyer Vous êtes [le [phénix des hôtes de ces bois]DN]

(4) Autrefois [le [rat de ville]DN] / invita [le [rat des champs]DN]… Sur [un [tapis de Turquie]DN] / le couvert se trouva mis.

· une proposition enchâssée relative :

(5) Je chante [les [héros dont Ésope est le père]DN] L’ [homme qui court après la fortune] et l’ [homme qui l’attend dans son lit].

1.1.3. L’ordre séquentiel canonique des constituants dans le DN est : (1) N épithètes antéposés + (2) N tête + (3) SP caractérisants + (4) N épithètes postposés + (5) SP situants + (6) P relative. Exemple fabriqué :

(6) le [ petit chat de gouttière noir des voisins qui miaule à la porte ] 1 2 3 4 5 6

Page 66: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

62

1.2. SÉMANTIQUE.

1.2.1. Dans un SN, le rôle du descripteur nominal est de fournir un signalement du référent visé. On peut figurer son sens comme une liste hiérarchisée de propriétés signalétiques, c’est-à-dire de prédicats qui sont présupposés vrais de ce référent. Le SN de (7), par exemple, décrit son référent X à l’aide des trois propriétés (7’) :

(7) [Le chat siamois que nous avons] est adorable ! [w]

(7’) <X Î {chats}>, (catégorisateur) <X Î {siamois}>, (sous-catégorisateur) <avoir (nous, X)> (spécifieur)

1.2.2. Rôle déterminatif vs pictif.

Les propriétés signalétiques ainsi contenues dans un DN peuvent remplir deux fonctions informationnelles différentes :

• La plupart servent à déterminer le référent X désigné, c’est-à-dire à circonscrire son étendue, de façon à permettre son identification. Elles visent, en gros, à répon-dre à une question implicite ‘Quel N ?’, ou ‘Quel type de N ?’ Si on les retranche, cela affecte plus ou moins gravement la valeur désignative du SN. Ou bien celui-ci change de référent (8-9), ou bien il devient franchement ininterprétable (10) :

(8) Les candidats qui ne sont pas de langue française doivent réussir un examen préalable de français. [règlement] ¹ Les candidats doivent réussir un examen préalable de français.

(9) Les femmes extrêmement belles étonnent moins le second jour. [Stendhal] ¹ Les femmes étonnent moins le jour.

(10) Léonard de Vinci était très doué sur le plan artistique et sur le plan intellec-tuel. [w] *Léonard de Vinci était très doué sur le plan et sur le plan.

• D’autres éléments du DN, au contraire, n’ont aucune pertinence pour l’identifica-tion du référent. En (11), par exemple :

(11) Bergère, rentrez vos blancs moutons.

l’épithète blanc ne sert pas à restreindre l’extension de la classe désignée (l’énoncé ne signifie pas que les moutons noirs doivent rester dehors). Si on l’enlève, le réfé-rent reste inchangé et tout aussi accessible. En fait, cet adjectif exprime, à l’occa-sion de l’opération de désignation accomplie par le SN, une prédication accessoire sur le référent, en gros @ <rentrez vos moutons (qui, je le rappelle en passant, sont blancs)>. À la suite de Damourette & Pichon, on appellera pictives les compo-santes du DN qui ont cette valeur de prédication secondaire.

Page 67: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

63

2. LA TÊTE DE DN.

2.1. La position de tête de DN est en principe occupée par un Nom quelconque. Celui-ci peut être aussi bien un substantif (12) qu’un adjectif de n’importe quel type, participes compris (13). (Voir chap. VII § 623) :

(12) Un piano joue en face / Un chat traverse la place [Laforgue]

(13) Le rouge et le noir, L’inné et l’acquis, Le cru et le cuit, Le salé et le sucré, Le normal et le pathologique, Le physique et le mental, Au civil et au pénal… Il me faut du calme, C’est du sérieux …

2.2. Têtes vides.

• Il arrive que la position de tête de DN reste vide. Ex.

(14) (a) Elle a remplacé sa robe bleue par une verte. (b) Elle a remplacé ses sandales bleues par des vertes.

(15) (a) Les hommes préfèrent les blondes. (b) Servez-nous un petit noir et un grand crème. (c) Cléopâtre a arrêté les tranquillisants.

Dans les SN en italiques, l’adjectif porte des marques de genre et nombre variées, tout comme s’il était épithète, et soumis à l’accord avec un Nom tête. Par ailleurs, il est possible de reconstituer un Nom tête absent, soit en allant le chercher dans le contexte proche, où il a déjà une occurrence (robe en (14a), mais sandales en (14b)), soit en se fondant sur la situation de parole, qui rend une catégorie d’objets, et donc son nom, hautement prévisible (café en (15b), médicaments en (15c)). Le sens du SN peut ainsi changer sensiblement selon les probabilités dictées par les circonstances (les blondes @ <les femmes / les cigarettes / les bières...> blondes).

La façon la plus simple de rendre compte de ces faits est de supposer la présence dans ces SN d’une position de tête restée vide. Ce Nom Æ fonctionne sémantique-ment comme une variable, dont la valeur doit être récupérée dans le contexte ou la situation (c’est un cas d’ellipse).

Rem. Les DN à tête vide doivent être distingués de ceux dont la position de tête est occupée par un N adjectif (chap. VII ex. 40-41). Cf.

SN lui va bien / Il aime SN ┌─┴─┐ ┌────┴────┐ Dét DN Dét DN ¦ | ¦ ┌──┴──┐ ¦ Ntête ¦ N Adj ¦ ¦ ¦ tête épithète ¦ ¦ ¦ ¦ ¦ Le noir les Æ blondes

Les grammaires traditionnelles confondent souvent ces deux types de SN, sous l’appellation commune d’« adjectifs substantivés ». Mieux vaut donc s’abstenir d’utiliser cette notion confuse.

Page 68: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

64

• La possibilité d’avoir une tête vide varie selon la nature du déterminant. Après un DétI (indéfini), elle est entièrement libre (16-18). D’où, entre autres, l’existence de SN composés en tout et pour tout d’un déterminant (19) :

(16) Il y a sans doute deux sortes d’usage, [un Ø bon] et [un Ø mauvais]. [Vaugelas]

(17) Mon Mac le plus récent a cinq ans. Et les enfants en ont [un Ø du même âge], qui vient de mon père. [w]

(18) Il y a aussi d'excellents petits vins de grenache. Sans doute ceux que je préfère. Du Ø qui gouleye, du Ø qui réveille les papilles, du Ø qui chatouille le gosier, du Ø qui tapisse la panse, du Ø qui se boit avec gourmandise. [w]

(19) Les choux le consolèrent. [Un Ø], surtout, lui donna des espérances. Il s’épanouissait, montait, finit par être prodigieux… [Flaubert]

Après un DétII (défini), en revanche, le DN ne peut avoir une tête vide que s’il contient par ailleurs un adjectif épithète :

(20) De tous les chats, je préfère les Ø siamois *les Ø de gouttière *les Ø qui ne griffent pas

3. LES ÉPITHÈTES.

3.1. SYNTAXE.

Un groupe [N tête + N épithète] se comporte distributionnellement comme un N. En d’autres termes, l’ajout d’un nom épithète à un nom a pour résultat de former un nom de rang supérieur. Cette opération est récursive :

(21) Pourquoi la France refuserait d'aider les pays africains francophones amis ? [w] N ┌─────┴─────┐ N (N) ┌────┴─────┐ ¦ N (N) ¦ ┌──┴──┐ ¦ ¦ N (N) ¦ ¦ ¦ ¦ ¦ ¦ les pays africains francophones amis

3.2. SÉMANTIQUE.

Les N épithètes peuvent être soit déterminatifs, soit pictifs. Cf.

(22) Je dirai moins de vérités triviales, et plus de vérités intéressantes. [Voltaire] (23) Je remercie Monsieur X pour son intéressant exposé. [o]

Page 69: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

65

En (22) l’adjectif sert à circonscrire une sous-classe parmi les vérités, et a donc une valeur déterminative. En (23), il est inutile à l’identification du référent, et ne sert qu’à faire incidemment sur celui-ci une prédication secondaire laudative.

Sont pictifs, en particulier, les épithètes de nature, c’est-à-dire les adjectifs qui ne font que rappeler une propriété impliquée dans le sens même du N tête (24a), ou inférable de celui-ci moyennant les lieux communs culturels en vigueur (24b) :

(24) (a) le rouge coquelicot, la blanche colombe, un dangereux terroriste… (b) la belle Hélène, la chaste Suzanne, la perfide Albion, le bouillant Achille, un froid grammairien… (dixit le Dictionnaire des épithètes de Daire)

N’apportant aucune information supplémentaire par rapport au N tête, ces épithètes ne contribuent en rien à l’identification du référent. Ils ne servent qu’à expliciter une conséquence que l’on veut voir tirer du N tête (un froid grammairien @ <un grammairien, donc, comme on sait, quelqu’un de froid>).

3.3. PLACE DES ADJECTIFS ÉPITHÈTES.

Question rebattue ! Pratiquement tous les N adjectifs peuvent être épithétisés soit avant soit après le N tête. Mais les comptages montrent que l’une de ces positions est usuelle, tandis que l’autre est minoritaire, et constitue un écart. Ex.

un N gris = 98% des occurrences un gris N = 2% un N petit = 2% un petit N = 98%

Il faut donc distinguer entre placements canoniques vs marqués.

3.3.1. Placements canoniques.

• La plupart des adjectifs épithètes sont ordinairement postposés au N tête. C’est notamment la position par défaut pour :

- les qualificatifs ordinaires : une voiture rouge / ?une rouge voiture ; un salon ovale / ?un ovale salon

- les participes et autres adjectifs déverbaux : un pull usé / *un usé pull ; un barrage flottant / *un flottant barrage

- les adjectifs accompagnés de dépendants (adverbes, régimes) : un poème bon à mettre au cabinet / *un bon à mettre au cabinet poème

- les adjectifs de relation (toujours postposés) : le parti communiste / *le communiste parti ; une course cycliste / *une cycliste course

• Ne sont normalement antéposés que les adjectifs appartenant à deux sous-classes restreintes :

- les numéraux ordinaux : au premier étage / ?à l’étage premier

- les adjectifs évaluatifs courts de la série {petit, grand, gros, bon, jeune…} : Les petits ruisseaux font les grandes rivières / ?Les ruisseaux petits font les rivières grandes.

Page 70: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

66

3.3.2. Placements non canoniques.

Il y a cependant par rapport à ces placements par défaut de nombreux écarts, qui. servent à produire des effets de sens multiples. Il ne semble pas possible de rame-ner ceux-ci à un principe général unique. On se contentera donc de passer en revue les effets de sens les plus fréquemment produits par un placement non canonique. Cet inventaire n’est pas exhaustif.

• Antéposition = marque de valeur pictive.

Antéposer un adjectif épithète est un procédé souvent utilisé pour marquer (ou sur-marquer) qu’il a une valeur pictive. Cf.

(25) (a) Pour le paganisme ou plus généralement pour les religions polythéistes, un dieu est un être immortel, d'une nature supérieure aux êtres humains. [w]

(b) Alors cette fois encore, vous aurez droit à des pages entières où l’on vous raconte par le menu les douloureuses obsèques du pourtant immortel auteur de « La Javanaise ». [p]

En (25a), immortel est déterminatif (il découpe une sous-catégorie parmi tous les êtres), tandis qu’en (25b), il est pictif (la présence de l’adverbe argumentatif pourtant atteste qu’il exprime une prédication distincte, glissée incidemment à des fins polémiques).

Même des syntagmes adjectivaux « lourds » peuvent être ainsi antéposés avec une valeur pictive :

(26) J’allais au Collège de France par cette étroite, monstrueuse, raboteuse, sale et vénérable rue Saint-Jacques. [A. France < Noailly]

• Antéposition = interprétation évaluative.

L’antéposition étant surtout le fait d’adjectifs évaluatifs, placer un qualificatif ordinaire avant le Nom peut être un moyen de lui conférer par analogie un sens évaluatif. Ex.

(27) de noirs desseins (@ <maléfiques> ) un triste individu (@ <qui suscite la réprobation> (TLF)) une noble femme (@ <qui est exempte de bassesse> (TLF))

Ce placement marqué produit une espèce particulière de métaphore : une qualité concrète ou objective est transposée dans le domaine moral.

• Postposition = marque d’autonomie prédicative.

Les adjectifs antéposés du type bon n’expriment pas une évaluation absolue, mais relative au type d’objets dénotés par le N tête, et à une norme qui leur est propre. Ils changent donc de valeur selon le N tête qu’ils accompagnent : c’est celui-ci qui fixe l’échelle sur laquelle ils évaluent. Cf.

Page 71: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

67

(28) un bon couteau @ <qui coupe bien> une bonne voiture @ <qui roule bien> un bon élève @ <qui apprend bien>, etc.

Postposer ces adjectifs est un moyen de leur rendre une autonomie prédicative. Cela indique qu’ils expriment une évaluation sur une autre échelle, non spécifique au type d’objet désigné par le N tête. La différence de sens est parfois nette (29), parfois assez subtile (30) :

(29) (a) un bon professeur (@ <qui enseigne bien>) (b) un professeur bon (@ <qui a de la bonté d’âme>)

(30) (a) Vends 44 bouteilles de bons vins : Bordeaux, Médoc, Haut Médoc, Saint-Estèphe, Saint-Julien, Margaux, Saint-Émilion (grand cru) [w]

(b) Faire du vin bon ne suffit plus, il faut faire des vins propres. [w]

Un bon vin @ <un vin haut de gamme>, vs un vin bon @ <un vin qui a bon goût>.

Par ailleurs, les adjectifs évaluatifs antéposés ont tendance à former avec le N tête une unité lexicalisée. Les postposer peut aussi être une façon de montrer qu’ils ne font pas partie d’une telle lexie, mais expriment séparément une propriété distincte. Cf.

(31) petite fille @ <fillette, jeune enfant de sexe féminin> / fille petite @ <fille qui est de taille inférieure à la moyenne>

• Antéposition = sens performatif.

Les N adjectifs {sacré, maudit, satané, foutu, fichu}, lorsqu’ils sont postposés, fonctionnent comme des qualificatifs ordinaires : un poète maudit @ <sur qui pèse une malédiction, condamné au malheur>. Mais lorsqu’ils sont antéposés, ils prennent une valeur performative : ils ne servent plus à attribuer une propriété au référent du SN, mais à accomplir sur lui un acte de langage, à caractère plus ou moins magique.

(32) Je n’arrive pas à attacher cette maudite cravate ! [cerf]

Dire cela, c’est, en même temps que l’on désigne la cravate, accomplir un acte de malédiction, qui consiste à appeler le mal sur elle (@ <Je n’arrive pas à attacher cette cravate ‒ qu’elle soit maudite ! >).

• Conclusion.

On voit que le placement d’un adjectif épithète en position marquée peut produire une grande variété de nuances sémantiques. Le seul principe qui leur soit commun semble être le suivant :

« Ce n'est donc pas la position de l'adjectif en elle-même qui est responsable de l'effet produit, mais son caractère inhabituel. C'est lorsque l'adjectif se place normalement après le nom qu'il est possible d'en tirer un effet en le plaçant avant le nom. » [Cohen 1966: 196 ; on pourrait ajouter « et inversement »].

Page 72: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

68

4. LES SP ADNOMINAUX.

Un N tête peut aussi être accompagné, entre autres dépendants, de syntagmes pré-positionnels, dits traditionnellement « compléments du nom ». Parmi ceux-ci, deux types doivent être distingués :

4.1. SP CARACTÉRISANTS.

4.1.1. Syntaxe.

• Ce sont des groupes de la forme [Prép SN] où le SN se réduit le plus souvent à un Nom sans déterminant :

(33) (a) les livres de poche / *les livres de ma poche, d’une poche… (b) un cours de grammaire / *de cette grammaire, *de ma grammaire, *de la grammaire générative… (c) une machine à vapeur, un verre à pied, un portrait d’après nature…

· Ces SP se placent immédiatement après le N tête, et donc avant d’éventuels ad-jectifs épithètes postposés. On doit en conclure qu’ils servent, tout comme les épi-thètes, à construire des noms complexes :

(34) un livre de poche neuf / *un livre neuf de poche un train de banlieue poussif / *un train poussif de banlieue ma maison de campagne préférée / *ma maison préférée de campagne

N ┌─────┴─────┐ N (N) ┌───┴───┐ ¦ N (SP) ¦ ¦ ┌─┴─┐ ¦ un livre de poche neuf

· De plus, ils sont souvent coordonnés avec des adjectifs épithètes :

(35) (a) Seul un mec élégant et de bon goût peut porter une chemise. [w] (b) Catalogue d’ustensiles culinaires et de table. (c) Ça devient du n’importe quoi, ces gamines provocatrices et sans pudeur.

Tout incite donc à leur attribuer la fonction d’épithète.

4.1.2. Sémantique.

Dans un livre de poche, le complément ne désigne pas une poche particulière appartenant au « monde réel ». On considère généralement qu’il nomme un concept, i.e. un contenu de pensée, une idée (@ <un livre qui est associé à l’idée de

poche>). Ce genre de SP a une fonction sémantique de caractérisation, c’est-à-dire qu’il ajoute simplement au prédicat signifié par le N tête un trait conceptuel supplémentaire, avec pour résultat de former un prédicat plus précis, nommant une sous-espèce (livre de poche, livre de messe, livre d’images, livre de comptes, livre

de classe… = diverses sortes de livres).

Page 73: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

69

4.2. SP « SITUANTS ».

Le terme situant est utilisé ici faute de mieux. Il doit être entendu de façon très ab-straite, au sens de « qui exprime une relation avec un objet-repère », quelle que soit la nature de cette relation (pas seulement spatio-temporelle, mais aussi bien de possession, de partie-à-tout, etc.).

4.2.1. Syntaxe.

· Les SP situants ont des propriétés inverses des précédents : - ils peuvent contenir un déterminant quelconque (36) ; - ils se placent après les épithètes, et jamais parmi eux (37) ; - ils ne sont pas coordonnables avec des adjectifs épithètes (38) :

(36) le livre de mon ami / de cet auteur / d’un linguiste / de deux chercheurs…

(37) l’appétit vorace des oiseaux / *l’appétit des oiseaux vorace la voiture neuve de mes voisins / *la voiture de mes voisins neuve

(38) *un livre passionnant et de mon collègue

· En outre, contrairement aux SP caractérisants, ceux-ci sont éventuellement pro-nominalisables : les SP en de sont proportionnels à un PCC en, ou à un déterminant possessif. Et l’on peut questionner sur eux au moyen des pro-SN qui / quoi :

(39) Je connais les détours du sérail ¸ J’en connais les détours Je connais ses détours…

(40) Ça sert les intérêts de qui ? De quoi est-il le signe ? [w, à propos de l’arc-en-ciel]

Ces SP situants ont donc un statut syntaxique radicalement différent de celui des épithètes. Ils peuvent remplir deux fonctions : régime du N tête, lorsque celui-ci est un nom recteur (41), ou ajout comparable aux circonstants auprès du verbe (42) :

(41) Le gouvernement entend favoriser [l’accession à la propriété]. [w]

(42) (a) La musique […] J'ai découvert que c'était [un outil pour la compréhension de l'âme]. [CERF]

(b) Je rêve d’ [une maison avec des livres], partout sur tous les murs. [CERF]

(d) [Son absence depuis vendredi] soulève des interrogations. [w]

(e) Il est temps de parler un peu de [nos vacances chez mes parents en Allemagne]. [w]

4.2.1. Sémantique.

• Au plan du contenu, les SP situants expriment une relation distinctive, dont la nature dépend du sens de la préposition : localisation spatiale (la petite maison dans la prairie) ou temporelle (la réouverture après les vacances), concomitance (le grand blond avec une chaussure noire), but (42a), cause, etc.

• La préposition de, qui est la plus fréquente dans ce genre de SP, a pour signifié une relation de repérage extrêmement abstraite, qu’on ne peut pas mieux para-

Page 74: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

70

phraser que : de X @ <qui a rapport à X>. Cette relation demande à être sur-inter-prétée plus précisément à chaque occurrence. Selon la nature de ses termes, de multiples relations particulières peuvent en être inférées :

Identité : la personne du premier ministre, la barrière de la langue, le drame de la vie …

Possession : la voiture de mon voisin Ingrédience : le toit de la maison Relations actantielles diverses :

agent : les crimes de Landru patient : l’assassinat de la rentière, la prise de la Bastille lieu : le café de la place temps : le journal du dimanche

but : la route des Indes etc.

La relation inférée dépend non seulement de la nature des objets reliés, mais aussi de l’état courant du savoir partagé. Le même SP en de peut ainsi recevoir une mul-titude d’interprétations idiosyncratiques, selon le contexte dans lequel il est em-ployé. D’où des effets de connivence entre énonciateur et lecteur :

(43) C’est le bac sur le Mékong. Le bac des livres. [Duras < Bartning]

(44) Elle se regarde. Elle se voit. Elle voit le chapeau […], les souliers noirs éculés avec les strass, le rouge à lèvres excessif du bac de la rencontre. [ibid.]

Pour pouvoir identifier le rapport entre le bac et les livres, il faut évidemment être au courant d’une péripétie antérieure dans laquelle ces deux objets ont été impli-qués ensemble. De même, pour pouvoir interpréter le rouge à lèvres du bac de la rencontre comme <le rouge qu’elle portait sur le bac où a eu lieu la rencontre

avec son amant>.

5. LES P RELATIVES.

5.1. Un N tête peut encore avoir pour dépendant une P enchâssée relative (déf. chap. XI § 3) :

(45) (a) [Tout écrivain qui ne gagne pas d’argent] est un raté. [CERF] (b) [Le sentiment dont nous parlons] ne tue que celui qui l’éprouve. [CERF] (c) Voilà [le spectacle auquel nous venons d’assister]. [CERF]

Certains manuels scolaires attribuent à cette P la fonction de complément du Nom. Cependant, le fait qu’elle puisse être coordonnée avec un adjectif inciterait plutôt à y voir une épithète :

(46) Un souriceau tout jeune et qui n’avait rien vu… [La Fontaine]

5.2. Sémantiquement, les P relatives incluses dans un DN ont le plus souvent une valeur déterminative, qui en fait des éléments indispensables à l’identification du référent :

Page 75: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

71

(47) (a) J’aime le temps qu’il fait. (b) ‘Raspoutine le Moine Fou’ est donc un film à voir en sachant à l'avance le type d'œuvre dont il s'agit. [w]

Mais il arrive aussi qu’elles aient une fonction pictive :

(48) [Une sorcière parle à un démon] Va, spectre […], va tourmenter la victime que je t’ai livrée ; fais-lui des supplices aussi variés que les épouvantements de l’enfer qui t’a conçu. [Nodier]

(Ici, l’interprétation la plus probable de la P relative n’est pas qu’elle sert à dis-tinguer un enfer parmi d’autres. Elle exprime plutôt sur l’enfer (seul et unique en son genre) une prédication seconde, destinée à rappeler incidemment l’origine infernale du démon.)

ù

Page 76: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

72

Page 77: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

73

CHAPITRE VII LE SYNTAGME NOMINAL : (3) LES NOMS

Les Noms forment une catégorie très vaste, traversée par de multiples oppositions tant syntaxiques que sémantiques. Ce chapitre est consacré à l’étude des principales de ces oppositions.

1. LE GENRE.

1.1. Définition.

Selon leur distribution, on peut distinguer trois genres parmi les Noms :

- Une classe de noms dits « masculins », admis p. ex. après le Dét un : Nmasc = {fauteuil, ciel, veau, serpent, frère, témoin... }

- Une classe de noms dits « féminins », admis après le Dét une : Nfém = {chaise, lune, girafe, sœur, recrue... }

- Une classe de N dits épicènes ( < gr. epikoïnos, ‘possédé en commun’), qui peuvent entrer dans les deux positions :

Nmf = {concierge, journaliste, prof, goinfre, ... }

• Cette tripartition repose sur un critère purement formel : la compatibilité avec certaines formes de Dét présentes dans le même SN. En d’autres termes, les genres se définissent comme des « classes d’accord ».

1.2. Le genre grammatical a-t-il un sens ?

Le choix des étiquettes utilisées traditionnellement pour nommer les genres révèle une tendance ancienne à leur attribuer une valeur sémantique : celle d’indiquer le sexe du référent. Il y a eu ainsi jusqu’en plein 19e siècle des grammairiens [P.ex. Bescherelle, Grammaire nationale, 1877] pour soutenir que tout nom masculin porte un trait de sens [♂], et tout nom féminin un trait [♀], y compris ceux qui désignent des réalités inanimées… Cet anthropomorphisme naïf se heurte évidem-ment à de multiples objections :

· On voit mal en quoi une bicyclette, une trompe de chasse ou une voiture-restau-rant seraient plus femelles qu’un vélo, un cor de chasse ou un wagon-restaurant.

· Les espèces animales sexuées portent des noms tantôt masculins (les rhinocéros, les gnous, les chimpanzés...), tantôt féminins (les girafes, les araignées, les otaries...), et ces noms servent à désigner indifféremment les spécimens des deux

Page 78: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

74

sexes. On peut les combiner sans contradiction ni tautologie avec les adjectifs mâle vs femelle, ce qui prouve qu’ils ne contiennent pas de trait de sexe inhérent :

(1) un rhinocéros femelle, une girafe mâle pas contradictoire un rhinocéros mâle, une girafe femelle pas tautologique donc : [♂] Ï <rhinocéros>, et [♀] Ï <girafe>

· Quant aux noms d’êtres humains, il y en a aussi beaucoup, tant parmi les Nmasc que parmi les Nfém, qui sont aptes à désigner aussi bien des mâles que des femelles, autrement dit, qui ne comportent pas d’indication de sexe : une personne, une victime, une star... / un bébé, un nourrisson, un otage, un témoin, un hôte, un mannequin, un modèle... Il s’ensuit que le genre grammatical ne concorde pas toujours avec le sexe du dénoté :

(2) La reine d’Angleterre s’est rendue à Blois, jeudi 11 juin […] M. Lang [le maire de Blois] apparut aux côtés de son hôte dans l’embrasure d’une de ces admirables tours-escaliers qui ornent la cour intérieure. [p]

La peau mate de notre souriant mannequin correspond au type 4. Elle utilise donc Bergasol force 4 aux vitamines A et E. [pub]

Parmi les recrues que tu me cites, il y en a un qui m’étonne agréablement, c’est D. F. de La Roche. [lettre de soldat, 1915]

La liste de ces noms est grossie par le fait qu’on désigne souvent les humains à l’aide de dénominations figurées, métonymiques ou métaphoriques, dont le genre est alors totalement aléatoire :

(4) Y a une visite qui est venue. Une de mes connaissances a une maison dont il loue la moitié. [o]

De tous ces faits, il ressort que le genre grammatical ne fonctionne pas du tout comme une marque de sexe, ni de « sexuisemblance ». En fait, la seule description raisonnable est de voir dans les genres un système de classification purement formel, arbitraire, sans pertinence sémantique.

1.3. Suffixes de féminin.

Certains Noms constituent cependant des cas particuliers. Ce sont les Nfém dérivés à partir d’un Nmasc à l’aide des suffixes suivants :

-esse : tigre > tigresse ; poète > poétesse ; pape > papesse ; âne > ânesse ... -ette : flic > fliquette ; gendarme > gendarmette ; merle > merlette... -ine : héros > héroïne ... -[] : chat > chatte [+] ; renard > renarde [+] …

Dans des couples comme Suisse / Suissesse, lion / lionne, épicier / épicière, etc., le Nmasc de base désigne une espèce ou une catégorie, sans considération de sexe, tandis que le Nfém désigne spécifiquement la femelle de l’espèce ou de la catégorie. Le Nmasc fonctionne donc sémantiquement comme le terme non marqué de

Page 79: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

75

l’opposition. De nombreux faits attestent qu’il ne comporte pas d’information de sexe inhérente :

• Les Nmasc peuvent être qualifiés de mâle ou femelle, mais les Nfém dérivés ne sont pas compatibles avec ces épithètes. Cf.

(3) Un tigre mâle pas tautologique Un tigre femelle pas contradictoire donc : [♂] Ï <tigre>

Une tigresse femelle tautologique Une tigresse mâle contradictoire donc : [♀] Î <tigresse>

• Les Nfém dérivés peuvent être prédiqués à propos d’un sujet au Nmasc. Si cela est possible, c’est parce qu’ils apportent une information supplémentaire pertinente, à savoir une précision de sexe [♀].

(4) Le tuteur général du district du Lac entrera en fonctions le 1er janvier prochain. [...] En réalité, le tuteur général est une tutrice. N. K., 43 ans, a été sélectionnée parmi trente candidats... [p]

Quand on sait que 85% des instituteurs sont des institutrices... [p]

Plus de la moitié des Verts sont des Vertes ... Les Verts soutiennent avec détermination l’initiative populaire pour l’établissement des quotas, laquelle demande qu’au moins 40% des élus soient des élues. [tract électoral, GE]

(À l’inverse, Les Vertes sont des Verts ou les institutrices sont des instituteurs se-raient des prédications dépourvues de toute pertinence informative, qui ne peuvent s’interpréter que comme des rappels d’évidence).

• Enfin, les Nmasc servent couramment à désigner une catégorie dans son ensemble, abstraction faite de toute considération de sexe :

(5) (a) Les Français sont des veaux. [De Gaulle] (b) Cartes de crédit : le Suisse est bon payeur. [w]

(6) Medorrhinum [...] se sent physiquement et moralement mieux dans la période où il a des pertes vaginales, un écoulement urétral ou nasal postérieur. [Manuel homéopathique]

(5a) n’exclut pas les Françaises, pas plus que (5b) n’excepte les Suissesses. Quant à (6), vu les prédicats attribués, on voit bien que le nom Medorrhinum (grammatica-lement masculin, puisque repris par il) sert à y désigner < le malade, tous sexes confondus >.

On peut donc définir les suffixes [-], -esse, -ette, -ine, etc. comme des morphèmes dont le sens consiste à ajouter un trait de sexe [♀] à des signifiés nominaux qui n’en comportent pas. Ils sont, avec quelques lexèmes comme mère ou sœur, le seul cas où l’appartenance au genre grammatical féminin corresponde à un trait sémantique de sexe [♀].

Page 80: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

76

2. LE NOMBRE.

2.1. L’opposition de base.

2.1.1. On a vu au chap. V (§ 221) que les déterminants DétI ont pour fonction sémantique d’indiquer le type de référent désigné par un SN : [un N] nomme un individu discret, [du N] nomme une masse, [des N] nomme un ensemble. Or, on constate que les Noms se distribuent inégalement par rapport à ces DétI . Cela conduit à distinguer parmi eux trois sous-classes, ou nombres :

• Nindiv . Ce sont des formes qui ne sont compatibles qu’avec un. Cela veut dire qu’en vertu de leur signifié lexical, ces noms ne sont aptes à qualifier que des indi-vidus. Ils portent les traits de sens [+singulier, +discret].

(7) Le cambrioleur est entré par un soupirail / *du soupirail / *des soupirail

• Nmass . Ces noms ne sont compatibles qu’avec du. Ils ne peuvent donc qualifier que des référents massifs. Leur sens comporte les traits [+singulier, -discret]. Ex.

(8) Il a du fric / *un fric / *des frics. Elle élève du bétail / *un bétail / *des bétails dans sa cuisine

• Nplur. Ces formes ne sont compatibles qu’avec des. Ce sont donc des noms desti-nés à qualifier des ensembles ; leur sens comporte un trait [+pluriel] :

(9) Elle élève des chevaux / *un chevaux / *du chevaux. Il arrive des gens / *un gens / *du gens

2.1.2. Il existe aussi une vaste classe de N qui neutralisent l’opposition de nombre : ces formes sont admises après n’importe quel déterminant. Ex.

(10) Cette phrase a un sens / du sens / des sens différents. Tout a un prix / J’y attache du prix / Ils vendent à des prix imbattables

2.2. Types de Nplur.

2.2.1. Pluriels dérivés. La plupart des Nplur sont formés d’un Nom singulier Nindiv auquel est affixé à droite un morphème [-z]. Ex.

(11) un cas intéressant des cas intéressants -

On peut donc considérer ce morphème [-z] comme un suffixe qui sert à dériver un nom de classe à partir d’un nom d’individu discret. Mais ce suffixe n’est audible qu’en contexte de liaison, i.e. plutôt rarement. Il s’ensuit qu’à l’oral, la plupart des occurrences de N ne sont pas marquées en nombre : un chat [], des chats [].

Page 81: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

77

2.2.2. Pluralia tantum Outre les pluriels dérivés d’un Nindiv, il existe une petite série de N pluriels auxquels ne correspond pas de singulier : {mœurs, gens, fiançailles, épousailles, funérailles, frais, Pyrénées…}. Dans leur cas, le pluriel n’est donc pas un morphème suffixé (il ne s’oppose pas au singulier), mais une caractéristique inhérente au Nom.

2.2.3. Noms collectifs. Les noms comme {couple, régiment, troupeau, bouquet, collier…} sont des Nindiv : ils qualifient des objets discrets, et comptables (deux couples, trois régiments…). Cependant, leur référent est un objet collectif, qui a la particularité d’impliquer l’existence d’un groupe d’individus (un régiment É <des soldats>, un bouquet É <des fleurs>, etc.). Il s’ensuit que ces Nindiv collectifs sont souvent traités syntaxiquement comme des Nplur : ils sont suivis d’accords au pluriel, et sont repris par des anaphoriques pluriels :

(12) (a) y a un jeune couple qui ont un bébé d’une année [o]

(b) Le poste de police m’ont ramené les menottes aux poings. [p]

(c) La fleur de la jeunesse en tout temps l'accompagne, Avec eux sans relâche il fond dans la campagne. [Voltaire]

2.3. Emplois figurés.

L’opposition Nindiv / Nmass / Nplur décrite ci-dessus a été établie sur la base d’emplois prototypiques, pour ne pas dire normatifs. Mais on doit ajouter qu’il est toujours possible de combiner un Nom avec un Déterminant qui, en principe, ne convient pas à sa catégorie lexicale. Une telle combinaison a pour effet de transférer le nom dans une autre sous-classe, et simultanément de changer son sens. Il prend alors une acception figurée, en rapport métonymique avec son « sens propre » usuel.

· Si on combine le déterminant du avec un Nindiv, on confère à ce dernier le trait [-discret]. On en fait en somme un nom de matière :

(13) Il y avait du Napoléon en lui. Elle a beau avoir onze ans, on sent que c’est déjà de la femme. [Aymé] C’était du nuage ressemblant à du granit. [Hugo] bouffer du curé, faire du bénéfice, vendre du rêve...

· Si à l’inverse on combine le déterminant un avec un Nmass, cela force à interpréter ce dernier au figuré comme nom d’objet individué [+discret]. D’où plusieurs effets de sens métonymiques, selon les cas : propriété � manifestations, preuves ou effets concrets de cette propriété (14) matière � objet fait dans cette matière (15) matière � type, sorte ou sous-espèce de cette matière (16) :

Page 82: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

78

(14) Elle était descendue chez son mari pour [...] éclaircir une inquiétude. [@ <un accès d’inquiétude>, Flaubert] Hutin méditait une méchanceté. [@ <un acte de méchanceté>, Zola] Denise sentit une rougeur qui lui montait aux joues. [Zola]

(15) À l’hôpital, on lui a mis un plâtre. On a gravé cette inscription sur un marbre. [Littré]

(16) Il avait un courage sourd et sans apparat. [@ <un type de courage>, Balzac] Il fallait à Bouju un vin qui développât dans l’estomac une chaleur violente. [@ <une sorte de vin, un type de chaleur>, Balzac]

· Si on combine des Nmass avec le suffixe de pluriel [-z], cela a pour effet de les transférer parmi les Nplur qualifiant des ensembles de réalités comptables :

(17) Il vous faudra, seigneur, courir de crime en crime, Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés. [Racine]

3. L’OPPOSITION [± animé]

• L’existence de Noms portant les traits [+animé] vs [-animé] est attestée principa-lement par les restrictions sélectives sémantiques que certains verbes imposent à leurs arguments. Le verbe admirer, p.ex., exige un sujet [+animé] :

(18) Les sages admirent la vertu. / *La vertu admire les sages.

• Toutefois, ces restrictions sélectives sont souvent enfreintes, ce qui produit une interprétation figurée (personnification) :

(19) Le crépuscule ami s’endort dans la vallée. [Vigny]

(20) Les turbots en grande toilette portaient un gilet blanc [Hamp, description d’un étal de poissonnier]

4. NOMS COMMUNS vs NOMS PROPRES.

4.1. La tradition.

4.1.1. Depuis l’Antiquité, les grammaires font une distinction entre Noms communs et Noms propres. À l’origine, nomen proprium voulait dire, semble-t-il, quelque chose comme « le nom approprié, le vrai nom ». Mais ce terme a pris par la suite une tout autre signification, celle de « nom réservé à un seul référent ». D’où la définition scolaire usuelle :

Le substantif propre est un nom qui ne s’applique qu’à un seul individu, à un seul objet, pour le distinguer de tous les autres indivi-dus, de tous les autres objets ; Le substantif commun est un nom qui, au contraire, peut s’appliquer indifféremment à tous les individus, à tous les objets d’une même espèce, d’une même nature. [Bescherelle]

Page 83: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

79

Cette définition entre malheureusement en contradiction avec les faits, car les prétendus « Noms propres » de la langue ne sont nullement réservés à un seul réfé-rent, comme en atteste le simple fait qu’on puisse les mettre au pluriel :

(21) Tous les Sherlock Holmes du monde n’y verraient que du feu. [M. Leblanc]

La définition officielle n’est donc pas recevable, ce qui laisse la question ouverte : quelle est la spécificité des Noms propres de la langue ?

4.2. Syntaxe : les Noms propres sont des substantifs comme les autres.

On constate d’abord que les Npr entrent dans toutes les positions normalement ouvertes à un Nom commun : on les trouve au singulier et au pluriel (21) ; en fonction de tête de DN après un déterminant quelconque (22), en fonction d’attri-but après être (23), en fonction d’épithète d’un autre N (24) :

(22) Il ne reconnaissait plus son Bernard. [Gide] Juliette ne pouvait pas épouser un Capulet. La Léontine s’éloigna dans l’ombre. [< Grevisse] Il y a la première Charlotte... et enfin l’autre Charlotte… Cette Charlotte-là.

(23) N’est pas Jules Ferry qui veut. [p < Gary-Prieur].

(24) Les années Mitterrand, la méthode Coué, le style Chanel... Il a une allure très Clark Gable.

Les Npr possèdent donc toutes les aptitudes syntaxiques des substantifs ordinaires. Et du point de vue de leur comportement grammatical, beaucoup d’entre eux, comme les noms géographiques (la Loire, le Beaujolais...) ne se distinguent en rien d’un nom commun.

4.3. Sémantique.

Les noms propres diffèrent en revanche des noms communs par la nature de leur signifié. On peut saisir cette différence de deux façons :

• Le prédicat signifié par un N commun peut être mis en équivalence avec un ensemble d’autres prédicats, qu’il implique. P.ex.

<chat> @ {<animal>, <domestique>, <griffu>, <souricide>, <agile>, <moustachu>…}

Mais un nom propre n’admet pas ce genre d’analyse en traits de sens. Ses seules paraphrases possibles sont du genre :

<Antoine> @ <qui s’appelle « Antoine »>

Une telle définition, comme on voit, est circulaire : le terme à définir y réapparaît sous forme de citation. Cela tient au fait que les N propres n’expriment pas, comme les N communs, une propriété inscrite dans la nature des choses, mais un prédicat

Page 84: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

80

de dénomination : ils qualifient leur référent comme porteur d’une certaine appella-tion usuelle que, du même coup, ils citent.

• Autre aspect de la même différence : un N commun passe pour avoir des condi-tions de vérité : un prédicat comme chat ne peut qualifier de manière véridique que certains référents, et pas d’autres. Un Npr, en revanche, peut qualifier sans im-propriété à peu près n’importe quoi : on peut appeler Antoine un chat, un vélo, un ordinateur, un cyclone, un dentifrice... Un Npr ne comporte donc pas de conditions de vérité pesant sur la nature de ses référents. Il présuppose seulement une conven-tion de baptême : pour qu’un objet quelconque puisse être nommé légitimement Antoine, il faut et il suffit qu’il ait été convenu entre les interlocuteurs de le baptiser ainsi.

Rem. Ceci vaut en tous cas pour les Npr à l’état pur, et se trouve illustré par le fait que n’importe quelle suite de sons conceptuellement vide peut être promue Nom propre (Gloups lave plus blanc ; X3,14 est notre agent à la Havane, etc.) Mais il faut aussitôt ajouter (i) qu’un grand nombre de Npr en usage sont réservés à une classe de référents restreinte (les personnes, les mâles, les femelles...), ce qui veut dire qu’ils comportent aussi des conditions de vérité ; (ii) que tout Npr a tendance à dénoter les propriétés saillantes de son référent usuel, ce qui le ramène à fonctionner au figuré comme un nom commun ordinaire. Ex.

(25) Un second Rodilard, l’Alexandre des chats, L’Attila, le fléau des rats, Rendait ces derniers misérables. [La Fontaine]

4.4. Nom propre et déterminant zéro.

Certains Npr (essentiellement les noms propres de personnes) se distinguent toute-fois par une particularité syntaxique assez voyante : ils peuvent constituer un SN à eux seuls. Autrement dit, ils peuvent se passer de déterminant, là où les autres substantifs requièrent en général un déterminant « plein ». Cf.

(26) Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte. [Hugo] *Déjà matou perçait sous chaton. Déjà le matou perçait sous le chaton.

Ils partagent cette particularité avec d’autres noms, notamment :

· quelques N signifiant des rapports de parenté : {père, mère, papa, tonton...}; · les noms des jours ; · les mots {aujourd’hui, hier, demain...}, communément classés parmi les adver-bes, mais qui sont en réalité des Noms de temps :

(27) Cléopâtre a gardé ces croquettes pour Antoine papa lundi demain SN

Qu’est-ce que ces divers noms peuvent donc avoir en commun, qui leur permet, contrairement aux autres, de convoler avec un déterminant zéro ? On peut avancer

Page 85: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

81

l’hypothèse qu’il s’agit d’un trait sémantique d’unicité relative. Il semble en effet que ces noms décrivent un objet comme unique en son genre à l’intérieur d’un cadre de référence donné : il n’y a qu’un seul père par famille, un seul jeudi par semaine, un seul demain, un seul aujourd’hui par énonciation ; et en général, quand un individu est baptisé Antoine, c’est dans le cadre d’un univers de discours parti-culier (famille ou autre) où il est le seul à l’être. Ces noms sont donc porteurs d’un trait [+unique dans X], où X est un cadre de référence non spécifié. Le Dét Æ qui les accompagne a alors une valeur déictique, i.e. vient préciser qu’en l’occurrence, X = la situation d’énonciation. (Si X est autre, alors, on a un déterminant ordi-naire).

Rem. Jusqu’à la fin du XVIe siècle, l’ensemble des noms porteurs du trait [+unicité dans X] et accompagnés d’un déterminant zéro était beaucoup plus vaste qu’aujourd’hui. Il comprenait en particulier les noms abstraits, conçus comme désignant des réalités uniques en leur genre. Ex.

(28) Nature rien ne faict immortel. [Rabelais] Raison veult. [ibidem] Combien que en tous états patience soit une belle vertu... [Marguerite de Navarre] En un mot, il aime l’argent plus que réputation, qu’honneur et que vertu. [Molière]

Il reste de cet état de langue quelques témoins, notamment dans les proverbes : Æ Justice est faite ; Æ Pauvreté n’est point Æ vice...

5. NOMS RECTEURS.

La plupart des N pourraient être qualifiés d’avalents. Ils ne sélectionnent aucun régime, et au plan sémantique, leur contenu est un prédicat unaire (propriété), qui ne comporte pas de second actant. Toutefois, certains noms ont le statut d’éléments recteurs. Ils sont essentiellement de deux types :

5.1. N [+génitif].

• Ces Noms construisent un complément du type [de SN], qui est proportionnel soit à un pronom en, soit à un DétII possessif :

(29) J’attends la fin du semestre. On n’en voit pas la fin. Peut-on résilier un bail avant sa fin ? [w]

• Leur sens est un prédicat binaire, qui implique un second actant, nommé par le complément. Si le complément est absent, cet actant non dit doit être reconstitué implicitement, à partir du contexte large :

(30) J’attends la fin. s.-e. selon les circonstances : <du film>, <de la réunion>, <de l’orage>, <de ma vie>, <de l’énigme>, etc.

À défaut, le N recteur devient ininterprétable. Comparer :

(31) Tiens, voilà un chat ! mais : *Tiens, voilà une fin / un bout / une moitié / un kilo !...

Page 86: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

82

• Le SP complément a donc toutes les caractéristiques d’un régime. En continuant d’exploiter la terminologie traditionnelle, on lui attribuera le cas génitif. Les N qui régissent des SP génitifs sont entre autres :

- Des noms qui dénotent des parties d’un tout : {partie, bout, morceau, début, fin, milieu, moitié, tiers, quart…}

- Des noms d’unités de mesure : {kilo, mètre, décilitre…}

- Des noms de relations sociales : {parent, neveu, patron, voisin, ami, président…}

5.2. Noms déverbaux.

Autre sorte de N recteurs : les « noms d’action » dérivés d’un verbe par suffixation. Ils héritent en général des régimes prépositionnels de ce verbe, et exercent sur eux les mêmes restrictions sélectives que lui. Cf.

(32) changer d’adresse ¸ un changement d’adresse participer aux frais la participation aux frais tremper dans l’alcool le trempage dans l’alcool insister sur les détails l’insistance sur les détails arriver à Paris l’arrivée à Paris répondre à ma lettre la réponse à ma lettre menacer de mort des menaces de mort

Sont ainsi héritables les régimes datifs, locatifs et ablatifs, mais pas les accusatifs (COD). Ceux-ci doivent être suppléés par des compléments adnominaux au génitif : lire un livre ¸ la lecture d’un livre / sa lecture.

6. SUBSTANTIFS vs ADJECTIFS.

6.1. LE LEGS DE LA TRADITION.

Toutes les grammaires contemporaines font une distinction entre deux parties du discours majeures appelées respectivement substantifs (ou noms) vs adjectifs :

« Le nom et l’adjectif (qualificatif ou relationnel) constituent deux classes bien distinctes. » [GMF p. 168]

Cette distinction se fonde sur les arguments suivants :

• Les adjectifs varient en genre, tandis que les substantifs ont pour la plupart un genre fixe.

• Les adjectifs « sont susceptibles de varier en degré » (GMF). Autrement dit, ils sont admis après les adverbes quantifieurs Advq = {très, trop, plus, moins, assez}, contrairement aux substantifs.

• Les adjectifs « ne sont qu’exceptionnellement précédés par un déterminant. » (GMF). En d’autres termes, les substantifs occupent typiquement la position de

Page 87: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

83

« tête » lexicale dans un SN, alors que les adjectifs en seraient « normalement » exclus (33a), les positions qui leur sont propres étant celles d’épithète (33b) ou d’attribut du sujet (33c) :

(33) (a) Elle a des bijoux / *Elle a des étincelants (b) Elle a des bijoux étincelants (c) Ses bijoux sont étincelants

Les faits conduisent cependant à reconsidérer cette division en deux catégories.

6.2. UNE SEULE CATÉGORIE.

6.2.1. Genre.

En fait, la variabilité en genre ne coïncide pas avec l’opposition substantifs / adjec-tifs, telle qu’elle est usuellement pratiquée. En effet :

· Il existe de nombreux adjectifs qui n’ont qu’une seule forme, non marquée en genre : utile, sage, rouge, étatique, etc. Le nombre de ces formes épicènes apparaît considérable, si l’on considère les données orales : bleu(e), mûr(e), fatal(e), etc. Elles sont majoritaires en français parlé.

· Inversement, parmi les substantifs porteurs du trait [+animé], il en est qui varient en genre : lion / lionne ; suisse / suissesse ; héros / héroïne … (supra § 13).

On ne peut donc pas se fier à la morphologie pour différencier les deux catégories.

6.2.2. Degré.

Sur ce point, même constat. De nombreux adjectifs – ou éléments classés comme tels – ne sont pas admis après les adverbes de degré, tandis qu’inversement, on trouve certains substantifs précédés d’un Advq :

(34) *Un nombre très / assez / moins impair *Un réseau très ferroviaire, *un courant très électrique…

(35) (a) – Êtes-vous une personne ? – Assurément, et très personne ! [Marivaux]

(b) On dit que l’homme est un animal sociable. Sur ce pied-là, il me paraît qu’un Français est plus homme qu’un autre. [Montesquieu]

(c) C’est une mer qu’on a l’habitude de rencontrer dans l’Atlantique très Nord, mais là, au large de l’Espagne, j’avais jamais rencontré une mer comme ça. [o, radio]

(d) On ira voir ensemble le plus geyser des geysers de tous les geysers de l’île. [Frain]

La position [Advq — ] n’est donc pas un critère pertinent pour discriminer adjectifs et substantifs. Elle semble plutôt être une affaire de sens : si une unité exprime une propriété graduable, elle peut être précédée d’un Advq. Si elle a pour sens un

Page 88: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

84

prédicat non graduable (ex. impair), elle ne le peut pas. Et cela, quel que soit par ailleurs son comportement, substantival ou adjectival.

6.2.3. Distributions.

• On s’est avisé depuis longtemps que de très nombreuses unités sont employées aussi bien en position de tête de SN, que d’épithète ou d’attribut :

(36) Il vit chez les sauvages / C’est une bête sauvage. / Il est sauvage.

Entre les classes Subst et Adj, il y a donc une intersection faite d’unités lexicales qui présentent alternativement les deux fonctionnements. Cette intersection est extrêmement vaste : elle comprend non seulement la plupart des termes applicables à des êtres humains (muet, idiot, pauvre, con, malade, universitaire...), mais aussi des séries entières de dérivés morphologiques, formés sur des modèles très produc-tifs (noms-adjectifs d’agent en -eur, noms-adjectifs relationnels en -ique, -iste, -al, etc.) La question est alors de savoir jusqu’où elle s’étend. Or, les données obser-vables conduisent à penser qu’elle englobe en fait la totalité des substantifs et des adjectifs.

• Position d’attribut : on y trouve quantité de substantifs :

(37) Je suis oiseau, voyez mes ailes […] Je suis souris, vivent les rats ! [La Fontaine].

(38) Et les vitres redeviennent sable, l’encre redevient eau, les pupitres redeviennent arbres, la craie redevient falaise, le porte-plume redevient oiseau. [Prévert]

Substantifs et adjectifs y sont souvent mis en parallèle, et tous deux y ont la même valeur sémantique, celle d’un prédicat :

(39) Un jour, dit l’Apocalypse, la mer cessera d’être liquide. [...] En attendant, la mer demeure mer. [A. Maalouf]

C’est horriblement voyant, mais c’est tendance. [p]

Dans ce contexte, il y a donc indifférenciation entre les deux catégories.

• Position de tête de SN : toutes les grammaires signalent qu’un adjectif peut être « substantivé », c’est-à-dire employé en guise de tête dans un DN. Ce procédé semble applicable à n’importe quel type d’adjectif, participes compris. Il a pour conséquence que tout Adj est ipso facto un élément potentiel de la classe des Subst :

(40) Prêcher le faux pour savoir le vrai Il fait preuve d’un sérieux admirable Les conquérants de l’inutile XXX donne du gonflant à votre coiffure. Une voix qui a du moelleux, du mordant...

Page 89: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

85

(41) Le beau idéal littéraire [Stendhal] (beau Î Subst, idéal Î Adj) Un bel idéal littéraire (idéal Î Subst, bel Î Adj)

Un Adj « substantivé » comme en (40-41) est toujours au masculin singulier (il a donc un genre fixe, comme ordinairement les substantifs) ; et le SN dont il est la tête a pour sens de désigner une notion abstraite, une catégorie conceptuelle. Cf. les paraphrases approximatives :

distinguer le vrai du faux @ la vérité de la fausseté le beau idéal littéraire @ la beauté littéraire idéale le noir te va bien au teint @ la couleur noire

Rem. On évitera de confondre ces SN, où la position de tête est occupée par un adjectif, avec les SN dont la position de tête est vide, et suivie d’un adjectif épithète, comme p. ex. : De ces deux voitures, la ØN bleue me plaît mieux que la ØN rouge. (Voir chap. VI § 22).

• Position d’épithète : de façon symétrique, on constate qu’en français actuel les substantifs y sont couramment employés. Ex. recueillis au hasard dans quelques pages d’un magazine féminin :

(42) Les traitements laser L’effet félin Le pantalon noir trompette La couleur fétiche Les talons aiguilles Un top pétales de fleurs Une formule poids-plume Le parfum prodige Le soin éclat absolu de Truc Le parfum bague L’espace rayonnement Machin ... Un coin café un nouveau soin de nuit triple action Des fringues hyper mode Un joli tailleur très couture Des accessoires hyper tendance

Ce genre d’emploi ne semble pas réservé à une sous-classe lexicale particulière : apparemment, n’importe quel substantif s’y prête. On lui reconnaît trois rende-ments sémantiques principaux :

(i) qualification : [le N1 N2] se paraphrase alors <le N1 qui est N2>, le substantif épithète ayant alors la même valeur qu’un adjectif qualificatif : un roman fleuve, une notion clef, un appartement témoin....

(ii) « complémentation » : [le N1 N2] se paraphrase alors par un complément pré-positionnel : le trafic marchandises (@ <des> marchandises), un véhicule tous terrains (@ <pour> tous terrains), un plan épargne logement….

(iii) coordination : [le N1 N2] se paraphrase alors <le N1 et N2>, et sert à dénoter un objet composite formé par assemblage : un steak-frites, un rhum-coca, l’histoire-géographie...

• Conséquence. Si tous les adjectifs peuvent être « substantivés », et si tous les substantifs peuvent être « épithétisés », cela veut dire que les deux catégories n’en font qu’une. Tel était d’ailleurs le classement pratiqué dans les grammaires jusqu’au 18e

siècle : adjectifs et substantifs y étaient traités comme deux sous-espèces d’une même catégorie « Noms ».

Page 90: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

86

6.3. LA CATÉGORIE N COMME CONTINUUM.

6.3.1. Que substantifs et adjectifs appartiennent à la même catégorie ne veut pas dire pour autant qu’ils aient la même probabilité d’en remplir toutes les fonctions. Chaque espèce de Nom a des emplois préférentiels, prototypiques, statistiquement majoritaires, et d’autres plus ou moins rares. Ainsi, pour des N comme oiseau ou mer, la position de tête de DN est nettement plus probable que celle d’épithète ou d’attribut, même si ces dernières ne sont pas totalement exclues (ex. 37-38). À l’inverse, des N comme les participes (fatigué, cuit, fini...) ont beaucoup plus de chances d’apparaître en position d’épithète ou d’attribut qu’en position de tête de DN. Néanmoins, parmi les participes eux-mêmes, certains manifestent une pro-pension plus forte que d’autres à jouer le rôle de tête : on dit assez communément l’écrit, le dû, le caché, le vécu, l’abstrait, le fini..., tandis que ?le fatigué, ?le revêtu, ?l’éteint et l’allumé,

?l’inclus,

?l’embrayé... sont des emplois beaucoup moins

probables. D’autres N encore semblent avoir une probabilité à peu près égale dans toutes les fonctions (bon, vrai, juste, humain, nécessaire...). La catégorie N apparaît ainsi structurée comme un continuum, dont les deux extrêmes sont d’une part des N « substantifs » employés préférentiellement en position de tête de DN, et d’autre part des N « adjectifs », occupant préférentiellement les positions d’épi-thète, avec entre ces deux pôles divers degrés intermédiaires :

N substantifs N adjectifs ¬¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾¾® oiseau mode vrai écrit fatigué mer tendance rouge vécu debout

Rem. Terminologie. On continuera d’utiliser ici les termes d’adjectif et de substantif, selon l’usage en vigueur, mais on gardera à l’esprit qu’ils désignent deux pôles de la catégorie N, et non deux catégories distinctes.

6.3.2. La localisation de chaque lexème N sur ce continuum dépend de son sens. Tout Nom, quel qu’il soit, a pour signifié une propriété, attribuable à des objets. Mais toutes ces propriétés n’ont pas le même statut cognitif.

· Certaines sont conçues comme immuables, et d’autres comme des « accidents » plus ou moins éphémères (être arbre, voiture ou saleté, c’est un statut fixé une fois pour toutes, tandis qu’être vert, mobile ou sale, c’est un état contingent, susceptible de changer.)

· Par ailleurs, certaines propriétés sont catégorisantes (ou typantes) : elles impli-quent l’appartenance à une catégorie cognitive notoire, et à fort pouvoir discrimi-nant. D’autres ne le sont pas : elles peuvent s’appliquer à pratiquement n’importe quoi. (Comparer p.ex. la propriété voiture, qui caractérise des objets du même type, ayant tous la même forme et le même usage, à rouge, qui peut qualifier pêle-mêle les cerises, les communistes, le sang, certaines cravates et la planète Mars..., objets qui n’ont ni forme perceptive commune, ni type générique qui les subsume.) Les

Page 91: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

87

propriétés stables et catégorisantes sont nos meilleurs instruments de classement du réel. C’est pourquoi les lexèmes qui les expriment ont une propension à être em-ployés comme têtes de DN) : on y recourt en priorité lorsqu’il s’agit de fournir le signalement d’un référent.

6.4. CONCLUSION.

Sous l’influence de la tradition aristotélicienne, on est communément porté à croire que les substantifs nomment des substances (choses, personnes, faits...), tandis que les adjectifs expriment leurs qualités. La réalité linguistique est bien différente. Ce sont en fait les SN, unités syntaxiquement complexes, qui assument la fonction de désignateurs des objets-de-discours. Quant aux Noms, qu’ils soient substantifs ou adjectifs, leur fonction commune est de signifier des prédicats, c’est-à-dire des propriétés ou relations attribuables aux objets (et donc aptes à leur servir de signalement dans un désignateur). Entre substantifs et adjectifs, il y a ainsi bien peu de différences, et elles tiennent pour l’essentiel à des nuances de sens secon-daires : prédicats typants ou non, graduables ou non, de dénomination ou non…

ù

Page 92: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

88

Page 93: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

89

CHAPITRE VIII ÉNONCÉS NON CANONIQUES :

(1) DISPOSITIFS INFORMATIONNELS

1. LA NOTION DE STRUCTURE INFORMATIONNELLE.

1.1. DÉFINITION.

On peut définir la communication verbale comme l’activité de deux interlocuteurs qui coopèrent en vue de construire un ensemble de représentations communes (savoir partagé, univers de discours, common ground…) Cette activité est soumise à deux impératifs :

• Progression. Chaque énoncé a pour but d’accroître le stock des connaissances communes, en y apportant de nouveaux éléments. Pour être approprié, il doit donc fournir des informations inédites et pertinentes, i.e. répondant à une question qui se pose dans la situation de discours. Cette question peut être explicite (l’un des interlocuteurs l’a formulée), ou implicite (elle n’a pas été formulée, mais chacun des deux partenaires sait qu’il serait utile d’y apporter publiquement une réponse).

• Continuité. Par ailleurs, pour pouvoir relier les apports nouveaux aux acquis antérieurs, il est nécessaire de rappeler certaines informations déjà connues.

Dans le sens d’un énoncé se mêlent ainsi généralement des éléments informatifs et des éléments de rappel. Leur répartition constitue la structure informationnelle de l’énoncé. Dans ce chapitre, on commencera par caractériser ses composants, tels que les définit la doxa grammaticale, puis on passera en revue les principales constructions syntaxiques qui sont communément tenues pour des marqueurs de structure informationnelle.

1.2. LES COMPOSANTS DE LA STRUCTURE INFORMATIONNELLE.

1.2.1. Focus vs substrat.

Soit les énoncés (1) vs (2) (l’exemple est emprunté à [Combettes 1983] ; les flèches figurent les contours intonatifs qui, on le verra plus loin, ont de l’importance) :

(1) Il boit pour oublier. (2) Pour oublier, il boit.

Ces deux énoncés expriment le même procès, mais ils diffèrent par le statut informa-tionnel conféré à ses ingrédients. L’énoncé (1) constitue une réponse appropriée à la question (1'), tandis que (2) répond convenablement à (2') :

(1') – Pourquoi boit-il ? (2') – Que fait-il pour oublier ? – Il boit pour oublier. – Pour oublier, il boit.

Page 94: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

90

En (1), c’est donc le but, <oublier>, qui est présenté comme l’information nouvelle perti-nente ; le reste du procès s’interprète comme du déjà connu. En (2), au contraire, c’est la nature du procès, <boire>, qui constitue l’apport informatif ; son but est donné d’emblée pour acquis.

On appelle focus, ou rhème, la partie du signifié d’énoncé qui est présentée comme de l’information nouvelle pertinente. Le reste du contenu constitue le substrat, ou présup-posé (On l’appelle ainsi parce qu’il s’agit d’informations que le locuteur présuppose déjà partagées et admises par l’allocutaire).

Rem. Qu’un élément du sens soit présenté comme une information nouvelle ne veut pas forcément dire qu’il le soit en réalité. Une manœuvre rhétorique classique consiste à figurer comme déjà connues des informations inédites, et inversement. (Pour des exemples, voir infra § 222).

1.2.2. Focus et modalités d’énoncé.

Caractéristique principale du focus : c’est la partie du contenu sémantique sur laquelle portent les modalités d’énoncé.

• Négation. Si un énoncé contient une négation principale, elle porte en principe seulement sur son focus. Ce qu’elle réfute, c’est l’apport d’information nouvelle, et non les présupposés, déjà reçus pour vrais. Ex.

(5) (a) Il n’y a pas de petites économies. (b) Toute vérité n’est pas bonne à dire. (c) N’est pas fainéant qui veut. [Vincenot]

Vu la portée de la négation, le focus coïncide respectivement : en (a), avec l’adjectif petites ; en (b), avec le quantifieur toute ; et en (c), avec le SN sujet qui veut.

• Après avoir réfuté une information, il est courant qu’on lui en oppose une autre, qu’on affirme à sa place. D’où des contrastes de focus négatifs et positifs :

(6) un jour j’ai dit le munster où ça se fabrique ? on m’a dit : le munster ne se fabrique pas à Munster, il se fabrique à Metzeral. [o < Sabio]

(7) Nous ne prescrivons pas Aconit parce que le malade a de la fièvre, mais parce que le malade présente avec la fièvre d’autres symptômes... [manuel médical]

(8) La force est la reine du monde, et non pas l’opinion. [Pascal]

Dans ce dernier exemple, la mise en contraste positif/négatif montre que le focus se situe sur le SN sujet la force – ce qui est plutôt rare (chap. II § 33), au point qu’on ne s’en douterait pas, s’il n’y avait pas le contraste.

• Adverbes rhématisants. Il existe par ailleurs une sous-classe d’adverbes qui ont la particularité de toujours porter sur le rhème de l’énoncé. Elle comprend entre autres des marqueurs de restriction (seulement, uniquement, ne…que…) ou de force argumentative (surtout, même, aussi…),

Page 95: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

91

ainsi que les adverbes modaux (peut-être, probablement…) La portée de ces adverbes est donc un indice permettant d’identifier le focus. Cf.

(9) (a) Je peux changer seulement sur mon terrain, pas celui de l’autre. [CERF] (focus = l’actant lieu)

(b) Le grand gibier se chasse surtout à l’approche et à l’affût. [CERF] (focus = l’actant instrument)

(10) On se demande pourquoi l'affaire a autant traîné. La réponse est peut-être à chercher du côté du gouvernement. [p < CERF]

substrat = <la réponse est à chercher quelque part> (information évidente) focus = <peut-être du côté du gouvernement>

1.2.3. Thème.

Parmi les informations qui constituent le substrat, certaines se voient attribuer un statut privilégié : celui de thème. Ses définitions, éminemment vagues, tiennent en trois idées :

• Relation d’à-propos. Le thème, dit-on, est un actant qui est présenté comme « le point de départ de l’énoncé », c’est-à-dire posé en guise de base préalablement à la prédication, laquelle apparaît ainsi faite à son propos. Ex. <la princesse> en (11) :

(11) La grenouille mangea de bon appétit. Quant à la princesse, chaque bouchée lui restait au travers de la gorge. [Grimm]

• Fonction cadrative. Un thème, dit-on encore, nomme une rubrique cognitive ; il indique dans quel comparti-ment du savoir devront être versées les informations prédiquées ensuite. Le focus de l’énoncé, notamment, voit sa validité limitée à cette rubrique, qui constitue son cadre de pertinence. Exemple : cette parodie enfantine de bulletin météo :

(12) Mesdames Mesdemoiselles Messieurs, bonsoir. Nous allons voir les prévisions de demain matin. Alors dans le Nord, il ne fera pas beau. Il fera à Lille beaucoup d’orages avec de la pluie. En Bretagne, il ne fera pas très beau, avec des orages et de la pluie. À Paris, il fera beaucoup de brouillard. Dans les Vosges, dans le Jura, il fera beaucoup de pluie et des flocons comme dans les Alpes. Euh dans le Massif central, il fera pas beau. Il y aura beaucoup de nuages et des orages. Dans les Pyrénées, il y aura beaucoup de flocons. À Marseille, il fera très beau soleil. [o < ctfp]

Le locuteur utilise tout au long le même procédé : à l’aide des SP en italiques détachés en tête d’énoncé, il pose un lieu géographique comme thème ; puis il fait une assertion, qui s’interprète comme relative à ce lieu : elle ne vaut que dans ce cadre. Et il en va de même des assertions suivantes, tant qu’un nouveau thème n’a pas été posé. Chaque thème fonctionne ainsi comme domaine de validité pour les prédications qui suivent.

• Fonction de lien. Par ailleurs, un thème reprend une information déjà communiquée, pour la faire servir de base à un nouvel apport d’information. Il joue ainsi le rôle de lien entre l’énoncé et son contexte antérieur. Ex.

Page 96: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

92

(13) Le bureau politique refusera de le coopter en octobre 1995, mais le chef du FN l’imposera le mois suivant. De cette époque, tout le monde se souvient. [p]

(14) Un soir de dimanche, elle l'avait vu passer sous ses fenêtres, reconduisant et serrant de près une certaine Jeannie Caroff, qui était jolie assurément, mais dont la réputa-tion était fort mauvaise. [...] On lui avait assuré aussi qu'il était très emporté; qu'étant gris un soir, dans un certain café de Paimpol où les Islandais font leurs fêtes, il avait lancé une grosse table de marbre au travers d’une porte qu’on ne voulait pas lui ouvrir… Tout cela, elle lui pardonnait : on sait bien comment sont les marins. [Loti]

L’auteur de (13), après avoir introduit deux dates en tant qu’informations nouvelles, les reprend en guise de thème pour poursuivre son historique. Ce thème assure ainsi la continuité et la cohérence du texte. En (14), le thème souligné remplit une fonction résomptive : il condense toutes les informations apportées précédemment, en vue de prédiquer en bloc sur elles.

1.2.4. Avertissements (N).

• Le sens technique donné ici au mot thème ne doit pas être confondu avec celui qu’il a dans le langage quotidien (soit en gros <la matière principale dont il est question dans un texte>).

• Le terme de focus utilisé ici n’a rien à voir avec la notion de focalisation en usage dans la rhétorique de Genette.

• Si tout énoncé comprend un focus informationnel (c’est sa raison d’être), tout énoncé ne comprend pas forcément un thème. D’une part, il existe beaucoup d’énoncés dont le contenu est tout entier focus (p.ex. les P impersonnelles qui ne font qu’asserter ex abrupto l’existence d’un fait nouveau : Il neige, Il y a une visite qui est venue...). D’autre part, un énoncé peut contenir des informations présupposées, sans que pour autant l’une d’elles soit spécialement mise en scène comme « point de départ » de la prédication. Comparer à cet égard les énoncés en italiques de (15) et (16) :

(15) [à propos de l’aménagement d’une salle de classe] Ici, ce sont les gamins qui habitent… Et l’instit, il est un peu l’invité. [w]

(16) [à propos d’un immeuble ravagé par un incendie] Ce sont des pauvres qui habitent ici… alors il n’y a pas grand-chose à voler. [w]

Ces deux énoncés comportent le même présupposé p = <Quelqu’un habite ici>. Mais en (15), une partie de ce substrat, l’actant lieu <ici>, est détaché du reste et signalé comme étant l’objet sur lequel la prédication vise plus particulièrement à informer ; autrement dit, il est marqué comme thème. Alors qu’en (16), aucun ingrédient du présupposé p ne reçoit ce statut privilégié : on a affaire à un énoncé sans thème explicite.

• On se gardera surtout de penser que tout contenu d’énoncé se divise sans reste en deux parties complémentaires, un thème (= connu) et un rhème (= nouveau). Cette analyse binaire, souvent pratiquée, est manifestement inadéquate. Thème et focus sont deux ingrédients sémantiques mis en relief chacun de son côté, et qui, dans la plupart des énoncés, se détachent sur un fond d’informations neutres, ni thématiques, ni rhématiques. En (17), p. ex. :

(17) À Paris, Antoine fréquente surtout les musées.

Page 97: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

93

le détachement permet d’identifier <Paris> comme thème, la portée de l’adverbe surtout permet d’identifier <les musées> comme étant le focus, mais tout le reste du contenu d’énoncé constitue de l’information non marquée, dont le degré d’ancienneté / nouveauté est à conjecturer implicitement, sur la base du contexte.

1.2.5. Dispositifs marqueurs de structure informationnelle.

Parmi les constructions de P non canoniques, certaines ont pour fonction de marquer explicitement une structure informationnelle, ou passent pour avoir une telle fonction. On examinera successivement :

· la construction clivée ; · la construction à SN sujet inversé. · la construction dite « dislocation à gauche ». · la construction dite « dislocation à droite ».

2. P CLIVÉES.

2.1. Syntaxe.

• On appelle clivée (< angl. cleft sentence) la construction de P dans laquelle un dépen-dant du verbe, au lieu de figurer dans sa position canonique, se trouve placé en tête et encadré par c’est...que (18), ou par c’est...qui lorsqu’il s’agit d’un SN sujet (19) :

(18) (a) C’est le lendemain même qu’il y retourna. [Flaubert] (b) C’est de Dorante que vous parlez ? C’est pour se garder à moi qu’il refuse d’être riche. [Marivaux] (c) C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes.

(19) (a) C’est le premier pas qui coûte. (b) C’est Louis XIV qui a fait construire Versailles. [w]

• Dans cette construction, le segment c’est apparaît comme un élément figé. D’une part, le ce ne peut pas être paraphrasé par un SN ou un ProSN, ce qui montre qu’il est dépour-vu de valeur référentielle, sémantiquement vide :

*Cela est le lendemain même qu’il y retourna. *Cela est Louis XIV qui a fait construire Versailles.

D’autre part, le verbe être tend à y devenir invariable. Ex.

(20) Il manqua consécutivement à trois rendez-vous. Quand il revint, elle se montra froide et dédaigneuse. – Ah, tu perds ton temps, ma mignonne… Et il eut l’air de ne point remarquer ses soupirs mélancoliques, ni le mouchoir qu’elle tirait. C’est alors qu’Emma se repentit ! [ibid.]

Dans ce dernier énoncé, c’est le verbe du second membre, se repentit, qui porte la marque temporelle (passé simple de récit) et c’est donc lui qui exprime le procès principal. Le verbe c’est reste au présent (= non-temps), et a donc perdu ses capacités de conjugaison.

Page 98: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

94

• Par ailleurs, bien que le second membre de la construction, commençant par que ou quĭ, ressemble formellement à une P relative (chap. XI § 3), il n’en a pas les caractéristiques syntaxiques. Il peut en effet être précédé de constituants de toutes catégories, qui sont ordinairement inaptes à régir une P relative, et ne peuvent servir d’antécédent à un pro-nom relatif : adverbes (22), V infinitifs (23), ProSN interrogatifs (24), etc. :

(22) (a) C’est exprès que tu as cassé le grand miroir dans ma chambre. [Green] (b) Car c’est ainsi qu’il faut, c’est ainsi que c’est bien. [Péguy]

(23) (a) C’est partir que je veux. [Duras] (b) Ma mère […] elle a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu. [Céline]

(24) (a) Si tu saignes pas, c’est qui qui saigne ? [Vautrin] (b) C’est quoi que t’écris, comme bouquins ? [Djan]

On a donc bien affaire à une construction de P originale, irréductible à une P canonique qui contiendrait une P relative enchâssée.

Rem. On prendra garde aux possibles homonymies de construction. Une séquence C’est X qui SV n’est pas toujours une P clivée, mais peut aussi réaliser une simple construction de P0 attributive. Ex.

(25) (a) Il fait son travail, le pape. C’est un missionnaire qui vit avec son temps. [Frantext]

(b) On a finalement enrichi les riches plus encore que les pauvres. C’est un fait qui ne peut plus être sérieusement contesté. [Frantext]

Dans ces énoncés, le ce est paraphrasable par un désignateur :

(25') (a) Il fait son travail, le pape. Cet homme est un missionnaire qui vit avec son temps.

(b) On a finalement enrichi les riches plus encore que les pauvres. Cela / ce résultat est un fait qui ne peut plus être sérieusement contesté.

Et le qui introduit une P relative déterminative ordinaire, commutable avec un adjectif épithète :

(25") (a) C’est un missionnaire moderne. (b) C’est un fait incontestable.

On a donc affaire non pas à des P clivées, mais à des P canoniques, formées d’un indice personnel sujet ce, d’un verbe être copule, qui en est le verbe principal, et d’un SN attribut contenant une P relative (chap. III § 25 et chap. VII § 5).

2.2. Sémantique.

2.2.1. Dans une P clivée [c’est X qui / que Y], l’élément X présente toutes les caractéris-tiques d’un constituant focal : il peut être un mot interrogatif (ex. 24) ; c’est sur lui que porte une négation d’énoncé, et il peut entrer en contraste positif/négatif avec un concur-rent (26) ; c’est aussi sur lui que porte un éventuel adverbe rhématisant ou modal (peut-être, surtout en (27)) :

(26) (a) Ce n’est pas de vous qu’il s’agit, c’est de Monseigneur. [Dumas] (b) Ce sont des architectes qui se sont occupés de la question, pas des juristes. [p]

(27) (a) Il me dit vous avoir écrit plusieurs fois mais comme vous avez changé de secteur, c’est peut-être pour cela que vous ne les recevez pas. [lettre 1915]

(b) Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus. [Flaubert]

Page 99: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

95

La valeur de cette construction est donc de marquer comme constituant focal l’élément clivé X (et du même coup, de marquer comme présupposée l’information véhiculée par Y).

2.2.2. Certaines occurrences semblent toutefois démentir cette analyse, car c’est le con-stituant Y qui y apporte manifestement de l’information nouvelle. Ex. ces extraits de Madame Bovary :

(28) (a) Alors, un attendrissement la saisit ; elle se sentit molle et tout abandonnée, comme un duvet d’oiseau qui tournoie dans la tempête ; et ce fut sans en avoir conscience qu’elle s’achemina vers l’église, disposée à n’importe quelle dévotion, pourvu qu’elle y absorbât son âme et que l’existence entière y disparût.

(b) Elle se sentait perdue, roulant au hasard dans des abîmes indéfinissables ; et ce fut presque avec joie qu’elle aperçut, en arrivant à la Croix-rouge, ce bon Homais qui regardait charger sur l’Hirondelle une grande boîte de provisions pharmaceutiques.

<Elle s’achemina vers l’église>, <elle aperçut ce bon Homais>, sont des faits nouveaux, qui viennent prendre place dans la suite des événements racontés et font progresser le récit. Dans ces P clivées-là, c’est donc le second membre, Y, qui porte en fait l’essentiel du contenu informatif. Cette apparente anomalie s’explique cependant comme un simple artifice rhétorique : au moyen de la construction clivée, l’énonciateur présente une information comme déjà connue, alors qu’elle n’a jamais été assertée auparavant, et qu’elle est objectivement nouvelle pour le lecteur. Il anticipe ainsi sur l’état réel des connaissances de celui-ci, et l’oblige à les réajuster. La construction clivée apparaît en tel cas comme le moyen de mettre linguistiquement en scène un état fictif du savoir partagé, différent de son état réel.

3. INVERSION DU SN SUJET.

3.1. Syntaxe.

• Dans certaines P, le SN sujet est placé à droite du verbe. On appelle inversion nominale ce placement non canonique :

(29) (a) Il mit au point ses considérations. Vint un nouveau printemps. Il aimait le printemps. Il reprit ses besognes et ses promenades. [Guéhenno]

(b) Tout à coup une porte s’ouvre ; entre silencieusement le vice appuyé au bras du crime : M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché. [Chateaubriand]

Rem. Le terme d’inversion est aussi utilisé communément pour nommer le fait de postposer un IP clitique au verbe (Viendra-t-elle ?. dit-on, etc.) Mais il s’agit là d’une tout autre construction que celle dont il est question ici, et dont les conditions d’emploi sont très différentes.

• L’inversion permet notamment de combiner des SV courts avec des SN sujets très longs (du type énumération ou cascade d’enchâssements) :

Page 100: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

96

(30) [Sont considérés comme nuls]SV : [Les bulletins contenant un nombre de noms supérieur à celui des enseignants à élire ; Les bulletins blancs ; Les bulletins comportant des noms de personnes n’ayant pas fait acte de candidature ou dans lesquels les votants se sont fait connaître ; Les bulletins trouvés dans l’urne sans enveloppe ou dans des enveloppes non réglementaires ; Les bulletins écrits sur du papier de couleur ; Les bulletins ou enveloppes portant des signes intérieurs ou extérieurs de reconnaissance.]SN [circulaire administrative]

(31) Je dirais que [s’y mêle]SV [une certaine fierté qu’au-delà de ma personne l’attention se trouve ainsi attirée sur le pays qui pour le meilleur et le pire est le mien et où il n’est pas mauvais que l’on sache que, malgré ce pire, existe comme une obstinée protestation, dénigrée, moquée, parfois même hypocritement présentée, une certaine vie de l’esprit qui…etc.]SN [C. Simon]

L’ordre canonique SN SV serait en tel cas impraticable, pour des raisons psycho-linguistiques (impossibilité de tenir en mémoire la totalité du sujet jusqu’au moment de rencontrer le verbe).

• Il existe une sous-espèce (plutôt littéraire) dans laquelle l’inversion du SN sujet s’accompagne du placement d’un régime ou d’un circonstant, souvent de lieu, au début de la P (sans détachement prosodique) :

(32) Auprès de l’église de Guérande se voit une maison qui est dans la ville ce que la ville est dans le pays. [Balzac]

(33) Au-dessus d’une petite table qui servait de bureau s’élevait une étagère de six rayons remplis de livres. [Mac Orlan]

3.2. Sémantique.

3.2.1. Placer le SN sujet à droite du verbe a généralement pour effet de le focaliser : c’est une façon de marquer que son contenu constitue l’apport informatif principal de l’énoncé. Pas étonnant, dès lors, que les SN inversés soient majoritairement [- définis], c’est-à-dire introducteurs de nouveaux objets-de-discours, encore inédits (32-33).

• Par contraste, le reste de l’énoncé est interprété comme substrat : - Le verbe, le plus souvent, ne fait qu’exprimer un procès de survenue (29) ou d’existence (33), prévisible à partir du contexte antérieur, et donc quasiment non informatif. - Lorsqu’un complément est placé en tête comme en (32-33), il est généralement interprété comme thème, surtout s’il s’agit d’un circonstant de temps ou de lieu, pré-disposé à assumer une valeur cadrative. En outre, ce complément contient le plus souvent des déterminants [+ définis] et/ou des anaphoriques, c’est-à-dire renvoie à un référent déjà connu, qui vient d’être mentionné dans le discours antérieur. Il joue ainsi le rôle de lien assurant la continuité sémantique d’un énoncé à l’autre :

(34) (a) Le jeudi suivant se trouvait être le jour de l’Ascension. Dans la nuit qui précéda arriva un événement extraordinaire. [H. Pourrat]

(b) Quels rapports entretiennent entre elles la société et la science? Quels sont les impacts de la deuxième sur la première? La science échappe-t-elle au contrôle démocratique? À ces questions répond le professeur E.A. de l'université de Fribourg, en ouverture d'un symposium organisé le 2 décembre prochain. [p]

Page 101: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

97

• En résumé, la construction inversée marque la plupart du temps une structure informationnelle du type (35) :

(35) (Complément) V SN sujet thème focus

3.2.2. Il existe cependant des P inversées qui ne présentent pas cette structure infor-mationnelle prototypique :

(36) (a) Demain matin, il sera trop tard pour l'imaginaire, l'an 2000 sera notre réalité. De là sans doute naît notre déception, l'irrésistible envie de classer cette date historique dans la catégorie des rendez-vous manqués. [p]

(b) Parmi les activités humaines, la perception visuelle ou auditive est un automatisme, en ce sens que nous ne pouvons la contrôler […] Là réside peut-être la cause des échecs répétés de l'intelligence artificielle, dont le paradigme s'inspire de la logique formelle, en particulier de la démonstration de théorème. [p < CERF]

Dans les P en italiques ci-dessus, le complément placé en tête (là, de là), malgré son sens anaphorique, est focal : c’est sur lui que portent les adverbes modaux sans doute, peut-être. Quant au sujet inversé, c’est un SN défini qui renvoie à un objet connu d’arrière-plan, et il fait vraisemblablement partie du substrat. On a donc une localisation du focus inverse de (35).

• Cela semble en particulier se produire régulièrement dans les P de construction attri-butive :

(37) (a) Le bon Joseph arrivait tranquillement à Versailles dans le cabriolet de mon frère, et grande fut sa surprise, lorsqu’il se vit empoigner par des gendarmes.

(b) Vaste est la plaine, vaste est le pays, Et grande est l'armée qui y est assemblée. [trad. Roland]

(c) Une brave femme était là. […] Ses couvre-chefs étaient de trame fine. […] Ses bas étaient de belle laine écarlate […] Pleine d’assurance était sa figure, et belle, et de teint rouge. [trad. Chaucer]

Dans ce genre de construction, qui est un archaïsme résiduel, l’adjectif attribut, placé avant le verbe être, n’en est pas pour autant thématique. Selon toute apparence, il reste porteur du focus, et son placement en tête d’énoncé servirait même plutôt à mettre le focus en vedette (avec un effet d’amplification épique quelque peu affecté).

3.2.3. Pour donner une explication commune à ces faits divergents, on peut faire l’hypothèse que la construction inversée est utilisée à deux fins :

(i) tantôt elle sert à placer le SN sujet à droite du verbe (ex. 29-34) ; (ii) tantôt elle sert à placer un complément ou un attribut à gauche du verbe (ex. 36-37)

Dans les deux cas, cela revient à loger un constituant de la P dans une position non canonique, inusuelle, ce qui lui confère une saillance particulière ; et dans les deux cas, cette mise en relief s’interprète comme un sur-marquage de son statut focal. Le focus marqué se trouvera donc à droite du verbe dans le cas (i), et à gauche dans le cas (ii). (La question de savoir dans quel cas on se trouve dépend du type de prédication exprimé, et/ou des indices fournis par le contexte informationnel).

Page 102: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

98

4. DISLOCATIONS À GAUCHE.

4.1. Syntaxe.

4.1.1. On parle de dislocation à gauche lorsqu’un argument du verbe, au lieu d’occuper sa position canonique, se trouve placé en tête de P, séparé du reste par une pause ou une démarcation prosodique équivalente (notée dans l’écrit standard par une virgule), et porteur d’une intonation continuative (dont le prototype est une montée dans l’aigu). Exemples oraux et écrits :

(38) (a) alors l’école maternelle - elle commence vers euh trois ans [< Bilger] (b) la traduction - j’en ai fait pendant quatre ou cinq ans [< CFA80]

(39) (a) Ce problème, je n’arrive pas à le résoudre. [< Bally] (b) Dans les Alpes, on peut pratiquer le ski toute l’année. [< GMF]

Rem. Ces précisions prosodiques sont nécessaires, car ce genre de séquence, selon le profil intonatif qu’on lui donne, peut réaliser deux constructions différentes. Cf. (40) vs (41) :

(40) le parfum - j’adore [pub télévisée] vs (41) le parfum - j’adore ®

(Tracé continu = variations de hauteur de la voix. Tracé pointillé = schématisation du contour intonatif).

· La version (40), avec intonation montante sur le premier membre, et intonation conclusive descendante sur le second, constitue une réponse pertinente à une question du genre « Le parfum, qu’est-ce que tu en dis ? ». Le SN le parfum est thématique, et l’information focale est apportée par le verbe. On a affaire à une P disloquée à gauche.

· La version (41), avec intonation descendante sur le premier membre, et intonation réduite (basse plate, inaccentuée) sur le second, répond à une question du genre : « Qu’est-ce que tu adores ? ». Le SN, sous intonation conclusive, exprime le focus, et le verbe s’interprète comme un rappel d’information connue. Soit l’inverse de (40)… Il s’agit d’une tout autre construction, encore assez mal connue, dont il sera question au chap. IX § 33.

l@ pAR f9~ Za dOR

le parfum j'adore

75

220

100

150

200

Time (s)0 1.30764

l@ paR f9~ Za dOR

le parfum j'adore

75

175

100

120

140

160

Time (s)0 1.18338

(40)

(41)

Page 103: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

99

4.1.2. Il existe deux variantes de construction disloquée à gauche.

• Variante I : le constituant disloqué coexiste avec un pronom clitique coréférentiel con-joint au verbe. Il y a donc deux marqueurs pour une seule et même fonction d’argument (= double marquage) :

(42) (a) Mais de ce grand voyage, il n’en revint jamais. [c]

(b) Elle ne regarde la télé que lorsqu’il y a quelqu’un avec elle […] À la politique, elle n’y comprend pas grand-chose, mais elle s’intéresse beaucoup aux faits divers. [p]

(c) [Il y a...] un élément passif, et un premier élément actif ou dynamique. À cet élément dynamique, Guillaumin lui propose un rôle déclencheur ou impulseur. [écrit scientifique]

(d) Sur le sentier pédestre qui conduit les promeneurs du gîte d’Aillères au sommet de la Berra, on y découvre à mi-parcours un banc installé à l’ombre des sapins. [p]

• Variante II : il y a dislocation sans double marquage :

(43) (a) De cette époque, tout le monde se souvient. [p]

(b) Là où sa conscience impitoyable le mène, il va, tout droit, indifférent aux critiques comme aux louanges. [F. Giroud]

(c) Moi je pense que cela pourrait choquer plus d’une âme bien-pensante de chez nous. Alors à ceux qui seraient choqués, je dis ceci… [p]

Rem. La dislocation d’un SN sujet se fait, elle aussi, tantôt avec, tantôt sans double marquage. Cf. (44) vs (45). (La présence de l’articulateur eh bien prouve la dislocation) :

(44) Les enfants, eh bien ils sont comme ça : vivants, spontanés… [w]

(45) la frontière entre un acte criminel et un acte qui n'est pas criminel + eh bien se fait en fonction + d'une conception + morale + [o < CERF]

Dans un cas comme dans l’autre, seul le détachement prosodique fait la différence avec une construction canonique (cf. chap. II § 312).

• Le plus souvent, les variantes I et II ne semblent différer que par leurs connotations sociolinguistiques. Le double marquage est critiqué par la norme, surtout dans le cas des circonstants (42d), et il est perçu comme une marque de style oral.

• Toutefois, lorsque le constituant disloqué est un régime accusatif, il semble que l’opposition I vs II serve à marquer une différence de sens dénotatif : le double marquage confère au complément une interprétation [+individué], et son absence une interprétation [-individué]. Cf.

(46) (a) Mes ennemis, je les connais. (@ <ces individus>) (b) Les philosophes, je connais ! [w] (@ <cette engeance>)

4.1.3. L’élément disloqué est ordinairement un SN ou un SP. Plus rarement un adjectif attribut du sujet. Le clitique redondant est alors le pronom le :

(47) Tranquilles, Gabriel et Mercier ne l’étaient guère. [G. Leroux] Fous, nous le sommes bel et bien. [Vartet]

Page 104: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

100

4.2. Valeurs sémantiques.

4.2.1. Dans les grammaires, la dislocation à gauche est communément décrite comme un procédé de thématisation, sur la base d’exemples comme (12-14) supra. C’est effective-ment sa valeur la plus fréquente.

4.2.2. Cependant, il existe aussi des constituants disloqués qui ne sont pas thématiques, mais focaux. Soit parce qu’ils tombent sous la portée d’un adverbe rhématisant (48-49), soit parce qu’ils apportent de l’information pertinente en réponse à une question (50) :

(48) La conférence aurait lieu, et le tambour l’annonça, pour le dimanche suivant à trois heures. La veille seulement, ils pensèrent à leur costume. [Flaubert]

(49) [À propos de l'étude des gènes] Demain peut-être, demain sans doute, elle nous autorisera à connaître, dès la naissance, certaines des caractéristiques physiologiques ou psychologiques fondamentales des êtres humains. [CERF]

(50) – Oui, mais comment cette amitié pour M. de Canolles vous a-t-elle prise si tard ? – Parce qu’à la mort de mon père seulement, j’ai su le lien qui nous unissait. [Dumas]

4.2.3. Il semble donc qu’en fait, la dislocation à gauche soit une opération neutre quant au statut informationnel qui peut en résulter. Le seul effet sémantique qui lui soit invariablement attaché, c’est la stratification d’un contenu propositionnel, c’est-à-dire son dégroupage en deux prédications complémentaires. L’élément disloqué présente d’abord un actant comme terme d’un prédicat, mais sans livrer la nature de ce prédicat, qui reste à l’état de variable indéterminée f. Puis le reste de l’énoncé fournit la valeur de f. Schématiquement :

Le parfum, j’adore. f (le_parfum) j’adore (x) = =

Cette façon d’isoler un actant et de le présenter comme étant en attente de prédicat peut s’interpréter soit comme élection d’un thème (cas le plus fréquent), soit comme mise en vedette d’une partie du focus (48-50, cas rare), soit autrement encore, p.ex. comme une simple manifestation de lenteur énonciative :

(51) Souvent, sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne, Au coucher du soleil, tristement, je m’assieds. [Lamartine]

Un tel énoncé n’est manifestement pas fait pour fournir des renseignements à propos de la montagne, et on peut douter que le but de son auteur soit de nous annoncer la nouvelle qu’il s’assied… L’analyse en termes de thème / focus apparaît en tel cas plutôt incongrue…

Page 105: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

101

4.3. Un cas particulier : la construction « pseudo-clivée ».

• On appelle ainsi (en raison de sa ressemblance trompeuse avec une P clivée dont les membres auraient été permutés), un cas particulier de construction disloquée à gauche, de forme [X, c’est Y]P. Ex.

(52) (a) Ce qui est le plus à craindre, ce sont les mitrailleuses. [lettre, 1915]

(b) Ce qu’elle avait de beau, c’était les yeux. [Flaubert]

(c) Une chose étrange, c’est que Bovary, tout en pensant à Emma continuelle- ment, l’oubliait. [Flaubert]

(d) Le sujet du « Corbeau », ce n’est pas ce que tu crois. […] Le véritable sujet, c’est la délation. [Assouline]

(e) Ce qu’il y a, c’est que mon portefeuille il est pas extensible, hein. [o, corpaix]

• La spécificité de ce type de dislocation, c’est que le SN détaché X désigne un objet sous-spécifié, pauvre en propriétés connues. Tout ce qu’on en sait se réduit à une unique propriété, souvent peu distinctive (être beau, étrange, à craindre…). Souvent, on ignore à quelle catégorie d’objets il appartient, ce que marque l’absence de substantif tête (52a-b) ou l’usage d’un N « passe-partout » non catégorisant (chose en (52c)). À la limite, seule son existence fait partie du savoir partagé (52e).

Lorsqu’un tel référent est mentionné dans le discours, et a fortiori lorsqu’il est pris pour thème, la question la plus urgente qui se pose à son sujet est donc celle de son identification (X, c’est quoi ?). La construction pseudo-clivée y répond pertinemment : son prédicat consiste à établir une relation d’identité entre X et un autre référent mieux connu, ou plus détaillé, nommé par le terme Y.

5. DISLOCATIONS À DROITE.

5.1. Il existe une construction symétrique des dislocations à gauche, dans laquelle l’argu-ment détaché se place en fin de P, avec double marquage par un pronom clitique :

(53) Mme de Merteuil viendra avec une autre personne et le chevalier Danceny : Mais elle arrive toujours bien tard, Mme de Merteuil ; [Laclos]

(54) Mon Dieu que je l'aime Madame de Merteuil ! elle est si bonne... [Laclos]

(55) Il lui faut donc des obstacles, à ce beau héros de roman! [Laclos]

(56) C’est vrai que tu y penses, à cette souris là-haut ? [Queneau]

(57) Est-ce que tu en es content, de ton iPhone 4 ? [w]

Rem. On trouve aussi des régimes et circonstants disloqués à droite sans double marquage :

(58) est-ce que vous êtes content de la marionnette® [o, radio] tu aurais pu téléphoner euh à l’expert® [o, corpaix] Dis-moi, on mange très bien, chez toi. [w]

Page 106: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

102

Le constituant disloqué porte une intonation caractéristique, dite de ‘parenthèse finale’ (dans les énoncés assertifs, = contour plat, registre infra-grave, intensité plus faible). Ex :

(Tracé continu = hauteur de la voix, tracé pointillé = intensité)

5.2. Quant à la valeur sémantique de cette construction, elle comporte principalement les aspects suivants :

• Le constituant disloqué ne fait pas partie du focus. On lui attribue généralement le statut de thème, mais contrairement aux disloqués à gauche, il ne ferait que reconduire un thème déjà en vigueur dans le contexte précédent.

• Il a souvent pour fonction de confirmer une information présente dans le corps de l’énoncé, mais qui apparaît insuffisamment explicite, par exemple la référence exacte de vous ou de on en (59-60) :

(59) Cela ne te suffisait pas, dis, de m’entendre ? Tu as voulu savoir comment j’étais fait. Vous êtes si curieuses, vous autres, les femmes ! [Leroux]

(60) je mets huit heures de cours le samedi et après on va boire un verre ceux qui restent® [o]

En particulier, un SN disloqué à droite sert souvent à désambiguïser un pronom dont la référence serait sans cela équivoque, comme le il de (61) :

(61) L1 : à Marseille euh c’est plutôt le genre euh panama rappelez-vous le chapeau de monsieur Brun dans les films de Pagnol c’était pas un canotier L2 : quelle est la différence exactement® alors® euh il est plus large le panama® [o, radio]

• Ce genre de rattrapage a posteriori donne une impression de discours improvisé, planifié à la hâte. Cela explique que les dislocations à droite soient exploitées comme stéréotypes tantôt pour suggérer une parole émise sous le coup de l’émotion (souvent en association avec des exclamations), tantôt pour produire un effet de langage « populaire », peu élaboré :

(62) Aujourd’hui enfin il l’a ; il la porte sur son dos, dans la rue, on la voit, on le voit dessous, elle dessus. Comme elle lui va bien ! [...] Comme il l’aime ! comme il l’adore, cette chasuble dont la beauté lui remplit l’âme... [Flaubert]

(63) Faudrait qu’il le voie, le commissaire joli, son illustre Frédo l’Élégant dans sa tenue d’asile, tendre sa casquette aux fidèles… [Simonin].

mE Zje pa e te lO~ tA~ a R9~ Zis

mais j'y ai pas été longtemps à Rungis

F >F

75

350

200

300

Time (s)0 1.39349

Page 107: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

103

6. STRUCTURE INFORMATIONNELLE DES ÉNONCÉS CANONIQUES.

6.1. Neutralité.

Par comparaison avec les constructions qui viennent d’être passées en revue, la structure de P0 canonique apparaît neutre quant à sa structure informationnelle. Un énoncé comme (64) peut répondre pertinemment aussi bien à l’une qu’à l’autre des questions implicites (64') :

(64) Le cuisinier plume les oies.

(64') Qu’est-ce qui se passe ? (focus = tout le contenu propositionnel) Que fait le cuisinier ? (focus = tout le procès sauf l’agent) Qui plume les oies ? (focus = l’agent) Que plume le cuisinier ? (focus = le patient)

Cela montre qu’aucune partie de son contenu n’est spécifiquement marquée ni comme focus, ni comme présupposée. Pour lui assigner une structure informationnelle, on doit la conjecturer à partir de l’état courant du savoir partagé, tel qu’il résulte du contexte antérieur. Toutefois, cette conjecture peut être guidée par deux sortes d’indices.

6.2. Accent focalisateur.

• On appelle accent le fait de prononcer une syllabe avec une intensité plus forte, une hauteur plus élevée et une durée plus longue que ses voisines, si bien qu’elle est perçue par contraste comme proéminente. Il est possible de placer un accent sur un mot (souvent à son initiale), afin de lui conférer une saillance particulière. Ces accents dits expressifs servent à exprimer diverses valeurs emphatiques : degré d’intensité élevé, nuance modale de renforcement d’assertion, etc. Ils peuvent, entre autres, signaler l’emplacement d’un focus. Ex.

(65) oui certes mais FAUT-IL condamner les adverbes ®

(Le tracé continu figure les variations de hauteur de la voix entre 50 et 250 Hz, le tracé en pointillés les variations d’intensité entre 80 et 95 dB.) On voit qu’il y a sur le verbe faut un pic de fréquence et d’intensité. Cet accent le marque comme constituant focal. La question exprimée par l’énoncé porte donc spécifiquement sur lui : <faut-il, ou ne faut-il pas ?>.

fo til kO~ da ne le zad vERb

FAUT-il condamner les adverbes

ACCENT zone post-accentuelle

50

250

100

150

200

Time (s)0 1.65006

Page 108: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

104

• Selon l’endroit où il est placé, un accent focalisateur permet d’imposer à une même séquence des structures informationnelles multiples. Ainsi, l’énoncé (65) admet d’autres accentuations, qui déplaceraient la portée de la question :

(65') faut-il CONDAMNER les adverbes ? <…ou leur faire autre chose ?> faut-il condamner les ADVERBES ? <… ou d’autres mots ?>

6.3. Structure informationnelle par défaut.

Enfin, en l’absence de toute marque syntaxique ou prosodique, la reconnaissance de la structure informationnelle est facilitée par l’existence d’une tendance générale à placer de préférence en début d’énoncé les rappels d’information connue, et en fin d’énoncé les apports d’informations nouvelles. D’où deux conséquences :

• On interprète par défaut le constituant le plus à droite comme exprimant le focus. Lorsqu’un SV contient plusieurs compléments, on peut donc jouer sur leur ordre pour conférer à l’un d’eux (le dernier) le statut de constituant focal. Ex.

(66) Solon donna [au peuple] [les droits civils], et non les droits militaires. datif accusatif = focus

Dans cet énoncé, l’ordre habituel des deux compléments de donner a été renversé. En plaçant le régime accusatif après le régime datif, on en fait le porteur du focus. L’ordre canonique aurait focalisé le régime datif, et n’aurait permis un enchaînement contrastif que sur lui. Cf.

(66') Solon donna [les droits civils] [au peuple], et non … <à d’autres>. accusatif datif = focus

• À l’inverse, un SN sujet initial sera interprété par défaut comme thème, du moins s’il est [+défini]. Si au contraire il contient un déterminant [-défini], et sert donc à introduire un référent nouveau, cela suffit à le disqualifier comme thème, et à le faire interpréter comme focal :

(67) Un silence se fit, puis une voix s’éleva… [roman, w]

(Il n’en reste pas moins que les locuteurs évitent massivement de faire ainsi du SN sujet un constituant focal ; voir les comptages cités au chap. II § 333)

ù

Page 109: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

105

CHAPITRE IX ÉNONCÉS NON CANONIQUES :

(2) ÉNONCÉS AVERBAUX

1. TRI SOMMAIRE.

Les énoncés sans verbe présentent une grande diversité de formes. Certains d’entre eux

présentent des similitudes avec une construction verbale, si bien qu’on peut les décrire

comme dérivés de celle-ci. D’autres ont une structure sui generis. On distinguera donc parmi eux deux grands types (entre lesquels il n’est d’ailleurs pas toujours facile de faire la différence) :

1.1. Énoncés elliptiques.

1.1.1. Ces énoncés ont la structure syntaxique d’une P verbale, dans laquelle manquent certains éléments. On peut penser qu’ils ont été omis par souci de brièveté, et parce qu’ils

sont suffisamment évidents. Tel est le cas des énoncés en « style télégraphique » (1), de certaines formules ritualisées (2), et des réponses aux questions partielles (3) :

(1) Chargement de morues retrouvé ; navire rentré au port ; bonne affaire pour vous. Venez vite. [Maupassant]

(2) Les voyageurs pour Rouen, en voiture ! [@ <montez> en voiture] À votre santé ! [@ <je bois / buvons> à votre santé]

(3) ‒ D’où venez-vous ? ‒ De Paris. [@ <c’est> de Paris <que je viens>]

1.1.2. Les éléments omis sont le plus souvent des morphèmes non prédicatifs, aisément reconstituables au vu de la construction grammaticale. Il est en particulier courant de faire l’économie du verbe être accompagné ou non d’un IP, ce qui incite à analyser les énoncés adjectivaux du type (4) comme des P attributives elliptiques, comprenant un verbe copule (c’est, il est) qui n’a pas été prononcé :

(4) (a) Magnifique, la luxure ! [Rimbaud] (b) Pas mécontent de sa formule, le p’tit type. [Queneau]

Rem. Les ellipses de ce type sont souvent compensées par la présence d’un SN disloqué à droite, qui confirme après coup l’identité du prime actant non exprimé. Voir chap. VIII § 52.

1.2. Énoncés averbaux.

D’autres énoncés, en revanche, ont une construction qui, sauf à lui substituer des para-phrases arbitraires, ne se laisse pas ramener à un modèle de P verbale. Ce sont principale-ment : (i) les interjections (qu’on appelle parfois « mots-phrases »), et (ii) certains énoncés nominaux.

Page 110: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

106

2. INTERJECTIONS.

2.1. On réservera le terme d’Interjections pour désigner une classe de mots qui sont aptes à former à eux seuls un énoncé autonome, mais qui ne peuvent pas occuper à l’intérieur

d’un énoncé verbal les positions d’enchâssement normalement ouvertes aux propositions (chap. XI § 112) :

(5) Aïe ! *Je crois bien que aïe / *Si aïe, elle pleure. / *Voilà où aïe !

Cette classe contient d’une part des items qui expriment un affect du locuteur (a), et d’autre part des onomatopées, c’est-à-dire des signes phonétiquement motivés qui représentent conventionnellement un phénomène sonore (b) :

(a) : {Ouf ! Aïe ! Oups ! Bof ! Zut ! Beurk ! Pouah ! Brr !...} (b) : {miaou, meuh, cocorico, crac, boum, splatch, tic-tac…}

Rem. Selon cette définition, oui et non ne sont pas des interjections, contrairement à ce que prétendent certaines grammaires. Ces mots commutent en effet avec des propositions enchâssées : Je crois bien que oui, Si oui, je viendrai… Ce sont donc des proformes de catégorie P.

2.2. Les interjections se distinguent des autres unités linguistiques par leur façon de signifier. Comparer :

(6) (a) Aïe ! (b) J’ai mal !

Dire (6b), c’est dénoter un fait, c’est-à-dire le représenter abstraitement au moyen de concepts : un concept d’individu parlant <je>, un concept de <mal>, et un prédicat relationnel <avoir>, combinés pour former une proposition, c’est-à-dire une idée évaluable comme vraie ou fausse, et que l’on peut affirmer ou nier.

Un mot comme aïe, en revanche, ne semble pas avoir de signifié dénotatif (il n’y a pas de

concept de <aïe>), ni pouvoir être affirmé ou nié. Dire (6a), ce n’est pas représenter intellectuellement un fait, mais le montrer ; c’est exhiber un comportement de douleur. De même, dire « miaou », ce n’est pas affirmer quelque chose, c’est faire le chat, i.e. se

montrer en train de l’imiter. Les interjections sont ainsi des énoncés qui signifient par monstration, sur le même mode que les signes mimo-gestuels. Ce sont donc pour le locuteur des instruments privilégiés de la mise en scène quasi théâtrale de soi.

Rem. Entre la classe des énoncés dénotatifs et celle des interjections, il peut y avoir des transferts. Ainsi, bon nombre de jurons sont des interjections qui dérivent d’une expression dénotative, plus ou moins déformée par euphémisme : parbleu (³ par Dieu !), jarnibleu (³ je renie Dieu), sapristi (³ Sang du Christ !) etc. Inversement, une interjection comme ouf est parfois employée comme adverbe prédicatif, par analogie avec heureusement :

(7) [à propos d’un chat sauvé par les pompiers le soir de Noël] Ouf que vous ayez pu l'attraper. Il est entre de bonnes mains maintenant. [w]

Page 111: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

107

3. ÉNONCÉS NOMINAUX.

3.1. Ceux-ci se composent d’un simple SN, avec ou sans déterminant :

(8) Ciel ! Mon mari ! Université de Fribourg, Séminaire de linguistique française Le rouge et le noir Un cœur simple.

3.2. Ces énoncés ont, eux, un contenu dénotatif. Mais celui-ci est très fragmentaire, si bien qu’il demande à être complété, voire désambiguïsé, sur la base de la situation de parole et/ou du contexte. De tels énoncés sont donc attachés par un lien de nécessité pratique à leur circonstance d’énonciation ; ils n’en sont pas détachables, et fonctionnent par là comme des indices de cette dernière. Ils donnent lieu à trois interprétations principales :

- nomination thétique - prédication d’existence - prédication attributive

3.2.1. Nomination thétique.

Certaines occurrences (souvent réduites à un Nom sans déterminant) servent simplement à nommer un objet-de-discours, à le poser en quelque sorte sous les yeux de l’allocutaire,

sans rien prédiquer à son propos. N’exprimant pas une prédication, elles ne sont pas évaluables en termes de vérité (il n’y a guère de sens, p.ex., à se demander si un titre

comme Mme Bovary est vrai ou faux : il évoque un objet, mais n’affirme rien à son sujet). Un rendement particulier des énoncés de ce type consiste à les employer en discours pour activer un référent, qui est destiné à servir de cadre à une prédication ultérieure. C’est le cas, notamment, des SN à fonction de titres dans la presse écrite :

(9) Crise de la dette : la justice allemande autorise à sauver l’euro. Cheveux : l’obsession du propre et du lisse.

3.2.2. Prédications d’existence.

3.2.2.1. D’autres énoncés nominaux servent à prédiquer l’existence d’un objet qu’ils

nomment. Ex.

(10) Budget de la défense : orages à venir. [p]

Si le premier de ces deux énoncés est purement thétique, le second s’interprète comme

une prédication d’existence : @ <il y a des orages à venir>.

Rem. Les titres de presse sont souvent constitués ainsi d’un couple d’énoncés nominaux dont le premier pose

un objet, et le second prédique un fait nouveau à son propos. Ex.

(11) Université de Fribourg : soupçon de plagiat : le rapport est attendu pour octobre.

Cet ex. illustre bien le caractère fondamentalement ambigu des énoncés nominaux, car le second énoncé peut y être a priori compris soit comme thétique, soit comme une prédication d’existence (@ <Il y a> soupçon de plagiat). Pour trancher en faveur de la première interprétation, il faut savoir que le journal a déjà plusieurs fois parlé de l’affaire de plagiat, qui est ainsi devenue une rubrique de faits-divers notoire.

Page 112: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

108

3.2.2.2. Dans les textes descriptifs, des prédications nominales d’existence apparaissent souvent par rafales. L’énonciateur accumule des notations brèves et sommaires, comme

saisies sur le motif. D’où un effet de discontinuité (suite de vues fragmentaires) :

(12) [Récit d’un voyage en train] On franchit le Doubs puis le longe. Effet de gorge. Souvenir des récits de mon père qui pendant la guerre patinait là sur la rivière gelée. Avant Besançon une énorme usine de récupération de ferrailles. Besançon, la ville aux pierres bleues, la ville que vit Julien sur la route qui le conduisait de Lutèce à Antioche […] Pensées vers ces voyageurs lointains, vers ces temps lointains et ce que pouvaient bien être les villes en leur temps. […] Grandes maisons franc-comtoises, leur évidence, nouvelles couleurs des sous-bois, effets nuageux très doux, un peu de mauve et de vert. L’eau

en contrebas, lointaine, attirante. [J.-C. Bailly, Le dépaysement, 33]

On voit que certains de ces énoncés nominaux ont pour tête un nom d’action (souvenir, pensées). Ils prédiquent donc l’existence d’un procès, comme le ferait un énoncé verbal.

Sauf que ce procès est dépourvu de détails (peu ou pas d’actants spécifiés, pas de

repérage temporel), et donc présenté comme un événement brut, inanalysé.

3.2.3. Prédications attributives.

D’autres énoncés nominaux s’interprètent comme affirmant une propriété à propos de

quelque chose qui n’est pas nommé, et qui doit être trouvé dans le contexte ou dans la

situation de parole.

• Tel est le cas des étiquettes, enseignes ou titres d’ouvrage qui, apposés sur la chose même, lui attribuent une catégorie (paraphrase : <ceci est un/une N>) ou une identité (@ <ceci est le/la N>) :

(13) Sortie de secours Rudiment de grammaire française Boucherie Sanzot

• Sont souvent attribués ainsi des prédicats évaluatifs. Le recours à un énoncé nominal est alors perçu comme un trait d’expressivité (= « syntaxe affective ») :

(14) Le pauvre homme ! [Molière, Tartuffe] Théorie inutile mais intéressante ! [w] Espèce de clown ! Pauvre type ! La cata ! [@ <c’est la catastrophe !>] Beaucoup de bruit pour rien.

• Enfin, un énoncé nominal peut aussi servir à prédiquer un commentaire sur l’énoncé adjacent, sur son énonciation ou sur son référent :

(15) Question idiote : comment peut-on récupérer la taille de l’écran ? [w]

(16) La banquise présentait alors une hauteur supérieure à celle que nous avions relevée sur les bords. Circonstance peu rassurante. [J. Verne]

Page 113: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

109

4. CAS PARTICULIER : LES ÉNONCÉS NOMINAUX AVEC SV ASSOCIÉ À DROITE.

4.1. Cette construction n’a pas d’appellation officielle bien établie. Dans certaines grammaires de l’oral, elle reçoit le nom peu évocateur de « dispositif binarisant ». Il s’agit d’énoncés comme ceux de (17-20) :

(17) (a) Une rude langue, il avait ! [Genevoix] (b) un verre de sangria par personne ils donnaient® [o]

(18) – Votre plombier, il s’appelle comment ? – Tolstoï, il s’appelle. Léon Tolstoï. [Dubillard]

(19) Vous allez voir, l’andante de mon concerto, tout à l’heure. Toute ma tristesse, j’ai

fait passer dedans. Vous verrez. [Dubillard]

(20) <Retour de vacances> A : ça fait plaisir de retrouver ses affaires®

B : oui mais pas l’école fait plaisir® [oral, enfant]

4.2. Au plan syntaxique, ces énoncés se composent de deux parties, un SN et un SV. L’ex. (18) montre que ce dernier est syntaxiquement facultatif. C’est donc le SN qui

constitue l’énoncé-noyau de base. En d’autres termes, on a affaire à des énoncés nominaux, en dépit de la présence d’un verbe conjugué.

Le SV est prosodiquement détaché, et porte une intonation de parenthèse finale (chap. VIII § 51). Selon toute apparence, il joue donc le rôle de périphérique (chap. X § 1).

4.3. Au plan sémantique, on voit que le SN noyau peut répondre à une question (18), ou être nié (20). C’est donc lui qui a le statut de focus informationnel. Il s’interprète comme une prédication. Mais celle-ci est très peu explicite : elle ne fait que nommer un objet, sans spécifier dans quel procès il est actant. Le rôle du SV associé est de lever l’incerti-tude sur ce procès, en l’explicitant a posteriori.

En (18), le procès implicité (<il s’appelle…>), peut être reconstitué à partir de ce qui précède, et le SV associé n’a qu’un effet de confirmation un peu superflue. Mais dans un

cas comme (19), le procès auquel est censée participer <Toute ma tristesse> est im-possible à inférer du contexte antérieur. En soi, cet énoncé nominal serait ininterprétable. Le SV qui lui est associé vient remédier a posteriori à cette insuffisance, en explicitant le procès concerné. Il joue donc un rôle réparateur indispensable. L’effet produit est le

même que celui des dislocations à droite (chap. VIII § 52).

ù

Page 114: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

110

Page 115: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

111

CHAPITRE X ÉNONCÉS COMPLEXES :

(1) AJOUTS PÉRIPHÉRIQUES

1. LA FONCTION DE PÉRIPHÉRIQUE.

1.1. • Soit les énoncés (1-4) :

(1) En deux mots, le papisme pousse au célibat, et la Réformation pousse à la famille. [Balzac]

(2) Si tu as soif, il y a de la bière au frigo.

(3) Il ne faut ni minimiser, ni dramatiser la situation, a déclaré le ministre. [w]

(4) Familles en balade et sportifs chevronnés sont désormais comblés, qui peuvent profiter du grand air et de la nature ! [p]

Ils sont formés d’un énoncé verbal complet, augmenté d’un constituant facultatif (en italiques). Ce dernier est inapte à former à lui seul un énoncé (sauf ellipse), et implique la présence d’un énoncé à ses côtés. On a donc affaire à des dépendances du type :

E1 ou E1 ┌────┴────┐ ┌────┴────┐ (X) ® E0 E0 ¬ (X)

Dans cette construction, on dira que X a la fonction syntaxique de périphérique par rapport à E0 (qui sera quant à lui appelé énoncé noyau). Cette fonction est récursive :

(5) En deux mots, si tu avais à choisir entre un beau mec mais hyper idiot et un mec moche mais super intelligent, tu prendrais lequel ? [w]

• En (1-4), les constituants périphériques sont placés en début ou en fin d’énoncé, et détachés prosodiquement du noyau. Mais ils peuvent aussi être intercalés comme des parenthèses à l’intérieur de celui-ci (6-7), et même, s’ils sont courts, ne pas être détachés prosodiquement (8) :

(6) Cette loi, a dit le président, doit être appliquée avec souplesse. [w]

(7) Le programme des cours, qu’il lut sur l’affiche, lui fit un effet d’étourdissement. [Flaubert]

(8) Quel talent ! C’est sincèrement magnifique ! [w]

• L’énoncé noyau peut être aussi bien verbal qu’averbal :

(9) À l’ouest, rien de nouveau.

(10) Un petit café d’habitués, qu’éclairent quelques becs de gaz. Au fond, la porte. À droite, vu de profil, le comptoir. [Courteline, didascalie]

(11) Franchement, drôle de blague, ne trouvez-vous pas ? [w]

1.2. Au plan sémantique, l’information véhiculée par les périphériques ne s’intègre pas au contenu propositionnel de l’énoncé noyau. Elle constitue à côté de celui-ci une prédica-

Page 116: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

112

tion distincte, qui fait l’effet d’un commentaire accessoire ou marginal. Cette prédication secondaire, ou co-prédication, peut être explicite ou partiellement implicite, selon la nature du périphérique. Ex.

(8’) C’est sincèrement magnifique

prédication principale : p1 = <c’est magnifique> co-prédication : p2 = <je vous dis p1 sincèrement>

1.3. Les périphériques peuvent avoir une grande diversité de formes. On en examinera successivement trois sortes :

- les SP et Adverbes associés à E0 ; - les appositions ; - les incises.

2. LES ASSOCIÉS.

2.1. SYNTAXE.

2.1.1. Le SP périphérique de (1) ci-dessus a plusieurs propriétés remarquables :

En deux mots, le papisme pousse au célibat…

• Il ne peut pas être clivé : *C’est en deux mots que le papisme pousse au célibat.

• Il ne peut pas recevoir un adverbe rhématisant : *Surtout en deux mots, le papisme pousse au célibat.

• Une négation principale d’énoncé ne peut pas porter sur lui, et en conséquence, il ne peut pas entrer dans un contraste positif-négatif.

*En deux mots, le papisme ne pousse pas au célibat, mais pour tout dire.

• Il n’existe pas de proforme interrogative proportionnelle, et il ne peut donc servir à répondre à une question :

*Comment le papisme pousse-t-il au célibat ? En deux mots.

Ce SP se distingue par là des régimes verbaux et des circonstants, qui ont un comporte-ment inverse. Ces propriétés montrent toutes la même chose, à savoir qu’il remplit une fonction incompatible avec le statut de focus (chap. VIII § 122 et 2). Sa fonction a reçu divers noms, entre autres « complément extra-prédicatif » ou « associé » (s.e. à l’énoncé-noyau). C’est cette dernière appellation qu’on retiendra ici.

2.1.2. En position d’associé, on trouve principalement des Adverbes, des SP, et les P enchâssées qui commutent avec :

(12) (a) Franchement, il est bon à mettre au cabinet. [Molière, Il = votre sonnet]

(b) Voyons, en toute franchise, d’après vos interrogatoires, cette fille a été violen-tée, hein ? [Zola]

(c) Nous dînons chez les Brossarbourg. Il paraît que ce sera charmant. On dansera. Et pendant que j'y pense, tu connais le pas de quatre, Caroline? [Courteline]

Page 117: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

113

2.1.3. Certaines unités de langue sont spécialisées dans la fonction d’associé. Tel est p.ex. le cas des SP de la forme quant à SN, ou des propositions enchâssées en puisque P, comme P à sens causal, quoique P, bien que P, de telle sorte que P, si bien que P, etc. On vérifiera aisément que ces syntagmes ont les propriétés mentionnées en 211 ci-dessus. Cf.

(13) quant à cette gousse d’ail, je la jette [o < Blanche-Benveniste]

*C’est quant à cette gousse d’ail que je la jette. *Je ne la jette pas quant à cette gousse d’ail, mais quant à cette tomate. *Je la jette quant à quoi ? Quant à cette gousse d’ail.

(14) Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. [La Fontaine]

*C’est puisqu’il faut parler net que je n’en avais nul droit. *Je n’en avais nul droit puisqu’il faut parler net, mais puisque vous me comprenez à demi-mot. * Pourquoi n’en avais-je nul droit ? Puisqu’il faut parler net.

2.1.4. Cependant, la plupart des syntagmes adverbiaux (adverbes, SP et P enchâssées équivalentes) peuvent occuper aussi bien la position d’associé que celle de circonstant, voire de régime. On ne peut donc se fier à leur forme pour déterminer leur fonction. P.ex., une P enchâssée en parce que P est tantôt circonstant (15), tantôt associé (16). Cf.

(15) Nous ne prescrivons pas Aconit parce que le malade a de la fièvre, mais parce que le malade présente avec la fièvre d’autres symptômes... [manuel médical]

(Þ Ce n’est pas parce que le malade a de la fièvre que nous prescrivons Aconit…)

(16) Je suis cocue, parce que ça s’appelle comme ça ! [w]

(Þ *C’est parce que ça s’appelle comme ça que je suis cocue.)

Rem. La plupart des grammaires traditionnelles confondent les fonctions de circonstant et d’associé, soit en ramenant ceux-ci à ceux-là (sous le nom de compléments circonstanciels), soit en ramenant ceux-là à ceux-ci (sous le nom de compléments de phrase). On évitera soigneusement de commettre cette confusion.

2.2. SÉMANTIQUE.

Les associés sont des co-prédicateurs : ils expriment à côté du noyau une prédication secondaire. Mais celle-ci n’est pas entièrement verbalisée ; elle est lacunaire, et demande à être complétée implicitement ; on doit inférer la nature exacte de son prédicat, et sur-tout, celle de l’objet support qui reçoit la prédication. Sur ce point, il y a principalement deux cas de figure :

2.2.1. Souvent, la co-prédication vient commenter l’acte d’énonciation producteur de l’énoncé-noyau. L’associé X admet alors des paraphrases du genre : <je vous dis cela + X>. Exemples (12, 14, 16), ou encore :

(17) Entre nous, on l’accuse d’avoir tué sa femme par sa dureté et son avarice. [Zola] [@ <Je vous dis cela entre nous : on l’accuse…>]

Page 118: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

114

(18) Si vous n’avez jamais goûté au luxe d’une voiture climatisée, les Citroën Clim, de la Citroën AX à la XM, sont équipées d’un climatiseur. [pub radio]

. [@ <Je vous le dis si vous n’avez jamais goûté au luxe… : les Citroën sont équipées d’un climatiseur>]

(19) Avant tout essayage, prière de s’adresser impérativement à une vendeuse. [avis affiché dans un magasin. @ <Je vous le dis impérativement…>]

Les adverbes ayant cette valeur, comme impérativement ci-dessus, sont communément appelés adverbes d’énonciation.

2.2.2. D’autres associés s’interprètent comme un jugement porté sur le fait que dénote l’énoncé-noyau. C’est notamment le cas de certains adverbes ou SP évaluatifs :

(20) Bizarrement, il n’a pas protesté. [w] [@ <il n’a pas protesté, et c’est bizarre>]

(21) Par malheur, ce cuisinier exotique parlait fort mal le grec, et fort peu en aucune langue. [Yourcenar] [@ <ceci est arrivé par malheur : il parlait fort mal le grec>]

Le jugement exprimé peut notamment être une modalité, c’est-à-dire spécifier dans quelle mesure ou de quel point de vue le fait dénoté par le noyau est vrai :

(22) (a) À mon avis, plus vite nous interviendrons, mieux cela vaudra. [Benoziglio] (b) Pour moi, elle préméditait sa fuite depuis longtemps. [Zola] (c) Dans l’absolu, tout le monde est capable d’écrire. Mais… [w] (d) Sans aucun doute possible, c’est le MJ le pire de tous. [w]

(@ <ceci est vrai à mon avis / pour moi / dans l’absolu / sans aucun doute : E>)

3. APPOSITIONS.

3.1. Dans la tradition grammaticale, on attribue la fonction d’apposition aux péri-phériques qui ont la forme d’un syntagme nominal, d’un syntagme adjectival ou d’une P relative :

(23) Le lendemain matin, le principal du collège, M. Julienne, me convoquait dans son bureau. [Tournier]

(24) Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. [Flaubert]

(25) Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage, Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux, Ses petits affamés courent sur le rivage… [Musset]

(26) Ce légat, qui devint Saint Conrad, était le beau-frère de Frédéric II, comte de Ferrette, qui avait épousé en premières noces Hilvide, sœur du légat…

Ces périphériques se placent le plus souvent à la suite d’un SN, d’où leur appellation. Mais ce placement n’est pas le seul possible ; ils peuvent aussi figurer en tête d’énoncé (sauf les appositions du type P relative), ou en fin d’énoncé :

(27) Fruit du soleil entre tous, la clémentine parfume de nombreuses confiseries. [p]

(28) La Bentley attend dans le garage, monstre assoupi et docile. [Tournier]

Page 119: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

115

3.2. Les appositions expriment elles aussi des co-prédications. Parmi elles, on peut distin-guer plusieurs espèces, selon le support sur lequel elles prédiquent.

• Tantôt, la co-prédication appositive porte sur le référent d’un SN ou d’un pronom mem-bre de l’énoncé noyau. Celui-ci est alors appelé « base d’incidence » ou « contrôleur » de l’apposition. C’est souvent le SN qui la précède immédiatement, comme en (23-26), mais cela n’a rien d’obligatoire ; en (29-30) p.ex., le contrôleur est un pronom clitique :

(29) C’était lui, Jasmin, le coq de la classe. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste, il faisait l’homme. [Alain- Fournier]

(30) Fils aîné d’une famille nombreuse, on le voyait, entouré par les lits superposés de ses frères et de ses sœurs, racontant des histoires qui allumaient littéralement le regard des enfants.

• Tantôt, la co-prédication porte sur le fait dénoté par l’énoncé-noyau tout entier. On considère alors que c’est celui-ci qui est le contrôleur de l’apposition :

(31) (a) Détail navrant, cette personne avait déjà été victime l’an dernier d’un accident mortel. [bêtisier]

(b) Mais, circonstance fâcheuse pour nous, il ne gouverne plus. [J. Verne]

• Tantôt enfin, l’apposition n’a pas de contrôleur. Elle prédique sur un référent implicite, qui n’est pas nommé dans l’énoncé noyau. Il s’agit le plus souvent d’un objet-de-discours mentionné dans le contexte antérieur proche :

(32) Ils <deux voleurs> s’attaquent alors à une première voiture, et trouvent à l’intérieur un porte-monnaie. Pas entièrement satisfaits, le coffre d’un second véhicule est forcé. [p]

(33) Quelquefois […] l’angoisse est due à un médicament qu’on a pris. Faussement interprétée par celui qui souffre, il croit être anxieux à cause de celle qui ne vient pas. [Proust]

3.3. Les co-prédications exprimées par les appositions nominales ou adjectivales sont identiques à celles qu’expriment les attributs du sujet (cf. chap. III § 252). Au point qu’on a parfois décrit ces appositions comme des P attributives elliptiques, intercalées à titre de parenthèses :

(36) Charles Péguy n’est pas mort : son legs, bouleversant, ne cesse de nous interpeller.

[cf. Son legs (il est bouleversant) ne cesse de nous interpeller]

3.4. Les co-prédications appositives ont des rendements textuels variés, qui découlent de leur statut d’information accessoire, ajoutée en marge d’un énoncé :

• À leur contenu descriptif s’ajoute souvent une pertinence argumentative, soit qu’elles fournissent un argument à l’appui de ce qu’affirme l’énoncé-noyau (37), soit qu’elles concèdent un argument opposé (le présenter comme accessoire étant alors un moyen de l’affaiblir, ex. 38) :

(37) Élevé à la bouillie de courge depuis son plus jeune âge, l’Américain voue au fabu-leux légume un culte agricole. [p, @ <parce qu’il a été élevé…>]

Page 120: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

116

(38) Où les aventures de nos amis, qui sont pourtant strictement vraies, commencent à prendre un tour absolument invraisemblable. [cerf]

• On peut aussi exploiter la co-prédication pour faire entendre une voix autre que celle de l’énonciateur du noyau. D’où des effets de polyphonie. La prédication secondaire a alors souvent une marque de modalité par quoi elle s’oppose à la prédication principale :

(39) Son objectif est de préciser le statut (micro-syntaxique ou macro-syntaxique ?) de ces incises.

(40) Un jeune homme allait et venait devant lui, très élégant, attendant une femme sans doute. [Maupassant]

• Dans les textes de presse, les appositions ont souvent une pertinence didactique : elles servent à rappeler en passant un savoir qui n’est peut-être pas connu de tout le monde, et elles aident ainsi à la compréhension de l’énoncé-noyau :

(41) (a) Citons encore le Vénaco, fromage de brebis d’environ une livre. [p]

(b) Vous trouverez là des baguettes d’encens et des lampes à alcool, des vélos et des paréos, des tisanes pour la fièvre et des dodos, ces oiseaux, souvenirs de ceux à jamais disparus. [p]

3. LES INCISES.

3.1. On appelle incises des P verbales périphériques du type (42-43) :

(42) (a) Heureusement, conclut-il, on avait un vin de pays épatant pour faire passer la bourante. [Queneau] (b) « Montons sur le pont », m’enjoignit-il. [Céline] (c) « C’est assez, dit la baleine, j’ai le dos fin, je me cache à l’eau. » [Perec]

(43) (a) Ah ! Que cet homme est digne de tout mon amour ! Pensa-t-elle. [Stendhal] (b) Mais, par hasard (crut-il) il n’y avait sur l’îlot ni lynx, ni puma, ni jaguar, ni bison. [Perec]

Ces P peuvent être intercalées à l’intérieur d’un énoncé noyau, ou le suivre, mais pas le précéder. Elles sont porteuses d’une intonation de parenthèse médiane ou finale. Deux particularités syntaxiques les caractérisent :

• Leur verbe dénote un procès de parole (verbum dicendi : dire, demander, enjoindre…) ou une opération mentale (verbum sentiendi : croire, penser, subodorer…).

• En français écrit standard, ces P présentent une inversion du SN sujet ou de l’indice clitique personnel. Cette inversion est à ce point caractéristique qu’elle suffit à forcer le transfert de n’importe quel SV dans la classe des verbes de parole :

(44) (a) C’est vrai, claqua-t-il des doigts. [w] (b) J'y songerai, se gratte-t-il la tête d'une main perplexe. [Allais]

Il existe toutefois des variantes sans inversion, ou bornées par un que. Elles sont perçues comme des stéréotypes de langage peu surveillé :

Page 121: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

117

(45) (a) « C’est exact » que je leur ai répondu. [Céline] (b) Sacrée connarde, qu’elle a répété et elle voulait me dérouiller, dans la joie générale. [Queneau]

3.2. La co-prédication exprimée par les incises consiste en un commentaire sur l’énoncé noyau.

• Les unes précisent sa source énonciative, le caractérisant du même coup comme cita-tion, c’est-à-dire comme reproduction mimée d’un discours d’autrui (incises de discours rapporté) ;

• Les autres, celles qui contiennent un verbe du type {je pense, je crois, je trouve, paraît-il, semble-t-il…} précisent la modalité dont est affecté l’énoncé noyau, c’est-à-dire le degré de croyance que le locuteur y attache, ou la source de cette croyance.

En position de parenthèse finale, ces commentaires méta-discursifs prennent l’allure de confirmations ou de précisions apportées après coup.

4. REMARQUE.

Il n’est pas toujours évident de décider si un segment de discours doit être analysé comme un périphérique dépendant d’un énoncé noyau E1, ou comme un énoncé elliptique indépendant E2, faisant suite à E1. Comparer p.ex. :

(46) Il ne bougeait pas et semblait dormir sur les flots, circonstance qui rendait sa capture facile. [J. Verne]

(47) La banquise présentait alors une hauteur supérieure à celle que nous avions relevée sur les bords. Circonstance peu rassurante. [J. Verne]

Ces deux passages, tirés du même texte, contiennent des SN de forme identique. Mais en (46), ce SN est ponctué comme faisant partie de la même phrase que l’énoncé qui précède, tandis qu’en (47), il est ponctué comme une phrase à part. C’est uniquement sur cette base que l’on décide ordinairement de traiter le premier comme une apposition, et le second comme un énoncé averbal autonome. Mais on a vu que la ponctuation était un codage indépendant de la structure grammaticale, et passablement capricieux. Si l’on en fait abstraction, au plan strictement grammatical, tant (46) que (47) se prêtent aux deux analyses. Le même problème se pose pour un grand nombre d’associés.

ù

Page 122: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

118

Page 123: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

119

CHAPITRE XI ÉNONCÉS COMPLEXES :

(2) ENCHÂSSEMENTS

1. LA NOTION D’ENCHÂSSEMENT.

1.1. DÉFINITION.

1.1.1. On a vu (chap. I § 3214) qu’une proposition (= syntagme de catégorie P) pouvait entrer comme constituant dans une proposition de rang supérieur. Cette relation est récursive :

(1) ┌─────────────────────P1─────────────────────┐ ┌────────────────P2────────────────┐ ┌───────────P3──────────┐ Vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances.

Une proposition qui fait ainsi partie d’une proposition de rang supérieur est dite enchâssée. La proposition incluante est appelée P matrice.

1.1.2. Sont enchâssables la plupart des propositions verbales déclaratives. Les autres énoncés ne le sont pas :

(2) Restez calme. Þ *Je vous demande que restez calme. Silence ! *J’ordonne que silence. Géniale, cette idée ! *Je trouve que géniale, cette idée. À ta santé ! *Il m’a dit qu’à ma santé.

Il y a cependant des variations individuelles sur l’étendue de la catégorie P. Beaucoup d’auteurs contemporains traitent comme des propositions des énoncés averbaux qui, selon la grammaire standard, ne seraient pas enchâssables :

(3) (a) J’essaie mon portable. La boîte vocale me dit que salut, donne ton nom si tu veux que je rappelle. [van Cauwelaert].

(b) L’inconnue trop pressée se tordit le pied gauche, brisant net le talon de son soulier. Elle s’écria que ah ! mon Dieu, quelle malchance, un lundi tous les cordonniers sont fermés, peut-être qu’avec un point de colle ça tiendrait jusqu’au soir, seulement voilà, où trouver de la colle forte sous les arcades de la rue de Rivoli, ah ! que je suis donc malheureuse ! [D. Decoin]

(c) Combien avaient rêvé qu’une femme leur annonce qu’elle était enceinte d’eux, en dépit de leur affirmation qu’un enfant, eux, jamais ! [S. Granotier]

Ce genre d’enchâssement survient généralement après un verbe signifiant un procès de parole, et produit un effet de réel (discours rapporté par monstration).

Page 124: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

120

1.1.3. Dans le cas le plus simple, une proposition est enchâssée telle quelle :

(4) Tu fais la tête Þ Je vois bien que [tu fais la tête]. [w]

Mais souvent, elle subit une modification de forme, qui marque son statut d’enchâssée : changement du mode verbal (indicatif Þ subjonctif, ex. 5), ajout d’un morphème (6), et/ou changement de l’ordre des mots (7). Le résultat de telles transformations, bien qu’il ne soit plus apte à former un énoncé autonome, est aussi classé parmi les P.

(5) Chacun pourra vivre dignement Þ Je souhaite que [chacun puisse vivre dignement]. [w]

(6) Je le pensais Þ Elle est plus atteinte que [je ne le pensais]. [w]

(7) Il ne pourra jamais s’en débarrasser. Þ Il a un accent [dont il ne pourra jamais se débarrasser].

1.2. TYPOLOGIE : LE LEGS DE LA TRADITION.

Dans la tradition grammaticale, les P enchâssées, du fait qu’elles dépendent d’un autre membre de l’énoncé, sont dites subordonnées. Elles sont classées et dénommées de façon particulièrement anarchique, tantôt selon leur fonction la plus fréquente, tantôt selon leur sens, et tantôt selon leur forme :

• Celles qui sont le plus souvent employées comme compléments de verbe (8) sont dites complétives (même lorsqu’elles revêtent une autre fonction, p.ex. celle de sujet (9)) ;

(8) Personne ne soupçonnait que cela puisse arriver. [w]

(9) Qu’elle ne réponde pas tout de suite indique peut-être qu’elle n’ose pas. [Échenoz]

• Cependant, certaines P compléments de verbe sont nommées interrogatives indirectes, en raison de leur sens (elles comportent une modalité d’incertitude). Ex.

(10) (a) Elle m’a demandé si je l’aimais. [Camus] (b) Elle arrivait facilement à deviner si le jeune homme mentait ou non. [w] (c) Dites-moi si je me trompe.

• Les propositions qui sont le plus souvent employées en fonction de circonstant sont appelées circonstancielles, même lorsqu’elles occupent d’autres fonctions, comme p.ex. celle de régime (cf. 11 vs 12) :

(11) On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans [Rimbaud] (12) J’aime pas quand il pleut. [o]

Rem. La grammaire traditionnelle classe aussi parmi les P circonstancielles des P qui n’ont pas du tout la fonction de circonstant, mais celle d’associé. Voir chap. X § 2.

• Les propositions qui sont aptes à fonctionner comme épithètes d’un nom sont appelées relatives, à cause de leur forme : elles contiennent un pronom initial dit relatif :

(13) (a) Les gens [quĭ ont des cheveux roux]P sont tous agressifs. (b) Quels sont les moyens [dont vous disposez]P ?

Page 125: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

121

Rem. À l’origine, « relatif » voulait simplement dire « qui renvoie à un antécédent ». On nommait ainsi tous les pronoms de reprise. Le terme s’est ensuite spécialisé pour désigner exclusivement les pronoms qui marquent aussi le début des P enchâssées du type (13).

Remédier à ce joyeux désordre outrepasserait le cadre du présent rudiment. On se conten-tera donc de faire quelques observations de base sur les deux types majeurs de P enchâssées : les [que P], et les P relatives.

2. LES « QUE P ».

2.1. LE MORPHÈME /QUE/.

2.1.1. Le type d’enchâssement le plus commun consiste en une P verbale ordinaire précédée d’un segment que :

(14) Il vous aime. Je vous jure qu’il vous aime. [Courteline]

Ce mot ne remplit pas de fonction grammaticale dans la P enchâssée. La plupart du temps, il ne commute avec rien : il est seul à pouvoir occuper sa position. En outre, il n’a pas de signifié dénotatif (il ne désigne rien, et ne véhicule aucun concept). C’est un simple indicateur de structure syntaxique, qui remplit deux fonctions : - Fonction intégrative : il convertit une P en membre de P ; - Fonction démarcative : il sert de borne signalant le début de celui-ci.

Rem. Son appellation traditionnelle de « conjonction » est donc peu appropriée, car il ne joint pas deux propositions, comme le ferait par exemple un /et/ dans [Il pleut]P et [j’ai froid]P.

2.1.2. Les syntagmes de la forme [que P] peuvent remplir de multiples fonctions syntaxiques : complément de verbe (15) ou de préposition (16) ; épithète d’un nom (17) ; associé à un énoncé noyau (18) ; complément d’un adverbe (19) ; etc. :

(15) Elle sait que l’attente est un cruel supplice. [F. Coppée]

(16) Je rentrerai après que la nuit sera tombée. [Acad.]

(17) Je trancherai dans le sens que je te l’ai dit. [o]

(18) (a) Que tu m’oublies tout à fait, que tu ne m’écrives plus du tout, moi je ne t’oublie-rai jamais. [Flaubert] (b) Silence, qu’on s’entend même plus penser ! [o] (c) À quoi songez-vous donc, que vous ne parlez plus ? [Flaubert]

(19) (a) Peut-être qu’il se trompe. [w] (b) Je t’aime tellement que je donnerais ma vie pour toi. [w]

Le morphème /que/ apparaît ainsi apte à introduire des P enchâssées de toutes sortes, ce qui lui a valu d’être parfois qualifié de « subordonnant universel » ou « passe-partout ». Les plus fréquentes et les mieux connues des [que P] sont cependant celles qui jouent le même rôle syntaxique qu’un SN. Voici un aperçu de leurs principales caractéristiques.

Page 126: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

122

2.2. LES [QUE P] « SUBSTANTIVES ».

2.2.1. On trouve couramment des [que P] en position de sujet (20), de régime accusatif (21), de complément d’une préposition (22), en isolation formant énoncé (23), ou même parfois coordonnées à un SN (24) :

(20) [Que les dirigeants soviétiques aient ainsi évité de faire de Soljenitsyne un martyr] n’est pas en soi un sujet d’indignation. [p < BU]

(21) Je ne veux pas [que vous disiez [que j’étais un rideau qui vous cachait]]. [Sévigné]

(22) (a) Mon PC bloque depuis [que j’ai installé un HDD de 2 TO]. [w] (b) Il a fait ça pour [que je lui revienne]. [w]

(23) (a) Que la lumière soit ! (b) ‒ Que vouliez-vous qu’il fît ? ‒ Qu’il mourût ! [Corneille]

(24) Je vous souhaite [un prompt rétablissement], et [que vous soyez en forme pour Noël].

Toutes ces occurrences commutent avec des SN (chap. I § 231). On peut donc les con-sidérer comme une sous-espèce particulière de SN. (C’est pourquoi elles ont été parfois nommées propositions substantives.)

2.2.2. Verbe + [que P].

2.2.2.1. Ces [que P] sont (comme les autres SN) soumises à des restrictions sélectives propres : seuls certains verbes les admettent pour compléments. Cf.

Il voit la pluie / Il voit qu’il pleut *Il sait la pluie / Il sait qu’il pleut. Il reçoit la pluie / *Il reçoit qu’il pleut.

2.2.2.2. Sémantiquement, une proposition est le nom d’un fait f (événement ou état-de-choses représenté sous forme de procès, chap. II § 2312). Lorsque cette proposition est enchâssée en position d’argument d’un verbe, le fait f devient un terme de la relation (ou un actant du procès) exprimé par ce verbe.

Certains verbes recteurs spécifient en outre la valeur de vérité que le locuteur attache à f. On distingue (i) des verbes factifs, qui présentent le contenu de leur proposition argument comme un fait vrai, réalisé ; (ii) des verbes contrefactifs, qui présentent au contraire f comme faux, non réalisé ; et (iii) des verbes qui ne sont ni l’un ni l’autre. Cf.

(25) (a) Antoine sait / se rend compte que Cléopâtre a un amant factif (b) Antoine se figure / prétend que Cléopâtre a un amant contrefactif (c) Antoine croit / raconte que Cléopâtre a un amant non marqué

2.2.3. Préposition + [que P].

2.2.3.1. La plupart des prépositions admettent une [que P] pour complément : après / avant / depuis / dès / durant / pendant / pour / sans / malgré / selon… [que P] Beaucoup de séquences dites « propositions subordonnées circonstancielles » ne sont autres que des SP formés sur ce modèle. Ce qui est alors circonstanciel, à proprement parler, ce n’est pas la P enchâssée, mais le SP dont elle fait partie :

Page 127: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

123

Je rentrerai + SP ┌──┴──┐ Prép SN après ┌─┴─┐ que P la nuit sera tombée.

2.2.3.2. Les prépositions casuelles {à, de, Préploc} (chap. III § 22) ne peuvent cependant pas figurer devant une que P. En ce cas, elles sont généralement omises. Cf. :

(25) (a) Il a profité de [l’occasion]. [w] (b) *Il a profité de [que le tabouret était libre] pour s’asseoir dessus. (c) Il a profité _ [que le tabouret était libre] pour s’asseoir dessus. [Goscinny]

(26) (a) J’insiste sur [ce point]. [w] (b) *J’insiste sur [que nous sommes une association à caractère économique]. (c) J’insiste _ [que nous sommes une association à caractère économique]. [w]

Certains locuteurs préfèrent toutefois pratiquer une solution d’évitement, qui consiste à remplacer la [que P] par un SN dans lequel celle-ci est incluse à titre de complément : Il a profité du fait que P ; j’insiste sur le fait / l’idée que P…

2.2.4. Le mode dans les [que P] substantives.

Le verbe des [que P] substantives est tantôt à l’indicatif (y compris les formes en -rait dites conditionnelles), tantôt au subjonctif. Deux cas sont à distinguer.

2.2.4.1. Mode obligatoire.

En français standard (écrit normatif), le choix entre les deux modes n’est souvent pas libre, mais imposé de l’extérieur par le mot qui régit la [que P] (verbe ou préposition) :

(27) il croit, pense, sait que la grammaire est utile / *soit utile il veut, ordonne, s’étonne que la grammaire soit utile / *est utile

dès, après, depuis que le travail est fait / *soit fait pour, sans, avant que le travail soit fait / *est fait

Bien que le mode de la [que P] soit en ce cas totalement contraint, les grammaires cherchent souvent à lui attribuer un sens en propre (supposé compatible avec le sens du lexème recteur). Les hypothèses les plus répandues sont :

Indicatif = fait certain / subjonctif = fait incertain Indicatif = fait réalisé / subjonctif = fait non réalisé ; Indicatif = fait affirmé / subjonctif = fait envisagé (objet de volonté, de doute, etc.)

Mais ces hypothèses sont démenties par de nombreux contre-exemples. Ainsi, les verbes factifs, qui présentent un fait comme bien réel, sélectionnent les uns l’indicatif, les autres le subjonctif (28). Il en va de même pour les verbes qui expriment une simple vue de l’esprit (29) :

(28) Je sais qu’il est venu. / Je regrette qu’il soit venu.

(29) J’espère qu’il viendra. / Je souhaite qu’il vienne. Je prévois qu’il va pleuvoir / Je m’attends qu’il pleuve.

Page 128: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

124

Le mode de l’enchâssée apparaît ainsi dicté par des contraintes lexicales idiosyncratiques, et il serait vain de vouloir lui trouver une valeur sémantique intrinsèque et constante.

2.2.4.2. Mode libre.

Dans certaines [que P] cependant, l’indicatif et le subjonctif sont tous deux possibles. C’est notamment le cas lorsque le verbe recteur est nié, questionné, ou qu’il exprime une incertitude :

(30) (a) Pierre ne croit pas que Paul est parti. (b) Pierre ne croit pas que Paul soit parti. [< Soutet]

(31) (a) Croyez-vous que Dieu est Père, Fils et Esprit ? (b) Croyez-vous que Dieu soit Père, Fils et Esprit ? [< Soutet]

(32) (a) Il semble que tu es en pleine dépression. [w] (b) Il semble que tu sois en surpoids (+ 4/6 kg). [w]

Chaque mode a alors par opposition à l’autre une valeur sémantique propre. L’hypothèse la plus probable est que ces énoncés sont polyphoniques, c’est-à-dire expriment les voix de deux énonciateurs distincts : un énonciateur anonyme E1, qui est responsable du con-tenu f de l’enchâssée, et un énonciateur E2, identifiable au locuteur, qui assume le contenu de la matrice.

- L’indicatif présente f comme affirmé préalablement par E1, et ayant par conséquent le statut d’un fait acquis. En disant (31a), E2 demande de prendre position par rapport à une thèse établie : < On a dit que Dieu est trinité. Y croyez-vous ?>

- Le subjonctif, au contraire, signale que le locuteur E1 s’interroge sur f, qui fait question : En disant (31b), E2 demande de prendre position par rapport à une alternative ouverte : <On se demande si Dieu est trinité. Le croyez-vous ?>.

Rem. L’observation des corpus oraux montre qu’il existe des variations insoupçonnées sur le mode des [que P], qui est libre plus souvent que ne le disent les grammaires. Ex. rencontrés au hasard :

(a) Trouvant que la lettre soit déplacée, il hésite. (b) J’espère que demain il fasse beau. (c) Je n’espère pas que tu aies faim. (@ <j’espère que tu n’as pas faim>)

Et il est probable que l’opposition indicatif / subjonctif dans les [que P] a d’autres rendements séman-tiques que de marquer une polyphonie.

3. LES PROPOSITIONS RELATIVES.

3.1. STRUCTURE.

3.1.1. Modèle standard.

On appelle « propositions relatives » les P enchâssées comme celle qui figure en italiques dans (33) :

(33) Comment être sûr que la fille [avec qui je sors] n’est pas un travesti ? [w]

Page 129: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

125

Par comparaison avec la P canonique correspondante [Je sors avec elle], cette P relative présente deux modifications :

• Un des arguments de son verbe (ici, le SP en avec) se trouve placé non dans sa position usuelle, mais au début de la P ;

• Cet argument contient un segment qui dont la fonction est double : (i) d’une part, c’est un pronom, qui désigne un objet-de-discours (le référent qualifié par ailleurs de fille) ; (ii) d’autre part, c’est un mot qui assure une fonction démarcative : par sa position, il marque le début d’une P enchâssée.

3.1.2. Pronoms relatifs.

3.1.2.1. Les segments qui possèdent cette double fonction sont dits pronoms relatifs. Pour la plupart des grammaires, leur inventaire s’établit comme suit :

Cas Relatifs simples Relatifs composés

[- cas] quī, quoi lequel, laquelle, lesquel(le)s [+sujet] quĭ

[+accusatif] que

[+locatif] où

[+ ablatif/génitif] dont

3.1.2.2. Commentaires à propos de ce classement :

• Il existe deux formes qui homonymes. L’une, notée quĭ, a la fonction de sujet. Elle dé-signe aussi bien des référents [+animés] que [-animés], et elle présente deux variantes de forme : [ki] vs [k] (forme élidée devant voyelle). Ex.

(34) On peut pas supposer que les gens qu’attendent à la gare d’Austerlitz sentent plus mauvais que ceux qu’attendent à la gare de Lyon. [Queneau]

L’autre, notée quī, s’emploie comme complément d’une préposition. Elle ne désigne en principe que des référents [+animés], et elle a toujours la forme pleine [ki] (ex. 33).

• La forme où présente une restriction sémantique particulière : elle ne peut pas remplacer tous les arguments [+locatif], mais seulement ceux qui réfèrent à des lieux : la maison où j’habite, mais pas : *ce fils où mon espoir se fonde. (Comme le montre cet ex., qui est de Molière, la restriction n’existait pas en français classique).

• Les relatifs composés sont le plus souvent employés comme compléments d’une pré-position (35). Mais on les trouve aussi en fonction de sujet (36), et rarement, en fonction de régime accusatif (dans des textes plus ou moins archaïsants, ex. 37) :

(35) Conseils pour faire revenir un homme [avec lequel on a passé une nuit]P. [w]

Page 130: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

126

(36) (a) Nous vous remercions de votre commande du 02.04.91, [laquelle a retenu toute notre attention]P.

(b) La rente ne peut être remboursée qu’après le terme, [lequel ne peut jamais ex-céder trente ans]P. [Code civil < Robert]

(37) Je ne pourrais avoir que mon opinion particulière, [laquelle on ne consulterait pas]P. [Châteaubriand]

• Les relatifs simples sont marqués en cas (sauf quī et quoi), mais ne portent pas de mar-ques de genre et nombre. Les relatifs composés, à l’inverse, ne sont pas marqués en cas, mais sont marqués en genre et nombre. Les deux séries sont donc complémentaires, et leur coexistence permet d’éviter au mieux les ambiguïtés. Cf.

(38) J’ai acheté un petit chat à ma femme, qui a les oreilles noires. J’ai acheté un petit chat à ma femme, lequel a les oreilles noires. [< Tesnière]

• Les comptages montrent qu’à l’écrit comme à l’oral, les P relatives à pronom quĭ sujet sont largement majoritaires (env. %). Viennent ensuite les P à pronom que accusatif (env. %). Les autres types sont proportionnellement rares.

3.1.3. Variantes non standard.

À côté du modèle « standard » (c-à-d conforme aux prescriptions normatives) qui a été décrit au § 3.1.1., il existe pour les P relatives plusieurs variantes de construction qui s’en écartent. On distingue généralement :

• Une variante « décumulée ». Au lieu d’un pronom relatif assurant à la fois les deux fonctions de démarcatif et d’argu-ment, elle contient d’une part un démarcatif initial que (identique à celui des que P) et d’autre part, un pronom anaphorique ordinaire en position canonique interne :

(39) (a) on prend d’autres mots qu’ils ont [kiz] le même son [o]

(b) Aurélie, c’est une femme que les choses de l’amour, ça ne l’intéresse pas. [Pagnol]

(c) c’est un coin que j’y ai jamais mis les pieds [o]

(d) Ils font la fête dans une minuscule boîte de nuit que personne n’en connaissait l’existence. [copie d’élève]

Selon cette variante, une P relative a la même forme qu’une P0 indépendante, simplement précédée de que. (C’est donc vraisemblablement la variante la plus simple à fabriquer).

• Une variante « défective ». Elle est bornée comme la précédente par un démarcatif initial que, mais la position d’ar-gument anaphorique interne y reste vide :

(40) (a) Elle m’a prêté le livre que j’_ avais besoin (b) C’est un coin que j’_ai jamais mis les pieds

Page 131: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

127

• Une variante « pléonastique ». Elle contient à la fois un pronom relatif initial, et un pronom en position canonique in-terne, qui remplit la même fonction d’argument :

(41) (a) C’est un monde magique, où tout y est permis. [c] (b) C’est un garçon dont on apprend plus tard que Victor en est le père. [c]

• Une variante « plébéienne ». Les pronoms relatifs y prennent par analogie une forme semblable à celle des pronoms interrogatifs :

(42) (a) Enfin, j’ai fini qu’est-ce que j’avais à faire [o] (b) À force d’aller traîner où c’est qu’il y en a des qui manifestent, il va t’arriver quelque chose. [o]

Ces diverses variantes non standard font office d’indicateurs sociolinguistiques. Elles sont perçues comme des stéréotypes de langage oral (décumulées), comme des hyper-corrections maladroites (pléonastiques), ou comme des marques de registre « populaire » (cf. la qualification de plébéiennes).

Rem. Ce classement des variantes ne va pas sans problèmes. P. ex., une P relative comme (a) est-elle standard, ou défective ? Et (b) est-elle décumulée, ou pléonastique ? Tout dépend de la façon dont on analyse le que (pronom relatif ou simple ‘conjonction’ ?).

(a) Le livre que j’ai acheté (b) ce sont les chaussures que je veux les acheter [o]

3.2. EMPLOIS ET SÉMANTIQUE.

Les P relatives sont employées principalement dans deux positions :

3.2.1. Épithète d’un nom.

• La P relative fait alors partie d’un SN (chap. VII § 5), et au plan sémantique, elle con-tribue à décrire le référent de ce SN, en exprimant une propriété qu’il est censé posséder et qui permet de le reconnaître. En un mot, elle a une valeur déterminative. Si on la supprime, cela a pour effet de modifier l’extension du référent :

(43) (a) J’aide les gens qui en ont besoin. (= un sous-ensemble des gens) (b) J’aide les gens. (= tous les gens)

(44) Je ne vais pas critiquer une bande dessinée. Je vais critiquer une bande dessinée qui a été distribuée gratuitement dans les écoles. [< Gapany]

• Il arrive qu’une P relative déterminative soit placée hors du SN dont elle fait partie ; elle survient en fin d’énoncé, comme émise à retardement :

(45) (a) La voix était jeune encore qui répondait cela. (b) Les après-midi étaient sans joie où il ne la rencontrait pas. (c) Le chemin est gentil qui y conduit. (d) L’époque était finie où tous deux étaient entre les mains du sort des jouets sans importance [< Sandfeld]

Page 132: OMMAIRE - commonweb.unifr.chcommonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4740/39445... · du discours supplémentaire appelée présentatif ... Si l’on veut que la descr iption

128

Dans les rhétoriques, ce procédé à peine affecté s’appelle hyperbate. C’est comme si le locuteur se dépêchait de formuler une prédication sans attendre que son support soit complètement défini, et ne réparait cette lacune qu’après coup. Cela suggère qu’il attache au prédicat quelque importance émotive ou affective (celui-ci comporte d’ailleurs souvent un terme évaluatif).

3.2.2. Apposition à un SN.

• La plupart des P relatives sont placées après un SN complet, et détachées prosodique-ment (= séparées du reste de l’énoncé par des pauses ou autres signaux démarcatifs, à l’écrit par des virgules) :

(46) Francinet, qui avait un excellent cœur, se sentait fier d’aider sa mère à gagner le pain de la maison. [G. Bruno]

Ces occurrences sont des constituants facultatifs, ayant la fonction de périphériques. Leur fonction est nommée traditionnellement apposition (chap. XI § 3), et ces relatives sont dites appositives. Elles ne contribuent pas à déterminer le référent du SN qui précède : si on les supprime, ce référent reste identifiable, et il garde la même extension. Elles servent simplement à exprimer à son propos une prédication secondaire accessoire. C’est pourquoi on les nomme aussi explicatives.

• Une particularité des P relatives appositives est que les fonctions de sujet et de régime accusatif peuvent y être remplies par des relatifs complexes (36-37 supra, ou 47), ce qui n’est pas possible dans les P relatives déterminatives (cf. 48) :

(47) Les gagnants qui n'auront pas récupéré leur lot au plus tard le 31 janvier perdront le bénéfice de celui-ci, lequel restera la propriété de la société. [w]

(48) *De ces deux livres, je préfère celui lequel parle de littérature.

Si deux P relatives se suivent, on peut donc jouer sur les deux séries de pronoms relatifs pour différencier celle qui est déterminative de celle qui est appositive. Ex.

(49) (a) Ses manières […] avaient séduit tous les buveurs et électrisé les filles et les garçons qui servaient, lesquels s’étaient mis à faire mille cabrioles.

(b) Il y trouvait le vieux juif qui se faisait passer pour son père, lequel le saluait respectueusement. [< Sandfeld]

ù