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Michel Zévaco

La Cour desmiracles

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Chapitre 1

TRUANDS ETRIBAUDES

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Al’époque dont nousessayons de donner uneidée par le caractère despersonnages et lesaventures possibles, leschoses publiques

s’entouraient de moins de mystèrequ’aujourd’hui.

De nos jours une opération de police,une rafle, par exemple, demeure unsecret tant qu’elle n’a pas été opérée.

Les truands de la Cour des Miraclesétaient tous au courant del’expédition qui se préparait contreeux, sorte de rafle énorme imaginéepar Monclar sous l’inspirationd’Ignace de Loyola.

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La seule chose qu’on ignorât parmiles truands, c’était le jour oùl’attaque aurait lieu.

En attendant, la Cour des Miracless’était préparée à soutenir unvéritable siège.

Le roi d’Argot – le mendiant Tricot –avait fort habilement répandu lebruit que l’expédition n’aurait paslieu, mais grâce aux conseils deManfred et de Lanthenay, on avaitagi comme si les gens du roi eussentété sur le point d’arriver.

C’est-à-dire qu’on avait entassé desprovisions, et qu’on avait fortementbarricadé les ruelles qui

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aboutissaient à la Cour des Miracles.

Tricot, d’abord opposé à touterésistance, avait feint de prendre ausérieux son rôle de général d’armée.

Ce soir-là, comme d’habitude, il avaitplacé des sentinelles avancées dansles rues qui avoisinaient le vastequadrilatère. Seulement, cessentinelles étaient des créatures àlui, et à chacune il avait donné pourmot d’ordre :

– Ne rien dire, et laisser passer !

Ces quelques explications données,revenons à Ragastens.

Le chevalier et Spadacape s’étaient

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rapidement éloignés de la rue SaintDenis, se dirigeant par le plus courtvers la Cour des Miracles. Ragastensétait soucieux.

Il fallait coûte que coûte arriverjusqu’à Manfred.

Or, il s’était heurté à de si étrangesdifficultés toutes les fois qu’il avaitvoulu entrer sur le territoire del’Argot qu’il désespérait presque d’ypouvoir pénétrer.

– Monseigneur, dit Spadacape ensouriant dans sa terrible moustache,savez-vous à quoi je pensais quandnous étions enfermés dans le caveaude l’enclos des Tuileries ?

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– Non, mais je serais content que tume le dises.

– Je pensais que si, par hasard, undes soldats avait eu soif, et qu’il eûtvoulu boire du vin de notre futaille…

– Je devine le reste : nous étionsobligés d’en découdre. Maispourquoi cette réminiscence ?

– Pour rien ; parce que je pensais quedes gens qui ont soif sont capablesde tout, même d’oublier uneconsigne.

– Je vois ce que tu veux dire.Mauvais moyen ! J’en ai essayé…Non, j’ai une autre idée qui réussirapeut-être. Allons…

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Bientôt, ils se trouvèrent dans ledédale d’infectes et sombres ruellesqui formait un inextricable réseauautour du domaine des truands.

L’idée de Ragastens était de raconterau premier truand qui voudraitl’empêcher de passer, ce qu’il venaitd’apprendre de la bouche du roi lui-même, c’est-à-dire qu’à minuit,l’empire d’Argot allait être attaquépar toutes les forces de Monclar.

A son grand étonnement, il avançaitsans encombre.

Tout à coup, il se trouva dans uneruelle au milieu de laquelle sedressait une barricade.

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– Ah ! ah ! pensa-t-il paraît que nosgens étaient sur leurs gardes ! C’estici que nous allons être arrêtés.

Un homme se dressa près de lui.

– Mon ami, dit Ragastens, il faut queje passe, il y va de notre vie à tous.

– Vous êtes de la cour ? fit l’homme,Passez.

C’était une des sentinelles de Tricot.

– De quelle cour veut-t-il parler ? sedit Ragastens.

Et il enjamba rapidement lesobstacles accumulés dans cetendroit.

Sans plus se demander ce que

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signifiait cette extraordinaire facilitéqui lui était donnée, surtout en unmoment où plus que jamais lesdéfiances des truands devaient êtreéveillées, Ragastens poursuivit sonchemin.

Et ce lui fût une violente émotion qued’apercevoir au bout de la ruelle unevaste place éclairée par des feux.

Quelques secondes plus tard, il étaitdans la Cour des Miracles. Il s’arrêtad’abord pour s’orienter, s’il pouvait,et jeter un coup d’œil sur l’étrangespectacle qui se déroulait autour delui.

Cinq ou six brasiers allumés de

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distance en distance brûlaient avecdes flammes lourdes enveloppées defumées ; par moments un coup devent chassait la fumée, et alors lesflammes éclairaient de reflets rougesles maisons qui bordaient le vastequadrilatère, maisons lézardées,lépreuses, dont les fenêtres noiressemblaient des yeux louches fixéssur la place.

Autour de chaque feu grouillait unevraie foule et autour de grandestables, des hommes à figuressinistres, des femmes àphysionomies fatiguées chantaientd’une voix éraillée et vidaient leursgobelets d’étain, qu’au fur et à

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mesure les ribaudes remplissaient devin.

D’autres, assis sur le sol détrempé,fourbissaient des rapières ouaiguisaient des poignards.

Quelques-uns chargeaient desarquebuses.

Ragastens et Spadacape passèrent aumilieu de ces groupes sans quepersonne parût faire attention à eux.

En effet, du moment qu’ils étaient là,c’est qu’ils avaient dû donner debonnes raisons aux sentinelles.

Ragastens examinait avec une avideattention ces groupes bizarres qui

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formaient, dans la lueur des brasiersun ensemble fantastique.

Il cherchait à reconnaître parmi cessombres figures, parmi ces farouchesphysionomies, la figure ouverte,riante et énergique du jeune hommequ’il avait tiré du charnier deMontfaucon.

Mais arriverait-il à le reconnaître,même s’il le voyait ?

Au centre de la place, un groupe plusnombreux et plus intéressant attirason attention. Là, on ne buvait pas,on ne chantait pas. Et ce groupe,composé de deux à trois centshommes, semblait, écouter avec

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attention quelqu’un qui parlait.

Ces hommes étaient tous arméssolidement.

La plupart portaient des cuirasses.

Ils constituaient en somme lavéritable armée de la Cour desMiracles.

Ragastens s’approcha, se faufila àtravers les rangs serrés et parvintaux premières places.

Au centre de ce groupe, dans unassez large espace laissé vide, sedressait une sorte d’échafaudcomposé de planches posées sur destonneaux vides.

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Sur cet échafaud, il y avait unechaise, et sur la chaise un hommeassis parlait à voix assez haute pourêtre entendu de tout le groupe.Ragastens le reconnutimmédiatement. Cet homme, c’étaitTricot.

Au silence attentif qui régnait autourde lui, Ragastens devina de quelleautorité jouissait ce brigand.

Auprès de l’échafaud, quelqueshommes attendaient, peut-être pourparler à leur tour à cette espèced’assemblée de notables ; car, à laCour des Miracles comme partoutailleurs, on retrouvait une hiérarchiesociale, atténuée il est vrai par

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l’indépendance dont chaque membrede la confrérie pouvait se réclamer.

– Je me résume, disait Tricot,achevant une harangue commencéedepuis quelques minutes. On ne nousattaquera pas ; on n’osera pas ! Nousavons des privilèges consacrés parl’usage de plusieurs siècles ; nousavons mieux encore, nous avons laforce ! Donc, je dis que nous n’avonsrien à craindre. Mais s’il estimpossible que le grand prévôt aitperdu toute prudence au point derisquer une attaque violente contre leroyaume d’Argot, comprenez aussique vous ne devez pas vous livrer àdes provocations dangereuses. Je

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propose donc que les barricades, quisont une sorte d’insulte inutileadressée au grand prévôt, soientdémolies à l’instant, et que chacundéposant ses armes rentre dormirtranquillement. J’ai dit.

Un murmure approbateur circuladans les rangs des truands, mais telque pouvait être le murmure de loupsassemblés, c’est-à-dire qu’onentendit un grondement qu’unprofane eût pu prendre pourl’expression de la rage et non de lafaveur.

Une voix jeune et forte domina tout àcoup ce tumulte.

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– Frères, disait-elle, le bon Tricot setrompe. Je jure que vous serezattaqués avant peu. Je propose aucontraire de renforcer nosbarricades. Ragastens fut secouéd’un profond tressaillement. Il sehaussa sur la pointe des pieds et vitun jeune homme qui au pied del’échafaud, appuyé sur sa rapière,parlait.

C’était Manfred.

Le cœur du chevalier se mit à battre.

Non, il n’était pas possible que cettefigure franche, ouverte et hardie fûtla figure du bandit que Tricot avaitdépeint chez Monclar.

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Emporté par un irrésistible élan desympathie, Ragastens s’élança dansl’espace laissé vide et s’arrêta devantManfred.

Il y eut un instant de silence et destupeur.

Manfred, voyant deux hommes arméss’élancer vers lui, avait froncé lessourcils. Il allait crier « Trahison ! »lorsque le chevalier lui ditrapidement :

– Souvenez-vous de Montfaucon etde son charnier !

– Le chevalier de Ragastens ! s’écriaManfred dans une explosion de joie.Enfin, je vous vois, monsieur ! Enfin,

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je puis vous remercier !

Et il tendit les deux mains àRagastens qui les serra avec uneindicible émotion.

Mille pensées se pressaient dans latête du chevalier.

Mille paroles voulaient sortir à lafois.

Il voulait lui parler de Béatrix, deGillette, de lui-même, de l’Italie, luiposer les questions qu’il brûlait delui adresser.

Mais il fallait avant tout sauver lasituation.

– Monsieur, dit-il, avant toutes

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choses, faites changer à l’instantmême toutes vos sentinelles.

– Pourquoi cela ?

– Si j’ai pu passer sans la moindredifficulté, c’est que d’autrespourront passer aussi…

– Vous avez raison. Nous sommestrahis !

Il dit quelques mots à Lanthenay quis’élança aussitôt.

Cependant, cet incident avaitprovoqué une vive curiosité parmiles truands qui, d’abord tout prêts àse ruer sur les deux étrangers, serassurèrent en voyant l’attitude de

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Manfred.

Tricot, assis au milieu de l’échafaud,ne pouvait voir le chevalier.

Et, tandis que Ragastens et Manfredéchangeaient avec vivacité quelquesparoles, le roi d’Argot recommençaità parler pour convaincre les truands.

– C’est notre frère Manfred qui setrompe, dit-il : je sais positivementque le grand prévôt n’a aucuneintention mauvaise contre nous…

– C’est donc lui-même qui te l’a dit !s’écria Manfred.

En même temps, il escaladal’échafaud et se dressa près de

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Tricot.

Celui-ci avait eu un frémissement defureur.

– Tu insultes le roi d’Argot ! dit-il ;tu vas être jugé à l’instant.

Un silence glacial tomba sur legroupe des truands.

– C’est toi qui va être jugé ! ripostaManfred. Frères, j’accuse Tricot detrahison. Je l’accuse de s’être venduau grand prévôt. Je l’accuse d’êtred’accord avec ceux qui veulent notredestruction…

– C’est faux, hurla Tricot.

– Le jugement ! le jugement ! vociféra

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la foule.

– Il faut qu’il s’explique.

– Si Manfred a menti, il mourra !

En quelques secondes, la scène quenous venons de décrire avait changéd’aspect.

La justice des truands étaitexpéditive. Il n’y avait point parmieux de juge instructeur ni de tribunalrégulier. Mais le dernier des piètrespouvait porter une accusation contrele plus redouté des massiers ou dessuppôts, le massier ou le suppôt, leduc d’Egypte lui-même, et le roid’Argot était tenu de s’expliquerséance tenante devant le tribunal.

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Or, non loin de l’échafaud qui avaitservi de trône à Tricot – trônesinistre et que par dérisionphilosophique on avait faitsemblable aux échafauds descondamnés à mort, – non loin de cetrône, donc, s’élevait une potence.

Elle se composait d’une poutregrossière plantée en terre.

Au sommet, une autre poutretransversale était clouée.

Cela formait un L renversé.

Du bout du petit jambage de l’L,descendait une corde qui se terminaitpar un nœud coulant.

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Juste au-dessous du nœud coulant, ily avait un escabeau à trois pieds.

Cette potence et ce trône étaient làl’un près de l’autre, en permanence.On se contentait seulement derenouveler la corde, de temps à autre.

Lorsque le tribunal avait condamné àmort un truand, un associé coupablede quelque méfait contre laconfrérie, on le faisait monter surl’escabeau, on lui passait le nœudautour du cou.

Puis l’un des assistants donnait uncoup de pied dans l’escabeau qui serenversait, et le patient tombant dansle vide se trouvait pendu dans toutes

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les règles de l’art et selon lesformules de la justice la plusexpéditive.

En quelques secondes, disons-nous,la foule qui d’abord avait entouré letrône de Tricot entoura la potence.

Tricot vint de lui-même se placerdevant ses juges.

Manfred, en sa qualité d’accusateur,se plaça près de Tricot.

A ce moment, onze heures sonnèrentà Saint-Eustache.

Tricot tressaillit.

– Que je gagne seulement une demi-heure, pensa-t-il, et que je puisse

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donner le signal, je suis sauvé.

Il jeta les yeux autour de lui.

Près de la potence, des arquebusestoutes chargées avaient été déposéespour servir en cas d’attaque.

Tricot les vit et eut un sourire.

On se rappelle qu’il devait tirer troiscoups d’arquebuse pour dire àMonclar que les truands dormaientet qu’on pouvait envahir la Cour desMiracles.

– Parle ! dit rudement l’un des jugesen s’adressant à Manfred, Tricot terépondra ensuite.

– Je répète ce que j’ai avancé. Tricot

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vous trahit. Les sentinelles qu’ilavait posées lui-même étaient deconnivence avec lui.

– La preuve ? hurla Tricot.

Lanthenay apparut.

– Je viens de faire remplacer toutesles sentinelles, dit-il ; j’ai fait liercelles que Tricot avait postées ;toutes ont avoué qu’elles avaientreçu pour mot d’ordre : Ne rien direet laisser passer.

– Qu’as-tu à dire ? fit l’un des juges.

– Que les sentinelles ont été payéespour m’accuser, ou qu’elles n’ont pascompris l’ordre que j’avais donné.

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– J’accuse Tricot d’avoir eu desentretiens avec le grand prévôt, ditfortement Manfred.

– Réponds ! dit un juge.

– Je réponds que c’est faux ! Si celaest vrai, c’est que quelqu’un m’auraitvu ?… Qui est ce quelqu’un ?

– Moi ! dit Ragastens.

Tricot devint livide. Il fixa sur lechevalier un regard hébété. Puis,faisant un effort, il murmura :

– Je ne vous connais pas…

– Qui est cet étranger ? Commentest-il parmi nous ? demanda un juge.

– Oui ! oui ! s’écria Tricot en

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reprenant tout son aplomb… Qu’ildise comment il a pu entrer parminous !

– C’est bien simple, répondittranquillement le chevalier ; vossentinelles m’ont laissé passer parcequ’elles avaient reçu l’ordre delaisser passer tout ce qui viendrait dela cour. On m’a pris pour un seigneurdu roi…

A ces mots, il s’éleva une furieuseclameur, et Tricot vit se tendre verslui les poings énormes des truands.

Mais tel était l’instinct de disciplinechez ces natures primitives que pasun ne fit un pas : le tribunal n’avait

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pas encore statué.

– C’est un étranger ! hurla Tricotpour dominer le tumulte. Aurez-vousplus de confiance en cet homme,espion probable, qu’en moi que vousconnaissez et aimez depuis vingtans ?

Ragastens fit un pas et saisit lepoignet de Tricot.

– Tu m’as appelé espion, dit-il decette voix qui, chez lui, était l’indiced’une confiance illimitée en lui-même, tu vas demander pardon…

Tricot poussa un cri de douleur etessaya de se débattre.

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La foule des truands, muette,attentive, regardait avidement.

Ragastens, immobile, presquesouriant, tendit ses nerfs dans uneffort prodigieux. Le brigand sedébattit une seconde encore, puis,pantelant, blême de rage, tomba àgenoux et râla :

– Pardon…

Il y eut des trépignements de joieterrible dans cette cohue que lespectacle de la force opposée à laforce faisait palpiter.

– Noël ! Noël ! vociférèrent lesribaudes enthousiasmées.

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Mais Manfred fit un geste.

Le silence se rétablit. Il parla :

– Frères, un jour j’ai été pris commejeune loup par les renards du grandprévôt. Acculé au gibet deMontfaucon, je me suis réfugié dansle charnier. Savez-vous ce qu’a faitM. de Monclar ? Il a fermé la porte defer et a placé douze gardes devantcette porte en ordonnant de melaisser mourir de faim…

Il nous serait difficile de donner uneidée de la tempête que ces motssoulevèrent. Toutes les imprécationsconnues dans toutes les languesd’Europe se croisèrent et se

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heurtèrent à l’adresse du grandprévôt !…

– Je lui mangerai les tripes !…

– Je veux que son crâne me serve degobelet !…

– Il faut le rôtir à petit feu !

Ces exclamations roulèrentfurieusement au-dessus de ces milletêtes convulsées et féroces.

– Frères, reprit Manfred, un hommeest alors arrivé. Il a mis en fuite lesdouze gardes du grand prévôt ; il adéfoncé la porte de fer et m’a dit :« Tu es libre ! » Cet homme, le voici !

Il désignait Ragastens.

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Les cris reprirent, mais le plus vieuxdes juges étendit les deux bras, et lesilence se fit avec la brusquerieinstantanée de tous les mouvementsqui agitaient ces hommes.

– Honneur à ce noble étranger,s’écria le vieux truand, farouche etcurieuse physionomie, avec sagrande barbe grise, ses cheveuxépars ; glorifié soit-il ! Chez nous,chez nos enfants, et les enfants denos enfants, jusqu’aux générationsles plus reculées, le souvenir de sahardiesse et de son couragedemeurera en exemple. Qu’il parle ! Ilnous fait honneur, en venant parminous.

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Ragastens, embarrassé, se tournavers Tricot :

– Avoue donc, maître fourbe…

– Avouer, c’est mourir, dit Tricot àvoix basse. Monseigneur, sauvez-moi, par pitié !…

Ragastens se tourna alors versl’étrange tribunal et voulut parlerpour demander la grâce du roid’Argot.

Malheureusement pour celui-ci, sesparoles avaient été entendues parquelques-uns des plus rapprochés.

– Il a avoué ! hurlèrent-ils A mort ! Amort !

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En un instant, Tricot fut saisi etplacé sur l’escabeau. Ragastenss’apprêta à défendre l’infortuné.Mais au moment où il allait tirer sarapière, il se sentit saisi par le bras.

– Laissez faire, monsieur, ditManfred. Autant vaudrait essayerd’arrêter un torrent… Voyez !… Etpuis, le personnage n’en vaut pas lapeine…

Or, tandis que Manfred parlait ainsi,une scène inouïe, affreuse,commençait à se dérouler. Unedizaine de truands, avons-nous dit,avaient saisi Tricot, l’avaiententraîné à la potence, l’avaient placésur l’escabeau – sinistre marchepied

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de la mort – et s’apprêtaient à luipasser autour du cou le nœudcoulant.

– Grâce ! Laissez-moi vivre ! râlait lemalheureux.

A ce moment, une centaine deribaudes se précipitèrent vers lapotence en hurlant :

– Il ne faut pas qu’il meure de lamort des braves !

Elles saisirent l’ancien roi d’Argot etl’entraînèrent vers l’un des coins lesplus obscurs de la Cour des Miracles.

Quel acte de justice sommaire, frusteet primitive, accomplirent ces

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Euménides aux cheveux flottants,impudiques avec leurs seins nus,hideuses et superbes ?

On entendit les clameursd’épouvante de Tricot et les clameursde rage des ribaudes…

Puis, la voix du roi d’Argots’éteignit, sombra, pourrait-on dire.

Et quelques moments plus tard, onvit cinq ou six ribaudes sanglantesjeter au loin les membres d’uncadavre.

L’avaient-elles donc écartelé ?

S’étaient-elles attelées à ses quatremembres comme des juments

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qu’affolent les coups de fouet dubourreau ?

L’avaient-elles haché en quartiers ?

On ne sut jamais au juste.

Mais un truand, sorte de brutemonstrueux, géant d’autant plussemblable à quelque antique cyclopequ’il était borgne, revinttranquillement vers la potence.

Il s’appelait Noël le Borgne.

A deux pas de la potence, l’étendarddes truands était fiché en terre. Cetétendard se composait d’une lanceau fer de laquelle était planté unquartier de charogne, quartier de

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cheval abattu ou de chien tué…

Or, Noël le Borgne saisit la lance,enleva le quartier, le remplaça parquelque chose qu’il cachait dans sonmanteau, puis remit l’étendard à saplace.

Un immense et féroce hurlement desribaudes et des truands salua lenouvel étendard.

Ce quelque chose que Noël le Borgneavait planté au fer de la lance, c’étaitla tête de Tricot, roi d’Argot…

Ragastens avait pâli.

– Il est onze heures et demie, dit-il,venez, il est grand temps.

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Manfred secoua la tête.

– Je reste, dit-il.

– Mais toutes les forces du grandprévôt vont attaquer…

– C’est pour cela que je reste.

– Vous êtes donc réellement desleurs ? Vous êtes donc bien vraimentun truand ?

– Je ne suis pas truand, répondittranquillement Manfred, mais j’ai étéélevé parmi ces malheureux ; je n’aijamais vu que des sourires pour moidans leurs yeux, et leurs mainsviolentes ont pris pour moi, lorsquej’étais enfant, l’habitude des

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caresses…

– Parlez ! parlez encore ! fitRagastens.

– Ce sont des malheureux, continuale jeune homme, et je les aime commeils m’ont aimé. Ils ont besoin de moice soir. Je mourrai avec eux, s’il lefaut… Merci, monsieur, de votre bonavertissement… Je vous suis deuxfois reconnaissant, s’il est possible…mais je reste…

– En ce cas, je reste aussi, ditRagastens.

Manfred poussa un cri de joie.

– Avec une épée comme la vôtre,

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nous sommes sauvés, s’écria-t-il.

Et il appela Lanthenay.

– Frère, voici l’homme généreux dontje t’ai si souvent parlé…

Lanthenay jeta un regardd’admiration et de reconnaissancesur le chevalier auquel il tendit lamain.

– Monsieur, dit-il, Vous êtes unhéros. Grâce à vous, mon frère vitencore…

– Votre frère ? demanda vivementRagastens.

– Oui, nous nous donnons ce nom,Manfred et moi, bien que nous ne

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soyons pas du même sang, au moinsselon toutes probabilités.

Ragastens, d’un coup d’œil, avaitétudié et jugé Lanthenay, c’est-à-direl’homme que Tricot lui avait dépeintcomme capable de tous les crimes.

Et l’impression de cet examen étaitque Tricot avait menti effrontément.Dans quel but ?

Les derniers mots de Lanthenay lefirent tressaillir.

– Vous dites « selon toutesprobabilités », fit-il ; excusez macuriosité et ne l’attribuez qu’à lasympathie que vous m’inspirez tousles deux…

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– Je parle ainsi, répondit Lanthenay,parce que ni Manfred, ni moi neconnaissons nos origines… Nousavons été élevés ensemble par unebohémienne de la Cour des Miracles,et voilà tout ce que nous savons denotre enfance.

Ragastens devint très pâle et sonregard ardent s’attacha sur Manfredavec une curiosité passionnée.

– Et cette bohémienne ? demandait-il.

– Elle est parmi nous…

– Pourrai-je la voir… lui parler ?

– Sans doute, fit Manfred étonné.

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Mais, monsieur, ne me disiez-vouspas que nous serions attaqués àminuit ?

– Oui, oui, dit Ragastens.

Il essuya la sueur qui inondait sonfront, et fit effort pour s’arracher àses pensées.

– Vous avez raison, reprit-il d’un tonferme. Occupons-nous de la défense.

Manfred appela d’un geste quelques-uns des chefs les plus estimés pourleur courage et leur sang-froid.

Entouré de truands, de gens de sac etde corde, Ragastens éprouvait unegêne inexprimable à là pensée de

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tirer l’épée en l’honneur de cesbrigands.

Mais cette gêne disparaissait dès queson regard s’arrêtait sur Manfred. Sice jeune homme était son fils !

Et il se rappelait avec terreur les

paroles de François Ier. L’expéditionavait surtout pour but de s’emparerde Lanthenay et de Manfred.

Au point du jour, Manfred devaitêtre pendu à la Croix du Trahoir.

Et si Manfred était bien son fils !

Un flot de sang vint battre les tempesde Ragastens. A ce moment, il se fûtbattu seul contre une armée pour

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sauver le jeune homme. Il n’y eutplus autour de lui ni truands niribaudes. Il n’y eut que son fils –peut-être ! – et il résolut de brûlerParis plutôt que de laisser Manfredtomber aux mains du roi et du grandprévôt.

Son regard perçant embrassa d’uncoup la Cour des Miracles.

Trois ruelles s’y déversaient.

Elles étaient barricadées toutes lestrois.

– Avez-vous des armes ? demanda-t-il.

– Près de trois cents arquebuses et

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autant de pistolets.

– Des munitions ?

– Une quantité.

– Des tireurs ?

– Tous ces hommes sont habitués àtirer l’arquebuse.

– Que peuvent faire les femmes ?

– Tout ce qu’on voudra.

– Bien, dit alors Ragastens. Centhommes à cette rue (il désignait laruelle Saint-Sauveur). Cent hommesà cet endroit (il montrait la ruelle deMontorgueil). Cent hommes devantcette rue (la ruelle aux Piètres)… Enarrière de chaque groupe de tireurs,

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faites placer, de façon qu’elles soientà l’abri, une vingtaine de femmesavec des munitions. Ellesrechargeront les arquebuses…

A mesure que Ragastens donnait cesindications, elles étaient aussitôtexécutées.

A ce moment même, on entenditsonner minuit à Saint-Eustache.

– Maintenant, continua Ragastens,derrière chaque grouped’arquebusiers, faites placer centhommes armés de pistolets. Si lesarquebusiers sont obligés de céder,les pistolets entreront dans la mêlée.

Ces nouvelles dispositions furent

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prises en deux minutes.

– Enfin, acheva Ragastens, ici, aucentre de la place, tout, ce que vousavez d’hommes disponibles… Ce seraici une réserve de forces qui pourrase porter sur le point le plus menacé.

Le chevalier avait pris le seuldispositif qui présentât quelquechance de succès. Les chefsrassemblés autour de lui s’enrendirent compte, et adoptèrent sanscontestation le plan de l’étranger.

– Maintenant, dit enfin Ragastens,écoutez-moi bien : le pauvre diablequi vient d’être si affreusement traitédevait tirer trois coups d’arquebuse

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pour prévenir le grand prévôt que laCour des Miracles était tranquille. Sices trois coups ne sont pas tirés, ilest très possible que l’attaque soitremise. Décidez ce que vous avez àfaire.

– Je comprends, monsieur, votrelégitime embarras, dit Manfred. Jeparlerai donc en votre lieu et place.Frères, si nous ne tirons pas les troiscoups de feu, nous serons surprisune nuit prochaine. Si nous donnons,au contraire, le signal, les gens du roine s’attendront à aucune résistance.Est-ce votre avis ?

Les chefs opinèrent gravement de latête.

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– Votre avis, monsieur ?’demandaManfred à Ragastens.

– Mon enfant, dit celui-ci violemmentému, si j’étais à votre place, c’estainsi que j’aurais parlé.

A ce mot « mon enfant », Manfredregarda Ragastens avec étonnement.Mais il l’attribua à un excès depolitesse.

– Le sort en est donc jeté, dit-il d’unevoix ferme. Lanthenay, place-toi à laruelle Montorgueil. Moi, à la ruelleSaint-Sauveur. Toi, Cocardère, à laruelle aux Piètres… Monsieur lechevalier, voulez-vous nous fairel’honneur de diriger d’ici les

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opérations ?

– Je préfère vous suivre, réponditRagastens en s’efforçant de dominerson émotion.

– Venez donc ! Je vais donner lesignal…

q

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Chapitre 2

UNE VICTOIREDE FRANCOIS Ier

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Pendant que dans laCour des Miracless’achevaient lespréparatifs d’unerésistance désespérée,d’autres événements

s’accomplissaient.

On a vu que François Ier était venuavec M. de Monclar et une fortetroupe, faire une perquisition dansl’enclos des Tuileries, et que, ayantconstaté la disparition de Gillette etdu chevalier de Ragastens, il étaitretourné au Louvre, décidé à prendrepart à l’expédition contre lestruands.

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Or, dans la troupe que Monclar avaitamenée à la maison de MadeleineFerron, se trouvait un homme quenos lecteurs connaissent. C’étaitAlais Le Mahu.

Depuis qu’il avait aidé la duchessed’Etampes à enlever Gillette, Alais LeMahu avait fort réfléchi.

Et le résultat de ses réflexions avaitété que, d’une part, il devait seméfier de la duchesse d’Etampes, etque, de l’autre, c’est sur lui queretomberait la fureur du roi s’ilapprenait jamais la vérité.

Lorsqu’il connut la mort soudaine de

la vieille Mme de Saint-Albans, les

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réflexions d’Alais Le Mahuredoublèrent d’intensité.

– Ma pauvre amie est morte, se dit-ilen se donnant à lui-même lesimulacre d’essuyer une larmeabsente. Nous sommes tous mortels,il est vrai. Mais cette chère amie étaitde santé robuste. Or, on dit qu’elleest morte d’une colique inopinée… Jeme suis renseigné à la Bastille, et j’aiappris que la colique était survenueaprès un envoi de fruits… Qui avaitenvoyé les fruits ? Mystère… Maisj’ai dans l’idée que ce mystère

pourrait bien s’appeler Mme

d’Etampes. Or, moi, qui déteste lesfruits et qui ne suis pas sujet aux

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coliques, on pourrait bien un de cessoirs, au détour de quelque ruesombre, me faire avaler six poucesd’acier. Merci bien, madamed’Etampes…

Poursuivant le cours de sesméditations, maître Alais avaitensuite ajouté, toujours se parlant àlui-même :

– Et si Sa Majesté finit par savoircomment s’appelle l’homme quientraîna la jolie demoiselle ?… J’aivu qu’on avait mis des cordes toutesneuves à toutes les potences de laville. Malepeste ! Que la corde soitneuve ou vieille, mon cou n’a nulbesoin d’une pareille cravate…

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Et Alais Le Mahu avait décidé : 1°d’être sur ses gardes nuit et jour, 2°de tâcher de rendre au roi quelquesignalé service.

Comme nous l’avons dit, il faisaitpartie de la troupe de Monclar encette soirée où fut visitée la maisondes Tuileries.

Lorsqu’on eut donné le signal duretour, Alais Le Mahu se demanda lacause de cette disparition soudainedes personnes qu’on voulait arrêter.

Il voyait que François Ier attachaitun prix extraordinaire à cettearrestation, et que sondésappointement avait été vraiment

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étrange.

Quelles étaient ces personnes qu’onavait voulu arrêter ?

Le Mahu l’ignorait.

Mais il se dit que celui qui feraitl’arrestation deviendrait du coup unfavori de Sa Majesté.

De tout cela, il résulta que Le Mahu,au lieu de suivre le roi et Monclarvers le Louvre, se cacha aux environsde l’enclos des Tuileries.

– Si ces gens sont réellement partis,je n’aurai rien perdu à attendre, dit-il. Mais comme on n’avait vu sortirpersonne, et qu’il est possible que

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personne en effet ne soit sorti, si jepuis rapporter au roi quelque bonnenouvelle, j’aurai tout gagné àattendre. Attendons !

Alais Le Mahu, abrité derrière unmassif de vieux arbres, se mit doncen devoir de monter une gardesérieuse et attentive.

Son attente fut assez longue, et ilallait renoncer à sa faction lorsqu’ilvit quelqu’un sortir de la maison. Cequelqu’un, aux yeux d’unobservateur quelconque, eût passépour un jeune cavalier.

Il reconnut une femme.

C’était, en effet, Madeleine Ferron

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qui venait s’assurer, comme on l’avu, que les environs étaienttranquilles.

Il s’apprêta à suivre le cavalier, ou lafemme.

Mais elle rentra tout à coup dans lamaison.

– Il faut attendre encore ! pensa LeMahu. Toute la nichée doit être aunid, et je suis sûr qu’elle ne va pastarder à s’envoler.

En effet, dix minutes plus tard, unelumière se montra.

– Voici nos gens ! murmura Le Mahu.

Il vit sortir le jeune cavalier, puis

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deux femmes et deux hommes.

A cinquante pas derrière Spadacape,qui formait l’arrière-garde de lapetite troupe, Le Mahu se mit àmarcher prudemment, se dissimulantle long des arbres tant qu’on fut loindes rues, et le long des maisonslorsqu’on fut en plein Paris, se jetantventre à terre toutes les fois qu’ilvoyait s’arrêter la haute silhouettede Spadacape.

Lorsqu’on arriva rue Saint-Denis,Alais Le Mahu changea de tactique.

Il s’avança au milieu de la chausséeen chantant une chanson à boire.

Et il dépassa ainsi d’abord

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Spadacape, puis Ragastens escortantles deux femmes.

Le plan de Le Mahu était d’essayerde voir au moins l’un de ces visages.Il vit bien Spadacape et Ragastens…

Mais ils lui étaient complètementinconnus.

Quant aux deux femmes, elles étaientsi bien encapuchonnées qu’il étaitimpossible de distinguer leurs traits.

Un coup de vent décoiffa tout à couples deux femmes, au moment où lapetite troupe passait dans la zone delumière qui sortait de la devantured’un cabaret.

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Le Mahu, qui entonnait à tue-tête lequatrième couplet de sa chanson àboire, s’arrêta court, saisi.

Déjà les deux femmes avaient replacéleurs capuchons.

Mais Le Mahu avait reconnu l’uned’elles.

Il se mit à tousser fortement, commes’il eût voulu expliquer l’arrêt de soncouplet, puis recommença à chanter,et bientôt disparut en avant.

– La petite duchesse ! dit-il en lui-même. C’est la petite duchesse ! Lejoli petit oiselet que j’avais conduiten cette fort vilaine cage, par ordre

de Mme d’Etampes ! Ah ! ça, elle s’est

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donc sauvée ? Morbleu ! voilà quiprend bonne tournure, il me semble !

Ayant dépassé à son tour MadeleineFerron, Le Mahu se contenta degarder une avance suffisante pour nepas perdre de vue ceux qu’il filaitainsi. Le mot filer n’est pas del’époque, sans doute, mais il rendtrès bien le genre d’espionnageauquel se livrait Le Mahu.

Tout à coup, il les vit disparaîtredans une grande belle maisond’aspect bourgeois et presqueseigneurial.

Il revint alors sur ses pas, notasoigneusement la maison qui était

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d’ailleurs très facile à reconnaître.

– C’est ici le gîte définitif, murmura-t-il. Je comprends tout. L’homme quiaccompagne les deux femmes est unparent, un frère peut-être de la petiteduchesse de Fontainebleau. C’est luiqui l’a enlevée de la rue des Mauvais-Garçons, de chez la Margentine. Leroi l’a vue par hasard dans la maisondes Tuileries. Mais il y avait unecachette dans la maison. Etmaintenant, c’est ici qu’ils vont secacher. Bonne chasse, par tous lesdiables !

Et Le Mahu, tout joyeux, prit grandtrain la direction du Louvre. Cheminfaisant, le bandit réfléchissait à ce

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qu’il devait faire.

– Dois-je prévenir la duchessed’Etampes ? Dois-je prévenir le roi ?Lequel des deux maîtres vais-jechoisir ?

En arrivant au Louvre, Le Mahu étaitdécidé à tout dire au roi. Sanscompter qu’il saurait bien mettre àprofit le moment de bonne humeurque la nouvelle apportée par luiprocurerait au roi.

Le Mahu était officier subalterne.

Il discuta avec lui-même s’ildemanderait une somme d’argent ouun grade. Il se décida pour l’argent.

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On a pu voir déjà que Le Mahu étaitun esprit très pratique.

En arrivant au Louvre, il trouva qu’ilse faisait un étrange remue-ménage.Plusieurs compagnies d’arquebusiersse rangeaient dans la grande cour àla lueur des falots que portaient deslaquais.

Dans les écuries, on sellait leschevaux.

Un grand nombre de seigneurs de lacour étaient déjà à cheval en tenue deguerre, c’est-à-dire cuirassés,l’estramaçon battant les flancs deleurs montures.

Le grand prévôt, isolé, immobile,

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assistait sans mot dire à tous cespréparatifs.

Le Mahu se dirigea vivement vers lesappartements du roi.

– Je veux parler à Sa Majesté, dit-il àBassignac.

– Comme cela ? Sans demanderaudience ?

– C’est une nouvelle importante quej’apporte au roi.

– Dites-la moi et je la transmettrai àSa Majesté.

– Non, dit-il. Je garde ma nouvelle.

Et Le Mahu tourna les talons.

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Il se disait qu’il trouverait bien lemoyen de parler au roi, qui devaitmonter à cheval pour assister àl’attaque de la Cour des Miracles…

– Donner ma nouvelle ! grondait-il.Je donnerais plutôt ma main aubourreau ! Alors, c’est moi qui auraispris toute la peine, et c’est Bassignacqui en profiterait ? Car je connais leroi. Dès qu’il saura la chose, iljettera une chaîne d’or quelconque àcelui qui l’aura prévenu et il nepensera plus à lui !

Vers onze heures, il se fit un grandmouvement dans la cour du Louvre.

Les compagnies défilèrent

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silencieusement.

Chaque officier venait prendre lesordres de Monclar qui, penché sur lecou de son cheval, donnait à chacundes indications précises.

Le roi parut tout à coup, entouréd’une dizaine de ses favoris. Il se miten selle.

Près de lui, le grand prévôt attendait.

– Quand vous voudrez, monsieur, ditle roi.

– Nous sommes prêts, sire.

Le roi fit un geste, et se mit en route,causant avec La Châtaigneraie quiétait à côté de lui.

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Le Mahu avait sauté sur son cheval,et pris la suite, à la queue del’escorte des seigneurs.

Mais lorsqu’on eut franchi la portedu Louvre, il prit le trot, ets’avançant, s’arrêta à la hauteur duroi.

– Que veut cet homme ? dit François

Ier.

– Sire, s’écria Le Mahu, j’apporte àVotre Majesté des nouvelles del’enclos des Tuileries.

Le roi eut un tressaillement.

Il fit un geste, et ceux quil’entouraient demeurèrent quelques

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pas en arrière.

– Viens ça, dit-il à Le Mahu.

Celui-ci se plaça près du roi.

– Parle, fit le roi d’un ton bref.

– Sire, dit Le Mahu, je sais où setrouve la duchesse de Fontainebleau.

– Qui es-tu ? dit François Ier enpâlissant.

– Un pauvre officier obscur, perdu auplus bas de l’échelle, sire !

Et il ajouta avec impudence :

– Mais j’espère que Votre Majestédaignera ne pas oublier le pauvrediable qui s’est dévoué…

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Le roi regarda avec dégoût cethomme qui, avec une pareillegrossièreté, réclamait sarécompense.

– Qu’as-tu fait ? demanda-t-il.

– Voici : lorsque tout le monde a euquitté la maison de l’enclos desTuileries, j’ai eu l’idée de rester,moi !

– Ah ! ah !… Et tu as vu quelquechose ?

– J’ai vu sortir de cette maison cinqpersonnes : trois femmes et deuxhommes. L’une des trois femmesétait déguisée en cavalier. De cestrois femmes, je n’en connais qu’une.

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Quant aux deux hommes, je ne lesconnais ni l’un ni l’autre.

– Et celle que tu connais ?

– Je la connais pour avoir eul’honneur de l’apercevoir étant degarde à la porte de la grande salle

des fêtes : c’est Mme la duchesse deFontainebleau.

– Tu es sûr ?

– Aussi sûr que j’ai l’insigne faveurde me trouver près de Votre Majestéen ce moment, faveur qui compteradans ma pauvre existence, quandbien même il conviendrait à VotreMajesté d’oublier…

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– C’est bien, je n’oublierai pas…Continue.

– Eh bien, sire, lorsqu’ils ont quittéla maison des Tuileries, il m’est venuune autre idée : celle de les suivre. Etsi Votre Majesté avait par hasard ledésir de revoir d’ici une demi-heure

Mme la duchesse de Fontainebleau, jeme charge de l’y conduire.

Le roi se retourna alors sur sa selle.

– La Châtaigneraie, dit-il, envoie-moiM. de Monclar.

– Me voilà, sire, dit le grand prévôtqui chevauchait à deux ou trois rangsen arrière.

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– Monclar, dit François Ier, vousferez établir demain un bon de milleécus de six livres sur mon trésor, aunom de…

Et il interrogea Le Mahu d’un regardplein de cette insolence qu’il aimait àaffecter parfois.

– Alais Le Mahu, officier auxarquebusiers de Sa Majesté, dit LeMahu.

Monclar le regarda avec indifférence.

– Es-tu content ? reprit le roi.

– Votre Majesté me comble, fit lebandit.

Six mille livres étaient en effet pour

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lui une fortune inespérée. Mais auprix qu’attachait le roi aurenseignement qu’il apportait, il putjuger de sa véritable valeur et sepromit de ne pas en rester là.

– Monclar, avait continué le roi,choisissez-moi une escorte d’unevingtaine d’hommes et continuezsans moi vers la Cour des Miracles.

Le grand prévôt s’inclina et fit demi-tour.

Deux minutes plus tard, unevingtaine de cavaliers vinrent seranger derrière le roi qui, faisantsigne à ses trois fidèles de le suivre,prit le trot en disant à Le Mahu :

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– Marche devant !

Après un temps de trot de vingtminutes, la troupe, guidée par AlaisLe Mahu, s’arrêta devant la maison.

q

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Chapitre 3

LA GYPSIE

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Cependant le grandprévôt avait pris la têtede là colonne quimarchait sur la Cour desMiracles.

Son plan d’attaque étaitfait depuis longtemps.

Ce plan, le voici dans toute sasimplicité :

Tricot donnait le signal que toutétait paisible dans la Cour desMiracles et qu’on pouvait attaquer.

Dans chacune des trois rues quiaboutissaient au royaume d’Argot setrouvait établie une souricière, c’est-à-dire qu’un poste fort de trois cents

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hommes était dissimulé danschacune de ces trois rues.

Au signal donné, Monclar entraitsans bruit dans la Cour des Miracleset en occupait le centre aveccinquante arquebusiers formés encarré.

Aussitôt, des soldats armés detorches pénétraient dans toutes lesmaisons et y mettaient le feu.

Les habitants sortaient, affolés.

Le carré d’arquebusiers commençaità faire feu dans toutes les directions,les truands se précipitaient en fouledans les trois rues et allaient se faireprendre dans les trois souricières.

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L’incendie faisait place nette.

Et le lendemain commençait unprocès monstre qui envoyait au gibettous ceux qui auraient échappé àl’arquebusade.

Pour être juste, nous dirons que ceplan était dû en grande partie àl’imagination de M, de Loyola, quidevenait des plus fécondes dès qu’ils’agissait de tuer et d’incendier…bien entendu dans l’intention desauver des âmes.

En cheminant, Monclar songeait.

Il pensait à Manfred et à Lanthenay.

Dire que le grand prévôt en était

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arrivé à haïr ces deux hommes qu’ilne connaissait pas serait peut-êtreexagéré. Monclar n’avait qu’unepassion dans le cœur, et cettepassion était une douleurrétrospective.

Le grand prévôt avait l’âme tournéevers le passé mystérieux qui jetaitsur sa vie un voile de deuil.

Mais si Monclar ne haïssait pas lesdeux jeunes gens qu’il appelait deschefs de truands, il mettait sonhonneur à les pendre haut et court leplus tôt possible.

Monclar, s’il n’avait qu’une douleurdans le cœur, n’avait qu’une pensée

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dans l’esprit. Et cette pensée, c’étaitle respect absolu de l’autoritésuprême. Dieu et ses représentantssur terre devaient commander enmaîtres incontestés. Dieu était Dieu,et ses représentants, c’étaient leshommes comme Loyola, et les rois

comme François Ier.

Toucher à Loyola, c’était toucher àDieu.

Offenser le roi, c’était offenser Dieu.

Or, Manfred avait insulté le roi.

Lanthenay avait frappé Loyola.

Monclar ne comptait même pas,l’audace de Manfred sautant en

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croupe derrière lui et le menaçant,pour permettre à Lanthenay de fuir…

Il ne s’agissait là que de lui-même, etc’était peu.

Mais avoir touché au roi et à Loyola,c’était là pour Monclar le crimemonstrueux pour lequel il n’y avaitpas de rémission possible.

Monclar, dans ses longuesméditations, lorsque solitaire aucoin de sa vaste cheminée, ilévoquait le fantôme de la jeunefemme qu’il avait perdue, de l’enfantidolâtré qu’il avait perdu aussi,Monclar, dans ses moments terribles,conversait avec Dieu…

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Il appelait le Tout-Puissant, celui quiétait capable de faire des miracles etde ressusciter les morts.

Lui, grand prévôt, se chargeait defaire respecter Dieu et sesreprésentants.

« Mais en échange, O Seigneur,rendez-moi ma femme, rendez-moimon fils, ou du moins, si votreserviteur est indigne d’un tel miracle,faites descendre un peu de votre paixauguste dans ce pauvre cœur torturépar la douleur… »

Voilà quel était le cri perpétuel quimontait du fond de cet esprit.

Comprend-on maintenant quelle

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froide résolution l’animait dansl’accomplissement de ses terriblesfonctions ?

Comprend-on avec quelle implacablevolonté il avait résolu de s’emparerde Manfred et de Lanthenay, oh !Lanthenay surtout, Lanthenay quinon seulement avait insulté lamajesté royale, mais encore avaitporté la main sur un saint !…

Le supplice de ces deux hommesétait, il n’en doutait pas, le prix de lapaix enfin accordée à son cœur.

Pour Manfred, la pendaison suffirait.Peut-être irait-il jusqu’à l’estrapade,mais ce serait tout.

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Mais quant à Lanthenay, il ne fallaitrien moins que le bûcher. En effet, lefeu purifie : Loyola le lui avaitformellement affirmé.

Pendant que Monclar réfléchissaitainsi, et voyait déjà se dresser dansson imagination la flamme du bûcherqui monte haute et clair dans le cieltandis que les foules épouvantéesroulent autour du poteau desupplice, les capitaines de compagnieavaient pris position dans la ruelleSaint-Sauveur, la ruelle Montorgueilet la ruelle aux Piètres. Cesmouvements s’étaient accomplisdans le plus profond silence.

Le grand prévôt arrivé sur le champ

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de bataille ne songea plus qu’àassurer la victoire du roi et ladestruction des truands.

Il visita successivement chacune destrois rues, s’assura que chacun avaitbien compris ses instructions, et allase poster lui-même dans la rue Saint-Sauveur.

Au signal de Tricot – trois coupsd’arquebuse tirés à minuit – les troistroupes devaient entrer ensemble surle terrain de la Cour des Miracles etl’opération que nous avons décrite ;plus haut devait commencer aussitôt.

Dès lors, il n’y eut plus qu’àattendre.

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Les douze coups de minuit tintèrentgravement à Saint-Eustache…

Quelques minutes encore…

Puis, tout à coup, un coupd’arquebuse éclata dans le silence.

Un deuxième… un troisième…Monclar les compta.

– En avant ! dit-il alors au capitainede la compagnie qui se trouvait prèsde lui.

La masse des arquebusiers s’ébranla.

Certain que cette barricade n’étaitgardée que par quelques hommes quiétaient de connivence avec Tricot,Monclar, arrêté au milieu de la rue,

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regardait tranquillement défiler lessoldats.

Les arquebusiers n’étaient plus qu’àdix pas de l’obstacle.

A ce moment, une voix rude jeta unordre bref.

La barricade parut s’enflammercomme un cratère éteint qui semettrait soudain à cracher des lavesincandescentes, et une formidabledétonation ébranla les masures de larue, faisant voler en éclats lesvitraux des fenêtres fermées.

Dépeindre l’effarement, la stupeur etl’épouvante de la compagnied’arquebusiers serait difficile. Plus

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de quarante morts ou blessés étaienttombés, parmi des hurlements et desimprécations. Au nombre des mortsétait le capitaine qui marchait entête.

Les survivants reculèrent endésordre, entrechoquant leurs armes,se culbutant les uns les autres.

Monclar, un moment stupided’étonnement, entendit au loin deuxautres détonations sourdes ;c’étaient les truands de la ruelle auxPiètres et de la ruelle Montorgueilqui venaient de faire feu comme ceuxde la ruelle Saint-Sauveur.

En toute hâte, il appela auprès de lui

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quelques-uns des seigneurs quiétaient venus, par distraction,assister au grand massacre de laCour des Miracles.

Ensemble, ils barrèrent la rue etarrêtèrent les fuyards.

– En avant ! rugit Monclar. Si vousne prenez pas la barricade d’assaut,vous allez vous faire tuer jusqu’audernier dans ce boyau…

Ce raisonnement était le seul qui pûtrendre courage aux arquebusiers.

Ils se retournèrent vers la barricade,mais au lieu d’y aller en rangs serréscomme la première fois, ils sedisséminèrent en rasant les murs.

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Ils étaient quatre cents environ.

Au pas de course, ils foncèrent sur labarricade.

Une deuxième détonation retentit, etdes hommes tombèrent pour ne plusse relever.

– En avant ! hurla Monclar.

Les arquebusiers, en quelquessecondes, furent sur la barricade,avec une grande clameur.

Mais alors, sur cette barricade, sedressèrent une foule de démonsarmés de lances, de hallebardes, detronçons d’épées, de vieuxestramaçons, et même de lardoires,

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de toutes sortes de coutelas bizarres.

Des plaintes, des cris de rage, desjurons en toutes les langues, descoups de pistolet et d’arquebuse,voilà ce qu’on entendit pendant prèsde vingt minutes.

Cependant les soldats du roireculaient peu à peu.

Monclar, entouré de seigneurs, avaitgardé son épée au fourreau, tandisque ceux qui l’entouraients’escrimaient à outrance.

Le grand prévôt se trouvaitmaintenant tout près des truands quibondissaient autour de lui.

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Son attitude et, ses ordres donnèrentun peu de sang-froid aux soldats ; uneffort suprême fut tenté, et ce fut autour des truands de reculer.

Mais derrière eux, du fond de la Courdes Miracles, voici qu’une bandeaccourait, comme une trombe. Ilsavancèrent en ordre serré, biencuirassés, bien armés, jouant del’estramaçon et du pistolet.

En quelques instants, la rue futdéblayée.

Monclar, demeuré l’un des derniers,la pâleur au front, la rage au cœur,allait s’enfuir à son tour.

A ce moment, un homme saisit la

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bride se son cheval et lui dit :

– Vous êtes pris, monsieur, rendez-vous !

Monclar se vit entouré de truands.Au loin, il entendit le roulement de lafuite de ses hommes.

Il leva les yeux vers le ciel commepour y chercher Dieu qu’il avaitimploré, puis il ramena son regardsur l’homme qui, à la tête de la bandede truands, avait mis en fuite lessoldats du roi, l’homme dont il étaitle prisonnier…

Et il reconnut Lanthenay !

Les truands célébrèrent leur victoire

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par de terribles clameurs. Les grandsfeux furent rallumés.

Autour, prirent place les blessés quedéjà d’actives ribaudes pansaient etfrottaient d’onguents.

Aux tables, maintenant, l’orgie sedéchaînait.

Des tonneaux de vin étaient placésde distance en distance : ils sevidaient rapidement. A chaque table,chacun racontait maintenant lesbeaux coups qu’il avait donnés, lescrânes qu’il avait pourfendus.

Dans la ruelle aux Piètres et dans laruelle Montorgueil, les événementss’étaient déroulés à peu près comme

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dans la ruelle Saint-Sauveur.

De longtemps, sans doute, on nesongerait à attaquer la Cour desMiracles.

Les truands s’énuméraient les unsaux autres les avantages que leurdonnait cette victoire inespérée –due surtout à la découverte de latrahison de Tricot.

Ragastens n’avait pas tiré l’épée.

Il s’était contenté de se tenirconstamment près de Manfred, prêt àle protéger au besoin de sa rapière,arme formidable dans ses mains.

Lorsque le grand prévôt fut conduit

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au milieu de la Cour des Miracles, ils’éleva parmi les truands une telleclameur que la ville entière parut enêtre ébranlée jusque dans sesassises.

Les massiers, les suppôtsentourèrent aussitôt Monclar.

Sans cette précaution, le grandprévôt eût été à l’instant traitécomme venait de l’être son agentTricot.

Mais l’autorité des chefs étaitgrande.

Devant leurs ordres répétés, lestruands reculèrent en grondant,pareils à des dogues affamés à qui on

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arrache l’os qu’ils voulaient ronger.

Monclar fut enfermé dans la sallebasse de l’une des maisons de laCour des Miracles.

Et les chefs tinrent conseil poursavoir ce qu’on en ferait.

Ragastens, aussitôt après l’action,avait demandé à Manfred :

– Cette bohémienne dont vous meparliez… cette…

– La Gypsie ? fit Manfred étonné.

– Oui. Vous avez dit que je pourraisla voir ?

– Sans aucun doute.

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– Eh bien, je désire la voir…

Manfred, surpris de cette hâte,s’inclina pourtant et dit au chevalierqu’il était prêt à le conduire auprèsde la vieille bohémienne.

– Allons donc, je vous prie, fitRagastens avec une émotion quisurprit de plus en plus le jeunehomme.

– Ah çà ! pensa-t-il, le chevalierconnaît donc la vieille sorcière quim’a élevé ? Ou s’il ne la connaît pas,que lui veut-il ?

Quelques instants plus tard, ilsentraient dans le logis de la Gypsie.

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– Mère, fit Manfred, voici unétranger qui désire vous voir.Recevez-le bien, je vous en prie, carje lui ai de grandes obligations.

– Qu’il soit le bienvenu, mon fils, ditla bohémienne.

Ragastens se tourna vers Manfred.

– Mon enfant, dit-il voulez-vousavoir la bonté de me laisser seulavec, cette femme ? Excusez-moi…

– Chevalier, répondit Manfred, j’aipour vous une telle sympathie et unesi grande reconnaissance que jeconsidère vos désirs comme desordres…

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A ces mots, il s’inclinagracieusement, et Ragastens leregarda s’éloigner, admirant sa taillesvelte, l’aisance de sa parole,l’intelligence qui brillait en sesyeux…

Lorsque Manfred eut disparu déjàdepuis plus d’une minute, lechevalier poussa un soupir ets’adressa à la Gypsie.

Celle-ci semblait le considérer aveccette curiosité indifférente qu’onaccorde à une personne qu’on voitpour la première fois.

– Je désire, dit-il, – et sa voixtremblait légèrement – vous poser

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quelques questions. Je vous demandede me répondre en toute franchise etvérité. Si vous êtes pauvre, je vousenrichirai…

– Parlez, seigneur, dit-elle sans quesa voix trahît la moindre émotion oudéfiance, je répondrai de monmieux…

– Ce jeune homme qui sort d’ici…

– Manfred ?

– Oui… Manfred ! Voulez-vous medire où il est né ?

– En Italie, fit simplement la vieille.

Ragastens sentit son cœur battre àcoups redoublés.

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– Il n’en faut plus douter ! pensa-t-il.C’est mon fils ! Mon fils ! Ah ! queBéatrix va être heureuse !

Il reprit à haute voix :

– Où l’avez-vous trouvé ? Dans quelpays de l’Italie ?

– Trouvé, seigneur ?

– Oui, trouvé… ou recueilli… ouautre chose enfin !

– Je ne comprends pas, répondit laGypsie d’un air de naïveté. Manfredn’est pas un enfant trouvé…

– Je m’exprime mal… Je voudraissavoir qui vous a remis cet enfant ?

– Personne !

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Ragastens chercha à pénétrer lapensée de la bohémienne, mais celle-ci montrait un visage parfaitementcalme.

Il reprit :

– Je vous répète que je vousenrichirai. Demandez-moi ce quevous voulez. D’avance, je vousl’accorde.

– Je vous remercie, seigneur, fit laGypsie avec effusion. Il est certainqu’un peu d’argent serait le bienvenudans ma pauvre demeure. Voulez-vous que je vous dise la bonneaventure ?

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– Je veux simplement que vous merépondiez : Manfred est un enfantvolé, n’est-ce pas ? Oh ! je ne cherchepas à savoir par qui…

– Vous vous trompez, seigneur…

– Mais enfin, qui est son père ? Leconnaissez-vous ?

– Hélas ! Comment ne le connaîtrais-je pas ! s’écria la bohémienne avecune mélancolie admirablement jouée.Son père est un noble napolitain.

– Napolitain ! exclama Ragastenspalpitant.

– Oui… J’étais jeune alors… J’étaisjolie… je lui plus… je l’aimai… et de

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cet amour éphémère est né monManfred…

Ragastens tomba sur un siège. Ladéception était cruelle.

– Ainsi, balbutia-t-il, Manfred estvotre fils ?

– Mon fils, oui, seigneur… Je l’aiappelé Manfred en souvenir de sonpère, qu’il n’a pas connu…

– Mais ce jeune homme, repritvivement Ragastens se raccrochant àun dernier espoir, ce jeune hommedit que vous n’êtes pas sa mère…

– Je le lui ai laissé croire… pauvreenfant ! il est si intelligent, si fort au-

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dessus de ceux qui l’entourent qu’il afini par se persuader qu’il a desparents illustres… Lui prouver qu’ilest simplement le fils de la pauvrebohémienne, c’eût été lui briser lecœur… Il faut être mère, seigneur,pour concevoir des sacrificespareils !…

La Gypsie essuya deux larmes quicoulaient de ses yeux.

– Ah ! reprit-elle tout à coup, ce n’estpas comme Lanthenay, par exemple !Celui-là n’est pas mon fils, bien qu’ilm’appelle aussi sa mère… Celui-làest vraiment un enfant recueilli…Son père était Parisien… Il est mort !

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Ragastens fit un geste de la maincomme pour dire qu’il en savaitassez…

Il se leva alors, fouilla dans sabourse, et tendit à la bohémienne unepoignée de pièces d’or qu’elle prit enmurmurant des bénédictions.

Nous laisserons Ragastensredescendre tout pensif dans la Courdes Miracles et s’approcher deManfred avec qui il commença unentretien que nous aurons à relater.

Lorsque le chevalier fut sorti de chezelle, la Gypsie s’assit près d’un coinde table et se mit à songer.

– J’aurais pu, murmura-t-elle, dire la

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vérité au seigneur de Ragastens. Ducoup, je faisais bien des gensheureux. Mais à quoi m’aurait servi,à moi, tant de bonheur dont j’auraisété cause ? Voyons un peu ce qui sepasserait si je disais au chevalier :« Oui Manfred est votre fils ! C’est

moi qui l’ai enlevé pour plaire à Mme

Lucrèce Borgia. Mais elle est mortemaintenant ! » Si je disais cela, ilarriverait que, sous peu de temps,Manfred partirait avec son père. Or,qui me prouve qu’il ne chercheraitpas à emmener Lanthenay et qu’il n’yréussirait pas ? Et que m’importe,après tout, que les gens soientheureux ou malheureux… Est-ce que

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quelqu’un s’inquiète de mon bonheurà moi ? Est-ce que personne a jamaissongé aux larmes que j’ai répanduesdepuis que j’ai vu mon fils pendusous mes yeux ?

La Gypsie mit sa tête dans ses deuxmains.

Et cette évocation de son fils pendula fit frissonner.

Elle murmura, les dents serrées :

– Emmener Lanthenay ! Qu’est-ceque je deviendrais, moi, du jour où jen’aurais plus sous ma main le fils deMonclar pour assurer ma vengeance.

Elle se leva, s’approcha de la fenêtre

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qui donnait sur la Cour des Miracles.

Au milieu de la cour, près d’un grandfeu, elle vit les chefs assemblés.Parmi eux, Lanthenay.

Quant à Manfred, il s’était écarté encompagnie de Ragastens.

En reconnaissant Lanthenay, laGypsie tressaillit, et un éclair dehaine sauvage brûla dans son regard.

Pourtant, ce n’est pas Lanthenayqu’elle haïssait.

C’était au père de Lanthenay, augrand prévôt de Paris, au comte deMonclar que cette haine farouches’adressait.

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Pendant toute la bataille, la Gypsieétait demeurée à sa fenêtre ouverte,écoutant les bruits, scrutant la nuit.

Elle ne doutait pas de l’issue ducombat.

Les gens du roi, et Monclar avec eux,seraient vaincus.

C’était chez elle une conviction – unefoi.

Il fallait que Monclar fût vaincu pourque la rage du grand prévôt s’accrût !Il fallait que Monclar en arrivât àhaïr son propre fils !

Lorsque ce fut fini et qu’elle sut queles troupes du roi étaient refoulées

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des trois côtés à la fois elle refermatranquillement sa fenêtre et dit :

– Je savais bien que les chosestourneraient ainsi !

Maintenant, elle examinait aveccuriosité l’assemblée des chefs ettrouvait bizarre que le conseil durâtsi longtemps.

– Est-ce que tout ne serait pas fini ?murmura-t-elle.

Et elle descendit et s’approcha dubrasier près duquel se tenait leconseil en plein vent, selon lesmœurs et habitudes de la Cour desMiracles.

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C’était Lanthenay qui parlait à cemoment.

Et Lanthenay disait :

– Si nous le mettons à mort, commeon vous en donne l’avis, les plusgrands malheurs sont à redouter.Croyez-moi, profitez au contraire decet événement pour confirmer vosprivilèges. Arrachez-lui la promesseformelle de ne plus rien tenter contrevous, et renvoyez-le. Croyez-vousque le roi laisserait sa mortimpunie ? Dès demain la batailleserait à recommencer, et peut-être,cette fois, l’avantage descirconstances ne serait-il pas pourvous. Tandis que si vous le renvoyez

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vivant, sans lui avoir fait aucun mal,non seulement le roi y regardera àdeux fois avant d’attaquer à nouveaudes gens qui se défendent si bien,mais encore il aura pour votregénérosité une sorte d’estime, sanscompter la reconnaissance de votreprisonnier…

La Gypsie tressaillit. De qui était-ilquestion ?

Elle toucha le bras d’un suppôt quise trouvait près d’elle.

– Frère, dit-elle, de quel prisonniers’agit-il ?

– Comment, vieille Gypsie, tu ne lesais pas !

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– Je ne sais qu’une chose, c’est quemes chers enfants n’ont pas été tuésou blessés dans la bagarre ; c’esttout ce qu’il me faut, à moi !

– Oui, oui… on connaît ton affectionpour nos frères Manfred etLanthenay. Il est vrai, qu’ils envalent la peine. C’est grâce à eux queles gens du roi ont fui ! Lanthenaysurtout !

– Ah !

– Oui ! C’est lui qui a fait leprisonnier.

– Et ce prisonnier ?

– C’est le grand prévôt.

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– Le comte de Monclar ? balbutia laGypsie.

– On discute sur son sort…

– Et où l’a-t-on mis ?

– Là ! fit le truand.

D’un geste, il désigna une masure.

– Pas de danger qu’il se sauve, aumoins ?

Le truand éclata de rire.

– Il est dans la cave, lié avec descordes solides, et la cave est fermée àdouble tour, dit-il.

– La précaution est bonne, dit laGypsie, pour un prisonnier de cette

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importance.

Elle s’écarta doucement.

Monclar était prisonnier, et c’étaitgrâce à Lanthenay !

Elle se dirigea droit vers la masure.

Devant une porte, elle vit Cocardèreen faction.

– Lanthenay veut te parler, lui dit-elle. Je vais te remplacer.

– Bon ! fit Cocardère, voici la clef dela cave.

– Tu attendras que le conseil soitterminé. Il m’a recommandé que tune le déranges pas avant.

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– Bien, bien…

Cocardère s’éloigna en sifflotant.

La Gypsie s’élança chez elle.

Quelques instants plus tard, ellerevenait avec un paquet sous le bras,et une petite lampe.

Alors, elle ouvrit la porte de la cave,entra et referma.

Au bas de l’escalier, il y avait deuxcaves.

Dans la deuxième, elle vit Monclarétendu sur le sol, lié solidement, etbâillonné. D’un tour de main, elledéfit le bâillon et coupa les cordes.

– Me reconnaissez-vous, monsieur le

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grand prévôt ?

– Oui ! Que me veux-tu ? dit-il,persuadé que la vieille était escortéede truands et qu’elle venait l’insulter.

– C’est Lanthenay qui vous a pris ?reprit-elle.

– Oui ! dit-il.

– En ce moment, le conseil des chefsest réuni pour statuer sur votre sort.

Monclar haussa les épaules et souritdédaigneusement.

– Tous sont d’avis de vous renvoyerindemne… Un seul, vous entendez,un seul est d’avis qu’il faut vousmettre à mort. Malheureusement, son

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avis, à lui, vaut plus que celui de tousles autres. Il sera écouté…

– Ah ! Et quel est cet hommeimplacable ?

– Lanthenay.

– J’aurais dû m’en douter. Eh bienqu’ils fassent vite !…

– Je viens vous sauver…

– Et pourquoi me sauves-tu ?

– Nous n’avons pas le temps de nousexpliquer. Plus tard, vous saurez.Seulement, je vous demande de nepas oublier que Lanthenay voulaitvous faire pendre, et que je voussauve, moi !

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– Sois tranquille, je n’oublierai nil’un ni l’autre !

En parlant, la vieille avait défait sonpaquet.

Il contenait un ample manteau et unetoque.

– Laissez votre épée, dit-elle. Ellepourrait vous trahir.

Monclar obéit, se couvrit de la toqueet s’enveloppa du manteau.

– Venez dit la Gypsie lorsque cespréparatifs furent terminés.

Ils montèrent l’escalier.

La bohémienne referma la porte àdouble tour et mit la clef dans sa

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poche.

Elle se dirigea droit vers la ruelleSaint-Sauveur.

Au bout de la rue, la Gypsie s’arrêta.

– Allez, monseigneur, dit-elle.

– Et toi ?

– Moi ?… Je rentre chez moi, voilàtout.

– Mais on saura que c’est toi quim’as délivré ?

– Peut-être !

– Alors, on te tuera. Viens, je mecharge de te faire une existence plusheureuse que celle que tu as menée

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jusqu’à ce jour.

– Nul ne peut plus rien pour monbonheur, fit-elle.

– Tu es donc bien malheureuse ?

– Autant qu’une créature humainepeut l’être.

– Etrange femme ! murmura le grandprévôt. N’est-ce pas toi qui m’asparlé un jour, comme je passais àcheval près de la rue Saint-Denis ?…

– Oui, monseigneur, c’est moi.

– Mais tu me disais alors que tut’intéressais à ce Lanthenay…

– C’est vrai, et je m’intéresse encoreà lui.

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– Pourtant tu me sauves, alors que tusais bien ce que je vais faire…

– Non, monseigneur, je ne le sais pas.

– Eh bien, il faudra bien qu’un jourou l’autre Lanthenay tombe dansmes mains…

– C’est probable, monseigneur… Etaprès ?

– Après ? Je le ferai rouer vif. Il nem’eût pas épargné, lui ! Tu me ledisais tout à l’heure…

– Je le disais parce que c’est lavérité, Monseigneur.

– Ainsi donc, tu t’intéresses àLanthenay et tu délivres celui qui le

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fera rouer ?

– N’y a-t-il donc qu’une manière des’intéresser à quelqu’un ?

Le grand prévôt garda un instant lesilence.

– Qu’est devenu Tricot ? demanda-t-il.

– Il est mort ; nos hommes l’ont tuéparce qu’il trahissait.

– Qui les a prévenus ?

– Lanthenay, répondit la Gypsie.

– Tu ne mens pas ?…

La bohémienne tressaillit. Est-ce queMonclar la devinait ?

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– Pourquoi mentirais-je ? fit-elleavec son calme.

– Que sais-je ?… Si tu hais ceLanthenay…

– Je ne le hais pas. Il n’est rien pourmoi. Et lors même que je le haïrais, jene daignerais pas mentir. Lorsque jeveux frapper quelqu’un, je le frappemoi-même. Et je vous jure,Monseigneur, que le coup esttoujours bien appliqué.

– Je le crois ! dit Monclar enfrissonnant.

Il reprit, après un court silence :

– Que veux-tu pour m’avoir délivré ?

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– Je n’ai besoin de rien,monseigneur. Je vous ai délivrésimplement parce que si meshommes vous avaient tué, il en seraitrésulté de terribles calamités pournous tous.

– Soit ! Adieu, alors…

– Au revoir, monseigneur…

Elle le regarda un instant s’éloignerd’un pas aussi tranquille que s’iln’eût pas couru dix minutes avant unterrible danger.

Alors elle rentra dans la Cour desMiracles.

Elle s’approcha du brasier, et,

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tranquillement, pénétra dans lecercle des truands qui discutaient lesort du grand prévôt.

Une sorte de respect superstitieuxs’attachait à la Gypsie.

Elle passait pour avoir desaccointances avec certains démons ;elle avait en outre la réputation delire comme à livre ouvert dans lesétoiles, « ce que la nuit des tempsrenferme dans ses voiles » – pouremployer la somptueuse expressionde La Fontaine. Plus d’un truand quin’eût pas redouté de se colleter avecle guet et qui, au besoin, eût marchéà la potence avec un sourire debravade, frissonnait en rencontrant

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la Gypsie, par les nuits obscures, etse hâtait de toucher quelque amulettecapable de conjurer le mauvais sort.

Aussi, lorsqu’elle pénétra dans lecercle des chefs et qu’elle leva sesdeux bras maigres comme pourréclamer le silence, on se tutaussitôt.

– Frères, dit la Gypsie, vous discutezpour savoir si vous devez tuer legrand prévôt…

– Donne ton avis ! lui cria-t-on.

– Mon avis est inutile. Votre avis àtous est inutile. Le grand prévôt n’estplus dans la Cour des Miracles. Ils’est évadé…

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Un grand cri de rage et de fureurs’éleva.

Plusieurs truands s’élancèrent versla cave où Monclar avait étéenfermé ; Ils revinrent au bout dequelques instants en disant que laGypsie avait dit la vérité.

– Ne cherchez pas, reprit labohémienne, comment la chose a puse faire. C’est moi qui ai ouvert laporte au grand prévôt et qui l’aiconduit hors le territoire du royaumed’Egypte.

Un silence de stupéfaction accueillitces paroles, et la Gypsie se hâta decontinuer :

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– En délivrant le grand prévôt, c’estnous tous que j’ai sauvé. Les espritsm’ont révélé que la mort du grandprévôt serait le signal d’un massacregénéral. Cependant, si j’ai eu tort, jeme soumettrai à la peine que vousm’infligerez. Mais même si cettepeine doit être la mort, je mourraiheureuse d’avoir sauvé mes frères.

Nul n’éleva donc la voix pourréclamer une punition contre laGypsie.

Et celle-ci put se retirertranquillement.

Mais comme elle allait remonter sansson taudis, elle vit Lanthenay qui

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s’approchait d’elle en hâte.

– Pourquoi avez-vous sauvé cethomme ? demanda-t-il.

– Mais toi-même, tout à l’heure,n’as-tu pas parlé dans le conseilpour que Monclar fût épargné ?…J’ai cru que je te serais agréable,mon fils…

– C’est possible… Allez, mèreGypsie, pardonnez-moi ma colère.

– Ai-je donc vraiment si mal fait ?demanda-t-elle. Et sa voix avait unesingulière douceur d’affection.

– Ne comprenez-vous pas, réponditsourdement Lanthenay, ne

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comprenez-vous pas que si j’avaispris cet homme, c’est que,moyennant sa vie et sa liberté, jecomptais lui arracher la vie et laliberté d’un autre !

– Ah ! malheureuse, je n’ai pointsongé à cela !

– N’y pensons plus… Le mal estfait… il est irrémédiable… Mais,vraiment, si tout autre que vous eûtfait ce que vous venez de faire, je nesais si j’aurais assez de puissancesur moi pour m’empêcher de letuer…

La colère et le désespoir deLanthenay était d’autant plus

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effrayants qu’il contenait sa voixpour ne pas épouvanter la vieillefemme.

Un geste violent lui échappa, et ils’éloigna brusquement en s’écriant :

– Il faut que je sois maudit !

La Gypsie était demeurée à la mêmeplace.

– Maudit ? gronda-t-elle alors entreses dents. Qui te dit que tu ne l’espas !

Le désespoir de Lanthenay futimmense.

Depuis l’avortement de la tentativeinsensée qu’il avait faite à la

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Conciergerie pour délivrer EtienneDolet, il attendait avec une fébrileimpatience que la Cour des Miraclesfût attaquée.

Il était persuadé que le grand prévôtdirigerait en personne l’opération.

Son plan était simplement des’emparer de Monclar.

Une fois le grand prévôt prisonnier ilne doutait pas qu’il pût lui arracherla liberté de Dolet.

On a vu que ce plan avaitadmirablement réussi dans la partieque Lanthenay pouvait à juste titreconsidérer comme la plus difficile.

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Et on a vu comment, grâce à laGypsie, il avait échoué dans ladeuxième partie.

q

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Chapitre 4

BEATRIX

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Pendant que ces diversévénementss’accomplissaient à laCour des Miracles, le roiet son escorte, guidés parAlais Le Mahu, étaient

arrivés devant la maison de la rueSaint-Denis où Madeleine Ferronavait conduit le chevalier deRagastens.

Le roi mit pied à terre.

Les vingt cavaliers qui l’avaient suivil’imitèrent, et l’officier qui lescommandait prit aussitôt sesdispositions selon les indications

que François Ier venait de lui donner.

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Le roi fit signe à La Châtaigneraie, àd’Essé et à Sansac de venir avec lui.

– Monsieur, dit-il à l’officier, sij’appelle, vous envahirez cettemaison, et alors, n’hésitez pas, tueztout ce qui voudrait vous faireobstacle, homme ou femme !

L’officier s’inclina en signe qu’ilavait compris la consigne et qu’ilétait prêt à l’exécuter envers etcontre tous. Alors le roi s’approchade la porte. Elle était fermée.

– Forcez cette porte, dit-il à l’officier.Sans bruit.

Sur un signe de l’officier, un soldats’approcha à son tour, introduisit

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son poignard dans la jointure de laserrure, et après dix minutes detravail silencieux, parvint enfin àouvrir.

François Ier s’élança, suivi de sestrois compagnons.

Pour entrer dans la maison, il y avaitune autre porte.

Elle fut ouverte par le même procédé.

Cependant, le silence qui régnaitdans la maison ne laissait pas qued’inquiéter le roi.

Pourquoi tout était-il silencieux etobscur à l’intérieur ?

Tout à coup, comme il était à peu

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près au milieu de cet escalier,l’obscurité dans laquelle il setrouvait se dissipa.

Le roi porta vivement la main à sonépée et leva les yeux. Car la lumièrevenait de haut.

Alors, il vit une femme qui tenait unelampe à la main et qui le regardaitavec une dignité triste et sévère.

Il la reconnut aussitôt.

– Madame de Ragastens ! fit-il en sedécouvrant avec cette politesse quil’abandonnait bien rarement.

Puis, souriant, et prenant déjà sonparti, il s’écria :

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– Eh ! madame, nous nous étionstout à l’heure quittés un peu en froid,et j’ai tenu à me réconcilier avec unepersonne aussi accomplie que vousparaissez l’être.

– Sire, dit Béatrix, je vous répéteraice que je vous ai dit dans l’enclos desTuileries : Soyez le bienvenu.

Le roi regarda autour de lui avecinquiétude.

Il s’attendait à une résistance, à desreproches, – car enfin il entrait danscette maison comme un des truandsque le grand prévôt combattait àcette heure, – et la parole de Béatrixlui faisait redouter quelque guet-

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apens.

François Ier avait la bravourephysique poussée à un degréextraordinaire.

– On va peut-être me poignarder,songea-t-il, mais, tant pis, la mortplutôt que le ridicule !

Et il monta lestement les quelquesmarches qui le séparaient de Béatrix.

– Aurais-je le plaisir de voir M. deRagastens ? demanda-t-il ens’inclinant.

– M. le chevalier sera désespéré dene pas s’être trouvé là pour répondreà l’honneur que lui fait Sa Majesté

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pour la deuxième fois…

En même temps, elle s’effaça pourlaisser entrer le roi.

Elle vit son hésitation et comprit.

– Ne craignez rien, sire, dit-elle, il n’ya personne que moi dans cettemaison…

Le roi rougit un peu et entra,immédiatement suivi de sescompagnons, dans une belle et vastesalle incomplètement meublée.

– Quoi, madame, s’écria-t-il alors,vous êtes seule ici, dites-vous ?

– Absolument seule, sire.

– Cependant, madame, on a vu entrer

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ici plusieurs personnes…

– Qui étaient présentes il n’y a pasplus d’un quart d’heure, sire. Mais ence moment, malgré tout le regret quej’en éprouve, je suis seule à essayerde rendre au roi les honneurs qui luisont dus…

– Où est M. de Ragastens ?

– Sire, dit Béatrix avec un calme quiimposa au roi une sorte derespectueuse admiration, je pourraisvous répondre que vous, le premierchevalier de France, vous interrogezen ce moment une femme venue en cepays sur sa réputation de loyalehospitalité…

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– Pardonnez-moi, madame, fit le roifrémissant. Mais il y va d’intérêtsfort graves, je vous assure. Aussi,malgré le chagrin que j’en éprouve, jevous interroge comme maître de lasuprême justice dans ce pays et voussomme de me répondre… Où est M.de Ragastens ?

– Puisque vous parlez en maître, sire,je répondrai contrainte ; M. deRagastens est sorti pour conduire enlieu sûr une jeune fille à laquellenous avons voué tous les deux unegrande affection.

– De quoi se mêle ; éclata-t-il, cepetit aventurier qui n’est ni Françaisni Italien et qui prétend nous donner

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des leçons !

Béatrix pâlit.

– Sire, dit-elle d’une voixétrangement ferme, le chevalier deRagastens n’a jamais toléré que quique ce fût au monde l’insultâtimpunément. Ce m’est un impérieuxdevoir de veiller à ce qu’il ne soit pasinsulté en son absence. Mais commeje suis femme et que je n’ai aucunmoyen d’empêcher quatre hommesd’être insolents je me retire pour nepas en entendre davantage…

– Restez, madame, s’écria le roi.Vous venez de prononcer des parolesbien audacieuses ; mais selon vos

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propres expressions, vous êtesfemme, et je n’userai pas, à Dieu neplaise ! du droit de répression que jepourrais employer. Restez, jemesurerai mes paroles, et j’espèreque vous ferez de même.

– Votre Majesté peut en être assurée,dit alors Béatrix. Le roi garda uninstant le silence.

– Madame, reprit-il, tout à l’heure,dans l’enclos des Tuileries, je vous aidit clairement que Gillette est mafille… Me croyez-vous ?

– Je crois d’autant plus volontiersVotre Majesté que Gillette elle-mêmenous a raconté toute son histoire.

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– Et sachant que Gillette est ma fille,sachant que je la cherche, le chevalierde Ragastens la soustrait, la cache,l’enlève !… Sans vouloir invoquerd’autres droits, je vous dirai,madame, que je n’ai pas agi ainsi àl’égard du chevalier lorsqu’il estvenu me supplier de l’aider àretrouver son fils… votre fils,madame !

– Sire, le chevalier m’a dit labienveillante réception que vousaviez bien voulu lui faire, et je vousgarantis sa reconnaissance comme lamienne…

– Je n’en doute pas, madame ; maisle chevalier a une étrange façon de

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témoigner sa reconnaissance.

– M. de Ragastens a, tout à l’heure,demandé à Gillette si elle désiraitêtre conduite au Louvre ; sur saréponse affirmative, sire, le chevalierétait tout prêt à vous ramener votreenfant…

– Et qu’a-t-elle dit ? fit le roiavidement.

– Qu’elle préférait mourir…

François Ier baissa la tête.

– Me hait-elle donc à ce point !murmura-t-il.

Mais bientôt la colère l’emporta ànouveau.

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– Soit, dit-il. Le chevalier deRagastens a emmené ma fille. Maismoi, je désire savoir en quel lieu il l’aconduite.

– Je ne le sais pas, sire.

– Vous le savez, madame ! Ou plutôt,tout dans votre attitude, dans le sonde votre voix, dans votre regardembarrassé, tout me prouve que vousvous jouez de moi. Je vous prie doncde me répondre avec exactitude, sansquoi…

– Sans quoi, sire ?…

– C’est à vous, à vous seule, madame,que je m’en prendrais ! Donc, vousm’affirmiez que le chevalier n’est pas

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ici ?

– Oui, sire !

– Qu’il a emmené Gillette ?

– Oui, sire !

– C’est bien. Il séquestre ma fille ;moi je séquestre sa femme. Veuillezvous préparer à nous suivre,madame.

– Quoi, sire, vous oseriez…

– J’oserai tout ! fit violemment le roi.Je vous arrête, madame. Lorsque lechevalier de Ragastens me rendra mafille, je vous remettrai en liberté,cela, je le jure, – mais je jureégalement que le chevalier ne vous

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reverra pas avant que je n’aie revuGillette…

– Sire, c’est un indigne abus deforce !

– Non, madame, c’est de la clémence.

– Sire, je ne céderai qu’à la force, etnous verrons si, en France, quatregentilshommes armés auront oséporter la main sur une femme.

– Qu’à cela ne tienne ! s’écria le roiau paroxysme de la fureur.

Et il fit un signe à ses gentilshommesqui sans hésitation, s’avancèrent surBéatrix.

Celle-ci poussa un cri.

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A ce moment, une porte s’ouvrit, etGillette parut.

La jeune fille, blanche comme un lys,mais ferme, s’avança vers le roistupéfait.

– Sire, dit-elle, me voici prête à voussuivre…

– Malheureuse enfant ! s’écriaBéatrix.

– Hélas ! madame… je suiscondamnée. Mon malheur sedoublerait de la certitude que j’ai pucauser le vôtre. Sire, continua-t-elle,une première fois je me suis rendue àvous pour sauver un homme qui sedévouait pour moi. Cette fois-ci,

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j’ose penser que l’arrestation duchevalier de Ragastens ne suivra pasde près mon entrée au Louvre,comme l’arrestation d’EtienneDolet…

– Mon enfant, dit le roi agité d’unefoule de sentiments, l’arrestation deDolet est un fait politique. Quant auchevalier, je vous jure qu’il ne serapas inquiété…

– Adieu, madame, adieu, ma chèrebienfaitrice ! s’écria Gillette en sejetant dans les bras de Béatrix.

– Sire, dit celle-ci, ce que vous faitesce soir est odieux. Prenez garde quequelque catastrophe ne vienne payer

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la mauvais action que vouscommettez !

Le roi tressaillit.

Mais il se contenta de s’inclinerfroidement.

Puis, s’adressant à Gillette :

– Mon enfant, dit-il, vous avez contremoi d’injustes préventions. Je lesferai tomber à force d’affection, unjour prochain, j’espère… LaChâtaigneraie, continua-t-il, offrezvotre main à la duchesse deFontainebleau.

La Châtaigneraie s’empressa d’obéiret saisit la main de Gillette, qui se

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laissa entraîner sans résistance.

Puis le roi salua profondémentBéatrix.

– Madame, lui dit-il, je viens depromettre à cette enfant de ne pasinquiéter le chevalier de Ragastens ;je tiendrai ma parole, mais, croyez-moi, conseillez-lui de s’en retournerau plus tôt en Italie.

Il se retira alors en murmurant :

– Cette fois, on ne me l’enlèvera pas !

q

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Chapitre 5

MONSIEURFLEURIAL

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Le chevalier deRagastens, en quittant laGypsie, s’était approchéde Manfred. Pendant lamêlée des truands et desgens du roi il avait étudié

le jeune homme avec une curiositépassionnée, et il avait senti sefortifier en lui cette sympathie quiavait pris naissance au pied du gibetde Montfaucon.

– Il n’est pas mon fils, soit !songeait-il. Mais si j’avais le bonheurde retrouver l’enfant que j’ai perdu,je ne le voudrais pas autrement quece jeune homme…

Et maintenant, tout en causant, il

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l’examinait à la lueur du brasier,cherchant encore, se demandantconfusément si la bohémiennen’avait pas menti.

Mais pourquoi aurait-elle menti ? Laseule raison plausible d’un mensongeeût été la crainte de Lucrèce Borgiaou le désir de se ménager ses bonnesgrâces. Or, Lucrèce Borgia étaitmorte, et Ragastens avait offert unefortune à la Gypsie.

Donc elle ne mentait pas.

Pourtant, sur les traits fins et hardisdu jeune homme, il semblait parfoisà Ragastens qu’il démêlait quelquechose du profil si fier et si pur de

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Béatrix. Mais, aussitôt, il se disaitque ce n’était là sans aucun doutequ’une illusion créée par sonimagination tendue vers la recherchedes ressemblances.

– Vous avez su ce que vous désiriezsavoir, monsieur le chevalier ? avaitdemandé Manfred.

– Hélas ! oui fit Ragastens avec unsoupir. Mais, dites-moi, n’avez-vousjamais entendu parler d’un enfantqui aurait été enlevé par desbohémiens et amené à la Cour desMiracles ?

– Les histoires de ce genre sontnombreuses ici, monsieur. Et moi-

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même, je suis très probablement unenfant volé… ou perdu.

– Ah ! Et avez-vous gardé quelquesouvenir de votre enfance ?

– Des souvenirs bien vagues, defugitives réminiscences quim’échappent dès que j’essaie d’enformer une image précise. Ainsi,tenez, il m’arrive souvent de rêver del’Italie. Il y a des moments où il mesemble que je vais pouvoirreconstituer un paysage familier… Jevois de hautes montagnes, un jardinsomptueux, une belle maison… puis,dès que je veux étreindre cesfantômes, ils se dissipent etm’échappent…

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Ragastens écoutait avec une aviditéet une émotion extraordinaires.

– Ainsi, dit-il, vous croyez que cettebohémienne n’est peut-être pas votremère ?

– Je ne crois rien, monsieur, je doute,voilà tout, La Gypsie n’a jamais euenvers moi l’attitude d’une mère.Ah ! si c’était Lanthenay, ce seraitplus probable ! Elle a pour lui uneprofonde affection… mais, je vousprie, ne parlons pas de ces choses. Jevous avouerai que j’éprouve quelquechagrin à essayer de lire dans unpassé qui demeurera pour moi unlivre à jamais fermé…

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– Qui sait ? murmura Ragastens.Vous avez raison, ajouta-t-il à hautevoix ; ces regards en arrière sontpénibles pour un homme jeune, danstoute la force et l’ardeur de sonprintemps ; l’avenir vous sourit.Brave, chevaleresque, intelligentcomme vous l’êtes…

Manfred l’interrompit par unhochement de tête.

– L’avenir, dit-il, m’apparaît aussisombre que mon passé est obscur.

– Voilà de bien tristes pensées, àvotre âge.

– Excusez-moi, monsieur. Je vousattriste vous-même, alors que je

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devrais m’efforcer de vous êtreagréable, vous qui venez de merendre coup sur coup des servicesaussi importants !

– Non, non, fit vivement le chevalier.Je voudrais seulement savoir lacause de votre tristesse.

– Vous le voulez ?

– Je vous en prie, mon ami.

– C’est étrange, monsieur lechevalier, que vous m’inspiriez tantde confiance et de sympathie.J’éprouve, à m’ouvrir à vous que jeconnais à peine, la même consolationque lorsque je parle à Lanthenay,mon seul ami.

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– Eh bien, s’écria Ragastens d’unevoix émue, parlez donc à cœurouvert.

– La cause de ma tristesse, chevalier,est bien simple : j’aime avec passionune jeune fille ; il est probable que jel’aime depuis longtemps, bien que jene me sois avoué cet amour quedepuis peu…

– Eh bien, fit en souriant le chevalier,je ne vois rien là de terrible.

– Vous allez voir. Cette jeune fille,c’est la fille du roi de France.

– Ah ! je comprends… vous redoutezde ne pouvoir combler le fossé quivous sépare d’elle ?

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– Non, ce n’est pas cela. Il y a là toutun drame que je vous conterai.Sachez seulement que le roipersécute Gillette…

– Elle s’appelle Gillette ?

– Et elle est plus jolie encore que cejoli nom.

– Mais comment le roi peut-ilpersécuter sa propre fille ?

– Il est poussé par un sentiment siétrange, si bas, si vil, si improbableet si contre nature qu’à peine on peutle concevoir. Il aime sa fille, vousentendez, il l’aime d’amour.

– C’est affreux, dit Ragastens sans

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trop d’étonnement ; car à forced’interroger Gillette, il avait fini pardémêler à peu près la vérité.

– N’est-ce pas ? fit Manfred.

– Je comprends dès lors votrechagrin ; car sans doute vous netrouvez pas le moyen d’arracher celleque vous aimez à ce père dénaturé…

– Heureusement, elle n’est plus enson pouvoir…

– Mais alors, qui vous empêche de larejoindre ?

– Voilà mon tourment ! Gillette adisparu du Louvre, mystérieusementenlevée ; depuis, je la cherche ; mais

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jusqu’ici, acheva le jeune hommeavec découragement, je l’ai cherchéeen vain.

Ragastens le contempla un instantavec un sourire.

– Voulez-vous m’accompagnerjusque chez moi ?

– Ce me sera un précieux devoir quede vous faire escorte, monsieur lechevalier.

– Vous me comprenez mal. Je vousdemande de venir jusque dans mamaison.

– Quoi ! à cette heure ?

– Qu’importe l’heure ! Je vous

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présenterai à quelqu’un qui pourrapeut-être vous donner des nouvelles

de Mlle Gillette.

– Que dites-vous ! s’écria Manfred enpâlissant.

– La vérité…

– Ah ! monsieur, prenez garde de meménager quelque désillusion tropcruelle…

– Je sais trop, dit gravement lechevalier, ce que c’est qu’unedéception du cœur. Ne redoutez rien.Venez, et je crois que vous serezsatisfait.

– Je vous crois, monsieur, je vous

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crois, fit Manfred avec agitation.Mais le trouble où vous me voyez nevous surprendrait pas si vous saviezà quel désespoir succède la joie quevous me donnez… Mais j’y songe,reprit-il tout à coup, il faut que vousme permettiez d’amener quelqu’unavec moi…

– Votre ami Lanthenay ?

– Non ! Un homme que j’ai appris àaimer et à respecter… Celui qui aélevé Gillette et lui a servi de père…M. Fleurial.

– Quoi ! s’écria Ragastens, M.Fleurial est ici ?

– Vous le connaissez donc ? fit

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Manfred surpris.

– Non… mais j’ai fort entendu parlerde lui par la personne même qui vousdonnera des nouvelles de votreGillette. Allez, mon ami, allezchercher M. Fleurial ; non seulementje vous permets de l’amener avecvous, mais sa présence estnécessaire.

Manfred s’élança.

– Ce n’est pas mon fils, soupiraRagastens. Mais en mérite-t-il moinsle bonheur qu’il va éprouver dansquelques minutes… Plus je regarde etécoute ce jeune homme, plus je luitrouve de perfections. Allons, mon

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voyage n’aura pas été inutile,puisque j’aurai pu faire deuxheureux… sans compter cemalheureux Fleurial que je nem’attendais guère à trouver ici.

A ce moment, il vit revenir Manfred.Un homme vêtu de noirl’accompagnait.

– Monsieur le chevalier, dit Manfred,voici M. Fleurial. Comme je vous ledisais, je le considère comme levéritable père de Gillette, et elle-même le considère comme tel.

Il lui tendit la main. Triboulet laserra en disant :

– Il y a donc de grands seigneurs qui

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s’occupent du bonheur des pauvresgens, alors qu’il est si facile et siagréable de les tourmenter ?

– Monsieur Fleurial, réponditRagastens, je pourrais d’abord vousdire que je ne suis peut-être pasaussi grand seigneur que voussemblez le supposer ; j’aime mieuxvous dire simplement qu’élevé moi-même à l’école du malheur, j’aiappris à respecter la douleur desautres et à la considérer d’un œilpitoyable…

– Monsieur, fit Triboulet, ému, quique vous soyez, vous êtes un hommede cœur, et, par ma foi, laissez-moivous regarder bien en face, car la

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chose est rare…

– Allons ! venez ! fit Ragastens ensouriant.

Les trois hommes se mirent aussitôten chemin, suivis de Spadacape.

– Vous dites donc, reprit Triboulet,que quelqu’un peut nous donner desnouvelles de Gillette ?

– Vous verrez, dit Ragastens.

Le reste de la route se fit en silence.

Ils arrivèrent rue Saint-Denis.

La porte de la cour qui entourait lamaison était ouverte. Ragastens pâlitet s’élança vers la porte d’entrée,ouverte aussi !

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– Oh ! gronda-t-il, un malheur estarrivé ici ! Béatrix ! Béatrix ! appela-t-il d’une voix angoissée, en se jetantdans l’escalier.

– Me voici ! répondit la voix deBéatrix.

Et elle apparut sur le palier, commetout à l’heure elle était apparue auroi. Ragastens soupira, rassuré.

Manfred et Triboulet l’avaient suiviavec étonnement.

Tous trois entrèrent dans la salle où

était entré François Ier.

– Chère amie, dit Ragastens, je vousprésente M. Fleurial et M. Manfred.

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Béatrix jeta un profond regard sur lejeune homme, puis ce regard setourna vers le chevalier, avec uneardente et muette interrogation.

Ragastens, tristement, fit non de latête.

– Est-ce notre fils ? avait demandé leregard de la mère.

Et, au signe négatif, ses yeux sevoilèrent d’une larme.

Mais aussitôt, dans cette naturegénéreuse, son propre chagrindisparut ; elle ne songea qu’auchagrin de Triboulet et de Manfred.

Elle avait compris pourquoi

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Ragastens les avait amenés.

– Messieurs, dit-elle, je vous connaisl’un et l’autre… Vous, monsieurFleurial, vous êtes le meilleur et leplus dévoué des pères… Et vous,monsieur, Manfred, on m’alonguement parlé de vous, bienqu’on vous connaisse à peine…

– Madame… balbutia Triboulet,regardant autour de lui comme s’il sefût attendu à voir entrer Gillette.

Quant à Manfred, ce jeune hommequi était si ferme et si insoucieuxdevant les arquebuses des gens duroi, il tremblait et se sentait défaillir.

– Messieurs, reprit alors Béatrix,

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soyez courageux, soyez fermes, soyezhommes, car j’ai une triste nouvelle àvous apprendre…

– Gillette ! s’écria Ragastens.

– Enlevée !

– Gillette était donc ici ! s’écriaTriboulet.

– Vous ne le saviez donc pas ?

– Hélas ! fit Ragastens, je leur enréservais la surprise.

– Madame ! madame ! fit à son tourManfred, parlez, je vous en conjure !Peut-être est-il temps encore decourir… Quand cela s’est-il fait ?

– Vers onze heures et demie, c’est-à-

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dire qu’il y a maintenant près dedeux heures…

– Oh ! ces portes ouvertes ! s’écriaRagastens. Mais qui ? qui est venu ?

– Et qui serait-ce donc ? éclataTriboulet dont l’œil s’illumina d’unfeu sombre. Qui, sinon le bandit quis’embusque la nuit pour courir susaux femmes, le lâche que sonautorité et son pouvoir mettent àl’abri des vengeances d’une foule depères, de frères ou de fiancés ! Qui,sinon le roi de France !

– C’est lui, en effet, qui est venu, ditBéatrix.

Alors, en quelques mots rapides,

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mais sans omettre aucun détail, elleraconta la scène à laquelle nousavons assisté dans le précédentchapitre.

– Espérez ! ajouta Béatrix. Le roiparlait vraiment comme un père…peut-être ne court-elle aucundanger…

– Ah ! madame, s’écria Triboulet,vous ne connaissez pas cet hommecomme je le connais. Hypocrite,habile à prendre tous les masques,d’autant plus cruel qu’il croit n’avoirrien à redouter, tenace dans lespassions qui se succèdent en lui, ilest capable des pires crimes. Il douteen réalité que Gillette soit bien sa

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fille. Mais en eût-il la preuveindiscutable que je le crois capablede passer outre !

Manfred serrait nerveusement lespoings.

Triboulet, cependant, s’enveloppaitde son manteau.

– Pardonnez-moi, madame, dit-il devous quitter aussi brusquement.J’eusse voulu savoir où et commentvous avez retrouvé mon enfant.J’eusse voulu surtout vous fairecomprendre quelle reconnaissancedéborde de mon cœur… Mais chaqueseconde qui s’écoule rend pluseffroyable le danger…

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– Où cours-tu ? fit Manfred, les dentsserrées, tutoyant pour la premièrefois celui qu’il appelait le père deGillette.

– Au Louvre, mon fils, dit Triboulet.

– Je t’accompagne. A nous deux noustuerons le tyran…

– Non, non ! fit vivement Triboulet.Il faut de la ruse et non de la force.La ruse, c’est mon arme, à moi.Quand l’heure sera venue, je feraiappel à la force de ton bras.

– M. Fleurial a raison, dit Ragastensen saisissant la main du jeunehomme.

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– Oh ! râla Manfred, ne rien pouvoir !C’est à se briser la tête contre unmur !

– Adieu ! fit Triboulet. Que cettemaison soit notre rendez-vousgénéral. Manfred, ajoute-t-il envoyant que le jeune homme, allaitmalgré tout le suivre, il faut que turestes. S’il n’y a plus personne, dansle cas où un malheur m’arriverait,que deviendrait-elle ? Et puis, je suisson père. J’ai le droit de marcher lepremier… Reste, je te l’ordonne !

Triboulet s’élança et courut auLouvre, se dirigeant vers une petiteporte qui s’ouvrait sur la berge de laSeine. Au moment où il y arrivait, il

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s’arrêta soudain.

Devant la petite porte, il venait dedistinguer une voiture, une chaise devoyage. Et autour de la voitures’agitaient confusément des ombres.

Triboulet demeura cloué sur place.

Gillette venait d’apparaître !

Une femme la soutenait, ou plutôtl’entraînait…

Le bouffon les vit monter dans lavoiture dont les man-telets sebaissèrent aussitôt.

Une voix ordonna :

– Route de Fontainebleau !…

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Triboulet la reconnut.

C’était la voix du roi !

Et il l’aperçut, arrêté dansl’encadrement de la porte.

Le postillon fit claquer son fouet, lesporteurs de torches s’élancèrent enavant, la voiture s’ébranla au galop,suivie de l’escorte… En un instant,toute la vision disparut dans lesténèbres…

Et Triboulet vit le roi qui rentraitdans le Louvre, la porte qui serefermait.

Tout cela avait duré deux ou troissecondes.

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Alors, il s’élança à son tour.

Il était deux heures sonnées lorsqu’ilarriva à la maison de la rue Saint-Denis.

Ragastens et Manfred étaient encoredans la salle où il les avait laissés.

– On l’entraîne à Fontainebleau !s’écria Triboulet.

– Partons à Fontainebleau ! réponditManfred.

– Partons ! dit Ragastens froidement.

– Quoi ! chevalier, vousconsentiriez…

– Rien ne me retient plus à Paris, ditRagastens. Je ne vous cacherai pas

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que je m’intéresse vivement à votresort, et au vôtre, monsieur Fleurial.

De plus, l’action du roi François Ier

m’a révolté. Enfin, je m’étais attachéà cette jeune fille. Voilà plus demotifs qu’il n’en faut pour tirer

l’épée en l’honneur de Mlle Gillette !…

– Nous sommes sauvés ! dit Manfreden saisissant la main de Fleurial.

q

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Chapitre 6

LARECOMPENSED’ALAIS LEMAHU

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Le roi, en sortant de la rueSaint-Denis, était revenudirectement au Louvre. Ilavait voulu, faire lechemin à pied, pourhonorer la jeune fille qu’il

ramenait. Aussi, tous les seigneursqui l’escortaient avaient-ils marché àpied, et les soldats, seuls, étaientrestés à cheval.

En arrivant au Louvre, François Ier

apprit que nombre de dames de lacour étaient réunies, attendant lerésultat de l’expédition contre lestruands.

Elles avaient trouvé la partie

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amusante, et avaient organisé une

collation nocturne dont était Mme laduchesse d’Etampes.

Quant à Mme Diane de Poitiers, elleétait retirée en ses appartements.

Le roi s’informa de la salle où étaientréunies les dames. Bassignac leguida.

François Ier avait pris la main de laduchesse de Fontainebleau, et, suivides seigneurs qui l’avaientaccompagné, il entra dans la salle dela collation.

Toutes les femmes présentes selevèrent.

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Mais le roi, d’un geste affable,ordonna qu’on ne se dérangeât pas.

– A Dieu ne plaise, dit-il galamment,que je trouble les ébats d’une aussicharmante société. Je viensseulement vous confier pour uneheure la duchesse de Fontainebleauqui nous revient après un voyage.Madame la duchesse d’Etampes, je lamets spécialement sous votreprotection.

Le roi avait prononcé ces parolessans malice aucune et sans y attacheraucun sens d’allusion.

Mais la duchesse devint livide. Ellecrut que le roi avait su qu’elle avait

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enlevé Gillette.

– Je suis perdue, pensa-t-elle.

Ce qui ne l’empêcha pas de faire auroi sa plus belle révérence, et, seremettant aussitôt de son trouble, defaire à Gillette toutes sortes decaresses.

La duchesse avait jeté un coup d’œilmachinal sur les seigneurs quiescortaient le roi.

Parmi eux, elle avait aperçu Alais LeMahu.

– C’est lui qui m’a trahie ! se dit-elle.

Le roi cependant était sorti.

Il avait donné différents ordres,

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notamment de préparer à l’instantune voiture de voyage.

Gillette, demeurée avec les dames dela cour, avait, elle aussi, reconnu laduchesse d’Etampes. Elle frissonnad’horreur et reçut les caresses decette femme avec une froideur sivisible que la duchesse, voyantl’étonnement des dames quil’entouraient, s’écriaaudacieusement :

– Mais, chère petite, on dirait que jevous inspire de l’effroi ?

– Non, madame ; si vous me voyeztroublée, répondit Gillette, c’est queje pense encore à une femme qui vous

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ressemblait d’étrange façon et quim’a conduite chez une folle pour m’yfaire tuer…

– Oh ! mon Dieu !… chez une folle,s’écrièrent plusieurs femmes.

– Oui, dit Gillette ; une folle qui anom Margentine et qui habite untaudis près la Cour des Miracles…Est-ce que vous la connaissez,madame ?…

La duchesse d’Etampes se mordit leslèvres et ne répondit pas.

Mais elle fut plus que jamaispersuadée qu’Alais Le Mahu l’avaittrahie. Son angoisse dura une heure,au bout de laquelle le roi reparut. Il

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venait en personne chercher laduchesse de Fontainebleau.

On a vu où il la conduisait.

Lorsque le roi revint, la duchessed’Etampes se demanda si elle n’allaitpas être arrêtée à l’instant etconduite en quelque bastille.

Mais, à son grand étonnement, le roise montra d’une humeur charmante ;il daigna goûter à la collation desdames de la cour, s’assit près de laduchesse d’Etampes, et il fut évidentaux yeux de tous que plus que jamaiselle était en faveur.

Ce fut à ce moment qu’on annonça leretour de Monclar.

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– Priez M. le grand prévôt de venirici, fit le roi.

Et il ajouta :

– Mesdames, une nouvelle : la courva voyager.

– Où allons-nous, sire ? demandèrentplusieurs qui aspiraient à l’honneurde remplacer la duchesse d’Etampes.

– A Fontainebleau. Nous partonsdemain.

Monclar, en entrant, interrompit lesexclamations.

– Eh bien, Monclar, s’écria le roi,êtes-vous satisfait ? Avez-vousréduit en cendres la Cour des

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Miracles ?

– Sire, dit Monclar, je voudrais avoirl’honneur de m’entretenir un momentavec Sa Majesté…

François Ier jeta un regard autour delui.

Les femmes, à grands froufrous desoies froissées, se levèrent, saluèrentcérémonieusement et se retirèrent.

– Parlez ! fit le roi lorsqu’il se vitseul avec Monclar.

– Sire, dit le grand prévôt, noussommes battus.

– Vous plaisantez, monsieur ! s’écria

François Ier.

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– Je ne plaisante jamais, sire !

– En effet, je ne vous ai jamais vurire. Mais aussi, ce que vous me ditesest si extraordinaire.

– Sire, nous avons été trahis.

Le grand prévôt fit alors un récitcomplet de l’attaque, desdispositions qu’il avait prises et dece qui s’en était suivi.

– Sire, dit Monclar en terminant, cen’est que partie remise, j’espère ; carenfin il faut bien que force demeure àl’autorité du roi…

– Non, monsieur, répondit François

Ier, c’est partie terminée. Pour obéir

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aux conseils d’un moine fanatique,vous m’avez jeté dans une aventurequi me couvre de ridicule. Battu pardes truands ! Jour de Dieu ! c’estvraiment la peine d’avoir desrégiments à notre disposition ! Vousvoulez recommencer ? Et moi je neveux pas ! C’est assez d’une leçon !Que diable avions-nous besoin deforcer ce repaire ? Les rois, mesancêtres, ont tous respecté lesprivilèges des mendiants. Pourquoiirais-je faire cette nouveauté ?

Parmi toutes les bonnes raisons quedonnait le roi, il omettait lameilleure : c’est qu’il voulait quitterParis pour aller à Fontainebleau.

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– Sire, dit froidement Monclar, vousêtes le maître. Mais je demanderaisimplement à Votre Majesté de quelmoine elle a voulu parler tout àl’heure ?

– De M. de Loyola, dit sèchement

François Ier. Nierez-vous que vousavez surtout voulu lui faire plaisir enattaquant la Cour des Miracles ?

– J’ai surtout voulu défendrel’autorité royale, sire !

– C’est possible, mon bon Monclar.Mettons que vous ayez eu raison.Mais vous n’avez pas réussi, n’enparlons plus.

Le grand prévôt se demandait d’où

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venait cette bienveillanceextraordinaire du roi.

Il s’était attendu à un grand éclat defureur. Et le grand éclat se résumaiten une petite semonce politique.

– Que peut-il bien méditer ? sedemanda-t-il.

– Monclar, reprit le roi après unsilence, vous occupez-vous deretrouver la duchesse deFontainebleau ?

– Oui, sire. Je crois être sur unebonne piste.

– Vraiment !…

– Tout au moins sur la piste des

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personnes qui ont fait sortir duLouvre la jeune duchesse deFontainebleau.

– Eh bien, quand vous aurez trouvé,vous me le direz, fit tranquillement leroi. Quant à la duchesse, ne vous eninquiétez plus, elle est retrouvée. Apropos, Monclar, je pars demainpour Fontainebleau. N’oubliez pas dem’envoyer tous les matins uncourrier pour me tenir au courant dece qui se passe dans Paris. Allez,mon cher Monclar… allez…

Le grand prévôt s’inclina et se retiraen songeant : Les truandsvainqueurs, la petite duchesseretrouvée sans mon aide, double

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défaite pour moi ! Le roi nem’emmène pas à Fontainebleau. Jesuis en disgrâce… Allons voir M. deLoyola !

Le lendemain matin, Alais Le Mahuse leva tout joyeux et fit une toilettesoignée, s’apprêtant à se rendre chezM. de Monclar pour avoir son bon demille écus, et de là passer chez M. letrésorier du roi.

Les pensées de Le Mahu étaientcouleur de rose.

Ayant achevé de s’apprêter, l’officierallait sortir et ouvrait sa portelorsqu’il se trouva nez à nez avec unefemme encapuchonnée qu’il crut

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reconnaître.

– Vous sortiez ? fit la femme.

– La duchesse d’Etampes ! s’écriaintérieurement Le Mahu.

Et à haute voix, il ajouta :

– Excusez-moi, madame ; je sortais,en effet, et comme c’est pour leservice du roi, il m’est impossible deretarder…

– Allons donc ! même pour moi ?s’écria la duchesse qui laissa tomberson capuchon.

En même temps, elle entra dans lelogis, poussant devant elle Alais LeMahu, et refermant la porte.

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– Ah ! madame, s’écria l’officier, sij’avais su que, ce fût vous !… Voussavez bien que votre service passeavant celui du roi lui-même !… Maisdaignez vous asseoir…

Rapidement, Le Mahu s’était assuréque sa dague était bien à sa ceinture.

– Or ça, dit la duchesse, expliquez-moi comment la jeune fille que nousavons conduite chez la folle estrevenue cette nuit au Louvre.

– Madame, vous m’en voyez moi-même tout surpris.

– Vraiment, mon bon Le Mahu ?

– C’est comme j’ai l’honneur de vous

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l’affirmer.

– Vous mentez avec une rareimpudence, mon cher.

– Je vous jure, madame…

– Tenez, je vais être plus franche quevous, moi. Sachez donc, mon brave,que cette nuit même, j’ai reçu lavisite de M. le grand prévôt qui m’estvenu voir en sortant de chez SaMajesté.

Le Mahu pâlit et commença à serapprocher doucement de la porte.

– Ne vous sauvez pas, dit laduchesse. Auriez-vous peur de moi,par hasard ?

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– Oui, madame, répondit simplementLe Mahu.

La réponse était si imprévue que laduchesse, pour la première fois,regarda le brave d’un certain aird’intérêt.

– Et qui vous fait peur en moi ? fit-elle en souriant.

– En vous, madame, rien ! Mais j’aiappris certaine histoire de fruits que

la pauvre Mme de Saint-Albansaurait mangés ; après quoi, elleaurait été prise de coliques !

– Vous perdez la tête, M. Le Mahu, fitla duchesse avec une sévérité quirassura plutôt Le Mahu. Laissons de

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côté vos histoires de peur et defruits. Si je vous voulais du mal, jevous aurais fait saisir cette nuit etjeter dans une oubliette…

– C’est juste ! pensa Le Mahu tout àfait rassuré.

– Donc, reprit la duchesse, M. deMonclar m’est venu voir et m’aappris une chose qui m’a fort donnéà penser : c’est qu’il avait ordre duroi de faire établir pour vous un bonde mille écus sur le trésor… Neperdons pas de temps en discoursinutiles. Vous m’avez trahi, c’estbien : je ne vous en veux pas. Et jeviens vous dire : Voulez-vous à sontour trahir le roi que vous avez servi

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cette nuit ? Voulez-vous à ses milleécus ajouter mille autres écus quevous gagnerez de mon côté ? Celavous fera deux mille écus : unefortune.

Le Mahu avait écouté fortattentivement.

Il fut convaincu que la duchesseparlait de bonne foi.

– Que faut-il faire ? demanda-t-ilfroidement.

– D’abord me raconter comment leschoses se sont passées cette nuit.

N’ayant plus aucune raison dementir, Le Mahu fit des événements

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de la nuit un récit très sincère.

– J’aurais dû, ajouta-t-il enterminant, vous prévenir lorsque j’aivu la duchesse de Fontainebleau…mais je suis si pauvre, madame…

– Oui, vous avez été du côté dumaître le plus riche… Je vous répèteque je ne vous en veux pas. Vousn’êtes qu’un instrument, et c’était àmoi de m’assurer de votre fidélité enla payant convenablement.

– Parbleu ! madame, s’écria Le Mahuen s’épanouissant, vous parlez d’or !

– Donc, vous êtes résolu à faire ceque je veux… moyennant un honnêtesalaire, bien entendu ?

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– Les mille livres en question…

– C’est cela même.

– J’attends vos ordres, madame. Dequoi s’agit-il ?

– De nous emparer à nouveau de lapetite duchesse.

– C’est difficile, madame.

– Bah ! j’ai un plan. Je ne vousdemande pas de penser ; je ne vousdemande que d’exécuter.

– Oui, comme un bon instrument ;cela me va tout à fait.

– Très bien. En ce cas, soyez à midichez moi. Le roi quitte le Louvre àdeux heures. Toute la cour se rend à

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Fontainebleau. Je suis du voyage.

– Mais moi, je suis attaché à monposte, au Louvre.

– Ne vous inquiétez pas de cela : aumoment voulu, vous recevrez l’ordrede venir à Fontainebleau ; j’ai déjàpris mes dispositions pour cela.

– Je serai chez vous à midi, madame,dit-il.

– Oui, ce ne sera pas de trop de deuxheures pour causer, répondit laduchesse en se levant.

Elle fouilla dans son aumônière, ensortit une bourse à mailles de soiefine et la tendit à Le Mahu, en disant

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d’une voix très naturelle :

– Tenez, voici des arrhes…

Le Mahu, courbé en deux, saisit labourse et la serra dans sa main. Aumême instant, il poussa un léger cri.Il y avait sans doute une épingledans la bourse… Et cette épinglel’avait piqué.

– A midi, n’oubliez pas ! fit laduchesse en se dirigeant, vers laporte, comme si elle n’eût pasentendu le cri de Le Mahu.

– A midi, madame… Comptez surmoi, dit-il.

La duchesse sortit.

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Le Mahu demeura quelques instantspour lui laisser le temps des’éloigner.

– Bonne affaire ! pensait-il. Cettebonne duchesse est moins terribleque je ne croyais. Il est vrai qu’elle abesoin de moi… Serais-je enfin sur lechemin de la fortune ?… A propos,voyons ce que contient la bourse…

Il reprit la bourse qu’il avait déposéesur la cheminée, et un autre cri luiéchappa.

– Maudite épingle ! gronda-t-il avecun juron. Au diable soient lesfemmes qui oublient partout desépingles !…

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Il ouvrit la bourse. Ce n’était pas del’or qu’elle contenait.

C’était une pelote, une petite pelotehérissée de sept à huit pointesd’acier.

Le Mahu devint livide et une rauqueexclamation d’épouvante luiéchappa.

– Oh ! la scélérate ! Elle m’aempoisonné !… Mais malheur à elle !Avant de mourir, je veux me venger !…

Il voulut s’élancer vers la porte.

Mais il s’arrêta soudain, le frontmouillé d’une sueur glaciale, les

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dents serrées comme un étau ; toutse mit à tournoyer autour de lui ; unvoile noir passa sur ses yeux. Iltomba sur ses genoux.

Un instant, il laboura le parquet deses ongles… puis, tout à coup, ildemeura à jamais immobile.

A peu près à l’heure où expiraitl’infortuné Le Mahu, – mort aumoment même où, pour la premièrefois de sa vie, il allait enfin toucherla belle somme de mille livres, – àpeu près à cette heure-là, le comte deMonclar entrait dans la chambre oùle révérend Ignace de Loyola gisaitsur un lit.

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Loyola ; en voyant entrer Monclar,eut un éclair de joie dans ses yeuxabattus. Le moine était hors dedanger. Il savait qu’il ne mourraitpas. Mais sa haine contre Lanthenayn’en était pas atténuée.

– Révérend père, dit Monclar ens’asseyant au chevet de Loyola, jesuis tout à fait décidé… Vos conseils,vos sages avis m’inspirent. Je veuxentrer dans le saint ordre que vousavez fondé pour la gloire de Jésus etla prospérité de l’Eglise…

– Bien, mon fils ! dit Loyola dans unsouffle.

– Je vais donc quitter le monde,

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abandonner cette cour où tout estmensonge et perfidie… Peut-êtreenfin trouverai-je la paix au fondd’un monastère !… Je veux m’yretirer au plus tôt.

– Non ! fit Loyola.

– Comment, révérend père ?

– Je dis que vous ne devez pas entrerdans un couvent…

– C’est vous-même qui m’avezsuggéré cette pensée !

– Non ! La pensée d’entrer dansnotre ordre, mais pas de vous retirerau couvent. Il faut rester à la cour.

Loyola souffla un instant.

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– Mon fils, reprit le moine, il y a deuxmanières de servir Dieu et l’Eglise.La première, c’est la plus facile. C’estcelle que choisissent les cœurspusillanimes qui se réfugient en Dieuau lieu de courir le monde pourcombattre en son nom. Ceux-làentrent au monastère. Ils y vivent enpaix ; ce sont des saints quelquefois,mais ce sont surtout des lâches…

Loyola parlait sans exaltation.

Et pourtant, il y avait une singulièreénergie dans le ton de sa voix, bienqu’elle fût affaiblie par la souffrance.

– La deuxième manière, continua-t-il, convient aux âmes fortes, aux

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esprits bien trempés, aux cœurs quine tremblent pas. Un moine, mon fils,c’est un soldat. Soldat de Jésus !Quel beau titre de gloire ! Cettemanière, monsieur le comte, consisteà demeurer dans la vie laïque, à agiraux yeux du monde comme si onn’avait prononcé aucun vœu, etpourtant à faire converger tous sesactes, toutes ses pensées, toute saforce, toute son intelligence vers unbut unique : la gloire de Jésus et laprospérité de l’Eglise…

– Mais, mon père, fit Monclar, cettemanière-là, c’est celle de tous lesbons chrétiens qui ont la foivigoureuse.

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– Vous me comprenez mal. Celuidont je parle, l’homme fortintelligent et supérieur qui demeurelaïc et se dévoue à l’Eglise…

Loyola s’interrompit soudain, puisreprit :

– Entendez-vous, mon fils, ce quesignifie ce terme : l’Eglise !

– L’Eglise, mon père… mais c’estl’ensemble des fidèles, c’est letroupeau que conduisent nosprêtres ; au-dessus des prêtres, il y ales évêques, puis les cardinaux, puis,tout près de Dieu, celui dont lespieds reposent sur la terre et dont lamitre touche au ciel : le Saint-Père !

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– Vous avez raison jusqu’à uncertain point. C’est là l’Eglise pour levulgaire, pour le troupeau ainsi quevous dites. Mais vous, mon fils, vousn’êtes point du vulgaire. L’Eglise,c’est ce que vous venez de peindre,mais il y a quelque chose au-dessusdes prêtres, au-dessus des évêques,des cardinaux et du pape lui-même.

– Quoi donc, révérend père ?demanda Monclar.

– Il y a nous ! répondit Loyola.

– Nous ?…

– Nous… c’est-à-dire les chevaliersde la Vierge, c’est-à-dire l’ordre deJésus, la société sacrée, la

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compagnie toute-puissante devantlaquelle rois, empereurs et papemême ont déjà courbé le front.Quant je dis l’Eglise, je veux dire :l’Ordre de Jésus.

Monclar s’était incliné.

– Je suis comme ébloui, mon père,fit-il d’une voix tremblante. Ah !maintenant seulement, je comprendsla sublime mission de force et delutte que vous avez acceptée !

Loyola sourit.

Cet esprit austère du grand prévôt, sidur aux pauvres gens, si revêche, siinaccessible à la pitié, il le pétrissaità son gré.

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– Je recevrai vos vœux, mon fils ; dèsque je serai en état, je vous entendraien confession, je vous révéleraiensuite la règle de notre ordre, etdésormais vous en ferez partie. Mais,comme je vous le disais, ces vœuxdemeureront secrets ; pour tous,pour le roi lui-même, pour le mondeentier excepté pour moi vous neserez encore que le grand prévôt de

François Ier. Mais pour moi, vousserez un membre de la société deJésus, et pour Dieu, mon fils, vousserez un élu !

– Et que me faudra-t-il faire pourservir dignement l’Eglise, c’est-à-direla puissante société dont je ferai

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partie ?

– J’ai jeté les yeux sur vous, monfils ; j’ai vu votre foi véritable, votrehaute intelligence, et vous ai réservél’une des tâches les plus délicates,les plus dangereuses, les plusglorieuses aussi… Vous serez l’un denos soldats d’élite, en mission chezl’ennemi…

– L’ennemi ! exclama sourdementMonclar.

Imperturbable, Loyola poursuivit :

– Je vous charge de surveiller le roide France.

Sûr de son pouvoir, le moine reprit :

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– C’est surtout la pensée du roi queje veux connaître.

– En quelle sorte d’affaire, monpère ?

– En toutes affaires, mon fils. Maisau fur et à mesure que lesévénements se produiront, je vousferai connaître sur quel point spécialvous devez porter vos investigations.En attendant, notez tout ce que fait,tout ce que dit le roi ; ses actions lesplus simples, ses paroles enapparence les plus indifférentespeuvent avoir pour moi uneimportance capitale… pour moi, jeveux dire pour le bien de l’Eglise et lagloire de Jésus… Et tenez, voulez-

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vous que je vous donne un bonconseil ?

– Faites, mon père.

– Eh bien, tous les soirs, en rentrantchez vous, dans le secret de votrecabinet, écrivez tout ce que vous avezvu et entendu dans la journée. Car jen’ai pas besoin de vous dire que cequi s’applique au roi s’appliqueaussi à divers seigneurs de moindreimportance. En un mot, faites-vousl’historiographe de la cour de France.En vous livrant tous les soirs à cepetit travail, vous serez sûr den’omettre aucun détail…

Monclar gardait le silence.

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– Prenez le temps de réfléchir, monfils, dit vivement Loyola. Quandvous sentirez que vous êtes à Dieu,dans huit jours, dans un mois, sivous voulez, prévenez-moi.

– Mon père, dit Monclar, quandvoulez-vous que je commence ?

– Tout de suite, mon fils, ditgravement Loyola. Je vous entendraien confession générale quand vousvoudrez…

– A l’instant ! s’écria fiévreusementle grand prévôt.

– Soit ! fît Loyola.

Monclar s’agenouilla.

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Quand ce fut fini, et que Monclar sefût relevé, une expression plussombre parut s’être étendue sur sonvisage.

– Vous prononcerez vos vœux dèsque je pourrai me rendre en quelqueéglise, dit Loyola. Mais dès cemoment, vous êtes à nous, mon fils.Je viens de répandre sur votre têteles paroles augustes et redoutablesqui vous consacrent au Seigneur Sivous me trahissez, désormais, vousaurez trahi Dieu lui-même !

Il y eut quelques minutes d’unsilence solennel.

On eût dit que Loyola voulait laisser

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à Monclar le temps de bien sepénétrer des paroles menaçantesqu’il venait de prononcer.

Quant à Monclar, cette acceptationdéfinitive d’un rôle odieux le laissaitpaisible. Il se disait seulement qu’ilétait dès lors plus fort que le roi deFrance lui-même.

Loyola reprit enfin :

– Maintenant, mon fils, dites-moi sivous avez réussi l’opération quevous avez entreprise contre lestruands.

– Non, mon père.

– Ainsi, ce bandit, ce Lanthenay,

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nous échappe ?

– Pour le moment, oui.

– Pourtant, il me faut cet homme !gronda-t-il.

– Patience, mon père, dit Monclar, jevous le promets.

– Bien, mon fils… J’ai foi en votreparole.

– Je vous jure que vous serezterriblement vengé.

Loyola fit signe qu’il attendrait avecconfiance.

– Et Dolet ? reprit-il.

– L’official a commencé à instruire

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son procès.

– Il faut que cela soit activé. Je veux,avant de quitter la France, voirs’élever les flammes de son bûcher…

– Vous les verrez, mon père !… Vousn’avez pas d’autres ordres à medonner en ce moment ?…

– Non, mon fils… Allez, j’ai besoinde repos… Allez, et que Dieu vousinspire !…

Tandis que le grand prévôt courbaitla tête sous la redoutablebénédiction d’Ignace de Loyola etdevenait associé laïque de lacompagnie de Jésus, tout sepréparait à la cour pour le départ à

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Fontainebleau.

Le matin, de bonne heure, le roi avaitfait demander maître Rabelais.

On courut chercher l’illustre docteurdans l’appartement que lui avait fait

assigner François Ier.

On ne le trouva.

Il fut bientôt évident que maîtreRabelais s’était enfui.

Le roi envoya des cavaliers quiparcoururent les environs de Paris :les recherches furent vaines.

On sait comment et pourquoiRabelais était parti.

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On sait aussi pourquoi on ne trouvadans sa chambre ni la lettre qu’ilavait écrite au roi ni le médicamentqu’il avait préparé.

L’inquiétude de François Ier devintde l’anxiété. Il n’avait qu’uneconfiance limitée en ses médecinsordinaires, et la fuite de Rabelais luiétait d’un triste augure.

Ce fut donc d’un air très sombrequ’il s’apprêta à quitter le Louvre.

Une autre chose qui surprit assez leroi, ce fut d’apprendre qu’Alais LeMahu ne s’était pas présenté pourtoucher son bon de mille écus.

Mais cette surprise n’alla pas jusqu’à

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l’inquiéter sur le sort de celui qui luiavait fait retrouver Gillette.

Nul ne s’occupa donc de ce qu’étaitdevenu Alais Le Mahu. Et ce ne futque quelques jours plus tard que salogeuse découvrit son cadavre.

M. Gilles Le Mahu, en apprenant lamort de son frère, s’écria :

– Un beau chenapan de moins sur laterre ; il nous économise une corde !

Vers deux heures, le roi donna lesignal du départ.

Il y avait dans la grande cour duLouvre une trentaine de carrosses,dans lesquels prirent place les

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femmes, princesses et damesd’honneur.

Quant aux fourgons qui emportaientles domestiques et les bagages, il yen avait plus de cent.

Les seigneurs de la cour devaientfaire le voyage à cheval. Un régimentde cavaliers devait servir d’escorte.

Toute cette brillante cavalcadetraversa Paris, fort admirée et fortacclamée par le peuple, rangé en filescompactes, qui s’exténuait à crier :

– Vive le roi !

François Ier, à cheval, entouré de sesseigneurs, ne faisait nulle attention à

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cet enthousiasme.

Pourtant, lorsque, dans la foule, leroi apercevait quelque jolie fille quis’extasiait, il daignait sourire.

Enfin, la cavalcade sortit de Paris et,au grand trot, prit le chemin deFontainebleau, résidence royale.

q

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Chapitre 7

LE TESTAMENTD’ETIENNEDOLET

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Le jour du jugementd’Etienne Doletapprochait. Il avait reçu àdiverses reprises la visitede l’official qui l’avaitlonguement interrogé.

L’accusation portait sur deux pointstrès précis.

Etienne Dolet, en premier lieu, étaitaccusé d’avoir écrit qu’après la mortl’homme n’est plus rien.

Ensuite, il était accusé d’avoirimprimé des livres plus ou moinsdémoniaques, et surtout – horreurdes abominations – d’avoir impriméune bible en langue vulgaire.

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En effet, la Bible imprimée en latinétait un livre sacré. Mais le mêmelivre, traduit en français, devenait unlivre de perdition.

Sur le premier point, Doletrépondait :

– Je n’ai pas écrit que l’homme aprèsla mort n’est plus rien ; j’ai traduitPlaton qui dit cela. Plusieurs pèresde l’Eglise ont traduit Platon ; j’aifait comme eux ; mais je n’ai pas cruque j’avais le droit de le mutiler…

Sur le deuxième point, Dolet niaitsimplement.

Il avait obtenu du roi un privilèged’imprimeur.

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Il savait à quoi l’obligeait ceprivilège.

Et la vérité, c’est que Dolet eût plutôtrenoncé à son privilège que de fairede la fraude.

Les livres trouvés chez lui y avaientété déposés par frères Thibaut etLubin.

Nous ne fatiguerons pas nos lecteursavec le récit des interrogatoiresmultiples qu’eut à subir cetinfortuné. Disons simplement quel’official fut plus d’une foisembarrassé devant les réponsesclaires, simples et précises del’accusé.

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Enfin, Dolet apprit qu’il allait passeren jugement comme relaps, apostat,hérétique, et convaincu deconnivence avec plusieurs démons.

Le jour où Gilles Le Mahu vint luilire l’arrêt qui le traduisait devant letribunal sous ces terriblesinculpations, Dolet se dit :

– Je suis perdu !…

Depuis sa tentative d’évasion, iln’avait pas été changé de cachot.Maître Le Mahu, tout entouré degardes qu’il fût, craignait que leprisonnier n’essayât encore quelqueentreprise désespérée pendant letransfert.

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Il l’avait donc laissé où il était.

Seulement, il avait quadruplé lenombre des gardiens qui se tenaienten permanence devant la porte ducachot.

En outre, trois soldats armésdemeuraient nuit et jour dans lecachot, surveillant tous lesmouvements de l’accusé, et toujoursprêts à se jeter sur lui.

Il eut une botte de paille pourdormir. Il eut de l’eau à discrétionpour boire à sa soif. Quant à lanourriture, maître Le Mahu semontra généreux ; le prisonnier eutun pain tous les jours, et, de deux

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jours l’un, une soupe aux légumes.

La vérité nous oblige à ajouter que lepain était noir et que la soupe auxlégumes se composait de beaucoupd’eau chaude avec très peu delégumes ; enfin qu’avec cettenourriture il y avait tout juste dequoi ne pas mourir de faim.

En revanche, sur l’ordre exprès deLoyola, le prisonnier avaitpermission d’écrire.

On espérait ainsi qu’il échapperait àsa plume quelque aveu, quelquephrase qui, convenablementprésentée et commentée, pourrait aubesoin passer pour avoir été

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directement inspirée par le démon.

Ce n’est pas, d’ailleurs, qu’on eût lemoindre doute sur l’issue du procès :Dolet était condamné d’avance.

Mais enfin, il vaut mieux faire unprocès convenable.

Nous pénétrerons dans le cachot deDolet, en même temps que M. GillesLe Mahu, gouverneur de laConciergerie.

Il venait s’enquérir des réclamationsque l’accusé pourrait avoir àformuler.

– Aucune ! répondit Dolet.

– Au fait, répondit Le Mahu avec un

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large sourire qui balafra sa figurerubiconde, vous avez du pain, del’eau, de la paille, une nourrituresaine, substantielle, abondante, un litconvenable, que faut-il de plus ?Mais je ne suis pas fâché de vousentendre dire à vous-même que vousn’avez rien à réclamer.

– Rien ! répéta Dolet.

– Je vous ferai remarquer, en outre,ajouta Le Mahu, que j’ai fait mettredans votre cachot une table, unécritoire, du parchemin, et que vouspouvez écrire si bon vous semble…

– Je vous remercie. Quel jourpasserai-je en jugement ?

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– Mardi, jour désigné par l’official.

– Merci, dit encore Dolet.

On était au samedi.

– Puis-je, demanda le prisonnier,faire prévenir les miens que je seraijugé ce jour-là ?

– Ecrivez toujours, fit avecempressement Le Mahu.

Dolet fit signe qu’il réfléchirait à lachose.

Comme tous les prisonniers quin’ont aucune relation avec le dehorset sont murés vivants dans destombeaux où les bruits de la vien’arrivent jamais, il se croyait oublié

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de l’univers, hormis sa famille.

En réalité, il n’était bruit dans Parisque de son prochain jugement.

On savait que c’était là un grandsavant.

Donc, Dolet ignorait tout ce bruit quise faisait autour de son nom, et setourmentait du moyen de prévenirles siens.

Il eût été facile à Gilles Le Mahu dele rassurer, au moins sur ce point.

Mais Gilles Le Mahu, en excellentgeôlier, eût cru trahir ses devoirs enapportant à son prisonnier uneconsolation, si faible et si triste que

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fût cette consolation.

Et puis, il était venu surtout pour semettre en appétit, parce que l’heurede son dîner approchait.

Nous avons dit quel jovial caractèrec’était que le concierge de laConciergerie. Il aimait à rire de boncœur, et trouvait qu’on dînait mieuxquand on avait bien ri.

Il avait raison.

Or, rien ne faisait rire Gilles Le Mahuautant que la figure soudain blafardeet bouleversée d’un malheureux à quiil annonçait quelque horriblenouvelle.

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Aussi, fut-ce en pouffant d’avance eten faisant de grands efforts pour nepas éclater de rire qu’il dit à sonprisonnier :

– D’ailleurs, maître, si vous avezquelque chose à écrire, il faut voushâter, car je doute que dans huit oudix jours, vous puissiez tenir encoreune plume…

– Pourquoi ? demanda Dolet avecindifférence.

– Pourquoi ? Est-ce qu’on écrit dansl’autre monde ?

Et, décidément, cette idée que lesmorts pourraient tenir une plume luiparut tellement drôle qu’il n’y put

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tenir.

Dolet, gravement, le regarda rire.

– Excusez-moi, fit Le Mahu ens’essuyant les yeux, c’est plus fortque moi.

– Ainsi, dit Dolet tranquillement,vous croyez que je serai condamné àmort ?

Le Mahu ouvrit de grands yeux, etpeu s’en fallut qu’il n’éclatât encore.

– D’où sortez-vous ? fit-il. Mais vousserez si bien condamné que j’ai vu demes propres yeux l’ordre aubourreau-juré d’avoir à se procurerun bon poteau, avec deux bonnes

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cordes de bois sec, des torches, enfintout ce qu’il faut ! Oh ! ne craignezrien, vous serez traité comme unpersonnage de marque !

– Je serai donc brûlé ! s’écria Doletqui ne put s’empêcher de frissonner.

– Brûlé ! brûlé ! fit Le Mahu qui vitqu’il en avait trop dit, c’est une façonde parler. Que diable, il ne faut pasdésespérer encore. Et puis, ensomme, ces fagots qu’on acommandés sont peut-être pourquelque condamné du Châtelet.Allons, bonne nuit !

Demeuré seul en son cachot – seul,car la présence des soldats armés ne

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comptait plus pour lui – Dolet,pensif, se mit à se promener de longen large. Il y avait des jours et desnuits qu’il se promenait ainsi, tantôtsongeant à ce Loyola dont il était lavictime innocente, tantôt pensant àce roi si lâche qui le livrait, parfoisarrêtant son esprit sur desproblèmes de philosophie, maistoujours écartant de son mieux lesimages de sa femme et de sa fille. Cardès qu’il pensait à elles, il se sentaitfaiblir.

La mort ne l’effrayait pas.

Et quant à l’horrible souffrance dubûcher, il ne se disait peut-être pasavec la feinte sagesse du stoïcisme

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antique : « Douleur, tu n’es qu’unmot », mais il envisageait avecfermeté l’effroyable conjoncture.

Il vint s’asseoir à la petite table, surun escabeau, et posa sa tête dans samain.

– Je serai brûlé ! murmura-t-il.

Un frémissement le secoua.

– Eh quoi ! pensa-t-il, en admettantmême que j’aie mérité la mort nepourrait-on me faire mourir sanssouffrance ? Pourquoi ceux qui seréclament d’un Dieu de bonté sont-ils féroces à ce point ? Quoi ! prendreun homme vivant et lui faire subir cesupplice de le placer sur un amas de

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bois et de mettre le feu aux fagots !

Sa main retomba sur la table et,machinalement, il saisit la plume.

Et ce fut sous l’impression despensées qu’il venait d’agiter qu’il semit à écrire :

« Ceci est ma dernière pensée.

« C’est le dernier effort d’un espritqui va bientôt s’éteindre.

« Peut-être ces lignes tomberont-elles plus tard sous les yeuxd’hommes justes.

« Peut-être ce papier va-t-il êtredétruit.

« Je ne veux songer qu’à la

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possibilité d’être lu plus tard.

« C’est donc du seuil de la tombe queje parle aux hommes, et j’ai pourtribune un bûcher.

« Je vais être brûlé ! Brûlé vif !

« Ce que ma chair va souffrir, je ne lesais.

« Je ne sais pas non plus quellesclameurs d’agonie s’échapperont dema gorge alors que, délirant aumilieu des tourbillons de flamme, jene serai plus responsable de mapensée.

« La vraie clameur du condamné estici, sur ce parchemin.

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« Voici donc ce que je souhaite :

« Je suis innocent de toute actionmauvaise.

« Aussi loin que je regarde dans mavie, avec le scrupule et l’angoissed’un juge impartial, je n’y découvreaucun crime, aucune faute véritable.

« J’ai aimé les hommes, mes frères.

« J’ai tâché de leur montrer qu’il y aun flambeau pour les guider vers lebonheur à travers les ténèbres de lavie que nous vivons. Ce flambeaus’appelle : Science.

« J’ai fait en sorte de répandre leplus que j’ai pu de science, c’est-à-

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dire de lumière, afin de chasser leplus possible de ténèbres, c’est-à-dire d’ignorance.

« Je ne me suis pas détourné desmoins fortunés que moi. Je n’ai pasmontré un visage impitoyable auxfautes des autres.

« J’ai songé que le mot suprême de lasagesse humaine et l’aboutissementfatal de la science, de la pensée, de lavie, c’est l’indulgence.

« Une humanité où les hommesauraient pitié les uns des autres, oùse développerait cette radieuse etmagnifique pensée de fraternité quele Christ a entrevue, une humanité

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pareille aurait résolu le problème duparadis terrestre.

« Cependant, c’est la haine quitriomphe.

« Je ne veux ici accuser personne.

« Je dis seulement que l’esprit dedomination engendre l’esprit dehaine.

« Je dis que les dominateurs qui ontinventé le bûcher pour les hommesinaptes à la servitude sont l’obstaclequ’il faut écarter.

« Puisse-t-on me comprendre !

« Puisse l’humanité apprendre àpénétrer dans sa propre pensée !

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« Puissent les hommes arriver unjour à penser librement, c’est-à-diresans que leur croyance, leur foi, leurpensée leur ait été imposée.

« Puisse la science remettre aucreuset de l’analyse les croyanceshumaines qui nous sont transmisespar les siècles barbares !

« En formulant ces souhaits, je necrois pas passer les limites du droithumain.

« Je ne me crois pas en faute.

« Pourtant, c’est pour penser ce quej’écris, c’est pour avoir aimé lascience, la lumière, pour avoir été lefrère de mes frères que je vais être

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brûlé.

« Je voudrais qu’un jour unmonument s’élevât à l’endroit mêmeoù je vais souffrir, et que sur cemonument, les jours de fête, leshommes enfin délivrés apportentquelque modeste offrande de fleurs,et qu’enfin le souvenir des iniquitésprésentes fût perpétué par cettesimple parole que quelqu’un rediraitaux foules, d’année en année :

« Ici, on a brûlé un homme parce qu’ilaimait ses frères et prêchaitl’indulgence et proclamait le bienfaitde la science.

« Cela se passait du temps où il y

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avait des rois comme François, et dessaints comme Ignace de Loyola. »

« Voilà ce que je souhaite.

« En foi de quoi, libre d’esprit et sainde corps, j’ai signé. »

Dolet signa.

A quoi pensa-t-il en ces heures dedétresse ?

Sans doute, malgré tous ses efforts,l’image de sa femme et de sa fille –bientôt veuve et orpheline – vint seprésenter vivement à lui.

Car, à un moment, les soldats levirent vaguement tendre les brascomme vers une étreinte, et une

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larme obscurcit sa vue.

Dolet, alors, se leva brusquement.D’un pas agité, il se remit à marcher.Puis il se calma.

Il s’approcha de la table et cherchades yeux le parchemin sur lequel ilvenait d’écrire les lignes qu’on alues.

Il ne vit plus le parchemin !…

Pendant qu’il se perdait en ses rêves,un des soldats avait doucement saisile papier et l’avait remis auxgardiens qui stationnaient dans lecouloir.

Maintenant, le parchemin était entre

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les mains de Gilles Le Mahu !…

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Chapitre 8

FONTAINEBLEAU

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Le matin du jour oùFrançois Ier quitta Parisavec sa cour, Manfredannonça à Lanthenay qu’ilallait se rendre àFontainebleau, et le mit au

courant de tout ce qui lui était arrivédans la nuit.

– Mais, ajouta-t-il, toi-même, tu vasessayer de sauver Dolet. Il faut que jesois à Paris ce jour-là. Je te laissetout préparer à ta guise, meréservant pour l’action.

– Comment te préviendrai-je, frère ?dit Lanthenay.

– Ecoute… de Paris à Fontainebleau,

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il n’y a en somme, pour un boncavalier, qu’une étape, un peu rude,j’en conviens ; mais nous n’avonspas le choix des moyens… Si rien depressé ne se produit, tu tecontenteras de me faire prévenir àl’avance du jour où tu auras résolud’agir. Si, au contraire, tu prévois lanécessité d’agir à l’improviste, tum’envoies Cocardère à franc étrier,et nous revenons ensemble.

Lanthenay fit signe de la tête qu’il ycomptait.

Les deux amis s’embrassèrent.

Puis Manfred s’en alla rejoindre lechevalier de Ragastens et Triboulet.

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– Le roi part à deux heures, ditRagastens. Je viens de l’apprendre.

Manfred pâlit. Il avait espéré que leroi demeurerait à Paris quelquesjours encore.

– Ceci, reprit le chevalier, modifiequelque peu notre plan. Au lieu departir ce matin, nous partirons dansl’après-midi.

– Pourquoi cela ? fit Manfred.

– Parce que notre arrivée dansFontainebleau avant la cour nemanquerait pas d’éveiller descuriosités autour de nous, et quenous avons en somme besoin depasser inaperçus.

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– Mais si nous arrivons après lacour, ne serons-nous pas menacésdes curiosités que vous voulezéviter ?

– Certes… mais si nous arrivons enmême temps ?

– Quoi !… Vous voulez voyager avecle roi !

– M. le chevalier a raison ! s’écriaTriboulet.

– C’est le plus sûr moyen de n’êtreremarqué ni pendant notre voyage, nià notre arrivée à Fontainebleau.

L’heure du départ fut donc calculéesur le départ de la cour.

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Spadacape devait être du voyage.

La princesse Béatrix devait rester àParis et réintégrer l’hôtel queRagastens avait loué rue desCanettes.

Il n’y avait plus aucun motif, en effet,pour que l’hôtel fût surveillé. Et là,Béatrix trouverait maison montée,ses serviteurs et ses femmes.

Ces diverses dispositionss’exécutèrent et, à trois heuresprécises, Ragastens donnait le signaldu départ, c’est-à-dire une heure

après le départ de François Ier et dela cour.

Les quatre cavaliers sortirent de

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Paris et s’engagèrent sur la route deMelun.

Vers cinq heures, comme le jourbaissait, Manfred qui trottait en têteaperçut l’arrière-garde de l’escorteroyale.

Dès lors, ils se maintinrent à lamême distance.

En se retournant à diverses reprises,il avait semblé à Ragastens qu’ilapercevait derrière lui, sur la route,un cavalier qui trottait.

– Serions-nous espionnés ? songea-t-il.

Il s’arrêta et fit descendre son cheval

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dans le fossé du bas côté. Là ilattendit.

Mais peut-être le cavalier inconnuavait-il remarqué cette manœuvre,ou peut-être avait-il brusquementchangé de route. Car Ragastensattendit vainement.

Assez inquiet, il rejoignit ses amis augalop.

Mais comme à ce moment il seretourna encore, il vit le mêmecavalier qui suivait toujours.

– Nous verrons bien, pensa-t-il.

A six heures, on arriva à Lieusaint,village situé à mi-chemin entre Paris

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et Fontainebleau.

La cour devait y coucher, et desfourriers partis en avant-gardeavaient préparé des logements pourtout ce monde.

Ragastens et ses amis trouvèrentl’hospitalité chez un fermier desenvirons qui, moyennant deux écus,consentit à les laisser coucher danssa grange.

Le lendemain, de bonne heure,l’escorte se remit en route. Nosquatre amis reprirent leur poste enarrière de la colonne.

Au moment où on entrait dans lespremiers bois qui annonçaient la

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forêt, Ragastens aperçut de nouveaule cavalier inconnu qui, mille pas enarrière, chevauchait paisiblement.

– Avez-vous remarqué l’homme quinous suit ? demanda-t-il à sescompagnons.

Manfred et Triboulet se retournèrentet aperçurent à leur tour le cavalier.

– Un espion ! fit Triboulet.

– Je vais le charger, dit Manfred.

– Non… continuez la route. Je mecharge de savoir à qui nous avonsaffaire, dit Ragastens.

Manfred, Spadacape et Triboulet,poursuivirent donc leur chemin, et

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Ragastens, sortant de la route,s’enfonça dans un taillis où ils’arrêta.

Cette fois, sa manœuvre lui réussit àsouhait : au bout de dix minutes, ilvit passer l’inconnu, monté sur unsolide cheval et soigneusementenveloppé dans un ample manteau.

Ragastens attendit qu’il eût pris lesdevants.

Alors il quitta son taillis et, enquelques foulées, rejoignit l’inconnu.

Il s’arrêta botte à botte près de lui etsalua poliment.

– Monsieur, demanda-t-il, rejoint

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sans doute la cour du roi François ?

L’inconnu jeta un rapide regard surle chevalier et répondit :

– Et vous, monsieur de Ragastens ?

Ragastens tressaillit et fronça lesourcil.

Mais à ce moment, le cavalier relevala toque qui lui tombait sur les yeux,rabattit son manteau, et Ragastensreconnut une femme.

Cette femme, c’était la mystérieusehabitante de l’enclos des Tuileries,celle qui l’avait conduit rue Saint-Denis, celle que nous pouvonsappeler par son nom : Madeleine

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Ferron.

– Vous, madame ! s’écria lechevalier.

– Moi-même ! répondit-elle avec unegaîté forcée qui serra le cœur deRagastens. Je vais à Fontainebleau.Et vous ?

– J’y vais aussi, dit le chevalierétonné. Mais j’ai un motif sérieux dem’y rendre.

– Croyez-vous donc, chevalier, quej’y aille pour mon plaisir !

Et comme Ragastens, péniblementimpressionné par le ton étrangequ’elle avait dans ses paroles,

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gardait le silence, elle continua :

– Mais n’admirez-vous pas commenos destinées ont de singulierspoints de contacts ? Voici latroisième fois que nous nousrencontrons.

– Il est vrai, madame, et les deuxpremières fois, la rencontre a ététout à mon avantage.

– Je suis plus heureuse que vous nepouvez penser de vous avoir aidé.Mais à ce propos, dites-moi, vousêtes-vous bien trouvé de ma maisonde la rue Saint-Denis ?

– Il nous y est arrivé unecatastrophe, dit Ragastens.

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Madeleine Ferron, surprise,interrogea le chevalier du regard.

Alors Ragastens raconta ce qui luiétait arrivé : l’irruption du roi,l’enlèvement de Gillette.

– Nous avons sans doute été épiéspendant notre marche de la Tuilerie àla rue Saint-Denis, acheva-t-il.

Madeleine avait écouté avecattention.

– Et maintenant, dit-elle, vous allezessayer de sauver cette enfant ?

– Oui, madame.

– Eh bien, chevalier, si je ne metrompe, je crois que notre troisième

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rencontre ne vous aura pas étéinutile. Ce que vous me ditesbouleverse complètement un planque j’avais formé. Adieu, chevalier,nous nous reverrons peut-être !…

En parlant ainsi, et avant queRagastens eût eu le temps dedemander une explication, l’étrangefemme piqua des deux et disparut enavant.

Madeleine Ferron avait passé augalop devant le groupe formé parSpadacape, Triboulet et Manfred.

Spadacape s’était retourné avecinquiétude. Il se rassura en voyantarriver au petit trot Ragastens.

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Madeleine Ferron s’était jetée sousbois, comme pour couper court etdépasser la longue colonne decavaliers, de carrosses et defourgons.

– Eh bien ? demanda Manfred,lorsque le chevalier eut rejoint.

– Eh bien, ce n’était pas un espion,c’était un ami.

– Un ami ? interrogea Manfred.

– Ma foi, je suis bien obligé dedonner ce nom à cette femme…

– C’est une femme ?

– Oui et c’est la troisième fois que jela vois.

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Ragastens raconta alors au jeunehomme en quelles circonstances ilavait vu deux fois la mystérieusecavalière.

Manfred n’eut pas de peine àreconnaître, dans le portrait qu’entraça la chevalier, la femme qu’ilavait sauvée au gibet de Montfauconet qui elle-même l’avait sauvé à sontour en ouvrant si à propos la portede l’enclos des Tuileries.

A son tour, il raconta cette doublecirconstance…

– Si ce n’est pas une amie, conclut-il,du moins cette femme ne nous veutpas de mal…

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– Mais que peut-elle aller faire àFontainebleau ?

Madeleine Ferron, cependant, s’étaitarrêtée à l’une des premièresmaisons de l’entrée de la ville.

Dans cette maison était arrivé, laveille au soir, un homme que noslecteurs ont pu entrevoir un instant.

Cet homme, c’était Jean le Piètre, –ce malheureux dont la silhouettenous est apparue dans la maison dela Maladre.

Jean le Piètre était parti de Parisdeux ou trois heures avant le roi ;arrivé à Fontainebleau, il s’étaitenquis d’une maison à louer.

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On lui avait montré, presque àl’entrée de la ville, une demeured’aspect à demi bourgeois, commeles riches fermiers en élevaient.

Jean le Piètre avait aussitôt faitmarché et payé ce qu’on avait voulu.

A peu près à l’heure où la cour devaitarriver, il s’était avancé dans la forêtd’un millier de pas, sur la route deMelun.

Il s’était assis sur un tronc d’arbrerenversé par quelque tourmente.Puis, les coudes sur les genoux et lementon dans les deux mains, il avaitattendu, les yeux perdus sur cetteroute par où elle devait arriver.

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Enfin, un galop retentit sur le sol.

Jean le Piètre se dressa comme mûpar une étrange émotion et sonregard se fit ardent.

Madeleine Ferron apparut. Elle avaitcoupé à travers la forêt et distancél’escorte royale.

Elle aperçut Jean le Piètre et s’arrêtaprès de lui.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– La maison est prête, madame,répondit Jean le Piètre d’une voix oùil y avait plus d’émotion encore quede respect.

Et on eût dit qu’il n’osait lever les

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yeux sur Madeleine.

– Où est la maison ? fit-elle.

– La quatrième à gauche en entrantdans la rue au bout de cette route.Mais je crains qu’elle ne soit pasdigne…

Madeleine haussa les épaules.

– Hâte-toi de venir m’y rejoindre,dit-elle.

Quelques instants plus tard, elles’arrêta devant la maison signalée,sauta à terre, attacha son cheval à unanneau et entra à l’intérieur sansavoir été remarquée par les voisins,tant elle avait agi avec précipitation.

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Dix minutes après, Jean le Piètrearriva à son tour.

– Y a-t-il une écurie ? demanda-t-elle.

– Oui, madame : j’y ai placé lecheval.

– J’ai visité la maison, dit-elle.

Le regard de Jean le Piètrel’interrogea avec anxiété.

– C’est bien, dit-elle. Tu as fait pourle mieux. Mais toi, où coucheras-tu ?

– A l’écurie, répondit-il à voix basse.

A ce moment, on entendit un grandtumulte dans la rue. Madeleines’approcha d’une fenêtre qu’elle

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entr’ouvrit assez pour pouvoirregarder au dehors sans être aperçueelle-même.

Il y avait grande rumeur. Les gens deFontainebleau, en habits dedimanche, avaient envahi la rue.

Un homme vêtu de noir, entouré desprincipaux personnages de la petitecité, fort ému, en apparence, tenait àla main un rouleau de parchemin surlequel était écrit un compliment qu’ildevait lire à Sa Majesté.

Des clameurs de : Vive le Roi !éclatèrent.

L’homme vêtu de noir et lesnotabilités se portèrent en avant.

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Les premiers cavaliers de l’escorteroyale apparaissaient.

Madeleine Ferron, derrière lesvitraux de sa fenêtre, attendait, levisage impassible.

Dans la rue, maintenant, un grandsilence s’était fait.

Sans doute l’homme noir lisait au roison compliment de bienvenue.

Puis, tout à coup, les clameursrecommencèrent.

Enfin, le roi apparut, entouré deseigneurs.

– Jean ! fit Madeleine.

D’un bond, il fut près d’elle.

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– Regarde cet homme…

– Je le vois…

– C’est le roi de France.

– Je sais, madame…

Le roi était passé. Le fourgon, puisencore des cavaliers défilaient.

Madeleine, pensive, était restée prèsde la fenêtre.

Dix minutes plus tard, elle vit passerRagastens et ses trois compagnons.

– Tu vas suivre ces hommes, dit-elle,et tu reviendras me dire où ils sontdescendus ; alors, nous aurons àcauser.

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Jean le Piètre s’élança au dehors.Une heure après, il était de retour.

– Les cavaliers sont à l’auberge duGrand-Charlemagne, rue des Fagots,dit-il.

– Bien ! fit Madeleine qui s’étaitassise.

Jean le Piètre demeurait deboutdevant elle.

Elle le regarda soudain en face. Ilbaissa les yeux.

– Tu disais donc que tu coucherais àl’écurie ? fit-elle.

– Pour ne pas vous gêner, madame,balbutia-t-il.

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Elle lui jeta un autre regard qui lebouleversa. Puis elle reprit :

– Tu as bien remarqué l’homme queje t’ai montré ?

– Le roi : oui, madame.

– Si je te disais de le tuer, Jean, queferais-tu !

– Je tuerais le roi, madame.

Et ardemment, il continua :

– Si vous me dites de tuer le roi, jetuerai le roi. Si vous me dites de tuerle pape, j’irai à Rome et je tuerai lepape. Si vous me dites de renier mafoi, de blasphémer le Seigneur, jerenierai ma foi jusque sur le bûcher,

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et je blasphémerai Dieu jusque dansla torture. Mon roi, mon Dieu, c’estvous, madame ! Mais vous le savez !Qu’ai-je besoin de vous le dire ! Jevous appartiens corps et âme… Pourune heure pareille à celle que j’aipassée près de vous, je consens àl’éternité de l’enfer… Et que seraitd’ailleurs le paradis sans vous ! Oh !cette nuit quand j’y songe !… Et j’ysonge toujours ! Ce souvenir, c’estma vie, maintenant. Il n’est pas uninstant où je ne vois se dresser dansmon imagination l’image qui mepoursuit… Et parfois, pourm’apaiser, je me lacère la poitrine àcoups d’ongle… Oh ! madame…

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aurez-vous une fois encore pitié demoi ! Oh ! dites ! ne fût-ce qu’unmot ! Ne fût-ce que pour me laisservivre avec un semblant d’illusion etune ombre d’espoir ! Dût cetteillusion me conduire à de plusaffreux tourments ! Dût cet espoirs’évanouir et ne me laisser qued’épouvantables souffrances deregret !

Madeleine écoutait cette passion quidébordait.

– Qui t’a défendu d’espérer ? fit-elled’une voix caressante.

– Oh ! madame, bégaya-t-il éperdu,prenez garde de me rendre fou de

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joie !…

– Voyons ! Ai-je donc été si cruelleune première fois ?…

– Oui, c’est vrai ! fit-il, soudainassombri et désespéré. Mais vous nesaviez pas alors !

– Je ne savais pas… quoi ?…

Il baissa la tête et devint livide.

– Ton mal ? demanda-t-elle d’un tonsi parfaitement indifférent qu’il enfut secoué d’un étonnementprodigieux, comme s’il eût vuquelque puissante reine jeter sacouronne dans un égout.

Et comme il demeurait stupide

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d’ébahissement et d’effroi, elle seleva et alla à lui.

Le sourire de ses lèvres avaitdisparu. Son regard, de caressantqu’il était s’était fait dur et mauvais.

– Oh ! madame, vous me faites peur,s’écria-t-il.

Elle lui saisit la main.

– Ton mal ! s’écria-t-elle, veux-tusavoir ? Veux-tu que je te dise,pauvre misérable ? Ton mal, c’est ceque je voulais en toi !

Il eut un cri d’épouvante et dedétresse.

– Est-ce possible ? Je ne rêve pas !

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C’est bien vous que j’entends !

– Ton mal !… Je voulais qu’unhomme en fût atteint… Un hommeque j’exècre, et contre qui j’ai rêvéd’effroyables supplices… Jevoulais… mais peut-être n’ai-je pasréussi… Peut-être qu’il m’échappe,puisqu’il vole à de nouvellesamours…

– Cet homme ! cet homme ! grondaJean le Piètre.

– C’est le roi de France !

Hébété, égaré, Jean la regarda avecdes yeux stupides d’horreur.

– Je te dis que peut-être je n’ai pas

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réussi. Alors, je le frapperaiautrement ! J’ai besoin d’uninstrument docile, de quelqu’un quisoit mon esclave… Veux-tu être cetinstrument, cet esclave ?

– Je le suis ! dit-il sourdement.

– Veux-tu haïr le roi comme je lehais ?

– Je le hais de toutes les puissancesde mon être à partir de cet instant.

– Bien !… En revanche, Jean lePiètre, je serai à toi.

– Quand ! oh ! quand !…

– Quand il sera mort ! répondit-elle.

Jean le Piètre s’enfuit comme un fou,

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et se réfugia au fond de l’écurie.

Là, la tête dans ses poings, ilsongea :

– Elle aime !… Jamais je n’ai souffertpareil tourment !… Elle aime le roi…Et il faut que cet amour soit bienpuissant pour qu’elle ait oséconcevoir et exécuter l’acte insenséqu’elle a commis !… Elle s’estempoisonnée pour empoisonner leroi !… Elle a détruit sa beauté pourdétruire la vie de François !… Elleaime ! Et moi, misérable, que suis-jepour elle ?… Un vil instrument ! Ellel’a dit… Et j’ai consenti ! Oui, j’aiconsenti, je consens encore !Qu’importe que sa pensée s’envole

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vers un autre si elle est à moi ! Oh !le délire de cette heure d’amour !…Et cet homme ! le roi qui passe avecson sourire superbe ! Il mourra ! Je lecondamne ! Lors même qu’ellevoudrait maintenant le sauver, il esttrop tard ! Ma haine fera plus quetous les poisons…

Il se leva et tendit vaguement lepoing crispé.

Il était effroyable à voir…

Par une lucarne, Madeleine Ferron nele perdait pas de vue. Et à le voir sihorrible, si terrible, elle eut un douxsourire sur ses lèvres pâles.

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Chapitre 9

UN COURRIERDE PARIS

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Le château deFontainebleau étaitappuyé à un parc immensedont on peut voir encorede beaux restes.

Ce parc était clos dehautes murailles.

Lorsque François Ier venait habiter lechâteau, on plaçait des gardes tout lelong de ces murailles, à l’intérieur.

Il y avait un garde à peu près tous lescent pas.

Triboulet était déjà venu deux fois àFontainebleau avec le roi. Iln’ignorait aucun de ces détails.

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Pourtant, c’est par le parc qu’il avaitrésolu de s’introduire dans lechâteau. Il avait exposé son plan àRagastens et à Manfred.

Entrer coûte que coûte dans le parcet tâcher de savoir en quel endroit duchâteau se trouvait enfermée Gillette.

Une fois ce point acquis, ilconnaissait assez la disposition deslogis et appartements pour pouvoir,par une nuit obscure, guider sesamis.

Alors, ils pénétreraient à eux quatredans le château, décidés à tuer toutce qui ferait obstacle, arriveraient àGillette, et l’enlèveraient, puis ils

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partiraient pour l’Italie.

Dès le premier soir de l’arrivée,Triboulet, accompagné de ses troisamis, alla étudier les abords duchâteau.

En passant devant la somptueusefaçade, Ragastens et Manfred serendirent très bien compte del’impossibilité d’une attaqueautrement que par le parc.

La cour était pleine d’hommesd’armes.

Du côté du parc, au contraire, toutétait sombre et désert. Ils longèrentle mur.

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De l’autre côté, ils entendaientparfois le cri de veille des sentinellesqui se répondaient l’une à l’autre.

Ils parvinrent au fond du parc. Là,par endroits, le mur était en mauvaisétat. Des pierres étaient tombées ; ily avait des trous.

Ils rentrèrent sans avoir, ce soir-là,rien pu tenter.

Le lendemain et les jours suivants sepassèrent de même ; tous les soirs,au seul endroit que l’on pûtescalader, il y avait une sentinelle.

Chacun des quatre songeait avecrépugnance qu’il faudrait en arriverà tuer un homme inoffensif ou à

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renoncer à l’entreprise.

Dix mortelles journées s’écoulèrentainsi.

Manfred se désespérait, et sondésespoir l’affolait. Il parlaitd’entrer au château en plein jour, debraver le roi, de le provoquer !…

Le soir du onzième jour, Ragastenset Triboulet conférèrent à voix basse.

– Il faut en finir ! dit Triboulet d’unair sombre.

– Je vous comprends… la sentinelle ?… Triboulet haussa les épaules.

– Puisqu’il n’y a pas moyen de faireautrement, dit-il.

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– C’est donc moi qui m’en chargerai,dit Ragastens.

Il espérait qu’il pourrait tomber surle soldat et le bâillonner assez vitepour l’empêcher de crier…

Pour la onzième fois, donc, lesquatre compagnons revinrent aumur.

Il était environ dix heures du soir.

– Je monte, dit Ragastens à voixbasse, en arrivant à l’endroitfavorable. Dès que la chose serafaite, j’appellerai. Vous passerez l’unaprès l’autre, et après… nousverrons.

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A ce moment le cri de veille retentitau loin. Il se répéta de proche enproche.

Et enfin, il fut redit par le soldat quise trouvait en face de Ragastens, del’autre côté du mur.

A la voix du soldat, Triboulettressaillit.

Il s’élança, saisit la main deRagastens.

– Attendez ! fit-il. C’est moi quimonte.

Dix secondes plus tard, il était auhaut du mur, et faisait signe à sesamis de garder le plus profond

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silence.

Il voyait distinctement la sentinelleimmobile, appuyée sur la hampe desa hallebarde.

A voix basse, Triboulet appela :

– Ludwig !…

Le soldat sursauta.

– Qui m’appelle ? s’écria-t-il.

– Parle plus bas… approche-toi… là !Ne reconnais-tu pas un ami ? Par lamort-dieu, je ne t’ai point oublié,moi !

– Monsieur Triboulet ! fit le soldat,reconnaissant la voix. Mais vousétiez à la Bastille, disait-on ?

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– Ah ! ah ! Et qui disait cela, monbrave Ludwig ?

– Mais tout le monde. C’est M. deMontgomery qui vous arrêta et vousconduisit lui-même en la forteresseSaint-Antoine.

– Diable ! Eh bien, tu vois, si j’étais àla Bastille, j’en suis sorti.

– Vous en êtes sorti ! fit le Suisseébahi.

– Tout exprès pour venir tedemander si tu as toujours envie derevoir la montagne de la Jungfrau,d’aller écouter le « Ranz desVaches », d’aller embrasser ta

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fiancée… ta… comment l’appelles-tudéjà ?

– Catherine ! dit le soldat attendri.

– Oui, Catherine. Eh bien, mon bonLudwig, te souviens-tu de ce que jet’ai promis au Louvre ?

– Si je m’en souviens, par le diable !Je ne pense qu’à cela, et vous m’avezmis la cervelle à l’envers… Milleécus !…

– De six livres parisis ! De quoi fairebâtir une métairie dans la vallée oùtu es né, où tu épouseras taCatherine, et où tu passeras tonheureuse existence à engendrer touteune nichée de petits Ludwig !

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– Monsieur Triboulet, fit le soldat,vous venez encore me tenter !

– Mais pas du tout ! Je viensseulement te dire que je suis prêt àtenir ma promesse.

– Les mille écus !…

– Tu n’as qu’à venir les prendre.

– Où cela ?… s’écria le soldat,enflammé.

– A l’auberge du Grand-Charlemagne.

– Quand ?…

– Quand tu voudras.

– Ah ! vous êtes vraiment un bon

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homme de vous déranger toutexprès…

– Pour t’apporter la fortune, c’étaitchose promise !

– C’est vrai, mais je n’eus pasl’occasion de vous rendre le serviceque vous me demandiez, et je pouvaiscroire…

– Aussi, mon cher Ludwig, je vais tedemander un autre service.

– Ah ! ah ! fit le Suisse désappointé.

– Beaucoup moins dangereux que lepremier que tu consentais pourtant àme rendre… Cependant, je ne veuxpas te violenter. Il ne manque pas de

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Suisses dans les gardes, qui nedemanderont pas mieux de gagnerhonnêtement mille livres en faisantune bonne action…

– Une bonne action qui pourra sansdoute me conduire au gibet !

– Oui, si tu es maladroit et si tumanques d’argent. Mais tu es adroit,Ludwig, et tu auras de l’argent…

– Que faut-il faire ? demandaLudwig.

– Simplement fermer les yeux et teboucher les oreilles pendant deuxminutes…

– Vous voulez pénétrer en secret

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dans le château ?

– Oui !… Et puis te demander unrenseignement que tu pourras peut-être me donner. Mais lerenseignement est par-dessus lemarché.

– Dites toujours.

– Tu as entendu parler d’une jeunefille que le roi a fait amener auchâteau, la veille même du jour où ilest arrivé lui-même…

– Vous voulez parler de Mme laduchesse de Fontainebleau ?

– Oui ! fit Triboulet ému.

– Pauvre demoiselle, elle a l’air bien

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triste !

– Oh ! s’écria Triboulet, tu l’as doncvue ?

– Deux fois, les deux jours où j’ai étémis en faction près du château ; elleest descendue dans le parc.

– Seule ? fit Triboulet haletant.

– Accompagnée de deux femmes.

– Et a-t-elle pénétré loin dans leparc ?

– Oh ! non !…

– Ludwig ! veux-tu gagner, non pasmille écus, mais le double ! le triple ;tout ce que je possède ! Veux-tu êtreriche comme un bourgeois ? Dis, le

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veux-tu ?

– Silence ! fit Ludwig à voix basse.

Triboulet entendit des pas quis’approchaient.

C’était une ronde.

Il s’aplatit sur la muraille, le cœurtremblant à la pensée que Ludwigferait tout ce qu’il voudrait.

La ronde conduite par un officiers’approcha ; l’officier échangeaquelques mots avec Ludwig, puiss’en alla.

– Quand seras-tu encore de faction,Ludwig ?

– Après-demain.

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– A cette même place ?

– Je puis m’arranger pour y être.

– Bon ! Te charges-tu, demain, det’approcher de la duchesse deFontainebleau ?

– Oui… Elle n’est pas fière ; il lui estarrivé déjà d’adresser la parole à descamarades.

– Eh bien ! dis-lui qu’elle se trouveaprès-demain dans le parc à l’heurede la faction.

– C’est-à-dire à dix heures du soir…Mais à quel endroit ?

– Près du grand bassin aux carpes.Acceptes-tu ?

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– J’accepte !

– Répète un peu ce que je t’ai dit.

– Demain, je m’approche de la jeuneduchesse, j’attire son attention, elleme parle, et je lui dis : « Demain, àdix heures du soir, M. Triboulet seraprès du bassin aux carpes. » Ai-jebien compris ?

– Oui, mon brave Ludwig. Donc, àaprès-demain soir, dix heures, icimême.

– C’est entendu.

– Et après, tu fuis avec nous, et richedésormais, tu te sauves en Suisse…

– O ma Catherine ! soupira le Suisse.

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Triboulet se laissa glisser au bas dumur.

Ils rentrèrent à l’auberge du Grand-Charlemagne. Le lendemain,Spadacape se procura une chaise devoyage qu’il acheta. Le jour dulendemain fut un jour de fièvre.

Triboulet ne tenait pas en place,causait tout seul à haute voix, serraitla main de Ragastens.

Manfred paraissait plus calme, maisune profonde émotion l’agitait. Ahuit heures, il dit :

– Partons !

C’était un peu trop tôt. Mais

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Ragastens comprit que le jeunehomme n’y tenait plus.

Tous les quatre s’équipèrent,s’armèrent en toute hâte etdescendirent dans la rue. A cemoment, un cavalier apparut autournant de la rue des Fagots.

En apercevant Manfred, il poussaune exclamation de joie, arrêta soncheval et sauta à terre.

Le cheval s’abattit alors ; il étaitfourbu et rendait le sang par lesnaseaux.

Manfred avait affreusement pâli.

Il venait de reconnaître Cocardère.

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– Lanthenay ? interrogea-t-ilanxieusement.

– C’est lui qui m’envoie. Tenez.

Il tendit un pli à Manfred.

Alors, tous ensemble, ils rentrèrentdans l’auberge. Manfred, lentement,ouvrit le pli, et lut :

« Midi.

« C’est pour demain matin, septheures.

« On va brûler Dolet.

« Si je n’arrive pas à l’enleverpendant le trajet de la Conciergerie àla place de Grève… ô mon ami, monfrère… tu comprends !

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« Je t’attends !… »

Silencieusement, Manfred tendit lalettre à Ragastens qui la lut, puis lafit lire à Triboulet.

Ragastens s’assit.

Quant à Triboulet, il était commeassommé.

– Mais, bégaya-t-il, les lèvresblanches, mais… tu peux partir…après !…

– Après ! fit Manfred avec uneimprécation de désespoir ; après, ilsera peut-être minuit, une heure…trop tard pour arriver à temps !

Brusquement, il se tourna vers

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Cocardère qui assistait à cette scène,sans comprendre ce qu’elle avait depoignant.

– Va à l’écurie, dit-il, et selle deuxchevaux. Spadacape va t’indiquer lesmeilleurs. Hâte-toi !

Spadacape et Cocardère s’élancèrent.

Ragastens s’était levé et avait saisi lamain de Manfred.

– Bien, mon enfant, dit-ilsimplement, en redonnant au jeunehomme ce nom qui déjà, l’avait faittressaillir.

– Nous restons à trois ! ditRagastens en se tournant vers

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Triboulet. Mais sans vouloirdéprécier l’aide de notre ami,j’affirme que nous réussirons à troiscomme si nous eussions été quatre !

Manfred comprit l’intention duchevalier et, à son tour, lui serra lamain.

A ce moment, Cocardère reparut.

– Tu n’es pas trop fatigué pourrefaire le chemin ? demandaManfred.

– Je suis éreinté, par la mort-dieu !Mais pour ne pas être à Paris demainmatin, il faudrait que je sois mort etenterré… Si vous pouviez voir lafigure de Lanthenay, comme je l’ai

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vue ce matin !…

– Partons ! fit Manfred d’une voixrauque.

L’instant d’après, Ragastens,Triboulet et Spadacape entendirent legalop furieux de deux chevaux.

– Partons ! dit alors à son tourTriboulet.

Et ils se dirigèrent vers le parc duchâteau.

Manfred et Cocardère galopaientcôte à côte sur la route de Melun.

L’oreille aux aguets et la main prête,Cocardère causait.

– Comment as-tu fait pour nous

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trouver ? avait demandé Manfred.

– C’est une chance inespérée… Il fautvous dire qu’en arrivant àFontainebleau, je n’avais guère latête à moi ; cette course furieusem’avait brisé. Donc, à la premièremaison, je m’arrête, et je regardeautour de moi. Personne. Je frappe àune maison de paysan. Et, comme mel’avait recommandé Lanthenay, jedemande si on a vu un seigneur quis’appelle le chevalier de Ragastens etsi on sait où il loge. On me répond dem’adresser au château et on meferme la porte au nez. Il paraît que jefaisais peur… Je demeurais là, toutbête, ne sachant où aller, lorsque

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tout à coup, d’une maison voisine,sort une femme…

– Une femme ?

– Habillée en homme… Belle femmeautant que j’ai pu voir.

– J’ai entendu que vous cherchiez M.de Ragastens, me dit-elle.

– Qui êtes-vous, madame ? lui dis-je,me méfiant.

Elle hausse les épaules et me dit :

– Oui ou non, cherchez-vous M. deRagastens ?

– Oui, lui dis-je. Et c’est pressé.

– Eh bien, me dit-elle, allez rue des

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Fagots, près du château, et arrêtez-vous à l’auberge du Grand-Charlemagne.

– Là-dessus elle disparaît, achevaCocardère, et moi, je pique des deux,demandant à mon pauvre cheval undernier effort.

L’idée de Madeleine Ferron seprésenta d’elle-même à Manfred.Quelle autre, en effet, que Madeleinepouvait s’intéresser au chevalier deRagastens que nul ne connaissait àFontainebleau ?

– Cette femme est donc notre bongénie ? se dit-il.

Ils traversèrent Melun comme des

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fantômes.

Hors de la ville, ils s’arrêtèrent uneheure ; sans cette halte, les chevauxne fussent pas arrivés à Paris.

Une pleine mesure d’avoine tirée desfontes fut placée devant chaque bête,et Cocardère profita de la halte pourdévorer une tranche de bœuf placéeentre deux vastes tartines de pain.Quant à Manfred, il se contentad’une lampée de liqueur.

Les deux cavaliers se remirent enselle et repartirent du même train.

A deux heures du matin, ils étaientaux portes de Paris.

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– Fou que j’ai été ! grondaamèrement Manfred. Les portes sontfermées ! Je n’avais point songé àcela !

– Les portes ouvrent à cinq heures,dit Cocardère ; or la chose est poursept heures seulement…

Manfred piétinait nerveusementautour de son cheval. Tout à coup ilse décida.

– Suis-moi, dit-il à Cocardère.

Il alla frapper à la poterne, c’est-à-dire à la petite porte basse quis’ouvrait près de la grande. Au boutde quelques instants, un soldat vintouvrir.

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– Mon ami, dit-il, j’ai un messagepressé à communiquer à votresergent.

– Venez, dit le soldat.

Ils traversèrent une salle basse auxvoûtes surbaissées, dans laquelle il yavait quelques gardes, et entrèrentdans une deuxième pièce de plusgrandes dimensions qui était levéritable poste.

Manfred vit tout de suite la porte quiouvrait sur la rue, et fit un signe àCocardère.

Celui-ci s’approcha de la porte.

– Voici le sergent, dit le soldat.

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– Que me voulez-vous ? demanda lechef de poste.

– Vous dire que j’ai besoin d’entrertout de suite à Paris, dit Manfred quisurveillait du coin de l’œil lesmouvements de Cocardère.

– On n’entre pas à pareille heure,grommela le sergent. Garde,reconduisez ces deux hommes.

– En avant ! cria à ce momentCocardère en ouvrant la porte toutegrande et en se précipitant dans larue.

Le sergent, comprenant qu’il étaitjoué, essaya de barrer le passage àManfred. Mais, d’un coup de poing,

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le jeune homme l’envoya rouler àtrois pas, et s’élança à son tour.

L’instant d’après, il entendit deux outrois coups d’arquebuse que lessoldats du poste tirèrent au jugé, paracquit de conscience.

Une heure plus tard, Manfred etCocardère arrivaient à la Cour desMiracles.

– Il est trois heures, dit Cocardère, jevais dormir jusqu’à six. Sans quoi, jeserais inutile.

– Je te réveillerai, sois tranquille.

Et il se dirigea vers l’appartementqu’occupait Lanthenay, appartement

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dans lequel s’étaient réfugiées Julieet Avette, la femme et la filled’Etienne Dolet.

Lanthenay poussa un cri de joie enapercevant son ami et le serra dansses bras. D’un coup d’œil, il luimontra les deux malheureusesfemmes qui pleuraient.

– Ils ont donc osé le condamner ! fitManfred.

– Mais tout n’est pas perdu ! s’écriaLanthenay. Nous le sauverons !

– Certes !

– Ah ! monsieur ! s’écria Avette enjoignant les mains. Mon pauvre père.

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Quant à Julie, elle était commeprostrée.

– Nous tenterons l’impossible ! ditManfred.

– Viens ! dit brusquement Lanthenay.

– Mon cœur se brise à les voirpleurer ! sanglota Lanthenay quandils furent dehors. Viens… je vais temontrer les dispositions que j’aiprises afin que nous soyons biend’accord dans l’action.

Dans la Cour des Miracles, lestruands préparaient des armes pourle coup de main que l’on allait tenter.

Manfred et Lanthenay parvinrent à la

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Conciergerie.

– Où l’exécution doit-elle avoir lieu ?demanda Manfred.

– Tu vas voir. Nous voici à laConciergerie. Le cortège sortira parcette porte. Prenons le chemin qu’ilva suivre.

Ils franchirent le pont. A droite, ilstournèrent, tout de suite, et, enquelques pas, se trouvèrent sur laplace de Grève.

Là, au centre de la place, trois ouquatre hommes s’occupaient à unsingulier travail : ils paraissaientédifier avec beaucoup de soins unesorte de tour carrée.

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Méthodiquement, les travailleursnocturnes entassaient de longuespièces de bois sec.

Il y avait une rangée de bois, unerangée de fagots, puis une autrerangée de bois, ainsi de suite. Cettesorte de cube s’élevait autour d’unlong poteau carré qui avait étéprofondément enfoncé en terre.

Ces hommes, qui travaillaient ainsi,étaient les aides du bourreau. Et cequ’ils édifiaient, c’était un bûcher.

– C’est ici qu’on veut le brûler ?demanda Manfred.

– Tu vois ! dit Lanthenay. Viens,maintenant.

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Il le ramena à l’entrée du pont.

– C’est là que nous nous placerons,reprit alors Lanthenay… Voici ce quiest convenu : au moment précis où lecortège débouchera du pont, nousnous ruerons sur l’escorte… Y eût-ilcinq cents gardes, nous en viendronsà bout… Nous enlevons le prisonnieret nous nous réfugions dans la Courdes Miracles… Que dis-tu de ceplan ?

– C’est le seul qui paraisseraisonnable. La réussite me paraîtindubitable.

– Tu crois ? fit Lanthenay.

– Certes !

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– Ah ! si cela pouvait être, ami !Notre rôle à nous deux, sera d’arriverjusqu’à Dolet sans nous inquiéter dece qui se passera autour de nous…Ah ! voici nos gens qui commencentà prendre position… Je commence àcroire que nous réussirons ! Jedoutais ! Il me semblait que nul deces hommes ne se dérangerait… Quete dirai-je ? J’en étais arrivé à penserque toi-même tu ne pourrais arriverà temps !

– Tu vois que je suis arrivé ! fitManfred avec un sourire.

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Chapitre10

LACONDAMNATIONDE DOLET

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Le procès d’EtienneDolet, qui avait duré sixjours, s’était terminé laveille à midi.

Le procès avait étéconduit par Mathieu Orry,

inquisiteur de la foi, et l’officialEtienne Faye.

Mathieu Orry remplissait lesfonctions d’accusateur.

Etienne Faye présidait, assistéd’assesseurs.

Etienne Dolet, debout devant letribunal, les mains liées au dos,écoutait attentivement ce quedisaient tantôt l’official Faye, tantôt

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l’accusateur Orry.

De temps à autre, il se tournait versla foule et y cherchait des yeuxquelqu’un qui avait suivi toutes lespéripéties du procès.

C’était Lanthenay qui se rongeait dedésespoir.

En effet, l’accusé était amené tousles jours dans la salle par un passagesecret qui le faisait communiquer àla Conciergerie.

Il n’y avait donc eu aucun moyen detenter d’enlever Dolet pendant leprocès.

Ce jour-la, le dernier, vers onze

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heures du matin, Mathieu Orry etl’official se trouvaient embarrassés.Etienne Dolet persistait à ne pasavouer les crimes qu’on lui imputait.

Et la grande ressource de la questionen chambre de torture leur

échappait. François Ier s’y étaitopposé.

– Donc, disait Faye, vous dites quevous n’êtes point hérétique ?

– Je ne le suis pas.

– Il l’affirme, s’écriait Orry, maisn’a-t-il pas écrit que l’homme n’estrien après la mort ? C’est là unemonstrueuse hérésie, et il n’est pasbesoin d’autres preuves.

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– J’ai traduit Platon, répondit Dolet.Contestez-vous le droit de traduireles anciens auteurs ? Proscrivez-vousl’étude du grec ?

– Vous avez imprimé des livresscandaleux, vous avez publié uneBible en langue vulgaire.

– Les livres dont vous parlez furentdéposés dans mon imprimerie : si jeles avais imprimés, on trouveraittrace des épreuves.

– Avouez-vous, reprit Faye, que vousêtes schismatique ? Cela, vous nepouvez le contester. Vous avezfavorisé les défenseurs des erreursnouvelles.

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– Je n’en connais aucun ; commentles aurais-je favorisés ?

L’aveu de l’accusé était alors la pièceprincipale d’un procès.

Que Dolet persistât à nier, celafaisait sur la foule des assistants unprodigieux effet. Et comme la justicen’était pas étayée sur des forcesmatérielles aussi solidesqu’aujourd’hui, il devenait difficilede condamner Dolet.

A ce moment, un homme s’avançavers l’official Faye.

C’était un moine.

Sa tête était couverte d’une cagoule

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noire.

Le moine se pencha vers l’official,tira un papier de sa poitrine, et letendit à Faye en disant :

– Demandez à l’accusé si ceparchemin est bien de son écriture.

Faye parcourut rapidement le papier,puis le passa à Mathieu Orry qui lelut aussi.

– Abomination et sacrilège ! grondaOrry.

– Gardes, faites approcher leprisonnier, dit Faye.

Etienne Dolet s’approcha de lui-même et se pencha sur le parchemin.

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– Est-ce vous, demanda Faye, quiavez écrit cela ?

– Oui, dit froidement Dolet.

Ce parchemin, c’était celui que Doletavait écrit à la Conciergerie dans uneheure de fièvre et que les soldats luiavaient enlevé pour le remettre àGilles Le Manu.

Mathieu Orry se leva et donnalecture du document.

Puis il le commenta, on peutimaginer comment.

Le dernier passage surtout excita saverve.

« Je voudrais qu’un jour un

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monument s’élevât à l’endroit mêmeoù je vais souffrir, et que sur cemonument les jours de fête, leshommes enfin délivrés apportentquelque modeste offrande de fleurset qu’enfin le souvenir des iniquitésprésentes fût perpétué par cettesimple parole qu’on redirait auxfoules d’année en année :

« Ici on a brûlé un homme parce qu’ilaimait ses frères et prêchaitl’indulgence et proclamait le bienfaitde la science.

« Cela se passait du temps où il yavait des rois comme François et dessaints comme Ignace de Loyola. »

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Il fut dès lors avéré d’une façonformelle que l’accusé prêchait lascience, cause de tous les maléficeset source première de toutes leshérésies.

Le moine qui avait apporté leparchemin accusateur était retirédans un coin.

Il vit l’official Faye se pencher versses assesseurs.

Ceux-ci approuvèrent de la tête.

L’official lut alors la sentence, quidéclarait Etienne Dolet mauvais,scandaleux, schismatique, hérétique,fauteur et défenseur d’hérésie etautres erreurs.

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La sentence condamnait le savant àêtre brûlé en place publique.

Les gardes entraînèrent aussitôtDolet.

Seule, une femme s’écria :

– C’est grand’pitié de brûler unhomme si beau et qui parle si bien !

Cette femme fut arrêtée à l’instant.Et les siens ne purent jamais savoirce qu’elle était devenue.

Après la condamnation, Lanthenayétait sorti avec la foule, et, fou dedésespoir, avait écrit quelques lignespour Manfred.

Cocardère était aussitôt monté à

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cheval. On sait le reste.

Quant au moine à la cagoule noire, ilavait attendu aussi la condamnation,puis il était sorti, était monté dansun carrosse, et s’était fait conduire àl’hôtel du grand prévôt.

En entrant dans le cabinet deMonclar, cet homme se débarrassade sa cagoule.

– Quelle imprudence ! s’écriaMonclar en l’apercevant. Si votreblessure se rouvrait, saint père !…

Loyola tressaillit et ditpaisiblement :

– Vous me donnez là un nom qui ne

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s’accorde qu’au pape, mon fils.

– Dans mon esprit, je voulais rendrehommage à votre sainteté… maisdans le fait, pourquoi ne vousappelleriez-vous pas bientôt de cenom ?

– Jamais ! dit tranquillement Loyola.Je perdrais la moitié de ma force sij’acceptais la tiare… Quant à mablessure, rassurez-vous… Je viensvous apporter une bonne nouvelle :Dolet est condamné… Le reste vousregarde, en votre qualité de grandprévôt.

– Quand voulez-vous que s’élève lebûcher ?

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– Demain, mon fils.

– Demain !

– Oui, Dolet a des amis audacieux ;tant que je n’aurai pas vu de mesyeux les flammes de son bûchers’élever autour de lui, je ne serai pastranquille.

– Ce que vous désirez, mon père, esten dehors des usages.

– Il faut surprendre l’ennemi.D’ailleurs, l’official n’a pas hésité àdéclarer publiquement que lecriminel expierait dès demain.

– Soit, mon père.

– Reste à savoir en quel endroit nous

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allons le brûler.

– Il y a la place de Grève…

– Oui, je sais. Place vaste etspacieuse, dit Loyola songeur.

La conférence dura une heure encoreentre Monclar et Loyola ; ce qui futrésolu dans cet entretien, nous ne

tarderons pas à le savoir[1] .

q

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Chapitre11

OU FUT EDIFIELE BUCHER

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Nous revenons maintenant àManfred et à Lanthenay que nousavons laissés arrêtés près du pontSaint-Michel.

Ce pont avait une porte à chacune deses extrémités.

Ces deux portes n’étaient d’ailleursque rarement fermées, excepté lesjours où il y avait sédition enl’Université, et où on voulaitempêcher les écoliers de se répandre

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par la ville.

Le jour se leva, blafard et sinistre.

Il était environ six heures.

Dolet devait sortir à sept heures de laConciergerie pour être amené au lieude son supplice, c’est-à-dire en placede Grève, comme cela avait étéannoncé.

A six heures et demie deux centscavaliers débouchèrent sous la porteet se rangèrent en bataille.

Derrière eux s’avancèrent trois petitscanons de campagne.

– Le moment approche ! ditsourdement Lanthenay.

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Cependant, des soldats,ostensiblement, chargèrent lescanons et les pointèrent en troisdirections différentes sur la foule.

Cette menaçante démonstration futremarquée de tout le monde etaccueillie par des cris de terreur.Seuls, les truands ne manifestèrentaucune surprise.

Seulement, ayant jeté un regard surl’enfilade du pont, Manfred etLanthenay constatèrent plusieurschoses qui leur donnèrent une vagueinquiétude.

D’abord, toutes les boutiques dupont étaient fermées, ce qui

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n’arrivait jamais en pareilleoccurrence, les boutiquiers de Parisétant au contraire friands de cesspectacles.

En outre, Manfred et Lanthenayremarquèrent que le pont étaitcouvert de soldats ; il y avait peut-être deux régiments massés dansl’étroit passage libre entre les deuxrangées de boutiques.

Six autres canons parfaitementvisibles achevaient de donner aupont l’aspect d’une forteresse qui seprépare à soutenir un assaut.

Le beffroi du Palais de Justice sonnasept heures.

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A ce moment, la porte du pont futfermée.

– Que se passe-t-il ? murmuraLanthenay devenu livide.

– Je viens de la place de Grève,haleta une voix près de lui.

Manfred et Lanthenay seretournèrent vivement.

L’homme qui venait de parler ainsiétait Cocardère.

Et ces paroles pourtant si simplesavaient résonné comme un glas.

A ce même instant précis, le glas semit justement à tinter à Saint-Germain-l’Auxerrois et à Notre-

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Dame, puis à Saint-Eustache, puisaux autres églises, gagnant de procheen proche comme une voix demalheur qui se serait répercutée enéchos de deuil…

Au loin, de l’autre côté de la Seine,on entendit le chant des centaines demoines qui, couverts de cagoules etle cierge à la main – cierges bientôttorches d’incendie !… – formaient lecortège du condamné.

– J’arrive de la place de Grève !reprenait Cocardère, et savez-vous cequi s’y passe ? Il y a un bûcher, maisautour du bûcher, ni le bourreau nises aides ! Ce n’est pas en Grèvequ’on va le brûler.

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Lanthenay jeta un cri déchirant.

Manfred rugit un terrible juron.

Il y eut parmi les truands un violentremous.

Et cette clameur, soudain, répétéepar des voix furieuses, éclata, tonna :

– A la place Maubert ! A la placeMaubert !

Des cris, des imprécations, seheurtèrent, se croisèrent…

Un millier de truands se ruèrent surla porte du pont, et là, une effroyablemêlée commença, tandis que, detoutes parts, s’enfuyait une fouleterrifiée.

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Comment passer ?

Comment courir à son secours ?

La tête en feu, les cheveux hérissés,Lanthenay rugissait ces questionshachées de jurons où se déchaînaitson désespoir.

Et, tout à coup, une idée traversa sacervelle affolée.

– En avant ! hurla-t-il.

En quelques bonds, il avait dévalé laberge.

Il y avait des barques attachées pardes cordas à des pieux fichés dans lesable. Il est sûr qu’il ne les vit pas.

Il entra dans l’eau !

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Lanthenay perdit pied presqueaussitôt et se mit à nager avec unetelle furie qu’il coupait le courantpresque en droite ligne.

Alors, ce fut un spectacle inouï, unspectacle de rêve ou de cauchemar.

Derrière Lanthenay, Manfred ;derrière Manfred, Cocardère etFanfare, dix, vingt, cent, milletruands se jetèrent à l’eau, hurlant,vociférant, se poussant, sesoutenant ; la Seine fut noire detoques, hérissée de fêtes furieuses,de poings qui brandissaient despoignards…

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Chapitre12

LA PLACEMAUBERT

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Oui ! c’était en placeMaubert que les deuxmille gardes de laprévôté, accompagnésde plus de cinq centsmoines, conduisaient

Etienne Dolet. C’est une pensée degénie qu’avait eue Loyola.

Le terrible moine s’était faitexpliquer minutieusement l’attaquede la Cour des Miracles, et larésistance des truands, et leurvictoire extraordinaire !

Et il avait résolu de prendre sesprécautions pour que Dolet ne lui fûtpas arraché au meilleur moment.

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On a vu qu’il avait été trouverMonclar.

Il lui donna des conseils, ou plutôtses ordres, qui se résumèrent en cesopérations très simples :

Répandre le bruit que Dolet seraitbrûlé en place de Grève, y faireédifier un bûcher pour mieuxtromper Paris ; puis vers cinq heuresdu matin, édifier rapidement unbûcher place Maubert, et faire fermerles ponts en les gardant par desforces imposantes.

Tel avait été le plan de Loyola.

Nul ne fut mis dans le secret, etjusqu’au dernier moment Dolet lui-

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même crut qu’il serait conduit enGrève.

Aussitôt après la sentence decondamnation lue par l’official Faye,Dolet avait été saisi par les gardesqui l’entouraient et ramené dans soncachot par le passage souterrain quifaisait communiquer la Conciergerieavec la maison de justice.

Vers sept heures du soir, Gilles LeMahu pénétra dans le cachot et dit àDolet qu’il serait fait droit à toutesses demandes et requêtes.

– Voulez-vous, ajouta-t-il, que jevous fasse servir quelque bon repas,que vous arroserez d’une bouteille

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sortie de mes propres caves ?

Toute l’âme de Gilles Le Mahu tenaitdans cette proposition. Il neconcevait pas qu’un homme sur lepoint de mourir pût souhaiter autrechose qu’un bon pâté et un flacon debon vin d’Anjou.

Aussi fût ce avec une sincèresurprise qu’il entendit Dolet luirépondre :

– Merci maître Le Mahu, mon painme suffira.

– Que désirez-vous donc ?

– Que vous me laissiez dormirtranquille, car je suis fatigué.

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Gilles Le Mahu se retira très étonné.

Etienne Dolet se jeta en effet sur sabotte de paille et ferma les yeux.

Dolet ne dormit pas.

Mais à cinq heures du matin, lorsques’ouvrit la porte de son cachot et quereparut Gilles Le Mahu, EtienneDolet, aussitôt sur pied, montra unvisage serein.

Un prêtre accompagnait Gilles LeMahu.

– Mon fils, dit cet homme, je viensvous apporter les consolations quenotre religion de pardon, de douceuret de résignation réserve à tous ses

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enfants, même les plus pervers.

Il avait dit cela d’une voix glaciale.

– Monsieur, répondit Dolet, vous mevoyez tout consolé ; je n’ai donc pasbesoin de vos secours, dont pourtantje vous remercie en toute sincérité.

– Quoi, mon fils ! Vous ne voulezpas, au moment de paraître devantDieu, confesser vos fautes, erreurs etpéchés ?… Je vous apportaisl’absolution.

– Je me suis absous moi-même, ditDolet.

– Sacrilège !… Vous entendrezpourtant le divin sacrifice de la

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messe !

– Il faudra donc qu’on m’y porte !

Le prêtre fit le signe de la croix, quiétait sans doute un signal convenu,car au même instant les gardes et lesgeôliers se jetèrent sur Dolet, leterrassèrent, le ligotèrent decordelettes et l’emportèrent.

Dans la chapelle, où le condamné futdéposé, la messe funèbrecommença…

Dies irae ! Dies illa !

Les moines, rangés autour de lachapelle, reprenaient le chœurmenaçant que Dolet, enchaîné,

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entouré de gardes, entendait ettraduisait en lui-même.

De profundis ad te clamavi !

Ce fut avec une sorte de sombre furieque l’officiant attaqua le chant desmorts.

Près du condamné, un moine nechantait pas.

Il regardait Dolet.

Et à travers les deux trous de lacagoule, le condamné voyait brillerdeux yeux noirs, – un regard spécial,un regard d’ironie, de force et devictoire.

Le supplice de cette messe funéraire

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prit fin.

On délia les jambes de Dolet.

Mais on resserra les liens quiattachaient ses mains.

Le cortège se forma.

Des confréries de pénitents noirs etblancs, en tête, portant de lourdscrucifix, puis des théories de nonnes,puis des prêtres psalmodiant lesprières des agonisants, puis desmoines en quantité, tous couverts decagoules et tous porteurs de groscierges en cire.

Venait alors Dolet, entouré desmoines.

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Dolet marchait d’un pas très ferme.

Près de lui s’avançait le moine dontil avait remarqué le regard étrange.

A peine le cortège se fut-il mis enroute que toutes les églisescommencèrent à sonner le glas.

Dolet s’aperçut à peine qu’on sedirigeait vers la place Maubert et nonvers la place de Grève.

Au loin, de l’autre côté du pontSaint-Michel, une sourde rumeurs’élevait.

Les gens de la Cité et de l’Université,à défaut de ceux de la ville,accouraient et se rangeaient le long

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des rues.

Le sentiment qui dominait cette fouleétait celui de la pitié. Maisd’imperceptibles mouvements decolère et d’indignation semanifestèrent.

Des hommes crièrent à voix hautequ’il était abominable de tuer uninnocent et que son suppliceretomberait sur l’official Faye, à quion s’en prenait surtout de l’iniquecondamnation.

Le moine qui marchait près de Doletvit ces larmes de la foule, et d’unevoix pleine de cinglante ironie,murmura :

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– Dolet pia turba dolet[2] !

Le condamné tressaillit ; il venait dereconnaître la voix de Loyola ! Ilredressa la tête et répondit sanstrembler :

– Sed Dolet ipse non dolet[3] . Ah !c’est vous, monsieur de Loyola ? Ehbien, vous allez voir comment saitmourir un homme qui ne craint rien ;pas même vous en ce moment !

Bientôt on déboucha sur une étroiteplace autour de laquelle se massèrentles cavaliers, les soldats et lesmoines.

Ceux qui portaient des cierges

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entourèrent aussitôt le bûcher. Onavait dressé une échelle pour arriversur la plate-forme.

Le bourreau et ses aidess’approchèrent et voulurent saisir lecondamné pour lui faire monterl’échelle.

– Arrête, bourreau, dit Dolet. Je neveux pas être aidé.

En même temps Dolet monta leséchelons, bien qu’il ne pût s’aider deses mains attachées.

Arrivé sur la plate-forme, il se plaçacontre le poteau.

Aussitôt, le bourreau l’y attacha

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solidement par une corde qui faisaitplusieurs fois le tour du corps.

Dolet voulut commencer à parler.

Mais, sur un signe de Loyola, lesmoines entonnèrent le De Profundisd’une voix sauvage ; on ne peutentendre un mot de ce que disaitl’infortuné savant.

Au même instant, le bourreau saisitune torche qu’un de ses aides venaitd’allumer.

Mais Loyola la lui arracha des mains.

– Ainsi périssent les ennemis deJésus ! cria-t-il furieusement.

Et il inclina sa torche vers les fagots

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secs qui formaient la base du bûcher.

En un clin d’œil, tous les ciergess’étaient baissés vers les fagots. Unefumée grise et odorante, comme lafumée qui s’élève des fours deboulanger, monta alors et enveloppaDolet de ses tourbillons.

Quelques secondes encore, sa figuresereine apparut.

Soudain, les flammes montèrent,déchirèrent la fumée des zébruresécarlates : de larges flammesonduleuses, souples, se balançant auvent comme des drapeaux funestes etdardant vers le condamné despointes qui semblaient siffler…

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Une clameur, une immense etdéchirante clameur de pitié monta dela foule…

Puis, tout à coup, ce fut une rumeurd’effroi ; des hurlements éclatèrent ;il y eut une fuite éperdue, et deux outrois cents êtres hagards, échevelés,dégouttants d’eau, se ruèrent sur lescavaliers qui entouraient le bûcher,et, à leur tête, Lanthenay, Manfred,livides, forcenés !…

– Feu ! feu de toutes armes ! tonnaLoyola.

Un homme à cheval commanda :

– Visez bien ! Feu !…

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C’était Monclar.

Le tonnerre de deux centsarquebuses déchargées d’un couproula sur ce quartier de Paris enmême temps que le tonnerre desclameurs de la foule ; unecinquantaine de truands tombèrent ;parmi eux, Manfred, le bras fracassé.

– En avant ! hurla Lanthenay.

Une nouvelle décharge retentitlugubrement.

Des morts culbutèrent, des blessés seroulèrent avec d’énormesimprécations.

Cocardère et Fanfare toujours

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ensemble étaient tombés l’un près del’autre.

– En avant ! hurlait Lanthenay sanss’apercevoir qu’ils n’étaient plusqu’une dizaine.

Ses yeux exorbités, fous, sanglants,s’étaient rivés à l’effroyable vision…là, à quelques pas de lui, par-dessusles têtes des moines et des soldats, lavision rouge, noire et grise, lesflammes qui montaient, montaient ense tordant et en sifflant, montaientplus haut que le faîte des maisonsvoisines, le poteau calciné,l’immense brasier ardent quis’écroulait en tisons écarlates, lafournaise monstrueuse au centre de

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laquelle un pauvre corps atroce àvoir, convulsé, contourné sur lui-même, tordu, ratatiné, aminci,n’ayant plus figure d’homme, figurede quoi que ce soit de déjà vu,achevait de se consumer engrésillant !…

Tout à coup, la vision disparut…

Le bûcher s’écroula. Le poteaus’abattit…

C’était fini.

Lanthenay, son poignard à la main,s’était rué.

Il allait droit devant lui, insensé,terrible, surhumain…

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A chacun de ses pas, son bras selevait et s’abaissait dans un gestefoudroyant, et un soldat tombait.

Il se frayait ainsi un chemin de sangvers Monclar qui, immobile sur soncheval, les yeux fixes, le voyait venircomme dans les cauchemars on voitvenir la bête de l’Apocalypse.

Mais à chacun de ses gestes mortels,une sorte de grognement furieuxdéchirait sa gorge.

Il marchait à Monclar. Il le tenait.

Lanthenay atteignit le cheval deMonclar.

Il se ramassa sur lui-même.

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Il prépara le bond prodigieux parlequel il allait se trouver poitrine àpoitrine avec Monclar…

A ce moment, par derrière, une mainsèche, violente et nerveuses’appesantit sur sa nuque.

Cette main était celle d’une femme !

Et cette femme, c’était la Gypsie !

En un instant, vingt gardes furent surLanthenay.

La seconde d’après, il se trouva liésolidement.

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Chapitre13

APRES…

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Monclar avait laissétomber un regard surla Gypsie.

C’était la deuxièmefois que la vieillebohémienne sauvait le

grand prévôt.

Et toujours elle le sauvait deLanthenay.

Il se pencha vers elle.

– Que veux-tu ? demanda-t-il.

Dans son esprit, cela voulait dire :

– Quelle récompense désires-tu pourm’avoir sauvé ?

Elle répondit à voix basse :

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– La grâce de cet homme !

Elle désignait Lanthenay.

Celui-ci ne l’avait pas aperçueencore. Il était entouré de soldats quile liaient. En reconnaissant la voix dela bohémienne, il tourna vivement latête vers elle.

Un soldat crut qu’il allait essayerune dernière tentative de résistanceet lui asséna un formidable coup surla tête.

Lanthenay tomba évanoui.

Mais avant de perdre connaissance, ilavait eu cette pensée dernière :

– Pauvre Gypsie ! Bonne mère

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Gypsie ! Elle accourait me sauver !

Le grand prévôt avait froncé lesourcil. Il secoua la tête.

– Monseigneur, dit rapidement laGypsie, je vous demande en grâce devouloir bien me recevoir en votrehôtel.

– Soit. Viens ce soir à neuf heures.

– Je vous demande en grâce de nerien ordonner contre Lanthenayavant de m’avoir entendue…

– Je t’accorde aussi cela.

Et entre les dents, il gronda :

– Il ne perdra rien pour attendre !

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Satisfaite, la Gypsie s’était éloignéeprécipitamment.

Lanthenay fut jeté sur une charrette,car on l’avait si étroitement lié qu’illui eût été impossible de faire un pas.

Autour de la charrette, Monclarplaça deux cents cavaliers,l’estramaçon ou la lance au poing.

– A mon hôtel ! ordonna-t-il alors.

En effet, l’hôtel du grand prévôt étaitmuni d’une demi-douzaine decachots qui n’avaient rien à envier àceux de la Conciergerie, du Châteletou de la Bastille.

Une heure plus tard, Lanthenay était

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enchaîné en l’un de ces cachots.

Autour du tas de tisons noircis quiachevaient de se consumertristement, il ne restait plus que lesmoines chantant les prières desmorts, après avoir psalmodié lesprières des agonisants. La foule avaitpris la fuite au moment de l’arrivéedes truands.

Manfred, on l’a vu, était tombé l’undes premiers, le bras fracassé. Ildemeura évanoui pendant longtemps.

Lorsqu’il se réveilla dans une lueurde raison que lui laissa la fièvre, il sevit couché sur une paillasse, dans untriste et sombre taudis. Une femme le

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regardait.

– C’est vous qui m’avez sauvé ?demanda Manfred.

– Sauvé ? Je ne sais… C’est laMésange et la Bigorne qui t’ontconduit ici…

– Qui êtes-vous ?

– Je suis Margentine ; vous ne savezpas ? Margentine la blonde…

Manfred ferma les yeux et se mit àmurmurer des mots inintelligibles.Le délire le reprenait.

Quant à Cocardère et Fanfare, ilsavaient disparu.

Etaient-ils morts ? Ou seulement

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blessés ?…

Autour du brasier, la foule,maintenant, revenue de sa terreur,s’approchait et regardaitsilencieusement, avec une avidecuriosité, ce tas de tisons et decendres.

Du corps de Dolet, on ne voyait plusrien que quelques os qui seconfondaient avec les tisons.

Il était alors environ trois heures del’après-midi.

Les moines étaient toujours là.

Vers trois heures, donc, la foule seserrait autour des religieux. Une

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femme du peuple cria :

– Qu’on prenne au moins ses cendreset qu’on les enterre dignement enterre chrétienne !

Loyola entendit ces paroles,tressaillit, et parut sortir de laléthargie d’immobilité où il setrouvait depuis le matin. Il n’avaitrien vu, rien entendu de l’attaque destruands.

Livide, sous sa cagoule, les yeuxfixes, il n’avait pas perdu un détaildu supplice, rêvant de supplices plusvastes, plus monstrueux.

Le cri de pitié de la femme le ramenaà la réalité.

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Il dit d’une voix forte :

Pas de faiblesse ! Pas de pardon pourl’impie et l’hérétique ! Mes frères,prenez ses cendres et vous lesjetterez, vous les disperserez enquelque terrain vague !

De l’intérieur d’une charrette, lebourreau et ses aides sortirent unepetite caisse en bois blanc et despelles.

Deux moines saisirent les pelles. Lesossements du savant furent jetésdans la caisse que les deux moines,sans doute stylés à l’avance,emportèrent.

– Ainsi périssent les ennemis de

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Jésus ! cria encore Loyola.

Et sous cette voix menaçante la foulefrémit et courba la tête.

– Amen ! répondit le chœur immensede 500 moines.

q

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Chapitre14

LABOHEMIENNE

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En quittant Monclar,et en sortant de la placeMaubert, la Gypsie s’étaitdirigée aussitôt vers laCour des Miracles.Comme elle arrivait dans

la rue des Mauvais-Garçons, elle vitdevant elle deux hommes qui, sur unesorte de brancard improvisé, enportaient un troisième.

Près du brancard marchaient deuxfemmes qu’elle reconnut aussitôtpour deux ribaudes. Elle s’approcha,et, sur ce brancard, vit Manfred,blanc, les yeux fermés.

– Est-il mort ? demanda-t-elle.

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– Oh ! non, évanoui seulement. Il a lebras cassé.

– Où le conduisez-vous ?

– Mais… nous allions chez vous, laGypsie !

– Chez moi ! fit-elle d’une voix quiglaça les deux ribaudes… Je n’y seraiplus ce soir ou demain… Et puis,croyez-moi, il ne serait pas en sûretéà la Cour des Miracles…

La Gypsie réfléchissait. Que sepassait-il dans cette obscureconscience ? Etait-ce un regard depitié qui éclairait à ce moment cesyeux sauvages ?

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– Conduisez-le chez Margentine ! dit-elle tout à coup.

– Chez la folle !… Ah çà, qu’avez-vous donc, la Gypsie ?…

– Croyez-moi, dit-elle, il faut qu’ilsoit chez Margentine… pour deschoses… que vous ne savez pas… etque je sais, moi !

Les ribaudes se regardèrent, de plusen plus étonnées. Mais telle étaitl’autorité morale dont jouissait laGypsie, telle était sa réputation dedevineuse dans ce monde naïf etcrédule, qu’elles ne firent plusd’objection.

Les deux hommes, à nouveau,

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soulevèrent le brancard et labohémienne les vit entrer dans lamaison de Margentine la Folle.

Arrivée chez elle, la Gypsie se mit àécrire assez longuement. Car ellesavait lire, écrire et compter,sciences dont elle s’était d’ailleurstoujours gardée de se vanter.

Elle fit ce travail avec unetranquillité apparente qui eûtstupéfié quiconque eût pu lire alorsdans sa pensée.

Ayant achevé d’écrire, elle plia leparchemin, le cacheta, et se rendit encourant chez Margentine où elle vitManfred installé sur une paillasse

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jetée par terre.

– Tu le soigneras ? demanda-t-elle.

– Oui, oui, fit Margentine ; il m’adéfendue un jour que des hommescouraient après moi…

– Bien. As-tu besoin d’argent ?

Sans attendre sa réponse, elle mitquelques écus dans la main deMargentine. Puis elle reprit :

– Maintenant, veux-tu que je te dise,Margentine ? Eh bien, il te feraretrouver ta fille, si tu le gardes bien.

Margentine alla à la porte et plaçacontre le battant une barre de fer.

– Qu’on vienne le toucher ! gronda-t-

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elle.

– Ecoute ! continua la Gypsie, tu voisceci ?

Elle montrait le pli cacheté.

– Eh bien, quand il sera guéri, maispas avant, tu m’entends bien…

– Pas avant ! J’ai compris…

– Alors, tu lui remettras ce papier.

– Bon ! donnez !

Margentine prit le parchemin et allal’enfouir dans une sorte de troupratiqué dans le mur, qui servaitd’armoire.

– Rappelle-toi, recommanda encore

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la Gypsie, pas avant qu’il ne soitguéri !

– Pas avant !…

– Bon ! songea la Gypsie, cela medonne plus de huit jours… plus detemps qu’il ne m’en faut.

Elle jeta sur Manfred délirant undernier regard où perçait une aubed’émotion, puis elle sortit.

Rentrée chez elle, la Gypsierassembla en un paquet un certainnombre d’objets précieux,notamment des bijoux, pour unesomme assez considérable.

Elle mit dans une ceinture de cuir de

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l’or qu’elle tira d’une cachette, etceignit la ceinture autour de sesreins, par-dessous les vêtements.

Elle songeait à Manfred, ou plutôts’efforçait de songer à lui,grommelant des mots sans suite.

– Pouvais-je me douter que jem’attacherais à lui, et que j’enarriverais à souhaiter qu’il ne soitpas malheureux !… Oh ! ce Monclar !comme il va souffrir !… QueManfred, après tout, soit heureux…que m’importe !… Il ne peut plusmaintenant m’enlever le fils du grandprévôt !… Va-t-il en verser deslarmes !… Pourvu qu’il ne deviennepas fou !… Ou qu’il n’aille pas en

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mourir sur le coup !…

Lanthenay, coupable de rébellion,tentative d’enlèvement de Dolet à laConciergerie, coupable d’avoir voulutuer Ignace de Loyola, coupabled’avoir pénétré violemment dans leLouvre à la tête des truands,coupable de s’être rebellé contrel’autorité royale au moment del’attaque de la Cour des Miracles,coupable enfin d’avoir conduit lestruands contre Monclar sur le bûcherde Dolet, Lanthenay était perdu.

Il serait condamné après unsemblant de procès.

Il serait pendu le surlendemain au

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plus tard.

Et elle, la Gypsie, assisterait ausupplice.

Et lorsque Lanthenay aurait rendu ledernier soupir, elle se tournerait versle comte de Monclar et lui dirait :

– Tu cherches ton fils depuis plus devingt ans, tu le pleures… Regarde, levoici !

A neuf heures du soir, la bohémiennese présenta à l’hôtel du grand prévôt.Sans doute des ordres avaient étédonnés à son sujet, car elle futaussitôt introduite.

On la conduisit dans le cabinet du

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comte de Monclar.

– Parle, dit-il avec une douceur quine lui était pas habituelle. Que meveux-tu ?

– Monseigneur, dit la Gypsie enfaisant un violent effort pour ne pastrahir la haine qui débordait de soncœur, vous rappelez-vous que jadis,je suis venue vous demander unegrâce ?

– Je me souviens, dit froidementMonclar.

– L’homme qu’on allait pendre,c’était mon fils… Vous souvenez-vous, Monseigneur ?

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– Je me souviens, répéta Monclar.

– Oui, je sais que vous avez bonnemémoire, monseigneur.

– Peut-être l’as-tu meilleure encoreque moi ! dit le grand prévôt d’unevoix si profonde que la Gypsietressaillit.

– Monseigneur, reprit-elle, j’ai bonnemémoire, en effet ! Car ce que j’aisouffert le jour où on a pendu monfils, je l’ai souffert tous les jours,depuis l’affreuse matinée… Or,monseigneur, c’est si horrible qu’unenouvelle souffrance de ce genre metuerait…

– Ah ! ah ! je te vois venir…

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– Je vous ai deux fois sauvé la vie,monseigneur ; en échange, donnez-moi celle de Lanthenay…

– Mais je croyais que tu le haïssais…

– Moi, monseigneur ! Qui vous a ditcela ? qui a pu vous le faire croire ?J’ai besoin, il est vrai, deLanthenay…

– Mais lorsque je suis tombé aupouvoir des truands, toi-même aspris soin de m’informer queLanthenay voulait ma mort.

– Et qu’en est-il résulté ? demanda-t-elle avidement.

– Que je serai impitoyable comme il

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voulait l’être… Mais ceci nem’explique pas ton attitude, qui meparaît étrange… Tu me dénoncesLanthenay, tu attires mon attentionsur lui à plus d’une reprise, et tuviens me demander sa vie !

– Parce que j’ai besoin de lui,monseigneur ! Je ne l’aime ni ne lehais, je vous l’ai dit un soir… Maisj’ai besoin de lui… ne me le tuezpas…

– Et pourquoi as-tu besoin de lui ?…Parle sincèrement… Et je verrai, carje t’ai de grandes obligations.

– J’ai besoin de lui pour mener àbonne fin une œuvre de vengeance.

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– Quelque truand que tu veux fairepoignarder ?…

– On ne peut rien vous cacher,monseigneur ! Oui, il s’agit d’untruand, mais de l’espèce la plus vile,la plus hideuse !… Cet homme m’afait un mal abominable… Et pour luirendre dent pour dent, œil pour œil,selon la loi de Bohême, j’ai besoin deLanthenay… Monseigneur, je savaisqu’un jour ou l’autre, il tomberait envos mains redoutables ! Et c’estpourquoi, je me suis préparé desdroits à votre reconnaissance… Jevous ai sauvé… Sauvez-moi à votretour en me laissant Lanthenay !

Le grand prévôt secoua la tête.

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– Impossible ! dit-il sèchement.

– Impossible ! Ah ! ce même motterrible que vous avez prononcéjadis ! Tenez, monseigneur, me voilàà vos pieds, comme alors ! Commepour mon fils, je vous crie : Grâce !pitié pour ce jeune homme !

La Gypsie s’était jetée à genoux.

– Il est si jeune, monseigneur ! Quoi !Songez à cette chose affreuse : cetêtre jeune et beau, plein de vie,promis peut-être au bonheur d’unemère ou d’un père… On le saisirait,on lui passerait la corde au cou ! Etce ne serait plus qu’un cadavre !…Songez au désespoir de son père,

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monseigneur !…

Le grand prévôt se leva :

– Assez ! dit-il. Après-demain, àl’aube, ce misérable aura payé tousses crimes…

– Quoi ! dès après-demain !… Oh ! cen’est pas possible, cela !… Et leprocès, monseigneur ! Il faut bienqu’il y ait procès et condamnation !…

– Tu te trompes. Ce truand a été prisen flagrant délit. Il ne relève dès lorsque de mon bon plaisir…

– Impitoyable ! Oh ! impitoyable !…Je ne trouverai donc pas de paroles

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pour toucher votre cœur !… Ah !monseigneur, que j’aie au moins latriste consolation de lui faire unsigne de pitié à ses derniersmoments !… que je sache au moins lelieu et l’heure du supplice !…

– Soit : après-demain, huit heures dumatin, à la Croix-du-Trahoir…

– Hélas ! rien ne peut donc lesauver !

– Rien au monde !…

– Une dernière fois, monseigneur,grâce pour cet infortuné jeunehomme !

– Assez, te dis-je ! Relève-toi… et si

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tu n’as pas autre chose à medemander, va-t-en !

Elle se releva en essuyant ses yeux.

– Vous êtes terrible, dit-elle.

– Voyons, dit-il, que puis-je pourtoi… en dehors de la grâceimpossible que tu venais solliciter.

– Pour moi ? Rien, maintenant !Adieu ! Rappelez-vous au moins queje vous ai supplié à deux genoux degracier Lanthenay et de le laisservivre… Car il est peut-être moinscoupable que vous ne pensez… etpeut-être… oui ! peut-être aurez-vous regret de l’avoir tué… oh !monseigneur ! de l’avoir tué ! C’est

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vous qui le tuez… Vous pourriez d’unmot lui rendre la liberté…

– Allons ! tu recommences !… Va-t’en ! Et quant à sa culpabilité, net’en inquiète pas.

– Adieu, monseigneur.

Le grand prévôt fit un signe, et lelaquais qui avait introduit la Gypsiela reconduisit.

– Vous n’avez donc pas réussi, mapauvre femme ? dit cet hommequ’avait apitoyé le désespoir de labohémienne.

– Hélas ! non… Vous avez vu…

– C’est qu’aussi ce truand est, paraît-

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il, un grand scélérat…

– Oh ! s’il, pouvait seulements’échapper !…

– N’y comptez pas…

– Il est donc bien sévèrement gardé ?…

– Il a une chaîne à chacun de sespoignets et à chacune de seschevilles ; il est dans un cachot quise trouve à trente pieds sous sol ; iln’y a pas de soupirail à ce cachot…Rien ne peut le sauver… Allons,consolez-vous, que diable ! Ce n’estpas votre fils, après tout !

– Merci ! merci, mon brave homme !

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murmura la bohémienne.

Dehors, dans la rue noire et déserte,la joie furieuse de la Gypsie éclata enun rire funèbre, un rire de démentequi eût épouvanté le grand prévôts’il l’eût entendu.

– Au moins, grondait-elle enmarchant à grands pas, il ne pourrapas dire que je l’ai pas prévenu…Ah ! que j’ai eu peur tout à l’heure !Cette grâce ! s’il me l’avait accordée !

Elle s’arrêta toute glacée à cettepensée.

– Mais non, reprit-elle, non, il nepouvait pas faire grâce ! il est tel queje l’espérais… impitoyable…

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Impitoyable pour son fils ! Que va-t-il penser, que va-t-il dire quand ilsaura ! Pleurez, monsieur deMonclar, pleurez comme j’ai pleuré…Le voilà, votre fils ! Cet hommeenchaîné dans un cachot – enchaînépar vous ! – cet homme qu’on vapendre – que vous allez pendre ! –c’est votre fils ! Ah ! ah ! je vous aisupplié de pardonner, je me suistraînée à vos pieds… Impitoyable !C’est juste… c’est très bien… c’estadmirable !

Puis elle continua :

– Voyons, voyons… il a dit après-demain matin, à la Croix-du-Trahoir ! Pourvu qu’il n’ait pas

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menti ! Cela m’est égal après tout.Dès demain matin, je m’installedevant la porte de Monclar et je n’enbouge plus ! Je serai là au bonmoment… Que signifierait cette fêtesans moi ! J’y serai, n’en doutez pas,Monsieur de Monclar !

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Chapitre15

LE COMTE DEMONCLAR

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Le grand prévôt fut surpied de bonne heure, selonson habitude.

Il s’employa donc, dès sonlever, à ses occupationsordinaires, c’est-à-dire

qu’il reçut les rapports de ses agents,donna des ordres, dicta des lettres.

Vers neuf heures du matin, il reçut lavisite du bourreau.

– Demain, à huit heures du matin, àla Croix-du-Trahoir, vous pendrezpar le col le truand Lanthenay,détenu dans les cachots de monhôtel… Allez !

Le bourreau s’inclina et sortit sans

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mot dire.

Alors, le grand prévôt regarda autourde lui. Il était seul. Un sombre ennuile dévorait de mélancolie. Il se leva,fit quelques pas, et s’approcha d’unefenêtre qui donnait sur la rue. Sur unvitrail, il appuya son front fiévreux.

– Cet homme va mourir, murmura-t-il. Je n’éprouve même plus de joie àla pensée de tuer un de ceux quim’ont tué mon enfant… et elle !Jadis, lorsque je pouvais faire pendreun de ces truands, une de cesEgyptiennes maudites, je ressentaisune sorte d’affreux plaisir qui medéchirait et me délectait…

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Maintenant, cette ressourcem’échappe…

Et comme il n’arrivait pas àrafraîchir son front, il entr’ouvrit lafenêtre.

De l’autre côté de la rue, une femme,sous un auvent, causait avec unhomme.

Monclar les reconnut tous les deux :

– La Gypsie ! Que fait-elle ici ? Etpourquoi parle-t-elle au bourreau ?

– A-t-elle essayé de corrompre lebourreau ? songea-t-il… Mais cethomme est incorruptible presqueautant que moi-même. Il est de

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pierre. Rien ne le toucherait. Je luiaurais tout à l’heure donné l’ordre dependre son frère, s’il en a un, qu’il seserait incliné avec la mêmeindifférence, et demain, il auraitpendu son frère… Que fait là cettefemme ? Qu’attend-elle ?

Cette insistance de la bohémienne lefrappait. Il n’était pas éloigné depenser qu’elle avait un secret motifde haine contre Lanthenay.

– Mais alors, pourquoi est-elle venueme demander sa grâce ?

Dans le cabinet du grand prévôt, il yavait un crucifix suspendu à l’un despanneaux : un grand crucifix sur

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lequel un Christ d’argent massifpenchait sa tête couronnée d’épines.

Au pied du crucifix, il y avait un prie-Dieu.

Monclar s’y jeta à genoux, enfouitson visage dans ses deux mains etpria.

On gratta à la porte. Monclarn’entendit pas.

– Dieu puissant ! murmurait-il, Dieujuste, Dieu bon, n’ai-je pas assezprié, n’ai-je pas assez souffert ?

La porte s’ouvrit. Loyola parut. Lemoine, d’un geste, renvoya le laquaisqui venait de lui ouvrir, puis referma

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doucement la porte et s’approcha del’homme agenouillé.

– Seigneur ! Seigneur ! disaitMonclar, n’aurez-vous donc pas pitiéde moi ? Oh ! si je pouvais oublier !Pourtant, Seigneur, j’ai tout fait pourvous être agréable… J’ai poursuivid’une haine sans miséricorde lesblasphémateurs et les hérétiques…J’ai été jusqu’à aliéner ma liberté etma pensée en holocauste… Je ne suisplus que l’humble serviteur de lacompagnie de Jésus… et pourtant, jene retrouve pas la paix !

– Parce que vous ne croyez pas avecassez de ferveur ! dit durementLoyola.

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D’un bond, le grand prévôt futdebout, les sourcils froncés… Ilreconnut Loyola.

– Vous, mon père ! s’écria-t-il.

– Oui, mon fils. J’ai forcé vos gens àm’ouvrir cette porte ; la véritém’oblige à confesser que j’ai dûemployer la menace…

– Mon père, pour avoir introduit,fût-ce le roi, sans mon ordre, je leschasserais ; mais pour vous, monpère… attendez…

Il frappa. L’huissier et le laquaisd’antichambre apparurenttremblants. Monclar leur jeta unebourse.

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– Voici pour avoir obéi au révérendpère qui me fait l’insigne honneur deme visiter ; quelque ordre qu’ildonne, il est ici le maître ; entendez-vous !

Les deux valets se courbèrent, jetantsur Loyola un regard de crainte etd’admiration ; puis ils se retirèrent.

Loyola ne remercia pas le grandprévôt.

Il s’assit, tandis que le comte deMonclar demeurait debout, comme ileût fait devant le roi.

– Je vous disais donc, mon fils, queDieu jusqu’ici n’a pas entendu vosprières, parce que vous manquez de

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foi… Jésus veut le sacrifice absolu,de notre chair et de notre pensée. Or,que lui offrez-vous ? Votre pensée vatout entière à ceux qu’autrefois vousavez chéris… Ce sont des affectionshumaines qui n’ont rien à voir avecl’amour de Jésus. Vous pleurez, monfils, mais ce n’est pas sur l’iniquitédes hommes qui blasphèment le nomdu sacré cœur… Ce qui est en vous,c’est une douleur qui ne saurait êtreagréable à Dieu… Il faut vous donnertout entier. Jésus n’admet pas lepartage. Il faut, dis-je, arracher devotre cœur toute pensée qui n’est pasà la gloire de la Société dont vousavez maintenant le bonheur d’être…

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– J’y tâche, mon père… mais j’ytâche vainement.

– Rassurez-vous, la foi viendra, etavec la foi, la force ! Alors vous serezinvincible. Alors, comme moi, vousdétournerez votre âme de touteaffection, de toute douleur, de toutejoie, de toute émotion humaine…Alors, comme moi, vous jetterez surce pays de blasphème un regard decolère, et vous ne songerez qu’àvenger Jésus… A propos… cethomme qui m’a frappé…

– Il est dans mes cachots, mon père ;demain, au point du jour, il expierason crime.

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– Il le faut ! Quiconque frappe unsoldat de Jésus doit périr. Ainsidonc, rien ne peut sauver cethomme ?

– Rien, mon père… rien au monde !

– Je venais m’assurer de ce pointimportant. Je venais aussi, mon fils,vous apporter mes félicitations.Vous serez une des colonnes les plussolides de notre ordre. Grâce à vous,l’impie qui corrompait ce pays avécu… Demain, mon fils, je quitteraila France… N’oubliez pas que vousavez une mission de la plus hauteimportance… Je vais essayer detrouver dans les autres pays del’Europe d’autres serviteurs de Dieu

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aussi fidèles que vous… mais j’endoute… Enfin, si déjà, par vous, noustenons le roi de France, c’est déjàessentiel, car la France, mon fils, estnotre pays d’élection. C’est ce paysque nous voulons conquérir…

– Je vous fais donc mes adieux,vénéré père…

– Non… pas encore, mon fils. Jeveux, avant de partir, assister ausupplice de ce misérable que vousavez si heureusement capturé. C’estune légère satisfaction que jem’accorde… un peu de repos dansma vie de lutte sans trêves… Jetâcherai de voir cet homme avantqu’il n’aille au gibet. Peut-être

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pourrai-je en obtenir desrenseignements précieux sur certainsde ses compagnons.

Loyola se leva.

– A demain matin, en ce cas, monpère. Le supplice aura lieu à la Croix-du-Trahoir, à huit heures du matin.

Loyola fit un geste d’adieu et seretira, escorté jusqu’à la porte del’hôtel par le grand prévôt.

Au moment où cette porte serefermait, Monclar constata que laGypsie était toujours à la mêmeplace.

Et la même question, à nouveau, se

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posa dans son esprit :

– Que fait là cette femme ? Quellesecrète pensée la guide ? Ah çà !Qu’est-ce que cela peut me faire,après tout ? Cette bohémienne veutabsolument assister au supplice dece truand… Pourquoi ? Peum’importe… N’y pensons plus.

Plus la journée avançait, plus cela luipesait de savoir que la Gypsie étaitlà, immobile, les yeux fixés sur laporte de son hôtel. De temps à autre,il allait à la fenêtre pour voir si ellen’était point partie.

Il la voyait toujours à la même place.

Il eût pu la faire chasser.

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Pour ne pas recourir à ce moyen, il sedonna comme prétexte qu’en sommecette pauvre vieille lui avait sauvé lavie. Quel mal faisait-elle, d’ailleurs ?

Dans l’obscurité, Monclar cessa de lavoir… mais il eut la perception nettequ’elle était toujours là…

Monclar s’installa comme pourpasser la nuit à travailler. Cela luiarrivait souvent.

Et il se retrouva plusieurs heuresaprès, n’ayant rien fait que de songerà la Gypsie.

Pas un instant, devant cette rêveriequi fut profonde, il ne pensa àLanthenay.

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Lanthenay ne comptait pas,n’existait pas. Mais la Gypsie prenaitdans son esprit une importanceénorme.

Minutieusement, il se retraçait lesrares incidents où il s’était trouvé encontact avec elle et il cherchait à serappeler avec précision ses paroles,ses gestes, sa physionomie, lasignification de son regard.

Or, toutes ces choses se rattachaient,s’enchaînaient à deux faits :

Le premier… la bohémienne venantlui demander la grâce de son fils.

Le deuxième… la bohémienne lesuppliant pour Lanthenay.

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Quant au mystérieux rapport quipouvait exister entre ces deuxévénements, il ne le saisissait pas.

Il se leva plein de colère et se mit à sepromener avec agitation. Longtempsaprès, il se retrouva à sa table,réfléchissant toujours à labohémienne.

Quatre heures du matin sonnèrent.

Il tressaillit et se leva en disant :

– Il faut que je descende voir cethomme dans son cachot…

q

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Chapitre16

LE FILS DUGRAND PREVOT

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Pendant ce temps,quelque chose desingulièrement importantse passait dans l’esprit deLanthenay. C’est donc àlui que nous allons

maintenant nous attacher, sans quoila suite de notre récit seraitincompréhensible.

On a vu qu’au moment où, près dubûcher de Dolet, Lanthenay tournaitla tête vers la Gypsie, un soldat luiavait asséné un coup violent, et qu’ilétait tombé évanoui.

On le jeta tout ligoté sur unecharrette qui prit aussitôt le cheminde l’hôtel du grand prévôt.

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Lanthenay revint à lui au momentmême où on le faisait entrer dans lacour de l’hôtel dont la grande portese referma.

Or, au moment où il ouvrait les yeuxdans cette cour, il lui parut d’unefaçon précise, d’une façon évidenteet irréfutable, il lui parut, disions-nous, qu’il se trouvait en présenced’un paysage familier.

On connaît la force irrésistible de cesingulier phénomène d’esprit quis’appelle une association d’idées.

Lanthenay éprouva une de cesviolentes surprises qui déroutentd’abord l’imagination et la laissent

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affolée.

Tout cela, d’ailleurs, dura uneseconde.

– Je suis fou ! dit-il.

Les soldats qui étaient près de luil’entendirent et se mirent à rire. Maisil n’y prêta aucune attention etreferma brusquement les yeux.

– Voyons, réfléchit-il avec cetteintensité et cette rapidité que l’espritacquiert à certains moments deparoxysme, si je ne suis pas fou, si jene suis pas le jouet d’un cauchemarou d’une hallucination, il doit y avoirà ma gauche une porte à laquelle onaccède par trois marches, et au-

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dessus de cette porte, une lanterne defer…

La porte, les trois marches, lalanterne de fer lui apparurent.Lanthenay demeura commeépouvanté.

On le descendit dans le cachot, onl’enchaîna, on ferma la porte sansqu’il s’en fût aperçu.

Il fut comme hébété pendantquelques heures et ne se réveilla quelorsqu’il entendit la porte de soncachot s’ouvrir. Un geôlier luiapportait à manger.

– Mon ami, fit Lanthenay avec uneanxiété qui faisait trembler sa voix,

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voulez-vous me rendre un immenseservice… Oh ! un service qui netouche en rien votre consigne…

La voix de Lanthenay étaitsuppliante.

Le geôlier hocha la tête et songea :

– Voilà donc ce terrible truand qui atenu tête aux armées du roi ! Le voilàabattu, faible comme un enfant ! Ceque c’est qu’un bon cachot !

Et, à haute voix, il demandarudement :

– Quel service ?

– Dites-moi seulement ceci… Est-ceque la porte qui est à gauche dans la

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cour, là-haut, ne communique pasavec un jardin ?

Le geôlier jeta un regard de défiancesur son prisonnier.

– Ne craignez rien ! s’écria celui-ci.Que pouvez-vous craindre !…Enchaîné comme je suis, je ne puisrien…

– C’est tout de même vrai… Oui, laporte communique avec le jardin demonseigneur le grand prévôt !

– Le jardin de monseigneur le grandprévôt… Dites-moi… oh ! dites-moi…est-ce qu’il n’y a pas dans ce jardin,de chaque côté de la porte, deuxjeunes ormes ?

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– Ma foi, il y a bien deux ormes… jene sais s’ils sont jeunes.

– Encore une question, brave homme,une seule… Est-ce que, à partir de laporte, il n’y a pas une longue alléebordée de rosiers ?… Est-ce que cetteallée n’aboutit pas à une petiteterrasse qui surplombe les berges dela Seine ?…

– Tout cela est bien vrai, mais qu’est-ce que cela peut vous faire ?

Lanthenay poussa un cri déchirant ets’affaissa.

La commotion qu’il venaitd’éprouver était si violente qu’unecervelle moins froide que la sienne

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n’y eût pas résisté.

Il ne savait plus s’il était arrêté,enchaîné, pourquoi…

Il n’y avait plus rien au monde que cefait exorbitant :

C’est qu’il reconnaissait, comme s’ill’eût habité, l’intérieur de l’hôtel dugrand prévôt !

Pourquoi ces souvenirs quis’éveillaient en lui ?

Lanthenay essaya d’abord de sepersuader qu’il se trouvait enprésence d’une simple réminiscence.

– Voyons, je serai entré un jour ici…j’aurai traversé la cour… j’aurai

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franchi la porte à la lanterne de fer…j’aurai franchi le jardin dans toute salongueur… Quand ai-je fait cela ? Jel’ai fait sûrement, puisque la seulevue de la cour m’a rappelé une foulede détails… Voyons… ne perdons pasla tête… Quand et à quelle occasionsuis-je entré dans l’hôtel ?…Remontons le cours des années…Non… oh ! non… je ne retrouve pas !Jamais je ne suis entré dans l’hôtel…jamais !… jamais !…

Il voulut prendre sa tête à deuxmains, et s’aperçut alors qu’il étaitenchaîné. Il s’accroupit, fermaviolemment les yeux… Pourtant ilétait dans la nuit noire… mais cette

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nuit même gênait son effort…

– Jamais je ne suis entré !…Voyons… peut-être quelqu’un qui estentré m’a-t-il exactement dépeintl’intérieur… et cette descriptionm’est restée dans la tête ? Qui m’adépeint ce que je vois ?… Qui ? Oh !personne ! personne !

Il haletait, sentait craquer en lui sesnerfs…

– Si je remonte le cours des années,aussi loin que j’aille, je me vois à laCour des Miracles… Là… peut-êtrequelque truand qui aura été arrêtém’aura raconté… Mais non ! Oh ! ceséclairs qui traversent mon cerveau !

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Oh ! Est-ce que le truand m’auraitraconté ce que je vois ! Je vois ! Jevois !… L’escalier de pierre quiconduit là-haut… là… le vastevestibule… puis le cabinet oùtravaille un homme jeune etsouriant… puis la chambre où jesuis… oh ! voyons… comment suis-je ?… je suis debout… près d’unejeune femme… et quelqu’un devantnous travaille… Qui est cequelqu’un ?… Je vois !… c’est unpeintre… il fait notre portrait… monportrait à moi… et celui de la jeunefemme… ma mère… ma mère !

Ce mot « ma mère ! » fît, pour ainsidire, explosion dans la pensée de

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Lanthenay en même temps qu’iljaillissait de ses lèvres en une rauqueclameur discordante.

Si rien n’avait été changé à ladisposition de l’hôtel, il pouvait enretracer les moindres détails, depuisla grande salle de réception jusqu’àl’office, depuis la chambre où setrouvait son lit, un petit lit en formede bateau, avec rideaux demousseline, jusqu’aux écuries où ilallait parfois regarder les chevaux,jusqu’au corps de garde où lessoldats lui faisaient toucher lesimmenses hallebardes et le prenaientdans leurs bras…

Il avait habité l’hôtel. Sa première

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enfance s’y était écoulée. Il y étaitné !

Alors, la conclusion se dressa devantlui, effrayante, horrible :

C’est qu’il était le fils du grandprévôt !

Il essaya d’abord de se convaincreque cette conclusion n’était pasabsolument rigoureuse. Il pouvaitêtre né dans l’hôtel, au moment où ilétait habité par quelque autre.

Mais il était notoire que M. le comtede Monclar avait toujours occupél’hôtel de la prévôté depuis qu’ilavait été investi des terriblesfonctions dont il s’acquittait avec

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une si froide et si constante cruauté.

Il était non moins notoire que M. deMonclar était grand prévôt depuisplus de trente ans.

Lanthenay, convaincu qu’il était bienle fils du grand prévôt, ne songea pasune minute que cela pouvait lesauver. Cette conviction ne luiapporta qu’une nouvelle douleur.

L’acharnement de Monclar avait tuéDolet.

Voilà, surtout, ce qui surnageait desa méditation : il était le fils del’assassin d’Etienne Dolet !

La nuit avançait.

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Un peu de calme revenait lentementdans l’esprit du jeune homme.

Il n’avait pris aucune résolution ence qui concernait Monclar.

Il n’était pas probable qu’il le revît,pensait-il.

Nous devons ajouter que Lanthenayne savait pas son supplice si proche.Il s’attendait à passer en jugement etignorait la résolution que le grandprévôt avait prise.

Toute cette partie de la nuit s’écouladonc sans qu’il eût arrêté son espritsur son supplice.

Cela ne lui apparaissait que comme

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une chose vague et lointaine.

Il songeait seulement qu’il venait deretrouver son père, et que loin d’enéprouver une joie, il n’en ressentaitqu’une sorte d’horreur dont iln’arrivait pas à triompher.

Ce fut à ce moment qu’il entendit lebruit des verrous de son cachot.

La porte s’ouvrit : M. de Monclarapparut.

Le grand prévôt s’était levé de sonfauteuil en disant :

– Il faut que je descende voir cethomme !

A ce moment-là, il était quatre

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heures du matin.

Il y avait au rez-de-chaussée, uncorps de garde où dormaientquelques geôliers. C’est à cette salleque commençait l’escalier quidescendait vers les cachots.

– Venez m’ouvrir la porte duprisonnier, dit Monclar.

Le geôlier auquel il s’adressait pritles clefs.

– Monseigneur descend seul ?demanda-t-il.

– Oui, Pourquoi cette question ? fitle grand prévôt.

L’homme s’arrêta, embarrassé. Car

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ce lui était en effet une grandeaudace que d’interroger le grandprévôt, même quand la question luiétait dictée par un bon sentiment.

– Monseigneur me pardonnera,bredouilla-t-il.

Au bas de l’escalier, il y avait uncaveau en forme de rotonde. Autourde cette rotonde, cinq ou six portesmassives, bardées de fer, munies deverrous énormes.

Le geôlier se dirigea vers l’une desportes.

Mais Monclar l’arrêta par le bras.

– Tu m’as posé une question, là-

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haut ? demanda-t-il.

Question bien simple pourtant et àlaquelle, en tout autre moment, lecomte de Monclar n’eût prêté qu’unemédiocre attention… Mais il étaitdans une situation d’esprit telle queles choses les plus insignifiantesprenaient un relief extraordinaire.

– Oui, monseigneur, répondit legeôlier tremblant.

– Répète-la…

– Puisque monseigneur l’ordonne !…Je demandais à monseigneur s’ildescendait seul dans le cachot duprisonnier.

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– Seul !… Qu’entends-tu par là ?

– Je voulais savoir si monseigneur nese ferait pas escorter de quelquesgardes…

– Ah ! ah ! fit Monclar avec unsourire. Tu avais peur pour moi…Merci, mon brave !

– C’est que, monseigneur… fit legeôlier enhardi.

– Parle franchement, je te l’ordonne.

– Eh bien, monseigneur, le prisonnierest devenu fou !

– Fou !… Allons donc !…

– Oui, monseigneur, fou ! Tout cequ’il y a de plus fou ! Et on dit que

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les fous acquièrent une forceextraordinaire… je pouvais donccroire…

Monclar demeura un moment toutsongeur.

– Et comment sais-tu que cet hommeest devenu fou ? demanda-t-il alors.En quoi consiste sa folie ? A-t-il crié,menacé ?…

– Non, monseigneur…

– Alors ?…

– Alors, voilà, monseigneur.Lorsqu’il est arrivé, ou plutôtlorsqu’on l’a transporté dans l’hôtel,au moment où la charrette s’arrêtait

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dans la cour, il est revenu de sonévanouissement, il a ouvert les yeux,regardé autour de lui… Les soldatsqui l’entouraient l’ont vu pâlircomme s’il eût reçu sur la tête unautre coup aussi bien asséné quecelui qui l’avait mis en cet état…

– Achève donc !

– Eh bien, les soldats l’ont donc vupâlir, et l’ont entendu s’écrier : Jedeviens fou :… Et il est certain qu’ilavait l’air très singulier,monseigneur.

Monclar haussa les épaules.

– Mais ce n’est pas tout,monseigneur, fit le geôlier qui tenait

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à donner à son chef une preuve de sasagacité et peut-être par la mêmeoccasion préparer son avancement.

– Qu’y a-t-il encore ?

– Ce qui me reste à dire est encoreplus curieux, monseigneur… Voussaurez donc que vers la fin de lajournée, je suis descendu voir leprisonnier. C’était l’heure où jedevais lui porter à manger. Je mesuis donc muni d’un painréglementaire et d’une cruche d’eauet je suis descendu.

– Continue ! dit Monclar d’un tonbref.

– J’y arrive, monseigneur. Me voilà

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donc descendu. Je pose la cruchedans un coin, près du prisonnier.Bon. Je lui montre le pain. Bon. Jereprends ma lanterne et je medispose à me retirer. Alors,monseigneur, voilà que le prisonnier,qui n’avait fait attention ni au painni à la cruche, ce qui est déjàmauvais signe pour un homme quidevait sans doute mourir de faim etde soif…

– Achève donc, imbécile !…

– Voilà donc que le prisonnier se metà me regarder… mais avec des yeux sidoux, si implorants, si pleins delarmes que moi, qui ne me laisse pasfacilement attendrir, je me suis senti

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tout bouleversé… C’est peut-êtremal, monseigneur, de la part d’ungeôlier…

– Non, fit doucement Monclar.

Et il dit ce « non » machinalement,sans savoir.

Et à peine l’eût-il dit qu’il en futstupéfait.

C’était lui, lui Monclar, qui disaitcela !

– Oh ! monseigneur ! s’écria legeôlier, voilà que vous parlezexactement comme lui… ou plutôt…c’est le son de la voix qui est toutpareil…

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– Continue ! fit sourdement le grandprévôt.

– Alors, il me parle. Il me pose desquestions.

– Une tentative d’embauchage !songea le grand prévôt en revenant àlui. Il t’a parlé !… Tu ne lui as riendit, j’espère !…

– Voilà, monseigneur !… Je lui airépondu… mais je n’ai pas cru malfaire… Monseigneur va en juger.

– Tu sais pourtant que c’estdéfendu !

– Oui, monseigneur…

– Enfin, que t’a-t-il dit ?… Il t’a

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offert de l’argent…

– Eh bien, non, monseigneur ! Je mesuis d’abord méfié, commemonseigneur peut croire. Mais j’aibien vu tout de suite que le pauvrediable, loin de songer à fuir, avaitcomplètement perdu la tête…

– Voyons donc ce qui t’a fait pensercela ?

– Il s’est mis à me poser desquestions… des questions sansqueue ni tête… s’il y avait bien deuxormes à l’entrée du jardin demonseigneur, si l’allée des rosiersaboutit bien à une terrasse au bordde l’eau, enfin, des choses pareilles

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qui n’ont aucun intérêt…

– C’est tout ? fit Monclar.

Cette pensée lui venait, très nette,que le prisonnier avait cherché àavoir un plan de l’hôtel pour le casd’une évasion. Evasion impossible, ille savait bien !

– Mais l’espoir est si tenace au cœurdes prisonniers ! pensa-t-il.

– C’est tout ce qu’il a demandé,monseigneur, reprit le geôlier ; maisdans tout cela, voyez-vous, ce qu’il ya eu de plus bizarre, c’est la façondont il me parlait, et encore la façondont il accueillait mes réponses.Quand je lui ai dit qu’il y avait deux

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ormes de chaque côté de la porte dujardin, il a paru tout à fait égaré,comme si je lui avais annoncé unévénement extraordinaire. Vousvoyez qu’il est fou, monseigneur…Faut-il aller chercher quelquesgardes ?…

– N’est-il pas enchaîné ?…

– Oui, monseigneur.

– C’est bien… laisse-là tes clefs et lalanterne, et va-t’en.

Le geôlier se retira sans surprise.

Cependant, comme le geôliercommençait à remonter l’escalier, ille rappela d’un mot.

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– A propos… fit-il.

– Monseigneur ? dit l’homme ens’arrêtant.

Monclar réfléchit quelques instants.Puis il dit :

– Non, rien… Va-t’en.

Cette fois, le geôlier disparut.

En rappelant cet homme, le comte deMonclar avait subitement songé à laGypsie, et le mot qui lui était venu àl’esprit avait été celui-ci :

– Assure-toi donc si une sorte devieille bohémienne qui a passé lajournée sous un auvent en face del’hôtel est toujours là…

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Puis, non moins brusquement, iljugea la question inutile.

Pourquoi, à la suite des bavardagesdu geôlier, le grand prévôt, avait-ilcoup à coup pensé à la Gypsie ?Pourquoi, maintenant, les deuxfigures de la bohémienne et duprisonnier demeuraient-elles uniesdans son esprit ?

Il se faisait dans la pensée deMonclar un travail qui l’étonnait.Qui se fût trouvé près de lui à cemoment l’eût entendu murmurer :

– Pourquoi la Gypsie est-elle siacharnée à la mort de cet homme ?Car voilà la lumineuse vérité ! Elle

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veut le voir mourir… Sa scène d’hiern’est qu’une comédie…

Il avait laissé la lanterne à terre, làoù le geôlier l’avait posée. Les brascroisés, son menton dans une main,les yeux étrangement fixés sur laporte du cachot de Lanthenay, ilrêvait profondément.

Il murmura encore ceci :

– Pourquoi cet homme a-t-ildemandé ces détails sur l’hôtel ?…Ce ne peut être pour s’évader. Il esttrop intelligent pour ne pas avoir vutout de suite l’impossibilité del’évasion…

Il y eut un grand quart d’heure de

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silence pesant, pendant lequel lespensées de Monclar évoluèrent,roulèrent comme des nuées d’orage,et enfin, la rêverie aboutit à cettequestion nouvelle qui fit frissonnerle grand prévôt :

– Mais, au fait, comment connaît-ilces détails ?

Alors, lentement, il ramassa lalanterne, fit manœuvrer les verrous,ouvrit la porte et pénétra dans lecachot de Lanthenay…

Monclar dirigea le jet de lumière desa lanterne sur le visage deLanthenay et le regarda, nouspourrions dire l’étudia, avec une

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avidité telle que son cœur battait àgrands coups.

Lanthenay, cependant, l’examinaitardemment.

Son premier regard fut un regard dehaine absolue, de haine mortelle, dehaine furieuse.

Et sa première parole fut :

– Assassin !

Monclar avait posé sa lanterne ets’était avancé de deux pas.

Le mot « assassin ! », il ne l’avait pasentendu.

Il s’approcha, disons-nous, et d’unevoix sourde qui contenait un monde

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d’angoisse, il demanda :

– Ces questions que vous avezposées au geôlier… tout à l’heure…

Il s’arrêta, n’osant pas, ne sachantpas ce qu’il allait dire.

– Terreur et folie ! songeaitLanthenay. Est-ce que je ne rêve pas !Est-ce que ma raison ne va passombrer ici !… Quoi ! C’est là monpère !… Mon père… Mon père quivient voir si je suis bon à jeter aubourreau !

Un sanglot déchira sa gorge.

– Vous pleurez ! fit Monclar d’unevoix dont la douceur l’épouvanta.

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Ah çà ! que se passait-il donc ?

Et il se trouvait bouleversé par cesanglot !

Lui !… Lui !…

Haletant, torturé, brisé par unsentiment pour lequel il n’y a pasd’expression, puisque ce sentiment nerépondait à rien de positif et denormal, le comte de Monclar reprit :

– Ces questions… ces questionsposées au geôlier… dites… voulez-vous me les poser à moi…

Lanthenay demeura une longueminute sans répondre.

Ce n’est pas qu’il ne sût que dire…

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Mais tant de choses se pressaient surses lèvres !…

Enfin, il parla :

– A vous !… oh ! ce ne sont pas desquestions… A vous !… c’est unedescription que je veux faire !…

– Une description ! haleta Monclar.

– Là-haut… une chambre… unegrande belle chambre tendue devieilles tapisseries… L’une destapisseries représente les quatre filsAymon… Une autre représenteRoland avec sa bonne épée… Lesdeux autres… oh !… les deux autres…je ne sais plus…

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Hypnotisé, livide, secoué d’untremblement convulsif, le frontcouvert de sueur, Monclar écoutait.

Lanthenay continua :

– Il y a de grands fauteuils en boisnoir dont les bras sont figurés pardes chimères et dont les dossiersportent un écusson… L’écusson… jele vois… non… je ne sais plus…

– Après ! Après ! râla Monclar,vacillant.

– Deux fenêtres… elles ouvrent surun vaste jardin… elles sontouvertes… le soleil entre à flots, avecdes parfums de roses… car il y adans le jardin toute une longue allée

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bordée de roses…

– Après ! oh !… après !…

– On a tiré l’un des fauteuils près dela deuxième fenêtre ; tout près… jedis bien… oui, la deuxième fenêtre…en entrant par le cabinet… En arrièredu fauteuil tombe le rideau de lafenêtre… un rideau de soie brodée…sur le fauteuil est assise une femme…oh ! elle est jeune, si belle… siradieuse… Un peintre est là quitravaille à son portrait… Un hommeest entré… il a baisé au front la jeunefemme… et elle !… elle l’a regardéavec amour… puis l’homme aexaminé le travail du peintre… il luia fait des éloges en souriant… puis il

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est entré dans son cabinet… aprèsavoir tapoté les joues de l’enfant…Et l’enfant s’appuie contre sa mère…et l’enfant… oh !… il sourit de touteson âme… il est heureux… heureuxcomme jamais, depuis, il ne l’a été…jamais !… Car il n’a plus que son pèremaintenant… Et alors… il avait samère… ma mère !

– Mon fils !

Ce mot sortit à grand’peine, commeun souffle, des lèvres tuméfiées deMonclar… Il voulut s’avancer,titubant, ivre, fou, en plein délire…Mais, au premier pas, il s’abattitcomme une masse, blême, inanimé…mais le visage transfiguré, la bouche

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détendue en un sourire d’extase !…

Lanthenay fit un surhumain effortpour aller plus loin que la longueurde ses chaînes.

Il gémissait comme un petit enfantqui pleure.

Et il répétait, sans savoir, sanss’entendre :

– Mon père… mon père…

En s’allongeant, en faisant saignerses poignets et craquer ses muscles,il parvint à saisir Monclar et,violemment, avec un cri rauque,l’attira à lui, le mit sur ses genoux,l’enveloppa de ses bras chargés de

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chaînes, et la pluie chaude de seslarmes réveilla le grand prévôt !…

– Mon père !… Mon père !…

– Mon enfant !… Mon fils !…

Pendant dix minutes, on n’entendit,dans le noir cachot, que le sublimeconcert de leurs gémissements, deleurs paroles bégayées, balbutiées,incohérentes, sans expressionhumaine…

Monclar regardait son fils comme ileût regardé quelque miraculeuxphénomène.

– Laisse que je te voie, murmurait-il.As-tu toujours ce bon petit rire clair

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et joyeux ? Cela devait arriver, vois-tu !… Je savais que tu vivais… jepensais trop à toi… Et toi, as-tuquelquefois pensé à moi ? Comme tues grand et fort ! C’est incroyable…Qui t’a élevé… voyons ! Je veuxsavoir… les braves gens qui t’ontélevé… Si ! Je veux faire leurfortune…

Lanthenay répondit machinalement :

– Une bohémienne de la Cour desMiracles… On l’appelle la Gypsie…

– La Gypsie ! rugit le grand prévôt.

Il bondit sur ses pieds, et, sanssonger qu’il laissait son filsenchaîné, s’élança hors du cachot,

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monta l’escalier en quelques sauts,traversa en courant le corps de gardeet la cour…

Une lumière aveuglante se faisaitdans son esprit.

Il comprenait enfin le drame de savie !

– La Gypsie ! grondait-il. Oh !pourvu qu’elle soit encore là !

Oui ! Elle était encore là !…

En un instant, il fut sur elle. Il lasaisit violemment par le bras,l’entraîna sans prononcer une parole.

Et quand ils furent dans son cabinet :

– Alors, bohémienne, tu veux

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assister au supplice de Lanthenay ?

La Gypsie tressaillit. La voix altéréedu grand prévôt, cette manière follede venir la chercher, de l’entraîner,cette question étonnante, tout luidisait qu’elle était menacée d’unecatastrophe.

– Monseigneur, dit-elle, attentive, jevous demande encore sa grâce…

– Sa grâce ! Il est trop tard ! Ilm’échappe !

– Evadé ! gronda la bohémienne.

– Mieux qu’évadé ! Mort !

La Gypsie comprit dès lors, ou crutcomprendre l’attitude du grand

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prévôt.

– Mort ; répéta-t-elle. Mort…comment ?

– Il s’est tué ! Je te dis qu’ilm’échappe !

– Vous êtes sûr qu’il est bien mort ?

– Il est mort, te dis-je ! fit Monclar enpâlissant.

– Et rien ne pourrait le ranimer ?

– Rien ! Les médecins ont toutessayé…

La Gypsie éclata d’un rire funèbre.Farouche, elle marcha vers Monclar.

– Je rêvais, fit-elle d’une voix

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stridente, je rêvais d’une autrevengeance…

– Que veux-tu dire, vieille folle ?

– Ce n’est pas moi la folle ! continua-t-elle. Je rêvais mieux… Mais je saisme contenter ! Et vous dites doncqu’il est mort, monseigneur ?

Monclar fit un signe de têteaffirmatif.

– C’est donc dans vos cachots qu’ilest mort ?

– Oui ! Dans mes cachots.

– Arrêté par vous ?

– Par moi !

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– Ah ! C’est donc vous qui l’aveztué ! Vous ! Vous !…

– Oui, c’est moi !

– Eh bien, misérable ! sache-le donc !Ce jeune homme… ce Lanthenay ! Tuavais un fils, tu avais une femme !…Je vins te demander d’épargner lachair de ma chair ! Et tu fusimpitoyable ! Ton fils ! c’est moi quile volai ! Entends-tu ? C’est moi !C’est moi qui l’élevai ! C’est moi quien fis un truand ! C’est moi qui ledésignai à tes coups ! Et ton fils,grand prévôt, c’est Lanthenay… Val’embrasser et pleurer sur soncadavre !

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– Sorcière d’enfer ! Ta vengeancet’échappe. Meurs de rage comme j’aifailli mourir de douleur ! Il estvivant. Il vivra !

La Gypsie ouvrit des yeux exorbités.Sa gorge voulut exhaler un cri… Ellen’en eût pas le temps. Elle tomba enarrière, tout d’une pièce, touteraidie…

Sans plus faire attention à elle,Monclar s’élança vers les cachots…

La bohémienne demeura évanouiequelques minutes.

Elle ne cria pas, ne dit pas un mot.

Chancelante, elle se dirigea vers la

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porte.

Etait-elle prisonnière ? Non ! la porteétait ouverte !

Elle descendit, traversa la cour, etcomme on l’avait vu entrer avec legrand prévôt, comme aucun ordren’avait été donné contre elle, on lalaissa sortir sans difficulté.

Dans la rue, la Gypsie respiralargement.

Elle se tourna vers l’hôtel, sur lequelelle darda un regard de haine. Sonpoing se tendit, menaçant. Ellemurmura :

– Tout n’est pas fini encore !

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Puis elle s’enfonça dans lesprofondeurs de Paris.

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Chapitre17

LE GRANDMAITRE

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Le comte de Monclar étaitredescenduprécipitamment au cachotde Lanthenay, répétantavec une obstination où ily avait sûrement un

commencement de démence :

– Plus de doute ! c’est bien mon fils !

Il pleurait maintenant.

Il se jeta sur Lanthenay et lui dit :

– Viens !

Lanthenay lui montra ses chaînes.

– Triple fou ! J’ai fait enchaîner monfils ! Et je ne pense même pas à ledélivrer !

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Remonter au corps de garde, prendrela clef des cadenas, redescendre enquelques bonds furieux, tout cela futpour Monclar l’affaire de quelquessecondes.

Alors, il essaya d’ouvrir les cadenas.

Mais sa main tremblait trop.

– Attends, attends, c’est la serrurequi est rouillée…

Et ce fut Lanthenay lui-même quiouvrit les deux énormes cadenas.

Les chaînes s’affaissèrent à grandbruit, si bien que deux geôliersdescendirent en toute hâte etapparurent à la porte du cachot.

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Monclar les vit. Il marcha sur eux, sadague à la main.

– Qui vous a appelés ! grogna-t-il. Lepremier qui remue, je le tue commeun chien !

Les geôliers, épouvantés, effarés,disparurent. Alors Monclar revint àLanthenay. Il prit ses mains :

– Tes pauvres mains… Tu asbeaucoup souffert, dis ?

– Non, mon père, ce n’est rien…

– Et tes poignets ! Oh ! toutmeurtris ! tout contusionnés !… Oh !ces maudites chaînes…

– N’y pensons plus, père…

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– Père !… Ah ! comme c’est bon des’entendre appeler ainsi ! Il y a plusde vingt ans, sais-tu, que je n’aientendu cela ! Et comme j’attendais !comme je cherchais à m’imaginer tavoix !…

– Pauvre père !…

– Alors, voyons, dis-moi… tu pensaisquelquefois à ton père ? Tu cherchaisà te souvenir, dis ? Comme tu as dûsouffrir…

– De cela, oui, j’ai souffert, ditLanthenay. Et justement parce que jen’arrivais pas à me souvenir…

– Viens… Non… Restons encore ici…C’est ici que j’ai retrouvé mon fils !

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Mon fils !… Seigneur ! Ai-je assezpleuré !… Alors tu n’arrivais pas…

– Parfois, des éclairs traversaientmon esprit… il me semblait que sij’avais pu trouver le bout du fil,j’aurais débrouillé l’écheveau de messouvenirs… C’est ce qui m’est arrivéen entrant dans la cour de l’hôtel…mes souvenirs se sont éveillés l’unaprès l’autre… C’est la lanterne defer… Parce que, un jour… voussouvenez-vous, père ? Un jour vousm’aviez donné… quoi… je ne merappelle plus… quelque chose avecquoi je jouais… et qui allas’accrocher à la lanterne.

– Je me souviens… un volant… avec

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des plumes rouges !

– Oh ! c’est cela !… je voyais bienquelque chose de rouge…

– Parle ! parle encore !…

– Ce fut un soldat qui décrocha monvolant… Et la lanterne m’était bienrestée dans les yeux…

– Dire que l’an dernier, j’ai failli lafaire ôter de là !

– J’aurais reconnu tout de même,père… il y avait d’autres indices…

– Pardieu ! tu aurais sûrementreconnu que ton vieux père était là !Il le fallait, vois-tu… Mais comme tuparles bien ! Tu t’exprimes avec une

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aisance… une facilité…

– C’est votre indulgence paternelle.

– Non, non… certes… On dirait quetu as été instruit… Qui t’a instruit ?Quel homme vénérable et bon entretous a pris soin de ton éducation ?…car ce n’est pas cette horriblesorcière…

Lanthenay, devint livide, sa joietombée d’un coup. Il fut sur le pointde dire le nom de Dolet ; mais cetesprit généreux gardait pour luitoutes ses douleurs…

D’ailleurs, Monclar, avec cettemobilité, avec cette volubilitéfiévreuse qui se remarquaient dans

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ses paroles et ses gestes depuis qu’ilétait dans le cachot, s’écriait :

– Fou que je suis ! Je te garde là,dans cet infect cachot… Et tu doismourir de faim… Viens, viens… jevais te faire préparer un souperréconfortant.

A ce moment, une ombre se dressadevant la porte du cachot. Et la voixde Loyola gronda :

– Eh bien ! que signifie ? Un grandprévôt qui fait évader un prisonnier !Devenez-vous fou, comte deMonclar !

Oui, c’était Loyola qui parlait ainsi.

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L’heure du supplice de Lanthenayapprochait, et le révérend venaitoffrir les consolations de la religionau prisonnier, ce qui était une grandemarque de l’estime où il le tenait. Caril ne se fût pas dérangé pour d’autresprisonniers, eussent-ils étéd’illustres seigneurs.

Mais Lanthenay lui avait tenu têteavec une audace qui l’avaitdéconcerté ; Lanthenay l’avaitdangereusement blessé, lui qui secroyait invincible à l’épée.

De tout cela, il résultait que la hainede Loyola pour Lanthenay s’étaitdécuplée.

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Peut-être le haïssait-il plus qu’iln’avait haï Dolet.

A l’aube, donc, Ignace de Loyolaétait sorti en toute hâte dumonastère où il s’était réfugiédepuis son aventure du Trou-Punais,et avait pris le chemin de l’hôtel de lagrande prévôté.

En arrivant à l’hôtel de la grandeprévôté, Loyola vit des gardes et desdomestiques rassemblés dans la couret, à voix basse causant avecanimation.

Dès qu’il apparut, les conversationscessèrent, et tous ces hommesprirent cette attitude humble et

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penchée, particulière aux laquais quise trouvent soudain en présence d’unmaître.

L’ordre donné par Monclar lui-mêmed’obéir, en toute occasion, au moine,le respect singulier que le grandprévôt lui avait témoigné, la peinequ’il avait prise de l’escorter lui-même jusqu’à la porte, d’autresindices encore avaient contribué àdonner aux domestiques une hauteidée de Loyola. Avec l’instinctspécial des serviteurs, ils devinaienten lui un redoutable personnage, sihaut placé que le comte de Monclar,devant qui tremblaient la cour et laville, tremblait à son tour en sa

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présence.

Loyola avait, du premier coup d’œilremarqué que quelque chosed’étrange avait dû arriver.

Il se dirigea vers le sergent quicommandait le poste.

– Que se passe-t-il, mon brave ?demanda-t-il.

– Mon père, fit le soldat d’un tonembarrassé, rien de bien grave…

– Où est M. le comte de Monclar ?

– Justement… c’est de cela que nouscausions… Monseigneur le grandprévôt est dans les cachots, causantavec un prisonnier…

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– Lanthenay ?…

– C’est cela, mon révérend…

– Eh bien, qu’y a-t-ild’extraordinaire ?

Le sergent se tut, n’osant répéter ceque les gardes et les domestiquesétaient en train de se dire.

– Conduisez-moi auprès de M. legrand prévôt, fit brusquementLoyola.

– Tout de suite, mon révérend, dit lesergent qui n’était pas fâché d’allervoir ce qui se passait dans le cachotde Lanthenay.

Mais son espoir fut trompé. Car, à la

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dernière marche, le moine le renvoyad’un geste.

Loyola s’arrêta au pied de l’escalier.

Immobile, le cou penché vers la portedu cachot demeurée ouverte etvaguement éclairée par la lanterne deMonclar, le moine écouta…

Et quand il eut entendu ce que sedisaient le père et le fils, quand il eutcompris que Lanthenay luiéchappait, le moine eut un effroyablesourire de haine.

En lui, l’ancien chevalier, le rudejouteur d’armes, l’impétueuxmanieur d’estramaçon disparurent :il ne demeura que le sombre rêveur

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de despotismes surhumains, lepatient et sinistre théoricien quiavait inventé que la fin justifie lesmoyens…

D’un pas léger, il remonta au corpsde garde, montra un papier ausergent, lui donna des ordres rapideset clairs…

Puis, avec son même sourire, ildescendit.

A la voix de Loyola, Lanthenaytressaillit d’angoisse, une sueur perlaà son front et, machinalement, ilchercha à son côté son poignardabsent.

Mais Monclar avait jeté un cri de

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joie.

– Mon père ! s’écria-t-il ens’avançant vers le moine, commevous allez être heureux du bonheurqui m’arrive ! Ah ! soyez béni centfois !… Car je n’en doute pas, c’estpar l’intercession de vos prièresque…

– Comte de Monclar, interrompitrudement Loyola, vous avez ledélire ! Quoi ! c’est vous qui délivrezles rebelles ! Car cet homme, vous lesavez, est rebelle, traître à son roi età son Dieu ; il a tenté d’assassiner SaMajesté en plein Louvre ! Et malheurà tout sujet français qui hésiterait àl’arrêter ! Malheur, acheva-t-il en

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haussant la voix, à tout serviteur duroi qui hésiterait à vous arrêter,vous-même, si vous vous faites lecomplice de l’hérétique, rebelle,truand, convaincu de crimesinsupportables tels que d’avoirattenté à la Majesté royale.

– Mon père, dit Monclar, stupéfait,vous vous oubliez, il me semble… Jevais d’un mot, vous expliquer…

– Gardes ! tonna Loyola, au nom duroi que je représente ici, au nom del’Eglise dont je suis le mandataire,faites votre devoir !

Loyola s’effaça. Le caveau apparutplein de gardes.

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Eperdu, Monclar cria :

– Misérables ! oseriez-vous porter lamain sur votre maître !

– Sergent ! gronda Loyola, si voustenez à votre tête, obéissez !

Les gardes, qui avaient eu un instantd’hésitation, se jetèrent alors surMonclar. En une seconde, celui-ci futarraché du cachot dont la porte futviolemment refermée sur Lanthenay,ou moment où celui-ci s’élançaitpour se porter au secours du grandprévôt.

– A moi ! hurla Monclar, à moi !Lâches ! Misérables ! Mon enfant !Ils me volent mon enfant !

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Il voulut se jeter sur la porte.

Loyola fit un signe. Le grand prévôtfut saisi, enlevé…

Lorsque Monclar revint à lui, il se vitdans son cabinet, assis dans sonfauteuil.

Il passa ses deux mains sur sonfront, avec cette sensation précisequ’il venait de faire un horriblecauchemar… Oui ! ce devait êtrecela !

La bohémienne… la descente dansles cachots… les paroles deLanthenay… l’arrivée de Loyola… unrêve, tout cela… un affreux rêve !…

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Il s’était endormi à sa table detravail.

Ses yeux tombèrent sur le travailqu’il avait commencé :

« Sire,

« J’ai l’honneur de faire parvenir àVotre Majesté le détail descirconstances qui ont accompagné lesupplice et la mort de l’hérétiqueEtienne Dolet, et je la prie de bien…

C’est tout ce qu’il avait écrit de sonrapport.

Il prit alors sa tête dans ses deuxpoings, posa les deux coudes sur latable.

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– Voyons, murmura-t-il, le sourcilfroncé par l’effort de l’attention, jene suis pas fou, n’est-ce pas ?… J’aibien toute ma raison ?… Voici bienma table… mon bureau… le rapportque j’ai commencé… je vois bien laphrase que je voulais écrire… jepourrais l’achever… j’ai bien toutema lucidité… Que m’est-il arrivé ?…

Il reprit son lamentable monologue :

– Procédons avec ordre… ne laissonspas notre raison s’égarer… Je suisfrappé par un immense malheur, je lesais… Je m’y connais… deux foisdéjà j’ai éprouvé cette épouvantableangoisse à la gorge, ce grand vide àl’estomac, la sensation de cette main

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de fer agrippant mon cœur… Je sais !… Une première fois, lorsque monenfant me fut volé… la deuxièmefois, lorsqu’elle mourut dans mesbras… Où est le malheur ? Quellecatastrophe est encore venue mefrapper ?… Tâchons de reconstituerla nuit… Voyons : hier le révérendLoyola… celui qui est maintenantmon maître… mon maître plus que leroi (il fut agité d’un long frisson enprononçant ces derniers mots) estvenu… Il m’a dit qu’il voulait, avantle supplice, descendre interroger leprisonnier… Quel prisonnier ?…(quelque effort qu’il fît, Monclarn’arriva pas à dire le nom qui était

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sur ses lèvres)… C’est bien cela…Puis j’ai dîné… j’ai donné desordres… je me suis installé dans moncabinet, ici même… je voulaistravailler… je n’ai pas pu…pourquoi ? Ah ! oui, à cause de cettebohémienne qui était là devant laporte de l’hôtel… ai-je dormi ? ai-jemédité ? Je me souviens du troubleétrange qui m’agitait… l’attitude dela bohémienne faisait passer dansma tête des pensées qui mestupéfiaient… Alors… je me souviensqu’il était quatre heures du matin…c’est cela… je suis descendu dans lecachot… Et je l’ai vu… lui !… Je lui aiparlé !…

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Ces derniers mots achevèrent dedéchirer le voile qui s’était appesantisur l’esprit de Monclar.

Il se dressa tout debout, avec un criterrible qui se termina par un sanglotsuppliant :

– Mon enfant !… rendez-moi monenfant ! Grâce, messieurs !… c’estmon fils !…

– C’est un rebelle ! dit une voix rude.

Monclar se retourna.

Dans un angle de son cabinet,debout, les bras croisés, funèbredans sa robe monacale, il vit Loyolaqui dardait sur lui un regard fixe à

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donner le vertige.

– Vous ! gronda le grand prévôt enfaisant deux pas vers le moine.

– Moi, comte de Monclar !

– Vous !… c’est vous… vous quim’arrachez le cœur ! Vous qui mevolez mon fils ! Vous, tigre sanspitié ! Vous, exécrable imposteur…Vous que j’ai haï d’instinct dès lapremière seconde ! Vous, devant quije me suis courbé tremblant,épouvanté par votre formidablepuissance !… Vous, moine… Eh bien,à nous deux !…

– Vous me faites pitié, dit lentementLoyola.

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Et Monclar marchait sur lui.

– Un pas encore, et je vous faissaisir, et je vous fais plonger dans unde vos cachots, et tout espoir derevoir votre fils sera à jamaisperdu…

Il trembla sur ses genoux, ses mainsse joignirent, ses yeux brûlèrent delarmes chaudes qui tombèrent avecune sorte de violence, et sa voix, savoix faible et bégayante comme unevoix d’enfant battu, proféra :

– Non, vénéré père… pardon ! Oh !dites-moi seulement que je puisespérer le revoir ! Dites-moi qu’il neva pas mourir !…

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– Obéissez d’abord ! gronda lemoine ! Asseyez-vous ! (Monclarobéit). Là, maintenant, sachezplusieurs choses : d’abord, il y aderrière chacune de ces portes dixgardes en armes qui accourront àmon premier appel… Etes-vousdécidé à m’écouter sans essayerd’une violence inutile ?

– Oui, mon père, balbutia Monclar.

– Bien ! maintenant, sachez que j’aimontré au chef de vos gardes lepapier que vous avez bien voulu medonner du jour où vous vous êtesenrôlé dans notre ordre.

Monclar frémit.

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– Ce papier, vous le savez, signé parvous, scellé de votre sceau, ordonneà tout agent du guet, garde prévôtal,geôlier de toute prison, et en généralà tout suppôt de la force, de m’obéiren quelque circonstance que ce soit,quel que soit l’ordre qu’il me plaît dedonner et ce, sous les peines de lahart.

Loyola, très calme, continua :

– Je vous rappelle aussi, pour simplemémoire, que vous vous êtes lié à laSociété de Jésus par un engagementformel, bien et dûment signé etscellé, par lequel acte vous jurezobéissance passive, sans discussionni en paroles ni en pensée, au grand-

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maître de la Société, fût-ce envers etcontre vos amis, fût-ce envers etcontre votre famille, votre pays,votre roi ! Il me suffirait donc : d’unepart, donner l’ordre à vos gardes devous tenir en vos cachots et ce envertu de votre proprecommandement ; d’autre part,envoyer au roi de Francel’engagement par lequel vous jurezde trahir ses intérêts si l’intérêtsupérieur de la Société l’exige. Jevous laisse, monsieur le grandprévôt, le soin de conclure.

Le comte de Monclar eût entendu sonarrêt de mort qu’il n’eût pas été plusépouvanté.

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Loyola se rapprocha alors du grandprévôt.

Il comprit qu’il le tenait sous sadomination.

– Qu’êtes-vous dans mes mains ? Unpauvre instrument. Vous ne devezavoir ni pensée personnelle niaffections, ni haines qui ne soientpour la gloire de la Société de Jésusà laquelle vous appartenez. Que jefasse un geste, que je dise un mot, etvous êtes précipité de la haute etbrillante situation que vousoccupez ; à mon, gré, vous êtes unpuissant seigneur que chacunredoute, ou un criminel qu’attend legibet… Soyez donc docile, soldat de

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Jésus, chevalier du Sacré-Cœur ;soyez obéissant ! ne discutez pas ! Nivos paroles ni votre pensée nedoivent s’élever contre lecommandement de votre maître ! Nel’oubliez jamais : vous êtes dans mes

mains perinde ac cadaver[4] !…

Loyola s’assit.

Un changement brusque se fit danssa physionomie qui devint paternelleet bienveillante.

Il reprit doucement :

– Maintenant que vous êtes rentrédans la voie de la soumissionabsolue, la seule qui conduit auSeigneur, maintenant, mon fils,

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ouvrez-moi votre cœur…

Monclar voulut parler ; tout unplaidoyer se pressait sur ses lèvres ;il ne put qu’éclater en sanglots enbalbutiant :

– C’est mon fils !… Oh ! vous lesavez… ce fils que j’ai tant pleuré…ce fils… c’est lui !… Laissez-moi monfils… C’est le désespoir qui m’a jetéà vos pieds… C’est la douleur quim’a fait votre esclave… Etmaintenant que je le retrouve…qu’est-ce que cela peut vous faire quej’aime mon enfant… Est-ce que celam’empêchera d’être votre serviteurfidèle… O mon père… laissez-le-moi…

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– Vous vous égarez encore dans uneaffection qui ne peut que vouséloigner de Jésus…

– Jésus !… Qu’est-ce donc alors quece Dieu épouvantable qui empêcheles pères d’aimer leurs enfants !…Est-ce possible cela !… Allons donc !Vous mentez !…

– Je m’y attendais : la révolteengendre le blasphème… Adieudonc !

Loyola se leva.

Monclar tomba à genoux.

– Grâce ! râla-t-il ; grâce pour lui… etfaites de moi ce que vous voudrez…

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– Pas de grâce pour le criminel !

– C’est mon fils !…

– Pas de grâce pour qui se rebelle !

– C’est mon fils !…

– Pas de grâce pour qui frappe unsoldat du Christ !

– C’est mon fils ! hurla Monclartoujours à genoux.

– Vous vous trompez !… Vous n’avezpas de fils… Ou plutôt, votre fils, et àla fois votre père, mère, famille,votre tout, c’est la Société de Jésus…L’homme dont vous parlez ne vousest rien !

– Atroce ! C’est atroce de torturer

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ainsi un cœur !

– Choisissez, monsieur de Monclar :soumettez-vous ou révoltez-vousouvertement. Dans le premier cas,Lanthenay doit mourir ; dans ledeuxième cas, je sais ce qu’il mereste à faire…

– Je ne me soumets pas ! rugitMonclar. Et toi, moine infernal, tu nesortiras pas d’ici, vivant !

En parlant ainsi, le grand prévôts’était relevé d’un bond et s’étaitplacé entre la porte et Loyola.

Celui-ci, non moins prompt, avaitmis entre lui et Monclar le grandbureau de travail.

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Alors, Monclar éclata de rire.

– Je te tiens ! dit-il.

Loyola haussa les épaules.

– C’est bon ! grogna le grand prévôt.Hausse les épaules tant que tuvoudras ; tu vas mourir ; je te hais ;ta religion, je la hais ; ton Dieu, je lehais ; ta société abominable, je lahais ; les théories monstrueuses, jeles hais. Tu résumes à mes yeux toutce qu’il y a d’horrible et d’abjectdans l’abus de la force. Ah ! tu veuxme tuer mon fils !… Eh bien, tu vassavoir de quoi un père est capable !

Loyola se vit perdu. Il tenta uneffort.

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– Je vous préviens, dit-il, que si je nesuis pas dehors dans une heure, uncavalier partira pour remettre au roil’engagement que vous avez pris del’espionner toujours et de le trahir aubesoin.

– Tu es fou ! gronda Monclar. Queveux-tu que cela me fasse qu’on mepende ou qu’on me coupe le cou, simon fils est sauvé !… Ces moinessont plaisants, sur ma foi ! Drôles !vous vous croyez tout permis, etvous inventez de nouveaux supplicespour le cœur des pères ! Voustrouvez qu’on ne souffre pas assezpar vous ! Vous jugez que vousn’avez pas assez accumulé

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d’impostures, assez répandu de sang,assez entassé de ruines ! Il vous fautencore entrer de vive force dans laconscience des hommes, tarir en euxla source de toute joie ! Il vous fautencore vous emparer des cœurs pourles broyer sous la formidable meulede votre tyrannie !… Et dans quelbut ? Pour quels complots ? Pourétablir je ne sais quel pouvoirinvisible devant qui trembleraitl’univers !… Attends, attends,monstre ! Je vais toujoursdébarrasser la terre de ta présence !Que chacun en fasse autant toutesles fois qu’il trouvera un moine surson passage !… Qu’il ne perde pas

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son temps à discuter, à ergoter, àdiscourir… Qu’il l’écrase sans pitié,comme je vais t’écraser !…

Loyola, pendant ces paroles qu’iln’écoutait pas, avait rassemblé toutesa force de volonté dominatrice etd’imagination inventive.

Au moment où Monclar allait se jetersur lui, un sourire de triompheéclaira la figure du moine.

Il leva les bras et s’écria :

– Seigneur ! Seigneur ! Que tavolonté soit faite ! Si l’heure où jedois rentrer dans ton sein est venue,bénie soit cette heure !… Et malheurà ceux qui ne comprennent pas

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qu’Abraham put lier son fils surl’autel de l’holocauste et saisir soncouteau pour l’immoler ! Malheur àceux qui ne se souviennent pas que tuenvoyas dans le buisson un agneaupour remplacer le fils d’Abraham !…

Monclar s’arrêta court.

– Que dit-il ? murmura le grandprévôt.

– Il est perdu ! songea Loyola.

Et à haute voix, froidement :

– Frappez, monsieur, je ne medéfends pas.

– Que disiez-vous ?

– Rien !… sinon qu’Abraham

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n’hésita pas à saisir le couteau pourimmoler son fils !

– Mais Dieu, disiez-vous, envoya unagneau…

– Insensé ! tonna le moine, qui te ditqu’au moment suprême, l’agneau nesurgira pas dans le buisson ! Qui tedit que Dieu n’a pas voulu éprouverta foi et ta fidélité, comme il éprouvala fidélité, la foi d’Abraham !… Quite dit qu’il laissera s’accomplirl’épouvantable sacrifice ! Tu nousaccuses, ô mon fils !… Crois-tu doncque nos entrailles, à nous, soientinsensibles et que notre cœur nebatte pas !… Ne comprends-tu pas…Mais non… non ! Je ne veux rien

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dire… frappez !…

– Je vous en supplie, s’écria Monclardélirant, achevez !… oh ! s’il étaitpossible que j’eusse compris !… Si ceque j’entrevois était une radieusevérité !…

– Eh bien !… ne comprenez-vous pas,pauvre père affolé, qu’il faut à lafoule des exemples salutaires… Necomprenez-vous pas que pour Paris,pour le bien de la religion, Lanthenaydoit aller au supplice !… Mais necomprenez-vous pas aussi que toutest préparé pour le sauver, etqu’ainsi l’esprit d’autorité n’aurapas subi d’atteintes, en même tempsque vous conservez votre fils, en

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même temps que vous conservezvotre haute situation, votre pouvoir !…

L’arme que tenait Monclar luiéchappa des mains.

– Ainsi, balbutia-t-il… mon fils serasauvé !…

– J’en ai trop dit ! s’écria Loyola. J’aienfreint pour vous la règle de notreordre qui veut que le grand maîtresoit obéi sans qu’il ait à expliquer sapensée…

Monclar s’inclina très bas.

Il avait cette conviction que Loyolaavait voulu l’éprouver.

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– Comment vous faire oublier mesparoles impies ? murmura-t-il.

– Quelles paroles, mon fils ? Je n’airien entendu… rien, vous dis-je !…sinon que vous vous soumettez !

– Oui, oui !… dit Monclar le frontcourbé.

– Il ne vous reste plus qu’à donnervous-même l’ordre de conduire augibet le scélérat qui a frappé leChrist en me frappant !

Monclar frémit, secoué de la tête auxpieds.

– Et maintenant que le maître de laSociété a parlé, l’homme ajoute…

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tout en réprouvant la faiblesse qu’ila pour vous : Soyez sans crainte ;votre fils ne sortira pas d’ici. J’ai toutprévu. Dans cinq minutes, il sera dansvos bras…

Monclar jeta une clameur de joieterrible.

– Mon père, dit-il, quand medemanderez-vous ma vie ?…

– Hâtez-vous, mon fils ! dit Loyolaen souriant.

– Gardes ! appela Monclar d’une voixtonnante.

En même temps, il prit les mains deLoyola :

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– Mon vénéré père ! supplia-t-il,vous me jurez qu’il, sera sauvé ?…

– Je vous le jure… votre fils serasauvé.

– Vous me jurez, reprit Monclarfrémissant, qu’il ne sortira même pasde l’hôtel ?

– Je vous jure que votre fils nesortira pas d’ici !…

Mentalement, Loyola ajouta :

– Mais comme j’ignore si Lanthenayest le fils de Monclar, je ne suis pastenu de me conformer à ce serment.

Cependant, les gardes, à l’appel dugrand prévôt, avaient ouvert les deux

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portes du cabinet. Monclar vit alorsque Loyola n’avait pas menti : il yavait dix gardes à chaque porte.

Le sergent, assez embarrassé,regardait alternativement le moine etle grand prévôt.

– Obéissez aux ordres du révérendpère, dit Monclar.

– Saisissez-vous du prisonnier,commanda le moine.

Les gardes descendirent, étonnés.

Immédiatement derrière eux venaitMonclar, blême et agité de frissonsconvulsifs, puis Loyola.

Dans la cour, le grand prévôt s’arrêta

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et interrogea le moine du regard.

– Patience ! dit Loyola.

Les gardes et les geôliers étaientdescendus dans les cachots.

– Mon père, fit Monclar tremblant,l’épreuve n’a-t-elle pas assez duré ?…

– Patience !

– Ces misérables vont lui faire dumal…

– Non non… ne craignez rien…

– Oh !… tenez ! entendez-vous !… Jen’y puis tenir !… Assez !…

On entendait en effet le bruit d’une

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lutte.

Monclar s’élança.

Au même instant, les gardesapparurent, et, au milieu d’eux,Lanthenay, étroitement lié.

– Déliez-le ! rugit Monclar… ouplutôt… c’est moi qui vais le délier !…

– Gardes ! ordonna Loyola de sa voixglaciale, conduisez le prisonnier à laCroix-du-Trahoir !

Monclar se tourna vers lui, et, surson visage bouleversé, il secontraignit à dessiner un sourire.

– C’est fini, n’est-ce pas vénéré

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père ? murmura-t-il.

– C’est fini, en effet, dit Loyola.

– Mon père ! mon père ! clamaLanthenay, me laisserez-voussupplicier ?…

– Mon fils ! Attends ! je suis à toi !…

Monclar se jeta sur les geôliers.

– Gardes, commanda Loyola,saisissez-vous de ce rebelle qui,après avoir feint un retour aux bonssentiments, méconnaît encorel’autorité royale et religieuse !

– Pardon, monseigneur ! dit lesergent en mettant la main au colletde Monclar.

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– Misérable !… Lâche imposteur !bégayait le grand prévôt.

Il se débattait, fonçait sur Loyola,entraînant avec lui les cinq ou sixgardes qui le maintenaient.

La voix déjà lointaine de Lanthenayappela encore :

– A moi, père, à moi !…

– Grâce ! hurlait Monclar, grâce pourmon fils !…

– Vous voyez bien qu’il est devenufou ! dit le sergent. Allons, allons,monseigneur !…

– Je ne veux pas ! je ne veux pas !Oh ! c’est trop horrible ! A moi ! au

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secours !…

A terre, cherchant à se débarrasserde l’étreinte des gardes, Monclar nedit plus rien. Il écumait…

Soudain, de ce groupe informe queLoyola contemplait d’un œil sombre,jaillit un éclat de rire !…

Et cet éclat de rire, funèbre,déchirant, c’était le comte deMonclar qui le poussait.

– Lâchez-le, maintenant ! commandaLoyola.

Les gardes obéirent. Tandis queLoyola rejoignait l’escorte quientraînait Lanthenay, Monclar

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entrait dans le corps de garde, etpoussait un cri de joie en apercevantla lanterne avec laquelle ondescendait dans les cachots. Il s’enempara vivement.

Alors, sa lanterne éteinte à la main, ils’élança au dehors, traversa la couret se perdit dans la rue.

Des gens qui le virent l’entendirentgrommeler :

– Maintenant que j’ai une lanternepour y voir clair, je finirai bien partrouver la porte de son cachot…Attends, mon fils, attends !…N’appelle pas ainsi… cela me faittrop de mal !…

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Chapitre18

LA MERE DEGILLETTE

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Pendant que se passaient,à l’hôtel du grand prévôt,les scènes que nousvenons d’exposer,d’importants événementsse déroulaient dans le

taudis de Margentine.

Nous laisserons donc le comte deMonclar à sa folie, nous laisseronsLanthenay marcher vers la Croix-du-Trahoir où l’attendait le bourreau,étonné du retard qu’on mettait à luiamener sa proie, et nous conduironsnos lecteurs dans le triste logis decette autre folle : Margentine lablonde.

Au moment de la décharge des

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arquebusiers massés autour dubûcher d’Etienne Dolet, Manfredavait reçu une balle dans le bras.

La blessure était d’autant moinsdangereuse que la balle n’avait faitque traverser les chairs et qu’elleétait sortie sans avoir atteint l’os.

Il en résultait que Manfred n’avaitnullement le bras cassé commel’avaient dit les deux compatissantesribaudes qui, sur le conseil de laGypsie, avaient amené le blessé chezMargentine.

Mais cette blessure, pour n’être pasdangereuse, n’en faisait pas moinssouffrir le jeune homme, et on a vu

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qu’une fièvre suivie de délire s’étaittout d’abord déclarée.

Heureusement, le blessé était douéd’un tempérament robuste. Sajeunesse et sa vigueur ne tardèrentpas à avoir raison de la fièvre.

Nous le retrouverons la veille mêmedu jour où viennent de se passer lesfaits que nous avons racontés.

C’était dans l’après-midi. Toute lajournée de la veille et toute la nuit,Margentine avait soigné le jeunehomme avec une intelligenceremarquable chez cette folle.

Tant qu’il n’était pas question de safille, elle était capable de raisonner

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avec une certaine logique, et sesactes s’enchaînaient naturellement.

C’est ainsi que, dans les soins qu’elledonna à Manfred blessé, ellemanifesta un véritable esprit de suiteet de sagacité, renouvelant lescompresses de vin aromatique entemps voulu, passant de temps àautre un linge mouillé sur les tempes,le front et les lèvres du jeune hommepour calmer l’accès de fièvre.

Ces soins avaient redoublé d’activitélorsque Margentine avait entenduManfred, dans son délire, appelerGillette à diverses reprises.

Tout d’abord, cette découverte faillit

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être fatale à Manfred.

– Que dit-il ? gronda Margentine. Ilparle de Gillette ?

Et elle ajouta :

– Encore quelque intrigante quiprend le nom de ma fille !

Margentine médita un instant si ellene punirait pas le jeune homme de seprêter à l’intrigue qu’elle supposaitourdie contre elle et sa fille.

Mais elle se rappela alors la visite dela Gypsie.

Or, la bohémienne lui avait dit :

– C’est lui qui te fera retrouver tafille !…

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Dès lors, Margentine ne douta plusque le blessé ne fût vivementintéressé à retrouver Gillette.

Après les premières heures de fièvre,Manfred était tombé dans un lourdsommeil ; il ne parlait plus ; si bienque Margentine, accablée de fatigue,finit par s’endormir elle-même surson escabeau.

Vers les deux heures de l’après-midi,Manfred s’éveilla. Il jeta autour delui ce regard étonné qui suit lescrises de fièvre ; il se souvintvaguement qu’il avait déjà entrevu cequ’il voyait dans un moment delucidité. Près de lui, il aperçut

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Margentine endormie.

– La folle ! murmura-t-il.

Il voulut faire un mouvement commepour se lever, la violente douleurqu’il ressentit au bras lui rappelaalors tout ce qu’il venait de passer.

Comme dans une vision enflammée,il se revit près du pont Saint-Michel,attendant avec Lanthenay l’arrivéedu cortège d’Etienne Dolet.

La pensée du violent désespoir quidevait accabler Lanthenay lui vintalors.

Qu’était devenu son ami ? Etait-iltombé dans la ruelle, parmi les

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truands ? Vivait-il encore ?

Et en ce cas, quelle devait être satristesse !… Manfred imaginait sonami errant autour du bûcher éteint,n’osant s’arracher à l’horriblespectacle… puis il le voyait revenir àla Cour des Miracles, et il sereprésentait la scène déchirante :Lanthenay apprenant à Julie et àAvette que le supplice de Dolet étaitconsommé !…

Alors, l’enchaînement des idéesconduisit Manfred à se dire qu’iln’avait plus rien à faire à Paris. Ilétait venu pour aider Lanthenay àsauver Dolet… La fortune les avaittrahis… Dolet était mort sur le

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bûcher.

Manfred éprouvait uneinsurmontable horreur à la pensée dedemeurer plus longtemps dans laville qui avait vu s’accomplir unepareille abomination.

Son plan fut vite fait : il irait trouverLanthenay et l’arracherait à sadouleur.

Il l’emmènerait avec Avette, avecJulie.

Dès lors, son imagination letransporta à Fontainebleau.

Que se passait-il là-bas ? Le coup demain préparé par le vieux Fleurial

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avait-il réussi ?

Une terrible angoisse l’étreignit, etl’idée de rester enfermé dans cetaudis, immobile, impuissant, luidevint insupportable. Il rassemblatoutes ses forces et parvint à se leveret à s’habiller.

Une fois debout, il s’aperçut qu’àpart la cuisante douleur de son bras,il n’avait d’autre mal qu’une certainefaiblesse provoquée par la perte desang.

Il regarda autour de lui pour voir s’iln’apercevait pas quelque flacon decordial ou de vin.

Margentine dormait profondément.

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– Pauvre femme ! murmura-t-il encontemplant un instant les traitstirés de la folle.

Et comme il ne trouvait pas ce qu’ilcherchait, il aperçut dans uneencoignure un trou, une sorte depetite armoire pratiquée dans le mur.

– Là, peut-être… pensa-t-il.

Il alla doucement à l’armoire et yplongea la main.

Cette main rencontra et froissa unpapier.

Manfred saisit le papier et leconsidéra distraitement.

Tout à coup il tressaillit. Ce papier,

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parchemin plié et scellé en forme delettre, portait une suscription.

Et cette suscription, c’était :

– Pour Manfred.

De quel Manfred s’agissait-il ? Lui,peut-être !

Manfred se décida alors à réveillerMargentine, qu’il toucha légèrementau bras.

La folle poussa un cri de surprise,puis se mit à rire.

– Te voilà donc guéri ? dit-elle.

– Oui, ma bonne Margentine. Mais,dis-moi, cette lettre ?…

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– C’est pour toi.

– Qui te l’a remise ?

– La Gypsie, donc ! Elle m’a dit : « Tului donneras la lettre quand il seraguéri, dans huit jours, mais pasavant. »

– Ah ! Elle t’a dit cela, la Gypsie ?…Oui, mais je suis guéri.

Dès les premiers mots il pâlit etrougit coup sur coup, et Margentineremarqua que ses mains tremblaient.

Voici cette curieuse lettre que nousreproduisons tout entière, même encertains détails qui ne sont pasabsolument utiles à notre récit.

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Lettre de la Gypsie à Manfred

Maintenant que la chose ne peut plusme nuire, je vais te révéler en quelpays tu es né et comment s’appelleton père. J’ai hésité avant de m’ydécider, parce que j’avais juré surAldebaran, la grande étoile de madestinée, de ne jamais te parler decela.

Mais que veux-tu ? Peut-être bienque ma croyance à Aldebaran estmorte dans mon cœur, comme y sontmortes bien d’autres croyances.Enfin, peut-être t’aurais-je révélédepuis longtemps ta naissance, – carje m’étais attachée à toi, et je teportais une sorte d’affection, – mais

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je craignais quelque chose que je n’aipas besoin de t’expliquer.

Aujourd’hui cette crainte n’a plusraison d’être.

Aussi, lis-moi bien attentivement, cartu ne me reverras plus jamais, et lesexplications que je te donne icicontiennent des détails qui serontutiles pour te faire reconnaître de tesparents.

Voici donc, Manfred :

Il y aura bientôt vingt-deux ans, jetraversais l’Italie du sud au nordavec une partie de ma tribu. Nousvenions des lointains pays de l’Asie,de contrées dont je ne me souviens

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plus, et où habitaient les plus vieuxde notre peuple. Et nous avionstraversé l’Arabie, puis l’Egypte oùnous avons longtemps séjourné, etoù je me suis instruite en diversessciences.

Toute notre tribu s’était embarquéeà Alexandrie ; mais tandis qu’unepartie montait sur un vaisseau qui sedirigeait vers l’Hellespont pour allerau pays des Turcs, l’autre, dont jefaisais partie, voguait vers la Sicile.

De la Sicile, nous passâmes en Italie,et là, notre tribu se partagea endivers groupes qui prirent chacunune route différente.

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Avec l’homme que j’avais choisi pourépoux et mon fils, je remontai l’Italiedans toute sa longueur. Nousallâmes à Naples, de Naples à Rome,puis à Florence et à Mantoue. Jedisais la bonne aventure. Monhomme tressait des ouvrages d’osierqu’il vendait bien. Moi-même, jegagnais beaucoup ; j’aimais mon filsjusqu’à l’adoration ; j’étaisheureuse… oui, heureuse !

Je te raconte tout cela, Manfred,parce qu’en ce moment j’éprouve untriste plaisir à me reporter à cetteépoque où vivait mon fils.

Ce fils, Manfred, avait alors environseize ans.

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Il était fier et beau comme tu peuxl’être toi-même.

Nous étions alors à Mantoue, commeje te l’ai dit. Nous y étions depuis unmois, et nous nous disposions àpousser plus loin notre destinéevagabonde, lorsque je fus frappéepar un terrible malheur.

Mon fils, insulté, raillé dans la ruepar un jeune seigneur, avait souffletéson insulteur. Aussitôt on l’avaitarrêté. C’était, pour ce crime, aumoins la prison perpétuelle, sinon lamort.

Affolée, je m’informai.

– Qui règne à Mantoue ? demandai-

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je.

On me répondit en riant :

– Le duc règne sur Mantoue, mais lasignora Lucrèce Borgia règne sur leduc !

Je courus au palais ducal.

Ce ne fut qu’au bout de deux joursque je parvins à y entrer et à me faireconduire en présence de LucrèceBorgia, cette célèbre femme dont tuas sans doute entendu parler.

Je me jetai aux pieds de la signoraLucrèce, et lui racontai ce qui venaitd’arriver à mon fils. Je lui dis que simon fils ne m’était pas rendu, je

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mourrais de chagrin ; enfin, jepleurai et suppliai à genoux pendantlongtemps.

La signora Lucrèce m’avait d’abordécouté avec une indifférencehautaine.

Puis, peu à peu, elle avait parus’intéresser à mon récit et à madouleur. Elle m’avait examinéeattentivement.

Elle renvoya les femmes quil’entouraient, et mon cœur battitd’espoir.

– Tu aimes donc bien ton fils ?… medemanda-t-elle.

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– C’est toute ma vie ! m’écriai-je ensanglotant.

– Tu sais qu’il sera sans doutecondamné à mort ; un misérablebohémien qui se permet de souffleterun fils de noblesse… Oui, c’est lamort… mais si tu veux… tu peux lesauver.

J’écoutais, haletante d’angoisse.

– Si tu aimes ton fils, reprit-elle d’unair sombre, tu dois être disposée àtout pour le sauver ?

– A tout ! à tout ! signora…

Elle garda quelque temps le silence,m’étudiant avec attention, et sans

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doute elle reconnut ma sincérité et lapassion maternelle qui metransportait, car elle finit par medire :

– Eh bien, peut-être pourrons-nousnous entendre… Ecoute-moi…

– J’écoute, signora, m’écriai-je,suspendue à ses lèvres.

La signora Lucrèce Borgia reprit :

– Connais-tu la ville de Monteforte ?

– Je ne la connais pas, mais je laconnaîtrai s’il le faut.

– Je te donnerai d’ailleurs toutes lesindications nécessaires. Tu vas doncte rendre à Monteforte… Il y a à peu

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près dix jours de voyage… autantpour revenir… dix jours pourséjourner là-bas… cela fait en touttrente jours… Il faut t’apprêter àpartir au plus tôt…

– Je suis prête, signora ; je puispartir à l’instant même…

– Bien… as-tu quelqu’un qui puisset’aider à une certaine action… où ilfaut d’ailleurs plus d’habileté que deforce ?…

– J’ai ce qu’il faut, signora…

– En ce cas, tu peux partir dèsaujourd’hui ; tu iras à pied, parcequ’il est nécessaire qu’en arrivant àMonteforte tu passes inaperçue…

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– Et que ferai-je à Monteforte,signora ?

Lucrèce Borgia eut une dernièrehésitation.

– Fiez-vous à moi, lui dis-je d’un tonferme, j’accomplirai votre missionquelle qu’elle soit, car pour sauvermon fils, je suis capable de tout,même d’un crime !

Je prononçai à dessein ces paroles,car j’avais tout de suite deviné quec’était un crime qu’on allait meproposer.

En effet, ces paroles rassurèrent lasignora.

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Elle se rapprocha de moi et me dit àvoix basse :

– Il y a à Monteforte un homme queje hais autant que tu peux aimer tonfils ; il y a à Monteforte une femmeque je hais comme tu pourrais haïr lebourreau qui se saisirait de ton fils…C’est cet homme et cette femme queje veux frapper… Es-tu disposée à meseconder ?

– Disposée à tout, signora !

En parlant ainsi, Manfred, mes yeuxs’attachaient sur la signora Lucrèce.Elle avait les traits réellementbouleversés par la haine…

Pourtant, je n’eus pas peur.

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Au contraire, je me dis que cettefemme si forte saurait tenir saparole, et que si je l’aidais, ellesauverait mon fils. Elle parutcontente de mon ardeur et me ditalors :

– Cet homme dont je te parle, c’est…

Elle hésita encore, et me dit :

– Si jamais tu me trahis…

– Si je vous trahis, signora, faitesmourir mon fils, et ce sera ma propremort !

– Bien… Cet homme, donc, c’est lechevalier de Ragastens, devenucomte Alma et seigneur de

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Monteforte. Cette femme, c’est safemme, la princesse Béatrix. Ilshabitent le palais comtal deMonteforte. Ils sont heureux, et jeveux les frapper…

– Que faut-il faire ?… m’écriai-je. Jesuis experte en l’art des poisons… etsi vous voulez…

Elle haussa les épaules, et, d’unevoix qui me fit frissonner, merépondit :

– Le poison ! Je crois aussi enconnaître tous les secrets… mais lepoison… c’est trop peu pourBéatrix ! trop peu pour Ragastens !

Alors, elle me dit :

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– Ecoute… Ce Ragastens a eu deuxenfants… tous deux sont morts… Untroisième lui est né… C’est un fils…Et celui-là vivra, car il a hérité detoute la force de son père… Or, cetenfant, c’est leur adoration à tousdeux ; ils ne vivent plus que pourlui… il est leur dieu.

– Je crois vous comprendre,signora… il faut tuer l’enfant ?

Je dis cela froidement, Manfred, et jete jure que pour sauver mon filsj’eusse tué l’enfant du comte Alma,si la signora Lucrèce m’en avaitdonné l’ordre.

Mais ce n’est pas cela qu’elle voulait.

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– Ne m’interromps pas, me dit-elle.Tuer l’enfant, ce serait certes leurinfliger une violente douleur… maiscette douleur, avec le temps,s’atténuerait… Ce qui est mort estbien mort, et on finit par l’oublier…Au contraire, si l’enfant est perdupour eux, et si pourtant ils saventqu’il vit, conçois-tu dès lorsl’existence infernale qu’ilsmèneront ! La certitude que leurenfant emporté par des bohémiens,parcourt le monde, malheureux,battu, et qu’il meurt lentement…cette certitude peut les rendre fous…

Les vois-tu, le soir, s’asseyant à leurfoyer désert et se disant : « En ce

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moment, notre enfant est martyrisé !En quel endroit du monde ? Sousquel ciel ?… Voilà ce que nous nesaurons jamais ! » Oui, c’est là lapunition que j’ai rêvée pour eux !

– Alors, il faut voler l’enfant ?demandai-je.

– Oui ; le voler, l’emporter, en faireun bohémien, un bandit qui finira unjour sur un échafaud !

– Je me charge de tout cela ! dis-jealors.

– Il faudra que tu me montresl’enfant.

– Comment saurez-vous que c’est

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bien lui ? Qui vous prouvera que jene vous présente pas un autre enfantque j’aurai acheté…

– Ta question me plaît et me prouveque tu réussiras. Quant à reconnaîtrel’enfant de Ragastens, soistranquille : je le connais. Je l’ai vuassez pour être sûre que tu nepourras me tromper… Tu viendrasdonc me montrer l’enfant.

– Ici même ?

– Non : à Ferrare ; car je n’habiteMantoue que pour quelques jours. Situ réussis, tu auras cinq centsducats.

– L’or est une bonne chose, signora,

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mais si vous me rendez mon fils, jene vous en demande pas davantage.

Ce fut sur ces mots que je pris congéde la signora Lucrèce.

Aussitôt je me mis en route, seule.

Car, pour une affaire de ce genre, jene m’en fiais qu’à moi-même. Jedonnai rendez-vous à mon homme àMarseille, en Provence, grande villeoù nous devions facilement passerinaperçus dans la foule de gens quedébarquent des navires venus detous les points de l’horizon.

Je partis donc, et, au bout de huitjours, j’arrivai à Monteforte, villemagnifique par ses jardins et par son

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palais comtal. Elle est située dans lesmontagnes et d’un abord difficile.

Dès le soir même de mon arrivée,Manfred, j’avais réussi à pénétrer,secrètement dans les jardins dupalais.

Et c’est là que je vis l’enfant que jedevais voler.

Cet enfant, Manfred, c’était toi ! Tuavais trois ans ou à peu près…

Peut-être, sûrement même, tu vas mehaïr pour la révélation que je te fais.Oui, tu vas me haïr. Mais ta haine,Manfred, m’est indifférente. Rien nem’est plus dans ce monde, puisquej’ai perdu le fils pour lequel je

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consentis à me faire criminelle. Atout ce que j’ai souffert, je puis jugerde ce qu’ont souffert tes parents.

Hais-moi donc, Manfred. Je lemérite…

Et pourtant, considère que rien nem’oblige à t’écrire cette lettre et, quesi je le voulais, jamais, tu ne saurais.

C’est, comme je te le disais, que j’aifini par te prendre en affection, bienque tu ne t’en sois jamais aperçu.Aussi bien ne tenais-je pas à temontrer cette sorte de tendresse quipeu à peu entrait dans mon cœur.Est-ce que les femmes, peut-être, nepeuvent se passer d’aimer, et qu’il

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leur faut toujours un enfant àchérir ? Cela se peut bien. Toujoursest-il qu’il y a des jours où j’enarrivais à me demander si tu n’étaispas mon fils…

C’est pourquoi je souhaite que tusois désormais heureux. Mapunition, à moi, sera de songer quetu me hais !

Mais voilà que je m’attendris… Non,non… j’ai bien autre chose à faire.

Donc, comme je te l’ai dit, je parvinsdès le premier jour à voir l’enfant,son père et sa mère, sans avoir étéremarquée moi-même.

Le père et la mère adoraient

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réellement leur fils ! Je ne pus m’ytromper ; je savais cela, moi ! Mais jen’hésitai pas.

Maintenant, te dire comment je m’ysuis prise pour enlever l’enfant, ceserait trop long ; il te suffira desavoir que je dus, pour arriver à mesfins, demander l’aide d’un jeuneNapolitain qui se trouvait àMonteforte, et que, grâce à cette aide,le soir du cinquième jour, je sortis deMonteforte en t’emportant dans mesbras.

A peine arrivée à Ferrare, je teconduisis auprès de Lucrèce Borgia.Elle te contempla d’un œil rêveur etsombre, puis elle murmura :

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– C’est bien lui !

Alors, elle me compta 800 ducatsd’or et non pas 500 qu’elle m’avaitpromis. Deux heures plus tard, jeserrais dans mes bras mon filsqu’elle avait fait transporter deMantoue à Ferrare.

Il fut convenu que je t’emmènerai àParis et que jamais plus je nereviendrai en Italie. Lucrèce Borgiame dit qu’elle viendrait à Pariss’assurer que j’avais bien suivi sesinstructions.

Je partis donc avec mon fils et toi ;j’arrivai à Marseille où je retrouvaimon homme ; puis, avec toutes

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sortes de détours, nous finîmes pararriver à Paris où nous nousinstallâmes dans la Cour desMiracles…

Quant à toi, Manfred, te dire que tupleuras d’abord beaucoup endemandant ta mère, puis que tu finispar oublier complètement l’Italie,serait inutile.

Le reste, tu le sais…

Quant à ton père, le chevalier deRagastens, et à ta mère, la princesseBéatrix, tu les as vus ces jours-ci, tuleur as parlé. Tu dois savoir où ilssont.

Manfred, je n’ai plus rien à te dire…

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Je te fais mes adieux pour toujours.Si tu songes quelquefois à moi, hais-moi si tu veux, mais pense aussi queje n’exécutai jamais ma promesse dete martyriser… Jamais je neconsentis à te taire mal… et puis,songe aussi que la vieille femme quit’écrit a beaucoup souffert… oui,beaucoup !

Adieu, Manfred !

Telle fut l’étrange lettre dontManfred, en tremblant, recommençaplusieurs fois la lecture.

Elle prouvait que si la Gypsie avaitcommis un crime abominable, ellen’était peut-être pas pour cela

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entièrement pervertie. Lesromanciers ont l’habitude deprésenter des personnages qui sonttout à fait mauvais. En cela, ils setrompent : il n’y a rien d’absolu, pasplus dans l’esprit que dans le cœurdes humains, et la vie se composed’oppositions souventincompréhensibles. N’avons-nouspas vu le grand prévôt setransformer sous nos yeux ?…

Manfred, en faisant cette lecture,était trop agité pour remarquer quepas une fois la Gypsie n’avait parléde Lanthenay que cependant elleavait toujours semblé préférer à lui-même.

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L’état d’esprit où se trouva le jeunehomme après avoir lu et relu cettelettre fut une sorte de ravissement.

Il cherchait à se représenter laprincesse Béatrix qu’il n’avait faitqu’entrevoir dans la maison de la rueSaint-Denis, mais dont la beauté et ladignité l’avaient vivement frappé.

Puis son imagination le ramenaitauprès du chevalier de Ragastens, etil serrait ses mains avec force, tandisque ses yeux se mouillaient delarmes.

– Voilà donc, songeait-il, le sens desquestions qu’il me posait dans laCour des Miracles, la nuit de

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l’attaque ! Il cherchait son fils… Etton fils était devant toi, ô mon père !…

A ce moment, la folle s’approcha delui.

– Ecoute-moi, dit-elle.

Manfred, arraché soudain à sarêverie, tressaillit.

– Que me veux-tu ? demanda-t-ildoucement.

– La Gypsie m’a dit que tu me feraisretrouver ma fille. Oh ! je n’ai pasoublié, c’est bien cela qu’elle a dit…

– Ta fille, pauvre femme !

– Oui, une petite fille, six ans à peu

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près, des cheveux blonds… tu l’asdonc vue ?

Et Manfred, ému, se trouvait assezembarrassé lorsque des pasprécipités retentirent, la portes’ouvrit. Cocardère et Fanfare,toujours inséparables, apparurent.

– Enfin, on te retrouve ! s’écriaCocardère. Sais-tu ce qui se passe ?

– Comment le saurais-je ? Depuishier, je me débats contre la fièvre…

– Eh bien, il se passe que Lanthenayva être pendu ! Es-tu en état demarcher ?…

– Allons ! gronda Manfred qui, à cet

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instant, eût oublié le monde entier.

Tous les trois s’élancèrent audehors.

– Oh ! sanglota Margentine. Il s’enva !… Il ne reviendra plus !…

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Chapitre19

NOUVELLEAPPARITION DEFRERETHIBAULT ETFRERE LUBIN

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Nous prierons le lecteurde bien vouloir sereporter au moment oùles truands, ayant franchila Seine à la nage,essayaient de sauver

Etienne Dolet.

On sait qu’ils furent accueillis parune forte arquebusade.

Au moment de la décharge,Cocardère vit tomber Fanfare quiétait près de lui.

Fanfare gémissait sourdement.

Donc il n’était pas mort.

Cocardère le chargea sur ses épaules,

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car pour rien au monde il n’eûtabandonné son compagnon. D’autrepart, il ne voulait pas non plusabandonner Lanthenay et Manfreddans leur audacieuse tentative.

Le truand se proposait donc demettre son ami à l’abri, puis derejoindre aussitôt les assaillants.

Ayant chargé Fanfare sur sesépaules, il regarda autour de lui etaperçut quelques ribaudes qui luifaisaient signe d’un air très apitoyé.

Cocardère, sourit, attribuant à sabonne mine et à ses moustachesconquérantes la pitié de ces femmes.Il se hâta d’entrer dans la pauvre

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maison où elles l’appelaient.

La porte refermée, Cocardère déposale blessé sur un matelas ets’agenouilla près de lui pour juger dela gravité de son état.

Fanfare, qui revenait à lui, porta lamain à sa tête. Cocardère se hâta dedéfaire le casque de fer de son ami.

Délivré de cette armure gênante,Fanfare respira plus librement, et netarda pas à se mettre sûr ses pieds.On s’aperçut alors qu’il n’avaitd’autre mal qu’une contusion aucrâne et qu il avait été simplementétourdi par le choc de la balle sur lefer.

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– Courons ! dit alors Cocardère.

– Inutile ! fit l’une des ribaudes qui,penchée à la fenêtre, regardait ce quise passait.

Cocardère se précipita à la fenêtre.

En effet, toute intervention étaitinutile !…

Il vit la rue jonchée de cadavres et deblessés ; des femmes enlevaient lesblessés au risque de recevoir quelqueballe. Là-bas, au bout de la rue, il vitLanthenay entouré de gardes… Toutétait fini !…

Cocardère tomba sur un escabeau enpleurant.

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– Que veux-tu ? lui dit Fanfare qui,par nature, était plus philosophe,c’est son tour aujourd’hui… ce serademain le nôtre !…

Mais Cocardère ne l’écoutait pas.

Il s’était remis à la fenêtre etexaminait ce qui se passait vers lebûcher. Une heure, deux heuress’écoulèrent.

Peu à peu, il vit la foule, revenue deson alerte, se ramasser à nouveauautour du bûcher.

– Allons voir ! dit-il à Fanfare. Peut-être apprendrons-nous du nouveau !

Fanfare, ayant échangé son casque

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contre une toque qui lui fut prêtéepar l’une des ribaudes, suivit sonami, et tous deux, étant descendus,allèrent se mêler à la foule.

C’est ainsi qu’ils assistèrent à toutesles péripéties de cet affreuxspectacle.

– Allons nous-en ! dit Fanfareépouvanté.

– Attends…

C’était le moment où Loyola,répondant au cri pitoyable d’unefemme, criait que les cendres dusupplicié seraient jetées au vent. Desmoines avaient saisi des pelles, et lesossements de l’infortuné Dolet

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avaient été placés dans une caissepour être emportés.

Tout était fini, les moines s’étaientdispersés, chaque groupe regagnantson couvent…

– Allons ! dit Cocardère.

– Où cela ?…

Cocardère désigna à son ami deuxmoines qui emportaient la funèbrecaisse.

– Suivons-les ! dit-il.

– Pourquoi faire ?… demandaFanfare étonné…

– N’as-tu pas entendu que lesossements du malheureux vont être

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jetés en terrain perdu ?

– Oui ! Et après ?…

– Après ?… Tu ne trouves pas celaépouvantable, toi, cœur de bronze !Tu ne trouves pas abominable cettepersécution qui s’acharne sur les osdu mort ! Tu ne trouves pas que lesmoines qui consentent à ce sinistremétier de bourreaux des mortsméritent une correction !

– Ma foi, dit Fanfare, je n’y pensaispas, mais puisque tu le juges ainsi…

Tous les deux s’élancèrent, suivantles moines qui emportaient la caisse.

En route, lorsqu’ils furent assez loin

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du lieu du supplice, les moines sedéfirent de leurs cagoules. Cocardèreet Fanfare reconnurent les deuxporteurs.

– Frère Thibaut !…

– Et Frère Lubin !…

– La besogne convient à ces drôles !reprit Cocardère.

– N’en dis pas de mal : nous avonsmangé leurs écus.

Les deux truands suivirent de loin lesmoines, qui se dirigèrent non versleur couvent, situé du côté de laBastille, mais vers la montagneSainte-Geneviève. Ils les virent entrer

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dans un monastère d’augustins.

– Attendons-les ! dit Cocardère.

– Attendons ! dit Fanfare avecrésignation. L’attente fut longue. Lajournée se passa sans que les moines

furent[5] ressortis. La nuit vint.

Vers dix heures, cependant, ils virentarriver un moine qui frappa à laporte du couvent et disparut àl’intérieur.

Ce moine, que Cocardère et Fanfarene reconnurent pas, c’était Loyola : ilsortait de chez le grand prévôt.

Fanfare pestait fort contre la factionque lui imposait son ami.

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– Attendons jusqu’à minuit, ditCocardère. Alors nous nous en irons,mais vraiment, je n’eusse pas étéfâché de donner une leçon à cesmisérables.

La persévérance de Cocardère devaitavoir sa récompense.

Vers onze heures, la porte du couventse rouvrait, et deux moines portantune caisse en sortirent. Cocardère etFanfare les reconnurent sur-le-champ : c’étaient frère Thibaut etfrère Lubin.

Loyola, poussant jusqu’au bout lasinistre comédie qu’il avait imaginé,avait en effet donné l’ordre aux deux

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moines – ses créatures – de porterles cendres de Dolet dans le couventoù il s’était logé depuis qu’il avaitquitté le Trou-Punais.

Par son ordre aussi, des chantsliturgiques furent psalmodiés toutela journée sur ces pauvres restes dusupplicié.

Enfin, lorsque Loyola rentra aucouvent, il fit venir Lubin et Thibautet leur dit que l’heure était venue defaire subir à l’hérétique l’injureposthume qu’il avait méditée.

– Quoi, mon révérend, en pleinenuit !… s’écria frère Thibaut,toujours prudent.

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– Aimez-vous mieux besogner aujour et risquer d’ameuter contre vousquelque populace ? Car on nerespecte plus rien dans ce mauditParis !

Les deux moines furent vivementfrappés par cet argument et sedéclarèrent prêts à obéir.

– Allez donc, mes frères, dit Loyola,et que Dieu vous conduise !

Frère Thibaut s’empara donc de lacaisse et, suivi de frère Lubin, sortitdu couvent.

Ils se dirigèrent vers un pré situé surl’autre versant de la Montagne-Sainte-Geneviève, à peu près à

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l’endroit où fut bâti plus tard uncouvent qui devait devenir la prisonde Sainte-Pélagie.

Il y avait là alors une sorte de terrainvague, c’est-à-dire un pré banal nonenclos de murs ou de palissades.

C’est dans ce terrain que Loyolaavait donné l’ordre de jeter lescendres de Dolet.

Tant que les moines se trouvèrent enl’Université, ils marchèrent assezbravement. L’Université, en effet,pullulait de couvents et d’églises, etaussi de cabarets dont un certainnombre, par privilège, avaientpermission de donner à boire aux

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écoliers jusqu’à une heure assezavancée de la nuit.

Quelques-uns de ces cabarets étantencore ouverts, les deux moines nemanquèrent pas d’aller y puiser lecourage qui leur faisait défaut. Il vasans dire qu’ils furent accueillis parles quolibets des écoliers.

– Ohé, Thibaut de malheur ! queportes-tu dans cette caisse ?

– C’est son âme qu’il va vendre àLucifer !

– Non ! c’est un trésor qu’il vaenterrer !

Les moines ne répondaient rien,

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vidaient hâtivement un verre de vinet reprenaient leurs pérégrinations.

Ce fut ainsi que les cendres d’EtienneDolet furent portées au lieu de leuréternel repos…

Après la dernière station des moinesdans le dernier cabaret ouvert, lacaisse était maculée de taches de vin,un écolier ivre ayant jugé à proposd’envoyer le contenu de son gobelet,à toute volée, sur frère Thibaut.

Les deux fossoyeurs improviséstitubaient légèrement en se dirigeantvers le pré, après avoir dépassé lesdernières maisons de l’Université.

Les libations des deux moines leur

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avaient rendu quelque courage,courage tout relatif d’ailleurs et quileur permettait tout juste de ne pasjeter leur caisse en un coin et des’enfuir à toutes jambes.

Mais si Lubin et Thibaut redoutaientfort quelque diabolique apparitionou quelque attaque de maraudeurs,ils redoutaient encore plus la colèred’Ignace de Loyola.

Ils s’avançaient donc, se soutenantde leurs réflexions, s’encourageantmutuellement, s’arrêtant au moindrebruit pour s’arc-bouter l’un contrel’autre.

Enfin, ils arrivèrent au pré, but final

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de leur sinistre excursion.

Frère Thibaut déposa la caisse àterre.

Le sol de ce pré, continuellementravagé par les courses des gamins,était pelé, galeux, et le gazon n’ypoussait que par places ; c’était toutà fait ce qu’on appelle aujourd’huiun terrain vague.

– Ouf ! dit Thibaut, nous y voilà !

– En somme, nous n’avons pas faitde mauvaise rencontre, reprit Lubin.

– Oui, mon frère, mais il y a leretour !

– Espérons que quelque taverne sera

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encore ouverte. Avez-vous remarqué,mon digne frère, combien la peur estpoivrée ?

– Hein ? fit Thibaut étonné.

– Je veux dire combien elle donnesoif…

– Peuh !… Je vous avouerai que j’aisoif en tout temps… Mais si nousvoulons, comme vous en émettiezl’espoir, trouver une taverne ouverte,il faut nous hâter de vider cettecaisse…

– Comme une caisse d’ordures, selonl’expression du révérend Loyola !

Cependant frère Thibaut s’était

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agenouillé ; Lubin s’agenouilla prèsde lui, et tous deux combinèrentleurs efforts pour soulever lecouvercle cloué de la caisse.

Ce fut à ce moment précis que lesdeux moines poussèrent ensembleune clameur de détresse,d’épouvante et de douleur.

Un formidable coup d’ils ne savaientquoi de dur et de noueux s’étaitabattu sur leurs échines.

Stupéfaits, effarés, terrifiés, Lubin etThibaut furent debout d’un bond.

Un nouveau coup tomba sur leursreins.

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– Miséricorde ! vociféra Thibaut.

– Saints anges du ciel ! hurla Lubin.

Ces invocations, malgré toute leurferveur, demeurèrent inutiles ; aucunange ne vint leur manifester samiséricorde. Au contraire, une mainde fer avait harponné chacun desdeux moines par un bras, et les coupss’étaient mis à pleuvoir drus commegrêle.

Lorsque Cocardère et Fanfare furentlas de frapper, ils lâchèrent leursvictimes.

Retroussant leurs robes, les moinesse mirent à courir, tels des cerfs auxabois, talonnés de près par leurs

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agresseurs, et attrapant encore par cipar là quelque coup de matraque.

Ce ne fut qu’au bout du pré et auxpremières maisons de l’Universitéque Thibaut et Lubin se sentirentlibérés ; mais ils n’en continuèrentpas moins à voler en bondissant versle couvent où ils arrivèrent exténués,brisés, moulus, et où ils furentmalades plus de trois mois, tant descoups qu’ils avaient reçus que de lapeur qu’ils avaient éprouvée.

Cocardère et Fanfare étaient revenusvers la caisse.

Tous deux se mirent à creuser le solavec leurs poignards. Au bout d’une

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heure de travail, ils avaient fait untrou d’une certaine profondeur, danslequel ils déposèrent la funèbrecaisse.

Puis, avec leurs mains, ilsrepoussèrent la terre dans le trouqu’ils comblèrent et piétinèrent deleur mieux.

Alors Cocardère eut une idée.

Il saisit les deux bâtons decornouiller dont ils venaient defrotter les échines des moines, et, lesattachant par une cordelette, il en fitune croix !…

Et cette croix, il la planta sur lepauvre petit tas de terre qui

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recouvrait les cendres d’EtienneDolet…

Leur besogne accomplie, les deuxtruands s’inclinèrent – peut-êtreavec plus de compassion que de piété– et récitèrent tant bien que mal unPater.

Puis ils s’en allèrent.

Ce fut ainsi que Dolet, qui n’eûtpeut-être pas voulu de croix sur satombe, en eut une tout de même ; etce fut ainsi que ses restes furententerrés chrétiennement, malgré lavolonté des prêtres.

Quant à la croix, elle demeuralongtemps sur le tumulus. Jamais on

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ne sut ce qu’elle faisait là, solitaire,au milieu de ce pré galeux.

Mais elle passa à l’état d’habitude, etfut respectée par les gamins,ordinaires habitants de ce terrain oùils prenaient leurs ébats.

On finit par supposer qu’ellesymbolisait l’ex-voto de quelque âmeen peine, et comme il faut que toutechose soit étiquetée et cataloguée, onl’appela simplement La Croix duPré…

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Chapitre20

LE GIBET DUTRAHOIR

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Les deux truands étaientrentrés en toute hâte dansl’Université, puis dans laville, et étaient enfinarrivés à la Cour desMiracles où ils dormirent

jusqu’au matin.

Cocardère fut sur pied de bonneheure et réveilla son ami…

Lanthenay avait été arrêté.

Cocardère voulait savoir en quelleprison il avait été jeté. Il commençapar s’enquérir de Manfred, et appritque lui aussi avait disparu.

Il voulut se renseigner auprès de laGypsie, mais nul ne savait où était la

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bohémienne.

Cocardère constata qu’avant bienlongtemps on ne pourrait les jeter enune nouvelle aventure.

Avec Fanfare, il erra toute la matinéede la Conciergerie au Châtelet, duChâtelet à la Bastille, cherchant àsavoir, déployant des prodiges deruse pour interroger quelque geôlier.

Comme ils s’en revenaient, ilspassèrent près de la Croix duTrahoir.

Il y avait là un des innombrablesgibets dont les rues de Paris étaientalors hérissées.

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Un aide du bourreau, grimpé sur uneéchelle, était occupé à accrocher augibet une belle corde toute neuve.

– On va pendre, quelqu’un ! ditFanfare avec indifférence.

Mais dans l’état d’esprit où il setrouvait, cette vue affectapéniblement Cocardère et excita sacuriosité. Il se plaça donc au premierrang des badauds, et, comme le valetdu bourreau, descendu de sonéchelle, examinait son ouvrage avecune évidente satisfaction…

– Belle corde ! dit Cocardère.

– Toute neuve, dit le valet.

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– Peste ! Celui à qui elle est destinéene se plaindra pas !

Le valet se mit à rire et haussa lesépaules.

– Vieille ou neuve, une corde est unecorde !

– Et… à quand la fête, camarade ?

– Demain matin, répondit le valet,flatté d’être appelé camarade par unhomme qui portait au côté unegigantesque rapière et avait à satoque une plume qui tombait jusquedans le dos.

– Un gobelet d’hypocras ? proposa letruand.

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Deux minutes plus tard, l’aidebourreau et les deux truands étaientattablés dans la plus proche taverne,devant une bonne mesured’hypocras.

– Ainsi, vous allez le pendre haut etcourt ? demanda Cocardère.

– Qui ça ? fit l’aide bourreau.

– Mais l’homme de demain matin !

– Ah ! oui… eh bien, celui-là n’a pasvolé sa corde…

– Diable ! Qu’a-t-il donc fait ?

– C’est un de ces démons qui ontattaqué les gardes de monseigneur legrand prévôt, un des plus féroces…

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– Et comment s’appelle-t-il ? Excusezma curiosité…

– Il n’y a pas de mal, dit le valet envidant son gobelet. L’hommes’appelle Lanthenay…

– Lanthenay ! s’écria Fanfare enfrappant violemment la table de sonpoing…

– Eh bien ! Qu’est-ce qui vousprend ? fit le valet.

Fanfare s’apprêtait à répondre, maisCocardère lui marcha sur le pied etse hâta de reprendre :

– Ne faites pas attention, camarade.Mon ami a eu maille à partir un jour

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avec ce brigand, ce… commentl’appelez-vous ?

– Lanthenay.

– C’est justement cela. Eh bien, monami a donc été fort joliment rossépar ce Lanthenay ; dès lors, vouscomprenez sa joie d’apprendre que lescélérat va être pendu… Encore unpeu d’hypocras…

– Eh bien, dit le valet qui, en tendantson gobelet, éclata de rire, en votrehonneur, je vous promets de biensoigner votre homme…

– Comment cela ? fit Cocardère enpâlissant.

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– C’est bien simple : toutes les foisqu’un condamné nous estrecommandé… vous comprenez ?

– Oui, oui, allez…

– Eh bien, nous nous arrangeonspour le faire souffrir un peu plus.

– Ah ! ah ! s’écria le truand dont lefront se mouillait de sueur. Etcomment faites-vous ?

– C’est une petite ruse de métier…Au moment où le condamné sebalance au bout de sa corde, voussavez que nous nous accrochons àses jambes… C’est une traction quibrise les os du cou… et alors…couic !

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Il reprit :

– Alors, vous comprenez, si au lieude tirer un bon coup bien sec, noustirons mollement, dame ! le pendumeurt en douceur, et ça durequelquefois plusieurs minutes…

– Horrible ! murmura Cocardère quipourtant ne faisait pas professiond’avoir les nerfs bien délicats.

– Que dites-vous ?

– Je dis que c’est tout à faitamusant…

– Dame, dans notre métier, voussavez, on se distrait comme on peut.

– Et vous dites que ce Lanthenay

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sera pendu demain matin ?

– A sept heures ; si le cœur vous endit, vous pourrez vous amuser unquart d’heure à regarder la chose.

– Nous n’y manquerons pas, diable !Et en quelle prison l’a-t-on mis, cescélérat ?

– Ah ! Voilà ce que j’ignore… Onnous amène notre homme demainmatin, voilà tout ce que je sais…

Et comme Cocardère se taisait,anéanti, l’aide du bourreau, mis enbelle humeur par l’hypocras,continua :

– D’ailleurs, vous ne serez pas les

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seuls à vous réjouir du coup d’œil.Le brigand a été recommandé d’unemanière toute spéciale à monmaître…

– Votre maître ?

– Oui… le bourreau juré. Il a reçu desordres particuliers, non seulement dugrand prévôt, mais encore dequelqu’un qui, paraît-il, est encoreplus puissant…

– Je ne vois que le roi qui soit pluspuissant que le grand prévôt.

– On voit bien, dit le valet dont lalangue s’épaississait, que vous n’êtespas comme nous au courant… et quevous ignorez ce qu’il faut redouter…

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le roi, c’est le roi… je ne dis pasnon… mais pour nous, le grandprévôt est plus que le roi… et il y aquelqu’un qui est plus que le grandprévôt…

– Voilà qui est incroyable !

– Si vous aviez vu comme moi et monmaître le puissant comte de Monclartrembler devant ce moine, vous nediriez pas cela !

– C’est donc un moine ?

– Oui… mais quant à vous dire sonnom, ajouta l’homme en regardantautour de lui avec inquiétude, n’ycomptez pas !… J’aimerais mieuxavoir à mes trousses tous les diables

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d’enfer que de m’attirer la haine dece révérend !

Et comme s’il eût été pris soudaind’une inexplicable terreur, le valet sehâta de vider son gobelet et,précipitamment, prit congé des deuxtruands. Quelques instants plus tard,Cocardère et Fanfare sortirent à leurtour.

– Qu’est-ce que tu dis de tout cela ?demanda le premier.

Fanfare hocha la tête :

– Je dis que notre pauvre Lanthenayest bien perdu…

– Ah ! si seulement nous avions huit

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jours devant nous !… Mais c’estdemain ! demain matin !

Et Cocardère hâtait le pas, comme siun espoir l’eût poussé il ne savaitoù !

En arrivant à la Cour des Miracles, ileut pourtant une minute de joie. Uneribaude lui apprit que Manfred,blessé au bras, était soigné chezMargentine la folle.

– Celui-là du moins est sauvé !

Ils coururent chez Margentine où ilstrouvèrent Manfred, comme nousl’avons raconté.

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Chapitre21

MAITRE LEDOUX

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Il y avait autour du Petit Châteletune foule de petites rues qui,croisées, enchevêtrées, formaientune sorte de toile à maillesserrées au milieu de laquelle lacélèbre prison était placée comme

une monstrueuse araignée.

L’une de ces ruelles s’appelait, nousne savons pourquoi, la ruelle auxchats.

C’était la plus triste, la plus sombre,la plus déserte.

Cette précipitation due à une sourdeterreur s’accentuait encore lorsqueles mêmes passants arrivaient devantune maison située vers le milieu de la

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ruelle.

Cette maison, où nos lecteurs sesouviendront peut-être d’avoiraccompagné le révérend père Ignacede Loyola, était protégée par unesolide porte toute ferrée sur laquelles’ouvrait un judas défendu lui-mêmepar une grille épaisse.

C’est là que demeurait le bourreau-juré de Paris, personnageconsidérable qui était en relationsdirectes avec le grand prévôt etcommandait à une véritable petitearmée de valets, aides et ouvriers.

Il s’appelait Ledoux, nom qu’ilportait avec modestie et qui lui

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convenait assez.

Les voisins, toutes les fois qu’ilsvoyaient s’ouvrir la porte de chênebardée de fer, disaient entre eux :

– Qui va mourir aujourd’hui ?

On ne lui connaissait ni domestique,ni servante, ni femme, ni maîtresse,ni famille quelconque. Il était danstoute l’acception du mot, et dans sondouble sens, « un solitaire ».

Dans la nuit qui précéda la matinéeoù Lanthenay fut, comme nousl’avons vu, entraîné vers le gibet duTrahoir par les gardes qu’escortaLoyola, dans cette nuit-là, aumoment où maître Ledoux

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s’apprêtait à se coucher, on heurta àla porte de chêne.

En entendant, le bourreau grognaquelques mots inintelligibles et paruthésiter s’il irait ouvrir. Tout demême, il se décida et alla tirer lejudas.

Il vit trois hommes.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

– Trois truands de la Cour desMiracles, répondit hardiment l’undes trois hommes.

La réponse, en effet, ne laissa pasque d’étonner le bourreau. Cettefranchise lui imposa un vague

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respect. Toutefois, il grommela :

– Vous êtes donc bien pressés defaire ma connaissance ! Allez, celaviendra bien assez tôt ! Que mevoulez-vous ?

– Vous dire quelque chose qui vousintéresse au plus haut point… dansl’espoir que vous récompensereznotre zèle de quelques écus.

– Hum ! Et quelle est cette chose ?

– Nous ne pouvons la dire qu’aprèsavoir discuté le paiement. Sachezseulement que vous êtes menacé deperdre votre fonction… Faute desavoir ce que nous avons appris parhasard, demain, Paris aura un autre

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bourreau.

Sans doute celui qui parlait ainsisavait l’effet que ces parolesproduiraient sur maître Ledoux. Lebourreau, en effet, qui n’était nicoureur, ni buveur, ni paillard, quiavait réellement toutes les vertus quiconstituent ce qu’on appelle unhonnête homme, le bourreau, disons-nous, avait un point faible : il s’étaitpris de passion pour ses fonctions. Ilcaressait de la main sa collection dehaches comme un avare peut caresserde l’or. Le jour où maître Ledoux neserait plus bourreau-juré, ilmourrait !… Lorsqu’il marchait dansle cortège d’un condamné, sa hache à

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l’épaule, et que, du coin de l’œil, ilsurveillait le frisson de terreur quiagitait la foule, il éprouvait au fondde lui-même une jubilation qui ne setraduisait par aucun signe extérieur,mais qui n’en était pas moinsintense.

Les paroles prononcées parl’inconnu firent pâlir maître Ledoux.

Que risquait-il, après tout ? Il n’yavait rien à voler chez lui. Et puis lafranchise, l’accent de sincérité decelui qui lui parlait l’avaientvivement impressionné.

– Entrez… dit-il.

Les trois hommes obéirent à

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l’invitation. Le bourreau referma saporte et leur jeta encore un coupd’œil soupçonneux.

– Je vous préviens, dit-il, qu’il n’y arien de bon à prendre chez moi, sinonquelque bon coup de dague au cas oùvous seriez venus en de mauvaisesintentions.

– Rassurez-vous, maître, réponditcelui des trois qui avait jusqu’iciparlé, nous n’avons aucune mauvaiseintention.

Le bourreau, alors, fit passer sesnocturnes visiteurs dans la grandesalle où brûlait une torche de résineen guise de flambeau.

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Ces trois truands, c’étaient Manfred,Cocardère et Fanfare.

Que venaient-ils faire chez lebourreau ?

Cocardère avait raconté à Manfredl’entretien qu’il avait eu avec le valetde maître Ledoux. Lorsqu’il futquestion du moine, dont cet hommen’avait pas voulu dire le nom,Manfred devina aussitôt qu’ils’agissait de Loyola.

Il comprit dès lors que rien nepouvait sauver son ami.

Mais telle était l’énergie de cecaractère qu’il n’en résolut pasmoins de tenter quelque chose.

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Quoi ? Il ne savait.

Le soir arriva.

Quelques heures, maintenant,séparaient Lanthenay du moment oùil serait conduit au supplice…

Ce fut alors que Manfred songea aubourreau.

Oui, si quelqu’un au monde pouvaitlui donner un renseignement positif,c’était le bourreau !…

Manfred ne perdit pas de temps àdiscuter cette pensée lorsqu’elle luivint. Il en fit part à Cocardère et àFanfare qui ne le quittaient pas.

Et ce fut ainsi que, vers le milieu de

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la nuit, tous les trois frappèrent à laporte de maître Ledoux.

A peine entré dans la grande salle,Manfred se tourna vers le bourreau.

– Maître, lui dit-il, je dois toutd’abord vous dire que j’ai menti pourvous obliger à nous ouvrir votreporte. Votre situation n’est pasmenacée ; ou, si elle l’est, je l’ignorecomplètement…

– Que voulez-vous, alors ? grogna-t-il.

– Si vous aviez un cœur, je vousdirais que je viens essayer de letoucher… mais j’aime mieux enappeler à votre intérêt… Je puis, en

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deux heures, rassembler un millierd’écus. Je vous les offre.

– Pourquoi ?

– Pour savoir en quelle prison setrouve l’homme que vous devezpendre demain matin… c’est-à-diretout à l’heure.

– Lanthenay ?

– Oui, Lanthenay.

Le bourreau demeura grave.

– Je n’ai pas besoin d’argent, dit-ilsourdement ; je ne dépense pas lequart de ce que je gagne.

Manfred pâlit.

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Il comprit que le bourreau étaitincorruptible.

– Ainsi, balbutia-t-il, vous neconsentiriez pas…

– Vous êtes un plaisant personnage,fit brusquement le bourreau. Vouscherchez à savoir où se trouve unhomme qu’on va pendre. C’est pourtenter de le sauver. Et c’est à moi quevous vous adressez pour cela !

Manfred regarda le bourreau avecdes yeux égarés.

Ledoux alla sans se hâter décrocherune de ses haches et dit :

– Quand vous seriez dix, je me

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chargerais de vous expédier tous. Etquand même vous seriez parvenu àme lier, quand vous me mettriez surle chevalet, je ne parlerais pas si jeveux me taire… Une seule fois je mesuis laissé tenter par le gain ! Uneseule fois je suis sorti de mondevoir !… Et j’en ai trop souffertpour que je recommence…

Et Manfred l’entendit quimurmurait :

– Oh ! mes nuits sans sommeil !…Oh !… le cauchemar de cette femmeque j’ai pendue… sans en avoir ledroit… puisqu’elle n’était pascondamnée !…

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Si bas que ces mots eussent étéprononcés, Manfred les entendit.

Un éclair illumina sa pensée etl’éblouit.

Dans une rapide vision, il revit lascène du gibet de Montfaucon, lalourde voiture qui marche devant lui,la femme qui se débat dans les brasdu bourreau en jetant des crisd’horreur…

– Maître, dit-il à brûle-pourpoint,depuis quand n’avez-vous pas été àMontfaucon ?

– Qui parle de Montfaucon ici !…

– Moi ! dit Manfred. Moi qui me suis

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trouvé à Montfaucon par une glacialesoirée du début de l’hiver… Tenez,maître, il était à peu près cette heure-ci…

Le bourreau poussa un sourdgrognement qui, chez lui, devait êtresans doute une sorte de plainte. Ilregarda Manfred d’un air effaré…

– La nuit était bien noire, repritManfred, mais j’ai de bons yeux…Une voiture arriva, montantpéniblement la côte… elle s’arrêtaenfin au pied du gibet… Un hommesortit de la voiture, traînant après luiune femme…

– Elle ! gronda le bourreau.

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– En même temps, continua Manfred,le postillon de la voiture sauta àterre et reçut la femme dans sesbras… Alors, maître, savez-vous cequ’il fit, ce postillon :

– Non, je ne le sais pas ! Je ne veuxpas le savoir !…

– Il saisit la femme… une femmejeune, belle, digne de pitié… il lasaisit rudement et l’entraîna…

– Taisez-vous !… Taisez-vous !…

– Il l’entraîna !… vous dis-je.L’infortunée suppliait, gémissait !…Mais l’infernal postillon était sansdoute sans pitié, puisqu’il la portajusqu’au gibet et qu’il lui passa la

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corde au cou !…

– Grâce ! bégaya le bourreau.

– Un instant plus tard, le corps de lamalheureuse se balançait dans levide !… Alors l’homme remonta dansla voiture, le postillon sur son siège,et la voiture s’éloigna dans ladirection du village de Montmartre…Or, savez-vous qui était cet homme ?…

– Non ! je ne le sais pas ! hurlamaître Ledoux.

– C’était Ferron, honnête bourgeois.Et la femme, c’était sa femme !… Etle postillon, savez-vous qui c’était ?…

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– Non ! Non !… Je ne veux pasentendre !

– C’était vous, maître Ledoux !C’était vous, bourreau-juré, quicommettiez un crime abominable, unmonstrueux assassinat !…

Maître Ledoux tomba sur ses genoux.

– Grâce ! râla-t-il… Si vous saviezcomme j’ai souffert depuis cetteaffreuse nuit !… Oui… C’est vrai !Pour la première fois, je me laissaitenter… Stupide que j’étais !…Comme si j’étais capable de dépenserde l’or, moi !… Le présent que jereçus… présent royal !… Je ne susqu’en faire !… C’était une boîte en

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argent ciselé… je la brisai à coups dehache… C’était aussi un collier deperles qui eût fait ma fortune… J’aidonné toutes les perles… Depuis, jene dors plus. Dès que je ferme lesyeux, je vois cette femme qui sebalance au bout d’une corde,j’entends ses cris… Et pourtant, quede femmes, que d’hommes j’aipendus dans ma vie sans en éprouverde remords !…

Alors Manfred se pencha vers lui :

– Et si je te rendais le sommeil ? Si jete rendais la paix de la conscience,que ferais-tu pour moi ?…

– Que voulez-vous dire ? balbutia le

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bourreau.

– Réponds d’abord : où estLanthenay ?

– A l’hôtel de la grande prévôté ! ditmaître Ledoux, inconscient à force deterreur.

– Maintenant, réponds encore : veux-tu m’aider à le sauver ?

Le bourreau se releva et secoua latête avec angoisse :

– Si c’est à ce prix-là que vous devezme rendre mon bon sommeil de jadis,tout est inutile !

– Pourquoi ?…

– Parce que je ne puis rien ! Si je

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refuse de pendre Lanthenay, un aides’en chargera à ma place…

– Oh ! rugit Manfred, n’existe-t-ildonc aucun moyen au monde !…

– Ecoutez, fit le bourreau… Vous mepromettez de…

– Oui, te dis-je ? D’un seul mot, jepuis t’enlever tes remords…

– Oh ! si cela était possible !…

– Cela sera, je le jure !…

– Eh bien ! je ferai l’impossible pourvous donner le temps d’agir…Comment je m’y prendrai ? Je n’ensais rien ! Mais je vous jure quel’exécution sera retardée jusqu’à 10

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heures. C’est tout ce que je puisfaire… et nul au monde n’en pourraitfaire autant !

– Et tu te charges de dire àLanthenay que je suis là, que jetravaille à sa délivrance ?

– Je m’en charge ! dit résolument lebourreau. Et après un instant desilence, il ajouta avec une terribleanxiété :

– A votre tour, maintenant !

– Bourreau, dit Manfred, tu as uncœur puisque tu souffres, puisque tupleures, puisque tu te repens ! Biendes hommes qui marchent dans lavie, honorés, respectés, n’en

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pourraient dire autant… Sois doncrassuré sur le sort de la malheureuseque tu pendis au gibet deMontfaucon… elle est vivante.

Rien ne saurait donner une idée dubouleversement qui se fit au visagede maître Ledoux.

– Vivante ! murmura-t-il, tandisqu’une buée humide voilait sonregard sanglant.

– Oui, dit simplement Manfred, jesuis arrivé à temps pour la sauver…

– Vous !…

– Moi.

– Vous l’avez sauvée…

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– J’ai tranché la corde et ranimé lapauvre femme…

– Et vous êtes sûr qu’elle vit ?

– Très sûr ; je l’ai vue il y a quelquesjours.

Le bourreau poussa un profondsoupir, et tout ce que cette âmeobscure pouvait contenir de joie etde reconnaissance remonta jusqu’àson visage et se traduisit par unesorte d’admiration farouche.

Au surplus, il ne manifesta paraucune parole les sentiments quil’agitaient.

Mais il regardait Manfred avec une

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douceur qui contrastait violemmentavec la bestialité de son visage.

Manfred ne voyait plus le bourreau.

Les bras croisés, la tête penchée, ilméditait.

Toutefois, avant de se retirer, ilessaya une dernière fois d’ébranler lebourreau.

– Ainsi, lui dit-il, en échange de ceque je vous apporte, vous ne pouvezque retarder l’heure de l’exécution ?

– Je ne puis que cela ! dit lebourreau. Et pourtant…

– Pourtant quoi ?

– Je donnerais dix ans de ma vie

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pour vous éviter un chagrin.

– Ce n’est pas votre vie que je veux…c’est celle de mon malheureux frèrequ’il faut sauver !

– C’est votre frère ?

– Oui, mon frère !

Maître Ledoux fit quelques pas dansla vaste et sombre salle. Un travailénorme se faisait dans sa tête.

– Ecoutez, dit-il brusquement ens’arrêtant devant Manfred… au lieude reculer l’exécution jusqu’à 10heures, je puis la reculer jusqu’ausoir… cela vous donne toute lajournée… Et puis… cela me

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permettra peut-être… J’ai déjà vu lecas une fois…

– Que voulez-vous dire ? demandaManfred palpitant.

– Voyons… L’exécution n’aura lieuqu’à la nuit tombante ; cela, je m’encharge, et cela vous donne unechance de plus pour agir dansl’obscurité… Mais si vous neréussissez pas… si… votre frère estpendu…

– Eh bien ? haleta Manfred.

– Eh bien ! ne vous éloignez pas dugibet… Attendez que les gardessoient partis… et alors… oui, alorsdépendez-le !… Je tenterai ce

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miracle… mais souvenez-vous que jene réponds de rien ! Souvenez-vousqu’à ce moment là toutes les chancessont pour que vous emportiez uncadavre !

Quelle redoutable épreuve voulaitdonc tenter maître Ledoux ?

Manfred fit un violent effort sur lui-même, parvint à se ressaisir, fit signeà ses compagnons de le suivre, etayant jeté à maître Ledoux un regardde suprême recommandation, se hâtade s’éloigner de la maison maudite.

Demeuré seul, maître Ledouxreferma soigneusement sa porte etrevint s’asseoir près de l’âtre.

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Les coudes sur les genoux et lamâchoire dans les deux mains, lebourreau regardait fixement laflamme. Il était grave et sévèrecomme à son habitude. Il semblaitqu’il n’y eût rien de changé en lui.Seulement, ses yeux, ordinairementternes ou sanglants, brillaient de cetéclat spécial et velouté que leslarmes donnent au regard.

De temps à autre, il grognait desphrases obscures.

– C’est rudement bon, tout demême… pouvoir regarder dans lescoins noirs sans crainte de voir s’ydresser le spectre de la femme…pouvoir écouter le vent qui siffle

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dans cet âtre sans entendre leshurlements de la morte… pouvoirregarder et écouter dans moi-même.

Puis, après un long silence, ilajoutait, suivant sans doute à la pistesa pensée :

– Oui, certes… entre l’occiput et lemaxillaire… Non, ce serait un vraimiracle…

Et encore ceci qu’il grommelalongtemps après :

– Pourtant, je ne veux pas que cejeune homme pleure !

Le bourreau se leva brusquement etse mit à se promener lentement, les

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mains au dos.

Il murmurait :

– Toute la question est de savoir si lecorps peut demeurer suspendu enprenant comme point d’appui l’osoccipital et l’os auxiliaire, sansbriser les vertèbres… Il faut voir…

Il se dirigea vers la porte, et passadans une pièce voisine en s’éclairantde la torche.

Dans un coin de cette pièce, un objetoblong était dressé debout contre lemur et enveloppé de serge.

Le bourreau lentement, avecméthode, fit tomber la serge, et

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l’objet apparut.

C’était un squelette complet.

Il était admirablement agencé,articulé, et il n’y manquait pas leplus petit os ; maître Ledoux avaitpassé de longs mois à exécuter cetravail qui eût fait honte aux travauxde ce genre qu’on exécute pour lesmusées d’anatomie. Cela avait étéune grande distraction pour cethomme. Et une distraction nonmoins puissante avait été, pour lui,d’étudier à fond ce squelette.

Il essuya soigneusement un peu depoussière tombée sur le crâne et lesomoplates.

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Puis son doigt se posa sur lesvertèbres du cou.

– Voilà ce qu’il ne faut pas briser !grogna-t-il.

Il se perdit en une longue méditation,puis murmura :

– Pourtant, cela s’est vu ! La choseest arrivée à Gaspard le Flamand. Jem’en souviendrai toute la vie. C’étaiten l’an quinze cent douze, au moisd’avril, à Montfaucon même. Qu’est-ce qu’il avait fait, ce bon Gaspard ?Je ne sais plus, au fait ! Toujours est-il que par un joli matin d’avril, je lependis bel et bien par le col. Or,qu’arriva-t-il ?… Il arriva que plus de

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huit minutes après la pendaison,comme je m’apprêtais à m’en aller,l’esprit en repos, un de mes valets – àtelles enseignes que ce fut NicolasBigot – donc, Nicolas Bigot me saisittout à coup par le bras et s’écria,blême d’épouvante, et les dentsentre-choquées : « Maître, regardezdonc Gaspard le Flamand ! » Jeregardai le pendu, et vis qu’il avaitles yeux grands ouverts, non pas pardilatation d’agonie, maistranquillement et pleins de vie… etces yeux-là me regardaient d’un airnarquois… Quand il vit que je lefixais, le drôle s’empressa de lesfermer… Je m’approchai et lui dit :

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« Ohé ! Tu n’es donc pastrépassé ? », question à laquelle il nerépondit rien, d’ailleurs… Je montaià l’échelle, et m’aperçus alors que lenœud n’avait pas glissé jusqu’aucou, et que le bon Gaspard demeuraitsuspendu dans le vide sans autregêne que de ne pouvoir ouvrir labouche, puisque la corde lemaintenait par-dessous lemaxillaire… La chose me surprittellement que je pris sur moi dedépendre le pauvre diable et de luidonner la clef des champs…

Le bourreau ajouta alors :

– Ce qui est arrivé à Gaspard leFlamand par hasard ne peut-il

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arriver à un autre par ma volonté ?

Alors il se livra à un singulier travail.

Au-dessus du squelette, il planta ungros clou ; au clou, il accrocha unecorde et fit le nœud coulant.

Il passa le nœud autour des os ducou.

Alors il plaça la corde du nœud en laserrant de façon qu’elle s’appuyâtd’une part sur le menton et de l’autresur l’os occipital. Puis il tira.

Le squelette se trouva pendu.

– Bon ! fit maître Ledoux ; voilà monhomme en posture ! Que dois-je faireà ce moment ! Je dois me suspendre à

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ses jambes et tirer dessus d’un fortcoup bien sec… Que s’ensuit-il ?…Que les vertèbres du col sont briséeset que la mort survient aussitôt…Oui, mais si je ne donne pas lasecousse ?…, Si je fais semblant de ladonner ?… Les vertèbres demeurentintactes, et mon homme peutdemeurer dans cette position assezlongtemps… si toutefois il n’étouffepas !… Recommençons !

A plus de dix reprises, maître Ledouxs’exerça à ce macabre et fantastiqueexercice.

Il dépendait le squelette, lui ôtait lacorde.

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Puis il replaçait le nœud et tirait surla corde.

Il recommença ainsi jusqu’à ce quedu premier coup, et sans hésiter, ilfût arrivé à placer le nœud coulant àl’endroit précis qu’il s’était indiqué.

Alors maître Ledoux eut un largericanement.

Il enveloppa son squelette avecbeaucoup de soin et il songea àprendre quelque repos.

Mais au moment où il se dirigeaitvers son lit, on frappa violemment àsa porte. Il alla ouvrir. C’était un deses valets.

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– Maître, il est temps ! dit cethomme.

– Quelle heure est-il donc ?…

– Six heures maître.

La nuit avait passé avec une rapiditédont maître Ledoux n’avait pas euconscience.

– C’est bon, dit-il, j’y vais !…

q

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Chapitre22

LA RUE SAINT-ANTOINE

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Nous avons vu lerévérend Loyolas’élancer au moment oùéclatait la folie du comtede Monclar, s’élancer,disons-nous, hors de

l’hôtel de la grande prévôté pourrattraper les gardes qui emmenaientLanthenay et assister au supplice dumalheureux jeune homme.

Les mains étroitement liées,solidement maintenu par deuxgeôliers, entouré d’une vingtaine degardes, Lanthenay marchait sansrésistance.

L’infortuné ne comprenait rien à cequi arrivait.

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Son père l’avait reconnu !…

Son père avait témoigné, à leretrouver, une joie, une émotionpuissantes…

Et son père le laissait emmener augibet !…

Que se passait-il donc dans l’espritdu grand prévôt ?… Est-ce que soncœur s’était donc racorni à ce pointdans l’exercice de ses fonctions, qu’ilsacrifiât ainsi son fils !…

Certes, il avait haï le grand prévôtquand il ignorait qu’il était le fils ducomte de Monclar…

Mais n’avait-il pas senti cette haine

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se fondre comme neige au soleil aumoment où il avait été sûr d’avoirretrouvé son père ?

Et maintenant !…

Ce père ! Allait-il donc mourir en luijetant une malédiction suprême ?

Comme il réfléchissait à ces choses,presque inconscient de sa marche augibet, une voix près de lui raillant,comme cette même voix avait raillétout à coup à l’oreille de Doletmarchant au bûcher :

– Etes-vous prêt à mourir ?

Lanthenay reconnut Loyola.

– J’espère, reprit Loyola, que vous

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employez les cinq ou six minutes quivous restent à vivre à vousréconcilier avec Dieu…

– Je vous engage, dit rudementLanthenay, à me laisser mourirtranquille.

– Quoi ! pas un mot de repentir !…Ou tout au moins ne voulez-vousrien faire dire à personne ? Il y apourtant des êtres que vous aimez…qui vous aiment…

Mais déjà Loyola se hâtait decontinuer :

– Je suis sûr qu’il serait consolantpour votre pauvre père de recevoirvos adieux, que je me charge bien

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volontiers de lui transmettre…

– Mon père ! murmura Lanthenaydevenu livide.

– Oui ! Votre père qui vous aime… ilme l’a dit !… Votre père qui éprouveune bien vive douleur à vous sacrifierà son devoir…

– Ainsi, gronda Lanthenay, je meurspar la volonté du grand prévôt ?…

– Non par sa volonté, grand Dieu !…mais par son consentement…simplement par son consentement !Ah ! c’est un magnifique exempled’abnégation que donne là le comtede Monclar, votre père.

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Lanthenay se taisait. Il étouffait dedouleur.

– Eh bien, dites-lui donc… dites-lui àce père si intrépide qui livre son filsau bourreau… dites-lui qu’à tousmes crimes j’en ajoute un dernier…celui de le haïr comme on hait lebourreau même, celui de le méprisercomme on méprise les valets dubourreau ! Dites-lui cela, à ce dignepère, et espérons que cela luidonnera quelques nuits de bonsommeil…

– Votre volonté m’est sacrée, ditLoyola, car c’est la volonté d’unmourant. Mais Dieu m’est témoinque j’eusse voulu rapporter d’autres

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paroles à mon malheureux ami…

– C’est bien, dit Lanthenay d’un airsombre ; écartez-vous, maintenant.Ne demeurez pas à côté… ou je vousjure que dans l’impuissance où jesuis de vous étrangler comme vous leméritez, je vous cracherai à la facedevant tout ce peuple…

Loyola se recula de deux pas endisant à haute voix :

– Mon Dieu, pardonnez à cetinfortuné, car il ne sait ce qu’il dit !

Et, dans la foule, on admira lamagnanimité du moine.

Lanthenay, dès lors, marcha la tête

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basse, absorbé en sa suprêmeméditation.

Tout à coup, il sentit qu’ons’arrêtait.

Il leva les yeux, regarda autour delui, et vit le gibet.

Lanthenay sourit dédaigneusement.Devant la mort imminente, ilreprenait toute sa liberté d’esprit.L’ombre de son père qui venait del’obséder se dissipa.

Il s’avança vers le gibet et dit aubourreau :

– Tâche de faire vite et bien ! On ditque tu es fort habile ; je vais voir si

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ta réputation est juste.

A la surprise de tous les assistants,le bourreau répondit. Jamais maîtreLedoux ne parlait au momentredoutable.

– Soyez tranquille, fit-il avec unesorte de joyeuse humeur ; je vaisfaire pour vous mieux que je n’aijamais fait pour personne.

– Va donc, et fais vite !

A ce moment, les chants de deux outrois religieux qu’on avait prévenuset qui se trouvaient au pied du gibets’élevèrent.

Maître Ledoux s’approcha et

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arrangea vivement le col dupourpoint de Lanthenay. Pourprocéder à cette opération, il s’étaitplacé derrière Lanthenay.

Et Lanthenay fut secoué commed’une secousse électrique lorsqu’ilentendit une voix – la voix dubourreau ! – murmurer à son oreille :

– Ne vous étonnez de rien, et ouvrezl’œil ! Votre frère veille !…

En même temps, le bourreau sereculait, et s’adressant à sonprincipal valet :

– Eh bien ! cria-t-il, qu’attends-tu,mauvais capon, pour éprouver lasolidité de cette corde !…

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Le valet, surpris – car cette formalitén’était pas dans les habitudes – n’enobéit pas moins avec promptitude.

Il se suspendit à la corde et tiradessus d’un coup sec et violent.

On entendit un craquement. Lepoteau s’abattit !…

Le bourreau poussa une horribleimprécation.

Les chants des moines cessèrent…

Le cœur de Lanthenay palpitait à sebriser.

– Tous ces poteaux des gibets deParis sont pourris ! sacra lebourreau.

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Loyola s’était approché et sepenchait sur le poteau, examinant lacassure.

Il se releva en disant :

– Ce poteau n’était pas pourri… cepoteau a été scié…

– Est-ce possible ! s’écria lebourreau en s’approchant.

Mais déjà Loyola, s’adressant à lafoule et paraissant y chercher desennemis inconnus, s’écriait :

– Mais le condamné n’en sera pasmoins supplicié. Toute force estvaine contre l’autorité de l’Eglise etl’autorité du roi !

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Alors il se tourna vers maîtreLedoux :

– Bourreau, conduisez le condamnéau plus proche gibet.

– Impossible ! mon révérend.

– Impossible ! fit Loyola. Pourquoidonc ?

– Parce que j’ai reçu l’ordre dependre le prisonnier à la Croix duTrahoir, et non ailleurs. Au surplus,mon révérend, l’accident sera viteréparé…

– Soit ! Combien de temps faut-il ?

– Oh ! la journée à peine. Dès ce soir,je pourrai reprendre l’entretien avec

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ce brave homme qui a l’air sicontrarié du retard.

– Bourreau, reprit Loyola, êtes-vousprêt à m’obéir ? Regardez ceci…

Le moine montra à maître Ledoux unparchemin au sceau du grand prévôt.

– C’est bien, mon révérend, ditLedoux, je suis prêt à vous obéir.Commandez.

– Vous ne pouvez pendre leprisonnier qu’ici même ?

– Oui, mon révérend. Parce que telest l’ordre de mon chef direct.

– Soit ! vous allez rentrer chez vouset y attendre mes ordres. La

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personne qui viendra vous montrerale papier que vous venez de voir.Obéirez-vous ?

– J’y suis bien forcé, mon révérend,puisque monseigneur le grand prévôtl’ordonne.

– Bien. Dans une heure, vous aurezde mes nouvelles. Tâchez alors d’êtreprompt. Ou, pour mieux faire encore,attendez ici.

– J’attendrai, mon révérend, dit lebourreau étonné.

– Gardes, dit Loyola, surveillezattentivement le prisonnier pendantmon absence, et feu sur quiconquevoudrait s’en approcher !

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– Soyez tranquille, mon révérendpère ! dit le sergent.

Loyola s’élança alors dans ladirection de l’hôtel de la grandeprévôté. Son plan était bien simple.

Il ferait signer à Monclar l’ordre dependre Lanthenay à tout autre gibetque la Croix du Trahoir. Dans l’étatoù il se trouvait, le grand prévôtsignerait tout ce qu’on voudrait.Alors Loyola ferait porter ou, mieux,porterait l’ordre lui-même, etLanthenay serait pendu.

Ce n’était qu’un retard d’une heureau plus.

Ainsi raisonnait Ignace de Loyola en

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se dirigeant en toute hâte vers l’hôteldu grand prévôt.

Au moment où il passait devant unemaison basse dont la porte étaitouverte, il se sentit brusquementsaisi par des bras vigoureux. Ilvoulut pousser un cri.

Mais il n’en eut pas le temps.

Un bâillon venait de lui êtresolidement appliqué sur la bouche.En même temps, le moine futentraîné vers la porte ouverte etdisparut avec ses agresseurs dansl’intérieur de la maison, tandis que laporte se refermait.

Deux ou trois voisins s’aperçurent

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bien de cet enlèvement sibrutalement exécuté.

Mais, à cette époque, c’était là choseassez commune.

A peine le moine avait-il été entraînédans la maison que la porte s’étaitaussitôt refermée, Loyola se trouvaalors plongé dans une obscuritérelative ; il se sentit poussé vers unescalier qui devait descendre dansdes caves ; l’obscurité se faisait deplus en plus opaque ; au bas del’escalier, Loyola fut violemmentpoussé dans un caveau dont la porteun instant ouverte se referma. Uninstant plus tard, une lumière éclairasoudain ce caveau : quelqu’un venait

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d’entrer avec une torche.

Loyola se vit alors en présence dequatre hommes.

L’un deux lui enleva son bâillon enlui disant :

– Inutile de crier, monsieur, on nevous entendrait pas… D’ailleurs,nous ne voulons pas vous faire dumal.

– Que me voulez-vous ? demanda lemoine d’une voix calme.

Trois de ces hommes étaientManfred, Cocardère et Fanfare.

En quittant la maison du bourreau,dans la nuit, ils étaient revenus à la

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Cour des Miracles.

A la Cour des Miracles, les troishommes passèrent le reste de la nuità essayer de recruter des aides pourun coup de main. Mais la Cour desMiracles était en deuil.

Plus de trois cents hommes avaientété tués ou blessés place Maubertautour du bûcher de Dolet.

Lorsque le jour se leva, c’est à peinesi une douzaine de truands avaientpromis leur concours, et encore simollement, avec tant de réticences,qu’à six heures du matin, Manfred,désespéré, partit accompagnéseulement de Fanfare et de

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Cocardère.

– Connaissons-nous quelqu’un desûr dans la rue Saint-Antoine oudans la rue Saint-Denis ? demanda-t-il.

– Il y a Didier le bourrelier, dans larue Saint-Antoine, dit Fanfare.

– Allons chez Didier…

Ce bourrelier, qui était aussimarchand de hardes diverses,habitait dans la rue Saint-Antoineune petite maison dont il était lepropriétaire.

Il avait des accointances aveccertains truands et mettait ses caves

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à leur disposition, moyennant unehonnête rétribution, lorsqu’ilsavaient des marchandises à cacher…

Manfred et ses deux compagnons, enarrivant chez Didier, le mirent aucourant de la situation.

– La maison est à vous, répondit lebourrelier.

Le plan de Manfred était de se jetertout à coup sur les gardes deLanthenay. Pendant qu’il batailleraitavec Cocardère et Fanfare, Didierentraînerait Lanthenay dans samaison où ils se réfugieraient tous.

Quant à la fuite, elle devenait dèslors aisée.

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Derrière la maison du bourrelier, il yavait un jardin dont il ne s’agiraitque d’enjamber le mur pour allergagner une autre maison.

Ce genre d’attaque avait déjà réussià Manfred, qui avait ainsi arrachédeux ou trois truands à la potence.

Généralement, un homme conduit àla potence était escorté par sept ouhuit sbires et les choses se passaienten douceur.

Ce plan ne put être exécuté.

Embusqués dans la boutique dubourrelier, Manfred, Cocardère etFanfare attendaient le passage deLanthenay.

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Le supplice était pour sept heures.

Mais sans doute un événementimprévu avait retardé l’heure, carhuit heures sonnaient à la chapelleSaint-Paul lorsque Cocardères’écria :

– Les voilà !

C’était en effet l’escorte deLanthenay.

Manfred étouffa un juron et devinttrès pâle.

Il y avait plus de trente gardesautour de Lanthenay.

Il n’y avait pas moyen, à trois,d’attaquer une force pareille, en plein

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jour, en présence de toute unepopulation hostile au condamné.

Les trois compagnons sortirent dechez le bourrelier et se mirent àmarcher machinalement parmi lesgens du peuple qui suivaientl’escorte.

Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent à laCroix du Trahoir.

Il y eut pour eux un momentd’anxiété terrible.

Mais lorsqu’ils virent s’abattre lepoteau de la potence, ils comprirentque le bourreau tenait sa parole etreprirent courage. Ils avaient encoretoute une journée pour agir !

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Manfred assista sans l’entendre à laconversation qui eut lieu entreLoyola et le bourreau. Mais il vit lemoine exhiber un papier et lebourreau courber respectueusementla tête.

Enfin, il vit Loyola s’élancer.

Il fit signe à Cocardère et à Fanfarede le suivre.

Devant la maison de Didier lebourrelier, ils se jetèrent sur lui etl’entraînèrent.

Loyola examinait d’un air sombre lestrois hommes qu’il avait devant lui.

Il espérait qu’il était tombé entre les

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mains de francs-bourgeois audacieuxqui en voulaient à sa bourse.

Et il reprit :

– Est-ce de l’argent qu’il vous faut ?… En ce cas, dites vite la somme.

– Et comment l’aurions-nous ?demanda Manfred.

Loyola sourit. C’étaient décidémentde simples voleurs.

– Faites-moi apporter de quoi écrire ;dans un instant je vais vous signerun bon sur la caisse du couvent desAugustins. Quelle somme ?

Manfred fit un signe à Didier, qui seprécipita hors du caveau.

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– Vous allez savoir ! dit-il à Loyola.

Au bout de quelques minutes, lebourrelier revint ; il traînait derrièrelui une petite table ; sur la table, ilplaça une écritoire, une plume et unefeuille de parchemin.

– Ecrivez, monsieur ! dit Manfred.

– Je suis prêt ! répondit Loyola,quelle que soit la somme ; maisj’espère que vous n’abuserez pas…

– Non, vous allez voir que cela nevous coûtera pas trop cher.

Et Manfred dicta :

– Ordre à maître Ledoux, bourreau-juré de Paris…

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– Que dites-vous ? s’écria le moineen posant la plume.

– Monsieur, dit froidement Manfred,pas d’inutile comédie entre nous ;vous en voulez mortellement àLanthenay parce qu’il vous a blessé,parce qu’il a essayé de sauver lemalheureux Dolet, votre victime,enfin, parce que ses instinctsd’indépendance vous déplaisent, àvous l’homme de l’autorité violenteet absolue !

– Vous vous trompez, mon fils… jene suis pas l’homme de l’autoritéviolente, comme vous dites…

– Allons donc ! Regardez-moi,

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monsieur… vous ne me reconnaissezpas ?

– Je ne vous connais pas ! dit Loyolaen regardant attentivement Manfred.

– Souvenez-vous de ce déjeuner quevous fîtes chez maître Rabelais, àMeudon, en compagnie de messireCalvin et d’un autre…

– Ah ! ah ! l’autre, c’était vous, jeunehomme ! Je vous remets à présent.

– J’en suis très honoré, monsieur.Vous comprenez maintenant que jevous connais ! Je sais de quelleshaines implacables vous nourrissezvotre esprit ! C’est vous qui avezfomenté l’attaque contre la Cour des

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Miracles, c’est vous qui avez voulu lamort de Dolet ; c’est vous qui voulezla mort de Lanthenay…

– Soit ! Et après ?

– Après ? Vous allez écrire ce que jevais vous dicter.

– Et si je n’écris pas ?

– En ce cas, dans deux minutes vousserez mort. Vie pour vie, monsieur !

Loyola courba la tête et demeurapensif.

– Vous êtes bien jeune, dit-il enfin, etvous vous heurtez à plus fort quevous, je vous en préviens.

– Lanthenay est mon frère. Je suis

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décidé à tout pour le sauver.

– Même à un crime abominableperpétré sur un homme d’Eglise ?

– Oui, monsieur, dit Manfred trèscalme. Dépêchez-vous ; il ne vousreste qu’une minute. Ecrivez…ajouta-t-il en se montant, écrivez, ousangdieu je vous égorge commej’égorgerais une bête malfaisante !…

Loyola prit la plume.

– Dictez ! fit-il d’un ton bref oùManfred démêla une sorte d’ironie.Dictez… mais c’est bien convenu,n’est-ce pas ? Vie pour vie, avez-vousdit ?

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– Je le jure ! dit Manfred.

– C’est bien, je suis prêt.

Manfred, ivre de joie, dicta :

– « Ordre à Ledoux, bourreau-juré deParis, de surseoir au supplice ducondamné Lanthenay qui est gracié…Ordre au bourreau de remettre lecondamné sain et sauf ès mains deses gardes. »

Loyola signa.

– Ce n’est pas tout, dit alorsManfred. Ecrivez, monsieur… non,pas sur le même parchemin… surcelui-ci…

La mine du moine se fit plus

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sérieuse.

Manfred dicta :

– « Ordre au sergent, chef des gardesde la prévôté chargés d’escorter lecondamné Lanthenay, de le mettre enliberté séance tenante… »

– Mais je ne suis pas qualifié poursigner un ordre pareil ! s’écriaLoyola.

– Ecrivez toujours… et pasd’hésitation, monsieur !

Loyola jeta un coup d’œil surManfred. Il le vit tourmenternerveusement le manche de sonpoignard.

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Il eut un frémissement de fureur,écrivit et signa. Manfred relutsoigneusement les deux parcheminset les mit dans son pourpoint.

– Je suis libre, n’est-ce pas ?demanda le moine.

– Tout à l’heure, monsieur ! Veuillezme remettre le papier que vous avezsur vous !

– Quel papier ! demanda Loyola enblêmissant.

– Pas de comédie, monsieur ! Je parledu papier que vous avez montré aubourreau et devant lequel il s’estincliné avec tant de respect.

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– Ce papier est insignifiant pourvous, balbutia le moine.

– Raison de plus pour me leremettre… Allons, décidez-vous !… àmoins que vous ne préfériez que je leprenne moi-même sur votrecadavre…

Le moine vit que toute résistanceétait inutile. Et comme il n’était pashomme à s’emporter en vainesrécriminations, il sortit le parcheminet le tendit à Manfred en disant :

– Voilà ce que vous voulez, mon fils.Souvenez-vous que je me suisexécuté de bonne grâce… et quepeut-être je ne suis pas l’ennemi de

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Lanthenay autant que vous paraissezle croire.

Mais Manfred n’écoutait plus.

Il avait déplié le parchemin et jeté uncri de joie.

C’était l’ordre, signé et scellé par legrand prévôt, qui enjoignait à tousgardes de la prévôté, agents du guetet de la force, d’obéir au révérend,porteur du parchemin !

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Chapitre23

VOYAGE DELOYOLA

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Manfred glissa quelques mots àl’oreille de Cocardère et se précipitaau dehors. Dans la rue, il se mit àcourir comme un fou dans ladirection de la Croix du Trahoir.

Comme il courait ainsi éperdument,il heurta un homme que des gaminssuivaient à quelques pas.

L’homme roula à terre en criant :

– Vous avez beau faire ! Je le

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retrouverai maintenant !

Il ramassa une lanterne éteinte qu’ilavait laissé tomber au choc et se mità inspecter les maisons, en faisant legeste de les éclairer.

Manfred, à la voix de l’homme,s’était arrêté court.

Il se retourna et reconnut le grandprévôt.

Que faisait-il là avec sa lanterne ?

Pourquoi ces gamins le suivaient-ilscurieusement ?

Manfred, stupéfait, se posa uninstant ces questions, puis, remettantà plus tard l’éclaircissement de ce

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mystère, reprit sa course furieusevers le gibet de la Croix du Trahoir.

Il y arriva pantelant, à demisuffoqué, en agitant son papier et encriant :

– Grâce ! Il y a grâce pour lecondamné !

Le bourreau avait saisi le papier quelui tendait Manfred.

– Il y a grâce en bonne et due forme !dit-il à haute voix.

Cette exclamation eût suffi pourlever les doutes du chef des gardes sice sergent eût eu des doutes.

Il examina en connaisseur les deux

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parchemins appuyés par l’ordresigné du grand prévôt.

– C’est bien, dit-il enfin. Qu’on déliele condamné. Il est libre !

– Noël ! Noël ! hurla la foule.

– Explique-moi… dit Lanthenay.

– Viens ! viens ! murmura Manfred…Tout à l’heure, tu sauras…

Et il entraîna son ami, tandis que lesgardes reprenaient le chemin de laprévôté, et le bourreau celui de laruelle aux chats.

Loyola, en voyant partir Manfred,avait refoulé une imprécation qui luimontait aux lèvres.

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Les bras croisés sous son manteau,les poings serrés, le sourcil froncé,Loyola échafaudait déjà le pland’une terrible vengeance.

Trois longues heures s’écoulèrentainsi.

Ni Cocardère, ni Fanfare n’étaientsortis du caveau. Ils ne perdaient pasle moine de vue.

Un instant, Loyola avait calculé s’ilpourrait venir à bout de ces deuxhommes. Selon son habitude, toutesles fois qu’il sortait, il était couvertd’une cotte de mailles et portait soussa robe un poignard.

Mais ses deux gardiens improvisés

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tenaient chacun à la main une fortedague et avaient l’air trèsdéterminés.

De plus, Cocardère lui avait dit :

– Je vous préviens, mon révérend,que j’ai ordre de vous tuerproprement au premier geste suspectque vous feriez. Ainsi, tenez-vous enpaix si vous désirez vous conserverau service de Dieu et au bonheur deshommes.

Cocardère avait appuyé ceremarquable discours d’un geste desa dague qui n’avait pu laisser aucundoute au moine sur l’issue d’uncombat.

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Il avait donc pris le parti de se tenirimmobile et silencieux, supposantque Manfred ne tarderait pas àrevenir.

L’attente, comme nous l’avons dit,dura trois heures.

Au bout de ce temps, le moineentendit des pas qui descendaientl’escalier.

Bientôt Manfred et Lanthenayapparurent.

Manfred était radieux, et Loyolaaugura bien de cette joie manifestedu jeune homme. Mais Lanthenayétait sombre, – plus sombre peut-être qu’au moment où il allait au

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gibet.

Cocardère et Fanfare avaientchaleureusement pressé la main decelui qu’ils avaient si heureusementcontribué à sauver.

– Messieurs, dit Loyola en prenantles devants, j’espère que je suis libremaintenant ?

– Nous allons voir ! dit Manfred.

– Oseriez-vous fausser la parole quevous m’avez donnée ? Contre la viede Lanthenay, vous m’avez juré derespecter la mienne…

Manfred regarda Lanthenay.

– Monsieur, dit alors celui-ci, d’une

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voix qu’il s’efforçait de rendre calme,c’est au serment de mon ami… monfrère… que vous devez de vivre. SiManfred n’avait pas juré de respectervotre vie, comme vous dites, je voustuerais à l’instant…

– Prenez garde que je porte une robesacrée ! interrompit Loyolaqu’épouvanta un geste de Lanthenay.

– Je vous tuerais, reprit celui-ci,comme un chien enragé, sans lemoindre scrupule, et je croiraisrendre ainsi un immense service àl’humanité.

Lanthenay était terrible en cemoment.

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– Ne craignez rien, railla Manfred. :nous autres, truands, nous avonsassez l’habitude de respecter laparole donnée. Vous avez vie sauve,puisque Lanthenay est vivant.

Lanthenay s’arrêta alors et essuyad’une main la sueur qui coulait surson front.

– Oui, dit-il, vous avez vie sauve…Quant à votre liberté… nous allonsen causer.

Loyola, sûr de ne pas être tué, eut unsourire diabolique.

– Vous êtes bien jeunes tous lesdeux, dit-il, et j’excuse le fauxjugement que vous portez sur un

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homme qui devrait vous êtrerespectable à plus d’un titre. Mais ilne me convient pas de discuter avecvous les actes de ma vie et lesmobiles qui les inspirèrent. Dites-moi seulement ce que vous voulezfaire de moi… Songez seulement quesi vous êtes les plus fortsaujourd’hui, il n’en sera pas toujoursde même. Si vous me détenezprisonnier, le roi de France, dont jesuis hôte, s’inquiétera de madisparition et me fera rechercher. Onfinira par découvrir la vérité… C’estdans votre intérêt que je parle et nondans le mien, car j’ai depuislongtemps habitué mon esprit à la

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pensée des persécutions que jepourrais endurer au service de Dieuet de sa sainte Eglise…

– Ne parlons pas de persécutions,monsieur, dit Manfred ; ce chapitreentraînerait trop loin, s’il nousfallait dénombrer toutes celles quevous avez suscitées. Causons plutôtde nos affaires.

– Soit ! dit paisiblement Loyola.

– Nous aurons donc, reprit Manfred,à discuter de votre liberté, c’est-à-dire des conditions que nous mettonsà cette liberté.

– Des conditions…

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– Oui ; cela vous étonne ? Donc,nous aurons tous les deux à traitercet intéressant sujet. Mais avant del’aborder, voici mon frère Lanthenayqui a d’abord à vous entretenir d’unsujet qui lui tient à cœur…

Loyola fixa sur Lanthenay un regardinterrogateur.

– Monsieur, dit alors celui-ci, vousrappelez-vous les paroles que vousm’avez dites ce matin ?

– Des paroles de consolationchrétienne, murmura vaguementLoyola.

– Non, des paroles de malédictionqui m’ont brûlé le cœur. Vous m’avez

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dit, monsieur, que j’allais au gibetpar le consentement du comte deMonclar.

– Il est vrai…

– Or, je vous demande maintenant sivous n’avez pas menti ?

– L’homme de Dieu ne ment jamais.

– Faites bien attention, repritLanthenay avec un calme qui glaça lemoine, faites bien attention que jevous demande la vérité absolue… jevous demande de parler du fond devotre conscience. Peut-être le comtede Monclar a-t-il été contraint à ceconsentement ?… Dites… En ce cas,je vous connais assez maintenant

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pour savoir que vous avez pu jouersur le mot consentement… Commentle grand prévôt a-t-il consenti ? Voilàce que je veux savoir…

– Qui peut se flatter de connaître levrai mobile des hommes ?

– Je vois que nous ne nousentendons pas. Je vais vous dire unechose, monsieur. Mon ami Manfredque voici s’est tout à l’heure heurtéau comte de Monclar dans la rue…

Lanthenay s’arrêta pour respirer,comme s’il étouffait… Il reprit :

– Or, savez-vous ce que Manfred aconstaté ?

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– J’attends que vous me l’appreniez.

Lanthenay saisit le bras du moine…

– Le comte de Monclar est fou ! dit-ild’une voix rauque. Fou ! Entendez-vous cela ? Il cherche son fils ! Ill’appelle en pleurant… Pourquoi lecomte de Monclar est-il devenu fou ?Parlez, monsieur ! Vous le savez…

– Vous m’étonnez ! dit Loyola.

– Pourquoi, au moment où j’ai étéentraîné hors de son hôtel, mon pèrese débattait-il parmi des gardes ?Cela aussi, vous le savez ! Parlez !Avoue donc que tu as affreusementmenti, misérable ! Avoue donc que tafourbe et ton audace avaient seules

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préparé mon supplice…

– Vous vous trompez, je vousl’affirme ! En ce moment, je n’auraisaucun intérêt à mentir… J’airemarqué en effet d’étrangescontradictions dans les ordres que legrand prévôt donnait à votre sujet…Je l’ai entendu moi-même ordonnerde vous conduire au gibet… J’ai vuensuite qu’il essayait de se jeter surles gardes. Je suis parti à ce momentet n’en sais pas davantage. Vousm’ouvririez la poitrine pour fouillermon cœur que vous n’y trouveriezpas le mensonge que vous cherchez.

Lanthenay se tourna vers Manfred.

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Celui-ci haussa les épaules commepour dire :

– Tu n’en tireras rien !

– Oh ! murmura Lanthenay, jedonnerais vingt ans de ma vie poursavoir que mon père n’a pas consentiau supplice !

Loyola serra les lèvres.

– Bon ! pensa-t-il. Tu auras toujourscette souffrance-là dans le cœur.Pour le reste, nous verrons.

Lanthenay lâcha le bras du moinequ’il serrait violemment, et se reculade quelques pas, découragé.

– Puisque monsieur persiste à se

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taire, fit alors Manfred, nous allonsrégler la question de sa liberté…

Loyola tressaillit, mais ne dit pas unmot.

– Nous avons d’abord songé à vouslâcher sur le pavé de Paris aprèstoutefois nous être mis hors de vosatteintes. Mais nous avons réfléchique les Parisiens pourraient à bondroit nous maudire… D’autre part,n’étant pas doués comme vous et vospareils d’une nature de tourmenteur,il nous répugne de vous garder enprison… Et puis vous auriez fini parpervertir, avec vos sermons, lesbraves gens que nous aurionscommis à votre garde.

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Loyola se taisait toujours. Manfredcontinua :

– Pour ménager les intérêts de tous,nous avons simplement résolu devous conduire hors de Paris.

– Je suis prêt ! ne put s’empêcher des’exclamer Loyola.

– Cocardère et Fanfare, que je vousprésente ici, auront l’honneur devous escorter…

– Me laisserez-vous au moins choisirla ville où je devrai être déposé ?

– Dites toujours… Où désirez-vousêtre conduit ? Je vous préviens qu’ilfaut que ce soit assez loin de Paris…

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– La ville où je voudrais aller n’estpas très éloignée, il est vrai. Mais jepourrais vous jurer sur le crucifix den’en pas sortir avant huit jours, cequi, en somme, répondrait à votreplan…

– Eh bien… quelle est cette ville ?

– Fontainebleau ! dit Loyola, quiignorait complètement que Manfredse fût préoccupé du départ du roipour cette ville.

Manfred éclata de rire :

– Demandez-moi donc de vousconduire par la main jusqu’au roi deFrance, votre digne ami, auquel vousn’auriez plus qu’à demander ma

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tête !

– Le roi de France ! balbutia Loyola.Vous vous trompez… je voulais meretirer dans le monastère de cetteville.

Manfred regarda Cocardère par-dessus son épaule :

– Tu as remarqué un monastère àFontainebleau ?

– Ma foi non…

– Vous voyez bien, monsieur…Impossible de vous conduire àFontainebleau.

– Soit ! Choisissez vous-même laville où vous prétendez me conduire.

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Une question seulement : quanddevrai-je partir d’ici ?

– Mais à l’instant même !

– Soit ! fit encore Loyola, comme s’ileût consenti un sacrifice, mais enréalité avec une joie qui n’échappapas à Manfred. Celui-ci continua :

– Il y a là-haut, devant la porte decette maison, une chaise de voyageconfortable à souhait et munie demantelets fermant à clef. Je tepréviens, Cocardère, qu’il y a dans lecoffre du siège, un sac où tutrouveras de quoi pourvoir auxbesoins du voyage…

– Bon ! fit Cocardère.

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– Donc, voici ce qui va se passer :nous montons tous ; le révérendentre dans la voiture sans pousser uncri, car il sait bien qu’au premierappel, il recevrait dans la gorge troispouces de cette lame… Ensuite, notrebrave ami Fanfare y entre à sontour ; les mantelets sont fermés àclef ; Cocardère monte sur le siège etn’a plus qu’à fouetter les deuxvigoureux normands qui vont avoirl’honneur de vous entraîner…

– Je suis disposé à obéir sansrésistance. Vous abusez de votreforce ; mais il ne sera pas dit quel’homme de Dieu aura opposé laforce à la force. Dites-moi seulement

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en quel endroit vous me ferezdéposer…

– Vous avez gardé votre secret tout àl’heure, dit gravement Manfred ; àmon tour, je garde le mien !…

Manfred sortit du caveau, suivi deCocardère.

Il fut plus d’une heure absent. Sansdoute, il donna à Cocardère desinstructions détaillées.

Au bout de cette heure, Manfredapparut dans le caveau.

– Suivez-moi, monsieur, dit-il àLoyola.

– Puis-je savoir au moins combien de

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temps durera le voyage ?

– Peuh ! quelques heures… Venez, etsongez qu’au premier geste, vousêtes mort…

Manfred monta. Derrière lui venaitLoyola. Derrière le moine marchaitLanthenay, son poignard à la main.Fanfare fermait la marche.

Devant la porte du bourrelierstationnait, en effet, une chaise devoyage. Sur un signe de Manfred,Fanfare y prit place. Cocardère étaitdéjà sur le siège.

En arrivant sur le pas de la porte,Loyola, encadré par Manfred etLanthenay, jeta un rapide coup d’œil

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à droite et à gauche.

Mais la rue était déserte.

Loyola eut un frémissement de rageet monta dans la voiture enmurmurant :

– Que Jésus vous maudisse !

– Bon voyage ! cria Manfred.

La voiture s’ébranla au grand trot deses deux chevaux.

Plongé dans la demi-obscurité de saprison roulante, Loyola méditait surce qui lui arrivait. Non seulement ilétait joué, battu à plates coutures,mais encore le but principal de sonvoyage en France était manqué. Ce

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but était de placer, auprès du roi deFrance, un homme qui le mît aucourant de tout ce que ferait etpenserait le monarque.

Déjà l’esprit actif du chef desjésuites songeait à l’avenir. Déjà ildressait de nouvelles batteries.

Dès qu’on lui rendrait la liberté, il sedépouillerait de son froc, achèteraitun cheval et courrait à franc étrierjusqu’à Fontainebleau.

Là, son premier soin serait de faire

agréer par François Ier une de sescréatures comme grand prévôt deParis, en remplacement du comte deMonclar.

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Alors, il bouleverserait Paris jusqu’àce qu’il eût mis la main sur Manfredet sur Lanthenay…

La nuit vint. Mais la voiture continuason chemin.

Pendant ce temps, Fanfare bâillait àse décrocher la mâchoire. Il tombaitde sommeil et de faim, mais il n’osaits’endormir.

Enfin, n’y tenant plus, il frappa auxmantelets.

– Tout à l’heure ! répondit la voix deCocardère. Patience, que diable !

Il était environ dix heures lorsque lavoiture s’arrêta. Loyola attendit avec

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une avide anxiété.

– Ouvre ! cria Cocardère.

Fanfare obéit avec empressement.

– Quelle diable de commission nousa donnée là Manfred ! s’écria-t-il.Pour un vilain oiseau de cette espèce,est-il besoin de tant de façons ?… Jevais l’étrangler tout bonnement…

– Non pas ! Nous devons conduire lerévérend père, nous le conduirons…

– Mais j’enrage de famine, moi !

– Sois tranquille, l’heure du dîner asonné.

Loyola avait avidement regardé parle mantelet ouvert. A sa grande

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stupeur, et à son inquiétude plusgrande encore, il constata que lavoiture s’était arrêtée en pleinecampagne sur une route absolumentdéserte et noire.

– Mais où me conduisez-vous donc ?gronda-t-il.

– Tenez, mon révérend, je ne veuxpas vous faire chercher pluslongtemps… je vous conduis enBourgogne, à Dijon…

– A Dijon ! exclama le moine.Pourquoi Dijon ?

– Je l’ignore complètement, monrévérend père.

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– Mais il nous faut quatre bonnesjournées pour y arriver !

– A peu près…

– Où allons-nous passer la nuit ?

– Mais il me semble que vous sereztrès bien dans la voiture…

– Soit, pour moi qui suis habitué à ladure, mais vous, pauvres gens !…

– Ne vous inquiétez pas de cela, mondigne père.

Sous ces questions multiples, Loyoladissimulait la joie profonde qu’iléprouvait.

– Quatre jours pour aller à Dijon,autant pour revenir à

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Fontainebleau… Allons ! rien n’estperdu !…

Cependant Cocardère avait organiséun dîner sommaire.

Il avait commencé par passer à latête des chevaux une musette remplied’avoine ; au préalable, il avaitdételé les deux normands et les avaitfait boire à un ruisseau dont onentendait le murmure à dix pas delà ; en ayant fini avec les chevaux,Cocardère s’était occupé deshommes.

On mangea dans la voiture à la lueurd’une lanterne.

Loyola prit sa part du repas et dîna

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de fort bon appétit ; il se montrad’excellente humeur, et trouva moyend’intéresser ses deux gardiens enleur faisant le récit des bataillesauxquelles il avait assisté avantd’entrer dans les ordres.

Si bien, que Cocardère s’écria :

– Sang-dieu, mon père, quel beautruand vous auriez fait ! Et queldommage que vous ayez mal tourné !

Loyola se mit à rire en buvant unerasade d’un excellent flacon queFanfare venait de déboucher.

Enfin, ce fut presque avec unecertaine cordialité que les deuxcompères souhaitèrent le bonsoir au

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révérend et descendirent de lavoiture dont ils fermèrentsoigneusement les mantelets. Ils seroulèrent alors dans des couvertureset dormirent consciencieusement.

Au soleil levant, la route fut reprisedans les mêmes conditions que laveille. Les journées passèrent ensomme assez rapidement pourLoyola.

Cinq jours s’écoulèrent ainsi.

Le soir du cinquième jour, comme lestrois hommes, devenus en apparenceles meilleurs amis du monde,s’installaient pour dîner, Loyolademanda :

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– Nous ne devons pas être loin deDijon… nous y arriverions sûrement,si nous poursuivions.

Cocardère se mit à rire.

– Dijon ! Nous l’avons traverséaujourd’hui à midi.

Loyola pâlit, et, un instant, il fut surle point de se départir du rôle dejovial compagnon qu’il avait pris.

Cocardère continuait déjà :

– C’est que je vais vous dire… Cen’est pas à Dijon que nous devonsvous conduire, mais bien à Lyon…

Un cri de rage faillit échapper aumoine.

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Mais il se contint et répondit d’unevoix indifférente :

– Dijon ou Lyon… cela m’est égal.

– A la bonne heure ! fit joyeusementFanfare. Il y a plaisir à escorter unaussi brave compagnon.

A Lyon, le moine apprit que ses deuxgardiens devaient le conduire àAvignon…

Enfin, à Avignon, il lui fut révéléqu’on pousserait jusqu’à Marseille.

Tous ses plans s’écroulaient !

Vers le trentième jour, ou plutôt latrentième nuit, – car on n’ouvrait lesmantelets que la nuit – Cocardère dit

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à Loyola :

– Nous sommes à Marseille, monrévérend.

Loyola pencha la tête et se vit dansune ruelle obscure et déserte.

– Je suis libre, n’est-ce pas ? gronda-t-il.

– Pas encore tout à fait, monrévérend, répondit doucementCocardère.

– Misérables ! rugit le moine. Il nesera pas dit que de grands desseinsseront renversés par une aussistupide fatalité ! Mourez donc tousles deux !

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En disant ces mots, Loyola avait tiréde sa poitrine un fort poignard etavait bondit hors de la voiture, enportant un coup terrible de son armeà Cocardère…

Mais, à ce jeu-là, il avait affaire àfort partie.

Cocardère, d’un geste prompt commela foudre, avait saisi le poignet deLoyola et l’avait tordu violemment.

Le moine tomba sur ses genoux enpoussant un hurlement de douleur.

Au même instant, Fanfare s’étaitprécipité sur lui.

Loyola se vit solidement maintenu.

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– Pardieu, mon révérend, ditCocardère, vous n’y allez pas demain morte ! Fi ! que faites-vous ducommandement qui interdit auxhommes de Dieu de se servir del’épée !

Loyola écumait.

Ils l’entraînèrent dans un sombreboyau au bout duquel on lui fitmonter quelques marches.

En haut de l’escalier, un hommetenant une torche éclairait cettescène.

– Salut à maître Giovanni ! ditCocardère.

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– Salut aux compagnons de Paris !répondit l’homme. J’ai été prévenuhier de votre prochaine arrivée. Je nevous attendais que demain.

– Nous avons fait diligence.

Loyola fut poussé dans une pièceassez vaste.

Cocardère lui lia les mains et lespieds.

– Mais enfin ! hurla le moine, quevoulez-vous donc faire de moi ?…

– Vous allez le savoir, mon révérend.

Il se tourna alors vers l’homme qu’ilavait appelé maître Giovanni. Cethomme portait le costume de marin.

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C’était un des innombrables affiliésde la Cour des Miracles, qui comptaitpartout des compagnons sereconnaissant par une sorte de franc-maçonnerie.

Maître Giovanni était patron d’unbrick qui faisait les voyages deSmyrne et de la côte d’Asie.

– Maître Giovanni, demandaCocardère, êtes-vous sur le point defaire campagne ?

– Mais… la Belle-Etoile appareilleradans six jours, au plus tard.

– Qu’est-ce que la Belle-Etoile ?

– Mon brick, donc !

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Cocardère se tourna vers le moine :

– Donc, mon révérend, encore sixjours de patience, et vous serezdébarrassé de notre compagnie qui,décidément, n’a pas l’heur de vousplaire.

– Je ne comprends pas, murmura lemoine dévoré d’inquiétude.

– C’est pourtant bien simple… Notreami Giovanni que voilà est maîtred’un fort beau brick…

– Après ? gronda le moine.

– Dame… ce brick qui, comme vousvenez de l’entendre, s’appelle laBelle-Etoile, appareille dans six

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jours…

Loyola devenait livide. Il commençaità comprendre.

– Après ? grommela-t-il.

– Après ?… eh bien, dans six joursnous aurons l’honneur de vousconduire à la Belle-Etoile et de vous ydéposer bien et dûment à fond decale ; après quoi, mon révérend, il nenous restera plus qu’à vousdemander votre bénédiction, quevous ne nous refuserez pas, jel’espère.

Loyola fit sur lui-même un terribleeffort :

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– Et lorsque ce navire sera arrivé àsa destination, que fera-t-on de moi ?…

– Vous serez libre…

– Qu’entendez-vous par ce mot ?…

– Libre, mon révérend ! Libre commel’oiseau dans l’air… libre d’aller oùbon vous semblera…

– Est-ce définitif, cette fois ?

– Si ce n’était pas définitif, monrévérend, nous vousaccompagnerions…

– C’est juste…

Loyola garda un moment un silencepensif.

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Il fixa le marin et lui demanda :

– Et quel est le port où vous devezme relâcher ? Puis-je le savoir ?

– Oh ! ceci n’a pas d’importance,répondit Cocardère ; mon révérend,c’est à Smyrne, en Asie, que vousdevez être libre.

– Smyrne ! balbutia le moine atterré.

Ce dernier coup le terrassait.

– Combien de temps faut-il à votrenavire pour toucher Smyrne ?

– A toi, maître Giovanni ! ditCocardère.

– Pour toucher Smyre, fit le patron

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de la Belle-Etoile… dame… avec nosrelâches en Italie, en Algérie, enTunisie…

Loyola frémissait d’épouvante.

– Oui, acheva Giovanni, je répondsd’être à Smyrne dans quatre mois auplus !

Loyola voulut pousser un cri. Sesyeux se strièrent de rouge. Iltournoya sur lui-même, et s’affaissalourdement, évanoui, assommé sur lecoup !

Lorsque Loyola revint à lui, ilemploya tout ce qu’il avait devolonté puissante à se composer unmaintien.

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Mais si fort qu’il fût, il ne put retenirune larme brûlante, larme de haine etde rage qui tomba comme une gouttede fiel.

Tout un plan longuement combinés’écroulait.

Il ne pourrait être de retour enFrance avant six mois au moins. Ilbaissa la tête, vaincu.

Et les trois hommes l’entendirentmurmurer :

– Tout est perdu…

Les choses se passèrent selon leprogramme tracé par Cocardère. Lesoir du quatrième jour de son arrivée

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à Marseille, Loyola fut conduit àbord de la Belle-Etoile et enfermédans un réduit d’où il ne pourraitplus sortir qu’au moment où lenavire aurait perdu les côtes de vue.

L a Belle-Etoile appareilla lelendemain.

Cocardère et Fanfare, de loin, virentses voiles se gonfler peu à peu, puisle brick prendre son vol vers le large.Cocardère eut le mot qu’avait euManfred.

– Bon voyage ! cria-t-il.

Puis les deux compagnons montèrentà cheval et reprirent le chemin deParis.

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Chapitre24

LE FOU

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Nous laisserons lesdeux truands s’en revenirà petites journées versParis, la consciencetranquille et le cœursatisfait, et nous

reviendrons à un personnage que noslecteurs n’ont certainement pasoublié : nous voulons parler de laGypsie.

Après la scène émouvante et pourainsi dire tragique qui s’étaitdéroulée entre elle et le grand prévôt,la vieille bohémienne, atterrée,désespérée, le cœur ulcéré, l’âmeéperdue de vengeance, avait quittél’hôtel de la grande prévôté.

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Dans l’obscurité confuse du journaissant, elle avait montré le poing àl’hôtel, et, d’une voix pleine desourdes menaces, avait murmuré :

– Tout n’est pas fini !

Elle avait passé des nuits et des nuitsà ruminer le plan qui venaitd’échouer si misérablement, maiselle ne renonçait pas.

En effet, cette vengeance, c’était savie même.

La haine absolue de la Gypsie contrele comte de Monclar venait del’immense douleur qu’elle avaitéprouvée en assistant au supplice deson fils. Que la bohémienne eût aimé

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alors ce fils d’une façon absolue, quel’amour maternel eût étouffé en elletout autre sentiment, ceci estincontestable.

Or, peu à peu, avec les mois et lesannées, la Gypsie en était arrivée àoublier la cause même de sa haine,c’est-à-dire son fils !

Elle n’aimait plus ce fils mort depuissi longtemps ; ou du moins, ellen’arrivait plus, même par un effortde volonté, à se mettre dans lasituation d’esprit d’une personne quiaime… mais sa haine contre le grandprévôt n’avait fait que croître etembellir…

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Elle en était arrivée à considérercette haine comme le but de sa vie,ou plutôt comme sa vie elle-même.

Bientôt, elle n’y tint plus, et par unesorte d’attraction fatale, elle sortitde chez elle et se dirigea vers l’hôteldu comte de Monclar.

Maintenant, elle se remémorait lesscènes écoulées jadis, comme si ellesse fussent passées à l’instant même.

Elle se voyait, plus de vingt-deux ansauparavant, guettant autour del’hôtel, sans but fixe, sans penséeprécise…

Pendant quelques jours, son objectifavait été de tuer le grand prévôt.

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Et alors s’était passée la scène quiavait été le point de départ de toutson plan de vengeance.

Un matin – un mois environ après lesupplice de son fils – la bohémienneétait venue se poster devant la portede l’hôtel.

Tout à coup, la porte de l’hôtels’était ouverte.

Une belle chaise stationnait dans larue, une chaise toute capitonnée desoie…

Et le grand prévôt était apparu !

La bohémienne, en le voyant, avaitsenti cette angoisse abominable que

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l’on éprouve devant certaines bêtesmalfaisantes…

Or, près du grand prévôt,apparaissait une femme jeune, belle,radieusement belle, si évidemment etsi absolument heureuse qu’ellesemblait dégager de la lumière, de lajoie et de l’amour…

Le grand prévôt, jeune alors, danstoute la force de sa mâle beauté, lacouvait d’un regard si tendre, si pleinde passion, que la Gypsie avaitprofondément tressailli devant lasoudaine pensée qui venait de selever en sa conscience tumultueuse.

Entre le grand prévôt et sa femme

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marchait un enfant…

La jeune femme le tenait par lamain…

L’enfant paraissait quatre ans.

En réalité, c’est à peine s’il en avaittrois.

C’était un bel enfant,magnifiquement habillé ; on sentaitqu’il devait être idolâtré de son pèreet de sa mère…

L’enfant, avec des exclamations dejoie, s’était élancé vers la chaise…

Mais le père l’avait pris dans sesbras… Il l’avait regardé quelquessecondes d’un regard profond.

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Dans ce regard, la Gypsie avait lul’immense passion paternelle ducomte de Monclar.

Dès lors, la bohémienne avait sentiune joie âpre et douloureuse. Elletenait sa vengeance !

Elle avait été frappée dans sonamour de mère…

C’est dans son amour de père qu’ellefrapperait le grand prévôt…

Alors elle avait combiné et mûri sonterrible plan.

Huit jours après, le fils du grandprévôt était mystérieusementenlevé !

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Fou de douleur, le comte mit sur piedtoute la police de Paris, qui futfouillé de fond en comble.

Un nouveau désastre, premier effetde la vengeance de Gypsie, allaitl’atteindre :

Sa jeune femme, frappée au cœur parla perte de cet enfant qui était sonadoration, mourait de langueur aubout de trois mois !

Lorsque sa femme fut morte,lorsqu’il fut bien certain qu’on neretrouverait pas son fils, le grandprévôt espéra un moment qu’ilmourrait lui-même.

La destinée lui fut cruelle. Il vécut !…

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Peu à peu, son âme, à lui aussi,s’était ulcérée !

Il était devenu sombre, farouche,misanthrope, inflexible, dur auxmalheureux qui lui tombaient sous lamain, et surtout aux bohémiens,truands et habitants de la Cour desMiracles qu’il accusait sourdementd’avoir volé ou peut-être tué sonfils…

Voilà les souvenirs impitoyables quise dressaient dans l’esprit affolé dela Gypsie, au moment où nous laretrouvons et où elle se dirigeait verscet hôtel qu’elle venait de quitterdeux heures auparavant.

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Et elle se rappelait aussi avec quellesminutieuses précautions elle avaitélevé le fils du grand prévôt !…

Quelle patience il lui avait fallu poureffacer de ce jeune esprit la premièreimpression d’enfance si forte et sidurable.

Et plus tard, lorsqu’il était devenuadolescent, avec quelles lentes etinfinies précautions elle lui avaitappris à haïr le comte de Monclar !

Quels prodiges d’astuce, quelstrésors d’habileté dépensés pouramener le père et le fils en contact !Pour faire que chacun de cescontacts fût une nouvelle cause de

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haine dans le cœur de Lanthenay !Pour faire enfin que le grand prévôtprit inéluctablement la résolution detuer son fils !

Et tout cela en pure perte !

Comment le comte de Monclarsavait-il que Lanthenay était sonfils ?

Comment le savait-il au momentmême où il allait faire conduire cefils au gibet ?

– Oh ! grondait-elle en marchant,c’est une effroyable fatalité ! C’est àse briser la tête contre les murs de lamaison maudite ! J’aurai donctravaillé en vain. Ma vengeance

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m’échappera donc à l’heure même oùelle allait aboutir ! Oh ! non, nonquand je devrais tous les deux lesétrangler de ma main…

Comme elle arrivait rue Saint-Antoine, des gens rassemblésregardaient un spectacle qui devaitêtre sans doute des plusintéressants.

Il y avait des gamins, des hommes,des femmes.

Les gamins riaient, et quelques-uns,sournoisement, ramassaient despierres ; les femmes avaient l’airapitoyé ; les hommes paraissaientétonnés et presque effrayés.

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La bohémienne allait passer outre,tout entière à sa pensée, peut-êtresans avoir vu ce rassemblement,lorsqu’un mouvement se fit parmices gens, les rangs s’ouvrirent, et unhomme parut…

Il se heurta presque à la Gypsie.

La bohémienne s’arrêta court,stupide d’étonnement.

Cet homme, c’était le grand prévôt…c’était le comte de Monclar !

Il tenait toujours à la main salanterne éteinte et grommelait :

– Je vous dis qu’il m’appelle…laissez-moi passer !

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Quelques domestiques de l’hôtelsuivaient pas à pas leur maître etessayaient parfois de le ramener enarrière.

Mais lui, actif, les écartait d’un gesteet s’avançait rapidement.

La Gypsie était demeurée un instantétourdie devant ce lamentablespectacle.

Comme il passait près d’elle, ellel’entendit murmurer :

– Il a beau faire nuit, j’y vois clairtout de même… Attends, mon fils…je vais ouvrir les cadenas deschaînes…

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Une révélation foudroyante se fitdans l’esprit de la bohémienne :

Le comte de Monclar lui échappait àtout jamais !

La folie le sauvait de la vengeancequ’elle rêvait !

Machinalement, elle se mit à lesuivre.

Le fou, cependant, avait quitté la rueSaint-Antoine et s’était enfoncé en cedédale de petites ruelles quiavoisinait la rue Saint-Denis.

Elle allait, courant quand il semettait à courir, s’arrêtant quand ils’arrêtait, tâchant de reconstituer,

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d’après ses paroles, la vision exactedu dément, s’efforçant aussi demettre un peu d’ordre et de calmedans sa propre pensée.

Il fallait qu’elle fît souffrir le comtede Monclar !

Et puisqu’elle ne pouvait plus letorturer dans son cœur, eh bien, ellele ferait souffrir dans son corps ! Ellecondamnait à mort le grand prévôt.

Et elle se préparait à exécuter lasentence.

Sa résolution prise, la bohémienne,frissonnante, s’approcha du comtede Monclar et le toucha au bras.

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Mais elle se sentit violemmentrepoussée par l’un des domestiquesqui suivaient le fou.

– Arrière, femme ! dit cet homme.

– Vous ne voulez donc pas qu’il soitsauvé ? dit-elle.

Le valet regarda plus attentivementla bohémienne et reconnut la vieillequi était entrée chez son maître.

– J’ai un moyen de le guérir,continua-t-elle.

– Il faut la laisser faire ! s’écria unautre valet. Cette vieille sorcièreconnaît les herbes qui guérissent…

– Certes ! affirma-t-elle.

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Et, sans plus s’occuper des laquais etde la foule, elle s’approcha denouveau du comte de Monclar etmurmura à son oreille :

– Je sais où est votre fils… Il vousattend… venez…

Le fou s’était arrêté, indécisd’abord ; puis, souriant, il prit lamain de la bohémienne :

– Vrai ? Tu sais où il est ?

– Je vous dis qu’il vous attend etqu’il m’a envoyée…

– Allons vite…

Elle garda dans sa main la main dugrand prévôt et l’entraîna.

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– Voyez ! voyez ! s’écria l’un desvalets. Elle l’a déjà dompté… il lasuit docilement.

Lorsque la Gypsie arriva à la Courdes Miracles, les domestiques ducomte de Monclar voulurent y entreravec elle.

Mais on n’entrait pas si facilementdans le royaume d’Argot. Labohémienne n’eut qu’un signe àfaire : les valets se virent entourés,bousculés, repoussés et finalementexpulsés.

L’arrivée du grand prévôt à la Courdes Miracles en compagnie de laGypsie fit sensation.

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Une centaine de truands entourèrentaussitôt le fou.

Ils ne criaient pas… Mais leursregards chargés de haine parlaientpour eux !

Quelques-uns tiraient déjà leurspoignards.

La Gypsie étendit le bras et plaça lamain sur la tête du grand prévôt.

– Cet homme est à moi ! dit-elle de savoix coupante.

Et elle ajouta aussitôt :

– D’ailleurs, rassurez-vous ! Cettefois, il ne nous échappera pas. J’enréponds !

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Et ces paroles étaient accompagnéesd’un tel sourire et d’un tel regard queles poignards rentrèrent dans leursgaines…

Monclar était demeuré indifférent àcette scène, ne paraissant même passe douter du lieu où il se trouvait.

Seulement, il répétait sansimpatience, avec une morneobstination :

– Allons vite…

La bohémienne le reprit par la mainet l’entraîna. Arrivée chez elle, laGypsie ferma soigneusement laporte.

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– Où est-il ? demanda Monclar.

– Tout à l’heure… Attendez…

– Oui, oui, j’attendrai…

Elle réfléchissait profondément.Tout ce qu’elle avait de volonté,d’énergie se concentrait sur cepoint : tuer le grand prévôt.

Simplement, elle cherchait le genrede mort.

Ou, pour être plus exact, ellecherchait ce qui pourrait calmer cettesensation étrange, ce désir furieux devengeance, persuadée que la mort ducomte de Monclar la soulageraitaussitôt.

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Alors elle eut cette idée que ce quipourrait le mieux l’apaiser, ce seraitde voir se balancer le grand prévôtau bout d’une corde, comme elleavait vu son fils.

Sans s’occuper du grand prévôt, ellese mit aussitôt à fouiller parmi seshardes et ne tarda pas à trouver cequ’il lui fallait, c’est-à-dire unebonne corde solide et suffisammentlongue.

Puis elle se mit à inspecter les murs.

Elle aperçut un gros clou à crochetqui avait été planté jadis dans lemur, et grogna en souriant :

– Dirait-on pas qu’on l’a mis là

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exprès !…

Cependant, elle ne demeurait pasinactive et préparait le nœudcoulant, s’assurant qu’il joueraitfacilement, et mettant à cettebesogne une tranquillité méticuleuse.

Enfin, elle grimpa sur un escabeau etpassa le bout de la corde dans lecrochet. Alors la corde pendit le longdu mur.

Son plan était très simple.

Pousser le comte de Monclar au-dessous du nœud coulant, le luipasser au cou, puis tirer sur le boutde la corde jusqu’à ce que le grandprévôt fut soulevé au-dessus du

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plancher.

Celui-ci, repris par sa monomanie,s’était mis à fureter dans tous lescoins de la pièce sans s’inquiéter dece que faisait la bohémienne, et peut-être l’ayant complètement oubliée.

– Oh ! gronda la Gypsie ens’approchant de lui, si je pouvaisréveiller sa raison, ne fût-ce que pourquelques minutes !

Et saisissant la main du grandprévôt :

– Ecoutez-moi… Regardez-moi… mereconnaissez-vous, comte deMonclar ?

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– Comte de Monclar ? interrogea lefou.

– Oui, vous êtes le comte de Monclar,grand prévôt de Paris !

– Ah ! oui…

– Et moi, je suis celle dont vous aveztué le fils… Rappelez-vous donc,voyons !

– Mon fils… Je le trouverai… ilm’attend…

La bohémienne se mit à rire.

– Ton fils est mort ! dit-elle.

Le comte de Monclar poussa unterrible hurlement :

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– Qui a dit qu’il est mort ? Je ne veuxpas, moi ! Je ne veux pas qu’on letue ! Arrêtez, misérables !…

La bohémienne s’était vivementreculée, prise d’épouvante. Elle n’enpoursuivit pas moins de sa voixâpre :

– Et moi, je te dis qu’il est mort ! Tonfils est mort !

– Mort ! répéta le malheureux dont lafureur tomba soudain et qui se mit àtrembler.

– Mort pendu ! Pendu au gibet ! C’esttoi qui l’as condamné !…

Monclar porta les mains à ses tempes

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en feu :

– Non… non… pas moi ! C’est toi,prêtre ! c’est toi, moine d’enfer quitues mon enfant ! Grâce ! Ne tuez pasmon fils !

L’infortuné râlait. Il était tombé àgenoux. Et sa voix était à donner lefrisson. Les paroles de labohémienne le remettaient avec uneatroce précision dans la scène mêmeoù son fils avait été entraîné.

La bohémienne délirait de joiefurieuse.

La réalité dépassait son rêve !

Pendant quelques minutes, elle se

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tint silencieuse, uniquement occupéeà regarder cette effroyable douleur età s’en repaître.

Le grand prévôt se traînait sur lesgenoux, frappait le plancher de sonfront, et des cris inarticulés, des crisde bête égorgée venaient expirer surses lèvres tuméfiées.

Puis, avec la soudainetédéconcertante de la folie, unenouvelle révolution s’opéra tout àcoup dans sa cervelle. Il cessa desangloter, se releva et regarda autourde lui avec étonnement.

– C’est le moment d’en finir ! grondala bohémienne.

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Elle s’approcha du fou.

– Venez, dit-elle en lui prenant lamain.

Le comte de Monclar la suivitdocilement.

Elle le conduisit contre le mur, au-dessous du nœud coulant.

– Mon enfant ? interrogea-t-il, sesouvenant vaguement de ce que cettefemme lui avait promis.

– Ton enfant ! rugit-elle, il est mort !C’est moi qui l’ai tué ! Meurs, toiaussi !

Au même instant, on frappaviolemment à la porte qu’on essayait

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d’enfoncer.

La bohémienne n’entendait pas.

Délirante de haine, elle répéta :

– Meurs comme est mort ton fils quej’ai tué !

Le nœud coulant glissa autour ducou du grand prévôt ; mais, à cemoment, comme la Gypsie jetait uncri de triomphe, elle se sentit saisieelle-même à la gorge.

Le comte de Monclar lui incrustaitses dix doigts dans le cou.

Il grognait confusément :

– Ah ! c’est toi qui l’as tué… Ah !c’est toi, sorcière…

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La bohémienne donna une violencesecousse… mais les doigts de ferdemeurèrent plantés dans sa gorgeoù ils semblaient s’enfoncerlentement.

Elle râla, battit l’air de ses bras… sesyeux se convulsèrent… puis, tout àcoup, sa tête retomba mollement surses épaules.

Le grand prévôt continuait à serrer,mais d’un geste sans colèremaintenant… déjà il oubliait !

Et comme la porte battue à grandscoups s’ouvrait enfin avec fracas,défoncée, il lâcha le cadavre de labohémienne qui tomba lourdement à

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ses pieds, et il regarda les deuxhommes qui, haletants, faisaientirruption dans le logis.

C’étaient Manfred et Lanthenay.

En un instant, celui-ci eut défait lenœud que la bohémienne avait passéau cou du comte de Monclar.

– Il était temps, dit Manfred.

Lanthenay, silencieux, contempla uninstant le cadavre de la vieillebohémienne qui avait été sa mère.

Puis son regard remonta jusqu’aucomte de Monclar. Et toutnaturellement, comme si le fou pût lecomprendre, il dit tristement :

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– Venez, père…

Le fou n’entendit ou ne comprit pasce nom.

L’effort qu’il avait fait pourétrangler la bohémienne avait briséses forces.

Il se laissa emmener avec une mornedocilité.

Maintenant, Manfred et Lanthenay setrouvaient dans une vaste chambrefaiblement éclairée.

Car, bien qu’il fît grand jour, lesrideaux et les volets tirésentretenaient dans cette chambre uneobscurité que combattait seule la

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lueur d’un cierge de cire.

Ce cierge brûlait près d’un lit…

– Asseyez-vous, père, dit gravementLanthenay.

Il conduisit le comte de Monclar à unfauteuil où il s’assit, tranquille,rêvant à des choses lointaines… trèslointaines du spectacle qu’il avaitsous les yeux et qu’il ne voyait pas…

Lanthenay, violemment ému,s’approcha du lit, tandis queManfred, découvert et le frontpenché, se tenait debout près ducomte de Monclar.

Près du chevet du lit, agenouillée, la

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figure cachée dans les deux mains,une jeune fille sanglotait doucement.

– Avette ! murmura Lanthenay d’unevoix étranglée par l’émotion.

Alors, les yeux de Lanthenay sefixèrent sur le lit…

Sous le drap tiré se dessinait laforme d’un cadavre…

– Pauvre Julie ! murmura le jeunehomme. Pauvre femme martyre !Morte de la mort de celui que tuaimais ! Le bûcher d’Etienne Dolet abrûlé l’homme et tué la femme… Lesmonstres qui ont organisé ce forfaitde supplicier le grand penseur aunom de leur Dieu, au nom de leur

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religion de crime et d’infamie, nesavent pas qu’ils t’ont assassinée dumême coup ! Tu es morte de douleur,pauvre femme… mais déjà te voilàvengée… car l’un de ceux qui se sontacharnés contre l’homme que tuaimais est là, devant ton cadavre,cruellement puni… et c’était le moinscoupable !

Avec un soupir étouffé, Lanthenay setourna vers son père qui, souriantd’un sourire inconscient, tenait sesyeux attachés sur la pâle lueur ducierge qui éclairait le cadavre de lafemme d’Etienne Dolet…

Alors Lanthenay se pencha versAvette et la toucha à l’épaule.

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– Avette, dit-il, il faut vous arracherà ce triste spectacle…

Elle secoua la tête.

– Cher bien-aimé, répondit-elle,laissez-moi encore auprès d’elle…

– Soit… nous resterons donc icijusqu’à l’heure où il faudra nousséparer à jamais de cette pauvredépouille…

Alors, à bout de forces, elle se laissatomber dans les bras de son fiancé,toute secouée de sanglots,murmurant confusément des motssans suite où revenait cette parole :

– Seule, maintenant ! Sans père ni

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mère… Morts tous deux ! Seule aumonde !

– Je vous reste, moi, dit Lanthenayavec une grande douceur… Et puis,Avette… si vous n’avez plus demère… si vous n’avez plus de père…peut-être aurez-vous quelqu’un àaimer comme un père… quelqu’unsur qui vous laisserez tomber lamiséricorde et le pardon de votreregard… quelqu’un vers qui vousirez… comme les anges doivent allervers les damnés…

Surprise, elle l’interrogea des yeux,n’osant, ne pouvant parler…

Et lui, tout en lui versant ces paroles

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mystérieuses dans l’oreille, l’avaitlentement entraînée, conduite devantle fauteuil où était assis le fou… lecomte de Monclar… celui qui avaitprésidé au supplice d’Etienne Dolet !

Elle le reconnut, poussa un crid’horreur :

– L’assassin de mon père ! le grandprévôt de Paris ! Ici ! Près de cettemorte ! près de cette victime !

Plus doucement encore, Lanthenay laramena.

Et grave, avec une infinie tristesse, ilprononça :

– Avette… cet homme est mon père !

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Elle frissonna. Et le jeune hommecontinua :

– Oui, Avette… mon père ! Ceci voussera expliqué… Il suffit que voussachiez cette chose terrible… cethomme… un de ceux qui ont tuéEtienne Dolet… eh bien ! c’est monpère… Avette… mon Avette… grâcepour lui… Je vous l’ai dit… ce fut lemoins coupable… et c’est le pluscruellement puni… sa raison s’esteffondrée… Mon pauvre père n’estplus qu’un corps sans âme…

Ce regard de pardon qu’avaitsollicité Lanthenay, ange demiséricorde, elle le laissa tomber surle malheureux… Elle s’approcha de

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lui. Sans répulsion, sans haine, elleprit ses deux mains.

Elle le baisa au front.

Et tandis que le grand prévôt deParis souriait de son inconscientsourire, la fille d’Etienne Doletmurmura :

– Soyez pardonné… mon père !

q

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Chapitre25

LA BELLEFERRONNIERE

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Nous nous transportonsmaintenant à Fontainebleau, danscette maison que Jean le Piètre avaitsi hâtivement aménagée pourMadeleine Ferron.

Nous y arrivons à la nuit tombante.

Et nous pénétrons dans une chambredu premier étage.

Cette chambre est la reproductionexacte de la chambre où, au début de

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ce récit, nous avons introduit lelecteur, dans la petite maisond’amour de l’enclos des Tuileries.

Ce sont les mêmes tentures. Ce sontles mêmes meubles. La mêmeimmense glace se dresse, prête àrefléter quelque douce scène depassion comme celles que vit jadisl’enclos des Tuileries… ou peut-êtrequelque terrible scène de meurtre,comme le meurtre de Ferron !

La Belle Ferronnière est là…

Et elle a revêtu le costume de soie, larobe lâche et flottante qui plaisaitautrefois à son royal amant.

Au fond de la chambre, c’est comme

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là-bas, comme à Paris… un lit large,profond et bas… le lit des étreintesdélirantes…

A demi renversée dans un vastefauteuil, la Belle Ferronnière fixe, àtravers ses paupières à demi closes,un regard incisif sur Jean le Piètre,qui, debout devant elle, la contempleavec une admiration furieuse.

L’infortuné tremble et grelotte.

Le mal qui l’a atteint a ravagé sonorganisme… Peut-être n’a-t-il plusque quelques jours à vivre. Maisl’indomptable passion qui brûle sapoitrine le soutient.

– Jean, mon cher Jean, murmura

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l’enchanteresse.

– Maîtresse ? interrogea-t-il.

– Racontez-moi bien comment leschoses se sont passées…

Une expression de sombre souffrances’étendit sur le visage blêmi dumalheureux.

– Je vous ai tout dit !…

– Qu’importe !… Peut-être,d’ailleurs, as-tu oublié quelquedétail qui m’intéressera…

– Je n’ai rien oublié, fit-ilsourdement.

– Je le veux ! reprit-elle avecimpatience. N’es-tu donc pas mon

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fidèle ?…

– Fidèle jusqu’à la mort ! haleta Jeanle Piètre.

– Eh bien, obéis donc !…

– A quoi bon revenir sur ces chosesqui me font souffrir cruellement !…Je n’aurai donc pas à souffrir asseztout à l’heure !…

– Je te dis, Jean, que cette nuit tessouffrances vont finir d’un coup !…

– Oh ! si cela était ! gronda-t-il, lesdents serrées par l’angoisse…

– Tu disais donc, reprit MadeleineFerron, que tu avais été dans laforêt ?

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– Puisque vous l’ordonnez !… Oui,maîtresse, j’ai eu ce courage… j’aifait ce que vous me disiez… mais jevous jure que j’aimerais mieuxmourir mille morts que derecommencer à souffrir ainsi…

– Mon bon Jean !…

Elle lui sourit avec cette suprêmecoquetterie dont elle avait l’art.Bouleversé par ce sourire, lemalheureux continua :

– Oui, j’ai été dans la forêt… Oui,j’ai attendu le passage de la chasseroyale… Oui, j’ai vu le roi… Oui, jelui ai remis le billet que vous m’aviezdonné…

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– Et qu’a-t-il dit ?… L’a-t-il lu toutde suite ?…

– Oui !… fit Jean le Piètre en crispantles poings.

C’était vraiment une abominabletorture de jalousie que Madeleineinfligeait à cet homme. Mais elle nes’en apercevait même pas. Toute à sapensée, attentive, à la foiscaressante, féline et dure, ellearrachait à Jean le Piètre des parolesqui lui brûlaient la gorge.

– Il a lu, reprit-elle. Mais quel airavait-il ? A-t-il souri ?…

– Oui !… il a souri…

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– Je connais bien ce sourire, rêvatout haut la Belle Ferronnière ;sourire de roi qui croit que tout est àlui, sourire d’homme las de sesbonnes fortunes, et qui s’imaginefaire l’aumône quand une femmes’offre à lui… Et qu’a-t-il dit ?

– Il a dit : C’est bien, j’y serai…

– L’heure approche, Jean !

L’homme frémit.

Elle se leva, alla à la cheminée, attisale feu, comme si elle eût eu froid.Jean la regardait aller et venir avecdes yeux hagards, et, en réalité, ellene cherchait qu’à prendre lesattitudes dignes d’affoler cet homme.

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Alors, elle ouvrit un coffret sur unetable et en tira un solide poignard.

– Tu vois ce joujou ? dit-elle.

Il fit un signe de tête.

– Eh bien, c’est lui qui me l’adonné… oui, un soir, j’ai vu cepoignard suspendu à sa ceinture, jele lui ai pris par caprice, et lui me ditde le garder et ajouta en souriant :

– « Peut-être vous servira-t-il unjour ! »

Elle se mit à rire doucement.

– Et voici que le poignard va servir !dit-elle.

Elle alla à Jean le Piètre, lui mit

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l’arme dans la main, et devenuegrave :

– Tu ne trembleras pas ?

– Non ! dit-il avec un accent de haineincurable, – la pire des haines, celleque fait naître la jalousie.

– Rappelle-toi que tu ne dois frapperque si j’appelle !… Obéiras-tu àcela ?

Il hésita une seconde et répondit :

– Je ne frapperai que si vousappelez…

Mais son hésitation avait suffi pourdonner à Madeleine Ferron lacertitude que Jean le Piètre

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frapperait, même si elle n’appelaitpas.

Quelle était donc la pensée intime dela Belle Ferronnière ? Si nousvoulions obéir aux règles ordinairesde ce qu’on appelle un roman, il nousfaudrait montrer ce personnage tout

d’une pièce, poursuivant François Ier

d’une haine mortelle jusqu’à ce quecette haine soit assouvie. Mais la vien’est point si absolue.

Force nous est donc de déclarer queMadeleine Ferron haïssait bien le roi,mais qu’elle l’aimait peut-être plusencore qu’elle ne le haïssait, ouplutôt que sa haine n’était guère, au

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fond, que de l’amour aigri.

Qu’on ne se hâte pas d’en conclurequ’elle ne tenait pas à sa vengeance…

Elle voulait réellement tuer le roi.Elle souhaitait réellement le voirmourir de la mort terrible qu’elleavait imaginée.

Mais peut-être cherchait-elle, dansune dernière entrevue avec l’amantcondamné, une volupté suprême.

Peut-être, aussi, voulait-elle

s’assurer que François Ier était bienréellement atteint par l’affreusemaladie… par le poison mortel.

Elle s’était posé à elle-même ce

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dilemme :

Ou François est atteint par le mal, etil en mourra ; ou il n’est pas atteint,et je le ferai poignarder.

En réalité, elle ne s’avouait pasqu’elle avait un ardent désir derevoir son amant.

Quant au danger qu’elle pouvaitcourir, quant à la probabilité d’êtretuée par l’amant ou d’être arrêtée etjetée en quelque oubliette, elle n’yavait pas songé.

Le roi François Ier avait bien reçu lebillet de la Belle Ferronnière, et Jeanle Piètre n’avait menti sur aucunpoint.

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Le billet contenait ces mots :

« Une femme jeune et belle vousaime. Depuis votre arrivée àFontainebleau, elle rêve du baiserque vous daignerez peut-être luiaccorder. Ce soir, à dix heures, vousserez attendu. »

François Ier était dans toutel’acception du terme un « homme àfemmes ». Il avait eu mille aventuresde ce genre, et eût pu faire relier unvolume in-folio de tous les billetsdoux qu’il avait reçus.

Celui-ci ne le surprit donc en aucunemanière.

Il s’était contenté de caresser sa

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barbe grisonnante et avait murmuré :

– Quelque petite bourgeoise, sansdoute…

Puis il avait demandé à Jean le Piètredes renseignements sur la maison oùon l’attendait, et, finalement, avaitrépondu :

– Dis que j’irai…

Vers neuf heures, le roi avait revêtule costume à demi bourgeois qu’ilrevêtait pour ces sortes d’équipées.

Puis il avait donné l’ordre àBassignac, son valet de chambre, delui aller chercher l’une des femmesde la duchesse de Fontainebleau.

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C’était son habitude, depuis sonarrivée à Fontainebleau. Bientôtl’une des dames d’honneur de la« petite duchesse » arriva.

– Que fait Mme la duchesse deFontainebleau ? demanda le roi.

– Elle dort, sire.

– Depuis longtemps ?

– Mme la duchesse vient de secoucher il y a un quart d’heure…

– Qu’a-t-elle fait aujourd’hui ?

– Mme la duchesse n’a pas vouluquitter son appartement de lajournée.

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– Il faut pourtant qu’elle sorte,qu’elle se récrée…

– Nous avons vainement insisté, sire.

– Et qu’a-t-elle fait dans sonappartement ?

– Rien, sire. Elle n’a voulu ni écouterla lecture, ni permettre qu’on luiparle…

– Et son rouet ?

– Ah ! j’oubliais, sire, dit la dame

d’honneur d’un air pincé. Mme laduchesse a, en effet, filé du lin toutela sainte journée…

– Et qu’a-t-elle dit ?…

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– Rien, sire.

– Elle n’a pas parlé de moi ?

– Non, sire ; ni de Votre Majesté nide personne.

– Et vous dites qu’elle dort ?

– Ou du moins, sire, elle est dans sonlit et a les yeux fermés.

– C’est bien, vous pouvez vousretirer…

La dame d’honneur fit la révérence etdisparut.

Le roi, très sombre, demeura rêveurpendant quelques minutes. A quoisongeait-il ?

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Il y eut dans ses yeux un éclair ; puisil haussa les épaules, et transformanttout à coup la physionomie de sonvisage avec cette facilité qui faisaitde lui un comédien achevé, passa desa chambre, où avait eu lieu cetteconversation, dans son cabinet oùl’attendaient quelquesgentilshommes.

Il apparut souriant.

Et les gentilshommes se dirent entreeux :

– Sa Majesté est en bonne fortune…

Le roi fit signe à deux ou troisd’entre eux, honneur dont les autresse montrèrent fort jaloux, et, en cette

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compagnie, sortit du palais.

Il allait être dix heures.

Il faut rendre cette justice à François

Ier que rarement il avait fait attendreune femme.

Commettre quelque bonne petiteinfamie dans le genre de celle qu’ilavait commise envers Ferron, celaoui. Faire jeter dans un cachotquelque mari récalcitrant, ouiencore ; écraser d’un mot de méprisla femme dont il avait assez, ouiencore. Mais faire attendre la femmequi s’offrait… non !

Donc, il allait être dix heures, et leroi pressa le pas.

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Parvenu devant la maison dont Jeanle Piètre lui avait soigneusementindiqué l’emplacement, le roirenvoya son escorte.

Il n’avait pas peur. L’idée ne luivenait pas qu’on pût l’attirer un jourdans un guet-apens.

Il frappa à la porte, en caressant d’ungeste qui lui était familier sa barbeoù des fils d’argent se montraient.

La porte s’ouvrit à l’instant même, et

François Ier sourit de cetempressement qui lui prouvait qu’onl’attendait avec impatience.

– Entrez, dit une voix féminine que leroi prit pour la voix de quelque

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soubrette.

En réalité, c’était Madeleine Ferron.Sans doute, elle avait craint que Jeanle Piètre ne le frappât aussitôt ; elleavait vu arriver le roi, et étaitdescendue aussitôt se poster derrièrela porte.

Une fois le roi dans la maison, laporte se referma lourdement.

François Ier se trouva plongé dansl’obscurité et tressaillit, pris d’unevague inquiétude. Madeleine Ferron,qui venait de lui prendre la main,perçut ce tressaillement.

– Auriez-vous peur ? dit-elle. Il estencore temps de reculer…

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– Peur ! Quand on tient une maindouce et parfumée comme celle-ci !Par Notre-Dame, ma belle enfant, cemystère me plaît, au contraire…Hâte-toi de me conduire auprès de tamaîtresse…

Madeleine Ferron ne dit plus rien, etentraînant doucement le roi, lui fitmonter marche à marche un escalierplongé dans la plus complèteobscurité.

– Si c’est le chemin du ciel, il est biennoir ! plaisanta le roi.

– Nous y voici… murmuraMadeleine, vous n’avez qu’à ouvrircette porte… tenez, voici le loquet.

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Elle plaça la main de François Ier surle loquet de sa chambre, et disparutsilencieusement.

Le roi demeura un instant le cœurbattant devant cette porte. Non qu’ileût peur… Au contraire, comme ill’avait dit, il adorait ces mystères quidonnaient du « montant » et uncharme spécial à ces expéditionsamoureuses. Et il songea :

– A en juger par ces précautions, jedois être tombé sur quelquebourgeoise bien timide qui en est àson premier rendez-vous. Jour deDieu, la bonne aubaine !

Alors il ouvrit doucement la porte et

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entra.

La chambre était solitaire Elle étaitfaiblement éclairée par la lueur d’unflambeau de cire odorante.

D’un coup d’œil circulaire, le roiembrassa l’élégant décor de meubleset de tentures où il se trouvaittransporté.

– Décidément, songea-t-il enadmirant en connaisseur, la dame decéans est peut-être plus experte queje ne croyais…

Mais, peu à peu, ses sourcils sefroncèrent.

Lentement, pièce à pièce, il

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reconnaissait le décor.

Les parfums, tout d’abord, lefrappèrent… les parfums favoris decelle qu’il avait aimée, puis le litqu’il reconnut… puis les sièges…tous les détails d’ameublement… Ilse crut le jouet d’une hallucination etpâlit.

Machinalement, il voulut rouvrir laporte par laquelle il était entré… etcette fois, il frissonna de terreur :cette porte était fermée !

François Ier avait la bravourephysique d’un reître. Mais ce silenceprofond, cette lueur triste duflambeau, cette reconstitution exacte

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de la chambre d’amour qu’ilconnaissait bien, tout cela produisitsur lui la sensation d’un cauchemar.Ses yeux hagards se fixèrent sur unetenture du fond de la chambre.

– C’est par là qu’elle entrait !murmura-t-il en essuyant la sueurd’angoisse qui perlait à son front…Elle entrait toute blanche et rosedans sa robe flottante de soielégère… de soie bleue d’où ses brasde marbre sortaient nus… Elleentrait en disant : « Me voici, monseigneur », et venait se suspendre àmon cou… Oh ! cette vision d’enfer !Ah ! ça… où suis-je ? Est-ce elle quiva entrer ? Oh ! pourvu que ce ne soit

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pas elle ! pourvu que tout ceci ne soitqu’un rêve !

Au même moment, la tenture du fondse souleva et Madeleine Ferron parut.Instinctivement, le roi porta là mainà son poignard.

Elle était vêtue de la robe même qu’ilvenait de décrire, et s’avançait,souriante, en disant de cette voixcharmeuse qui bouleversait les sensdes hommes :

– Me voici, mon cher seigneur !

François Ier, très pâle, recula d’unpas.

Mais une seconde plus tard, elle était

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contre lui. Elle nouait autour de soncou ses bras nus, ses beaux brasd’une impeccable pureté de ligne, etelle tendait vers lui ses lèvreshumides, tandis que ses yeux pâmésd’amour plongeaient dans les yeuxdu roi. Et elle se collait à lui,l’enlaçait, l’échauffait de son haleinetiède.

– Comme tu as tardé à venir,méchant ! soupira-t-elle. Il y a silongtemps que je ne t’ai eu tout àmoi comme en ce moment… Ah ! monFrançois, comme je t’aime !… Et toi…m’aimes-tu ?

Une étrange folie avait d’abordenvahi l’esprit du roi…

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Mais maintenant, la folie qui faisaitbattre ses tempes, c’était la folied’amour. Madeleine l’avait reconquisde sa caresse enveloppante…

– Femme ou spectre, songea-t-il enfrémissant, elle est adorable… et dût-elle m’entraîner en enfer, je suis àelle !

Pourtant les dernières paroles de laBelle Ferronnière brisèrent un peu lecharme d’épouvante et de passion…

– C’est vous ! prononça-t-ilsourdement. C’est bien vous ! Avez-vous donc oublié l’affreuse scène dela maison de la Maladre ?

Il fit un effort pour se dégager. Mais

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plus souple, plus féline, plus robusteencore, elle s’enlaça à lui plusétroitement.

– Tais-toi ! murmura-t-elle ; ce quej’ai fait, je l’ai fait par amour, ô monFrançois ! ce rêve me hante demourir dans tes bras, d’expirer sousun de tes baisers… Ecoute commemon cœur palpite…

Il voulut lutter encore, fit appel à cequ’il pouvait éveiller en lui-même dehaine et de fureur…

– Vous m’avez tué ! gronda-t-il…Vous avez été pour moi la hideuseribaude dont le baiser est mortel…

– Tais-toi ! Je t’aimais trop !

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Cependant, elle l’étudiaitattentivement ; elle détaillait sonvisage, ses yeux, sa bouche ; avide,elle cherchait à surprendre les tracesvisibles du poison… Oui, oui… il n’yavait pas de doute possible… le roiétait empoisonné, le roi étaitcondamné… le poignard de Jean lePiètre devenait inutile !

Ces marques affreuses, ces honteuxstigmates d’un mal contre lequel onne connaissait pas de remède, elle lesvoyait, délirante !

François Ier surprit dans ses yeuxl’éclair de joie…

– Damnation ! rugit-il, tu as voulu

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t’assurer que ton œuvre étaitparfaite ! Tu as voulu voir si je suisbien condamné à la plus effroyabledes morts ! Eh bien, ribaude, tumourras avant moi !

Il fit un violent effort pour larepousser, pour saisir son poignard.

Mais déjà la passion le brûlait et leparalysait.

Il voulait tuer cette femme, et unfurieux désir lui venait de l’étreindreune fois encore… Il leva le bras… lepoignard jeta un éclair…

– Meurs ! râla-t-il, meurs comme unegueuse !

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– Oui, bégaya-t-elle, tue-moi, monFrançois ! Tiens, tue-moi !

En même temps, elle se détacha delui, et d’un geste rapide fit tomber sarobe ; elle apparut dans sonéclatante nudité, le sein soulevé, leslèvres frémissantes, les bras tendus.

– Tue-moi donc, acheva-t-elle, mais

tue-moi d’amour ! François Ier

poussa un rauque soupir, jetaviolemment le poignard qu’il tenait àla main, et tomba sur ses genoux,délirant lui-même, la tête en feu,brisé de désirs et de volupté.

Elle eut un léger cri de triomphe ; ellele saisit, le releva, sa bouche se colla

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à la sienne, et balbutia :

– Nous sommes damnés, soit ! Maisdamnée avec toi, c’est le paradis… Omon François, avant de descendre àl’enfer… une nuit d’amour… une nuitde délices et de volupté surhumaine !

Et ce furent vraiment des heures

d’ivresse insensée. François Ier etMadeleine Ferron éprouvèrent cettesensation qu’ils en étaient à leurpremier rendez-vous. Mortellementatteints tous deux, frappés d’un maldont le nom seul est un poison, ilseurent la nuit d’amour de deuxnouveaux épousés…

Mais lorsque vers trois heures du

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matin, François s’apprêta à seretirer, ni l’un ni l’autre ne prononçala parole du charmant « revoir », sidouce aux amoureux.

Ils demeurèrent pâles, sombres etglacés, vraiment pareils à deuxdamnés qui n’osent se regarder…Une étrange pudeur lui était venue àelle. Se voyant nue, elle rougit ! Etelle se hâta de se vêtir.

Alors, pendant cinq mortellesminutes, ils restèrent en présencel’un de l’autre, silencieux, absorbéspar l’idée que la mort avait présidé àleurs violentes amours…

Une sorte de rage rétrospective

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montait en François Ier. En acceptantcette nuit d’amour, il s’était interdittoute représaille contre la BelleFerronnière… ou du moins, toutereprésaille immédiate…

– Adieu ! fit-il tout à coup d’une voixsourde.

Ce fut là la fin des amours de

François Ier et de la BelleFerronnière.

Elle ne répondit pas, mais prit leflambeau pour accompagner le roi.

Elle ouvrit la porte. L’escalier futvaguement éclairé.

Et dans le bas de l’escalier, enfoncé

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en une sombre encoignure, Jean lePiètre attendait, secoué de frissonsde fureur, son poignard à la main.

Au moment où François Ier,renvoyant son escorte, s’étaitapproché de la maison, Jean lePiètre, posté près de MadeleineFerron, l’avait vu venir.

Il tenait encore à la main l’arme quela Belle Ferronnière venait de luiremettre.

A la vue du roi, Jean le Piètre parutreconquérir soudainement tout soncalme.

Il se contenta de toucher du bout dudoigt la pointe du poignard, comme

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pour l’éprouver.

Puis, d’une voix qui ne tremblaitplus, il dit :

– Je vais ouvrir au roi…

Madeleine eut la perception très

nette que François Ier allait êtrepoignardé.

– Non, non, fit-elle vivement, je vaisouvrir moi-même.

L’homme eut un geste de contrariété,mais n’émit pas d’objections.

– Où attendrai-je ? demanda-t-il d’unton bref.

– Viens !

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Elle l’entraîna, le fit entrer dans unepièce voisine de la chambre, maissans communication avec elle.

– D’ici, tu peux m’entendre crier, dit-elle à voix basse, et alors…

– Bien, interrompit Jean le Piètred’un ton rude.

Alors elle descendit rapidement et setrouva contre la porte d’entrée àl’instant même où le roi frappait…

Jean le Piètre, l’oreille aux aguets,les entendit monter.

Il entendit la voix du roi quiplaisantait.

Lorsqu’ils arrivèrent au haut de

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l’escalier, il fut sur le pointd’apparaître.

Il se contint.

– Tout à l’heure ! gronda-t-il.

Quelques minutes se passèrent.

Un profond silence régnait dans lamaison.

Certain que Madeleine Ferron lui

livrerait François Ier, il se disait :

– Plus que deux minutes à souffrir…une peut-être…

Et cependant, ces quelques instantsqu’il passa là, lui parurent d’unelongueur effroyable… Au bout d’une

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minute, il eut la sensation qu’ilattendait depuis une heure.

– Sur le palier, je serai plus près,murmura-t-il.

Il s’y transporta aussitôt sans bruit,et se trouva devant la porte de lachambre.

Mais là, il comprit qu’il ne pouvaitattendre plus longtemps… Il allongeala main vers le loquet.

A ce même instant, le loquet fitentendre un bruit sec, comme si del’intérieur on essayait d’ouvrir.

Jean le Piètre demeura immobile, samain étendue, sans respiration,

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comme foudroyé… puis son bras seleva…

Mais la porte ne s’ouvrit pas !

On a vu que le roi avait constatéqu’elle était fermée, et c’est lui quivenait d’agiter inutilement le loquet.

Une sueur froide inonda Jean lePiètre.

– Elle a fermé la porte à clef !murmura-t-il.

Et tout aussitôt il reprit :

– Mais alors, comment vais-je entrermoi !…

Il demeura d’abord stupéfait, commelorsqu’on constate une trahison à

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laquelle on ne s’attendait pas.

– Par l’autre porte, dit-il tout à coup.Doucement, Jean le Piètre essaya del’ouvrir… Il étouffa un grondementde fureur.

Cette porte là aussi était fermée !…Alors, il revint sur le palier.

Il se mordait le poing jusqu’au sangpour ne pas crier.

Dans les hallucinations rapides quise succédaient dans son cerveau, il sevit frappant d’abord Madeleine avantde frapper le roi.

Il colla son oreille à la porte…

Puis, peu à peu, il se laissa tomber

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sur les genoux, et ce fut ainsi, àgenoux, l’oreille contre la porte, qu’ilpassa ces heures, qui, par unsingulier phénomène inverse, luiparurent durer quelques minutesseulement.

Il n’entendit pas toutes leursparoles…

Mais il les devina, il comprit lesintonations, nota les soupirs… Ce futhorrible.

Tout à coup il comprit que c’étaitfini… que le roi allait sortir… Endeux bonds, il fut au bas del’escalier, et se blottit dansl’encoignure de la cage, redevenu très

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maître de lui.

Le roi sortit le premier.

Madeleine suivit, son flambeau à lamain.

D’un rapide regard elle s’assura queJean le Piètre n’était pas sur lepalier. Le roi commença à descendre.

Madeleine déposa le flambeau sur laplus haute marche, et descendantavec rapidité, passa devant le roi enmurmurant :

– Je vais ouvrir.

Comme elle le frôlait, le roi eut, à soncontact, un frisson qui était presqueun frisson d’horreur. La fièvre

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d’amour tombée, le délire calmé,toute sa haine lui revenait contre lafemme qui l’avait empoisonné…

Au moment où Madeleine dépassa leroi, elle aperçut Jean le Piètre raidi,dans l’attitude de l’assassinat.

Par un furieux effort de volonté, ellese força à ne pas le regarder, et àcontinuer de descendre comme si ellene l’eût pas aperçu…

Maintenant elle était sûre que le roiétait atteint par le mal.

Le coup de poignard supprimait savengeance. Ou du moins c’est cequ’elle se dit. Et elle conclut : il nefaut pas qu’il meure ainsi ! juste au

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moment où le roi atteignait le bas del’escalier et où Jean le Piètre, avecune sorte de hurlement étranglé, seruait sur lui.

Le hurlement de rage se termina parun râle épouvantable.

Avant d’avoir pu abaisser son bras,Jean le Piètre était tombé, foudroyé,dans une large flaque de sang quis’échappait de sa gorgeentr’ouverte…

Madeleine, d’un geste foudroyant, luiavait planté dans la gorge une petitedague qu’elle tenait à la main, aumoment même où le malheureuxs’élançait…

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Madeleine Ferron, éclaboussée desang, livide, regarda un instant Jeanle Piètre qui se débattait dans lessoubresauts de l’agonie.

Il voulut se soulever, fixa sur elle unregard épouvantable, puis retombainerte.

La Belle Ferronnière, souriant d’unsinistre sourire, se tourna vers

François Ier qui, pâle de stupéfactionet de terreur, regardait sanscomprendre.

– Sire, dit-elle, vous l’avez échappébelle…

Alors le regard du roi alla du cadavreà Madeleine, tous deux sanglants et

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livides…

Et il comprit que cet homme était làpour le tuer !

Il comprit qu’elle l’avait attiré versl’assassinat et que, s’il échappait aupoignard, c’est qu’elle était bien sûrequ’il n’échapperait pas au poison !

Et comme la Belle Ferronnière venaitd’entr’ouvrir la porte, il se glissa audehors et s’enfuit, bouleverséd’épouvante, les dents entre-choquées…

q

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Chapitre26

DEUXCAVALIERSPASSAIENT

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Au moment où le rois’enfuyait ainsi, la sueurde l’angoisse au front,deux cavaliers arrivaientau grand trot par la routede Melun.

Ils passèrent devant la maison de laBelle Ferronnière comme le roi en

sortait, si bien que François Ier seheurta presque contre l’un deschevaux.

– Au diable les bourgeois qui sepromènent à pareille heure ! gronda-t-il.

Les deux cavaliers allaientpoursuivre leur chemin après le léger

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temps d’arrêt provoqué par cetincident.

– Messieurs ! cria le roi, d’une voix siangoissée qu’ils arrêtèrent court.

– Qu’y a-t-il pour votre service,monsieur ? demanda celui des deuxcavaliers qui avait déjà parlé.

Le roi s’approcha rapidement.

– Etes-vous gentilshommes ?interrogea-t-il.

– Nous pouvons dire, en effet, quenous le sommes, mais qu’importe !

– Messieurs, je suis gentilhomme. Sivous l’êtes, vous me devez aide etassistance.

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– Monsieur, dit alors l’autre cavalier,si vous avez besoin d’aide, nous vousaiderons sans que nous ayons besoinde connaître vos parchemins.

– Par Notre-Dame, c’est bien dit ! fitle roi en se remettant peu à peu. Ehbien, ayez l’obligeance de mettre piedà terre et de me suivre.

Les deux cavaliers eurent un instantd’hésitation.

Mais la demande avait été faite d’untel ton d’angoisse qu’ils obéirent.

– Messieurs, reprit alors le roi, vousvoyez cette maison, n’est-ce pas ? Ehbien, il vient de s’y commettre uncrime horrible… On y a attiré, pour

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le tuer, un noble gentilhomme… et sion n’a pas réussi… c’est grâce à unecirconstance providentielle…L’assassin est là, messieurs.

– Eh bien ? demandèrent les deuxcavaliers.

– Il faut que l’assassin soit arrêté,messieurs… dans dix minutes, il aurapris la fuite sans aucun doute…

On remarquera que le roi disait il enparlant de Madeleine Ferron.

Il craignait en effet, de se voir refuserassistance s’il déclarait qu’ils’agissait d’une femme.

– En quoi pouvons-nous vous aider ?

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reprit l’un des deux cavaliers d’unton assez rude. Où est legentilhomme qu’on a voulu tuer ?

– C’est moi, messieurs.

– Eh bien, mais vous n’êtes pasblessé, il me semble ?…

– Non pas, par la mort-dieu, mais ils’en est fallu de peu. Voici donc ceque j’attends de vous, messieurs.Vous allez demeurer devant cetteporte jusqu’à ce que je revienne avecles renforts nécessaires…

– Adieu, monsieur ! fit brusquementle cavalier. La besogne ne sauraitnous convenir !

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Et ils remontèrent sur leurs chevaux.Le roi crispa le poing avec fureur etfut sur le point de dire :

– Je suis le roi, obéissez !

Il se contint pourtant.

– Monsieur, dit le cavalier, si vouscraigniez quoi que ce soit encore,nous sommes disposés à vousescorter jusqu’à votre maison…

Le roi était dans une de cesdispositions nerveuses où les plusbraves avouent qu’ils ont eu peur, –et qu’ils ont peur encore. En outre,en se faisant accompagner, ilespérait connaître les noms des deuxgentilshommes auxquels il songeait

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déjà à faire payer cher leur refus.

– J’accepte, dit-il, et vous remerciede grand cœur.

– Marchez donc, en ce cas, et soyeztout à fait rassuré.

François Ier se dirigea directementvers le château.

Il ne tarda pas à arriver devant lagrande porte et s’approcha dufactionnaire. Celui-ci avait d’abordcroisé la hallebarde en criant :

– Au large !

Mais, au même instant, il reconnut leroi et, avant que celui-ci eût pu direun mot pour lui recommander le

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silence, le soldat avait pris uneposition respectueuse et crié de toutesa voix :

– Aux armes pour les honneurs auroi !

On entendit un tumulte, et aussitôtses quarante hallebardiers du postese rangeaient le long de la grille,tandis que six d’entre euxs’avançaient avec des torches, pouréclairer Sa Majesté.

Les deux cavaliers qui avaient

escorté François Ier se regardèrenten murmurant :

– Le roi !

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Celui-ci s’était tourné vers eux.

– Messieurs, dit-il en riant, voici monincognito dévoilé… Suivez-moi, jeveux vous remercier dignement…Mais, ajouta-t-il en fronçant lesourcil et en forçant la voix, jem’étonne que vous soyez encore àcheval et couverts !

Les deux cavaliers ne bronchèrentpas.

Ils ne se découvrirent pas !

Et comme le roi, furieux, allaitdonner un ordre à l’officier deshallebardiers, l’un des deux inconnusrépondit d’une voix calme au fond delaquelle perçait une sourde

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irritation :

– Monsieur, nous vous avonsrencontré par les chemins ; vousaviez peur, nous vous avons escorté ;vous voici chez vous… Adieu donc, etne soyez pas en peine desremerciements que vous nous devez ;nous vous en tenons quitte.

Et les deux inconnus firent volteface, piquèrent, et disparurent dansla nuit.

Ces deux cavaliers que le roi nereconnut pas, nos lecteurs les ontcertainement reconnus : c’étaientManfred et Lanthenay.

Ils arrivaient de Paris où, avant leur

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départ, s’était passée une scène quenous devons raconter.

Nous reprenons donc les événementsau moment où Julie, la malheureusefemme de Dolet, morte de douleur,vient d’être enterrée.

Avette, forte et courageuse, a suivi lecercueil jusqu’au cimetière desInnocents.

Puis, malgré les instances deLanthenay, la jeune fille a voulurentrer dans cette maison de la rueSaint-Denis où chaque meuble luiparle de son père et de sa mère.

C’est là que nous retrouvons cestrois personnages.

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Ce que craignait Lanthenay estarrivé.

A la vue des objets familiers qu’ontsi souvent touchés les mains de ceuxqui ne sont plus, Avette a été prised’une crise de désespoir.

Mais enfin, les larmes qui ont pucouler l’ont calmée.

Maintenant, réfugiée dans lachambre de son père et de sa mère,elle pleure doucement.

Dans la pièce du rez-de-chaussée,dans cette pièce où, au début de cerécit, Etienne Dolet a reçu le roi

François Ier, Manfred et Lanthenaydevisent gravement.

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– Que comptes-tu faire ? a demandéManfred.

Lanthenay a esquissé un geste grave.

– Que faire ? murmura-t-il. Il fautque je sauve cette enfant de sadouleur… Il faut que j’essayed’arracher le vieillard à la folie. Mevoilà entre ma fiancée et mon père,désorganisé, découragé ; je voisl’avenir en noir…

– C’est que tu souffres. Il estnécessaire que tu t’arraches toi-même à tes désolantes pensées.

Et comme Lanthenay essayait d’ungeste négatif, Manfred continuadoucement :

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– Frère, tu m’as assez souvent fait lamorale pour qu’à mon tour je puisset’en faire un peu. Il me semble que tues injuste envers la destinée ; undouble malheur t’a frappé : la mortde Dolet que tu considérais commeton vrai père ; la folie du comte deMonclar… mais Avette te reste ! Et tues sûr de son amour ; elle est là ;tandis que moi… mais justement, jepars pour Fontainebleau ; je suissans nouvelles de là-bas ; c’est qu’onn’a pas dû réussir… Toi, frère, tafiancée est à tes côtés ; moi, il fautque je conquière la mienne… J’aibesoin de toi, Lanthenay, il faut quetu viennes avec moi…

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Manfred, en parlant ainsi, songeaitsurtout à emmener son ami loin deParis.

– Si tu as besoin de moi, je suis prêt,dit Lanthenay, mais que ferais-jed’Avette ? Que ferais-je de monpère ? Que deviendront-ils pendantmon absence ? Je te soumets cesquestions, frère.

– Je sais un endroit où ils seront enparfaite sûreté tous deux…

– Que veux-tu dire ?

– Tu le sauras. Mais répondsseulement : si je te prouve que lecomte de Monclar et Avette n’aurontrien à redouter pendant ton absence,

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consentiras-tu à me suivre ?

– Peux-tu en douter ! s’exclamaLanthenay.

– C’est tout ce qu’il me faut, ditManfred. Attends-moi ici…

Aussitôt Manfred sortit et prit lechemin de Notre-Dame. Il ne tardapas à arriver dans une petite rue – larue des Canettes – où se trouvaitl’hôtel qu’avait loué le chevalier deRagastens.

On n’a pas oublié qu’au moment deson départ pour Fontainebleau, lechevalier avait conduit sa femme, laprincesse Béatrix, dans cet hôtel, oùil lui semblait qu’il n’y avait plus

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rien à craindre pour elle.

Manfred n’ignorait pas ce détail.

Or, depuis qu’il avait lu la lettrerévélatrice de la Gypsie, le cœur deManfred s’était, à chacune de sespensées, élancé vers cet hôtel où setrouvait sa mère.

Mais la délivrance de Lanthenayavait pris toute son énergie, tous sesinstants. Depuis trois jours, il s’étaitdonné tout entier à son ami.

Maintenant que Lanthenay étaitsauvé, maintenant que ladouloureuse scène de l’enterrementde Julie était terminée, Manfredpartageait ses pensées entre ces deux

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figures de femmes :

Gillette ; la princesse Béatrix.

Ce fut donc le cœur en émoi, qu’ilarriva rue des Canettes.

Il se trouva tout à coup la main sur lemarteau de la grande porte del’hôtel ; alors il fut pris d’uneindicible émotion, reposa doucementle marteau et s’éloigna. Maintenant,il n’osait pas !

Il fit quelques pas dans la rue, puisrevint tout à coup, et cette fois iln’hésita pas à frapper.

Un domestique entr’ouvrit la porte.

Sans lui donner le temps de

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questionner, Manfred lui dit :

– Annoncez à Mme la princesse, quequelqu’un venu de Fontainebleau,désire l’entretenir de la part de M. lechevalier de Ragastens.

– Attendez ici ! fit le valet aprèsl’avoir dévisagé.

La princesse était bien gardée.

Manfred attendit, très ému.

Quelques minutes se passèrent, puisle même valet reparut et lui dit :

– Suivez-moi.

Un instant plus tard, Manfred étaiten présence de Béatrix. Il la

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contempla avidement, songeant :

– C’est là ma mère !

Béatrix était à cette époque, unefemme de quarante-deux ans.

Mais elle avait gardé, comme il arriveà quelques femmes privilégiées,toute la robuste sveltesse, toute lasouple élégance de sa jeunesse, alorsqu’elle parcourait à cheval les routesd’Italie et qu’elle se mettait à la têtedes guerriers de Monteforte, pourrepousser l’armée de César Borgia.

Seulement, son regard avait perducet éclat ardent qui avait tant éblouile chevalier de Ragastens à leurpremière rencontre.

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Ce regard, maintenant, se voilait demélancolie.

On voyait qu’elle avait beaucoupsouffert et beaucoup pleuré.

Cependant Béatrix l’avait tout desuite reconnu.

– Vous venez de Fontainebleau ?demanda-t-elle.

– J’y étais il y a trois jours, madame.

Et Manfred avait l’air si bouleversé,que Béatrix, prise d’unpressentiment, s’écria :

– Il n’est rien arrivé au chevalier ?

– Rien, madame, rien ! Soyezrassurée… J’ai quitté M. le chevalier

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en parfaite santé et en bonnehumeur…

La pensée de Béatrix se reporta alorstout entière sur ce jeune homme quiétait devant elle. Elle étouffa unsoupir. Un instant, elle avait espéréavoir retrouvé en lui ce fils qu’ellecherchait.

Un signe du chevalier de Ragastenslui avait fait comprendre qu’elles’était trompée, on s’en souvientsans doute. Malgré cette déception,elle gardait à Manfred une sympathieirraisonnée et souhaitait ardemmentqu’il fût heureux.

– Eh bien, monsieur, demanda-t-elle,

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avez-vous réussi dans votreentreprise ? Cette charmanteGillette… cette jeune fille quej’aimais déjà de tout mon cœur…

Manfred, depuis quelques instants,sentait ses pensées tourbillonnerdans sa tête. Il écoutait la princessesans l’entendre. Et elle, sans ensavoir la cause, remarquait cetteprofonde émotion qui agitait le jeunehomme.

Il n’y put tenir davantage.

– Tenez, madame, dit-il d’une voixaltérée, ce que j’ai à vous dire est siétrange que je ne sais commentm’exprimer…

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Et comme, interdite, elle gardait lesilence, il eut une main tremblante, latendit à Béatrix en disant :

– Lisez !

Béatrix fut secouée d’untressaillement électrique.

Ses mains tremblèrent violemmenten prenant la lettre qu’elle parcouruten pâlissant de plus en plus.

Enfin, elle murmura, en étouffant lessoupirs qui l’oppressaient :

– Je le savais… je le savais…

Et elle tomba à la renverse.

Manfred jeta un cri de terreur, lasaisit dans ses bras à temps pour

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l’empêcher de tomber.

– Madame ! oh ! madame ! balbutia-t-il.

Chose curieuse, et pourtant biennaturelle : il ne lui venait pas àl’esprit de dire « ma mère ».

Livide, Manfred songea qu’il venaitde tuer sa mère. Il en est en effet desjoies puissantes comme desdouleurs : elles peuvent tuer, endépit du banal proverbe qui veutqu’on ne meure pas de joie.

Manfred déposa Béatrix glacée surun fauteuil, et, fou de désespoir,appela à l’aide. Deux femmesapparurent, et bientôt, grâce à leurs

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soins, la princesse ouvrit les yeux.Elle vit Manfred penché sur elle etmurmura, ravie :

– Mon fils !

Alors seulement Manfred osa dire :

– Ma mère !

Et il se prit à pleurer longuement,comme pleurent les petits enfants.

Les trois heures qui suivirents’écoulèrent comme une minute ; ilnous paraît inutile de détailler lesinnombrables questions que seposèrent réciproquement la mère etle fils, chacun d’eux oubliant souventde répondre ; inutile aussi de décrire

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les touchantes effusions des deuxêtres d’élite qui se découvraient,s’essayaient à se connaître, ou plutôtà se reconnaître.

Disons seulement que Manfred, aubout de ce temps, songea àLanthenay et annonça à la princessequ’il allait sortir. Béatrix pâlit :

– Si j’allais le perdre encore…

Mais Manfred la rassura d’un sourireet d’un mot.

– Je ne suis plus l’enfant qu’enlèveune bohémienne, dit-il, et je suis detaille à me défendre… maintenantsurtout ! Mort-dieu, ma mère, jeplains les pauvres diables qui

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essayeraient de nous séparer !

Béatrix alors examina son fils pourla première fois.

Elle vit sa force, sa vigoureuseélégance, sa robuste beauté, et uneflamme de fierté monta à son front.Tout lui parut admirable en lui,jusqu’à ce juron familier qui venaitde lui échapper.

C’était bien le digne fils deRagastens.

Manfred ne fut guère absent quedeux heures.

Quand il revint, il était accompagnéde trois personnes.

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– Ma mère, dit-il à la princesse, voiciLanthenay, mon ami, mon frère detous les instants depuis mon enfance,celui qui m’a sauvé plusieurs fois lavie… Voici M. le comte de Monclar…Ce vieillard est le père de

Lanthenay… Voici Mlle Avette Dolet,fiancée de mon ami… je la considèrecomme ma sœur…

Béatrix tendit la main à Lanthenay etbaisa Avette au front.

Puis un long entretien s’engageaentre ces personnages, entretienauquel le comte de Monclar seul neput prendre part.

Il fut résolu qu’Avette et le comte

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demeureraient dans l’hôtel, pendantque Manfred et Lanthenayprendraient le chemin deFontainebleau.

Puis Lanthenay, Avette et le vieillardfurent conduits à des chambres queBéatrix avait ordonné de leurpréparer.

Que dirons-nous de plus ?

L’aube se levait, et ni Béatrix niManfred n’avaient songé à prendrede repos ; il leur semblait qu’ilsn’arriveraient pas à épuiser tout cequ’ils avaient à se dire.

Il fallut pourtant se séparer.

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Après mille et millerecommandations, Manfred monta àcheval et, accompagné de Lanthenay,prit la route de Fontainebleau.

La première heure de trot se fitsilencieusement, Manfred etLanthenay se livrant chacun à leurspensées… Pensées exclusivementriantes chez Manfred.

– Comment trouves-tu ma mère ?demanda-t-il à Lanthenay.

Lanthenay tressaillit, arrachésoudain à ses pensées qui, elles,étaient toutes de tristesses.

– Ta mère ? fit-il… elle est telle quej’eusse souhaité la mienne. Ah ! tu es

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heureux, frère ! Tu as ta mère… moi,je n’ai que le portrait de la mienne.Tu as ton père… moi, je n’ai quel’ombre du mien.

Et comme Manfred regardait son amid’un air étonné :

– Pardonne-moi mon amertume,reprit Lanthenay. Le malheur rendmauvais.

– Mauvais, toi !… Tu plaisantes…Mais tu dis que tu as le portrait de tamère ?

– Oui, un fort beau portrait qui setrouvait à l’hôtel de la grandeprévôté… J’y ai été hier, pendant quetu te rendais rue des Canettes.

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– Imprudent !

Lanthenay haussa les épaules.

– Nul n’a fait attention à moi, dit-il.J’ai trouvé les domestiques en trainde piller l’hôtel en douceur. La…maladie de leur maître les a rendusimpudents : « Que voulez-vous,monsieur, m’a dit le majordome, ilfaut bien que nous soyons payés denos gages, puisque nous ne savonspas si monseigneur reviendrajamais… » J’ai obtenu pour vingtducats la permission d’emporter latoile, à condition de laisser le cadre…La toile est maintenant dans lamaison du pauvre Dolet.

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Et Lanthenay ajouta :

– C’est tout ce qui me reste de mamère.

Ce fut en devisant de ces choses queles deux amis arrivèrent àFontainebleau en pleine nuit et qu’ilseurent la rencontre que nous avonsracontée.

Quelques minutes après avoir sivivement brûlé la politesse au roi, ilsmettaient pied à terre devantl’auberge du Grand-Charlemagne.

Le roi était demeuré stupéfait, et dela réponse des deux inconnus, et deleur brusque fuite. Il ne fallait passonger à essayer de les retrouver.

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– Qui diable peuvent être ces deuxmalandrins ? murmura-t-il.

– Malandrins est bien le mot, sire, ditune voix près de lui.

François Ier reconnut la voix et vitune ombre à ses côtés.

– La Châtaigneraie ! s’exclama le roi.

– Moi-même, sire.

– Et tu as vu ?

– Tout ! Je venais de rentrer auchâteau, après… une excursion, etj’allais me retirer dans la bellechambre que le roi a bien voulu medonner, lorsque le bruit de leurs deuxchevaux a attiré mon attention. Je

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suis donc resté près de la grille, j’aivu arriver Sa Majesté, j’ai entendu lefactionnaire crier maladroitement :Aux armes ! et j’ai tout vu, tout, sire.

La Châtaigneraie insistait sur ce mot« tout ».

– Que veux-tu dire ? demanda le roi.

– Je veux dire qu’à la lueur destorches, j’ai pu voir les deuxmalandrins comme Votre Majesté ajustement appelé ces deux hommes ;j’ai pu voir leurs visages un seulinstant, il est vrai, mais cet instantm’a suffi pour les reconnaître.

– Tu les connais ? fit vivementFrançois.

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– Votre Majesté les connaît aussi.

Tout en causant ainsi, le roi et soncompagnon étaient entrés dans le

palais, et François Ier avait gagné sesappartements.

– L’un de ces deux hommes, continuaLa Châtaigneraie, est celui qui nous ablessés tous les trois, Essé, Sansac etmoi, et qui plus tard a si cruellementdéfiguré le pauvre Sansac que celui-ci n’ose plus sortir de son trou…

– Le truand Manfred ? exclamasourdement le roi.

– Oui, sire ! Le même qui a eul’audace de tenir tête à Votre Majestéprès de l’enclos du Trahoir, le même

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qui a eu l’audace plus grande devenir vous braver au Louvre. Etl’autre, c’est son damné compagnon,le truand Lanthenay !

– Eux à Fontainebleau !…

– Votre Majesté n’oublie pas sansdoute que l’un de ces deuxmisérables ose lever les yeux jusqu’à

Mme la duchesse de Fontainebleau !

Non, le roi ne l’oubliait pas…

– Viens ! dit-il à la Châtaigneraie.

Le roi descendit dans la courd’honneur et entra au corps de garde.

– Monsieur, dit-il à l’officier, quelleconsigne donnez-vous à vos

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factionnaires ?

– Mais, sire, la consigne ordinaire…rendre les honneurs…

– Il ne s’agit pas d’honneurs ! s’écriaviolemment le roi. Je vous parle de laconsigne de défense…

– De défense ? balbutia l’officier.

– Oui ; que feriez-vous, monsieur, sides gens de mauvaise intentions’approchaient de la grille ?… Et ilfaut toujours soupçonner lamauvaise intention, monsieur ! Vousn’avez pas de consigne, je le vois…Ah ! je suis bien protégé, par ma foi !

– Pardon, sire ! Nul ne peut entrer au

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château sans avoir parlé à l’un desofficiers de garde.

– C’est insuffisant. A partir de cemoment, tout individu, homme oufemme, de nuit ou de jour, quis’approchera à vingt pas des grillessera sommé de se retirer. S’il n’obéitpas à l’instant, on fera feu…Remplacez immédiatement leshallebardiers par des arquebusiers.Au lieu d’un factionnaire, vous enplacerez deux à chaque porte ; ilsauront l’arquebuse chargée et serontprêts à tirer sur quiconques’approchera. Voilà la consigne,monsieur. Viens, La Châtaigneraie.

Le roi sortit du corps de garde,

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laissant l’officier tout interdit.

– Combien y a-t-il de postes ?demanda François à sescompagnons.

– Quatre, sire. Mais le plusimportant est celui qui fournit lessentinelles du parc.

– Voyons-les tous.

Guidé par la Châtaigneraie, le roivisita tous les corps de garde etdonna partout les mêmes ordres, sibien que le bruit se répandit dans lechâteau qu’on était menacé d’uneattaque, sans qu’on pût préciser dequelle attaque il s’agissait.

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Non content d’avoir visité les postes,le roi fit le tour du parc, s’arrêtadevant chaque factionnaire, lesencouragea, leur promit force ducatss’ils faisaient bonne garde, leurpromit l’estrapade et l’écartèlementsi leur vigilance était en défaut, etenfin, à peine rassuré par cesdiverses mesures, rentra dans sonappartement comme il faisait grandjour.

Tout cela parce que la Châtaigneraieavait murmuré ces deux noms à sonoreille :

– Manfred, Lanthenay.

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Chapitre27

LA MERE ENMARCHE

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C’est dans le taudis deMargentine la folle quenous ramenons noslecteurs.

Ceci se passait lelendemain du jour où

Manfred, retrouvé par Cocardère,quittait brusquement Margentinepour essayer de sauver Lanthenay.

Margentine, après le départ deManfred, avait été prise d’une de cescrises aiguës qui la jetaient à la rueéchevelée, dépoitraillée, parcourantdes quartiers entiers en appelant safille.

Elle était rentrée en son triste logis

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vers minuit, écrasée de fatigue, ets’était endormie jusqu’au jour.

Au moment où nous la retrouvons,elle était accroupie dans un angle, leregard vaguement fixé sur la porte,essayant de rassembler des bribeséparses de pensée et de souvenir.

– La bohémienne, grondait-elle, labohémienne m’a dit que Manfred mefera retrouver ma petite fille ! MaisManfred est parti… Me voilà encoresans enfant… Pauvre Margentine,tout le monde est acharné contre toi !…

Comme elle grommelait de sourdesimprécations, elle vit la porte

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s’ouvrir. Une femme entra.

Margentine qui, comme certainsfous, avait la mémoire desphysionomies très sûre, la reconnutaussitôt.

– La belle dame ! murmura-t-elle.

Celle qu’elle appelait « la belledame » était la duchesse d’Etampes.

La duchesse était seule. Elle entra,souriante, en disant :

– Eh bien, ma chère Margentine, es-tu contente de me voir ? Mereconnais-tu ?

– Je vous reconnais, dit la folie.

– Tu me reconnais, reprit la duchesse

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en dissimulant un geste decontrariété ; tu sais donc en ce casque je t’aime bien, et que je me suistoujours intéressée à ton bonheur ?

– Personne ne m’aime, ditMargentine d’une voix morne, et jene tiens pas à ce qu’on m’aime. Jeveux qu’on me laisse dans mon troupenser à mon aise. Je ne suisheureuse que lorsque je puis penser.

– A quoi penses-tu alors ?

– A des choses…

– Veux-tu que je te le dise, à quoi tupenses, pauvre femme, lorsque triste,seule, abandonnée du monde entierexcepté de moi, tu rêves dans ton

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coin ?… Tu penses à ta jeunesse… tusonges au temps où tu étais plusbelle encore que maintenant, car tues toujours belle, sais-tu ?… Tupenses à la ville où tu as aimé, àl’homme à qui tu donnas ton cœurpour toujours. La ville s’appelleBlois, l’homme s’appelle François…

Margentine hocha la tête.

– Vous parlez bien, murmura-t-elle.Vous dites justement ce que jen’aurais pu dire moi-même…

– Et puis, continua la duchesse, tupenses aussi à l’ange perdu, auchérubin à la tête blonde dont lescaresses te font encore sourire et

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pleurer quand tu les évoques…

– Elle mettait là ses deux petitesmenottes, fit Margentine ravie enmontrant son cou. Si je m’ensouviens, seigneur, doux Jésus ! Maisje ne vis que de cela, moi !… Et elleme serrait en riant. Je vois encore lesdeux petites fossettes de ses jouesquand elle riait si gentiment, et sesdents… des petites perles, si voussaviez !…

La duchesse, maintenant, laissaitparler Margentine.

Elle l’avait amenée au point où ellevoulait.

Un à un les souvenirs de la pauvre

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folle s’éveillaient.

Et, comme toujours, cela se terminapar une crise de sanglots.

– Je ne la verrai plus… c’est fini !…Vous m’aviez promis… labohémienne aussi m’avait promis…mais je sens bien que c’est fini, etque plus jamais je ne reverrai maGillette…

La duchesse attendait cetteexplosion.

– Et moi, s’écria-t-elle, je t’affirmeque tu reverras ta fille quand tuvoudras !

– C’est pour me faire encore souffrir

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que vous me dites cela…

– Te faire souffrir, malheureuse ! Aquoi cela me servirai-t-il ? Non… tusais bien que je m’intéresse à toi ;j’ai eu pitié de ta douleur de mère…Ta fille, je l’ai cherchée, et je l’aitrouvée…

Margentine bondit.

– Oh ! si cela était ! fit-elle, les mainsjointes.

– Cela est. Je te dis que ta fille, je l’airetrouvée. Et je viens te dire où elleest…

– Oh ! madame… Ecoutez, ditMargentine d’une voix brisée, je ne

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suis qu’une malheureuse ; quelques-uns même disent que je suis folle…Je n’ai que ma vie à donner… maiscette vie, je vous la donne. S’il fautmourir pour vous, je mourrai. S’ilfaut que quelqu’un s’arrache le cœurpour vous éviter un chagrin, jem’arracherai le cœur…

La duchesse d’Etampes n’eut pas untressaillement de pitié. Son cœurdemeura sec.

– Parlez ! s’écria Margentine… Oùest-elle ?…

– Assez loin d’ici…

La folle saisit ardemment les mainsde la duchesse.

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– Que ce soit au bout du monde, etqu’il faille y aller pieds nus…qu’importe, j’arriverai…

– Ta fille est à Fontainebleau, dit laduchesse.

– Fontainebleau ? interrogea la folle.

– Oui, une ville… assez loin de Paris,comme je te l’ai dit…

Le cœur de Margentine battait àrompre.

– Par où passe-t-on ? reprit-ellefébrilement.

– Je te le dirai, je te donnerai toutesles indications. La folle allait etvenait dans le taudis, avec une allure

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de lionne.

– Fontainebleau ! murmurait-elle…Je vais partir à l’instant… Adieu !…

– Et comment feras-tu pour laretrouver, si je ne te donnes pastoutes les indications ? s’écria laduchesse.

– Ah ! oui… parlez… je deviens folleà cette idée… Oh ! madame, commentse fait-il que vous soyez si bonne !…Ma fille ! dire que je sais où elle est !… Elle est à Fontainebleau, et je vaisaller la retrouver…

– Ecoute : voici d’abord un peud’argent pour faire le chemin.

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– Pas besoin d’argent… J’irai surmes genoux, s’il le faut.

– Prends… tu arriveras plus vite.

– C’est vrai, en payant, j’arriveraiplus vite.

Elle prit les cinq ou six pièces d’orque lui tendait la duchessed’Etampes.

– En arrivant à Fontainebleau,continua celle-ci, tu demanderas oùse trouve le château. Tu m’entends ?

– Si j’entends !… Ah bien, je mejetterais la tête contre un mur sij’oubliais un seul détail ! Jedemanderai le château en arrivant à

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Fontainebleau… Après ?

– Sais-tu qui habite ce château ?

– Non ! Comment voulez-vous que jele sache, moi ! Mais parlez donc !…

– Eh ! bien, c’est François…

– François !…

– Oui… ton amant, le père deGillette… Tu ne l’as jamais revu ?

– Jamais !

– Le reconnaîtrais-tu ?

– Ah ! oui ! fit-elle avec un accent dehaine qui amena un sourire desatisfaction sur les lèvres de laduchesse.

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– Même s’il a un peu vieilli ?

– Je le reconnaîtrai, vous dis-je !

– Sais-tu ce qu’il est, ton François ?

– Oh ! un grand personnage, je sais…

– Il est roi ! C’est le roi de France…

A la stupéfaction de la duchesse, lafolle éclata de rire et battit desmains.

– Ah bien, il ne manquait plus que çaà ma Gillette ! Fille d’un roi !… Maisce n’est pas étonnant, voyez-vous !Elle serait reine elle-même que celane m’étonnerait pas du tout. Quant àFrançois, ça m’est égal qu’il soit roide France. Il peut bien être ce qu’il

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veut. Je lui dirai ce que j’ai à luidire…

– Eh bien, écoute, ta Gillette est dansle château du roi de France. Tu n’asqu’à aller à Fontainebleau, comme jet’ai dit. Tu iras au château. Tuattendras devant les grilles… Sauras-tu attendre, au moins ?…

– Oui, oui ! J’aurai de la patience.

– Le roi sort presque tous les matinspour aller à la chasse… Alors, tucomprends, quand tu le verras sortirau milieu de son escorte, tut’approcheras de lui, et le reste teregarde ! Si tu ne te fais pas rendre tafille, c’est que tu auras été bien

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maladroite…

Margentine avait écouté ces parolesavec une attention profonde.

La duchesse lui indiqua alors lechemin qu’elle devait prendre, parquelle porte de Paris elle devaitsortir. Puis elle se retira.

En toute hâte, Margentine s’habillad’une robe de gros drap qu’ellemettait rarement, fit un petit paquet,et sortit à son tour.

La duchesse, postée dans un coin dela rue avec deux hommes quil’avaient accompagnée, assista audépart de Margentine. Celle-ci, d’unbon pas, traversa Paris.

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Une fois sur la route de Melun, elleactiva sa marche.

Il était environ trois heures del’après-midi lorsqu’elle était sortiede son taudis. Elle marcha d’unetraite jusqu’à huit heures du soir.

A ce moment, elle entrait dans unvillage.

Un carrosse attelé de quatre chevauxconduit par deux postillons arrivait àfond de train, derrière elle, et faillitla renverser.

– Gare ! gare ! hurla le postillon detête.

Margentine n’eut que le temps de se

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ranger et regarda un instant cecarrosse qui disparaissait dans ladirection de Fontainebleau.

– Je voudrais bien être là-dedans,songea-t-elle. Je serais tôt arrivée.

Cette voiture était celle de laduchesse d’Etampes qui rentrait àFontainebleau.

Quelle avait été la pensée qui avaitpoussé Anne, duchesse d’Etampes, àfaire cette démarche auprès deMargentine ?

Pourquoi envoyait-elle la folle àFontainebleau ?

Espérait-elle que la scène de cette

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pauvresse arrivant au château etréclamant pour sa fille celle qu’onappelait la « petite duchesse »rendrait Gillette à jamais ridicule ?Peut-être !

Ou peut-être aussi, avec cetteconfiance instinctive que toutes lesfemmes ont dans la force réellementénorme du sentiment maternel, peut-être espérait-elle que Margentinetrouverait le moyen d’arracher

Gillette à François Ier, ou tout aumoins de la protéger contre sonamour.

Car pour la duchesse d’Etampes, iln’y avait pas de doute possible : le

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roi aimait Gillette.

Tant que la jeune fille résisterait,cela irait encore à peu près…

Mais du jour où elle seraitofficiellement la maîtresse du roi,que deviendrait-elle, elle, lapuissante favorite qui courbait soussa domination jusqu’à Diane dePoitiers ?

Elle faillit s’arrêter à un partiviolent : celui d’empoisonnerGillette.

Mais elle n’avait personne sous lamain pour exécuter ce projet ; soncomplice Alais Le Mahu était mort ;elle l’avait elle-même assassiné.

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Quant à ses gentilshommesordinaires, elle n’avait en leurdiscrétion qu’une confiance relative.

Ce fut alors qu’elle songea àMargentine et qu’elle se demanda sila folle bien stylée ne pourrait pasjouer un rôle dans la comédie ou ledrame qu’elle préparait.

La pensée lui était venue de dire àMargentine que Gillette étaitjustement la fille qu’elle cherchait.

La duchesse d’Etampes n’en savaitrien et croyait mentir. Il se trouvaque son mensonge était une vérité :la vie a de ces quiproquos.

C’est son carrosse qui avait failli

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renverser Margentine.

Celle-ci, on l’a vu, s’était mise enroute à pied. L’idée ne lui était pasvenue qu’avec l’argent que lui avaitlaissé « la belle dame » elle pouvaitfréter une voiture. Pour elle, pour cetesprit où la vie ne se reflétait qu’enimages troubles, il n’y avait qu’unmoyen d’aller d’un point à un autre :c’était de marcher tant qu’elle auraitla force de marcher.

Nous avons dit que sa premièreétape dura cinq heures.

Margentine, tourmentée du besoind’avancer, traversa le village où ellevenait d’arriver et essaya de

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continuer.

Mais elle dut s’arrêter devant la nuitcomme devant un mur.

Alors elle rétrograda, rentra dans levillage, pénétra dans une auberge, etmontra une pièce d’or.

L’aubergiste s’empressa, dressa latable, servit un dîner comme pourune demi-douzaine degentilshommes. La pièce d’or ypassa, mais Margentine mangea unmorceau de pain et but un verred’eau, ne paraissant même pas avoirvu les pâtés et le poulet qu’uneservante avait disposés devant elle.

– Où allez-vous comme ça ? lui avait

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demandé l’aubergiste.

– Où je vais ? Cette question ! Je vaisretrouver ma fille, pardi.

Les gens de l’auberge se regardèrenten hochant la tête. La voyageuse,avec ses yeux hagards, ses gestesétranges, ne tarda pas à leurapparaître ce qu’elle était : une folle.

Margentine dut à cette circonstancede ne pas être entièrementdétroussée par le rapace aubergiste :on craignait les fous comme desêtres spéciaux qui étaient plus oumoins en relations avec les esprits,les anges ou les démons, toutessortes de puissances extra-terrestres

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dont il était mauvais de s’attirer lacolère.

Au soleil levant, Margentine reprit saroute.

A un moment, une mendiante luidemanda l’aumône.

Margentine lui donna une des piècesd’or qu’elle portait. La mendiante,d’abord stupéfaite, la poursuivit debénédictions exorbitantes.

La folle s’en alla en fredonnant sacantilène favorite, – une vieilleberceuse du vieux temps, naïve,enfantine :

Dans le champ du voisin,

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J’ai cueilli des lys blancs.

Par moments, elle s’arrêtait etfrappait dans ses mains, en disant :

– Qu’est-ce qu’elle va dire, monDieu ! qu’est-ce qu’elle va dire quandje vais la prendre dans mes bras pourla bercer comme je faisais pourl’endormir… Va-t-elle être heureuse !… Et moi donc !… Seigneur, qu’il faitbon ! Et qu’il fait beau ! Je n’aijamais vu une aussi belle journée !…

Une rafale de neige l’enveloppait àcet instant.

Toutes les fois qu’elle rencontrait unpaysan ou qu’elle passait devant unemaison, elle demandait :

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– Fontainebleau, est-ce loin, dites ?

On la renseignait.

La première fois qu’elle avait posécette question, elle avait trembléqu’on ne lui répondit :

– Fontainebleau ! Mais ça n’existepas ! Il n’y a pas de Fontainebleau !

Maintenant, elle était sûre.

Elle marcha toute la journée ; la nuitvenue, elle dut s’arrêter encore, et cene fut que le lendemain qu’ellearriva.

Un groupe de maisons lui étaitapparu, et à un homme qu’ellecroisait, elle avait posé sa question

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habituelle :

– Fontainebleau, est-ce loin ?

L’homme avait allongé le bras versles maisons, en disant :

– Fontainebleau ? Vous y êtes, c’estça…

La folle demeura toute saisie. Elles’était arrêtée, les mains jointes, lesyeux dilatés d’étonnement.

Le long du chemin, elle avait eu cetteimpression sourde que jamais ellen’arriverait et que les gens semoquaient peut-être d’elle quand ilslui disaient :

– Dans quatre heures… dans deux

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heures, vous y êtes. Elle y était !

Et ce fut avec une sorte de timiditéqu’elle entra dans la ville, unetimidité qui la faisait marcherdoucement, comme elle faisait quandelle entrait dans une église, à Paris,l’hiver, pour s’abriter contre le froidou la pluie.

Quelques instants plus tard, ellearrivait devant le château.

Le château lui apparut comme unpalais féerique.

– Dieu, que c’est beau ! murmura-t-elle avec une profonde et sincèreadmiration.

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Elle s’approcha lentement des grilles,comme invinciblement attirée,hypnotisée.

– Au large ! cria soudain unarquebusier ; au large, la femme ! ouje fais feu !

q

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Chapitre28

LA FILLE DEMARGENTINE

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Nous avons laisséFrançois Ier au momentoù, ayant visité les diverspostes du château, ilrentrait dans sesappartements.

La rencontre de Manfred et deLanthenay avait fait oublier au roi lanuit extraordinaire qu’il avait passéechez Madeleine Ferron, nuit d’amouret de haine, de terreur et de passion,qui s’est terminée sur la tragiquevision de cet homme tombant, lagorge ouverte.

Tous ces souvenirs revinrent frappernaturellement l’esprit de François aumoment où il crut avoir pris de

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suffisantes précautions contre lesdeux truands.

– La Châtaigneraie, es-tu fatigué ?demanda-t-il.

– Oui, sire, s’il s’agit de moi-même ;non, s’il s’agit du service de VotreMajesté.

– Eh bien, puisque tu n’es pasfatigué, dit le roi qui n’avait vouluentendre que la deuxième partie de laréponse, tu vas te faire donner uneescorte et aller fouiller la maison à laporte de laquelle tu m’as laissé cettenuit. Tu arrêteras toute personne quise trouvera dans cette maison.

– Même si c’est une femme, sire ?

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– Surtout si c’est une femme.

La Châtaigneraie s’éloigna enpestant fort contre la corvée que luiimposait son maître.

Quant à François Ier, il ordonna àson valet de chambre de faireprévenir la jeune duchesse deFontainebleau qu’il comptait aller lavoir, et commanda qu’on le laissâtseul.

Selon son habitude, toutes les foisqu’il avait un grave sujet d’ennui, ilse mit à se promener avec agitation.

Puis, brusquement, il s’arrêta devantun grand miroir où il pouvait se voirde la tête aux pieds.

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Le miroir lui renvoya l’image d’unhomme vigoureux, d’un athlète auxlarges épaules massives, aux jambesfortement musclées, et il sourit.

Ayant constaté d’un coup d’œil qu’ilpouvait encore, par la prestance,passer pour le premier gentilhomme

du royaume, François Ier continuason inspection par l’examen duvisage. Alors son sourire disparut.

Là, en effet, se multipliaient lessignes d’une vieillesse prématurée.De grosses rides profondes traçaientdes rigoles sur son front ; ses jouess’étaient alourdies ; il constata aveceffroi que, depuis un mois environ,

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ses cheveux avaient blanchi, et quesa barbe grisonnait. Ses paupières sebordaient de rouge, et le regarddevenait terne. Et enfin, parmi lessignes impitoyables de la fatiguephysique, se montraient les signeshonteux du mal qui le rongeait.

– Je suis perdu ! murmura François

Ier en se laissant tomber dans unfauteuil. Je suis perdu… et rien nepeut me sauver. Rabelais m’avaitjuré de me trouver un remède… maisRabelais a disparu… Lâche commetous ses pareils, il m’abandonnetraîtreusement… il se parjure…

Le roi ne se disait pas qu’il avait, lui,

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parjuré sa parole en laissantsupplicier Dolet qu’il avait juré desauver. Il est d’ailleurs certain que siRabelais avait connu la vérité, ilserait accouru du fond de l’Italie oùil s’était réfugié.

Mais Rabelais ne savait pas queDiane de Poitiers s’était emparée dela lettre qu’il avait écrite à François

Ier et du médicament qu’il avaitpréparé.

– Quant à ces chirurgiens quim’entourent, continua le roi, melivrer à eux serait hâter ma mort. Iln’y avait dans mon royaume qu’unhomme capable de me sauver, et il

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s’est enfui ! Je suis bien perdu… Oh !être roi et être terrassé par unefemme !

Il s’arrêta sur ce mot, évoquant lanuit qu’il venait de passer dans lesbras de Madeleine Ferron, et unebouffée de sang monta à son visage.

Mais aussitôt la haine parla en luiplus fort que le désir, et il murmura :

– Pourvu que La Châtaigneraie latrouve ! Par tous les diables, je veuxqu’elle me précède en enfer !…

Ce dernier mot, encore, le fittressaillir.

– L’enfer ! songea-t-il ; c’est bien là

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ce qui m’attend !

Il reprit sa promenade furieuse etgronda :

– Perdu et damné, soit ! Damné pourdamné, il faut que je le sois à bondroit… Ces scrupules quim’étourdissaient, ces voix quifaisaient vacarme en mon cœur, je lesétoufferai… Il me reste peut-être unan… six mois à vivre… Je veux vivreces journées, ces heures, cesminutes… je veux vivre ardemment,sans en perdre une seule… je veuxmourir rassasié de volupté, dans unedernière convulsion de plaisir… Et,par la mort-dieu, ce sera encore unebelle mort, digne de moi !

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Maintenant, il allait et venait commeun fauve.

– Des scrupules ? continua-t-il enhaussant ses larges épaules… Est-ils û r qu’elle est ma fille, d’abord ?Parce que cette folle a jeté parhasard un mot… Est-ce que je le sais,moi, si elle est ma fille !… Et puis…et puis, quand elle le serait !L’infernale drôlesse de cette nuit, enachevant de m’empoisonner, n’a-t-elle pas dit que l’enfer m’attend !… Aquoi bon hésiter, alors ?… Damné,soit !… Oh ! cette pureté immaculée,cette blancheur de lys, cette suaveinnocence… tout cela promis audélire de mon agonie ! Mourir !

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Sentir peu à peu ce robuste corpstomber à la hideuse pourriture, voirl’abominable gangrène gagner mesjambes, mes bras, ma poitrine…sentir mon cœur s’effriter jusqu’à cequ’il cesse de battre… Oui, oui ! toutcela va devenir une réalité… Que dis-je ? C’est déjà l’horrible réalité…Mais puisque je meurs, périsse avecmoi le lys immaculé, et que monagonie, brûlante au moins, serafraîchisse au contact de cettepureté… Mourir… oh ! mourir,désespéré, dévoré par l’infâmelupus… mais mourir dans les bras deGillette !…

Ainsi toute la pensée du roi mourant

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se concentrait sur trois objets qui setenaient étroitement :

Madeleine, cause du mal ; le mal lui-même ; Gillette.

Pour la maladie, il n’y avait rien àfaire ; il se savait condamné.

Pour Madeleine Ferron, il rêvait lesupplice.

Pour Gillette, il rêvait de la sacrifierà son dernier délire.

François Ier sortit de sa chambre etentra dans un vaste salon rempli decourtisans, comme la Châtaigneraiearrivait.

– Eh bien ? demanda-t-il.

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– Nous avons fait buisson creux,sire.

– Oh ! la maudite ! gronda le roi.

– Nous avons fouillé la maison defond en comble et n’avons trouvé…que le cadavre d’un homme, un fortvilain cadavre avec une gorgebéante…

Le roi frissonna au souvenir de lascène qu’évoquaient ces paroles.

– C’est bien, dit-il. Montgomery ?

– Me voilà, sire ! dit le capitaine desgardes.

– Ecoutez…

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François Ier entraîna le capitainedans l’embrasure d’une fenêtre, et luidonna ses ordres :

– Prenez cent hommes intelligents etsûrs, divisez-les en autant decompagnies qu’il y a d’auberges àFontainebleau. A chacune de cescompagnies, désignez une auberge ;attendez la nuit ; et ce soir, vers dixheures, faites fouiller toutes leshôtelleries de la ville ; arrêtez sansexplications toute personneétrangère à la ville, qui y sera arrivéedepuis que j’y suis moi-même – vousentendez toute personne, homme oufemme…

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– Je comprends, sire…

– Surtout les femmes ! ajouta le roi.En attendant, faites monter à chevalcinquante de vos meilleurs cavalierset envoyez-les sur toutes les routes,et principalement celle de Paris.Donnez-leur mission d’arrêter touthomme ou toute femme s’éloignantde Fontainebleau… Avez-vous toutcompris…

– Oui, sire. Mais si cependant VotreMajesté voulait me désigner avecplus de précision la personne qu’ellevise, peut-être pourrais-je agir plussûrement.

François Ier hésita un instant.

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– Connaissez-vous la dame Ferron ?dit-il.

– Je l’ai vue deux ou trois fois, sire.

– Il s’agit d’elle – d’elle surtout !Mais il s’agit aussi de deux truandsde Paris.

– Manfred et Lanthenay, sire ?

– C’est cela même. Vous êtes un bonserviteur, Montgomery. Allez, faitesdiligence… je compte sur vous…

– L’impossible sera fait, sire ! s’écriale capitaine des gardes qui s’élançarayonnant.

Les ordres que venait de donner leroi l’avaient quelque peu rasséréné.

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Il tourna vers ses gentilshommessilencieux un visage souriant.

Aussitôt, les mines inquiètes etassombries se changèrent en minesjoyeuses, les conversations reprirentleur train, et le roi traversa lesgroupes en distribuant des parolesaimables.

Mais la joie devint de

l’enthousiasme, lorsque François Ier,se tournant vers les gentilshommesavant de sortir, dit à haute voix :

– Messieurs, notre grand veneurnous annonce un dix-cors. Nous lecourrons demain, s’il plaît à Dieu.Ainsi donc, que chacun s’apprête, car

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l’animal a déjà mis en défaut plusd’une meute, et ce sera une véritablevictoire que de le forcer.

Des acclamations accueillirent cettenouvelle, tandis que le roi sedirigeait lentement vers lesappartements de la duchesse deFontainebleau.

Ces appartements, placés à l’ailegauche, du château, consistaient enune douzaine de vastes pièces trèssomptueuses.

Il y avait une belle antichambre, oùdouze hallebardiers, en costumed’apparat, montaient la garde pourfaire honneur à la petite duchesse.

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Il y avait un immense salon où setenaient les dames d’honneur.

Il y avait une salle à manger d’unluxe grandiose, avec ses hautsdressoirs chargés de vaissellesprécieuses, ses aiguières d’or, sescandélabres monstrueux.

Il y avait enfin une chambre àcoucher dont le lit carré, élevé surune estrade comme un trône, était unvéritable monument et un chef-d’œuvre de sculpture.

Mais Gillette n’entrait jamais dans lebeau salon d’honneur.

Mais elle mangeait, seule, dans unepetite pièce du fond de

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l’appartement.

Et c’est dans cette pièce qu’elledormait.

Elle avait exigé qu’on plaçât un fortverrou à la porte, menaçant de sauterpar la fenêtre si on ne lui donnait passatisfaction.

Chacune de ces exigences avaitrévolutionné le petit monde desdames d’honneur qui s’en étaientmontrées fort scandalisées.

Gillette avait donc vécu dans cettechambre qui donnait sur le parc parune fenêtre unique.

Elle était en somme assez protégée

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contre les périls inconnus quedevinait son instinct de jeune fille.Elle y avait fait apporter un rouet etfilait pour se distraire.

Sa triste existence de recluse avaitété des plus uniformes.

Le matin, au jour, elle se levait,s’habillait elle-même, et ne tirait leverrou qu’assez tard dans la matinée.Alors la première dame d’honneurvenait lui demander ses ordres« pour se lever », paraissant ne pasvouloir remarquer qu’elle était déjàhabillée. A quoi Gillette répondaitégalement en demandant s’ils’agissait du lever du lendemain,auquel cas, ajoutait-elle, elle

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réfléchirait à la chose pendant lanuit.

A midi, nouvelle apparition de ladame d’honneur venant annoncer

que « les viandes de Mme la duchesseétaient servies dans la salle àmanger ». A quoi Gillette répondaiten interpellant sa servante et en luiordonnant de lui apporter son dîner.

Le soir, répétition de la même scène.

Dans la journée, la dame d’honneurvenait régulièrement à la même

heure demander à Mme la duchesse sielle désirait la lecture ou laconversation de ces dames.

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Mme la duchesse répondait nonmoins régulièrement qu’elle avaitdes yeux pour lire, si l’envie lui enprenait, et que, quant à laconversation des dames de la cour,elle s’y ennuyait fort, parce qu’elle necomprenait pas toujours.

La seule distraction de Gillette étaitde descendre dans le parc ; encoreattendait-elle que le soir fût tombé.

Mais elle ne pouvait faire un passans être suivie, sous prétexte de ladistraire ou de lui faire honneur.

Un soir, comme elle se promenaitlentement dans une allée qui longeaitla haute muraille du parc, l’un des

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factionnaires placés de distance endistance, la regarda si fixement queGillette s’approcha de lui.

Plusieurs fois déjà, il lui était arrivéd’adresser quelques paroles àquelques-uns de ces soldats, et celase terminait toujours par l’offranded’une pièce d’argent.

Ce soir-là, donc, Gillette, ayant vu cefactionnaire qui la regardait etcroyant qu’il avait peut-être quelquegrâce à lui demander, s’approcha delui.

– Vous désirez me parler, n’est-cepas ? demanda-t-elle avec douceur.

Le factionnaire regarda rapidement

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autour de lui.

– M. Triboulet est à Fontainebleau,dit-il.

Gillette poussa un cri, et ses femmess’élancèrent auprès d’elle au momentoù le soldat allait peut-être ajouterquelque nouvelle révélation.

Gillette vit bien qu’il avait encore àparler.

Mais il était trop tard !

– Est-ce que cet homme s’est montréinsolent ? s’écria la première damed’honneur ; je vais faire appelerl’officier…

– Mais non, dit vivement Gillette, un

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faux mouvement que j’ai fait m’a faitcraindre de tomber, voilà tout !

– Au reste, ajouta la duègne d’un airpincé, lorsqu’une grande damecondescend à converserfamilièrement, contre toute étiquette,avec de pareilles espèces, il fauts’attendre à tout…

Gillette s’était éloignée en jetant ausoldat un regard d’intelligence.

Le lendemain, redescendue dans leparc, elle chercha vainement lefactionnaire.

Les jours suivants, il en fut de même.

Gillette imagina qu’on s’était peut-

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être défié de ce soldat, et, pourendormir les soupçons, elle cessa dedescendre au parc.

Il faut se représenter tout ce qui secachait de désespoir sous sa feinteindifférence pour imaginer sa joie àapprendre qu’elle n’était pasabandonnée, qu’on la cherchait,qu’on s’occupait de sa délivrance…

Elle était dans cette situationd’esprit lorsqu’on vint lui annoncerla visite de Sa Majesté.

Gillette fut prise d’une mortelleangoisse et se sentit pâlir. Pour lapremière fois, elle se rendit dans legrand salon où se tenaient les dames

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d’honneur, qui, à son arrivée, selevèrent et firent la révérence.

Là, elle se rassura quelque peu.

Et elle s’assit près d’une fenêtre,laissant errer son regard sur cetteville de Fontainebleau, reportant sapensée de Triboulet à Manfred, puissongeant à ce roi qui se prétendaitson père et qu’elle redoutait commeun larron.

– Messieurs, le roi ! cria une voixdans l’antichambre.

François Ier entra.

Gillette avait jeté autour d’elle unregard de terreur en constatant que

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les femmes quittaient la salle, et queles portes se fermaient.

– Sire ! dit-elle d’une voix quitremblait d’indignation plus encoreque de crainte, faites ouvrir lesportes, ou je crie et je fais unscandale tel que vous n’oserez plusjamais venir ici.

– Rassurez-vous, dit François Ier.

Il frappa sur une table. Ungentilhomme apparut.

– Pourquoi ferme-t-on les portes ?dit le roi. C’est inutile. Je n’ai quepeu d’instants à passer auprès de

Mme la duchesse.

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Et, se tournant vers Gillette :

– Vous voyez, je vous obéis, Gillette.Mais pourquoi vous défier ainsi demoi ?

C’était la première fois que le roil’appelait de ce nom de « Gillette ».Jusqu’ici, en lui parlant, il avaitaffecté de dire « mon enfant ».

Il reprit :

– Vous serez donc toujours monennemie ? Que vous ai-je fait,méchante ?

Gillette tressaillit d’horreur.

Le ton de François Ier était changé.Elle reconnaissait maintenant la voix

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de l’homme qui avait pénétré parviolence dans la petite maison del’enclos du Trahoir et avait essayé del’enlever.

– Je venais, continua le roi, je venaism’enquérir de votre santé… Vouspâlissez, Gillette, vous maigrissez…Vous vous renfermez dans vospensées… Quand vous me connaîtrezmieux, vous regretterez votreinjustice à mon égard… Enattendant, je voudrais vousdistraire… Demain, il y aura chasse…Voulez-vous en être ?

– Je veux bien, sire ! dit Gillette.

François Ier demeura stupéfait.

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– Vous acceptez ?

– Oui, sire. Je n’ai jamais vu dechasse, et cela me fera plaisir…

– Par Notre-Dame ! voilà le premiermoment de joie que j’éprouve depuisbien longtemps ! Ainsi, pour tout debon, vous acceptez ?

– Oui, sire !…

– Ah ! Gillette, murmura ardemmentle roi en faisant un pas vers la jeunefille… si vous vouliez… si j’osaisespérer… si cette acceptationinespérée était le début d’unrevirement chez vous…

– Sire, dit Gillette à bout de forces,

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j’irai à votre chasse demain… Mais jevous en prie, d’ici là… laissez-moi…

– Soyez obéie, fit le roi qui tremblaitautant qu’elle, mais non de la mêmeémotion.

Il se retira, et Gillette courut seréfugier dans sa chambre.

Le roi, en rentrant chez lui, étaitrayonnant.

– Elle cède ! grondait-il. Jour deDieu, la chose a été longue, maisenfin…

Le plan de François Ier était des plussimples.

Une fois en forêt, il s’arrangerait

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pour être seul avec Gillette. L’idéed’un viol brutal n’était pas pourl’effrayer.

Une seule chose, dans cette affaire,étonnait le roi et l’inquiétaitpresque. C’était la facilité aveclaquelle Gillette, jusqu’alors sifarouche, avait accepté laproposition d’assister à cette chasse.

Oui, Gillette avait accepté, – et mêmeavec joie.

D’abord, il ne venait pas à la penséede la pauvrette qu’elle pût avoir undanger quelconque à redouter ; untête-à-tête avec le roi lui paraissaitchose impossible dans une chasse à

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laquelle assisteraient peut-être deuxou trois cents personnes.

Ensuite, elle espérait, en traversantla ville, être aperçue de Triboulet,échanger un signe avec lui, peut-êtrepouvoir lui parler.

Il faut dire que si Gillette était libredans son appartement, si elle pouvaitdescendre au parc, il lui était interditde sortir des limites du château.

Donc, traverser Fontainebleau, mêmeen nombreuse compagnie, était unechance dont il fallait profiter.

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Chapitre29

LA CHASSEROYALE

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C’était vraiment ungroupe fringant quitraversait la ville deFontainebleau lelendemain matin, à lagrande admiration des

bourgeois qui, par des cris répétésde : Vive le roi ! traduisaient leuradmiration enthousiaste.

Gillette, montée sur un cheval noir,peut-être trop vif pour elle –pourquoi lui avait-on fait monter cecheval et qui en avait donné l’ordre ?– Gillette, jetant autour d’elle desregards inquiets, cherchantavidement le visage ami parmi lesmille visages des rues et des fenêtres,

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Gillette, marchait aux côtés de laduchesse d’Etampes, et toutes deuxétaient encadrées de gentilshommes,au nombre desquels Essé et LaChâtaigneraie ne perdaient pas lajeune fille de vue.

Quant à Diane de Poitiers, ellecaracolait en tête sur un fougueuxétalon que bien des cavaliers réputésn’eussent pas osé enfourcher.

Catherine de Médicis, montant selonla nouvelle mode qu’elle avaitinventée, c’est-à-dire la jambe droiteappuyée sur un demi-arceau planté àl’arçon de la selle. Catherinechevauchait hardiment, heureuse demontrer le bas de sa jambe qu’elle

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avait fort belle, heureuse de montrersa science de l’équitation, heureuseaussi d’échapper pour une matinée àl’insupportable mauvaise humeur deson mari le dauphin Henri, lequeld’ailleurs n’avait d’yeux que pourDiane de Poitiers.

Quant au roi, il était radieux. Sahaute taille dépassait la taille desgentilshommes qui l’entouraient.

Il portait beau, dans son pourpointde velours cramoisi, serré par uneceinture d’or à laquelle pendait uncouteau de chasse à manche d’orincrusté de pierreries.

Il parlait du cerf, il parlait des

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campagnes qu’il voulaitentreprendre, il parlait haut, riait,complimentait des hobereaux dontles familles allaient se transmettre degénération en génération le motaimable arraché au roi par sa bonnehumeur ; car le roi, ce matin-là, eûtcomplimenté l’univers entier.

On arriva en forêt.

L’événement désiré, souhaitéardemment par Gillette, ne s’étaitpoint produit ; elle n’avait pasaperçu le visage ami qu’elle avaittant cherché… Et déjà elle serepentait d’être venue.

Au carrefour, le cortège s’arrêta.

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On fit un grand cercle autour du roi.

Les meutes encore accoupléess’alignaient hors du cercle. Lessonneurs de fanfares étaient rangésen bataille.

Sur un appel du roi, le grand veneurs’avança au rapport au milieu ducercle.

Le grand veneur salua d’abord le roi,puis, d’un geste moins profond, leschasseurs assemblés. Dans le grandsilence qui s’était fait, il parla à voixhaute et claire, comme un hérautd’armes.

Il résultait du rapport que l’animalavait été débusqué la veille près

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d’une mare qui se trouvait à cent pasde là, et que les voies partaient decette mare pour aboutir à la grandehêtraie ; le dix-cors, flairant ledanger, avait passé la nuit à brouillerses pistes par des contre-voies, et ilétait maintenant embusqué au fonddes hêtraies.

Le grand veneur se tut.

Le roi jeta un regard d’intelligence àLa Châtaigneraie et à d’Essé qui ne leperdaient pas des yeux.

Puis, ayant remercié et félicité songrand veneur, il se tourna vers lepeloton des sonneurs et fit un geste.

C’était le signal de la chasse. Les

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fanfares sonnèrent.

Les chiens, découplés en un instant,s’élancèrent en compagnie serrée,jappant sourdement, quêtant etflairant.

Puis, ce fut le galop rapide deschasseurs partis en peloton.

Or, au moment où François Ier

s’élançait à son tour, avec, eût-ondit, une certaine hésitation, commes’il eût tenu à se laisser dépasser, àce moment, un cavalier qui avaitassisté invisible, à toute la scène durapport, caché qu’il était dans lesfourrés environnants, se mit àgaloper à la hauteur du roi, tout en

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se tenant hors de son regard et en sedissimulant avec soin.

Ce cavalier, svelte, adroit, maniant samouture à travers les arbres avec uneprestesse extraordinaire, portait surle visage un loup de velours noir.

Il n’était pas de la cour.

Ce n’était pas non plus l’un desgentilshommes du voisinageaccourus à la chasse.

Et enfin, qui eût pu l’examiner deprès, malgré sa course rapide, n’eûtpas tardé à reconnaître que c’étaitune femme.

A l’instant précis où les cors avaient

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sonné, La Châtaigneraie s’étaitapproché du roi et avait demandé àvoix basse :

– Vos derniers ordres, sire ?

– Dans une demi-heure, soyez auRocher de l’Ermite.

Alors, La Châtaigneraie avait reprissa place auprès de la duchesse deFontainebleau, tandis que d’Esséoccupait l’attention de la duchessed’Etampes.

Or, le Rocher de l’Ermite était loin dela hêtraie signalée au rapport dugrand veneur.

Ce Rocher de l’Ermite, ainsi appelé

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parce que jadis quelque cénobite yavait probablement élu domicile,était en réalité un entassement derochers.

Eboulées les unes sur les autres, cesroches verdies de mousses formaientdiverses anfractuosités, dont l’une,assez vaste, avait dû être jadis lagrotte de l’ermite en question.

C’est vers cette grotte que galopait

François Ier après s’être isolé dureste de la chasse. Il était toujoursescorté par son invisible compagnon,– par le cavalier, ou plutôt par lacavalière au loup noir.

On a vu que la duchesse d’Etampes

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s’était jusque-là tenue auprès deGillette.

Avec son instinct de femme jalouseet sa connaissance parfaite des ruses

amoureuses de François Ier, elle avaittout de suite compris que la chassen’avait d’autre but que de rapprocherle roi de Gillette.

La jeune fille n’avait, il est vrai,répondu à aucune des avances de laduchesse, et celle-ci avait pris leparti de chevaucher près d’elle sanslui parler, mais décidée à ne pas laperdre de vue un seul instant.

Or, au moment même où la chassecommençait, d’Essé avait

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brusquement sauté à bas de soncheval, en disant :

– Ces écuyers du château sontdécidément de vilains drôles… votrebête est mal sanglée, madame…

En même temps, d’Essé faisait legeste de ressangler le cheval de laduchesse d’Etampes qui étaitd’ailleurs parfaitement sanglé.

– Merci, mon cher, dit la duchesse.

Et elle excita sa monture pourrattraper Gillette.

Mais elle n’eut pas fait vingt pas quela selle chavira ; la duchesse n’eutque le temps de sauter légèrement à

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terre.

– Quel maladroit je fais ! s’écriad’Essé qui lui-même mit pied à terre,mais cette fois plus lentement, et qui,tout en prodiguant les exclamationsde regret, s’employa à seller la bêtede la duchesse.

Celle-ci fouettait nerveusement l’airdu bout de sa cravache et ne disaitmot. Elle suivait des yeux LaChâtaigneraie et Gillette qui filaientà la suite des chasseurs.

D’Essé n’en finissait pas, multipliantles excuses sur sa maladresse. Enfin,le cheval se trouva sellé, cette foissolidement, et aidée par son

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compagnon, la duchesse d’Etampesse remit en selle.

Alors elle regarda d’Essé droit dansles yeux.

– Encore une fois merci, dit-elle.Vous êtes certain que je n’oublieraipas l’important service que vousvenez de me rendre, et qu’avant peuma reconnaissance saura vousatteindre.

– Bien faible service, madame, fitd’Essé en pâlissant ; en tout cas, jesuis sûr d’avoir été agréable au roi,en vous évitant un accident.

Puis la duchesse partit à fond detrain, tandis que d’Essé la suivait

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d’assez près en songeant :

– Elle siffle bien, la vipère ; et si leroi ne lui arrache les dents, jepourrais bien un de ces joursconnaître sa morsure… Il faudraitque je me gare !

Pendant que d’Essé jouait ainsi sonrôle dans le petit scénario que

François Ier avait imaginé, LaChâtaigneraie jouait le sien de soncôté.

On avait donné à Gillette un chevalombrageux ; et il ne fallait rienmoins que l’habileté consommée etle sang-froid de La Châtaigneraiepour éviter un accident.

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A chaque instant le gentilhommesaisissait la bride de Gillette etarrêtait le cheval pour le calmer. Il enrésulta qu’ils se trouvèrent bientôten arrière de la chasse.

– Rejoignons ! fit tout à coup LaChâtaigneraie.

Gillette, préoccupée de n’avoir pasaperçu celui qu’elle avait cherché desyeux, Gillette, tout entière à sespensées de tristesse, ne fit pasattention qu’à ce moment, ils setrouvaient à l’embranchement deplusieurs routes…

Quelle était la bonne ?

Sans doute celle qu’avait prise La

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Châtaigneraie, car il s’y était engagésans hésitation, et lui qui jusqu’iciavait fait tous ses efforts pourcalmer la monture de Gillette, se mitsoudain à l’exciter.

On galopa ainsi pendant dix bonnesminutes. Les bruits de la chasses’étaient éteints. Gillette n’entendaitplus que le bruit de son cheval et decelui de son compagnon.

Elle voulut arrêter.

Mais soit hasard, soit maladresse, lacravache de La Châtaigneraie s’égaraà ce moment sur la croupe du chevalnoir qui bondit furieusement.

Cinq cents pas plus loin, Gillette

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parvint enfin à arrêter sa monture etmit pied à terre en déclarant qu’ellen’irait pas plus loin.

– Je suis à vos ordres, madame, ditLa Châtaigneraie.

Et lui-même sauta à bas de soncheval.

En même temps, il cingla violemmentla bête qui partit à fond de train,immédiatement suivie par la monturede Gillette.

Cela s’était fait si rapidement que lajeune fille n’avait pu surprendre lamanœuvre.

La Châtaigneraie éclata de rire.

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– Nous voilà donc démontés ! fit-il.Je ne suis pas en peine de mes deuxfugitifs qui rejoindrontcertainement… mais vous, madame…

Gillette garda le silence.

– J’y pense ! s’écria tout à coup LaChâtaigneraie en se frappant lefront ; nous sommes à deux minutesde la grotte de l’Ermite… Madame laduchesse peut s’y réfugier, pendantque j’irai à la recherche… Je penseque ce plan vous agrée ?

– Il me convient tout à fait, ditvivement Gillette.

Elle songeait que, pendant une heure,elle serait seule.

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Aussi ne fit-elle aucune difficultépour suivre La Châtaigneraie qui, eneffet, au bout de quelques minutes demarche, arriva devant les roches. Legentilhomme s’arrêta.

– Madame, dit-il, vous voici devantla grotte de l’Ermite ; vous y serez ensûreté et à l’abri ; si vous voulez bienm’y autoriser, je vais m’éloignerpour aller chercher quelque moyende vous ramener à Fontainebleau.

– Faites, monsieur, murmura Gillette.

– C’est ici que je vous retrouverai,madame ?

– Oui… j’attendrai ici…

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Avant de suivre Gillette dans lagrotte de l’Ermite, quelques motsd’explication sur La Châtaigneraie.

Peut-être nos lecteurs n’ont-ils pas

oublié la scène où François Ier avaitpromis Gillette pour femme à celuide ses trois gentilshommes favorisqui lui livrerait Manfred.

La Châtaigneraie, Sansac et Essé,décidés à unir leurs efforts, avaienttout simplement joué Gillette auxdés.

C’est La Châtaigneraie qui avaitgagné.

On a vu que les trois favorisn’avaient nullement réussi à

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s’emparer de Manfred. Il en résultaitqu’à moins de quelque gros servicerendu au roi, La Châtaigneraie nepouvait guère espérer devenirl’époux de Gillette.

Le gentilhomme s’était longtempscreusé le cerveau pour trouver queléminent service il pourrait bienrendre au roi. Et il cherchait encorelorsque le roi, au matin, avant ledépart pour la chasse, lui avaitrévélé son petit plan de viol.

La Châtaigneraie avait accepté sonrôle avec enthousiasme. En effet, àGillette devenue la maîtresse du roi,il faudrait un mari, – un maridévoué, assez l’ami du royal amant

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pour ne pas gêner ses amours.

– Ce mari, ce sera moi, s’était dit legentilhomme.

Gillette, le cœur palpitant, s’assit surun banc de mousse qu’on avait formédans le fond de la grotte.

Plus rouée, elle se fût demandépourquoi l’active surveillance dontelle était l’objet venait de cesser toutà coup. Elle songea seulement qu’unmerveilleux hasard lui venait en aide.

Elle palpitait, disons-nous. Carmaintenant la pensée de fuir luivenait, précise et nette. Son plan futvite fait : s’en aller au hasard, droitdevant elle, jusqu’à ce qu’elle trouvât

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une maison où elle pourraitdemander l’hospitalité.

Cette décision prise avec la fougued’une joie qui ne laissait place àaucune hésitation, Gillette attenditdeux ou trois minutes pour donner àLa Châtaigneraie le temps des’éloigner.

Enfin, n’y tenant plus, elle s’élançalégèrement vers l’ouverture de lagrotte.

Mais comme elle allait atteindre cetteouverture, une ombre interceptasoudain le rayon de soleil, un hommeparut. Gillette jeta un cri d’angoisseet de terreur.

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Cet homme, c’était François Ier.

La jeune fille, d’un bond, avait reculéjusqu’au fond de la grotte.

– J’étais inquiet, balbutia le roi.J’espère qu’il ne vous est rien arrivéde grave ?

Il continuait à avancer.

Gillette se trouva tout à coup acculéeau fond de la grotte. Elle se vitperdue.

Une inspiration soudaine, une de cesinspirations qu’enfantent lescerveaux surchauffés de fièvre dansles moments suprêmes, – et elle dit :

– Il ne m’est rien arrivé, mon père !

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François Ier s’arrêta court.

Ce mot que Gillette prononçait pourla première fois, ce mot qu’il avait envain sollicité, ce mot de père sedressait maintenant entre la jeunefille et lui.

Père !… Il était père de cette enfantqu’il venait violer !

Et elle, hardiment, le regardait enface, d’un regard clair qui était laplus terrible accusation.

La lutte, dans le cœur de François

Ier, dura quelques minutes, mortellesminutes pendant lesquelles Gilletten’osa risquer un pas, de crainte de

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rompre cette sorte de charme quisemblait paralyser le roi.

Mais, brusquement, François Ier

darda un regard enflammé sur lajeune fille. Tout scrupules’évanouissait en lui. Toute craintes’effondrait. Sa pensée ne lui fournitplus que des images de luxure. Etmême cette certitude d’inceste lefouetta.

Et il gronda, hagard :

– Qui t’a dit que je suis ton père ?…

Au loin, Gillette perçut une galopade.

François Ier, lui, n’entendit pas.

Il saisit la jeune fille par les deux

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poignets :

– Ton père !… Es-tu folle !… Je suiston roi, je suis ton amant… Je t’aime,ne le comprends-tu pas ?…

Elle se raidit pour éviter son haleinebrûlante.

– Je t’aime… bégaya-t-il avec un rireépais… Tu m’aimes aussi, toi n’est-ce pas ?… Tu m’aimes… dis que tum’aimes… dis-le !…

Ses lèvres, furieusement, cherchèrentle baiser…

– Le voilà !… Sain et sauf !… Vive leroi !

Ces cris éclatèrent tout à coup, au

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moment où Gillette éperdue,rassemblait le peu qui lui restait deforces pour repousser l’hommeexaspéré de passion.

François Ier se retourna, livide defureur.

Il vit la grotte pleine de monde.

En tête des chasseurs accourus, laduchesse d’Etampes, qui lui prenaitla main en disant :

– Oui ! Dieu merci, sain et sauf !…Messieurs, vive le roi !

– Vive le roi ! acclamèrent lesgentilshommes.

Au loin, vers les hêtraies, les cors

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sonnaient victorieusement l’hallali…

Ce qui s’était passé :

La cavalière au loup noir avait, on l’avu, galopé pendant quelques minutesà la hauteur du roi. Tout à coup, ellereconnut le chemin que suivait

François Ier.

– Mais il va au Rocher de l’Ermite !fit-elle en arrêtant son cheval.

Dès lors, les scènes qu’elle avaitnotées prirent toute leursignification : le roi demeurait enarrière, tandis que La Châtaigneraieentraînait Gillette.

Elle éclata de rire.

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– Pauvre François ! murmura-t-elle,quel chagrin je vais lui faire enl’empêchant de commettre uneinfamie de plus !…

Elle se dressa sur ses étriers, écoutaattentivement, et finit par entendre leson du cor dans les lointains de laforêt. Alors, elle lâcha bride et selança dans un galop furieux…

Dix minutes plus tard, elle rejoignaitla chasse, au moment même où laduchesse d’Etampes la rejoignaitelle-même et constatait avec unsourire de rage l’absence de Gilletteet du roi.

La cavalière aperçut la duchesse et s

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en approcha.

– Vous cherchez le roi, madame ? dit-elle, railleuse.

– Qui êtes-vous ?… demanda laduchesse étonnée.

– Que vous importe… Je suis uneamie pour vous, puisque je viensvous dire que le roi se trouve en cemoment même à la grotte del’Ermite, et qu’il n’y est pas seul.

En disant ces mots, la cavalière fitvolte-face, et, s’éloignantrapidement, disparut dans la forêt.

A cent pas de là, elle ôta son loup, etla belle et sombre figure de

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Madeleine Ferron apparut.

La duchesse n’avait pas perdu uneseconde. A peine eut-elle entenduparler de la grotte de l’Ermite, qu’elles’était écriée :

– Sotte ! J’aurais dû y penser !…Messieurs ! messieurs !…

Aux cris de la duchesse, unevingtaine de cavaliers s’arrêtèrent etl’entourèrent.

– Messieurs, dit la Duchesse enfeignant une vive émotion, on meprévient à l’instant que le roi,désarçonné de son cheval, s’estréfugié au Rocher de l’Ermite. Jeredoute un malheur…

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La duchesse partit à fond de train,suivie par le groupe de cavaliers.

Quant à la Belle Ferronnière, ayantconstaté que la duchesse partaitdans la direction de la grotte, ellereprit tranquillement le chemin deFontainebleau.

Le roi, avec cette prodigieuse facilitéde dissimulation qui constituait ensa nature de primitif le côté civilisé,le roi, en apercevant la duchessed’Etampes, refoula le mouvement defureur qui déjà crispait ses poings, ets’écria gaiement :

– Eh oui, messieurs, sain et sauf ! ParNotre-Dame, votre roi en a vu bien

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d’autres !…

Il disait cela à tout hasard.

– Vive le roi ! répétèrent lescourtisans.

– A cheval, messieurs, et finissons-enavec cet incident ridicule !

– Votre Majesté assistera-t-elle àl’hallali demanda la duchessed’Etampes.

– Non… nous rentrons au palais.

– Cela fait deux hallalis de manques,François ! murmura Anne de façonque le roi seul l’entendît.

François Ier lui jeta un regard tel que

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d’Essé, qui surprit l’expression de ceregard, s’approcha de la duchesse etlui dit ironiquement :

– Je crois, madame, que si cela nedépend que de Sa Majesté, lareconnaissance que vous avez bienvoulu me promettre sera longue àm’atteindre.

– Nous verrons ! dit Anne d’un air dedéfi.

Et, se tournant vers Gillette qui, pâleet tremblante, faisait d’incroyablesefforts pour se soutenir :

– Pauvre petite ! murmura-t-elle.Aurez-vous confiance en moi,maintenant ?… Mais voyons, vous

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sentez-vous de force à vous tenir àcheval ?… Je vous préviens qu’ilserait très dangereux pour vous dene pouvoir nous suivre… le roivoudrait sans doute, vous tenircompagnie…

– Je suis prête ! dit Gillettegalvanisée.

Quelques instants plus tard, on semettait en route pour Fontainebleau.

q

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Chapitre30

LA CONSIGNEDU ROI

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Nous laisserons Dianede Poitiers continuer lachasse avec ardeur, sanss’inquiéter d’autre choseque de traquer le cerf :nous laisserons François

Ier, escorté de sa petite troupe degentilshommes, cheminer en causantbruyamment, et nous le précéderonsà Fontainebleau.

Nous avons vu que Margentine étaitarrivée devant le château. Unesentinelle lui avait crié :

– Au large, ou je fais feu !…

La folle s’était arrêtée.

La duchesse lui avait recommandé la

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patience. Et Margentine avait promis.Elle se souvenait très bien.

Si bien, même, qu’elle demanda à unsoldat qui passait :

– Est-ce que le roi doit aller à lachasse ?

– A la chasse ? Il y est, la belleblonde.

– Ah ! Il y est… Et savez-Vous siGillette est avec lui ?

Le soldat demeura stupéfait. Il savaitque Gillette était le nom de laduchesse de Fontainebleau, et il futémerveillé que cette sorte depauvresse parlât d’une personne qui

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passait aux yeux des uns pour la

maîtresse de François Ier, aux yeuxdes autres pour sa fille.

Il bredouilla quelques mots et sehâta vers le château, de crainte d’êtrevu avec une personne aussi dénuéede respect pour ces êtres à demifabuleux qui évoluaient dans lemonde de la cour.

Tout à coup, derrière elle, elleentendit crier : « Vive le roi ! »

Elle se retourna soudain, pâlie ettremblante.

– Le roi ! murmura-t-elle. Le roi !…Lui ! François !

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Un groupe de cavaliers s’avançaitvers les grilles du château. Celui quivenait en tête, en avant de tous lesautres de quelques pas, était unseigneur de haute mine, dont lepourpoint de velours cramoisi faisaitvaloir la taille.

Et les yeux de Margentine buvaient,pour ainsi dire, cette vision, avec unétonnement infini, tandis qu’il luisemblait que tout craquait en elle etqu’un prodigieux travails’accomplissait dans sa tête !

Depuis les temps lointains oùMargentine avait été abandonnée parson amant, depuis l’affreuse scèneoù, toute sanglante encore de ses

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couches, à demi morte, elle étaitapparue dans la salle de débauche oùFrançois riait et chantait près de lafille-mère agonisante, depuis cetteheure maudite, jamais Margentinen’avait revu l’homme qu’elle avaittant aimé.

Que le roi eût changé, vieilli, il n’endemeurait pas moins le cavalier sifier, avec son sourire un peu ironiqueet ses yeux froids, qu’elle voyaitvenir jadis avec extase, quand, sur leseuil de la maison de Blois, elleinterrogeait avidement la route.

Et elle le revit tel qu’elle le voyaitalors.

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Nous ne pouvons dire qu’elle lereconnut : de Blois à Fontainebleau,il n’y avait pas dans son esprit desolution de continuité.

Margentine, en se trouvant ramenéeen une seconde à près de vingt ans enarrière, subit-elle une transformationqui atteignit jusqu’aux fibres les plusprofondes de son être ?

Le roi passa à dix pas d’elle. Il ne lavit pas.

Mais elle le vit, elle !

Ses mains se joignirent avec force.Elle voulut crier. Elle comprit qu’ellen’arrivait qu’à bégayer…

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Déjà il était passé…

Et alors, parmi quelquesgentilshommes formant escorte, ellevit deux femmes…

Deux femmes qui cheminaient côte àcôte…

L’une lui jeta un regard brûlant, puisce regard se reporta sur sa compagnecomme pour la lui désigner.

C’était la duchesse d’Etampes.

Et l’autre, c’était Gillette ! Gilletteque Margentine ne reconnut pas…

Tout à coup, le cheval de la duchessed’Etampes fit un écart, et enquelques bonds se trouva près de

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Margentine.

La duchesse, en se penchant commepour flatter l’encolure de la bête et lacalmer, laissa tomber quelques mots.Puis elle rejoignit en souriant, sansque personne se fût douté de samanœuvre.

– Ta fille, ta Gillette, la voilà !…

Ces paroles tombèrent dans lapensée de Margentine comme desgouttes de plomb fondu.

Et ces paroles la galvanisèrent, lafouettèrent, la jetèrent, délirante,vers le groupe qui, à ce moment,franchissait les grilles du château.

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– Au large ! hurla la sentinelle.

– Ma fille ! ma Gillette ! hurla lamère en bondissant.

Un coup de feu éclata.

Margentine, ensanglantée, tomba surses genoux, les bras tendus versGillette, puis se renversa inanimée.

Un cri d’horreur avait retenti dans legroupe des gentilshommes du roi.L’un d’eux avait couru à lasentinelle.

– Qui t’a dit de tirer, misérable ?

– C’est la consigne du roi, réponditle soldat.

Le gentilhomme s’écarta

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prudemment, déjà inquiet de sonmouvement d’indignation.

Mais le roi ne faisait pas attention àlui.

Il suivait des yeux Gillette qui,sautant à bas de sa monture, s’étaitélancée vers Margentine, et il disait àla duchesse d’Etampes :

– Chère amie, ramenez donc cettepetite écervelée qui va secommettre…

Le roi avait-il reconnu Margentine ?

Pas encore !

Gillette, disons-nous, se mit à courirvers Margentine, s’agenouilla près

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d’elle, et souleva sa tête pâle quiavait en ce moment un étrangecaractère de beauté.

Alors, elle reconnut la folle du taudisde la rue des Mauvais-Garçons.

Elle se souvint de la terreur que cettefemme lui avait inspirée, elle serappela le masque empoisonné…

Une larme tomba de ses yeux, et ellemurmura :

– Ce n’est pas ma mère !…

Au cri de Margentine, à cet appelpuissant et vibrant, Gillette avait euun instant cette précise et palpitantesensation que c’était sa mère qui

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l’appelait…

Et maintenant, sa déception était siamère que cela lui arrachait deslarmes.

– Allons, venez, mon enfant… cen’est pas là votre place.

Gillette leva les yeux et reconnut laduchesse d’Etampes. En mêmetemps, elle vit qu’un certain nombrede gentilshommes s’étaientapprochés et la regardaient avecétonnement. Le roi n’était pas parmieux.

– Voici le chirurgien ! dit l’un desassistants.

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Gillette se releva, laissant la place auchirurgien.

Une pitié émue, une pitié profondelui venait pour cette pauvre femmequi l’avait appelée « sa fille ».

– Il faut transporter la blessée,nasilla doctoralement le chirurgien.Quelqu’un sait-il où elle habite ?

– Elle habite au château, dans monappartement ! dit Gillette.

Ces paroles lui échappaient pourainsi dire malgré elle ; elle lesprononça avec impétuosité et, dèslors, il lui sembla qu’elle avait unénorme intérêt à faire transporterMargentine chez elle ; l’instant

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d’avant, elle n’eût pas compris cetintérêt.

Cependant, des soldats avaientapporté un brancard sur lequel ondéposa Margentine.

– Que décidez-vous, madame ?demanda le chirurgien à la duchessed’Etampes.

– Obéissez à Mlle de Fontainebleau,dit Anne avec un sourire.

Quelques minutes plus tard,Margentine reposait sur le lit deGillette.

Le roi, sans attendre la fin de cetincident, s’était retiré dans son

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appartement. Il était furieux, et unefois qu’il fût seul, sa rage put sedonner libre cours.

– Elle me le payera cher ! grondait-ilpar moments.

La menace allait à la duchessed’Etampes.

Tout à coup, il s’assit à sa table,saisit une plume et écrivit :

« Ordre à la dame Anne de Pisseleu,duchesse d’Etampes, de se retirer,dès les présentes reçues, dans sesterres, d’où elle ne pourra sortir sansnotre congé et d’où elle ne reviendraque lorsqu’il nous plaira de l’appelerà notre cour. »

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Il signa et appela Bassignac.

Le valet de chambre apparut.

– Fais-moi venir mon capitaine desgardes, dit le roi.

– M. de Montgomery est justementdans l’antichambre, sire ; mais Votre

Majesté veut-elle recevoir Mme laduchesse d’Etampes ?

Le roi tressaillit.

– Elle ! fit-il rageusement. Qu’elleaille au diable ! Ou plutôt, non, fais-la entrer…

Un instant plus tard, la duchesseentra, souriante.

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En même temps qu’elle, entraitMontgomery, mandé par François

Ier.

Celui-ci tendit au capitaine leparchemin sur lequel il venaitd’apposer son sceau.

– Montgomery, dit-il, lisez ce papieret chargez-vous d’en assurerl’exécution.

L’officier parcourut le parchemind’un regard.

– Est-ce tout de suite, sire ?demanda-t-il.

– Tout à l’heure, répondit le roi,calmé par l’exécution qu’il venait de

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faire. Allez, et attendez le momentdans les antichambres.

Montgomery comprit, salua et sortit.

Anne avait jeté un coup d’œilperçant sur le parchemin. Et si elle neparvint pas à le lire, du moinsl’attitude du roi et le regard surprisde Montgomery lui laissèrententrevoir la vérité.

Elle s’approcha du roi, et posant lamain sur son bras :

– Vous m’en voulez donc bien,François ?

– Madame, dit froidement le roi,vous avez voulu me parler. J’ai

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consenti à vous donner audience…Mais hâtez-vous…

– Hâtez-vous ! s’écria la duchesse,car Montgomery attend avecimpatience, n’est-ce pas, sire ? Est-cepour me jeter en quelque oubliette ?Est-ce pour me conduire en exil ?Parlez donc, sire ! Parlez haut,comme je parle, afin qu’on sachebien qu’à la cour de France, ledévouement est à la merci d’uncaprice royal, et que tel qui risque savie pour le roi sera peut-être demainproscrit ou exécuté !… Ah !François ! Est-ce donc là le prix dema fidèle et constante amitié ? Queme reprochez-vous ? De n’être plus

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belle, peut-être ! C’est là un grandmalheur, en effet ; mais tout demême j’avais le droit d’espérer quemon affection, je n’ose plus dire monamour, serait un jour récompenséeautrement que par l’entremise d’unMontgomery ! Et cela à l’instantmême où je venais rendre à mon roiun service… un nouveau service,sire !

Elle lança ces dernières paroles auroi comme une amorce, et feignitaussitôt une prompte retraite, –stratégie d’ailleurs commune àtoutes les femmes.

– Adieu, sire, dit-elle d’une voixbrisée comme si elle eût fait effort

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pour ne pas sangloter… Adieu,François !

Le roi la saisit par la main. Le mot de« nouveau service » lui avait faitdresser l’oreille, car jamais Anne nes’était vantée à faux de lui être utile.

– Laissez-moi, sire ! dit-elle.

– Eh ! mort-dieu, madame, quellemouche vous pique ? Où prenez-vousque vous soyez menacée ?

– sire… oseriez-vous reprendre àMontgomery le parchemin que vouslui avez remis, et me le faire lire ?

Tout en se débattant, la duchesses’arrangeait de façon à tomber dans

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les bras du roi.

Anne était d’une remarquablebeauté, et Diane seule pouvaitrivaliser avec elle.

Un parfum grisant s’échappait de sachevelure.

Elle offrait à ce moment, et dans saperfection, le type de la femmecapiteuse.

Il n’en fallait pas tant à François Ier.

– Voyons, bégaya-t-il, ne fais doncpas la méchante…

C’était l’aveu de la défaite !

– Ce parchemin, sire ! murmura la

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duchesse.

– Montgomery ! appela le roi.

Le capitaine des gardes entra.

– L’ordre que je vous ai remis… fit leroi.

– Le voilà, sire.

– Eh bien, détruisez-le. Je le révoque.

La duchesse allongea la main pours’emparer du parchemin, mais déjàMontgomery l’avait jeté dans lacheminée, feignant de ne pasapercevoir le geste de la duchesse.

– Vous pouvez vous retirer,Montgomery, dit alors le roi, quiadressa à son capitaine un sourire

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qui eût fait pâlir d’envie les favorisdu roi s’ils l’eussent pu voir.

– M. de Montgomery est vraiment unhomme d’esprit, fit la duchesse.

– C’est un soldat dévoué, dit le roi ;je lui ferai un sort… Ce parchemin necontenait rien d’intéressant pourvous ; mais puisqu’il vous inquiétait,je suis content qu’il n’en reste plustrace… Mais ne disiez-vous pas…

– Que je venais vous rendre unservice ? Oui, sire, un serviced’affection…

– Je n’ai jamais douté de votreaffection, ma chère Anne…

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– Sire, cette femme, cette pauvressesur laquelle a tiré une de vossentinelles…

Le roi fronça le sourcil.

– Eh bien, demanda-t-il, cettefemme ?

– Elle a été transportée au château,sire…

– Au château ! s’écria le roi surpris.

– Dans l’appartement de la duchessede Fontainebleau, sire. Et c’est làjustement ce que je voulais vousapprendre ; la jeune duchesse ademandé, exigé que cette mendiantesoit transportée chez elle. Or, je

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crois, sire, qu’elles se connaissent ;je crois… oui, je suis sûre que vousferiez bien d’aller voir cette femme…

– J’y vais à l’instant, s’écria François

Ier.

– Allez donc, sire, et souvenez-vousau moins que c’est moi qui ai pousséle dévouement jusqu’à vous servircontre les intérêts même de moncœur !

François Ier eut un momentd’émotion bien rare chez lui. Il saisitles deux mains de la duchesse etmurmura :

– Au fond, je n’aime que vous !

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Et il se hâta de courir versl’appartement de Gillette.

C’était un maître coup d’audace etd’astuce féminines que venaitd’exécuter la duchesse d’Etampes.Non seulement elle n’avait pas dit unmot de sa jalousie contre Gillette –jalousie que redoutait le roi, – maisencore, elle prenait position commeprotectrice des amours de Françoiset de Gillette.

Dès lors, plus d’inquiétude à sonsujet dans l’esprit du roi. Dès lorselle devenait la maîtresse légitime, lamaîtresse indulgente qui ferme lesyeux sur un caprice parce qu’elle estassez forte pour cela !

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Margentine avait été transportéedans cette petite chambre retirée queGillette avait adoptée.

Le chirurgien du château, ayantdécouvert le buste de la blessée,examina la plaie qui se trouvait au-dessus du sein droit.

Les dames d’honneur s’étaientsauvées avec des mines de pudeuroffensée. Gillette était restée.

Et même elle avait voulu aider lechirurgien.

– Soulevez un peu la tête… là…restez ainsi.

Gillette, obéissante, avait placé ses

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deux mains sous la tête deMargentine et la soutenait, tandisque le chirurgien lavait et pansait lablessure.

Ce fut à ce moment que Margentinerouvrit les yeux.

Son premier regard, avec un mélangede doute, d’étonnement infini et deravissement, se fixa sur Gillette.

– Pauvre femme, dit celle-ci,comment vous sentez-vous ?

– Bien… très bien… dit Margentine.Jamais je n’ai été aussi bien…

Et elle continuait à dévorer Gillettedu regard.

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– Voilà qui est fait ! dit le chirurgien.Si on est tranquille, si on ne touchepas au pansement, je réponds d’uneprompte guérison.

Il se retira.

Gillette, alors, regarda autour d’elleet vit qu’il n’y avait plus personnedans sa chambre.

Elle ferma la porte et vint s’asseoirprès de Margentine.

– Où suis-je ici ? demandaMargentine.

– Dans le château de Fontainebleau.

Un frisson agita Margentine.

– Le château, murmura-t-elle. Ah !

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oui… le château du roi de France,n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

On eût dit que le coup de feu de lasentinelle avait tué la folie deMargentine.

Avec un émerveillement presqueterrifié, elle constatait qu’elleraisonnait ; elle percevait la clarté,l’ordre et la logique de ses pensées ;elle comprenait qu’elle redevenait ladirectrice de sa mémoire.

Elle refit comme en un rêve rapide,son voyage de Paris àFontainebleau ; elle se revitattendant le passage du roi – de son

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amant ! – et se répéta les paroles dela duchesse d’Etampes :

– Ta fille ! ta Gillette ! la voilà…

Mais par une sorte d’ombre portée,une partie des événements quis’étaient passés pendant sa folie, luidemeuraient interceptés.

C’est ainsi qu’elle ne se rappelaitnullement pourquoi elle avait eul’idée de venir à Fontainebleau ; ellene se rappelait pas davantage quecette belle jeune fille qui lui souriaitétait venue dans son taudis.

Elle reprit avec une timiditéangoissée :

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– Voulez-vous me dire votre nom ?

– Je m’appelle Gillette…

Les doigts de Margentine secrispèrent sur les couvertures du lit ;mais elle se contint.

– Gillette ! fit-elle avec une profondedouceur ; c’est un bien joli nom…

Gillette sourit.

– Pourquoi m’a-t-on transportée ence beau château ?

– C’est moi qui l’ai voulu ainsi…

– C’est vous ? Ah ! au fait… cela nem’étonne pas…

– Pourquoi cela ? fit Gillette en

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souriant.

– Parce que vous êtes bonne… etpuis… parce qu’il fallait peut-êtreque les choses fussent ainsi…

Gillette ne comprit pas cette phraseobscure, qui, chez Margentine,traduisait des sentiments plusobscurs encore. D’ailleurs toutl’étonnait dans l’attitude et lesparoles de la blessée.

Etait-ce bien là cette même femmequi l’avait si durement traitée àParis ? Quel revirement s’était opéréen elle ?

Et pourquoi, aussi, Margentine, toutà l’heure, avant le coup de feu,

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s’était-elle élancée vers elle, encriant :

– Ma fille ! Ma Gillette !

Cette femme lui apparaissaitenveloppée de mystère.

Cependant Margentine luidemandait :

– On dit que le roi a une fille…comprenez-moi… une fille dont on neconnaît pas la mère… Est-ce vrai ?

La question fit pâlir Gillette. Sesyeux se voilèrent. Elle baissa latête… Margentine la regardaitavidement.

Elle reprit d’une voix haletante :

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– Répondez-moi… oh ! croyez-le…soyez-en sûre… si je vous demandeces choses… Répondez-moi commevous répondriez à une agonisanteque vos paroles peuvent faire vivreou tuer…

– Il est vrai, madame, dit alorsGillette… le roi a une fille ou, dumoins, j’ai pu le croire puisque lui-même me l’a dit…

– Cette fille… c’est vous, n’est-cepas ? c’est vous…

Un douloureux soupir échappa à lajeune fille qui dit :

– C’est moi, en effet… Fille de roi…hélas ! fille sans mère !

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Margentine fut agitée d’untremblement convulsif.

Et de ses yeux, des larmes lentescoulèrent.

– Madame ! Madame ! s’écria lajeune fille effrayée, vous sentez-vousplus mal ?

Margentine fit non de la tête.

Et d’une voix oppressée, ellemurmura :

– Attendez… j’ai des choses à vousdire… il faut que je puisse parler…

Frémissante, Gillette attendit.

– Ecoutez dit enfin Margentine… ilfaut que je vous dise… Il y a dans ma

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vie une longue période pleine deténèbres, et je sens que j’essaieraisen vain d’y jeter quelque lueur… Ques’est-il passé dans cette période ? Jene sais… Combien de jours oud’années cela a-t-il duré, je ne saispas non plus… Il me semble que j’aidormi longtemps… longtemps… etque je viens seulement de meréveiller… C’est à peine si je gardeun souvenir vague de quelquesévénements… C’est ainsi qu’il mesemble vous avoir vue… mais c’estune illusion, sans doute…

– Oui, une illusion ! dit Gillette aveccompréhension.

Margentine continua :

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– Mais, par exemple, tout ce qui s’estpassé avant cette période obscure, jeme le rappelle dans les moindresdétails… Mes douleurs d’alorsm’étreignent d’angoisse, comme si jevenais de les éprouver… et mes joiessont si présentes à mon esprit que jeme demande si des années se sontbien passées… Et tout cela se mêledans ma tête…

– Reposez-vous, je vous en prie,interrompit Gillette effrayée parl’exaltation qu’elle devinait dans lapensée de Margentine.

– Me reposer ! s’écria ardemmentcelle-ci. Me reposer ! Mais cela merepose infiniment de vous parler… Et

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puis… vous ne savez pas… Oh ! sicela était possible ! Ecoutez-moi…Vous êtes une pure jeune fille, et jene devrais peut-être pas vous dire…peut-être allez-vous me blâmer… Sivous saviez comme mon cœur seserre à l’idée d’avoir honte devantvous ! Pourtant, il faut que je vousdise… J’étais jeune, alors ; j’étaisbelle ; et j’aimai de toute mon âme cejeune cavalier qui me jurait dem’aimer toujours… Vous rougissez…Ah ! voilà ce que je redoutais…comment faire ?

– Non, non ! s’écria vivement Gillettebouleversée d’émotion. Parlez… nefaites pas attention…

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– Eh bien, je devins mère… J’eus unenfant… et ce même jour… jour demalheur, jour de joie, j’apprisl’infamie de l’homme que j’aimais…,je faillis mourir… puis je revins à lavie qui m’aurait paru radieuse sij’avais conservé mon enfant…

– Cet enfant mourut donc ?interrogea Gillette.

Margentine ne répondit pas. Ellen’entendit peut-être pas. Elle repritavec une exaltation croissante :

– Savez-vous comment s’appelait cethomme ?

– Dites ! oh ! dites !

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– Il s’appelait François et est devenuroi de France…

– Mon père ! murmura Gillettedéfaillante.

– Quant à mon enfant… vous ai-je ditque c’était une fille ? Vous ai-je ditque je me mis à l’adorer avecemportement, avec frénésie ?Ecoutez… écoutez… ces choses sepassaient à Blois…

– Blois ! s’exclama sourdement lajeune fille.

– Un jour… elle disparut…Comment ? Je ne sais… Plus tard,bien plus tard, je sus qu’on l’avaitvue à Mantes…

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– Mantes ! râla Gillette, pâle commeune morte…

– On me dit qu’un homme l’avaitemmenée… un homme… un monstredifforme et contrefait… puis, je neme souviens plus…

Un sourd gémissement de joieineffable échappa à Gillette.

Elle voulut crier : Mère ! mère ! c’estmoi ta fille ! et sa gorge ne renditaucun son ; elle voulut tendre sesbras… mais elle sentit que la vie sedérobait d’elle et qu’elle tombait…

– Anges du ciel ! c’est elle ! c’estelle !

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Avec un rugissement, Margentineavait bondi de sa couche et saisit safille dans ses bras.

La double exclamation de la jeunefille, son émotion croissante devantson récit, son attitude à ses derniersmots lui révélèrent que Gillettes’était reconnue dans ce récitentrecoupé.

Sous les caresses délirantes de samère Gillette rouvrit les yeux.

– Ma mère ! murmura-t-ellefaiblement.

– C’est toi ! râlait Margentine ensanglotant et en riant, c’est donc toi !Je n’étais pas sûre ! Faut-il que je

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sois mauvaise mère ! Comme tu esbelle ! et grandie ! Seigneur ! Il y adonc bien longtemps ! Figure-toi,quand je songeais que je teretrouvais, je me disais que je teprendrais dans mes bras pour tebercer…

La scène qui suivit est de celles quiéchappent à toute description.

Mais enfin, après tant d’effusions,Margentine voulut savoir comment etpourquoi Gillette connaissait sonpère, et comment elle se trouvait auchâteau de Fontainebleau.

– Le roi… commença-t-elle.

Gillette frissonna :

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– Oh ! mère, mère chérie, ne parlonspas de cet homme… il m’épouvante…

– Ainsi, gronda-t-elle, le mal qu’il afait à la mère ne lui suffit pas… ilfaut encore…

A ce moment, à l’entrée de lachambre, plusieurs personnages,hommes et femmes apparurent.

Et l’un d’eux, s’avançant jusqu’aumilieu de la chambre, s’écriarudement :

– Or ça, que signifie cette comédie ?que fait ici cette mendiante ?… Qu’onla saisisse et qu’on la jette hors dupalais, sans autre châtiment, enraison de son état… Quant à vous,

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Gillette…

Il étendit la main, comme pour saisirGillette.

Mais il s’arrêta tout à coup, blêmi, etse mit à reculer comme s’il eût vu unspectre.

Margentine s’était redressée.

D’un geste violent et doux, un gestede mère, elle avait repoussé sa fillederrière elle et elle grondait :

– Touche-la donc un peu… touche-la… et nous allons rire…

– La mère ! bégaya le roi.

Et ce mot, sur ses lèvres retrousséespar un rictus d’épouvante, prenait

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une signification formidable. Lamère !… cela voulait dire : lechâtiment…

Parmi les gentilshommes que le roiavait amenés pour ne paseffaroucher Gillette en venant seul,plusieurs voulurent s’élancer surl’insolente.

Le roi les arrêta d’un geste et dit –murmura plutôt :

– Retirez-vous, messieurs… Cettefemme est ici à sa place… retirez-vous…

Etonnés, effarés, ils obéirent… ilsreculèrent, s’en allèrent, suivis par leroi, écoutant avec stupéfaction les

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grondements de la mère pantelante etfurieuse.

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Chapitre31

AU GRAND-CHARLEMAGNE

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La veille au soir s’étaitdéroulée, à l’auberge duGrand-Charlemagne, unescène qui trouve ici saplace naturelle. On a vuque, dans la matinée,

avant d’aller trouver Gillette qu’ilvoulait entraîner à la chasse,François Ier avait donné des ordres àson capitaine des gardes,Montgomery.

Lorsque François Ier lui confia cettemission d’arrêter la BelleFerronnière et les deux truands,Montgomery en comprit toute lagravité.

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Son premier soin fut d’expédier surtoutes les routes de nombreusesestafettes ; en même temps, ilprépara son expédition du soir enenvoyant des espions dans lesauberges de Fontainebleau.

Les estafettes revinrent bredouilles.

Et sur la fin de la journée, lecapitaine fut convaincu queMadeleine Ferron était déjà bien loinde Fontainebleau.

Mais si, de ce côté-là, sa déceptionfut complète, il n’en fut pas de mêmeen ce qui concernait les deuxtruands. L’un des espions, en effet,vint vers sept heures lui dire que des

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étrangers survenus depuis peuhabitaient l’auberge du Grand-Charlemagne et que deux d’entre euxrépondaient au signalement donné.

– Sur trois, songea-t-il, j’en offriraideux au roi, et, si je ne me trompe, lacapture des deux truands fera oublierla fuite de la Ferron.

Montgomery se frotta les mains.

Vers neuf heures et demie, la ville deFontainebleau fut sillonnée depatrouilles silencieuses. Chacune deces patrouilles marchait droit surl’auberge qui lui avait été désignée,entrait si l’auberge était ouverte,frappait au nom du roi si elle était

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fermée…

L’auberge du Grand-Charlemagneétait située dans une ruelle peufréquentée et d’assez mauvaiseréputation, qu’on appelait la rue auxFagots.

Malgré son titre pompeux, c’étaitune pauvre auberge qui recevaitrarement des voyageurs et quigagnait misérablement sa vie àvendre des cruches de bière auxsoldats. En effet, elle n’était pas trèsloin du château.

En même temps que les autresgroupes, Montgomery sortit duchâteau à la tête d’une quarantaine

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de soldats bien armés et munis detout ce qu’il faut pour enfoncer uneporte ou bâillonner et ligoter unprisonnier.

Il ne tarda pas à atteindre la ruelleaux Fagots, et commença par barrerles deux extrémités de la rue aumoyen de deux postes composéschacun de dix arquebusiers ; lespostes reçurent l’ordre de tuer toutce qui essaierait de passer.

Puis, avec les vingt estafiers qui luirestaient, le capitaine s’avança versle Grand-Charlemagne.

Montgomery frappa.

A sa grande surprise, la porte

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s’ouvrit aussitôt.

– Diable ! songea le capitaine, voilàune porte qui s’ouvre bienfacilement !… Est-ce que je vais, dece côté-là aussi, faire buisson creux ?

Il avait laissé ses soldats dans la rue.

– Bonhomme, dit-il à l’aubergiste,vous avez ici des voyageurs ?

– Oui, monseigneur.

– Combien ? Parlez franchement, caril pourrait vous en coûter cherd’essayer de jouer avec la justice duroi.

– A Dieu ne plaise, monseigneur !J’héberge en ce moment cinq

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étrangers.

– Bien, mon brave. Je viens ici pourarrêter ces étrangers au nom du roi ;mes soldats vont entrer, la chose sefera sans bruit ni scandale, vousn’aurez qu’à nous montrer la portede leurs chambres.

– Je suis un fidèle sujet de SaMajesté, fit l’aubergiste, j’obéirai,monseigneur.

– Un instant. Parmi les étrangers, il yen a deux arrivés depuis peu dejours, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur, les deux plusjeunes.

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– Auriez-vous, d’aventure, entenduleurs noms ?

– Oui, monseigneur.

– Dites-moi ces noms !

– J’ai entendu ces deuxgentilshommes s’appeler entre eux ;l’un se nomme Manfred et l’autreLanthenay.

– Aubergiste ! s’écria Montgomeryrayonnant, je vous prometscinquante écus, et que le ciel medamne si je ne vous les apporte dèsdemain… Allons, conduisez-moi à lachambre de ces deux-là… les autresne m’importent guère.

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Le capitaine se tourna vers la porterestée entr’ouverte pour appeler sessoldats. A ce moment, une portevitrée située au fond de la salles’ouvrit, un homme parut, et unevoix railleuse, nasillarde, ironiques’éleva :

– Ne vous donnez pas la peine defaire entrer vos soldats, monsieur deMontgomery, nous nous rendons auroi !

– Triboulet ! exclama sourdementMontgomery.

– Sorti tout exprès de la Bastillepour vous aider à exécuter les ordresdu roi, mon cher !

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– Triboulet ! répéta le capitaineanéanti.

– Tout prêt à rendre compte à SaMajesté de l’habile prestesse aveclaquelle vous m’avez conduit à laBastille !

– Parlez plus bas ! murmuraMontgomery en jetant vers sessoldats un regard de terreur.

– Ayez donc l’obligeance de fermer laporte si vous ne voulez pas qu’onentende que vous avez menti au roien vous vantant de m’avoir arrêté etconduit à la Bastille !

Montgomery obéit avec une docilitéstupéfiée, puis revint vers Triboulet.

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– Mais j’y pense ! reprit celui-ci.Nous avons à causer, mon chermonsieur de Montgomery ! Or, il y ades soldats qui ont l’oreille fine… Jem’en suis assuré… Ne jugez-vous pasà propos de renvoyer cette troupe quiencombre inutilement la rue.

– Inutilement ! répéta Montgomeryanéanti de stupeur.

– Dame ! Cela me paraît ainsi,puisque nous nous rendons de bonnevolonté, mes amis et moi…

– Vos amis !…

– Sans doute… des amis bien chers,deux jeunes gens qui savent ce qu’ondoit aux ordres de notre bon roi

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François de Valois ; car je puis vousaffirmer que Manfred et Lanthenayont été bien calomniés ; ils nedemandent qu’à aller en prison… àcondition que j’y aille avec eux, etqu’avec eux je paraisse devant le roi,qui sera bien joyeux de me revoir,j’en suis sûr… J’ai voulu lesdétourner de ce projet, mais ils y ontmis un entêtement que je ne conçoispas… Voyons, mon cher capitaine,voulez-vous que je les appelle etqu’ensemble nous allions nousmettre au milieu de vos soldats ?…« Voici Triboulet ! crieront de leurplus belle voix Manfred etLanthenay ; voici le fameux Triboulet

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qui vient de sortir de la Bastille oùM. de Montgomery l’avait conduit ! »Car, Dieu merci, chacun sait combienil est facile de sortir de la Bastille.

Montgomery n’en écouta pasdavantage.

Il sortit dans la rue en refermantsoigneusement la porte, et donnal’ordre au sergent d’armes de releverles deux postes et de reconduiretoute la troupe au château.

– Il n’y a personne dans cetteauberge, acheva-t-il ; les oiseaux sesont envolés, mais je vais interrogerl’aubergiste et j’aurai peut-être uneindication.

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Surpris et flatté que son chef daignâtcondescendre à des explications, lesergent se hâta de rassembler satroupe, pendant que Montgomeryrentrait dans l’auberge.

– Du vin d’Anjou, aubergiste !commanda Triboulet.

Un large broc d’étain fut déposé surla table par l’aubergiste qui, sur unsigne de Triboulet, s’éclipsa aussitôt.

Triboulet remplit les deux gobelets.

– Si nous reprenions la conversationau point où nous l’avons laissée ? ditTriboulet.

– Où l’avons-nous laissée ? balbutia

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Montgomery.

– Ah ! capitaine, vous manquez demémoire. Je vais donc vous aider…Voyons, s’il m’en souvient bien, vousme prîtes par le bras, vous me fîtessortir du Louvre, et vous medemandâtes de vous appuyer auprèsdu roi, vous figurant que j’étaisrentré en grâce et faveur.

– C’est la vérité ; où voulez-vous envenir ?

– A ceci : je vous faussai compagnie,ce dont je m’excuse de tout cœur ;lorsque vous rentrâtes dans leLouvre, le roi vous ordonna de meconduire séance tenante à la Bastille.

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– Comment savez-vous cela ? fitMontgomery.

– Il suffit que je le sache, mon dignecapitaine. Or, le lendemain matin,vous annonçâtes au roi que, grâce àvotre diligence, j’étais bel et bienembastillé. Vous mentiez, mon cher,mais ce fut le commencement devotre fortune.

– C’est possible… Après ?

– Après ? Il en résulte ceci : que sivous arrêtiez mes jeunes amis, je meferais arrêter en même temps, et queje dirais au roi : « Sire, une autrefois, choisissez mieux ceux quidoivent me conduire à la Bastille ».

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Vous voyez l’effet produit.

Montgomery frémit.

Il ne comprenait que trop bien que sipareil événement se produisait, ceserait pour lui-même unecatastrophe dont il ne se relèveraitpas, bien heureux encore d’en êtrequitte avec la perte de son grade etde son emploi et la disgrâce du roi.

– Oui, dit-il avec un soupir de rage,je suis forcé d’en convenir. Et aussibien, vous voyez que je n’ai pasarrêté les deux truands que vousappelez vos amis.

– Ce soir, oui, mais une autre fois ?

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– Je vous donne ma parole de…

– Bon pour vous, mon cher ; mais nepourrait-il se faire que quelque autreofficier, prévenu, ou pris d’uneinspiration soudaine…

– Je me tairai…

– Je n’en doute pas ; mais les Latins,qui, comme vous le savez, étaient unpeuple fort intelligent, avaientimaginé un proverbe… Verba volant,scripia manent.

– Ce qui veut dire ?

– Que les paroles s’envolent maisque les écrits restent.

– Vous voulez que j’écrive ?

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– Tout simplement.

– Et si je refuse ?

– Alors, écoutez bien. Je suis vieux,je ne tiens pas du tout à ma vieillecarcasse, et, au fond, il m’importeassez peu d’aller pourrir au fond dequelque cachot. Au contraire, j’ai unintérêt énorme à assurer la liberté demes deux amis. Or, donc, si vousrefusez d’écrire, je vais de ce pas auchâteau, et je dis au premier officierque je rencontre : Je suis Triboulet,conduisez-moi au roi…

– Cela n’empêcherait pasl’arrestation des truands.

– C’est vrai, mais cela nous vengerait

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d’avance. Manfred et Lanthenayseraient arrêtés… peut-être, et s’ils yconsentent ! Mais ce qui est sûr, c’estque le capitaine qui s’est joué de lacrédulité du roi serait égalementarrêté, conduit à Paris sous bonneescorte, et jeté dans quelque bastille.

Montgomery frissonna.

– Ecrivez donc ! reprit Triboulet enpoussant devant le capitaine unefeuille de parchemin et une plumequi, évidemment, avaient étépréparées d’avance.

– Et si je te tue ! rugit tout à coupMontgomery.

En même temps, il repoussa

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violemment la table, tira sa dague etse précipita sur Triboulet.

Celui-ci fit un bond en arrière, etavant, que le capitaine eût pul’atteindre, se trouva campé, l’épée àla main.

Montgomery savait que Tribouletétait d’une force redoutable àl’escrime. Il n’en aurait pas moinsessayé de frapper son adversaire si, àce moment, plusieurs hommes nefussent entrés dans la salle.

Montgomery reconnut deux d’entreeux : Manfred et Lanthenay.

Du reste, ils ne firent aucunedémonstration contre le capitaine et

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parurent vouloir assister au combaten simples spectateurs. MaisMontgomery comprit que s’il blessaitTriboulet, il ne sortirait pas vivantde cette auberge.

D’un geste furieux, il rengaina sadague et alla reprendre sa place à latable en disant à Triboulet :

– Que faut-il écrire ?

Alors Manfred, Lanthenay,Spadacape et le chevalier deRagastens s’assirent à l’autre boutde la salle.

Triboulet dicta et Montgomeryécrivit :

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« Ordre aux chefs de poste duchâteau de Fontainebleau de « porterrespect et déférence à mon bon amiFleurial qu’on « appelle aussiTriboulet. »

La tournure ambiguë de cette phraseéchappa à Montgomery, quid’ailleurs n’était guère en état deréfléchir. Il signa. Triboulets’empara du précieux papier endisant :

– Vous comprenez, mon cher… Avecun pareil viatique sur moi, je puispasser partout sans crainte.

– Soit ! fit Montgomery d’une voixétranglée par la fureur, mais votre

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triomphe sera de courte durée ; je mecharge, avant huit jours…

– Oh ! avant huit jours, nous seronstous loin de Fontainebleau.

C’est ce que voulait savoir lecapitaine.

– Puisses-tu dire vrai, vipère !gronda-t-il en lui-même.

Et il sortit, accompagné jusqu’auseuil par Triboulet qui lui fit uneprofonde révérence.

Le lendemain matin, Montgomery,posté dans l’antichambre du roi,attendit avec impatience que

François Ier le fit appeler. Mais le roi

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était absorbé par une graveopération : sa toilette de chasse… Ilpartit pour la forêt sans demander àson capitaine aucune nouvelle de ladouble battue de la veille.

On a vu la scène qui eut lieu entre

François Ier et la duchesse d’Etampesau retour de la chasse, on a vu queMontgomery avait su mériter de sonroi un sourire qui l’avait quelque peuréconforté ; on a vu enfin que le rois’était rendu chez Gillette, et ce quis’en était suivi.

Ce fut à ce moment que François Ier

se rappela les ordres qu’il avaitdonnés.

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Il fit venir Montgomery etl’interrogea d’une voix si sombre quele capitaine, tremblant, songea que,décidément, il allait passer unmauvais quart d’heure.

Mais aussitôt, il se remit et, payantd’audace, se fiant sur le hasard et lesrevirements de la cour, il répondit :

– Sire, nous n’avons pu arrêter ni ladame Ferron ni les deux truands… Laraison en est toute simple, sire, c’estque cette femme et ces deux hommesont quitté Fontainebleau.

Et Montgomery se lança dans ungrand luxe de détails imagina séancetenante une série de scènes qui

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intéressèrent fort le roi, et terminaen disant :

– Nous avons arrêté hier et cette nuitune soixantaine de personnes quisont au château, sire… Je vais, si leroi m’y autorise, faire relâcher cesgens, puisque les seuls quiintéressent Votre Majesté sont enfuite…

François Ier avait écouté d’un airsombre les explications deMontgomery. Il était évident que sapensée était ailleurs.

Enfin, un soupir lui échappa.

Et se tournant vers Montgomery :

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– Allez, monsieur. Renvoyez vosprisonniers ; et, puisque vous êtessûr que les personnes en question nesont plus à Fontainebleau, c’est quetout est pour le mieux ; n’en parlonsplus.

François Ier demeura enfermé chezlui pendant deux heures.

La soudaine apparition deMargentine se dressant entre Gilletteet lui, le bravant du regard, lemenaçant du geste, l’avaitviolemment frappé.

Au bout de deux heures, on vit

François Ier sortir de son cabinet. Ilparaissait sombre et préoccupé.

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Il se dirigea vers l’appartement de laduchesse d’Etampes.

Qu’allait-il faire chez Anne ?

Allait-il lui demander laconsolation ?

Peut-être l’astucieuse duchesseattendait-elle cette visite…

Elle avait fait une toilette savante.

Habillée, ou plutôt déshabillée avecun art consommé, elle s’apprêtait àune lutte suprême pour reconquérirla couronne.

La couronne !…

Et n’était-elle pas en effet presquereine ?

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Ou bien y avait-il au fond de cetteconscience quelque monstrueuxespoir s’étayant sur des assassinatspossibles ?…

Quoi qu’il en soit, lorsque François

Ier entra chez la duchesse, il s’assitou plutôt se laissa tomber dans unfauteuil, et, comme après Marignan,il murmura :

– Tout est perdu !

Mais cette fois, il n’osa ajouter :

– Hormis l’honneur !

Il n’avait fait attention ni à lacapiteuse toilette d’Anne, ni à sonsourire plein de promesses, et n’avait

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pas vu qu’elle s’était avancée vers luien tendant ses lèvres.

– Il souffre donc bien ! pensa-t-elle.

Pour une femme comme la duchessed’Etampes, le doute n’était paspossible.

Ce roi, ce grand coureur de femmes,ce grand trousseur de jupes, cethomme que la vieillesse marquait aufront et que la maladie poussait à latombe, ce roi qui avait passé sa vie àrire de l’amour et des femmes, cereître qui n’avait jamais vu dans lafemme qu’un instrument de passion,eh bien ! il était dompté par unepetite fille sans malice…

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Deux yeux bleus, deux yeux purs etprofonds comme le joli ciel azuré dece coin de France, avaient bouleverséce sceptique.

Il tremblait, il soupirait, il pleurait.

Il aimait enfin !…

C’était le châtiment qui venait lesurprendre à l’apogée de sa carrièrede grand amoureux.

Pensive, la gorge serrée, Annecontempla le roi qui pleurait !…

Elle n’était plus la femme aimée !Elle était déchue de cettesouveraineté qu’elle avait exercéependant des années sur le cœur du

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souverain.

Elle comprit que c’était la fin de sacarrière de femme.

Ce fut un drame qui se déroulasilencieusement dans le secret de sapensée.

Anne se résignait à l’abdication…

Elle abdiquait, oui ! Mais ellen’abdiquait que sa royautéd’amoureuse. Quant à sa royautépolitique, quant à son influence surl’esprit du roi, à défaut de son cœur,elle allait tenter un suprême effortpour la conserver…

Anne doucement, s’approcha de lui,

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se pencha, et le baisa au front.

Ce n’était plus un baiser d’amante. Ily avait quelque chose de materneldans ce geste apitoyé, dans ce baiserconsolateur.

Elle murmura :

– Tu souffres donc bien, mon pauvreFrançois ?

Le roi de France cacha sa tête dans lesein de cette femme qui se penchaitsur lui et se prit à sangloter.

Et c’était d’une habileté réellementadmirable, c’était presque beau etpresque grand, ce sacrifice del’amante, cette transformation

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d’Anne, duchesse d’Etampes.

Sous ces caresses, le roi, peu à peu,reprenait possession de soi-même.

Alors elle demanda :

– Que s’est-il passé ?

Et, tout naturellement, comme s’ileût parlé à un vieil ami, il raconta lascène de Margentine se dressantentre Gillette et lui.

– Et c’est sa mère ?… demanda laduchesse.

– Oui ! fit le roi.

– Et vous aimez cette jeune fille,François ?…

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– Oui ! répondit encore le roi.

La duchesse frissonna. Cette passiond’inceste ainsi proclaméel’étourdissait. Mais elle jugea qu’ilfallait se grandir avec la situation.L’essentiel, pour le moment, était dene faire aucune allusion au lien deparenté qui unissait le roi à Gillette.

Anne s’assit près du roi, posa samain blanche sur son bras, et d’unevoix qui tremblait un peu :

– C’est un caprice de votre cœur,n’est-ce pas ?…

– Oui, un caprice, s’écria le roi, seraccrochant à cette perche qu’on luitendait ; un simple caprice, ma chère

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Anne. Quant à mon cœur, au fond, ildemeure vôtre pour longtemps…pour toujours, je pense !

– Eh bien, mon roi, mon amant,soyons assez amis l’un de l’autrepour poser nettement la situation.Vous aimez cette Gillette… et je veuxcroire, je veux être sûre que vouscontinuez à m’aimer tout de même…Hélas ! une pauvre femme aimantecomme moi ne peut donner unedernière preuve de son amour qu’ense dévouant…

– Chère Anne ! s’écria le roiréellement ému.

– Mais, reprit-elle, si je me dévoue,

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mon roi, si… je vous aide à vous faireaimer, que me restera-t-il à moi ?Bientôt je serai complètementoubliée, et moi qui étais la premièreà votre cour, je serai tellement larisée des rivales que j’ai écraséesqu’il ne me restera plus qu’uneressource : me retirer en monchâteau et, dans une vieillessedéshonorée, attendre dans les larmesune mort que j’appellerai… que jehâterai peut-être…

– Anne ! Anne ! je vous jure, je vousdonne ma parole de roi que vousresterez à ma cour la première, laplus honorée…

Il eut le courage d’ajouter :

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– La plus aimée !…

Elle reprit, comme songeuse etsuivant une idée à la piste :

– Ainsi c’est cette Margentine qui estl’obstacle ?… Eh bien sire, il fautsupprimer l’obstacle.

– C’est à quoi je pense, répondit

François Ier d’une voix qui fitfrissonner Anne, quelle que fût saforce d’âme.

– C’est un moyen… mais il estmauvais.

– De quel moyen parlez-vous ?

– De celui auquel vous pensez.

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Ils se regardèrent et se virent pâles.

– Eh bien, oui ! fit violemment

François Ier, puisque cette femme megêne…

Il acheva d’un geste.

– Et je vous dis, François, que lemoyen serait mauvais.

– Pourquoi ?

– Parce que, couvert du sang deMargentine, vous inspireriez àGillette une horreur telle qu’elle enarriverait à se tuer elle-même plutôtque de tomber dans vos bras.

Le roi demeura une minute pensif.

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– C’est maintenant, dit-il enfin, queje reconnais toute la force de votredévouement, ma chère Anne… Vousavez mille fois raison. Mais alors,achevez votre œuvre, guidez-moi,conseillez-moi…

– Il faut les isoler, dit la duchesse ;songer à les séparer, ce serait folie ;mais les isoler est facile, et une foisqu’elles seront seules, qu’elles nepourront plus compter sur la crainted’un scandale…

– Oui, je comprends… mais commentles isoler ? Où les conduire ?… Horsdu château ? Jamais !

– Il y a le pavillon des gardes au fond

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du parc. Je me charge de le faireaménager, et dès demain je lesdéciderai à s’y réfugier.

– Anne, tu me sauves la vie ! s’écriale roi sans songer que sonexclamation était un vrai coup depoignard dans le cœur de laduchesse.

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Chapitre32

LE PAVILLONDES GARDES

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Ce pavillon, dont laduchesse d’Etampesvenait de parler àFrançois, était situé trèsavant dans le parc, aumilieu d’un massif de

vieux arbres qui, pendant l’été, lecouvraient d’une ombreimpénétrable.

On allait rarement de ce côté.L’endroit était solitaire.

On avait fini, parmi les gens duchâteau, par attacher des idéessuperstitieuses à ce pavillon, grâce àson isolement au fond du bosquetd’arbres.

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Or, le soir du jour où la duchesse

d’Etampes et François Ier eurentl’entrevue à laquelle nous avonsassisté, un laquais du château entratout à coup, pâle et tremblant, àl’office, où ses camarades prenaientleur repas.

Et il raconta qu’ayant eu unecommission à porter à une dessentinelles postées contre le mur dufond du parc, il avait voulu coupercourt en revenant et, malgré la nuit,était passé devant le pavillon desgardes.

Or, à travers les jointures despersiennes du rez-de-chaussée, il

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avait vu de la lumière !

D’abord pris d’une folle envie des’enfuir, cet homme assura qu’ilavait eu ensuite le courage des’approcher à pas de loup de lapersienne éclairée vaguement, etqu’il avait vu une forme noire venantlentement à lui.

L’opinion générale fut que la visionsignalée n’avait riend’extraordinaire, et que c’était unfait connu que le pavillon des gardesétait hanté.

Par qui ? Ou par quoi ?

C’est ce qu’on ne pouvait dire.D’ailleurs, on ne sait jamais par qui

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est hantée une maison hantée, parceque, si on le savait, ce ne serait plusune maison hantée, mais une maisonhabitée.

Cette théorie, que nous reproduisonssans en endosser la responsabilité,fut émise par l’un des officiers de labouche royale, homme considérableet tout à fait digne d’être cru surparole.

Il demeura donc acquis que lepavillon des gardes étaitactuellement la demeure d’une« forme noire », que, faute de luipouvoir donner un nom plus précis,on appela la Dame en Noir, sansqu’on fût d’ailleurs tout à fait sûr

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que l’apparition était du sexeféminin.

Nous avons trop de respect pourMM. les officiers de l’office royalpour élever le moindre doute surl’existence de la Dame en Noir dont ilest fait mention dans les « Mémoiresdu sieur Aubry de Ribécourt, officierde la bouche royale, concernantquelques faits et gestes s’étantproduits en le château deFontainebleau ». Et nous renvoyonsaux dits Mémoires le lecteurrécalcitrant qui refuserait d’adopterla légende de la Dame en Noir.

Mais comme, d’autre part, nous nenous sommes pas contenté de

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compulser le manuscrit du sieurAubry de Ribécourt (nous disonsmanuscrit, car ces Mémoires neconnurent point l’honneur del’imprimerie), mais que nous avonscherché à contrôler ses assertionspar celles d’autres manuscrits ouimprimés du temps, nous sommes enmesure de dévoiler le mystère de laDame en Noir.

Nous prierons donc le lecteurcurieux de dévoiler l’incognito de ladame en noir – s’il s’en trouved’assez curieux pour cela – devouloir bien revenir un instant avec

nous au moment où François Ier

étant sorti de la maison de la Belle

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Ferronnière, fit, avec Manfred etLanthenay, la rencontre que nousavons narrée de notre mieux.

Qu’on se représente MadeleineFerron, debout près du cadavre deJean le Piètre qu’elle vient d’égorger

pour sauver François Ier, – pour leconserver à sa vengeance.

Une fois que le roi fut parti,Madeleine se pencha sur le cadavrequ’elle considéra un instant avec unefroide curiosité. Certaine que Jean lePiètre était bien mort, elle remontadans la chambre du premier étage etentr’ouvrit la fenêtre pour essayerd’apercevoir une dernière fois son

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amant.

Elle distingua dans la nuit un grouped’ombres confuses, entendit la voixdu roi, et si elle ne comprit pas toutce qu’il disait, elle en entendit assezpour deviner son projet.

– Oui, oui, murmura-t-elle, faiscerner cette maison, fais-la fouiller !Tu ne m’y retrouveras pas… C’estailleurs que tu dois me revoir, mondoux François.

Alors, rapidement, elle, s’habilla encavalier, fit un paquet de quelqueshardes, et entra dans l’une des piècesqui donnaient sur le derrière de lamaison.

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Il y avait là un jardin clos de murspeu élevés.

Madeleine jeta son paquet dans lejardin et sauta elle-même par lafenêtre, supposant que la ported’entrée allait être forcée d’unmoment à l’autre et qu’elle nepourrait passer par là.

Une fois dans le jardin, elle franchitle mur au moyen d’une échelle, setrouva dans un étroit passage quicourait parmi les jardins d’alentour,et regagna la rue.

Elle s’était mise à marcherrapidement dans la direction duchâteau.

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Dix minutes plus tard, elle entendit lebruit d’un grand nombre de pasvenant à sa rencontre, et elle seblottit dans l’encoignure d’une portecochère.

De là, elle vit passer une vingtained’hommes qui marchaient en toutehâte sous la direction d’un cavalier ;c’était La Châtaigneraie qui allaitfouiller la maison de la BelleFerronnière, et qui passa à trois pasd’elle sans l’apercevoir.

Lorsque cette troupe se fut éloignée,Madeleine Ferron reprit sa marche.

Elle n’aboutit pas à la façade duchâteau. Mais, le contournant par

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l’aile droite, elle se mit à longer lemur du parc et arriva enfin au pointqu’elle s’était fixé.

Là, ayant attentivement considéré lesenvirons, elle frappa deux fois dansses mains.

Une corde lui fut aussitôt lancée del’intérieur du parc.

Elle attacha d’abord son paquet aubout de la corde. Puis, à la force despoignets, se hissa elle-même le longde la corde. Parvenue sur la crête dumur, où elle s’assit à califourchon,elle tira à elle son paquet et le jetadans le parc, puis, se suspendant parle bout des doigts, elle se laissa

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tomber et arriva légèrement à terre.

Un homme était là qui l’attendait.

– Fidèle au poste, dit-elle ; c’est bien.

– Depuis quatre nuits, madame,répondit l’homme.

– C’est parfait. Conduis-moimaintenant.

L’homme se mit à marchersilencieusement, suivi de MadeleineFerron ; au bout d’un quart d’heure,il arriva devant un pavillon délabré.

C’était le pavillon des gardes. Il enouvrit la porte et entra dans une salledu rez-de-chaussée.

Là, il alluma un flambeau que sans

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doute il avait dû apporter la veille oule jour même.

Madeleine avait défait le paquet dehardes qu’elle avait apporté et enavait tiré une bourse pesante, dontelle sortit un nombre respectable depièces d’or.

Elle les tendit à l’homme.

– Voici, dit-elle, un petitcommencement ; mais rappelle-toique si tu m’es fidèle jusqu’au bout,et surtout si tu es intelligent, tafortune est faite.

– Quant à la fidélité, vous pouvezd’autant plus y compter que voustrahir serait me trahir moi-même, et

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par conséquent risquer à tout lemoins la potence, ; quant àl’intelligence, je ferai de mon mieux…Mais venez que je vous montre votrelogis.

L’homme ouvrit une porte etdescendit un escalier qui aboutissaità une cave assez vaste et assez bienaérée.

– Voici, dit-il. J’ai descendu un deslits qui se trouvaient là-haut, et l’aigarni à peu près. Voici une table, unfauteuil, et quant aux vivres, toutesles nuits je vous apporterai ce qu’ilfaut.

– Et le cheval ? demanda Madeleine.

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– En sortant par la petite porte duparc et en suivant le chemin, au boutde cinq cents pas, vous trouverez uneancienne hutte de bûcheron. J’y aimis la bête ; vous n’aurez qu’à laseller ; cette cabane vous serviraaussi pour attendre le momentpropice pour rentrer dans le parc.

– Le roi va à la chasse bientôt ?

– Après-demain… ce sera une grandechasse à laquelle assistera toute lacour.

– Bien ; continue toutes les nuits àme renseigner sur ce qui se passe auchâteau. Jusqu’ici je suis contente detoi. Va maintenant, car je suis

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fatiguée.

L’homme se retira.

Madeleine ferma soigneusement laporte du pavillon et descendit secoucher dans la cave, où elle ne tardapas à s’endormir d’un sommeilpaisible.

Tel était ce pavillon des gardes où laduchesse d’Etampes méditait de faireconduire Margentine et Gillette.

– Je me charge de les décider, avait-elle dit, et de faire aménager lepavillon.

En effet, dès que le roi l’eut quittée,elle se mit à l’œuvre. Et bientôt une

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dizaine d’ouvriers et de domestiquess’employèrent à nettoyer de fond encomble les pièces les mieuxconservées du pavillon, qui furentaussitôt garnies de meubles et detentures.

Dès le lendemain, le pavillon setrouva logeable, du moins dans lapartie destinée à être habitée parMargentine et sa fille. Il restait à lesdécider.

– Ce sera difficile, songea laduchesse, mais avec de la patience onarrive à tout. Et puis, en somme, si lapetite Gillette doit m’en vouloir,Margentine, au contraire, me doit dela reconnaissance, puisque je lui ai

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réellement fait retrouver sa fille.

Maintenant, quelle était au juste lapensée de la duchesse d’Etampes ?

Voulait-elle sérieusement aider le roià triompher de Gillette ?

Ou plutôt n’avait-elle pas quelqueespoir secret qu’au contraire la jeunefille résisterait plus facilement dansle pavillon des gardes ?

Elle n’eût pu le dire exactement.

Lorsqu’elle arriva dansl’appartement de la duchesse deFontainebleau elle trouva Margentinedans un fauteuil. Malgré sa blessure,elle ne se couchait plus pour être

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toujours prête à défendre sa fille.

Gillette était assise près d’elle.

La mère et la fille, perdues dans unede ces longues et doucesconversations qui étaient leur viedepuis qu’elles s’étaient retrouvées,ne virent point entrer la duchesse.

Elle avait entre-bâillé la porte de leurchambre, et si basse que fût leurvoix, elle put entendre une partie deleur entretien.

– Et ce jeune homme, disaitMargentine, tu dis qu’il s’appelle ?…

– Manfred, mère.

– Manfred… Manfred, fit Margentine

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songeuse ; c’est étrange, il me sembleque je connais ce nom-là… bienmieux, il me semble le reconnaîtrelui-même au portrait que tu m’en astracé… On dirait que je l’ai connu àune époque lointaine de ma vie.

Margentine, au temps de sa folie,habitait dans la rue des Mauvais-Garçons, c’est-à-dire sur lesfrontières de la Cour des Miracles.

Or, Manfred n’habitait-il pas la Courdes Miracles ?

Mais Gillette évitait avec une sortede terreur de dire quoi que ce fût quipût faire comprendre à sa mèrequ’elle avait été folle.

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– Ne vous tourmentez pas, chèremère, dit-elle. Et surtout, ne songez àrien de votre passé, puisque cela peutvous faire du mal.

– Pourquoi ne penserais-je pas aupassé, ma chère enfant ? J’y songe aucontraire autant que je puis. Jevoudrais pouvoir combler ce trouqu’il y a dans ma mémoire ; jevoudrais pouvoir joindre le présent àma jeunesse et jeter un pont sur lefossé qui les sépare… Enfin, pourrevenir à Manfred, je crois vraimentl’avoir connu. Où et quand ? Voilà ceque je ne puis dire…

– C’est une illusion, mère…

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– C’est possible… Et tu dis qu’il t’asauvée ? Oui tu m’as dit cela… Et tul’aimes… Pauvre chérie, jecomprends ce que tu dois souffrir,loin de lui… Mais toutes tes misèresvont finir, va ! Je te tirerai d’ici,moi… n’aie pas peur.

– Je n’ai plus peur, ma mère… Tenez,même lorsque… le roi s’est présentéici brusquement, je n’ai pas eu peur,tandis que je serais morte de terreursi j’avais été seule… comme là-bas…

– Oui ! Tu m’as dit… comme dans lagrotte de l’Ermite… Oh ! l’infâme !

– Avec vous, je ne redoute plus rien.

– Et vous avez peut-être tort, mon

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enfant, dit la duchesse d’Etampes ens’avançant.

Et comme Gillette demeurait toutinterdite, elle se hâta d’ajouter :

– Pardonnez-moi d’avoir surpris vosderniers mots et d’entrer en tiersdans votre conversation. Je viens enamie…

– Qui êtes-vous, madame ? demandaMargentine.

La duchesse, en voyant le regardclair et intelligent de Margentine,comprit la vérité. Elle n’était plusfolle !

– Vraiment, fit-elle, regardez-moi

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bien… ne me reconnaissez-vous pas ?

– Madame ! implora Gillette.

– Laisse parler, ma fille ! interrompitMargentine. Il me semble que je vaisenfin savoir… comprendre…

– Taisez-vous, par pitié ! suppliaGillette à voix basse.

– J’ai dit que je venais en amie,répondit Anne avec une fermetévoisine de la dureté ; il faut que je leprouve… Regardez-moi,Margentine… Tâchez de voussouvenir… voyons… Vous rappelez-vous Paris… la rue des Mauvais-Garçons ?…

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– La rue des Mauvais-Garçons ! fitMargentine en prenant son frontdans ses deux mains.

– Oui… c’est là que vous m’avez vue,Margentine.

– Vous m’appelez par mon nomcomme s’il vous était familier… etpourtant… non… je ne me souvienspas vous avoir jamais vue… je ne merappelle pas la rue des Mauvais-Garçons…

– Une petite rue étroite, bordée demasures dont les toits pointus, auxtuiles verdies, semblent des clous quimenacent le ciel… une chausséedéfoncée avec un ruisseau au

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milieu… des boutiques sordides…des gamins mal vêtus, pieds nus…

– Oui… oui… il me semble que jevois mieux au fur et à mesure quevous parlez…

– Et dans cette rue, reprit la duchessed’Etampes, une maison plus délabréeque les autres… un escalier en boisvermoulu que l’on monte ens’accrochant à une corde fixée à lamuraille humide…

– Je vois, je vois ! s’écria Margentinepalpitante.

– Oh ! madame, ce que vous faites-làest impitoyable ! dit Gillette.

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La duchesse haussa les épaules etrépondit :

– C’est pour vous sauver, monenfant, comme je vous ai déjà sauvéeà deux reprises différentes.

Et, s’adressant à Margentine :

– Au haut de l’escalier, une pièceobscure dont la fenêtre prend joursur une cour étroite, triste, sans air…

– C’est là que je vivais ! criaMargentine.

– Oui, c’est là ! Et rappelez-vous…Un soir… c’était en hiver…quelqu’un est venu vous dire dedescendre… et lorsque vous fûtes

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descendue, une dame poussa dansvos bras une jeune fille…

Gillette ne put retenir ungémissement.

– Une jeune fille, continua laduchesse, que vous avez saisie dansvos bras et emportée chez vous…

– O terreur ! murmura Gillette.

– Et c’était votre fille ! Votre fille quevoilà ! Et la dame, c’était moi ! Moiqui avais arraché Gillette au Louvreet qui vous l’amenais… Vousrappelez-vous ?…

– Oh ! c’est insensé, ce qui se passedans ma tête ! fit Margentine. Je vois

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la scène que vous dites… Je la voiscomme si j’y étais… J’emporte lajeune fille… ma fille… ma Gillette…et je l’emporte avec haine… jel’emporte pour la faire souffrir !Mais alors… Oh ! je comprendsl’épouvantable vérité… j’étais folle !

– Mère ! mère chérie ! sanglotaGillette en se jetant au cou de samère. Ne pensez pas une chose aussiaffreuse… Tout cela n’existe pas !

– Pauvre ange ! Comment, alors,n’ai-je pas compris que tu étais mafille ?

– Vous ne m’avez pas torturée ! Vousne m’avez pas haïe !…

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– Tu me le jures ?

– Je vous le jure sur mon âme !

– Ah ! je sens mon cœur se dilater…C’eût été aussi par trop abominablequ’une mère martyrisât sa fille…

– Si je vous l’amenai alors, dit laduchesse d’Etampes, ce fut pour lasauver du roi…

– La sauver !

– Oui ! Ne savez-vous donc pas…

– Oui, oui… elle m’a tout dit, lapauvre petite…

– Eh bien, Margentine, écoutezencore… Qui est venu vous dire queGillette était à Fontainebleau ? Qui

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est venu vous donner les moyens defaire la route ? Qui est venu vousdire comment vous deviez vous yprendre ?

– C’est vous, madame ! C’est vous !

– Enfin ! Vous, me reconnaissezdonc !

– Si je ne vous reconnais pas, jecomprends au moins que vous medites la vérité.

– Si je viens maintenant vous direque Gillette n’est pas en sûreté ici !

– Qu’on ose la toucher ! grondaMargentine.

– Pauvre femme ! On aura vite fait de

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se débarrasser de vous par le fer oule poison !

Gillette jeta un cri d’épouvante etMargentine frissonna.

– Voulez-vous avoir confiance enmoi ? Je vous promets, moi, de voussauver toutes les deux. Ne medemandez pas pourquoi je veux voussauver… Il suffit que je le veuille !Voulez-vous avoir foi dans le secoursque je vous apporte ?

– Parlez ! dirent à la fois Margentineet Gillette.

La duchesse d’Etampes comprit quesa cause était gagnée.

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Gillette, en effet, tout en éprouvantune instinctive défiance contre elle,ne pouvait méconnaître qu’elle l’eûtsauvée des griffes du roi.

Quant à Margentine, elle devinaitdans la duchesse une femme, quipouvait être une mortelle ennemie ouune alliée, mais qui, pour le moment,avait intérêt à défendre Gillette.

La duchesse reprit alors :

– Il ne faut pas rester ici…Evidemment le roi ne vous laisserapas sortir du château ; vous êtes sesprisonnières, du moins l’une devous… Mais je puis obtenirfacilement qu’on vous donne un

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autre logis…

– Qu’y gagnerons-nous ? fitMargentine.

– Vous n’y gagnerez rien si cenouveau logis est situé dans lechâteau… Mais s’il est dehors…

– En dehors ! N’avez-vous pas ditvous-même que nous sommesprisonnières !

– En effet ; aussi ne s’agit-il pas devous faire franchir les limites duchâteau ; mais dans ces limites il y aun grand parc, et, dans ce parc,plusieurs pavillons. Si l’un d’euxvous était assigné comme logement,je crois que vous pourriez mieux

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vous défendre et peut-être profiterd’une occasion…

Margentine et Gillette acceptèrentavec joie l’idée qu’elle leur suggérait,et, dès le même soir, elles étaientinstallées dans le pavillon desgardes.

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Chapitre33

JARNAC ET LACHATAIGNERAIE

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Dans son cabinet, le roiFrançois Ier avaitattendu le résultat de ladémarche de laduchesse, comme si savie en eût dépendu.

La pensée que Gillette était sa fillene le tourmentait plus. Il en avaitpris son parti.

Lorsque la duchesse d’Etampes, vintlui annoncer que Margentine etGillette allaient s’installer dans lepavillon des gardes, elle le trouva enconférence avec La Châtaigneraie. Legentilhomme, par discrétion, seretira.

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Mais le roi lui cria :

– Ne t’en va pas, reste dansl’antichambre… Eh bien ? demanda-t-il fiévreusement à la duchesse.

– Eh bien, sire, cela n’a pas été sansmal, mais nous avons la victoire.

– Vous êtes mon bon ange ! s’écria

François Ier.

La duchesse sourit avec mélancolie.

– Quand la chose se fera-t-elle ?reprit-il.

– Je vais m’employer à ce que qu’ellese fasse dès aujourd’hui, sire.

Au sortir de la duchesse, La

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Châtaigneraie rentra dans le cabinetroyal.

Il vit le roi tout joyeux, et jugea sansdoute que le moment était arrivépour lui poser une question.

– Je vois, sire, dit-il, que vous avezde bonnes nouvelles.

– Excellentes, ami, excellentes… Jerenais… je respire à pleine poitrine…

– Sire, dit alors La Châtaigneraie,puisque Votre Majesté est siheureuse, elle devrait en profiterpour faire rayonner son bonheurautour d’elle.

– Que veux-tu dire ?

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– Je veux dire, sire, que je saisquelqu’un qui a une supplique à vousadresser et qui n’ose pas. Si vous lepermettez, je vais parler pour lui.

– Parle donc ! fit le roi en se jetantdans un fauteuil.

– Votre Majesté se souvient-elle de lapromesse qu’elle fit un jour à troisde ses gentilshommes ?

– A quel sujet ?

– Au sujet de Mme la duchesse deFontainebleau, sire.

La Châtaigneraie prononça cettephrase sur le ton le plus naturel et leplus indifférent. En réalité, il savait

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parfaitement l’effet qu’elle allaitproduire sur le roi.

– Je me souviens ! dit François Ier

d’une voix brève.

– Eh bien, sire, je demande à VotreMajesté si elle se trouve toujoursdans les mêmes intentions. Jeprécise : le roi voulait alors donneren mariage la jeune duchesse à l’unde ses trois favoris.

François Ier se demanda un instant siLa Châtaigneraie ne devenait pasfou. Le gentilhomme était au courantde l’amour du roi, qui ne se gênaitpas devant lui, pensait tout haut et leprenait pour confident.

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La Châtaigneraie suivait d’un œilattentif la pensée royale.

– Sire, dit le gentilhomme ensouriant, je fais d’abord observer àVotre Majesté que je ne parle paspour moi, mais pour un de mesamis…

– D’Essé ?

– Je ne dis pas que c’est lui.

– Sansac, alors ?

– Je ne dis pas celui-là non plus.Mais laissez-moi achever, sire. Cetami n’ignore nullement lessentiments dont Votre Majesté veutbien honorer la jeune duchesse.

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– Alors, ton ami éprouve le besoind’aller faire un tour à la Bastille ?

– Non, sire ; mon ami éprouve lebesoin de donner à son roi unepreuve de dévouement absolu…

– Explique-toi donc, mort-dieu !

– Eh ! sire, la chose est difficile aprèstout ! Et s’il s’agissait de moi, je metairais, certes ! Eh bien, pour parlernet et franc, mon ami m’a ouvert soncœur. Il m’a laissé entendre qu’ilétait disposé à accepter le titred’époux sans en réclamer les droits…Je vois que Votre Majesté commenceà comprendre, car elle sourit… Il estcertain, sire, que la jeune duchesse

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aura avant peu besoin d’undéfenseur… Il ne faudra pas qu’ellepuisse être soupçonnée ! Il ne faudrapas qu’on puisse sourire quand ellepassera… Et qui pourra renfoncer lescalomnies dans la gorge desmédisants, qui pourra faire se glacerles sourires sur les lèvres, sinon unhomme à qui le titre d’époux endonnera le droit et qui appuiera cetitre par quelque bonne et solideépée ?

Le roi demeura pensif pendantquelques minutes.

– Tu as raison, dit-il enfin.

La Châtaigneraie tressaillit de joie.

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– Que dois-je annoncer à mon ami ?demanda-t-il.

– Annonce-lui que le roi est contentd’avoir un ami tel que lui et que sondévouement recevra une éclatanterécompense. Maintenant, dis-moi,ton ami – s’appelle LaChâtaigneraie ?

Le gentilhomme s’inclinaprofondément. Le roi lui frappaamicalement sur l’épaule :

– Dis-lui que je suis content de lui.Avant un mois, le titre de duc deFontainebleau sera à lui…

La Châtaigneraie, pour cacher la joie,qui brilla dans ses yeux, s’inclina

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encore, se courba jusqu’à terre,pendant que le roi, avec un sourire demépris, songeait :

– Ramasse !

La Châtaigneraie sortit de chez le roirayonnant. Dans l’antichambre, ilrencontra le capitaine des gardesMontgomery, qui lui prit le bras etlui dit :

– Je crois, cher ami, que nous avonsà causer de choses très importanteset très pressées.

Montgomery avait, entre autresqualités, une science parfaite qu’ilavait poussée aussi loin qu’il avaitpu : la science d’écouter aux portes.

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Il avait entendu l’entretien du roi etde La Châtaigneraie.

– De quoi s’agit-il ? demanda celui-ci.

– De votre mariage avec la duchessede Fontainebleau, répondit avecimpudence le capitaine des gardes.

La Châtaigneraie regardaMontgomery dans les yeux.

– Diable ! fit-il, vous êtes bieninformé, mon cher, et je vous en faiscompliment.

– Ecoutez donc, on fait ce qu’onpeut ; mon intérêt est de savoir cequi se passe à la cour ; je tâche donc

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de le savoir de mon mieux.

– Oui, mais mon mariage avec laduchesse de Fontainebleau vient àpeine d’être décidé, – et encore n’est-il pas sûr qu’il le soit.

– Allons causer plus loin, car il y aici des oreilles indiscrètes… sanscompter les miennes.

En effet, un gentilhomme de Mme

Diane de Poitiers, Guy de Chabot deJarnac, se promenait dansl’antichambre et paraissait assezcurieux de savoir ce qui se disaitentre La Châtaigneraie etMontgomery.

La Châtaigneraie réfléchit que le

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capitaine des gardes était en grandefaveur. Il accepta donc le bras que luioffrait Montgomery, et ce fut ainsi,bras dessus bras dessous, qu’ilsdescendirent dans la cour d’honneur.

– Parlez, fit Montgomery.

– Vous disiez donc, cher ami, qu’iln’est pas tout à fait sûr que votremariage avec la duchesse deFontainebleau se fasse. Et vous aviezraison de le dire…

– Ah ! Ah !… Vous savez quelquechose, vous !… Il y a un obstacle,n’est-ce pas ?

– Vous rappelez-vous certain truandnommé Manfred ?

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– Manfred ! fit La Châtaigneraie enpâlissant de fureur ; mais vous avezdit au roi que cet homme a quittéFontainebleau !

– C’est la vérité… mais pensez-vousque cet homme renonce si facilementà la femme qu’il aime ?… Il mesemble qu’il a donné déjà despreuves d’audace et de courage quidoivent vous le rendre redoutable.

– Tout cela n’est que trop vrai.

– Eh bien, voici où je voulais envenir. Je crois pouvoir vous affirmerque Manfred reviendra avant peu àFontainebleau.

– Si seulement on savait où il se

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gîte !

– Voilà un point sur lequel je puisvous donner satisfaction.Connaissez-vous l’auberge duGrand-Charlemagne ?

– Rue aux Fagots ?

– C’est cela. Eh bien, allez au Grand-Charlemagne, mon cher, tâchezd’interroger habilement, de voir sansêtre vu, d’écouter enfin… et je croisque vous aurez rapidement desnouvelles de votre homme.

– Par le diable, Montgomery, vousêtes un véritable ami. Je hais cethomme plus que je ne saurais dire ; ilm’a humilié deux fois, et si vraiment

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j’arrive à le tenir un jour au bout demon épée, je vous en aurai unereconnaissance…

– Dont je compte bien user, moncher… Je vous l’ai dit : nous avonsbesoin l’un de l’autre. Vous étieztrois auprès du roi. Il ne reste plusque vous et Essé. Sansac a disparu…Si je pouvais prendre sa place…

– Je comprends…

– Que faut-il pour cela ? Un mot ditadroitement et à propos…

– Comptez sur moi.

– Comme vous pouvez compter surmon amitié.

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Ils se serrèrent la main et seséparèrent.

A quel mobile obéissait Montgomeryen envoyant La Châtaigneraie àl’auberge du Grand-Charlemagne ?Simplement, il espérait que lespadassin qu’était La Châtaigneraiese rencontrerait avec Triboulet.

Or, si le gentilhomme en voulait fortau truand, il en voulait encore bienplus au bouffon. Il y avait entre euxune vieille inimitié, et Montgomerypensait que si La Châtaigneraierencontrait Triboulet, il y avait deschances pour que celui-ci restât surle carreau.

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Le bouffon une fois tué, Montgomeryse flattait d’obtenir facilement de laChâtaigneraie une discrétionabsolue, en lui rendant quelqueservice important.

La Châtaigneraie, une fois seul, sedirigea séance tenante vers l’aubergedu Grand-Charlemagne. Il entra dansl’auberge, s’assit à une table etcommanda qu’on lui apportât du vin.

Mais il n’était pas plutôt assis qu’ungentilhomme entrait à son tour dansla salle et s’asseyait non loin de lui.

C’était Jarnac.

La Châtaigneraie fronça les sourcils.Il avait vu Jarnac le regarder avec

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impertinence dans l’antichambreroyale.

Dans la cour d’honneur du château,Jarnac, descendu presque en mêmetemps que lui, avait continué sonmanège.

Maintenant, il le suivait jusque danscette auberge retirée…

L’intention de la provocation étaitévidente.

Cependant La Châtaigneraie secontint.

Mais, comme l’aubergiste remontaitde sa cave avec la bouteille qu’avaitdemandée La Châtaigneraie, Jarnac

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se leva, saisit la bouteille des mainsde l’aubergiste ébahi, et en brisa legoulot en disant :

– Apprends, manant, que lorsque jesuis dans une taverne, c’est moiqu’on sert le premier… Va-t’enchercher d’autre vin pour monsieur,s’il en reste dans ta cave !

La Châtaigneraie se leva et marchadroit à Jarnac :

– C’est une querelle que monsieur estvenu chercher ici ?

– Il paraît qu’il vous faut du tempspour comprendre, répondit Jarnacavec insolence.

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– S’il me faut du temps pourcomprendre, il m’en faudra peut-êtremoins pour vous mettre six poucesde fer dans le ventre !…

– Messieurs ! messieurs ! imploral’aubergiste.

– Tais-toi ivrogne ! fit Jarnac enécartant le pauvre diable d’un reversde main… Monsieur de LaChâtaigneraie, ajouta-t-il en semettant en garde, savez-vous où esten ce moment votre ami d’Essé ? Jevais vous le dire… Il est sur lapelouse du parc où je l’ai laissé pourmort, et comme vous iriez medénoncer au roi, il faut que je voustue, vous aussi…

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– Misérable ! rugit La Châtaigneraie,si tu as tué d’Essé, tu ne vas pastarder à l’aller rejoindre…

Tout en s’invectivant, les deuxgentilshommes se portaient botte surbotte, et pour quiconque eût puassister en impassible spectateur à ceduel, la scène eût été vraiment digned’intérêt.

Pendant un long quart d’heure, lesdeux combattants ferraillèrent avecune égale ardeur, multipliant lescoups compliqués de contres et dedoublés.

Puis, d’un commun accord et sansqu’ils se le fussent dit, il y eut une

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trêve.

La Châtaigneraie surtout n’eût pasdemandé mieux que d’en rester là.

Et peut-être allait-il faire uneouverture dans ce sens lorsqueJarnac se remit en garde, en disant :

– Quand vous voudrez…

La Châtaigneraie attaqua aussitôt etfondit sur son adversaire avec unefureur d’autant plus avivée qu’ilavait été sur le point de capituler.

Jarnac ne rompit pas. Les deux épéesse trouvèrent engagées jusqu’à lagarde.

Tout à coup Jarnac se baissa avec

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une foudroyante rapidité. LaChâtaigneraie crut qu’il le tenait etleva son épée pour le frapper de hauten bas.

Mais il n’eut pas le temps d’exécuterce mouvement.

Il lâcha soudain l’arme et tombacomme une masse, en râlant et enrendant le sang par la bouche :Jarnac, en se baissant, avait tiré sadague et en avait violemment frappéau ventre l’infortuné gentilhomme.

Jarnac le contempla un instant.

Puis il essuya tranquillement sadague, rengaina son épée, et voyantdans un coin l’aubergiste blême de

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terreur, il alla à lui, le saisit parl’oreille et lui dit :

– Toi, si jamais tu dis un mot, jet’arrache les deux oreilles avant det’éventrer à coups de dague.

Incapable de parler, l’aubergiste fitsigne qu’il se tairait.

Sur ce, Jarnac sortit de l’auberge.

Jarnac ne fut pas plutôt sorti qu’unhomme apparut par la porte vitrée etse pencha sur le blessé.

– Ne puis-je rien pour vous ?demanda-t-il.

La Châtaigneraie ouvrit les yeux.

Et une indéfinissable surprise se

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mêla sur son visage aux affres de lamort toute proche : il venait dereconnaître l’homme qui se penchaitsur lui. C’était Triboulet.

– J’ai tout vu, reprit celui-ci. Vousvous êtes bravement battus tousdeux, et j’ai vraiment regret que voussoyez en si triste état, bien que jen’aie pas toujours eu à me louer devotre amitié à mon égard. Si je puisvous être utile, disposez de moi, jevous prie, et oubliez que vous m’avezhaï jadis.

La Châtaigneraie fit un effort pourparler.

Peut-être l’idée lui vint-elle de

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donner à son ancien ennemi unepreuve de cette gratitude.

Car, rassemblant toutes ses forces, ilessaya de prononcer une phrase.Mais le premier mot seul futproféré :

– Gillette…

Au même moment, La Châtaigneraiese renversa, se raidit, un rauquesoupir lui échappa, et ce fut tout…

Au nom de Gillette, Triboulet avaittressailli, s’était penché encoredavantage, aspirant pour ainsi direde ses yeux ardents la pensée dublessé.

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Mais à l’instant où il espérait, avecun terrible battement de cœur, qu’ilallait apprendre quelque nouvelle desa fille, il s’aperçut qu’il ne tenaitplus qu’un cadavre dans ses bras.

Jarnac était rentré au château, ets’était rendu directement àl’appartement qu’occupait Diane dePoitiers.

Celle-ci l’interrogea du regard.

– C’est fait, répondit Jarnac.

– Vous êtes un héros… Racontez-moicela…

– Oh ! ce fut bien simple. Je trouvaid’abord d’Essé et lui reprochai

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amèrement de porter un pourpointcerise, en satin, alors que le mien esten velours noir. Il eut le mauvaisgoût de prendre mes reproches enmauvaise part, et trois minutes plustard, par un contre de quarte suivid’un coup droit en prime, je luidémontrai pour jamais qu’il avait eutort de se fâcher. A l’heure qu’il est,le pauvret ne mettra plus depourpoint cerise ou noir, velours ousatin.

Si impassible et si dure que fût enréalité Diane de Poitiers, elle ne puts’empêcher de frémir.

– Et l’autre ?…

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– Pour La Châtaigneraie, continuaalors Jarnac, la chose fut égalementexpédiée au mieux, bien quel’adversaire fut plus sérieux. Je letrouvai dans une misérable taverne,et du diable si je sais ce qu’il y allaitfaire, car le vin y est détestable. Bref,je le trouvai là attablé, et commel’aubergiste émettait l’exorbitanteprétention de le servir avant moi, jeme saisis de sa bouteille et j’en brisaile goulot. Ce pauvre LaChâtaigneraie eut le tort de se fâcher,et je fus obligé de lui renfoncer sacolère dans le ventre, d’un bon coupde dague.

Diane de Poitiers demeura pensive.

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– Vous êtes un terrible serviteur, dit-elle au bout de quelques instants decette songerie spéciale qu’ont lescriminels lorsqu’ils ont accomplil’acte irréparable.

Jarnac fixa froidement la maîtressedu dauphin Henri.

– Madame, dit-il, je ne vois pas tropce qu’il y a de terrible en tout ceci.Convenons donc une bonne fois denos pensées et de nos sentiments.Que suis-je, moi ? Un bras quifrappe, voilà tout. Mais vous,madame, vous êtes le cerveau quimédite et conçoit. Or, si la mort deLa Châtaigneraie et de d’Essé sontchoses terribles, cela ne me regarde

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pas, moi.

– Bien, bien, fit Diane de Poitiers enreprenant tout son sang-froid, je nerejette pas ma part, croyez-le. J’aimes nuits d’insomnie, comme vousavez peut-être les vôtres (Jarnac fitun signe de dénégation). Ce seradeux spectres de plus, voilà tout…

– Spectre de bas étage, ricanaJarnac ; simple canaille… tandis quele vrai spectre…

– Taisez-vous ! fit Diane de Poitiers,en regardant autour d’elle avecterreur.

– Le spectre royal, acheva Jarnac, ehbien, madame, quand voulez-vous

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qu’il vienne hanter vos nuits ?… Jesuis pressé, moi ! Vous m’avezpromis la connétablie lorsque vousserez reine. Mais pour que voussoyez reine, et pour que je sois, moi,connétable de France, il faut que levieux roi s’en aille reposer ses os àSaint-Denis… Le terrain est déblayé,maintenant… Il n’y a plus qu’àdonner le dernier coup.

– Je crois que vous avez raison… Ilest temps d’agir.

– Si nous attendons que le roirevienne à Paris, tout est perdu,madame.

– Assez sur ce sujet, dit Diane de

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Poitiers d’une voix qui indiqua à soncomplice qu’elle venait de prendreune terrible résolution.

Jarnac comprit et s’inclina.

– Quand voulez-vous que nousprenions nos dernièresdispositions ? murmura-t-il.

– Je vous préviendrai… En attendant,je puis vous dire l’endroit où lachose pourra avoir chance de setenter avec succès…

Jarnac tendit avidement l’oreille.

– Je crois, acheva Diane de Poitiers,que vous ferez bien de surveiller deprès le pavillon des gardes…

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– Le pavillon des gardes !

– Oui, j’ai des raisons de penser qu’ilne tardera pas à y faire des visitesnocturnes… et on pourrait profiterde l’une de ces visites…

– Il suffit, madame ! dit Jarnac ens’inclinant.

Puis il sortit.

Demeurée seule, Diane de Poitierss’abîma dans une de ces rêveriessinistres où nous l’avons surprisedéjà.

Au bout d’une heure de méditation,elle parut s’éveiller, se regarda dansun miroir, y étudia un instant le

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dessin d’un sourire, puis, appelantune de ses suivantes favorites, elle serendit chez le dauphin Henri qu’elletrouva bâillant dans l’embrasured’une fenêtre et tambourinant unemarche sur un vitrail, tandis que safemme, la jeune Catherine, entouréede toute une cour de dames et degentilshommes, écoutait des balladesque le poète Clément Marot récitaitde sa belle voix chaude.

A l’entrée de Diane de Poitiers,Catherine de Médicis prit son visagele plus riant, et d’un signe l’invita às’asseoir près d’elle, honneur queDiane de Poitiers n’eût pu esquiver sile dauphin ne l’eût aperçue à ce

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moment et ne se fût écrié :

– Voici mon Egérie !… Venez ça,madame, que je vous dise combien jem’ennuie.

Et, sans plus faire attention ni à safemme ni à Marot, ni au reste de cettebrillante société, le dauphin avaitsaisi la main de Diane, et l’avait faitasseoir près de lui, assez loin dugroupe formé par la cour de poésieque tenait Catherine.

– Vous vous ennuyez, Henri, ditDiane de Poitiers à voix basse ; j’enavais le pressentiment… car je suisaccourue après un rêve que je viensde faire…

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– Un rêve ? Racontez-le moi. J’adoreles rêves, moi.

– Je vous voyais triste… mais d’unemortelle tristesse…

– Cela est assez mon air habituel.

– Oui, mais dans mon rêve, vousaviez un sujet réel d’être si triste.

– Voyons donc le rêve.

– Eh bien, je me promenais dans leparc ; il faisait nuit ; j’étais seule ;j’allais, me semblait-il, à un rendez-vous que vous m’aviez donné…

– Chère Diane !

– Tout à coup, cette idée de rendez-vous se précisa dans mon rêve. Il me

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parut que j’étais fort en retard, et jefis un effort pour me hâter vers lelieu du rendez-vous qui était, s’ilm’en souvient bien, le pavillon desgardes… Mais plus je voulais mehâter, plus je me sentais commeparalysée…

– C’est l’effet ordinaire descauchemars.

– Oui, mais voici où mon rêve secomplique. Ne pouvant courir vers lepavillon des gardes, je vous appelaid’un grand cri, et je vous vis alorssortant d’entre les arbres, mais pâleet défait et sanglotant… Et passantprès de moi, vous me dites : « Ungrand malheur est arrivé, mon père

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est mort ! »

– Ah ! ah ! fit le dauphin enconsidérant sa maîtresse avec plusd’attention.

– A ce moment, poursuivit Diane dePoitiers, je vis venir plusieurshommes portant un brancard surlequel était couché le roi. Il avait à lapoitrine une affreuse blessure par oùtout son sang s’était échappé. Et l’undes hommes me parla comme vousm’aviez parlé, et me dit : « C’est ungrand malheur ; on vient de tuer leroi ! »

– Ainsi, non seulement le roi étaitmort, mais il était mort assassiné ?

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demanda froidement le dauphin.

– Oui, Henri. Et je songeais dansmon rêve que vous étiez roi deFrance !

Le dauphin tressaillit.

– Mais, acheva Diane, je vous voyaissi triste de cet accident, que jen’arrivais pas à me réjouir de votreélévation au trône… J’entendis crierautour de vous : « Vive le roiHenri ! » et c’est à ce moment que jeme suis réveillée…

– C’est, en effet, un rêve bienétrange… On dit que les rêvesprécèdent parfois la vérité de bienprès…

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Diane de Poitiers garda le silence etprit un air songeur.

– Si le vôtre devait se réaliserbientôt, reprit Henri, ce serait certesun bien grand malheur… Mais quepouvons-nous contre les décrets duciel ? Si Dieu m’appelait demain àmonter sur le trône de France, jecrois que je ferais de grandes choses.Je restaurerais la chevalerie qui s’enva… Je voudrais, par des tournois,me préparer à de grandes guerres oùj’irais, secourant les peuples faiblescontre les peuples forts… Oui, Diane,vous savez si je ronge mon frein et sije me morfonds dans l’inaction… Carmon père, jusqu’ici, m’a tenu à

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l’écart de son gouvernement. Necroyez pas, au moins, que je souhaitela mort du roi… Dieu veuille aucontraire prolonger ses jours auxdépens des miens, s’il le faut.

– Moi aussi, je souhaite, de tout moncœur que mon rêve ne se réalise pas.Moi aussi, je suis prête à donner mavie pour sauver celle du roi… Maisenfin, si le malheur se produisait…vous seriez roi, Henri !

– Roi ! c’est-à-dire le premier parmiles chevaliers français…

Le dauphin allait peut-êtres’exprimer avec plus de précision ;mais il s’arrêta à temps.

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Diane avait d’ailleurs touché le fondde sa pensée.

Elle savait que cette idée qu’ilpourrait bientôt être roi par suited’un « accident » survenu à François

Ier allait germer dans son faiblecerveau et y donner les fruitsempoisonnés dont elle venait de jeterla semence.

Elle se leva et, sans affectation, allase mêler au groupe qui entouraitCatherine de Médicis.

– Qu’avez-vous donc comploté avecmon époux ? lui demanda celle-ciavec son plus charmant sourire.

– Monseigneur le dauphin m’a confié

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que s’il n’avait le bonheur de vousavoir près de lui, il serait mortd’ennui depuis longtemps, réponditDiane.

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Chapitre34

LA CHAMBREVIDE

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C’était la duchessed’Etampes qui avaitvoulu installer elle-mêmeGillette et Margentinedans leur nouveau logis.

Leur appartementcomprenait quatre pièces sur les cinqdu rez-de-chaussée.

La porte de l’escalier conduisant auxétages supérieurs avait étécondamnée.

Deux chambres – une pourMargentine, une pour Gillette – setouchaient.

Une troisième devait servir deparloir ou salon. La quatrième était

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une salle à manger avec un âtre pourfaire la cuisine.

Quant aux deux pièces du rez-de-chaussée qui n’avaient pas étéaménagées, Margentine les visitaaussi.

Dans la dernière, il y avait une porte.

– C’est la porte des caves, expliqua laduchesse ; mais on n’y descend plusdepuis bien longtemps…

La duchesse ajouta :

– La servante qui vous sera attachéefera son affaire de la cuisine.

– Il n’est pas besoin de servante, ditMargentine.

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– Qui donc s’occupera des soins devotre appartement ?

– Moi, dit Margentine ; je puis bienservir ma fille et moi-même, et jeveux que nul n’entre ici.

– Sans doute, sans doute ! fit laduchesse qui, une heure plus tard,alla trouver le roi et lui dit :

– Elles sont dans le pavillon, et je mesuis arrangée pour qu’il n’y ait mêmepas de servante chez elles. Les voletsde la fenêtre de gauche sontdisjoints… on peut facilement entrerpar là, et on se trouve alors dans unepièce où il y a deux portes… L’une,celle qui est à gauche de la fenêtre,

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donne sur les caves ; mais l’autre,celle qui est en face de la fenêtre,donne sur la chambre occupée par lamère.

Cette première soirée fut unvéritable enchantement pour Gilletteet Margentine. Avec un peud’imagination, elles pouvaient secroire libres en quelque maison decampagne isolée au fond des bois.

Margentine avait fermé porte etfenêtres.

Elle se sentait en parfaite sûreté.

Gillette prit le rouet.

Et Margentine la regarda faire avec

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une admiration extasiée.

– Comme tu as de jolies mains, dit-elle… Tes doigts sont fins et fuseléscomme des doigts de princesse…

Gillette sourit.

– Quand je pense, reprit la mère, quej’ai pu vivre si longtemps sans toi !Je crois bien que je mourrais sur lecoup si on nous arrachait maintenantl’une à l’autre…

– Chère mère ! Ne pensons pas à deschoses aussi cruelles… Pensonsplutôt à préparer notre évasiond’ici… car nous sommes de vraiesprisonnières.

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– Il n’est que trop vrai… Ecoute, dèsdemain, si je puis marcher, jesortirai…

– Oh ! non, pas dès demain, mère ! Ilvous faut encore plusieurs jours derepos…

– Je crois que je pourrai dès demain.Je ne suis pas très forte, mais je suishabituée à la dure… J’étudierai lesenvirons et…

– Ecoutez donc, mère ! fit tout à coupGillette à voix basse. N’avez-vousrien entendu ?… Là… dans cettepièce…

Margentine vit Gillette toute pâle.

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– Je n’ai rien entendu, dit-elle.Rassure-toi, mon enfant… Je suis là !

– Oui, mère ! Et pourtant… Oh !tenez ! sûrement on vient demarcher… là !

Cette fois, Margentine avait entenduelle aussi !

– Attends ici, dit-elle, en s’élançantvers la chambre où le bruit s’étaitproduit.

Elle en ouvrit brusquement la porteet entra, un flambeau à la main. Unrapide regard la convainquit quecette pièce était vide.

Margentine pénétra alors dans la

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dernière pièce.

Elle était vide également.

Elle essaya d’ouvrir la porté de lacave, mais cette porte résista, et, à lapoussière qui couvrait ses jointures,il était visible qu’elle n’avait pas étéouverte depuis longtemps. Quant àl’escalier qui conduisait à l’étage duhaut, il était bouché.

– Nous nous sommes trompées, ditMargentine en revenant auprès deGillette. Le vent aura secoué unvolet…

La nuit se passa tranquillement, et,pendant la journée du lendemain,rien ne vint éveiller les soupçons des

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deux femmes.

A l’heure du dîner du soir,Margentine, comme la veille, fermasoigneusement la porte et enchaînales volets des fenêtres. Au dehors, lanuit était noire.

Gaîment, elles se mirent à table.

Margentine était assise le dos tournéà la porte de la chambre vide… Faceà elle, Gillette était donc tournéevers cette porte.

Les deux femmes se mirent à causer,comme la veille, de Manfred, deTriboulet et de la possibilité de lesrejoindre. Tout à coup, comme laveille, Gillette tressaillit.

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– Je vous assure, mère, dit-elle à voixbasse, qu’on vient de marcher danscette chambre…

– Petite peureuse ! réponditMargentine, convaincue qu’il nepouvait y avoir personne qu’ellesdans le pavillon. Rassure-toi donc,puisque je suis là !

Mais elle n’avait pas fini de parlerque Gillette jeta un cri, se leva toutedroite, blanche de terreur, et de sonbras tremblant montra à sa mère laporte de la chambre.

Margentine se retourna, et elle aussise leva, saisissant un couteau sur latable.

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La porte venait de s’ouvrir.

Et une forme noire apparaissait,arrêtée dans l’encadrement. C’étaitune femme.

– Qui êtes-vous ? interrogeaMargentine d’une voix ferme. Hâtez-vous de répondre… sinon, malheur àvous !

– Je ne suis pas une ennemie,répondit la dame en noir ; je suis,comme vous, une malheureuse qui abeaucoup souffert du fait de ceux quivous font souffrir, Voulez-vous quenous causions ? Je vous jure qu’iln’en résultera aucun mal pour vous.

Margentine, cependant, gardait tout

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son sang-froid.

– Madame, dit-elle, je veux croire quevous ne nous voulez aucun mal ;mais, avant tout, expliquez-nous paroù vous êtes entrée dans ce pavillon.

– Je n’y suis pas entrée, dit la dameen noir.

Et elle se hâta d’ajouter :

– Ne donnez à ces paroles aucun sensétrange ; elles signifient simplementque j’étais dans le pavillon avantvous.

– Où cela ?

– Dans les caves. Vous avez en vainessayé hier d’en ouvrir la porte, c’est

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que je l’avais fermée en dedans au

moment ou Mlle Gillette a deviné maprésence. Dès hier, je voulais vousparler… je n’ai pas osé…Aujourd’hui il le fallait de toutenécessité, et pour diverses raisonsdont la plus pressante est que, grâceà vous, je suis menacée de mourir defaim…

Elle prononça ces paroles avec unegaieté un peu fiévreuse. Puiss’adressant à Gillette :

– Voyons, mademoiselle, ne mereconnaissez-vous pas ? Rappelez-vous la maison de l’enclos desTuileries… Rappelez-vous le soir où

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cette maison fut envahie par les gensdu roi… C’est moi qui vous cachai,c’est moi qui vous conduisis rueSaint-Denis, vous, le chevalier deRagastens et la princesse Béatrix.

– Oh ! je vous reconnais maintenant !s’écria Gillette… Mère… sûrement,madame n’est pas une ennemie pournous… Elle m’a sauvée.

Margentine s’avança vers MadeleineFerron, que nos lecteurs ontcertainement reconnue. Elle lui pritla main.

– Soyez bénie, madame, dit-elled’une voix émue ; non seulementvous n’êtes pas une ennemie, mais

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vous êtes pour moi une amie bienchère, vous qui avez sauvé ma fille…Pardonnez-moi de vous avoir tout àl’heure menacée… Soyez labienvenue… prenez place à notretable…

Déjà Gillette avait préparé une placepour la dame en noir qui s’assit ets’écria gaiement :

– Là ! le plus difficile est fait. Jeredoutais fort de me présenter àvous, et je ne savais trop commentm’y prendre, car je craignais de vousépouvanter… Il l’a fallu cependant…Je n’avais plus de vivres et on nepouvait plus m’en apporter… votreinstallation ici a contrarié bien des

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projets…

Le dîner terminé, Madeleine se levaet dit :

– Je veux d’abord vous montrer monappartement. Ensuite, je répondraiaux interrogations que vous avez lapolitesse de ne pas m’adresser, maisque je devine dans vos regards.Venez…

Margentine et Gillette suivirent sanscrainte la dame en noir. Avec elle,elles descendirent dans la cave, etelle leur montra le réduit où elles’était installée.

– Mais c’est affreusement humideici ! s’écria Gillette.

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– En effet, dit simplement Madeleine.

Margentine remarqua alors quel’étrange femme toussait parmoments d’une toux sèche, que sesyeux brillaient d’un éclat fiévreux, etque ses pommettes étaient trèsrouges.

– Il ne faut pas rester ici ! dit-elle,émue de pitié. Vous allez vousinstaller avec nous, là-haut… Et jevous soignerai, moi… Vous avez biensauvé ma fille…

– Croyez-vous donc que je tiennebeaucoup à la vie ?

Cette question, le ton dont elle futfaite frappèrent Margentine et

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Gillette.

– Si vous devez rester dans cepavillon, s’écria celle-ci, je nesupporterai pas que vous habitiezcette cave… Pauvre femme ! Si voussaviez comme je vous plains… Etpourtant je ne connais pas vostourments… mais là-bas, auxTuileries, j’ai déjà eu cette sensationque vous étiez bien à plaindre…

– Et moi, dit sourdement Madeleine,j’ai eu dès lors cette impression quevous étiez un ange…

Puis, comme si elle eût craint des’abandonner à l’émotion :

– Remontons ! dit-elle brusquement.

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– Pas avant que vous n’ayez promisde venir habiter là-haut avec nous,dit fermement Gillette.

– Vous le voulez ? Eh bien, soit !

En elle-même, Madeleine ajouta :

– Au fait, cela vaudra peut-êtremieux ainsi…

Lorsqu’elles furent remontées,Madeleine poursuivit :

– Voilà trois jours que j’habite cettecave. J’ai pu m’introduire àgrand’peine dans le parc, et gagner cepavillon, grâce à la complicité d’undomestique du château dont je mesuis assuré le dévouement en le

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payant très cher. Car tout se paie, –surtout le dévouement !

Gillette écoutait avec une surprisemêlée d’effroi, cette femme quiparlait simplement des chosesaudacieuses qu’elle avait accomplies.

– Cet homme, continua MadeleineFerron, devait tous les soirsm’apporter les vivres de chaquelendemain. Il a dû être bien étonnéhier de ne pouvoir entrer, puisquevous aviez fermé la porte. Quant àmoi, jugez des heures d’angoisse quej’ai passées dans ma cave lorsque j’aientendu des allées et venues dans lepavillon… Enfin, je suis montée enhaut de l’escalier, j’ai écouté et j’ai

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compris qu’on remettait le pavillonen état pour deux personnes quiallaient l’habiter par ordre du roi.Quelles pouvaient être ces deuxpersonnes ? Comment ferais-je poursortir ? Est-ce que je m’étais moi-même prise à mon piège ? Voilà lesquestions qui me tourmentaient…Mais hier, j’ai pu écouter votreentretien et j’ai été rassurée… Voilàmon histoire…

Il y eut quelques minutes de silencepénible au bout desquelles Madeleinereprit :

– Maintenant, vous vous demandezsans doute pourquoi je me suisintroduite secrètement dans le parc,

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pourquoi je me cache dans cepavillon, enfin qui je suis et ce que jeviens faire au château deFontainebleau ?

Appuyée contre sa mère, Gilletteécoutait avec terreur et pitié. PourMargentine, c’était l’étonnement quila dominait.

– Ecoutez, continua MadeleineFerron, mon cœur est si gonfléd’amertume qu’il en éclate. J’ai silongtemps souffert en silence que lesilence m’est devenu odieux,intolérable…

– Nous vous consolerons, ditdoucement Gillette.

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– Il n’est pas de consolation pourmoi, répondit Madeleine en secouantla tête. Je suis perdue, je suisdamnée… Corps et âme, tout en moisouffre les dernières convulsionsd’une abominable agonie…

– Espérez ! espérez dit Gillette.

Et, entourant de ses bras le cou deMadeleine, elle voulut l’embrasser.

Mais Madeleine se leva, la repoussapresque avec violence, et devint toutepâle…

– Malheureuse enfant, dit-elle d’unevoix sombre à Gillette interdite ettremblante, qu’alliez-vous faire ! Nesavez-vous pas qu’à me toucher on

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peut gagner la mort !

Margentine poussa un cri, saisit safille et la serra contre elle…

– Ne craigniez rien, reprit Madeleineen passant sa main sur son frontcouvert de sueur. Il suffit que vousme touchiez le moins possible… Oùen étais-je ? Ah ! oui, je voulais vous,expliquer ce que je suis venue faireau château de Fontainebleau…

Elle garda un long silence, comme simaintenant elle eût hésité à parler.

– Ecoutez, reprit-elle tout à coup,vous haïssez le roi de France, n’est-ce pas ?

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– Je le redoute, voilà tout ! fitGillette en frémissant.

– Et moi, je le hais, ajoutaMargentine.

– Voilà par où nos destinées setouchent : nous avons un ennemicommun ; vous, vous ne cherchezqu’à vous défendre ; moi, je songe àl’attaquer… Pourquoi je hais le roide France ? Sachez seulement qu’ilm’a infligé la plus cruelle torture quepuisse souffrir un cœur de femme,l’insulte la plus odieuse dont onpuisse frapper Un esprit fier… J’airésolu de me venger. Je le suis déjà.Je suis venue ici pour assister à mavengeance. J’ai suivi le roi en son

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château pour le voir mourir.

– Le roi va donc mourir ?…

– Oui ! dit tranquillement Madeleine.Il est plus sûrement condamné que lamalheureuse sur qui le bourreauporte la main, alors qu’il n’est plusde grâce possible et que la corde sebalance au-dessus de la tête del’infortunée…

Madeleine parlait avec une telleâpreté que Margentine et Gillette nepurent s’empêcher de frémir.

Comment savait-elle que le roi devaitmourir ?

Elles n’osèrent pas le lui demander.

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Et elles la contemplèrent avec unecuriosité mêlée de pitié et d’effroi.Madeleine reprit :

– Maintenant, il faut que je sachecertaines choses… Et d’abord, ques’est-il passé depuis l’aventure de lagrotte de l’Ermite ? Je vous voisétonnée, mon enfant, de m’entendreparler de cet incident comme si je leconnaissais parfaitement… Je leconnais, puisque c’est moi qui aiconduit pour ainsi dire la duchessed’Etampes à la grotte…

– Vous m’avez donc sauvée unedeuxième fois ! Eh bien, depuis cemoment, il s’est passé pour moi unévénement qui est le plus merveilleux

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de ma vie, j’ai retrouvé ma mère !…

Madeleine regarda attentivementMargentine.

– Vous voulez savoir comment ?…dit celle-ci.

– Oui… si cela ne vous ennuie pas…

– C’est la duchesse d’Etampes qui estvenue me prévenir à Paris que mafille se trouvait ici.

– Je comprends, je comprends…Maintenant, comment vous êtes-voustransportées dans ce pavillon ? Est-ce vous qui l’avez demandé au roi ?Est-ce lui, au contraire, qui vous y aobligées ?…

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– Ni l’un ni l’autre. La duchessed’Etampes nous a proposé de nousinstaller ici, et nous avons accepté,pensant que nous pourrions peut-être mieux nous défendre et préparernotre évasion.

– Ah ! c’est la duchesse d’Etampes,dit Madeleine. Et elle murmura :

– Cette fois, je ne comprends plus… àmoins que… oui… tout est possibledans cette cour gangrenée, pourriejusqu’à la moelle…

Elle reprit à haute voix :

– Ecoutez, je vais réfléchir à notresituation. Quant à vous faire sortird’ici, je vais l’essayer…

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Gillette poussa un cri de joie.

– Oh ! ce sera difficile… mais nonimpossible. En attendant, veillez,soyez vigilantes, tenez-vous sur vosgardes nuit et jour…

Madeleine se leva.

– Voyons la porte, dit-elle.

Elle alla la visiter, la secoua, s’assuraque les vis de la serrure tenaientbien, que la barre de fer qu’onmettait en travers n’était pas limée,que les crampons étaient solides.

– Tout va bien de ce côté ; ce n’estpas par là que viendra l’attaque.

Elle fit là même visite à toutes les

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fenêtres.

Ayant constaté que les volets enétaient également solides, elledemeura quelques minutes pensive.Tout à coup, elle eut un sourireironique.

– J’ai trouvé, murmura-t-elle.

Et tout haut :

– Tenez, dit-elle, je crois que vousavez raison. Je ne puis demeurerdans cette cave où je toussais, où jesouffrais inutilement. Et puisquevous le permettez, je vais m’installerprès de vous, dans la chambre vide…Mademoiselle Gillette va se coucheret dormir bien tranquille. Je lui

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réponds qu’il n’arrivera rien cettenuit au moins. Quant à vous,madame, nous avons à causer…voulez-vous ?

– Mais, s’écria Gillette, commentallez-vous dormir vous-même ?…Oh ! ce canapé !

– Il fera admirablement mon affaire,dit Madeleine. Dans la chambre deGillette, il y avait en effet unexcellent canapé large et profond,sur lequel une personne pouvaitdormir aussi bien que dans son lit.

– Voilà un canapé qui sera mieuxdans la chambre vide que dans lachambre de cette enfant ! songea

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étrangement Madeleine.

A elles trois, elles le poussèrent dansla pièce voisine, celle qui attenait à lasalle à manger.

Puis, Gillette, rêveuse, se retira danssa chambre.

Margentine et Madeleinedemeurèrent seules dans la salle àmanger. Alors Madeleine allaexaminer la porte qui séparait cettesalle de la chambre vide.

La porte ne fermait qu’au loquet.

– Avez-vous remarqué ce détail ?demanda Madeleine.

– Non, car je m’étais assurée qu’il

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est impossible d’ouvrir la fenêtre dela chambre, et qu’on ne peut entrerque par là.

Les volets paraissaient tenirsolidement, et en les secouant par lemilieu, il semblait impossibled’ouvrir la fenêtre. Madeleineexamina alors les gonds.

Avec un clou, elle gratta la pierreautour de ces gonds.

– Voyez ! dit-elle à Margentine.

– Oh ! les misérables !

Sous l’action du clou, la pierres’effritait comme du plâtre. C’étaitdu plâtre, en effet. On avait descellé

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les crampons des gonds, et on avaitsimplement bouché au plâtre lestrous qu’on avait dissimulés ensuiteen enduisant le plâtre de poussière.

– C’est par là que le larron devaitentrer. Je vois la scène comme si j’yassistais. Il arrive par ce côté duparc, escorté de deux ou trois de sesséides ; en quelques minutes ilsdisloquent les gonds, retirent lesvolets et entrent. Alors, pendant queses acolytes se jettent sur vous etvous tuent, au besoin, lui court à lachambre de Gillette… Demain matin,je reboucherai le trou que je viens defaire pour qu’on ne se doute pas quevous savez maintenant la vérité.

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– Que faire ? Que faire ? Oh ! je nedormirai plus ! Je veillerai devant laporte de ma fille ! Fussent-ils vingt !Ils ne savent pas ce que c’est qu’unemère !…

– Ne craignez rien ! dit Madeleine.

– Comment ! que dites-vous là ?

– Je vous dis de ne plus riencraindre, car je suis là ! Je vous jureque l’infâme reculera devant moiplus facilement que devant unpoignard.

– Je ne comprends pas…

– Ne vous inquiétez pas de cela.Rassurez-vous seulement, et dormez

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bien tranquille dans votre lit : lelarron n’entrera pas… Cependant,pour plus de précautions, vouspourrez barricader la porte deséparation…

– Non ! non ! je ne ferai pas cela !s’écria Margentine. Je veux être prêteà vous porter secours… Oh ! vousprendriez donc tout le danger pourvous…

– Eh bien, soit ! dit Madeleine avecun sourire ému. A nous deux nousserons plus fortes pour défendrel’enfant…

Elles revinrent alors dans la salle àmanger, et s’assirent, gardant le

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silence.

Chacune d’elles lisait dans lesregards de l’autre la question quiétait dans sa pensée.

Ce fut Madeleine Ferron qui osa.

– Ainsi, dit-elle, le roi sait, queGillette est sa fille, et pourtant…

– Oui !

– C’est à confondre l’imagination…c’est à croire que l’infâme est atteintd’une sorte de folie qui l’empêche dene plus rien reconnaître, lorsque sapassion se déchaîne…

– Vous le haïssez bien ?…

– Comme vous !

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– Mais moi, dit Margentine, d’unevoix sombre, j’ai des raisons…

– Je vais vous les dire : il vous estapparu un jour, au printemps devotre vie, alors que votre cœurs’ouvrait aux premières aspirationsde l’amour… Alors, il vous a juréqu’il vous aimait et qu’il vousdonnait sa vie…

– Oui, oui !… Oh ! comment savez-vous…

– Hélas !… Et alors, sous le feu decette ardeur, sous ces regardsbrûlants et désespérés, peut-êtredevant la menace de se tuer, vousavez cédé, vous avez aimé, vous avez

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adoré avec passion l’homme qui dèsl’instant où vous lui aviez appartenu,ne songeait plus qu’à la bonneplaisanterie qu’il pourrait vous faire,en vous abandonnant ! Est-ce biencela ?…

– Mot pour mot ! s’écria Margentine,palpitante.

– Je reconstitue facilement votrehistoire parce que c’est celle debeaucoup de malheureuses que cethomme a poussées au désespoir…

Margentine la regardait, tourmentéepar le besoin de lui poser unequestion qu’elle n’osait formuler…

Enfin, se décidant :

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– Cette histoire, fit-elle en hésitant,peut-être est-ce aussi la vôtre ?…

– Oui ! dit nettement Madeleine.

Madeleine reprit :

– Oui, c’est mon histoire, et commetoutes les histoires d’amour seterminent gaiement avec le roi, voicice qu’il a imaginé pour égayer lamienne : il a remis à mon mari la clefde la maison où nous devions nousvoir un soir et lui a indiqué l’heuredu rendez-vous !…

– Horreur !

– Mon mari vint ! continuaMadeleine en éclatant d’un rire

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nerveux, mais il se fit accompagnerpar le bourreau. Et si mes ossementsne reposent pas en ce moment dansle charnier de Montfaucon, c’estgrâce à un hasard qui tient dumiracle.

– Horreur ! répéta Margentine.

– Et vous ?… Qu’a-t-il imaginé pourvous quitter ?

– Ce fut atroce, murmura Margentined’une voix sourde. Le soir où ma fillevint au monde… le soir où, presquemourante, j’agonisais sur ma couche,lui, dans une pièce voisine, se livraità l’orgie… j’entends sa voix… je pusme lever… et lorsque j’ouvris la

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porte de la salle du festin, je le visqui levait son verre en riant et quiembrassait une femme assise sur sesgenoux…

– Oui, fit lentement Madeleine, cen’est pas mal imaginé… Je lereconnais bien à ce coup.

Enfin Madeleine Ferron se leva etsouhaita le bonsoir à Margentine.

– Dormez sans crainte, acheva-t-elle.

Alors elle se retira dans la chambredu canapé, tandis que Margentinepassait dans la sienne.

Madeleine Ferron, cependant,descendit dans la cave.

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Sur ses ordres, le valet du château,qu’elle avait soudoyé à prix d’or,avait placé dans cette cave tous lesobjets dont elle avait prévu qu’ellepourrait se servir.

C’est ainsi que, sur la petite table, ily avait des feuilles de papier, del’encre, des plumes. Sur l’une de cesfeuilles, Madeleine écrivit quelquesmots, puis plia et cacheta.

Puis elle écrivit l’adresse suivante :

– Monsieur le chevalier deRagastens, à l’auberge du Grand-Charlemagne.

Alors elle remonta et, entr’ouvrantdoucement la fenêtre, examina les

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environs. Mais la nuit était tropprofonde. A deux pas, on n’y voyaitrien.

– Comment faire ?… murmura-t-elle.

Elle avait espéré que le domestiquereviendrait errer autour du pavillon.Mais sans doute cet homme avaitpris peur et il était peu probablequ’il se montrât.

– Il faut pourtant que cette lettrearrive ! songeait Madeleine.

Elle referma la fenêtre et entra dansla chambre de Margentine.

– Ecoutez, dit-elle, pouvez-vouspendant une heure veiller seule ?

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– Toute la nuit s’il le faut.

– Bien. Pendant mon absence,installez-vous donc dans machambre, près de la fenêtre. Si onvient, il suffira je pense, que vousfassiez du bruit, et au besoin quevous profériez quelque menace. Carje suis sûre que le larron comptevous surprendre pendant votresommeil…

– Vous allez donc vous absenter ?

– Oui. Il faut que quelqu’un soitprévenu de ce qui se passe ici…quelqu’un qui peut vous être d’ungrand secours…

– Allez donc ! et puissiez-vous

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réussir !…

Madeleine, alors, redescendit dans lacave, et, en quelques instants, sedépouillant de ses vêtements defemme, s’habilla en cavalier.

– Lorsque je reviendrai, dit-elle àMargentine, je frapperai trois coupsespacés, sur le volet et jeprononcerai votre nom et le mien àvoix basse…

– Votre nom ! fit doucementMargentine ; vous ne me l’avez pasencore dit…

– Je m’appelle Madeleine…

– Madeleine… un nom que je

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n’oublierai jamais !

Madeleine déjà avait ouvert lafenêtre, scruté les alentours d’uncoup d’œil perçant, puis elle avaitlégèrement sauté à terre et avaitdisparu dans l’ombre.

Margentine referma la fenêtre etattendit…

Madeleine Ferron s’était enfoncéedans un bouquet d’arbres.

Elle se dirigeait droit vers la petiteporte dérobée par où elle était sortieune fois pour aller retrouver lachasse du roi.

Le jour, il n’y avait pas de

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factionnaire devant cette porte. Enserait-il de même la nuit ?

Madeleine marchait rapidement.Tout à coup, il lui sembla entendredes pas derrière elle.

Elle se jeta brusquement derrière letronc noueux d’un hêtre séculaire etattendit.

Deux secondes plus tard, une ombrese dressa près d’elle.

L’ombre paraissait hésiter, l’ayantperdue de vue.

A un moment, l’inconnu qui, de touteévidence, la cherchait, passa si prèsd’elle qu’il la toucha. Madeleine

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tressaillit. L’inconnu bondit…

Madeleine vit briller dans la nuitl’éclair d’un poignard… Elle sebaissa vivement…

Le poignard s’enfonça profondémentdans le tronc du hêtre.

– Malédiction ! gronda l’inconnu, quien même temps mit l’épée à la main.

Prompte comme la foudre, Madeleineavait également tiré la sienne.

Elle ne disait pas un mot.

L’inconnu, de son côté, se taisait.

Soudain, les épées se touchèrent.

Madeleine, sans un battement de

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cœur, le front plissé dans l’effortviolent qu’elle faisait pour distinguerson adversaire, para le coup qui luiétait porté.

Au même instant, elle riposta au jugépar un coup droit… Le coup porta…

Elle sentit la lame pénétrer dans del’étoffe, dans de la chair…

– Vous êtes touché ! ne put-elles’empêcher de dire.

– Ce n’est pas lui ! réponditl’inconnu qui, aussitôt, bien quegrièvement blessé selon touteprobabilité, s’éloigna rapidement ets’effaça dans les ténèbres.

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Alors seulement Madeleine sentit soncœur battre à grands coups.

Qui pouvait être cet homme ? A quien voulait-il ?…

Sûrement, ce n’était pas à elle,d’après les paroles qu’avaitprononcées cet homme.

Et l’idée que l’incident se rattachait àla situation de Gillette se présentairrésistiblement à son cerveau.

Elle secoua la tête, comme pour sedire :

– Je verrai bien !

Puis elle se remit en route.

Un quart d’heure plus tard, elle

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arrivait à la petite porte dérobée.Elle s’était arrêtée derrière un massifd’arbustes d’où elle pouvaitfacilement inspecter le murd’enceinte du parc.

Le long de ce mur se mouvaientlentement des ombres.

C’étaient des sentinelles. Madeleineeut une minute d’angoisse à lapensée qu’elle ne pourrait pas sortir.

Mais bientôt elle eut remarqué que lasentinelle placée devant la porte sepromenait avec lenteur ; elle faisaitune vingtaine de pas à droite de laporte, puis, revenant, parcourait àpeu près le même espace sur la

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gauche.

En sorte qu’elle restait près d’unedemi-minute le dos tourné à la porte.

Madeleine possédait une clef de lapetite porte.

Elle lui avait été donnée par l’hommequi l’avait introduite dans le parc etde là dans le pavillon des gardes.

La manœuvre que médita Madeleineà ce moment était périlleuse. Maiselle était résolue à tout tenter pour

arracher Gillette à François Ier. Etpeut-être, dans cette résolution yavait-il encore un reste de jalousieamoureuse.

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Le massif derrière lequel elles’abritait se trouvait à cinq ou sixpas de la porte. Elle attendit que lasentinelle fût passée devant cetteporte et commença à s’éloigner en sapromenade somnolente.

Alors Madeleine s’avança vers laporte.

Elle n’y courut pas : elle y alladoucement, si doucement qu’il étaitdifficile d’entendre le bruit de sonpas léger.

Madeleine tenait à la main une courtedague, résolue à frapper s’il le fallait.

Elle avait atteint la porte et l’avaitouverte avant que le soldat se fût

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retourné.

Elle se glissa au dehors et refermasans bruit.

q

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Chapitre35

DISPOSITIF DECOMBAT

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Ace moment, il étaitenviron onze heures.

Madeleine Ferron se mità marcher rapidement enlongeant le mur du parc.Son idée était d’aller

jusqu’à l’auberge du Grand-Charlemagne et de voir le chevalierde Ragastens.

La lettre qu’elle avait écrite devenaitalors inutile. Elle voulut la déchirerpour en jeter les morceaux le long duchemin. Mais elle la cherchavainement : la lettre avait dû tomberpendant ce court duel avec l’inconnuqui l’avait attaquée.

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Madeleine ne put retenir unblasphème.

Tout à coup, il lui sembla qu’à dixpas devant elle des ombrescherchaient à se dissimuler le longdu mur d’enceinte.

S’étant arrêtée un instant, elles’avança, intrépide.

L’instant d’après, elle reconnut quetrois ou quatre hommes s’adossaientau mur, comme s’ils eussent espéréne pas être vus.

Elle passa sans qu’on lui eût dit unmot.

– Sans doute des maraudeurs,

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songea-t-elle.

Mais, au même instant, elle pensaque des maraudeurs l’eussentattaquée ; une idée soudaine éclairason cerveau, et elle revintbrusquement sur ses pas.

Les inconnus étaient encore là,attendant sans doute qu’elle se fûtéloignée.

En arrivant à leur hauteur,Madeleine, comme si elle se fût parléà elle-même, se mit à dire :

– Il est décidément trop tard, jepréviendrai demain M. de Ragastens.

Comme elle l’avait prévu, ou espéré,

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un mouvement se fit parmi ceshommes qui, après quelques motschangés à voix basse, s’élancèrent etl’entourèrent.

– N’ayez pas peur, monsieur, dit l’undeux… mais nous vous avonsentendu prononcer un nom…

– Le vôtre, Monsieur le chevalier deRagastens, dit Madeleine Ferron.

C’était en effet le chevalier.

Il reconnut à la voix MadeleineFerron.

– C’est notre bonne protectrice !s’écria-t-il. Vous me cherchiez donc,madame ?

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– Oui… nous avons à causer, maispas ici…

– Retournons à l’auberge, ditRagastens.

– Ce sera encore un jour de perdu !prononça une voix jeune dontl’accent fit tressaillir Madeleine, quirépondit :

– Un jour de perdu pour retrouverGillette, n’est-ce pas, monsieur ?C’est d’elle que je viens vous parler…

– Allons !… s’écrièrent les hommesavec émotion. Ils se mirent en routesilencieusement ; il était plus deminuit lorsqu’ils arrivèrent àl’auberge du Grand-Charlemagne.

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Quelques instants plus tard, ilsétaient réunis dans la grande salle del’auberge.

Le premier regard de MadeleineFerron fut pour Manfred.

– Il faut, dit-elle, puisque je vousretrouve, que je vous remercie encorede m’avoir sauvé la vie…

– Vous avez sauvé la mienne,madame, dit Manfred en s’inclinantautant par politesse que pouréchapper au regard pénétrant decette femme.

En effet, ce regard lui disaitclairement :

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– Te rappelles-tu cette minute dedélire où tu me proclamas tonamour !…

Manfred ne se la rappelait que trop.Et il eût donné une année de sonexistence pour effacer cette minute,où, par la pensée, par l’intention, ilavait trahi sa bien-aimée Gillette.

La Belle Ferronnière comprit sansdoute ce qui se passait dans le cœurdu jeune homme, car elle détournason regard qui fit le tour desassistants.

Il y avait Triboulet, Ragastens,Lanthenay, Spadacape et Manfred.

– Madame, dit alors Ragastens, vous

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nous avez promis de parler deGillette. Pardonnez notre hâte à tous,et cette hâte vous la comprendrezlorsque vous saurez que M. Fleurial,ici présent, est le père de Gillette, etque mon cher fils, Manfred, est sonfiancé…

Madeleine tressaillit :

– Vous dites que M. Manfred estvotre fils ?…

– Oui, madame, dit Ragastens.

– Ah ! fit Madeleine, j’en suis bienheureuse…

Ni Ragastens ni Manfred necomprirent cette étrange

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exclamation.

Au bout d’un instant, elle reprit :

– Et Gillette est fiancée à M.Manfred ?

– Ou du moins ces deux enfantss’adorent…

Et elle répéta :

– De cela aussi je suis heureuse. M.Manfred est un noble caractère, etGillette est la fille la plus charmanteque j’aie jamais vue…

– Vous l’avez donc vue ? s’écrièrentà la fois Triboulet et Manfred.

– Un peu de patience, dit-elle ensouriant. Dans ce qu’a dit tout à

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l’heure M. de Ragastens, une chosem’a surtout étonnée… il a dit que M.Fleurial est le père de Gillette…

– Je le suis, madame, dit Tribouletd’une voix que l’émotion faisaittrembler ; je le suis autant que peutêtre père un homme qui a recueilliune enfant, l’a élevée, l’a adorée, et afait de son bonheur le but de sonexistence…

– Je comprends, fit Madeleine enhochant la tête. Chevalier, et vous,messieurs, j’ai vu Gillette… j’étaisavec elle il y a à peine deux heures.

Tous ces hommes gardèrent unsilence poignant.

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– Soyez tout d’abord rassurés,prononça Madeleine : cette enfant aéchappé à tous les dangers quil’enveloppaient, je dis à tous,messieurs, et je n’ai pas besoind’insister sur la nature de cesdangers, puisque Gillette se trouvedans la maison du roi de France…

– Sauvée ! murmura Triboulet dontles yeux se remplirent de larmes,tandis que Manfred, incapable deprononcer un mot, serrait à les briserune main de son père et une main deLanthenay.

– Oui, ajouta gravement Madeleine,sauvée, mais non hors de danger, etsi vous m’en croyez, il faut agir le

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plus tôt possible.

– Agir ! s’écria Triboulet avecdésespoir… Mais comment ?…Depuis que nous sommes àFontainebleau, dix tentatives ontéchoué coup sur coup… Ce soir,nous étions résolus à sauter dans leparc, à tuer une sentinelle et àmarcher sur le château…

– Où vous n’auriez pas trouvé celleque vous cherchez… Bénissez lehasard qui m’a placée sur la route deGillette… Messieurs, apprenezd’abord que l’enfant n’est plus dansle château ; elle est avec sa mèredans un pavillon du parc.

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– Avec sa mère !…

Cette exclamation leur échappa àtous.

– Sans doute ! fit Madeleine. Samère… Margentine…

– Margentine ! s’écria Manfred ! Ah !je comprends maintenant ce que lapauvre folle voulait me dire pendantqu’elle soignait ma blessure !

– Margentine ! s’exclama à son tourRagastens ; cette malheureuse à quiGillette a été arrachée à temps !

– Messieurs, dit Madeleine Ferron, ily a là un mystère que je vais éclaircird’un mot. La malheureuse

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Margentine m’a raconté salamentable histoire. Margentine,messieurs, a été folle ; elle ne l’estplus depuis qu’elle est auprès de safille. Margentine, qui est-ce ?… Unedemoiselle de Blois qui a eu lemalheur de rencontrer il y a dix-huitans François de Valois… Vousdevinez, messieurs, le drame quiprécipita cette créature aimante dansla folie… Trahie par celui qu’elleadorait, bafouée, abandonnée dansune scène tragique, sa fille perdue,elle sombre dans la démence… et ellene revient à la raison que pourretrouver son enfant menacée par lemême homme qui l’a perdue, elle !

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Ils se taisaient, violemmentimpressionnés par ce récit imprévu,débité d’une voix sombre, sans éclat,mais où perçait une haine incurable.

Elle reprit :

– Je ne vous dirai pas, messieurs, ceque je suis venue faire àFontainebleau. Monsieur deRagastens, je crois qu’à la suite denos diverses rencontres, vous avezdû deviner mon secret.

– Non, madame, affirma Ragastensavec fermeté.

– Je vous crois… Qu’il vous suffisedonc de savoir que nos intérêts sontcommuns, en ce sens que je hais

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François de Valois. J’ose à peineajouter que peut-être aussi y a-t-ildans ma pensée une vive sympathiepour cet ange qui s’appelle Gillette…

« Quoi qu’il en soit, poursuivit-ellebrusquement, comme pour échapperà l’émotion, j’ai réussi àm’introduire dans le parc et j’ai mismon centre d’opération au pavillondes gardes ; c’est là que j’ai vuGillette et sa mère…

Tous, ils regardaient avec uneadmiration stupéfaite cette femmequi, seule, avait réussi à faire cequ’ils avaient tenté en vain.

Elle poursuivit :

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– Quelqu’un de vous, messieurs,connaît-il le parc ?

– Moi, dit Triboulet ; je connais aussibien le château que le parc.

– Vous savez donc la situation dupavillon des gardes par rapport à lapetite porte dérobée ?

– J’irais les yeux fermés.

– En ce cas, voici ce que je vouspropose. Trouvez-vous tous demaindevant la petite porte dérobée. J’enai la clef, je vous ouvrirai…

– Pourquoi ne pas y aller tout desuite ? fit Manfred.

– Pour deux raisons majeures : la

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première, c’est qu’il y a pour gardercette porte une sentinelle quidonnerait l’alarme si on n’arrivaitpas à la tuer du premier coup depoignard.

– Cette sentinelle n’y sera donc pasdemain ?

– Non, répondit froidementMadeleine.

Il y eut un frémissement parmi ceshommes habitués pourtant àl’effusion du sang, en une époque oùune vie d’homme était tenue pourpeu de chose.

– Il y a une deuxième raison, repritMadeleine. Tout à l’heure, en

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traversant le parc, j’ai rencontréquelqu’un – qui ? je ne sais – maisquelqu’un qui, évidemment,surveillait le pavillon. Il y a donc deschances pour qu’il soit difficile àquatre hommes de passer dans leparc sans que l’éveil soit donné.Voici donc ce que je propose :demain, à une heure convenue… onzeheures du soir par exemple ?…

– Onze heures… c’est entendu.

– A cette heure-là, vous arriverez à lapetite porte. Alors, de deux chosesl’une : ou j’ai amené avec moiMargentine et Gillette, j’ouvre, etl’évasion se fait sans difficulté, ouj’ai reconnu un danger grave à leur

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faire traverser le parc, et vous venezles chercher dans le pavillon. Il y a àpeu près un quart d’heure de marcherapide de la porte au pavillon.Gillette et Margentine seront prêtes.Un quart d’heure pour revenir. Entout une demi-heure. Je n’ai pasbesoin de vous dire que vous devezêtre bien armés et prêts à tout !

– Il n’y a pas d’autre plan possible,dit Ragastens résumant l’impressionde ses compagnons… Une question,madame, voulez-vous ?

– Faites, chevalier.

– Fuirez-vous avec nous ?

– Non, dit-elle avec ce même accent

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de fermeté roide ; moi, je reste… ilfaut que je reste…

– Pourquoi ne pas fuir, madame ?insista Ragastens ému. Croyez-moi,la punition dont vous voulez sansdoute frapper… quelqu’un…

– Ah ! vous voyez bien que voussavez mon secret !

– Non, mais je vois que vouspréparez une vengeance. Laissez-moivous dire que vous y risquez votrevie… Venez avec nous…

– Ma vie est plus que risquée ; elleest sacrifiée. Que je reste ou que jeparte, avant peu je serai morte ;j’aime mieux mourir vengée… Un

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dernier mot avant de nous séparer, ilserait prudent de ne point passer lajournée de demain, ni même le restede cette nuit dans cette auberge.

– Pourquoi ? demanda Triboulet…On est venu pour nous y arrêter,mais celui qui seul peut être chargéde la chose n’osera plus en tenterl’aventure, j’en réponds…

– Je ne comprends pas, ditMadeleine. En tout cas, voici ce quiest arrivé : il n’entrait pas dans monplan, ce soir, de me rencontrer avecvous. J’avais préparé une lettre quej’espérais pouvoir vous faireparvenir. Cette lettre porte commesuscription : « Monsieur le Chevalier

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de Ragastens, à l’auberge du Grand-Charlemagne. » Quant à son contenu,le voici mot à mot : « Trouvez-vousdemain soir, à onze heures, à lapetite porte du parc. » Et j’avaissigné : « Une amie de Gillette. » Cettelettre, si elle parvenait entre lesmains du roi, serait toute unedénonciation… Or je viens de laperdre dans le parc.

– En ce cas, notre tentative dedemain me paraît impossible.

– Pourquoi donc ? Le parc estimmense. Il faut agir dès demain. Ilfaudrait un hasard extraordinairepour que ce carré de papier, tombédans l’herbe épaisse, soit trouvé

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avant huit jours, si jamais il esttrouvé… Mais, enfin, pour plus desûreté, ne restez pas ici… Et quant aureste, ne changeons rien.

– Vous avez raison, madame, ditRagastens qui avait attentivementécouté ces explications. Nous allonsquitter séance tenante l’auberge.Demain soir, à onze heures précises,nous serons à la porte dérobée.

– Adieu donc ! dit Madeleine.

Madeleine Ferron reprit d’un pasrapide le chemin du parc et arrivasans encombre à la petite porte. Là,elle recommença la manœuvre qui luiavait déjà réussi.

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Mais comme elle refermait la porte etmarchait vers le massif derrièrelequel elle allait disparaître, lasentinelle se retourna et l’aperçut.

– Halte là ! cria-t-elle.

Madeleine réfléchit que si elle nes’arrêtait pas, cet homme allaitdonner l’éveil. Elle s’arrêta donc etmarcha droit à la sentinelle.

– Qui êtes-vous ? demanda le soldat.

– Officier du roi ! répondit-elle d’unton rogue. Ne fais pas de bruit,imbécile ! Ne vois-tu pas que si jepasse par la porte dérobée avec laclef de Sa Majesté, c’est que je nedois pas être vu !

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– Excusez, mon officier…

– Tu n’as rien vu, tu entends ! si dumoins, tu tiens à ta peau !

– Je n’ai rien vu, mon officier.

– Ton nom ?…

– Guillaume le Picard…

– Bien… Je saurai si tu as fait tondevoir.

Elle s’éloigna tranquillement, tandisque la sentinelle reprenait sa mornepromenade en grommelant dans sabarbe :

– Ces officiers sont toujours à courirla prétantaine… Heureusement quej’ai eu la bonne idée de ne pas

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donner mon nom !…

Madeleine arriva au pavillon desgardes sans autre rencontre. Ellefrappa au volet les trois coupsconvenus, dit son nom à voix basse,prononça aussi celui de Margentine,la fenêtre s’ouvrit, et elle sautalestement à l’intérieur.

– Demain, vous êtes sauvées, dit-elleà Margentine, et elle raconta alors cequ’elle venait de faire.

Après le départ de Madeleine Ferron,il y avait eu conférence dans la salledu Grand-Charlemagne.

Triboulet était inquiet, nerveux.

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– Je ne sais pourquoi, finit-il pardire, mais je me méfie de cettefemme. Cette histoire de lettreperdue, surtout, me paraîtterriblement louche.

– Si elle avait voulu nous trahir, ditLanthenay, il lui était facile d’ameneravec elle des gens qui eussent cernél’auberge ; elle nous a au contrairepriés de ne pas rester ici…

– Je réponds d’elle ! dit à son tourManfred.

– Moi aussi, ajouta Ragastens.

Triboulet hocha la tête.

– Quoi qu’il en soit, dit-il, nous

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serons demain au rendez-vous. C’estune chance : il faut essayer d’enprofiter… dussé-je, quant à moi, ypérir ! Mais d’ici là, prenons nosprécautions.

– La seule précaution à prendre, ceserait de quitter l’auberge à l’instantmême. Mais aller frapper à une autrehôtellerie à pareille heure, ce seraitpeut-être faire bien du bruit et courirau devant du danger que nousvoulons éviter.

Tout compte fait, on finit parconvenir qu’il valait mieux rester auGrand-Charlemagne, avec cetteprécaution cependant qu’une factionserait montée à tour de rôle jusqu’au

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lendemain.

Les cinq compagnons, réfugiés aufond de l’auberge d’où ils nesortirent pas, employèrent leurjournée à préparer la suprêmetentative.

Ragastens avait eu avec l’hôte uneconférence d’où il résulta qu’unechaise de voyage attelée de deuxvigoureux chevaux leur seraitprocurée pour le soir même.

Manfred, Lanthenay et Ragastensavaient leurs chevaux à l’écurie.

Quant à Spadacape, il ferait office depostillon.

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Triboulet monterait le cheval dufidèle serviteur du chevalier.

A neuf heures, tout était prêt.

La chaise de voyage tout attelée étaitdans la cour de l’auberge. Leschevaux étaient sellés.

A neuf heures et demie, Ragastensdonna le signal du départ.

Manfred se jeta dans les bras de sonpère, qui l’étreignit en lui disant :

– Courage ! Nous réussirons…

On se mit en route.

La voiture marchait au pas. Lesquatre cavaliers suivaient. Onatteignit sans encombre le chemin

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qui longeait le mur du parc.

A dix heures et demie précises,Spadacape s’arrêta à dix pas de lapetite porte dérobée.

Les chevaux de selle furent alorsattachés par les brides aux roues dela voiture. Ceux de la voiture eux-mêmes furent attachés à un arbre.

Puis, tous allèrent se poster devantlà petite porte.

q

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Chapitre36

DELIRED’AMOUR

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On a vu que la duchessed’Etampes avait prévenuFrançois Ier queMargentine et Gilletteétaient installées aupavillon des gardes.

Au moment où la duchesse sortait dechez le roi, Sansac se fit annoncer etfut aussitôt reçu.

Il arrivait de Paris à franc étrier, et ilfallait qu’il eût à dire des choses biengraves pour qu’il se montrât en pleinjour avec son visage affreusementbalafré par un large sillon rougeâtre.

– Te voilà donc enfin ! s’écria le roi.Par Notre Dame ! si mes amis

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m’abandonnent je vais périr d’ennui.

Sansac regarda le roi.

Il le vit blêmi, maigri, les yeuxcerclés de rouge ; des plaques lividestachaient son visage, et au coin deses lèvres, on eût dit qu’une sorte delèpre s’était déclarée.

– Pourtant, Votre Majesté a bonnemine, dit le gentilhomme.

– Laissons cela ! fit le roi ensecouant la tête. Tu viens nousretrouver, et j’en suis bien heureux…Je vais faire prévenir LaChâtaigneraie et d’Essé…

– Sire, dit Sansac, Votre Majesté me

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pardonnera. Je désire repartir deFontainebleau le plus tôt possible. Jesuis simplement venu annoncer auroi certaines choses assez étrangesqui se passent à Paris…

– Parle, fit le roi étonné.

– Eh bien, sire, il y a deux jours, j’aieu besoin de voir notre grand prévôt.

– Monclar ?

– Oui, sire. Et je me suis rendu le soir– car je ne sors plus que la nuit,comme les hiboux – je me suis rendu,donc, à l’hôtel de la grande prévôté.Or, savez-vous ce que j’y ai appris ?Que le comte de Monclar, subitementdevenu fou, avait quitté l’hôtel et

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qu’on ne savait ce qu’il était devenu !

– Que m’apprends-tu là ! s’écria

François Ier.

– La vérité, sire.

– Et je n’en suis pas informé ! Sansdoute, c’est au dauphin qu’on a portéla nouvelle !

Le roi fit quelques pas dans soncabinet, le visage enflammé par un deces accès de colère folle qui faisaienttrembler le Louvre et Paris – etparfois la France entière.

– Nous allons voir, gronda-t-il, si jesuis encore le roi… Sansac, tu vaspartir pour Paris avec La

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Châtaigneraie et d’Essé… Je n’aiconfiance qu’en vous trois. Je tenomme grand prévôt, entends-tu !

Sansac s’inclina sans joie. Pour cegentilhomme, la vie avait fini du jouroù il n’avait plus été le « beauSansac »…

– Je te donne pleins pouvoirs, ajoutafurieusement le roi qui, tout enparlant, s’était mis à écrire etremplissait divers parchemins. Tuprendras possession de la grandeprévôté. Tu feras jeter à la Bastillemon grand chancelier et legouverneur du Louvre… Ah ! nousallons voir… pars à l’instant…Montgomery !

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Le capitaine des gardes apparut.

– Montgomery, dit le roi d’une voixrauque, rendez-vous à l’instant àl’appartement du dauphin, et de là à

celui de Mme Diane…

– Sire ! voulut intervenir Sansac.

– La paix ! Vous arrêterez mon fils,

Montgomery. Vous arrêterez Mme

Diane… Allez… et voyez si LaChâtaigneraie et d’Essé sont par là…

– Sire, dit Montgomery qui était unpeu pâle, au moment où VotreMajesté m’a appelé, j’accouraisjustement vers elle pour lui dire…pour la prévenir…

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– Dire quoi ! Voyons… parlez donc,monsieur !

– Sire, on vient de trouver sur lapelouse du parc, à cent pas del’étang, le cadavre de M. d’Essé, lapoitrine trouée de part en part…

– Quel est le misérable ?… rugitSansac. Pardonnez, sire !

– On ne sait rien ! réponditMontgomery.

A ce moment, il se fit un grand bruitdans l’antichambre, et Bassignac, levalet de chambre, entra en criant :

– Sire ! Quelle affreuse nouvelle pourVotre Majesté ! M. de La

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Châtaigneraie est mort !

– Mort ! répéta sourdement le roi.

– Mort ! s’écrièrent Sansac etMontgomery, cette fois avec uncommencement de terreur.

– Mort assassiné, reprit Bassignac ;on vient d’apporter au château lecadavre du malheureux gentilhomme,et les gens qui ont rempli ce funèbreoffice disent avoir trouvé le corpsdans une rue écartée qui s’appelle larue aux Fagots.

Montgomery tressaillit, pâlit, etmurmura à part lui :

– Je donnerais ma tête à couper que

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l’assassin s’appelle Triboulet !

– C’est bien, Bassignac, dit le roi,laisse-nous !

Le valet de chambre se retira.

Montgomery attendait, avec lepressentiment que cette nouvellemodifierait peut-être les idées du roi.

Celui-ci, en effet, était commefoudroyé.

– Montgomery, dit le roi aveceffort… ce que je vous ai dit…

– Je vais l’exécuter, sire ?

– Non ! mettez que je n’ai rien dit…Et que personne ne sache !

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– Oh ! sire… Votre Majesté saitbien…

– Oui… vous êtes un fidèle… Allez,Montgomery.

Montgomery sortit.

Dès l’antichambre, le capitaine sedemandait :

– Dois-je prévenir le dauphin… le roide demain ?…

François Ier, demeuré seul avecSansac, se leva et reprit sapromenade, mais, cette fois, lente etmorne. Le gentilhomme remarquaalors combien le roi était affaissé, etquels terribles changements s’étaient

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faits en lui depuis qu’il avait quittéParis…

– Dois-je partir, sire ? demanda-t-il.

– Non, répondit le roi d’une voixpresque suppliante ; reste… je n’aiplus que toi à qui me fier ici !

Et ce qui acheva d’épouvanter

François Ier, ce fut l’attitude mêmede Sansac, Autrefois, en semblablecirconstance, le gentilhomme eûtconseillé au roi la violence…Maintenant, il se taisait…

– Oh ! songea-t-il avec une profondeamertume. Il est donc bien vrai que jesuis condamné !

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Ces nouvelles apportées coup surcoup, la folie du comte de Monclar,la mort de La Châtaigneraie et ded’Essé, avaient porté un coup

terrible à François Ier.

Et dans cette âme gangrenéed’égoïsme comme le corps étaitgangrené par un mal incurable, il n’yeut pas un regret sincère donné aubon serviteur qu’avait été le grandprévôt, aux braves compagnons deplaisir et de péril qu’avaient été LaChâtaigneraie et d’Essé.

Le roi ne pleura que sur lui-même.

Puis, peu à peu, comme il arriveparfois dans les tempéraments

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exorbités, sa douleur se transforma.Les images de ses compagnonsflottèrent indécises, finirent pardisparaître et furent remplacées parl’image de Gillette.

Quelques heures après la nouvelle

des catastrophes, François Ier nesongeait plus qu’à s’emparer deGillette.

Mais, au lieu d’y penser avec deshésitations comme il avait faitjusque-là, il y pensait avec fureur.

Il rêvait une mort monstrueuse…

Il éprouvait une joie funeste, avecdes tremblements nerveux, àimaginer son propre cadavre

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étouffant en des bras glacés la jeunefille vaincue…

Dans le délire amoureux de François

Ier, la Vie et la Mort, enlacées,enchevêtrées, formaient un étrangetableau dont le dessin macabre setraçait en lignes de feu dans sonimagination surchauffée.

Puis ce fut la Belle Ferronnière quipassa devant ses yeux, provocante,lubrique, admirable de beauté en lanudité de son corps, mais un masquede squelette rongé grimaçait sur sonvisage.

Et toujours il en revenait à cettefantastique création de son délire :

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Il était mort… mort d’amour… mortde volupté.

Et ses bras de cadavre enlaçaientdans une étreinte indéniable le corpsde Gillette palpitant de vie etd’horreur.

A l’heure du dîner, le roi annonçaqu’il ne mangerait pas. Au momentde son coucher, il renvoya Bassignacqui, inquiet, s’assit dansl’antichambre et attendit…

Pendant de longues heures, le roisubit, chercha, créa la série turpidedes tableaux qui l’enchantaient et letuaient. C’était une agonie devolupté.

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Bientôt de violentes lancinationsattaquèrent le crâne. En mêmetemps, les entrailles se tordirent sousl’effet du mal.

Minuit était sonné depuis longtempsdéjà, et le roi se débattait encoresilencieusement.

Cela dura deux heures encore…

Tout à coup, les douleurs desentrailles se calmèrent ; mais,aussitôt, il lui parut qu’on enfonçaitdes aiguilles de feu dans sespaupières. Il ferma les yeux, et nes’en trouva pas soulagé…

Alors, les horreurs de la mort luifurent visibles comme si elle eût été

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toute proche. Il voulut se lever pouréchapper aux fantômes de son délire.Il fit deux pas et tomba lourdement,avec un cri déchirant…

Il est trois heures après minuit.

– Le roi se meurt… Le roi va mourir !…

Dans le château, où des lumièresvont et viennent, dont toutes lesfenêtres sont éclairées, ce mot courtde bouche en bouche.

Les habitants du château, réveillésen sursaut, attendent la fin de lacrise…

Et les appartements de François Ier

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étaient déserts.

Seuls, Bassignac et Sansac, que levalet de chambre avait couruchercher, avaient pénétré dans lecabinet royal. Ils avaient porté le roisur son lit, l’avaient déshabillé, etBassignac s’était élancé au dehors en

quête du chirurgien de François Ier.

Ce chirurgien, après l’avoirinutilement demandé partout, il finitpar le trouver dans l’appartement dudauphin Henri.

Là, il y avait cohue.

Au premier rang des courtisansempressés à saluer le soleil levant,Montgomery racontait à voix basse

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au fils de François Ier une histoirequi devait sans doute l’intéresserbeaucoup, car le dauphin écoutaitavec une attention profonde.

Bassignac, ayant aperçu le chirurgiendans l’embrasure d’une fenêtre,traversa la cohue… En arrivant à lafenêtre, il s’aperçut que le chirurgien

causait avec Mme Diane de Poitiers.Que pouvait-elle lui dire ?

Sans souci de l’étiquette, Bassignactira le chirurgien par la manche.

– Que se passe-t-il, Bassignac ? fitDiane de Poitiers.

– Le roi est gravement indisposé ; ne

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le savez-vous donc pas, madame ? ditle valet de chambre.

– Oh ! mon Dieu !… mais il fautprévenir monseigneur le dauphin !s’écria Diane qui s’éloigna aussitôten jetant un regard au chirurgien.

Celui-ci suivit Bassignac.

Comme le valet de chambre partaiten courant, il se heurta à Jarnac quipoussa un cri de douleuraccompagné d’un juron. Bassignacétait trop préoccupé pour s’arrêter.

Mais le chirurgien, lui, s’arrêta.

– Cet imbécile vous a heurté ?demanda-t-il.

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– Oui, mort Dieu, et cela me brûle…

– Bon !… Je verrai tout à l’heurevotre épaule. L’essentiel est que lacompresse ne soit pas tombée…

Le chirurgien s’élança à son tour.

Jarnac entra dans l’appartement dudauphin et alla droit à Diane dePoitiers.

– Comment va votre épaule ?demanda celle-ci.

– Aussi bien que possible, bien quel’enragé qui m’a fourni ce coupd’épée, grâce à l’obscurité, n’ait pasménagé le fer… mais j’aurai marevanche lorsque j’aurai deviné à

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quel diable j’ai eu affaire ! Enattendant, il s’agit d’autre chose…Tout à l’heure, dans l’espoir deretrouver une piste, je me suis, aprèsque ma blessure eut été pansée,rendu avec une lumière à l’endroit oùje me suis rencontré avec l’enragé enquestion… Savez-vous ce que j’aitrouvé dans l’herbe ?…

– Voyons ! fit Diane.

Jarnac lui tendit un carré de papier.

– J’ai eu la curiosité de l’ouvrir,acheva-t-il. Lisez, et vous verrez quec’est assez intéressant…

Diane de Poitiers ouvrit la lettre et lalut à diverses reprises.

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– Qu’en dites-vous ? demandaJarnac.

– Attendons ! reprit Diane… Lechirurgien va tout à l’heurem’apporter une réponse. D’aprèscette réponse, la lettre trouvée seraou ne sera plus utile. En tout cas, elleest de bonne prise.

Sur son grand lit armorié, François

Ier râlait.

L’idée de la mort avait pris en lui undéveloppement monstrueux.

Mais elle n’arrivait pas à étouffer lapassion qui délirait dans ce corps.

Les paroles qui lui échappaient

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dénonçaient ce double état d’âme etde corps.

– Mourir dans les bras de Gillette…mourir avec elle… Oh ! c’est affreuxde mourir si jeune… mais je mourraien l’étouffant de baisers…

– Sire ! sire ! chassez ces idées…

– Oh ! mes yeux… Ce sont mes yeuxqui me brûlent ! Oh ! ces flammes quime passent sur mes paupières !… Jesuis sûr qu’un baiser de cette jeunefille les rafraîchirait…

– Buvez, sire, dit le chirurgien enprésentant aux lèvres du roi unepotion calmante.

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Le roi but avec avidité.

– Ah ! c’est vous ! dit-il en saisissantla main du chirurgien. Où estRabelais ? Je veux qu’on m’envoieRabelais !…

– Mon illustre confrère n’est pas auchâteau, sire ; mais je tâche à leremplacer autant qu’il est au pouvoirde ma faible science…

– Oui… oui… vous aussi vous êtesun savant…

Le roi, d’un signe renvoya Bassignac.

– Le roi va mieux ! dit le chirurgien.

Bassignac se hâta de sortir pourcolporter cette nouvelle, jouissant

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d’avance de la consternation descourtisans.

– Va, toi aussi, dit François Ier àSansac, doucement.

Sansac consulta le chirurgien d’uncoup d’œil.

– Sa Majesté vient d’avoir une criseviolente… la crise est montée à sonpoint culminant, elle va maintenantredescendre par degrés. Je répondsdes jours de Sa Majesté, si elle veutbien suivre mes prescriptions…

– Dieu sauve Sa Majesté ! murmuraSansac.

Et cet homme de fer sortit en

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pleurant. Car, à force de partager lesplaisirs et les dangers du roi, ils’était attaché à lui profondément…

Le roi se tourna alors vers lechirurgien.

– Dites-moi mon état, fit-il avec unecertaine fermeté.

– L’état de Votre Majesté n’est pasalarmant.

– Et moi, je vous dis que je suiscondamné !… Peut-être ai-je encoretrois mois à vivre… Mais à quoi bon !…

– Votre Majesté est robuste. Le sangpeut se régénérer sous l’influence

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des herbes qui calment et purifient…

François Ier secoua la tête.

– Pourquoi mentez-vous ? dit-ilrudement. Vous savez mieux que moique le mal dont je suis atteint estincurable…

Le chirurgien garda le silence.

– Vous voyez bien ! s’écria le roi avecdésespoir.

– Sire !… j’avoue que le mal de VotreMajesté est difficile à guérir… Maisce n’est pas trois mois que vouspouvez vivre, si vous voulez…

– Six mois, n’est-ce pas ? fit le roiavec amertume. Cette fois encore, le

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chirurgien demeura silencieux.

– Ecoutez, dit alors François Ier ; cesquelques misérables joursd’existence qui me restent, je n’enveux pas… Ecoutez-moi… Taisez-vous… et obéissez… Je veux que d’icià la pointe du jour, vous m’ayezcomposé une potion qui me rendetoutes mes forces pour huit jours,pour moins même… Je veux, pendantces heures suprêmes redevenir jeune,ardent, tel enfin que j’étais il y avingt ans… le pouvez-vous ?

– Oui, sire… Mais si je vous donnecette potion, je vous tue !

– Composez-la toujours et apportez-

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la-moi… Je verrai…

– Sire, je répète à Votre Majestéqu’elle va au suicide…

– Taisez-vous, monsieur ! râla le roi.Que demain matin j’aie cette potion,il y va de votre vie !…

– Le roi l’ordonne ?…

– Oui ! Je vous l’ordonne !…

– C’est bien, soit… Vous serez obéi…

Peut-être était-ce un honnête hommeque ce chirurgien.

Peut-être simplement eut-il peur…mais il résolut de se taire et de tenterensuite un suprême effort pour

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détourner François Ier de son funesteprojet.

En sortant de chez le roi, il aperçutDiane de Poitiers qui l’attendait avecimpatience.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– Sa Majesté a eu une crise, mais rienne prouve que le roi soit en danger…Il sera sauvé s’il consent à prendredu repos… et surtout, ajouta-t-il, si…on écarte soigneusement de lui… lacause de l’excitation.

– Quelle cause ? fit Diane de Poitiers.

– Les femmes ! répondit celui-ci avecrudesse.

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Il s’éloigna.

– Les femmes ! songea Diane… Et ilpeut être sauvé ! Oh ! la lettre !

Le chirurgien s’était élancé vers sonappartement, où un laboratoire étaitinstallé.

Nous avons dit que c’était peut-êtreun honnête homme.

L’idée de préparer la potion qu’ilavait promise au roi le révoltait. Ils’assit dans un fauteuil, et, la têtedans les deux mains, se prit àréfléchir.

Au loin, à quelque beffroi, quatreheures du matin sonnèrent

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lentement.

A ce moment, on frappa à sa porte,et, s’imaginant qu’on venait lechercher pour courir chez le roi, ils’empressa d’ouvrir.

C’était Diane de Poitiers.

Elle entra et referma soigneusementla porte.

– Voyons, dit-elle, mettez-moi bienau courant…

– Je ne puis que vous répéter ce queje vous ai dit, madame. Le roi peutêtre sauvé… momentanément, dumoins…

– Que faudrait-il pour cela ?

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– Le repos le plus complet… vousm’entendez, madame ?… c’est-à-direnon seulement le repos du corps,mais celui de l’esprit. Et par repos,madame, je comprends seulement…le repos… des sens…

– Parlez librement, fit Diane dePoitiers ; les circonstances sont tropgraves pour perdre du temps auxmétaphores.

– Soit, madame. Je dis donc que leroi peut et doit se livrer à sesexercices ordinaires, même les plusviolents. Au contraire, la chasse, lestournois, tout ce qui peut amenerd’abondantes transpirations etdompter les sens ne peut que lui être

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favorable. Mais il faut qu’il cessed’une façon absolue tout commerceféminin ; il faut même qu’il chassetout à fait de son esprit toute penséeamoureuse… moyennant quoi…

– Achevez…

– En suivant ces prescriptions avecrigueur, et en se soumettant à unemédication raisonnable, Sa Majestépeut vivre encore cinq ou six ans…

– Cinq ou six ans ! répéta Diane dePoitiers.

– Et peut-être même, conclut lechirurgien, pourrait-on enrayer lemal grâce à l’extrême vigueur duroi… Malheureusement son

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tempérament, d’une ardeurdémesurée, a maîtrisé sa volonté.Loin de rechercher le calme qui peutle sauver, le roi m’a commandé de luifaire une potion excitante…

– Excitante ? interrogea Diane.

– Une potion qui, pour quelquesjours, lui rendrait toutes les facultésde la jeunesse…

– Cette potion… pouvez-vous lacomposer ?

– Je le puis, madame, mais je ne leferai pas !

– Pourquoi ?

– Parce que je tuerais le roi avec un

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philtre de ce genre aussi sûrementqu’avec une balle de mousquet dansla tête ou un coup de poignard dansla poitrine…

– Je comprends, maître ; mais il vousest bien difficile de résisterouvertement aux ordres de SaMajesté…

– Aussi, madame, ne résisterai-je pasouvertement. Je préparerai pour SaMajesté une potion calmante, et je luidirai que c’est le philtre qu’elle m’ademandé…

– Et lorsque le roi s’apercevra quevous l’avez trompé, vous serez arrêtéet jeté dans quelque basse fosse…

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Le chirurgien pâlit.

Diane de Poitiers se leva et alla à lui.

– Il faut composer ce philtre, dit-ellefroidement.

– Madame, que me demandez-vouslà !…

– Ecoutez-moi bien, maître ; lesminutes sont précieuses. Il y a dansce couloir, derrière cette porte, deuxhommes qui vont entrer, sij’appelle… Voyez plutôt…

Diane alla vivement ouvrir la porte.Dans le corridor, le chirurgienaperçut en effet deux hommes.

Ils étaient masqués, et il ne put les

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reconnaître. Mais, à leurs costumes,il jugea que c’étaient desgentilshommes.

Diane referma la porte.

– Savez-vous ce qui arrivera sij’appelle, maître ?

– Je ne m’en doute pas, madame, fitle médecin qui, de pâle, était devenublême.

– Eh bien, ces deux hommesentreront et vous poignarderont sanspitié. Vous avez une minute pourvous décider. Ou vous répondez decomposer le philtre, ou sinonj’appelle…

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Le chirurgien hésita environ douzesecondes, laps de temps énorme, sil’on réfléchit qu’il tenait Diane dePoitiers pour incapable de faire unemenace vaine et si l’on songe qu’elleavait déjà travaillé l’esprit dumalheureux dans l’appartement dudauphin.

– Madame, balbutia-t-il, je ferai lapotion.

– Bien maître, c’est tout ce que jevous demande. Maintenant, rassurez-vous. Votre conscience sera à l’abride tout reproche. C’est à moi, à moiseule que vous remettrez votrephiltre. Quant au roi, vous ferezcomme vous avez dit : vous lui

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apporterez la potion calmante.Veillez seulement à ce que les deuxflacons soient identiques. Si, aumoment où vous apporterez au roivotre potion, il se trouve quelquepersonne auprès de Sa Majesté, ilsera bon que cette personne sacheque cette potion est inoffensive.Moyennant la bonne exécution detoutes ces prescriptions, comme vousdites, vous serez, maître, nomméchirurgien de Sa Majesté Henri II, roide France. Vos appointements serontdoublés, et des titres de noblessevous seront acquis. Cela vous paraît-il suffisant ?

Le chirurgien s’inclina en tremblant.

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– Finissons-en, maître. Combien detemps vous faut-il pour préparer vosdeux potions… la bonne et lamauvaise ?…

– Environ deux heures, madame.

– Prenez-en trois. A huit heures, jeserai ici. Je pense que nous sommesd’accord sur tous les points ?…

– Oui, madame !…

– A huit heures ! dit Diane dePoitiers d’un ton de voix qui fitfrémir l’infortuné médecin.

Un peu après huit heures, lechirurgien se dirigea versl’appartement du roi.

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Comme il allait pénétrer dansl’antichambre, une femme sortitd’une chambre voisine et le saisit parle bras.

C’était la duchesse d’Etampes.

– Vous allez porter au roi la potionqu’il vous a demandée ?… dit-elle àvoix basse.

– Madame…

– J’ai tout entendu, cette nuit,lorsque Sa Majesté vous a parlé !Avez-vous songé, monsieur, qu’obéirau roi c’est le tuer ?…

– Madame, dit le chirurgien enbaissant la tête, la potion que

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j’apporte est inoffensive…

– Comment cela ?…

– Je ne puis m’expliquer davantage,madame, mais je vous jure sur lesalut de mon âme que je porte au roiune potion calmante et non le philtrequ’il m’a demandé.

– Vous êtes un brave homme, vous !s’écria la duchesse qui embrassa surles deux joues le médecin affairé.

– Le roi ne mourra pas ! songeait laduchesse en regagnant sesappartements. Ah ! ma chère Diane,rira bien qui rira la dernière !…

– Comment le roi a-t-il passé le reste

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de la nuit ? demanda alors lechirurgien à Bassignac.

– Sa Majesté n’a pas tardé às’endormir, dit-il.

– C’est l’effet de la potion que je luiai fait prendre…

– Mais le sommeil a été coupé decauchemars, à en juger par lesparoles incohérentes qui échappaientà Sa Majesté…

– Nous allons voir cela…

Et le chirurgien voulut passer outre.

– Maître ! fit Bassignac d’un voixsuppliante.

– Que voulez-vous, mon ami ?…

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– Est-il dans votre intention d’obéirà Sa Majesté…

Le médecin poussa un soupir et sonvisage s’assombrit.

Tout à coup, il montra à Bassignac leflacon qu’il apportait :

– Vous voyez ce flacon, n’est-ce pas ?

– Oui ! fit ardemment le valet dechambre.

Le chirurgien regarda anxieusementautour de lui.

– Ecoutez-moi bien, fit-ilbrusquement en se penchant versBassignac. Tant que le roi ne boiraque du contenu de ce flacon, je

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réponds de sa vie, vous m’entendez ?

– J’entends… Oh ! soyez béni !

– Mais, ajouta le médecin d’une voixsi basse qu’à peine elle étaitintelligible, si le flacon est changé, jene réponds plus de rien…

Et laissant Bassignac frissonnantd’espoir et de terreur, il entra dans lachambre du roi.

q

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Chapitre37

LE PHILTRE

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François Ier étaitréveillé. Un grandabattement se lisait surses traits fatigués. Seuls,les yeux brillaient d’unfeu étrange.

– Eh bien, monsieur, s’écria François

Ier, avez-vous réussi à me composercette potion ?

Le médecin déposa sur une table, aumilieu de la chambre, le flacon qu’ilavait apporté.

– Sire, balbutia-t-il, le philtre que medemandait Votre Majesté est bienconnu, et sa composition, importéeen France par des Asiatiques, ne peut

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être ignorée par un médecin…

– Il suffit, maître, dit le roi dont leregard s’enflamma.

– Si votre Majesté daignait lepermettre…

– Non, maître, non !… Je sais ce quevous pouvez avoir à me dire… Touteparole est désormais inutile… Votreoffice est rempli, vous pouvez vousretirer…

– J’ose espérer que le mal qui peutarriver ne retombera pas sur moi !dit le médecin qui, s’étant incliné, seretira.

Maintenant, les antichambres étaient

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pleines de monde.

La nouvelle que le roi allait mieux, etqu’il pouvait guérir, avait fait le videautour du dauphin Henri et ramenéauprès du vieux roi la foule descourtisans.

Seul dans sa chambre, François Ier

demeura quelques minutes songeur,les yeux fixés sur le plafond.

Bassignac entra et lui dit que Mme

Diane de Poitiers demandaitinstamment à être introduite près duroi.

François Ier avait pour Diane unesingulière estime.

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Cependant cette femme le trahissait :elle voulait le tuer.

Il ne le savait pas.

Diane de Poitiers ne haïssait pas

François Ier. Mais elle haïssait celuiqui occupait la place d’Henri II Carelle pensait fermement que lecouronnement du dauphin secompléterait par son proprecouronnement.

– Sire, dit-elle de sa voix un peu

masculine, lorsque François Ier eutdonné l’ordre de l’introduire, je voisavec bonheur qu’on nous avait faitun faux rapport.

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– Quel rapport, ma chère Diane ?

– On nous disait que Votre Majestésouffrait d’un mal inguérissable…

Le roi devint livide à ce coup si rude.

– Et que la crise de cette nuitmenaçait de l’emporter, acheva Dianeimplacable. Je vois, se hâta-t-elled’ajouter, qu’il n’en est rien et que,par la merci de Dieu, le roi seraencore longtemps.

– Le roi se meurt, interrompit

François Ier.

– Sire ! sire ! que dites-vous là ?… Jesuis convaincue que vous souffrezseulement d’un peu d’ennui, et qu’il

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suffirait de quelque amusement pourvous arracher aux pensées qui vousattristent… Permettez-moi, sire, deparler en toute franchise…

– Parlez, ma chère amie…

– Eh bien ! depuis notre arrivée àFontainebleau, Votre Majesté nes’entoure que de visages graves etaustères… Plus de fêtes, plus detournois… C’est à peine si la chassevient rompre la rude monotonie deses journées… Eh ! sire, nous nesommes pas au camp !… Rappelezauprès de vous les poètes que vousavez éloignés, les troubadours dontles récits nous charmaient jadis,composez-vous une cour qui soit

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comme un parterre de fleurs. Il nemanque pas de jeunes et charmantesfemmes dont le spectacle égaiera lesesprits moroses de Votre Majesté…Et tenez, sire, j’y pense… Sans allerplus loin… pourquoi avoir chassé duchâteau et relégué au fond du parccette si jolie Gillette que nousaimons tous…

Le roi buvait ces paroles et s’enenivrait comme d’un poisondélicieux.

Au nom de Gillette, un long frissonl’avait agité.

Diane put, d’un coup d’œil, mesurertoute l’étendue des ravages que la

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passion peut causer dans un cœurqui a passé l’âge d’aimer et s’obstineà l’amour…

Tout à coup elle frappa dans sesmains :

– Mais ceci me rappelle un incidentassez curieux que je veux rapporter àVotre Majesté pour la distraire…

– Vous êtes une enchanteresse,Diane, et sous vos paroles, je me sensrevivre !

– Votre Majesté, heureusement, n’apas besoin qu’on l’aide à vivre…

– Voyons l’incident… A qui serapporte-t-il ?

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– Mais… à la jeune duchesse deFontainebleau…

Les yeux du roi flamboyèrent.

– Un jardinier, continua Diane, atrouvé dans le parc une lettresingulière qui est signée : Une amiede Gillette… Cette lettre est adresséeà un monsieur… de… j’ai oublié…Mais, tenez, sire, voici la lettre…

Diane tendit au roi un carré depapier qu’il se mit à lire et relire.

Par discrétion, sans doute, et pourlaisser le roi méditer à son aise,Diane, pendant que le roi lisait, avaitreculé, glissé jusqu’à la table surlaquelle le médecin avait déposé la

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potion.

Le roi, ayant lu la lettre, leva enfinles yeux sur Diane de Poitiers.

– Je vous remercie, ma chère Diane,dit-il.

– Et de quoi, sire ?

– De vos bonnes paroles et de lalettre que vous m’apportez…

– Oh ! Mon Dieu, aurait-elle doncune importance quelconque ?

– Une importance considérable,Diane. Veuillez me laisser… Maisavant de vous retirer, rendez-moi undernier service… Apportez-moi cettebouteille qui est là près de vous, sur

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la table… Ne la voyez-vous pas ?

– Pardon, sire… je ne la voyais pas,en effet.

Diane saisit le flacon et l’apporta auroi.

Le roi considéra d’un œil sombre labouteille toute semblable à celle quele chirurgien avait déposé sur latable.

– Ceci contient la vie, ceci contient lamort murmura-t-il.

Et d’un geste brusque, remplissantun gobelet d’argent, il le vida d’untrait.

Puis il appela Montgomery.

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Le capitaine des gardes se présentaaussitôt.

– Prenez vingt hommes sûrs, dit leroi, rendez-vous à l’auberge duGrand-Charlemagne, et arrêtez lechevalier de Ragastens, qui s’ytrouve. S’il est en compagnied’autres personnes, arrêtez aussi cespersonnes. Faites vite !

Montgomery s’inclina et disparut.

– Bassignac ! appela le roi.

– Me voilà, sire !…

– Aide-moi à m’habiller…

Tout en commençant à vêtir le roi,Bassignac jeta un coup d’œil sur le

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flacon de la potion et reconnut celuique le chirurgien lui avait montré.

– Voilà qui va bien, murmura entreses dents le vieux serviteur.

– Que dis-tu ? interrogea le roi.

– Je dis que Votre Majesté acommencé à boire sa potion, et quej’en suis heureux…

– Pourquoi cela ? fit le roi.

– Parce que la potion est calmante,j’en ai la certitude, et Votre Majestépeut la boire sans crainte.

Ces paroles qui, dans l’esprit duvalet de chambre se rapportaient à lacourte conversation qu’il avait eue

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avec le chirurgien, ne furent pas

comprises par François Ier.

– Tu as raison, dit-il d’une voixsombre ; c’est ce philtre qui doitapaiser les esprits en révolte dansmon corps. Remplis-moi mongobelet…

Bassignac se hâta d’obéir.

Le roi but d’un trait, comme tout àl’heure, avec une sorte de désespoirfarouche.

– Je bois de la mort ! songea-t-il.

Le premier effet immédiat du philtrefut un bien-être général qui serépandit parmi ses membres brisés

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de fatigue. Cette âcre et froide sueurqui surtout l’incommodait s’arrêta.Les sourdes douleurs quipersistaient dans les entraillesdisparurent.

Montgomery, cependant, était sortides appartements royaux en proie àun trouble voisin de l’affolement. Ilsongeait :

– Que se passe-t-il ?… LaChâtaigneraie est tué au Grand-Charlemagne, cela ne fait pas dedoute pour moi… Tué par Triboulet,c’est sûr. Je vois la scène comme sij’y étais. Et maintenant, le roim’envoie à l’auberge de la rue auxFagots pour y arrêter le sieur de

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Ragastens, l’un des étrangers quim’ont été signalés, un ami deTriboulet !… Le damné bouffon vacauser ma perte au moment où mafortune s’établissait…

Tout en réfléchissant, Montgomeryétait descendu dans la cour duchâteau et avait donné des ordres àl’un de ses officiers.

Bientôt cet officier vint lui dire queles vingt hommes demandés étaientprêts.

– Eh bien, suivez-moi ! fit lecapitaine.

Il se mit en marche vers la rue auxFagots.

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– Je suis perdu ! murmura-t-il. Si jevais au Grand-Charlemagne, je suisforcé d’arrêter Triboulet. Le bouffonest amené au roi. Et ma faveur,étayée sur un mensonge, s’écroule enmême temps que ce mensonge…

– Où allons-nous, monsieur ? luidemanda à ce moment l’officier.

– Nous allons rue aux Fagots.

Et aussitôt il regretta cette réponse.

– Peut-être procéder à unearrestation ?… continua l’officier.

– Oui, une arrestation dans uneauberge.

– Laquelle ? Il y a deux auberges

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dans la rue aux Fagots… Le Grand-Charlemagne et le Soleil-d’Or.

– Eh bien, monsieur, c’est au Soleil-d’Or que nous allons ! fitMontgomery, inspiré par une idéesoudaine.

On arriva dans la rue aux Fagots et,sur un signe de Montgomery, lapetite troupe s’arrêta devantl’auberge du Soleil-d’Or.

Montgomery entra dans la grandesalle.

L’officier plaça des soldats à toutesles issues, puis vint retrouver lecapitaine devant qui l’aubergiste etsa femme, tremblants, faisaient force

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salutations.

– Monsieur, dit Montgomery àl’officier, vous allez vous faire ouvrirles portes de toutes les chambres del’hôtellerie et m’amener toutes lespersonnes que vous trouverez dansces chambres.

Vingt minutes plus tard, les cinq àsix voyageurs de l’auberge étaientrassemblés devant le capitaine desgardes.

Tout innocents qu’ils fussent, cesvoyageurs tremblaient à qui mieuxmieux, pendant que Montgomery lespassait en revue sans daigner leuradresser une parole.

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Enfin, le capitaine prononça ces motsqui furent accueillis par un soupir desoulagement :

– La personne que nous cherchonsn’est pas ici !…

Et s’adressant à l’hôte :

– Vous n’avez pas eu depuis troisjours un voyageur jeune, trente ans àpeu près, moustache et cheveuxblonds, pourpoint violet, plumeblanche à la toque !

– Non, monseigneur, répondit l’hôtecourbé jusqu’à terre. Jamais pareilvoyageur n’a paru dans monhôtellerie. D’ailleurs, monseigneurpeut s’informer, le Soleil-d’Or a

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bonne réputation et…

– C’est bien, c’est bien, l’hôte ! fitMontgomery d’un ton rude. En toutcas, nous avons l’œil sur vous, et uneautre fois vous ne vous en tirerez pasà si bon compte !

L’hôtelier, abasourdi, leva sonbonnet et cria d’une voix étranglée :

– Vive le roi !…

Rentré au château de Fontainebleau,Montgomery se présenta devant leroi, escorté par l’officier qui l’avaitaccompagné.

– Sire, dit-il, nous avons fait dansl’auberge en question une exacte

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perquisition, et nous n’y avons pastrouve la personne que m’avaitsignalée Votre Majesté.

– Je joue de malheur en ce moment,fit le roi.

Le roi ne fut pas contrarié de cenouvel échec comme Montgomery leredoutait ou feignait de le redouter.

Il était absorbé par ses pensées quitoutes convergeaient à Gillette et à lalettre que lui avait remise Diane dePoitiers. Elle était ainsi conçue :

– Trouvez-vous demain soir à onzeheures à la petite porte du parc.

– Demain soir, murmurait le roi,

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c’est-à-dire ce soir, si, comme celaest probable, la lettre a été perduehier. Et c’était signé : « Une amie deGillette. » Qui peut bien être cetteamie de Gillette ? Pourquoi écrivait-elle au chevalier de Ragastens ?…Que se trame-t-il ?…

Pendant une heure, le roi réfléchit àcette singulière lettre. Puis, tout àcoup, il ordonna à son valet dechambre d’envoyer chercher Sansac.

A ce moment, le roi sentait uneextrême vigueur circuler dans sesveines.

C’était donc bien réellement unphiltre d’amour, une boisson de

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jouvence qu’avait absorbée le roi.

Les couleurs lui étaient revenues.

Et ses yeux, bien qu’ayant perdu leurfuneste éclat de fièvre, brillaientcomme si vraiment il eût été rajeunide plusieurs années.

Sansac, qu’il avait mandé, arriva etpoussa un cri de joyeuse surprise.

– Par la mort-dieu, il semble queVotre Majesté soit ressuscitée ! neput-il s’empêcher de dire.

– Ressuscité est bien le mot, dit leroi.

Un immense espoir lui venait. Et à sesentir si fort, il en arrivait à croire

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qu’il vaincrait le mal.

– Viens, dit-il à Sansac, je veux unpeu respirer l’air pur de cettematinée. Nous irons jusqu’à l’étang,veux-tu ?

– Je suis aux ordres de VotreMajesté.

– Oui, mais je ne veux pas qu’onnous suive. Tu feras savoir que jeveux être seul avec toi dans le parc.

François Ier passa alors dans sonantichambre et dans les salonsbondés de courtisans.

De violentes acclamations de : « Vivele roi ! » retentirent. Il y eut un bel

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élan d’enthousiasme.

– Les aurais-je calomniés ? songea

François Ier, déjà tout prêt à seconvaincre de la sincérité de cettejoie et de ce dévouement qui selisaient sur tous ces visages.

Et il traversa les groupes, distribuantles bonnes paroles et les sourires,tandis que Sansac répétait àMontgomery que le roi voulait êtreseul dans le parc.

Le parc immense et désert était d’unejolie fraîcheur, avec ses jeunesverdures encore frêles et sespremiers chants d’oiseaux.

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François Ier marchaitsilencieusement, escorté par Sansacqui respectait sa rêverie.

Tout à coup, il s’arrêta, caché parmides touffes de lilas qui n’avait pasencore fleuri, mais dont les grappesde bourgeons semblaient prêtes àéclater en floraisons parfumées.

Il fit signe à Sansac de s’arrêter aussiet de ne faire aucun bruit. Alors ilécarta doucement les touffesépaisses du bouquet d’arbustes, etSansac aperçut une maison d’aspectdélabré…

C’était le pavillon des gardes.

Le roi palpitait.

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– Tout ce que j’aime est là !murmura-t-il, Soudain, il pâlit etsaisit la main de Sansac.

Dans l’encadrement de l’une descroisées du rez-de-chausséeapparaissait une figure de jeune fillequi, elle aussi, semblait interrogeranxieusement le ciel bleu et attendrequelque événement d’où dépendaitsa vie.

– Elle ! gronda sourdement le roi.

C’était en effet Gillette.

Mais la jeune fille ne tarda pas àdisparaître, et les doigts crispés surla main de Sansac se détendirent peuà peu.

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– Ainsi, demanda Sansac, VotreMajesté aime toujours cette jeunefille ?

– Toujours, ami ! Plus follement quejamais !… Cet amour me torture etme désespère… mais c’est fini…

Sansac regarda fixement François Ier.

– Le roi est le maître ! prononça-t-il.

– Oui, mort-dieu, je suis le maître…Je te dis que c’est fini, Sansac ! Cesoir, nous l’enlevons, tu entends ?

– Bien, sire, dit froidement Sansac. Aquelle heure ?

– Lorsque la nuit commencera àtomber.

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Chapitre38

UN SOIR DEPRINTEMPS

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Entre Margentine etMadeleine Ferron, il avaitété convenu que Gillettene serait mise au courantde ce qui se préparait quetout à fait au dernier

moment.

La journée se passa donc pour làjeune fille dans une tranquillitérelative.

Cependant, sur le soir, l’attitudenerveuse de Margentine commença àl’inquiéter.

– Qu’avez-vous donc, mère ?demanda-elle.

Margentine répondit par d’évasives

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paroles. Madeleine, qui toute lajournée était restée enfermée dans sachambre, se montra à ce moment.

Elle était plus pâle qu’à sonordinaire, et Gillette ne puts’empêcher de le lui dire.

– Chère enfant, dit Madeleine, nevous inquiétez pas de moi !

Elle l’attira vers la fenêtre ouverte, ettoutes deux s’accoudèrent uninstant.

– Quel beau soir ! murmuraMadeleine Ferron. Comme onvoudrait pouvoir aimer librement etlaisser battre son cœur… tandisque…

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– Que voulez-vous dire, madame ?…Oh ! parlez… je sens que vous avezau fond du cœur, une immenseamertume et je voudrais tant vousconsoler !…

– Pauvre petite ! Vous oubliez voschagrins qui sont réels pour essayerde consoler mes lubies… Croyez-moimon enfant, je n’ai guère besoind’être consolée… j’en ai fini avec lesamertumes et les dégoûts de la vie…Vous, au contraire, si jeune, toutevibrante d’espoir et d’amour… nerougissez pas ma fille… l’amour estune noble chose…

Elle ajouta avec un soupir étouffé :

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– Le tout est d’être aimée !… Maisvous, vous l’êtes sûrement…

– Comment le savez-vous, madame ?

– Je le sais. Hélas ! j’ai tropl’expérience de ces choses pourpouvoir m’y tromper. Vous êtesaimée, n’en doutez pas…

A ce moment Margentine les appela.

On ferma la croisée et on se mit àtable avec cette gaieté contrainte despersonnes qui ont à se cacherquelque inquiétude.

Madeleine se pencha versMargentine.

– Bientôt neuf heures, murmura-t-

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elle. Il est temps de la prévenir. Moije vais voir si rien d’inquiétant ne sepasse aux alentours.

Elle se leva, s’enveloppa d’une manteet sortit.

Gillette était demeurée rêveuse ; sapensée était évidemment bien loin dece pavillon où elle était enfermée.

Cette pensée s’envolait vers la petitemaison du Trahoir d’où, par un soirde printemps, pareil à celui-ci, elleavait pour la première fois remarquéce jeune homme qui la regardait d’unregard si tendre et si ardent à la fois.

– A quoi songes-tu ? demandaMargentine en souriant. Veux-tu que

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je le dise ? Tu songes à tonamoureux…

– Oui, mère, dit-elle simplement.

Et ses yeux se voilèrent.

– Il est bien loin, dit-elle avec unsoupir. Il ne sait pas que je suis ici.Et qui sait s’il pense à moi !

– A quoi veux-tu qu’il pense ? fitnaïvement Margentine. Mais tu disqu’il est bien loin d’ici… Peut-êtren’est-il pas aussi loin que tu le crois.

– Que dites-vous, mère ! s’écriaGillette en pâlissant.

Margentine lui prit les deux mains.

– Ecoute, mon enfant, dit-elle…

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L’heure de te désoler est passée ; lemoment est venu d’espérer… Quedirais-tu si je t’affirmais queManfred est à Fontainebleau.

– Oh ! est-ce possible ?

– Que diras-tu si, étant entré dans leparc, il venait te chercher ?…

– Quand ? Oh ! dites-moi quand ?…

– Ce soir, ma fille, ce soir ! Dansdeux heures, peut-être avant, ilfrappera à cette porte…

A ce moment un heurt se fit entendreà la porte. Gillette poussa un cridéchirant, bondit à la porte, tiraviolemment le verrou que Margentine

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avait poussé.

– C’est lui ! c’est lui ! cria-t-elleavant que Margentine eût pu faire ungeste pour l’arrêter.

La porte ouverte, deux hommesentrèrent.

Gillette recula, cette fois avec un crid’horreur.

Le premier de ces deux hommes,c’était le roi !…

Margentine, avec une sorte dehurlement sauvage, s’était jetée sur

François Ier.

Mais au moment où elle allaitl’atteindre, elle sentit à sa tête un

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coup violent ; il lui sembla que le sols’effondrait, et elle tomba à larenverse, évanouie, perdant le sangpar la blessure que Sansac venait delui faire en lui assénant un terriblecoup sur la nuque.

– Mère ! à moi, mère !…

Gillette voulut crier encore, voulut sedébattre…

Mais un bâillon étouffa sa voix, etdeux bras vigoureux la saisirent, laréduisirent à l’impuissance,l’emportèrent…

Madeleine Ferron était sortie pourinspecter les environs.

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Elle s’écarta assez loin, sonda lesbouquets d’arbres, examina les coinssombres, tout cela, dans la directionde la petite porte, – c’est-à-dire dansune direction presque opposée à celledu château.

– Tout va bien, murmura-t-elleenfin ; la rencontre de la nuitdernière n’est qu’un accident ; on nese méfie de rien ; dans deux heures,Gillette sera sauve, et le roi Françoism’appartient dès lors… Un peu depatience, Majesté, nous mourronsensemble !

Convaincue que tout était paisible etque rien n’empêcherait la fuitepréparée, Madeleine revint au

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pavillon.

Elle vit la porte ouverte.

– Un malheur est arrivé ! se dit-elle.

En deux bonds, elle fut à l’intérieuret vit Margentine évanouie, étendue àterre. Gillette avait disparu.

Un terrible blasphème monta auxlèvres de Madeleine. En toute hâte,elle se mit à bassiner d’eau fraîcheles tempes de Margentine.

– Ma fille ! put-elle murmurer.

– Que s’est-il passé ? interrogeaMadeleine.

– Le roi ! répondit Margentine.

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– Il l’a enlevée ?

– Oui !

Devant cette catastrophe imprévue,Madeleine Ferron garda cet étrangesang-froid qu’elle avait en toutescirconstances depuis la nuit tragiqueoù son mari l’avait entraînée au gibetde Montfaucon.

Elle se releva lentement et calcula :

– Il est neuf heures et demie. Ilsdoivent venir à onze. Mais il fautcompter avec l’impatience de l’amouret de l’affection paternelle réunies enManfred et en Fleurial. Dans unedemi-heure, ils seront au rendez-vous…

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Tout en monologuant ainsi, ellepréparait une compresse composéede vin sucré et d’huile.

Elle l’appliqua sur la blessure etposa un bandage avec une adressequ’un chirurgien eût admirée.

Cette fois, Margentine revint tout àfait à la vie.

– Ce ne sera rien, dit Madeleine… Ehbien ! où courez-vous ? ajouta-t-elleen se plaçant devant la pauvre mèrequi se jetait vers la porte.

– Laissez-moi passer ! grondaMargentine.

– Jamais ! Vous vous feriez tuer

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inutilement.

– Laissez-moi passer, ou c’est vousque je vais tuer !

– Me tuer ! s’écria Madeleine. Ah !vous ne savez pas le service que vousme rendriez-là ! Mais il ne s’agit pasde moi. Je vous empêche de faire unefolie qui vous perdrait, vous et votrefille… Voulez-vous perdre Gillette ?Qu’allez-vous faire ? Vous heurter àdes hommes armés qui voussaisiront et vous jetteront dans uncachot… Et vous aurez donné l’éveilau ravisseur ; vous aurez hâté laperte de votre enfant… Voulez-vousm’écouter ? Voulez-vous sauverGillette ?

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Ces paroles prononcées avec forcefirent impression sur l’esprit deMargentine.

– Ecoutez-moi, dit-elle en revenant àMargentine, avez-vous confiance enmoi ?

– Oui ! car j’ai compris la haine quevous avez au cœur, et j’ai comprisaussi que pour satisfaire cette haine,vous devez sauver mon enfant.

– Vous avez raison, dit froidementMadeleine. Ma haine contre Françoisvous répond du zèle que je mettrai àsauver votre fille, et je n’ai pasbesoin d’invoquer l’affection qu’ellecommençait à m’inspirer…

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– Pardonnez-moi ! dit Margentine ense jetant dans les bras de Madeleine,la douleur me rend injuste. Parlez.

– Il est temps que je me sépare devous, murmura Madeleine, car vousauriez fini, à vous deux, par meréconcilier avec la vie… et il eût ététrop tard… N’en parlons plus… Voussavez que le rendez-vous avecManfred est pour onze heures… Voussentez-vous la force de marcherjusqu’à la petite porte ?

– Jusqu’à Paris, s’il le faut !

– Nous allons sortir toutes les deuxet nous rendre au point de rendez-vous. Je me charge d’ouvrir la porte

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dérobée. Vous sortirez…

– Pendant que ma fille… oh ! jamais !

– C’est donc que vous voulez toutcompromettre ? Je vais introduirecinq hommes braves, énergiques,bien armés. Votre présence, pauvrefemme nerveuse, blessée, qu’ilfaudrait protéger, serait un grosobstacle…

– C’est vrai ! fit Margentine en setordant les mains.

– Attendez-moi ici, dit Madeleine,qui s’élança vers sa chambre.

Quelques minutes plus tard,Margentine la vit reparaître vêtue en

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cavalier.

Elle portait à la ceinture, outre uneépée, une dague, – arme redoutabledans ses mains.

C’était la dague que lui avait donnée

François Ier.

C’était avec cette arme qu’elle avaitpoignardé Ferron, puis, plus tard,Jean le Piètre.

– Je vous disais que j’allaisintroduire cinq hommes bien armésdans le parc, dit-elle en souriant ;avec moi, cela fera six. Or, que nepeuvent pas six hommes déterminés,prêts à mourir ! Si vous saviez laforce que cela donne, d’être prêt à

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mourir ! Suivez-moi. Votre blessure ?

– Je ne la sens pas !

Madeleine sortit, suivie deMargentine.

Elle prit aussitôt le chemin de lapetite porte dérobée.

Elle tenait son poignard à la main.

Dix heures venaient de sonnerlorsqu’elle arriva à ce bouquetd’arbres d’où, la nuit précédente, elleavait examiné les allées et venues dela sentinelle.

– Ne bougez pas d’ici ! souffla-t-elleà Margentine.

Alors Madeleine marcha droit à la

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sentinelle, non seulement sansprendre de précaution pour ne pasêtre vue, mais en exagérant le bruitde ses pas.

– Halte-là ! cria le soldat.

– Officier ! répondit Madeleine,comme elle avait répondu la veille.

Et elle continua à marcher sur lasentinelle qui, la prenant en effetpour un jeune officier chargé de luitransmettre quelque consigne, lalaissa s’approcher.

Mais comme elle arrivait sur lui, ileut sans doute des doutes, car ilessaya de croiser sa hallebarde.

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– Mon ami, dit Madeleine en écartantd’un geste la lance de l’arme, quediriez-vous si je vous proposais millelivres…

– Je dirais que c’est sans doute pourtrahir ma consigne. Passez au large,mon officier…

– Je vous propose mille livres pourvous taire pendant une heure, quoiqu’il arrive.

– Au large ! répondit le soldat. Ou jevous arrête, tout officier que vousêtes !

– Je voulais employer un autremoyen, gronda Madeleine, maispuisque tu le veux… tiens !

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Elle avait bondi sur le soldat et,avant que celui-ci eût pu faire ungeste ou pousser un cri, lui avaitenfoncé son poignard dans la gorge.

Le soldat tomba lourdement.

– Tant pis ! murmura Madeleine unpeu pâle… Au reste, il en reviendrapeut-être !

Et elle se dirigea vers la porte.

A ce moment, au loin, elle entrevitune lumière qui se balançait ets’avançait vers elle.

En même temps, le cri de veilleretentit.

– Si le cri de veille n’est pas répété

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ici, songea Madeleine avec angoisse,tout est perdu ! Et là-bas… c’est uneronde qui vient ! Si cette ronde netrouve pas de sentinelle devant laporte…

Quelques secondes se passèrent…

Le cri fut jeté par le factionnaire leplus rapproché de la porte, c’est-à-dire à deux cents pas sur la gauche.

Madeleine n’hésita pas… Elle setourna vers la sentinelle de droite,invisible dans l’ombre, et cria :

– Sentinelle, garde à vous !

L’instant d’après, elle entendit lesoldat répéter le cri qui alla

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s’éloignant et s’affaiblissant, faisantle tour du parc.

– Et d’un ! murmura Madeleine.

La petite lumière se rapprochait deplus en plus.

C’était évidemment une ronde.

Dans quelques minutes, elle seraitlà ! Elle verrait le cadavre du soldattué… L’éveil serait donné…

Tout à coup, Madeleine se penchavers le corps, le saisit par les pieds,et se mit à le traîner vers le bouquetd’arbres où elle avait laisséMargentine.

Là, en un tour de main, elle enleva le

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manteau de nuit de la sentinelle ets’en enveloppa.

Puis elle se coiffa de la lourde toque.

Enfin, elle saisit la hallebarde, et,revenant à la porte, se mit à sepromener lentement, sans s’enécarter trop.

Deux minutes plus tard, la ronde futsur elle.

– Veillez bien ! cria le sergent enpassant. Et ne vous éloignez pas dela porte…

Madeleine poussa un grognementquelconque, en même temps qu’unsoupir de soulagement.

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Bientôt la lumière de la lanternedisparut dans l’éloignement. AlorsMadeleine courut chercherMargentine, l’entraîna vivement parla main et ouvrit la porte.

Du premier coup d’œil, elle vit lavoiture.

Au même instant, elle fut entouréepar les cinq hommes.

– En voici toujours une ! dit-elle avecune gaîté qui, dans un pareilmoment, était presque sinistre.Quant à l’autre, il faut la conquérir !

Madeleine avait entraîné Margentinejusqu’à la voiture.

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– Gillette ! murmurèrent deux voixanxieuses.

– Silence ! fit Madeleine, ou je neréponds plus de rien.

Et ces hommes stupéfaits, obéirent.

– Entrez là ! dit Madeleine àMargentine en l’entraînant à lavoiture. Vous me jurez d’y restertranquille ?

– J’attendrai ici ! dit Margentine avecfermeté.

Et, épuisée par la perte de sang et lasouffrance de sa blessure, elle selaissa tomber à bout de forces surl’un des coussins de la voiture.

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– Entrons ! dit Madeleine, en sedirigeant vers la porte. Ils entrèrent,le cœur battant d’émotion. Elle,tranquillement, referma la porte.

– Prenez la clef, chevalier, ajouta-t-elle en tendant à Ragastens le clef dela petite porte. C’est par là que voussortirez. Moi, comme vous savez, jereste… Maintenant, suivez-moi.

Ils obéirent silencieusement.

– Qu’a-t-elle pu faire de la sentinellequi devait être en faction devant laporte ? murmurait Ragastens.

Et comme il se posait cette question,son pied heurta un corps. Il sepencha vivement, toucha quelque

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chose de tiède et d’humide.

Alors, il se releva en tressaillant etvit que sa main était rouge de sang.

– La sentinelle ! murmura-t-il dansun sursaut d’horreur.

Comme ils approchaient du pavillondes gardes, Madeleine s’arrêta tout àcoup et leur fit signe de s’arrêterégalement. Un homme s’approchaitdu pavillon.

Il y entra, Madeleine ayant laissé laporte entr’ouverte en sortant avecMargentine.

Cet homme, c’était Sansac.

Sansac, on l’a vu, avait accompagné

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le roi lorsque celui-ci était venu aupavillon. Ils étaient seuls, n’ayant oune croyant affaire qu’à deux femmes.

– Charge-toi de la mère, avait dit

François Ier, moi, je me charge de lafille…

L’expédition avait réussi au mieuxdes désirs du roi. Alors Sansac avaitescorté le larron jusqu’au château.En arrivant au château, le roi montade la même allure à sesappartements.

– Retourne là-bas, dit-il à Sansac. Ilest inutile que la mère se mette àréveiller le château avec ses cris…

– Et si elle veut crier, sire ?…

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– Eh bien… arrange-toi !

Il eut un geste sinistre.

Sansac partit au pas de course.

Le roi entra dans sa chambre, dont ilouvrit la porte d’un violent coup depied. Il jeta la jeune fille sur son lit.

– Bassignac ! appela-t-il d’une voixrauque.

Le valet de chambre apparut àl’instant.

– Sire ?…

– Tout le monde dort, n’est-ce pas ?…

– Oui, sire !

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– Je veux que tout le monde dorme,entends-tu ?

Il y avait dans sa voix uncommencement de folie et de délire.

– Oui, sire ! fit Bassignac.

– Préviens Montgomery. Qu’il montela faction devant l’antichambre ; quepersonne n’approche de mesappartements…

– Oui, sire !…

Sansac s’était mis à courir vers lepavillon des gardes. Il comptait ytrouver encore Margentine évanouie,et délibérait avec lui-même s’il secontenterait de la bâillonner, ou s’il

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la tuerait.

– Le roi ne veut pas qu’elle crie, finit-il par dire : il n’y a que les morts quine disent plus rien !

Froidement, il tira sa dague et en tâtala pointe sur son genou.

On n’entendait aucun bruit. Sous laporte entr’ouverte, Sansac voyait lemême rais de lumière paisible.

Le gentilhomme entra. Du premiercoup d’œil, il vit que Margentinen’était plus là.

– Elle se sera traînée dans la piècevoisine, se dit-il.

Il visita successivement les trois

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pièces et, ne trouvant personne,revint dans la première, et s’avançavers la porte en maugréant :

– Au diable la donzelle ! Comment latrouver dans le parc ? Il y fait noircomme au four de messer Satanas…Oh ! oh ! serait-ce justement M.Satan ?

En effet, au moment où il arrivait auseuil de la porte, une ombre s’étaitdressée devant lui, puis une autre…Sansac compta six hommes quisilencieusement entrèrent etrefermèrent la porte.

– Qui êtes-vous ? demanda Sansacd’une voix ferme.

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L’un des hommes fit un pas en avantdes autres, en disant :

– Cet homme m’appartient. Que nulne bouge… Monsieur, ajouta-t-il ens’adressant à Sansac, n’êtes-vouspas un de ces lâches qui, certain soirde l’hiver dernier, se mirent à quatrepour enlever une jeune fille près de laCroix-du-Trahoir ?…

– Enfer ! vociféra Sansac, c’est letruand !

– Ah ! ah ! Tu me reconnais ! Moi jet’ai reconnu tout de suite au coupdont je t’ai cravaché le visage pourque tu portes à jamais la marque demon mépris… Défends-toi !…

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Et Manfred, laissant glisser sonmanteau, tomba en garde, l’épée à lamain.

Sansac, livide de fureur, avaitdégainé de son côté, en grondant :

– Voilà assez longtemps que je techerche, truand !…

Les deux fers s’étaient choqués et lesadversaires se portaient botte surbotte.

– Que venais-tu chercher ici ? repritManfred ; encore quelque fille àlarronner ? Car vous n’êtes bravesqu’avec les femmes, messieurs de lacour, et encore vous vous y mettez àplusieurs !…

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– C’est comme vous autres, truands.Vous venez à six pour assassiner unhomme. Mais l’homme ne se laisserapas faire sans vous écorcher un peu !…

– Rangez-vous, messieurs ! criaManfred à ses compagnons. Il ne fautpas que le larron s’imagine qu’on luia fait l’honneur de venir à six pourlui. Un seul de nous suffit pourquatre des leurs !

– Prends garde, mon enfant ! s’écriaanxieusement le chevalier deRagastens.

En effet, non seulement Sansac sedéfendait habilement, mais encore il

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attaquait avec un terrible sang-froid.

Une goutte de sang apparut tout àcoup sur la main de Manfred ; ilvenait d’être touché.

– C’est pour te mettre en goût !ricana Sansac.

D’un geste prompt comme la foudre,Manfred changea son épée de main,prit sa garde à gauche, et soudain,liant la lame de son adversaire, il lepoussa violemment jusqu’au mur,puis se ramassa, puis se détendit,bondit, son épée fila, s’enfonçantdans la poitrine de son adversaire, etalla se briser contre le mur…

Sansac demeura debout quelques

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secondes, les yeux exorbités, labouche rouge d’une écume de sang.

Puis, sans un cri, avec seulement unsoupir d’une tristesse infinie, ilglissa le long du mur et tombalourdement sur le flanc : il étaitmort…

– Causons maintenant, dit Manfreden se tournant vers ses compagnonssans plus s’inquiéter de Sansac.

Il avait seulement échangé son épéebrisée contre celle du mort.

– Messieurs, dit Madeleine Ferron, jevous ai amenés ici afin que nouspuissions tranquillement prendrenos mesures. Gillette et Margentine

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sa mère étaient dans ce pavillon, il ya deux heures à peine. Mon plan étaitde les conduire toutes deux jusqu’àla porte dérobée. Je suis sortie pourm’assurer que ce plan étaitréalisable. Lorsque je suis rentrée,Gillette avait disparu.

Un rauque juron échappa à Manfred.

– Patience, mon fils, dit le chevalier.

– Messieurs, reprit Madeleine, jetrouvai Margentine évanouie. Je laranimai. Elle me dit qu’en monabsence le roi était venu et avaitemporté sa fille. Quant à elle, uncoup qu’on lui avait porté à la têtel’avait étendue sur le carreau. Voici

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donc la situation. Gillette est en cemoment au château. Mais où ?

Une sorte de gémissement, plusterrible qu’une menace de mort,monta aux lèvres de Manfred.

Avec le calme et le sang-froid d’unchirurgien qui dissèque un cadavre,Madeleine Ferron continua :

– Remarquez, messieurs, que le roi ad’abord donné un appartement àGillette dans le château. Puis,jugeant qu’il lui serait plus facile dela vaincre dans ce pavillon, il l’y afait conduire. Et enfin, ce soir,exaspéré sans doute par je ne saisquel délire – je connais le roi,

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messieurs ! – poussé par une de cesidées qui le bouleversent tout à coup,il vient, il saisit la jeune fille, etl’emporte. Je vous le dis : elle nepeut-être en ce moment que dansl’appartement du roi…

– Marchons ! dit Manfred.

Fleurial s’écria :

– Je passe devant ; je connaisl’appartement, moi !

Lorsque la masse du château sedégagea de l’ombre et leur apparut,d’un mouvement instinctif, ils seserrèrent en peloton… Quelquesminutes plus tard, ils bondissaientdans les escaliers.

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Soudain, d’un geste, Triboulet lesarrêta.

– C’est là ! dit-il à haute voix, commesi toute précaution eût été désormaisinutile.

Il montrait un large couloir au boutduquel se trouvait une porte fermée,la porte des appartements royaux…

Deux secondes plus tard, ils furentsur la porte, que Ragastens ouvritd’un geste violent. Au-delà c’étaitl’antichambre.

Dans cette antichambre, Montgomerycausait à voix basse avec troisofficiers. Au long des banquettes,quatre laquais à demi endormis, et

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au fond, devant une porte, deuxhallebardiers gigantesques.

Ragastens, en ouvrant, vit tout celad’un coup d’œil. Ses compagnons seruèrent. Et lui referma la portedevant laquelle il se plaça.

– Holà ! avait hurlé Montgomery.Alerte !

Les envahisseurs s’étaient arrêtésl’espace d’un éclair, semblables à dessangliers qui choisissent le chienqu’ils vont éventrer.

Madeleine, du premier coup depoignard, avait abattu l’un deshallebardiers géants, et elle attaquaitl’autre.

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Manfred et Lanthenay avaient bondisur les trois officiers.

Ceux-ci avaient dégainé. Mais niManfred ni Lanthenay ne tirèrentleurs épées : ils foncèrentfurieusement, poignard au poing. Endeux secondes, ils furent toutsanglants des coups de pointe qu’ilsreçurent, mais trois corps setordaient dans les convulsions del’agonie.

Madeleine Ferron, au même moment,poussa un terrible rire : elle venait dese glisser sous la hallebarde du géantet elle lui ouvrait le ventre, d’un coupde poignard.

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Les quatre domestiques, à genoux,ivres de terreur, avaient tendu leursmains à Spadacape pour être liés.

Quant à Montgomery, à l’instant dela porte ouverte, il avait crié« alerte ! » et avait voulu se jeter audehors.

Devant la porte, il trouva Ragastens.

– Place ! grogna-t-il.

A ce moment, il sentit sur son dos unpoids étrange : Triboulet sautait surlui et, livide, le visage en sueur, labouche tordue par le rire de labataille, lui disait :

– Monsieur de Montgomery, votre

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humble serviteur !…

Il avait incrusté ses dix doigts dansla gorge du capitaine qui, au bout dequelques secondes, s’abattit, peut-être mort, peut-être évanouiseulement.

– A moi ! à moi !

Le cri lamentable de la jeune fille auxabois fusa dans la nuit. Ils se jetèrentsur la porte…

– A moi, mère ! à moi !

– Te tairas-tu !

Le cri d’épouvante et le grondementrauque de l’hystérique en délire sesuccédèrent.

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Alors, voyant la place nette, ils sejetèrent sur la porte qu’ilsébranlèrent.

Une clameur de rage désespérée :

– Fermée ! Malédiction d’enfer !Fermée !…

– A moi Manfred ! à moi, monamant !

Le gémissement de Gillette futquelque chose de tragique, une de cesvoix comme on en entend dans lesrêves, une voix qui venait de quelqueempyrée de l’épouvante…

Manfred, comme un bélier, de sonépaule, frappait à coups redoublés…

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Et à chaque coup, un halètementsauvage grondait dans sa poitrine enfournaise.

– A moi !… A moi, Manfred !

A cette minute, elle oubliait père,mère, tout ! l’homme aimé seul lapouvait sauver !…

Le bruit de la lutte atroce allait ens’apaisant, derrière la porte. Le criétait d’agonie. Le grondement dufauve en rut, du roi qui n’entendaitrien, retentit victorieux.

– Tu es à moi ! Je t’ai !…

Ragastens poussa un cri :

– La banquette !…

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Tous les six se ruèrent sur la longue,lourde et énorme banquette de chêne.

Par quelle non croyable force lasoulevèrent-ils, l’emportèrent-ils,catapulte tonnante qui, du premiercoup, furieusement assénée,fracassa, émietta la lourde porte ?…

Puis il y eut l’infernal bondissementdes six qui, pêle-mêle, sanglants,n’ayant plus face humaine, firentirruption.

Debout derrière des fauteuilsentassés, Gillette, en arrêt, sedéfendait encore !

Au même instant, Manfred fut surelle…

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Elle eut un sourire d’extase,d’orgueil, de joie surhumaine, etferma les yeux, évanouie de bonheurd’être si brusquement rassurée.

Il l’empoigna, la jeta sur son épaule,avec le grognement bref de l’hommequi remet à plus tard de s’émouvoir ;d’une main, il la contenait, de l’autre,il brandissait son poignard…Hébété, stupide d’un étonnementsans nom, le roi bégayait des appelsqu’il croyait déchirants et quifranchissaient à peine le bord de seslèvres.

Manfred s’était élancé versl’antichambre.

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Les cinq l’entouraient en courant…

L’antichambre franchie, ils sejetèrent dans le couloir.

Des cris éclataient maintenant.

– C’est chez Sa Majesté ! criaient desvoix.

Cinq, dix, vingt gentilshommesapparurent, la plupart à peine vêtus.

Les six foncèrent.

Ragastens s’était mis en tête.

Sa lourde épée jetait dans le clair-obscur du couloir ses flamboiements.

Il frappait comme avec une cravache,et dans sa main, la rapière sifflait,

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fouettait, des cris férocesretentissaient.

Et le couloir, sur l’espace d’unedouzaine de pas, jusqu’au haut del’escalier qui conduisait au parc,devint une piste sanglante.

Les six étaient tous blessés.

Mais des cadavres gisaient çà et là…

Derrière eux, le hurlement de déliredu roi revenu de sa stupeur éclata :

– Arrête ! Arrête !… Tue !… Tue !…

Livide et rugissant, François Ier

accourait, un poignard à la main.

Et lorsqu’il arriva au haut de

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l’escalier, une vision d’enfer emplitson regard :

Manfred, en bonds frénétiques,descendait l’escalier.

Sur ses épaules, Gillette… Autour delui, quatre hommes, quatre démons.

Et la foule des courtisans qu’ilsavaient franchie, trouée comme unboulet, maintenant, voltigeait,hurlante, autour d’un être fabuleuxqui sur la première marche, à luiseul, avec un formidable moulinetd’où giclait un rire plus formidable,contenait la meute !…

– Triboulet !… Triboulet !…Triboulet !…

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Le triple cri où il y avait del’épouvante superstitieuse, del’horreur, de la haine, de la joieféroce, le triple cri écuma sur les

lèvres de François Ier.

– Triboulet ! répéta le délire hurlantdes courtisans qui, à peine réveillés,crurent entendre, à ce nom, latrompette du jugement dernier…

Quoi ! Triboulet n’était pas mort !

Quoi ! Son cadavre sortait de laBastille où l’on savait bien que lebouffon avait lentement crevé aufond d’une basse fosse !

Etait-ce un vertige ? unehallucination’?…

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– Triboulet ! oui, Triboulet ! éclata lebouffon. Triboulet, sire !… Triboulet,messieurs les seigneurs ! Bonjour,Majesté ! Bonsoir, pourriture ! Basles pattes, chiens ! Gare au fouet dubouffon !…

q

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Chapitre39

DU BOUFFON AUROI DE FRANCE

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La cohue des assaillantsriposta par un hurlementde rage, et dix épéespointèrent à la fois surTriboulet. Une le touchaau front, une autre à

l’épaule.

Il descendit deux marches, secouvrant d’un large moulinet,flamboyante barrière infranchissablepour les assaillants qui, pressés,serrés, se gênaient, se portaientobstacle, tandis que, seul, ilemplissait la largeur de l’escalier parl’éclair ininterrompu de sa lourderapière sifflante…

La manœuvre était audacieuse

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jusqu’à la folie.

Triboulet le savait.

Il mourrait ! Oui ! Il mourraitaccablé, écrasé, percé de centcoups… mais ses compagnonsauraient le temps de mettre Gilletteen sûreté !…

Lentement, il descendit les marches,une à une.

Deux ou trois minutes étaient déjàgagnées.

Il tenait toujours bon, et sa voixrailleuse, âpre, cinglait, fouettait lesassaillants :

– A vous, Monsieur de Brissac…

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êtes-vous toujours le premier cocude France ?… Tiens ! ce cher marquisde Fleury… comment va votreaimable sœur, depuis que Sa Majestél’a engrossie ?… Patience, Monsieurde Ce !… le Dauphin, à qui vousoffrez votre, femme depuis cinq ans,se laissera émouvoir à la longue !…

Il ruisselait de sang. Le sang qu’ilperdait par le front, surtout,l’incommodait, l’aveuglait…

Il voulut s’essuyer de sa maingauche.

Cette main était rouge elle-même, etlorsqu’il la retira de son visage, cevisage apparut comme le masque de

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la Mort Rouge, si horrible, siétincelant, si formidable, qu’il y eutdans la meute un frisson d’horreur etun recul…

Triboulet descendit encore quelquesmarches.

Maintenant, il était presque à ladernière marche.

D’un bond, il eût pu sauter dans leparc, se perdre dans la nuit, sesauver… Il demeura…

– C’est le démon, vociféraient lescourtisans affolés.

– Allons donc ! ricana Triboulet, undémon pour vous ? Vous vous

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vantez ! Valetaille, c’est un bouffon…Attention, laissez passer François deValois qui veut me voir de près…

En effet, à ce moment, François Ier,écartant la cohue, descendait, lamain crispée sur son poignard, ivrede rage.

– Prenez garde, sire ! supplièrent lescourtisans tout en lui livrantpassage.

En quelques instants, le roi et lebouffon se trouvèrent face à face, etil y eut comme une trêve, – un arrêtbrusque parmi les assaillants.

Le roi jeta une sorte de grognementque nul ne comprit. Mais Triboulet

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comprit !…

Le grognement, voix effroyable, sansexpression ni sens, appelait la fille de

François Ier – la fille de Triboulet !

– Gillette ! Où est Gillette ?…rugissait le roi.

– Merde ! tonna le bouffon dans un siformidable grondement qu’il semblaqu’on eût entendu la foudre.

Livide, le roi leva son poignard.

Mais, avant que l’arme ne se fûtabattue, le bouffon, grandissant sataille déjetée, d’un geste de tempête,lança son épée à toute volée sur lafoule des courtisans entassés

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derrière François…

Avant que l’arme ne se fût abattue, lamain du bouffon, toute grandeouverte, s’abattit, claqua, retentit surle visage du roi, d’un si terriblesoufflet qu’il sembla à la foule descourtisans que les murailles duchâteau s’écroulaient pour cacher aumonde l’effroyable éclat de cesacrilège.

Sur Triboulet maintenant désarmé,la ruée de l’escalier noir de gensaffolés fut un spectacle de délire…

Il était debout, sanglant, sublime. Ilavait croisé les bras.

Le mascaret humain dévala sur lui.

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Cent poignards jetèrent des lueursd’éclairs. Triboulet tomba.

Plus de vingt coups de poignard letrouèrent, le percèrent à la gorge, àla poitrine, aux épaules, au ventre…

Sa bouche, crispée par l’agoniecracha violemment…

Les visages penchés sur lui reçurentla tragique et rouge insulte… Ilmourut… au moment où ses lèvresapaisées cherchaient, dans unfrémissement suprême, à murmurer :

– Adieu, Gillette… ma fille…

Ce fut ainsi que sa pauvre âmehéroïque s’exhala en même temps

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que le nom de celle qui avait été toutson amour, toute sa vie…

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Chapitre40

UN JOUR D’ETE

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On a vu que Manfred,emportant Gillette surses épaules, descenditl’escalier, entouré deRagastens, Lanthenay,Spadacape et Madeleine

Ferron qui, dans une épique ruée,s’étaient frayé un passage à traversles courtisans réveillés et accourusau bruit de la lutte dansl’antichambre.

Ils atteignirent donc le parc qu’ilstraversèrent de biais en courant,conduits par Madeleine Ferron…

Celle-ci, au bout d’une vingtaine depas, s’arrêta.

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– Adieu ! dit-elle à Ragastens. Adieuà jamais !…

– Venez ! venez ! supplia le chevalier.

– Partez ! Si vous vous arrêtez, vousvous perdez, vous et voscompagnons : ma destinée est liée àcelle du roi. Je reste, quand bienmême je devrais être foudroyée àl’instant. Partez ! Adieu !

Le chevalier comprit que rien aumonde ne pourrait ébranler une tellerésolution.

– Ecoutez, dit-il rapidement. Jecomprends votre projet. Si vousréussissez, si vous êtes saine etsauve, venez vous réfugier en Italie, à

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Monteforte… Maintenant, adieu,pauvre femme ! Victime de votrehaine… de votre amour !

Quelques minutes plus tard, ilsatteignirent tous la chaise du voyage.Manfred jetait Gillette évanouie dansles bras de Margentine, et Spadacapeprenait place sur le siège. Ilss’apprêtaient à sauter sur leurschevaux et à fuir.

A ce moment, Ragastens saisit lebras de Manfred.

– Fleurial ! dit-il.

Triboulet n’était pas avec eux !

L’abandonner ? Fuir sans lui ?… La

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pensée ne leur en vint pas. Haletantset hagards, tous les trois rentrèrentdans le parc.

Spadacape était resté sur le siège dela voiture.

Ivre de joie, Margentine ranimaitGillette de ses caresses.

Madeleine Ferron, ayant dit adieu àRagastens, s’était glissée vers lechâteau. Elle avait vu, elle, queTriboulet s’était arrêté et elle avaitdeviné son projet.

Qu’allait-elle faire elle-même ? Ellene savait pas au juste.

Elle voulait surtout, avant tout, voir

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la figure du roi à qui on venaitd’arracher Gillette…

Elle se glissa d’arbre en arbre etarriva ainsi, guidée par le tumulte,devant l’escalier qu’elle venait dedescendre avec Manfred et sescompagnons. Elle y arriva aumoment où se levait la mainsanglante de Triboulet pourretomber sur le visage de François

Ier.

Dans une vision d’horreur, elle eut cespectacle inouï du bouffonsouffletant le roi de son mot énorme,le souffletant de sa main, et tombantensuite sous les coups, de poignard…

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Alors, elle entendit la voix de

François Ier hurler :

– Dans le parc ! Ils sont dans leparc ! Cherchez !

Madeleine alors se jeta en courant ducôté de la porte dérobée. Elle eutl’intuition que Ragastens et ses amisvoudraient attendre Fleurial, et ellevoulait les prévenir.

A quelques pas de la porte, elle lesrencontra qui entraient dans le parc.

– C’est inutile, dit-elle froidement : Ilest mort !

– Fleurial… firent les trois hommesdans une même exclamation

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douloureuse.

– Il est mort, vous dis-je ! Je l’ai vutomber sous dix poignards… Fuyez !

Des cris retentissaient dans le parc.

Les sentinelles se répondaient l’une àl’autre.

Des lumières couraient…

– Mort ! sanglota Manfred. Mortpour elle ! Mort pour nous ! PauvreTriboulet… Habit de bouffon, cœurde héros…

– Alerte ! dit Lanthenay.

– Fuyez ! fuyez ! répétait Madeleine.

Ragastens et Lanthenay entraînèrent

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Manfred.

Une minute plus tard, ils étaient àcheval, autour de la voiture quipartait à fond de train et bientôtroulait sur la route de Paris.

Quant à Madeleine Ferron, elle étaitrestée dans le parc.

Comment échappa-t-elle à la battuequi fut organisée ?

Tous les pavillons qui s’élevaientdans le parc furent soigneusementfouillés de fond en comble, y comprisle pavillon des gardes.

Mais enfin, on finit par s’apercevoirau bout de deux heures que la petite

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porte dérobée était ouverte.

Les sentinelles voisines, interrogées,ne surent que répondre. Ces deuxmalheureux furent jetés en prison.

On retrouva alors le cadavre de lasentinelle que Madeleine Ferron avaitpoignardée.

La conclusion générale fut que lestruands – car nul ne songeait à laBelle Ferronnière – avaient fui par laporte trouvée ouverte. Ils étaientsans doute déjà bien loin.

Le roi, d’ailleurs, ne donna aucunordre à ce sujet.

Lorsqu’il avait vu tomber Triboulet,

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il était lentement remonté à sonappartement.

Les personnes qui virent François Ier

à ce moment-là certifièrent plus tardque le roi, en ces quelques minutes,avait vieilli de dix ans.

La foudroyante excitation produitepar le philtre d’amour était en effettombée tout d’un coup. Les forcesqu’avait avivées le breuvage, le roiles avait pour ainsi dire gaspilléesdans ces quelques minutes de ragepoussée à son paroxysme.

Il apparut à tous que le soufflet deTriboulet avait tué le roi aussisûrement que les poignards avaient

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tué le bouffon.

Lorsqu’on vint annoncer à François

Ier que toute recherche avait étévaine et que les truands avaientprobablement fui par la petite portedérobée, il ne dit rien ; mais unprofond soupir gonfla sa poitrine, ilrentra dans son appartement.

Au moment où il franchissaitl’antichambre, deux femmes leregardèrent passer ; l’une avec unesombre joie, l’autre avec undésespoir intense.

La première était Diane de Poitiers ;l’autre la duchesse d’Etampes. Le roidisparu, elles échangèrent un long

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regard. Puis la duchesse d’Etampesfit un mouvement pour se retirer.

– Où allez-vous, ma chère Anne ?demanda Diane de Poitiers avec unsourire de triomphe.

– Je vais, ma chère Diane, donnerl’ordre à mes gens de préparer mondépart pour ma terre…

– J’allais vous donner ce conseil, fitDiane…

Une larme de désespoir monta auxyeux de la duchesse d’Etampes.

Quant au roi, il fit venir le premierofficier de sa maison et lui dit :

– Monsieur, je m’ennuie à

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Fontainebleau. Prenez vos mesurespour que dès demain nous puissionspartir pour Rambouillet.

Nous ne suivrons pas le chevalier deRagastens et ses compagnons dansleur voyage à Paris où ils neséjournèrent que quelques heurespour repartir aussitôt dans ladirection de l’Italie.

Nous dirons seulement que la mortde Fleurial fut cachée à Gillette leplus longtemps possible.

Le jour vint cependant où laprincesse Béatrix dut lui avouer lavérité. Gillette faillit mourir dedouleur.

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Mais elle était bien jeune…

Mais elle voyait Manfred sidésespéré de son désespoir, si tristede sa tristesse, que, peu à peu, elleessaya tout au moins de dissimulersa désolation…

Puis cette grande douleur s’effaçalentement – comme s’effacent toutesles grandes douleurs humaines – letemps et l’amour, ces deux grandsconsolateurs, apaisèrent l’âmeendeuillée de Gillette.

Dans Monteforte, jolie ville d’Italieoù ils s’étaient réfugiés, le chevalierde Ragastens avait fait élever aumilieu d’un jardin un monument de

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marbre blanc à la mémoire deTriboulet et d’Etienne Dolet.

Deux familles nouvelles s’étaientfondées dans ce coin paisible etriant.

Le 15 juin de l’année où se passèrentles derniers événements que nousavons racontés, un double mariageunit Manfred et Gillette, Lanthenayet Avette.

Cette cérémonie de joie, dans laradieuse journée d’été où elles’accomplit, fut comme voilée demélancolie… Les deux jeunesfemmes, chacune de son côté,murmurèrent :

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– Oh ! mon père, que n’es-tu là !…

Quant au comte de Monclar, il nerecouvra jamais la raison. Lesterribles événements qu’avaitinspirés et dirigés Ignace de Loyolaavaient pour toujours jeté sur cecerveau la nuit de la folie. Mais cettefolie était douce.

Il s’était épris d’une singulièreaffection pour Avette, qui l’entouraitde soins touchants.

Et pour qui eût su quelle partl’ancien grand prévôt avait prise ausupplice d’Etienne Dolet, c’eût été unspectacle d’une indicible émotionque de voir la fille du supplicié

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sourire avec une si belle tendresse aubourreau de son père…

Il est vrai que ce bourreau était lepère de son mari !

q

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Chapitre41

RAMBOUILLET

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Les voyageurs que leurcaprice, leurs affaires ousimplement le hasardamènent à Rambouilletvont presque tous visiterle vieux château classé

parmi les monuments historiques deFrance.

Là, comme dans tous les« monuments historiques », il y a ungardien, qui commence par promenerses clients de passage à travers lesvastes salons qui évoquent desvisions de fêtes où des marquisespoudrées font vis-à-vis à desmarquis galants en des pavanes àrévérences ; il n’a garde de vous faire

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grâce d’un trumeau, d’un feston,d’une astragale. Puis enfin, il vousconduit à un couloir écarté quiaboutit à une cour isolée et on secroit tout à coup transporté bien loindu château.

La pièce où nous venons d’entrer estde médiocre dimension. Elle donnesur le parc. Elle est nue.

Elle est triste, d’une pesante tristessequ’on cherche vainement à secouer.

Et le gardien vous dit :

– C’est là qu’est mort le roi François

Ier…

Puis, quand son petit effet est

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produit, quand il voit ses auditeursimpressionnés à son gré, le bravegardien ajoute :

– Chose étrange, François Ier voulutêtre transporté dans cette pièceécartée pour y mourir… il ne voulutpas rester dans sa chambre, il nevoulut pas que son agonie fûtentourée de soins et de sympathies :on ne sait pourquoi, mais il se fittransporter ici… et il voulut y êtreseul !

Et dans l’imagination du visiteurs’éveille cette funèbre vision duvieux roi qui veut mourir seul, loinde son appartement, loin de son fils,

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loin de ses amis, loin de tout.

Pourquoi !…

C’est cette curieuse et mystérieuseparticularité que nous allons éclaireret qui servira d’épilogue à notrerécit.

Ceci se passait environ vingt joursaprès la mort tragique de Triboulet.

Dans la chambre de la tourmystérieuse et lointaine où personnene pénètre, deux femmes causaient àvoix basse.

C’étaient Madeleine Ferron et Dianede Poitiers.

Madeleine a suivi la cour à

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Rambouillet. Elle suit sans déviationla ligne qu’elle s’est tracée. Elle estcomme l’ombre funèbre qui marchedans le sillon du roi… Comment a-t-elle pu s’introduire au château ? Parquel effort d’imagination, par quellepatiente étude a-t-elle pu deviner lapensée secrète de Diane de Poitiers ?

Peu importe !… Ce qui importe, c’estqu’elle est apparue un soir à Diane,qu’elle lui a longuement parlé, et quede cette femme supérieure en intriguepolitique, elle a fait sa comparse, –disons mieux : sa complice.

La chambre de la tour mystérieuse,Madeleine l’a transformée commeelle avait transformé la chambre où

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elle avait attiré le roi dans la maisonde Fontainebleau. Là aussi, onretrouve le même lit large et profond,la même glace immense, les mêmestentures de soie, les mêmes fauteuilsqui, pendant si longtemps, avaientété familiers au roi de France.Quiconque entre là se trouvetransporté comme par magie dans lamaison de l’enclos des Tuileries,dans la chambre d’amour qui fut letémoin des caresses prodiguées à

François Ier par la prestigieusemagicienne de passion.

L’entretien entre Madeleine Ferron etDiane de Poitiers a duré plus d’uneheure.

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Enfin, Madeleine remet à Diane unelettre ; puis les deux femmes, debout,échangent un dernier regard decuriosité et d’horreur. C’est qu’à cemoment elles se font peur ; c’estqu’elles frissonnent de s’être si bienet si complètement devinées ; c’estqu’elles incarnent deux fantômesaussi terribles et sinistres l’un quel’autre : Diane incarne l’Ambition, etMadeleine incarne la Mort… Et ellesse touchent, et il semble tout naturelqu’elles aient fini par prendrecontact… Est-ce que la Mort netrouve pas dans l’Ambition sa plusfidèle servante ? Est-ce quel’Ambition peut faire un pas qui ne

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soit guidé par la Mort ?…

Il y a entre elles une minute desilence effrayant… puis elles seséparèrent.

Ce jour-là, donc, Diane de Poitiers,en quittant Madeleine Ferron, serendit dans l’appartement dudauphin et lui dit :

– C’est pour bientôt !…

Henri, fils de François Ier, tressaillitet devint blafard… il s’appuya aubras de Montgomery que Tribouletn’avait pas, paraît-il, tout à faitétranglé, puisque le capitaine desgardes était là, plus en faveur quejamais, auprès du dauphin, ne

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quittant plus ses appartements etcherchant à assurer sa fortune sousle futur roi, servant la mortelleintrigue qui donnait la couronne audauphin, avant de servir lui-mêmed’instrument à la destinée justicièrequi devait faire de lui le meurtrierd’Henri II.

Diane de Poitiers ne s’arrêta paschez le dauphin.

Elle parvint jusqu’aux appartementsdu roi. Bassignac, – dernier fidèle de

François Ier, – montait la factiondans la vaste antichambre déserte etdésolée. A ce moment, le chirurgiensortit de la chambre du roi.

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– Eh bien ? lui demanda Diane.

– Madame, il y a encore de l’espoir…mais…

– Mais ?… interrogea-t-elle,palpitante.

– Une nuit d’amour, une seule… et leroi mourra !

Le chirurgien se retira en hâte, blêmed’avoir dit ce qu’il venait de dire.

– Bassignac, dit Diane, je veux voir leroi.

– Mais Sa Majesté dort, madame. Lechirurgien vient de me l’assurer.

– Affaire d’Etat ! dit rudement Diane,qui doucement ouvrit la porte, tandis

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que le serviteur reculait épouvanté.

Diane s’arrêta sur le seuil, le roidormait d’un sommeil, agité.Lentement, comme une ombre, elle seglissa jusqu’à son lit… Sur le drap,elle plaça, la lettre que venait de luiremettre Madeleine Ferron… puisrecula, silencieuse, comme doiventreculer les grands criminels devantleur victime, regagna la porte,s’effaça, disparut…

Le roi dort…

Un léger râle sort de ses lèvrestuméfiées, presque noires, crevées defièvre. Son front et ses pommettessont d’un rose vif, tandis que les

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replis au nez et au menton sont d’unepâleur de cire. Sa poitrine découverteest plaquée de taches livides, et auxdeux coins de la bouche, il sembleque des mouches vénéneuses aientlaissé la trace purulente de leurpassage ; des érosions humidesautour des paupières achèvent dedonner à ce masque on ne sait quelleapparence putride.

Des songes funestes traversent le

sommeil de François Ier. Il murmuredes lambeaux de phrases oùreviennent les noms d’Etienne Dolet,de Triboulet et de Gillette. Et un longfrisson le secoue tout entier lorsqu’ilprononce ce dernier nom…

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Vers six heures, le roi s’éveilla.

Sa main, à son premier mouvement,toucha la lettre… Il l’ouvritprécipitamment et lut :

« François… ô François… ô monbien-aimé François… « celle qui avécu d’amour pour toi, celle qui semeurt « d’amour… celle qui veutmourir d’amour sous tes derniers« baisers t’attend dans la tour…Viens, ô mon bien-aimé, viens« m’aimer une fois encore… puis, tume tueras si tu veux… »

Le roi passa sa main sur ses yeux,puis relut.

– Cette lettre ! gronda-t-il, d’où vient

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cette lettre ?… Est-ce la suite de mesabominables cauchemars ? Oh ! cesrêves affreux où des femmes nuess’offrent, impudiques, au délire demes baisers !… Et quand je veux lesétreindre, il n’y a plus rien !… Oui…je dois rêver… Et pourtant non…Cette lettre !… je la touche, je la vois,je la lis ! Enfer ! Je reconnais tonécriture, ribaude damnée ! Et tesparoles versent en moi des laves depassion !… Ah ! tu es venue ! Ah ! tut’es glissée jusqu’ici !… Ah ! tuveux… Eh bien, oui, j’irai… je saisiraile monstre et je l’étranglerai… jedéchirerai de mes dents sa gorgepalpitante… oui… je veux… attends,

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Madeleine… attends… je viens tetuer.

En même temps, le roi rejetaviolemment ses couvertures etcommença à s’habiller, – seul, pourla première fois de sa vie. Ses yeuxmaintenant flamboyaient ; un doubledélire s’emparait de lui, et, malgréson épuisement, lui permettait de setenir debout… délire érotique, délirede haine, – amour et fureurfermentaient ensemble dans sa têtesurchauffée. Il grognait des chosessans nom.

– Gillette, attends-moi… enfin ! tu esà moi… Oh ! cette lettre !… C’est toiqui l’as apportée, Satan !… Ribaude,

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meurs donc, empoisonneuse !

En quelques minutes, il fut prêt, et, àsa ceinture, il passa un poignardsolide, la lame nue.

Au bruit qu’il fit, Bassignac entra etleva les bras au ciel.

– Sire ! Sire ! supplia-t-il…

– Tais-toi ! je veux aller à la tour.

Il voulut se mettre en marche, mais iltomba épuisé sur un fauteuil…

Un juron de fureur fit trembler levieux valet de chambre.

– Que se passe-t-il ? demandèrentplusieurs voix… En tête desnouveaux arrivants, Diane de

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Poitiers, attentive, l’esprit tendu.

– A la tour ! grondait le roi. Qu’onme porte à la tour !…

– Il faut satisfaire Sa Majesté !s’écria Diane.

Sur un signe d’elle, quatre vigoureuxlaquais soulevèrent le fauteuil etemportèrent le roi soudain apaisé.

Quand il fut devant la porte, il put sesoulever, se mit debout et se tournavers ceux qui l’avaient suivi :

– Que personne n’entre !… souspeine de mort ! Ce qui va se passer làne regarde que moi…

Courtisans et laquais reculèrent…

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Le roi entra et ferma la porte à clef…

Alors Diane de Poitiers, ayant vu

entrer François Ier dans la chambrede la tour, courut à l’appartement dudauphin Henri, noir de monde, et,par un coup d’audace extraordinaire,remplaçant la formule consacrée, elles’écria d’une voix triomphale :

– Messieurs, le roi va mourir… Vivele roi !

Et la foule énorme des courtisans,courbés autour du dauphin blafard,cria frénétiquement :

– Vive le roi !

Là-bas, François Ier avait tout de

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suite saisi son poignard. Il s’avançaen grondant. Il la cherchait dans lademi-obscurité. Cela dura uneminute… et déjà les parfumsd’amour déchaînaient en lui unetempête de volupté… Puis, hagard,délirant, comme emporté par levertige d’un songe d’agonie, ilreconnut le grand lit, le large lit,l’autel d’amour… Et alors, il la vit !…Elle était nue… elle était splendide,elle vibrait, palpitait, les bras tendusvers lui…

Et il jeta son poignard… Il arrachases vêtements…

Elle avait sauté près de lui, ellel’aidait… et ils roulèrent sur le lit,

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dans une étreinte furieuse, reconquistout entiers l’un par l’autre, oubliantleur haine, oubliant qu’ils étaientempoisonnés, ne voyant pas lespustules qui s’ouvraient, hideusesfleurs du mal, sur leurs lèvres etleurs seins !…

Leurs rauques soupirs emplirent lachambre d’un balbutiement de mortet de délices… leurs haleines fétidesse confondirent…

Les heures sonnèrent… les heurespassèrent… La nuit était profonde…Ils n’avaient pas allumé deflambeau…

François Ier, dans un dernier spasme,

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râlait… hoquetait…

Madeleine le toucha : ses extrémitésétaient glacées…

Elle comprit qu’il allait mourir…

Et alors, leur passion à tous deuxs’évanouit, balayée par le souffleglacial de la mort… Et il n’y eut plusde vivant en eux que leur haineinsondable…

Elle se coucha tout entière sur luicomme pour l’étouffer sous unecaresse effroyable…

Sa gorge pantelante s’offrit au baiserde l’amant en agonie…

– O mon bien-aimé, gronda-t-elle,

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aime-moi encore ! encore !…

Alors, lui, dans l’infernale vision deson agonie, entrevit la femmecouchée sur lui… cette gorges’offrant à ses lèvres…

Dans l’effort énorme de son agonie,il ouvrit la bouche toute grande, etférocement, avec une déchiranteclameur de volupté, de rage et demort, planta ses dents dans la gorgede neige, d’un coup de crocformidable.

Un jet de sang les inonda.

Elle poussa un faible soupir et seraidit dans la mort.

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Les yeux fous de François Ier

contemplèrent le cadavre. Un éclatde rire grinça sur sa bouche rouge desang, il la saisit à pleins bras… Celadura une seconde, et ce fut dansl’effort de ce rire et de cette étreintefunèbres qu’il se raidit à son tour enla paix éternelle de la mortconsolatrice.

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[1] La plupart des historiens placentla date de la condamnation de Doletau mois d’août. Quelques-uns laplacent au mois de janvier, et bienque cette opinion soit la moinsaccréditée, nous l’avons adoptée depréférence, en raison de certainsindices.

[2] Loyola fait ici un atrocecalembour : dolet, en latin, signifie :gémit, plaint, – Dolet pia turba doletveut donc dire : la foule pieuse plaintDolet.

[3] Mais Dolet lui-même ne plaintpas Dolet.

[4] Tel qu’un cadavre.

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[5] Sic, fussent aurait été plusapproprié.

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Gabriel Cabos

Fontes :David Rakowski's

Manfred KleinDan Sayers

Justus Erich Walbaum - Khunrath

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