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roman Guy Saint-Jean ÉDITEUR A D R É N A L I N E Les m arionnettistes Tome 2 Le syndrome de Richelieu JEAN LOUIS FLEURY

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r o m a n

G u y S a i n t - J e a nÉ D I T E U R

ADRÉNALINE

Les marionnettistesTome 2

Le syndrome de Richelieu

JEAN LOUIS FLEURY

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Le syndrome de Richelieu

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DANS LA COLLECTION ADRÉNALINE :

Le parasite, Georges Lafontaine, roman, 2007

Bête noire, Gilles Royal, roman, 2008

Les marionnettistes, tome 1, Bois de justiceLes marionnettistes, tome 2, Le syndrome de Richelieu

Jean Louis Fleury, roman, 2010

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JEAN LOUIS FLEURY

Les marionnettistesTome 2

Le syndrome de Richelieu

roman

G u y S a i n t - J e a nÉ D I T E U R

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec etBibliothèque et Archives Canada

Fleury, Jean LouisLes marionnettistes : roman(Adrénaline)L’ouvrage complet comprendra 3 v.Sommaire: t. 1. Bois de justice — t. 2. Le syndrome de Richelieu.ISBN 978-2-89455-351-0 (v. 1)ISBN 978-2-89455-362-6 (v. 2)I. Titre. II. Titre: Bois de justice. III. Titre: Le syndrome de Richelieu.IV. Collection: Adrénaline (Guy Saint-Jean éditeur).PS8561.L484M37 2010 C843’.54 C2010-940904-3PS9561.L484M37 2010

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise duFonds du livre du Canada (FLC) ainsi que celle de la SODEC pour nos activités d’édition.Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme depublication.

Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres —Gestion SODEC

© Guy Saint-Jean Éditeur inc. 2010Conception graphique : Christiane SéguinRévision: Alexandra SoyeuxDépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et ArchivesCanada, 2010ISBN: 978-2-89455-362-6ISBN ePub: 978-2-89455-461-6ISBN PDF: 978-2-89455-462-3

Distribution et diffusionAmérique : PrologueFrance: De Borée / Distribution du Nouveau Monde (pour la littérature)Belgique : La Caravelle S.A.Suisse : Transat S.A.

Tous droits de traduction et d’adaptation réservés. Toute reproduction d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

Guy Saint-Jean Éditeur inc.3440, boul. Industriel, Laval (Québec) Canada. H7L 4R9. 450 663-1777. Courriel : [email protected] • Web : www.saint-jeanediteur.com

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Imprimé et relié au Canada

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Avertissement aux lecteurs

Toute ressemblance de personnages mis en situation dans celivre avec certaines ou certains de mes amis(es) propriétaires outravailleurs de pourvoiries et guides de chasse à Anticosti n’estpas forcément fortuite.Ceux et celles d’entre eux qui croiraient se reconnaître dans

cette fiction voudront bien m’accorder que leur autarcique quo-tidien, l’atypisme de leur vie dans le bois et leur amour de cetteterre sauvage du golfe méritaient d’être évoqués. Tout comme valait d’être narrée l’aventure du premier amant

et promoteur de cette île, l’oublié Georges Martin-Zédé. D’un autre passionné d’Anticosti,

Jean Louis Fleury

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«L’Histoire ne se développe pas au hasard. Elle est l’œuvre desSeigneurs du Monde, auxquels rien n’échappe. Naturellement,les Seigneurs du Monde se défendent par le secret. Et donc,chaque fois que vous rencontrez quelqu’un qui se dit Seigneur, ouRose-Croix, ou Templier, celui-là mentira. Il faut les chercherailleurs. »

Umberto Eco — Le Pendule de Foucault

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(Source: Sans titre, Georges Martin-Zédé, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Direction du Centre d’archives de Québec, Fonds Georges Martin-Zédé, P186.)

Georges Martin-Zédé dans son «bachot», près de l’Anse aux Fraises à Anticosti. Cettephoto a été prise le 31 août 1913. Six jours plus tard, le chasseur de canards apprenaitla mort de son ami Henri Menier qui sonnerait la fin de l’aventure des colonisateursfrançais de l’île d’Anticosti au début du siècle dernier.

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IDes semences sur du roc1

À Dieu, chasseur !

Riennay, Loir-et-Cher — Samedi 18 juin 1938

L’Île d’Anticosti fut remise entre les mains de l’Anticosti corpo-ration qui allait en avoir désormais la charge. FIN

La conclusion tombait abrupte, sobre et désenchantée. L’énormevieillard finit sa relecture de la volumineuse brique dactylogra-phiée ouverte devant lui à sa dernière page, numérotée 520. Il se sentait de fort méchante humeur, irrité par les biffures de

l’éditeur et par les notes manuscrites que ce gougeât avait dissé-minées çà et là en marge de sa prose. Le cuistre ne suggérait-ilpas de caviarder des paragraphes entiers ? Et voilà qu’en plus, ils’en justifiait en ayant la malséance d’engager leur auteur à plusde circonspection dans l’évocation de ses souvenirs. Mon cherGeorges, se permettait-il d’écrire dans une page de commen-taires généraux jointe au manuscrit, je ne peux que vous recom-mander de couper quelque peu dans votre texte, au risque, sivous n’y procédez pas, d’égarer vos lecteurs dans l’évocation dedétails de peu d’intérêt par rapport au corps de votre propos…Pour qui se prenait-il, ce rat de bureau de marchand de

papier ? Comment le rond de cuir pouvait-il juger que les énu-mérations des invités canadiens reçus au Château Menier ou les décomptes des saumons pêchés dans la rivière Jupiter __________________________

1 Image empruntée à René Lévesque dans son autobiographe Attendez, que je me rappelle.

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manqueraient d’intérêt pour le lecteur de L’Île ignorée ?« Mon cher Georges !, Mon cher Georges ! Je t’en foutrais moi,

des Mon cher Georges !», grommelait l’obèse dans un rictus colé-rique. « Un autre damné emmerdeur, oui ! — la Terre en estpleine! » — Et dire que toute sa vie, il lui aurait fallu se dressercontre la médiocrité ambiante. Il entassa les feuilles de l’épaisdocument. Cet éditeur-là pourrait toujours bien attendre uneautre invitation à chasser sur ses terres. Il soupira et, prenantappui du plat de ses phalanges sur la pile de feuilles blanchesdevant lui, recula le fauteuil du bureau d’acajou, pour permettreà son ventre saucissonné dans le strict gilet noir d’un costumetrois pièces de prendre toute l’expansion qu’il exigeait et que limi-tait la table vernie. C’était un homme de très grande taille, doté d’une forte consti-

tution. Il appartenait à une race de seigneurs nés fort bien nantis.Sa vie durant, il avait apprécié sans réserve les voyages, l’obser-vation de la nature, la pêche. Par-dessus tout, il chassait et consa-crait le meilleur de son temps à la pratique de ce noble sport, aussiadroit au tir du perdreau qu’habile à la courre du cerf. Il combi-nait ces intérêts de toujours à sa passion tardive pour la table,adorant faire bonne chère dans les restaurants les plus huppésd’Europe, ou dans l’un de ses trois « chez-lui», à Paris, boulevardde Courcelles, à Riennay dans ses terres solognotes ou au Brusc,dans sa propriété méditerranéenne. Il recevait bien ses invités etaimait être bien reçu. Reste qu’il sortait de moins en moins, ce quine freinait pas sa tendance à la boulimie, surtout depuis qu’ilavait cessé ses activités outre-Atlantique, une dizaine d’annéesplus tôt. Allons, se confortait-il lors des rares périodes dubitativesde son existence, Dieu, qu’il priait modérément mais avec recti-tude et conviction, ne saurait lui tenir trop rigueur de sa gour-mandise, péché somme toute pas si capital.Juriste de formation, il n’avait jamais eu à exercer le droit ni

quelque autre activité laborieuse pour gagner sa vie. En fait, iln’avait jamais travaillé, si l’on entend par là le fait de passer sontemps au service d’autrui, d’une cause ou de l’État en échange

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d’une rémunération. Cela dit, bien sûr, cet homme d’honneuravait servi… la France. Capitaine de réserve dans l’artillerie,devenu hors cadre à l’atteinte de ses cinquante ans en 1914, iln’avait pas hésité à demander sa réintégration dans l’armée à ladéclaration de la guerre contre l’Allemagne. Le haut commande-ment militaire l’avait nommé officier interprète auprès destroupes britanniques actives en Méditerranée. Il avait bien failli,du reste, laisser sa peau dans l’aventure, récoltant au passage, enplus de blessures cruelles qui allaient l’éloigner des opérationsmilitaires en 1917, la croix de guerre, la Légion d’honneur et laMilitary Cross anglaise. Sans être de sang bleu, il était issu d’un milieu de militaires,

d’ingénieurs et de savants, une famille éminemment respectableet de longue date fortunée, une de ces lignées dont les aïeux figu-rent au Larousse des noms propres, partie prenante de la véri-table aristocratie de la France de la Belle époque. Il tirait de sesorigines une fierté de tout instant qui, combinée à son assuranceet à son physique imposant, le conduisait à se sentir tout naturel-lement supérieur à son prochain dans les relations souvent diffi-ciles qu’il entretenait avec lui. Sans être totalement misanthrope, il ne raffolait pas du contact

avec autrui. Autrefois, bien sûr, de par ses activités de colonisa-tion outre-Atlantique, il n’avait pu y échapper. Il avait rencontrénombre de grands du Canada, un pays d’avenir qu’il avaitapprécié au point d’en devenir citoyen, où, se glorifiait-il, il avaitporté haut et durablement le renom et le lustre du nom français.Il avait été le patron là-bas de centaines de petites gens. Il savaitqu’on le décrivait comme un administrateur arrogant, exigeant etaustère. Il assumait la chose, quoique déplorant l’excès de ce juge-ment hâtif et superficiel. Oui, il avait dirigé son monde en véri-table officier, organisant sa gestion en vertu d’une hiérarchisationrigide. Oui, il ne s’adressait qu’à ses chefs de service, leur laissantles fastidieux contacts quotidiens avec les insulaires de tout crin.Certes, il n’ignorait pas qu’il inspirait, ce faisant, de la peur et del’inquiétude à ceux qui travaillaient pour lui. De fait, il préférait

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ce respect craintif ou fourbe de l’autorité à toute forme de fami-liarité ou de complicité que, d’emblée, il aurait considérée commedéplacée et compromettante. Lui-même, pour rien au monde,n’aurait condescendu à se montrer paternaliste, une faiblesse defouriériste, parfaitement indigne du rang social de ses aïeux. Iln’avait jamais été homme de compromis. Chacun sa manière : luisavait mieux s’imposer aux autres que composer avec eux. Qu’on l’aimât ou qu’on ne l’aimât point lui importait, en défi-

nitive, assez peu. En tout état de cause, seul comptait son juge-ment… et, bien sûr, celui d’Henri. Avare de son amitié, il l’avaittout entière donnée à un homme, un seul : Henri Menier, l’une desdix plus grandes fortunes de la France de son époque. De toute savie, il n’est qu’au grand chocolatier de Noisiel que, lui, Georges,ait rendu des comptes. Il aimait la confiance et l’amitié qu’ils setémoignaient, leur rare entente, leur intelligence partagée deschoses, même si le richissime industriel lui rendait dix ans d’âge.Tous deux avaient longtemps voyagé ensemble partout dans lemonde : Palestine, Spitzberg, Afrique, Inde, Chine… Grandsmaîtres d’équipage de courre, cavaliers émérites, partageant lamême passion pour la chasse, ils cherchaient à acquérir des terreséloignées et sauvages pour pratiquer leur sport. Mais ils cher-chaient « à leur mesure », celle que leur permettaient la fortunefabuleuse d’Henri et leur imagination d’hommes à qui rienn’avait jamais été inaccessible. Un beau jour — le 5 mai 1895, comment Georges aurait-il pu

oublier la date ? — il avait retrouvé Henri dans son hôtel parisiende la rue Alfred-de-Vigny, penché sur une carte de l’Amérique duNord. On lui proposait d’acheter une île canadienne, une terregrande comme la Corse, ressemblant à un bouchon de carafeoblong qui se serait détaché du goulot formé par l’embouchuredu fleuve Saint-Laurent. On en demandait cent vingt-cinq milledollars, une somme faramineuse pour l’époque, mais qui, à moinsd’un franc l’hectare, ne semblait pas déraisonnable à Menier. L’île,longtemps connue sous le nom que lui avait donné JacquesCartier, l’Assomption, était offerte à la vente sous le nomd’Anticosti.

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Henri hésitait à acheter sans en savoir plus. Son ami Georgesirait-il sur place pour, en quelque sorte, « relever le terrain », voirs’il valait la peine d’ajouter ces terres sauvages aux autres bois dechasse de la maison Menier ? L’avocat oisif de l’époque avait, l’étésuivant, caboté durant un mois autour de l’île et procédé à l’étudede ses ressources. Son rapport allait à la fois bousculer et séduirele chocolatier. Faire d’une propriété d’une telle importance unsimple territoire de chasse serait une absurdité, soumettait-il.Somme toute, le hasard nous met à même de créer une des plusbelles entreprises de colonisation qui n’ait jamais été faite aumonde.Henri avait partagé la vision de son homme de confianceet l’avait mis au pied du mur : oui, il allait acquérir Anticosti, maisà la condition que Georges assume la direction de l’aventure. Legrand gaillard avait 31 ans à l’époque. Il avait accepté sans hési-tation. Du jour au lendemain, il n’avait plus vécu que pour cetteterre nouvelle, dans la fascination de ce que, sous sa gouverne,elle pourrait et allait devenir. L’île réputée maudite par les marinsdu Saint-Laurent allait l’envoûter.Une autre date ne cessait de hanter l’esprit du vieux seigneur

solognot, celle du 6 septembre 1913. Ce jour-là, alors qu’ilséjournait à Port-Menier, le village qu’il avait créé au nom de sonami, il avait reçu ce consternant câble de Paris : Henri venait demourir. Son mentor disparaissait alors qu’après bientôt vingt ansd’efforts, ils avaient la certitude que leur entreprise conjointe àAnticosti allait aboutir. Que n’avait-il rejoint l’industriel défunt,quelques années plus tard, sous les tirs allemands dans lesDardanelles ! Il n’avait été que blessé, au corps cette fois. C’estsa première plaie à l’âme, tellement plus profonde, qui le feraittoujours souffrir. Il la taisait par amour propre et au nom de sonprofond respect pour la famille d’Henri, qu’il n’aurait jamais eula faiblesse de vilipender. Mais Dieu lui était témoin de la dou-leur ressentie cet automne 1913, quand Gaston, le frère cadet deson ami, l’héritier de son empire, lui avait fait savoir, entouréd’un quarteron d’avocats et sur un ton de reproche qui l’avaitdésarçonné, que la famille Menier renonçait à son œuvre de

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colonisation canadienne et qu’Anticosti devrait être vendue.Il y avait toujours eu, il y aurait toujours du militaire en lui. Il

s’était plié aux ordres, les traits figés, le regard fixe, sans mani-fester la moindre humeur, étouffant la colère qui l’envahissait etle début d’une terrible amertume. Mais, sous la cuirasse, l’hommeavait vieilli d’un coup. C’est lui-même qui allait chercher desacquéreurs pour l’immense et atypique propriété des Menier. En1926, Anticosti était vendue à une puissante compagnie fores-tière. Il s’y était rendu une dernière fois en 1927 pour constater,nouvelle déception, que les nouveaux propriétaires canadiensn’avaient pas besoin de lui. Ce fut alors qu’il décida de ne plusjamais revenir dans le golfe Saint-Laurent. Gaston Menier avait respecté la dette d’honneur qu’avait

contractée son frère envers le gouverneur de son île. Anticostiavait été bien vendue, près de quarante fois son prix d’achat,indemnisant la famille Menier des investissements gigantesquesqu’elle y avait consentis. Georges, son administrateur bénévolependant trois décennies, avait reçu une juste part de la vente. Ilavait accepté sans ergoter ni rechigner la proposition de règle-ment qui lui avait été faite, la somme reçue lui permettant,ajoutée à ses autres revenus personnels, d’envisager une fin de vieparfaitement aisée. Il avait négocié de sang-froid, sans éclat, avecGaston, comme doivent discuter d’authentiques gentilshommesdans ce genre de circonstances. Sa désillusion atteignait de telssommets qu’il ne s’abaisserait pas à la monnayer. C’est sa viequ’on lui achetait. Ce qu’on lui donnait en échange pouvait bienne pas être négligeable ; on lui avait tout pris.À dire vrai, hors des heures qu’il consacrait à la chasse et à sa

table, il s’emmerdait désormais, la tête encore et toujours dansson Anticosti perdue. Le lourd septuagénaire en demeurait per-suadé : la fascinante et désormais lointaine île du golfe Saint-Laurent serait un jour développée comme l’avaient été avant elleles îles Saint-Pierre et Miquelon, les îles de la Madeleine ou l’îledu Prince-Édouard, autant de territoires de l’Atlantique Nord oùla vie humaine ne semblait guère plus facile aux débuts de la

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colonisation. Ce livre qu’il allait bien finir par faire publier endépit des jérémiades du foutu éditeur serait diffusé partout enFrance, en Angleterre et en Amérique du Nord, ailleurs peut-êtremême, pourquoi pas ? Le gros homme ne doutait pas un seul ins-tant que l’ouvrage connaîtrait un large succès auprès de tousceux qui s’intéressaient à la colonisation de régions sauvages età celle des Amériques au premier chef. La parfaite complémen-tarité de ses points de vue avec ceux d’Henri Menier, son rôlepersonnel déterminant dans le développement de l’île au débutdu siècle, la solidité et la clairvoyance de ses décisions, son nobledésintéres sement dans la conduite des affaires de son amiseraient établis à tout jamais et loués à leur juste valeur. Qu’importe l’opinion injustifiée de la racaille à son encontre et

le désolant manque de reconnaissance des descendants Menier ;des universitaires, divers analystes de France ou du Canada, deshistoriens, des économistes peut-être, dégageraient de la lecturede ces pages l’image réelle du grand colonisateur qu’il avait été.L’Histoire, il en mourrait convaincu, saurait, sur la base de cetéloquent témoignage, établir ses mérites et lui reconnaître uneplace de choix dans l’aréopage des Champlain, La Salle, LaFayette, et autres grands Français d’Amérique. Ce en quoi il se trompait. Il quitterait ce monde 13 ans plus

tard, en 1951, dans l’anonymat le plus complet. Le siècle s’achè-verait sans que son œuvre de colonisation soit analysée etreconnue, pas plus au Canada qu’en France, à Paris qu’àMontréal, Noisiel ou… Anticosti. Son livre, au demeurant, neserait jamais publié, pas plus ici qu’en Angleterre, au Québec ouen France. Seules quelques photocopies du vieux manuscritannoté subsistent encore2. Le souvenir de mal-aimé de l’anciengouverneur perdure aujourd’hui à Anticosti. L’obèse de Riennayeût été mortellement navré d’apprendre qu’il en serait ainsi.

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2 Il en est deux au Québec : l’une — qui n’est pas l’original — aux Archives natio nales,l’autre (une copie de celle des Archives) disponible pour consultation sur place à la mu-nicipalité de Port-Menier, à Anticosti.

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L’homme réajusta ses lorgnons, prit sa plume et, d’une écritureample et aisée, signa : G. Martin-Zédé. Après un temps deréflexion, il ajouta de sa main « 1938 » sous la signature et fermala grosse brique de feuillets devant lui.

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Le raté du raté

Anticosti, Rivière-Salmo — Dimanche 12 septembre 2004

Pierre Villefranche n’aimait pas ce qu’il lui fallait faire. Jamais iln’aurait pensé en arriver un jour à un tel degré d’ennui et dedécouragement. Certes, il n’avait rien d’un saint du paradis. Ilavait commis son lot de bêtises et de petits coups pas toujourscatholiques. Il était fiché à la Sûreté du Québec pour deux outrois peccadilles de jeunesse. Des vétilles, en fait… Mais là ?…Préméditer un meurtre… Il se tenait au dernier rang d’un parterre d’une bonne cinquan-

taine de personnes. L’assistance faisait cercle autour d’une estradeoù plastronnait Jacques Gadbois, qu’accompagnait un BernardDumesnil sensiblement plus sur la réserve, comme si le fameuxindustriel doutait d’être à sa place à la tête du cérémonial. À l’in-vitation de Gadbois, trois sonneurs de trompes de chasse, engrand habit de vénerie, la bombe sous un bras, leur instrumentsous l’autre, montèrent sur la petite plateforme construite pour lacirconstance. Redingote verte à parements amarante, culottes decheval blanches, bottes noires de vénerie couvrant l’avant dugenou, cravate anglaise de coton blanc nouée à plat, double rabatfiché d’une fibule perlée, col empesé, les musiciens avaient grandeallure et on les applaudit. Le second, beau balaise brun, soutenait le premier, un vieil

homme encore solidement charpenté, comme on assiste unaveugle. Le troisième, un adolescent d’une quinzaine d’années,semblait déjà presque aussi costaud que les deux premiers. C’estle vieux qui parla et annonça, son regard mort figé semblant fixer

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un point loin devant lui, qu’en l’honneur de ce magnifique jourd’inauguration, son petit-fils, son fils et lui interpréteraient troissonneries du répertoire original des Fanfares de vénerie duMarquis de Dampierre, des classiques. — Nous commencerons, précisa-t-il d’une voix forte à l’accent

berrichon prononcé, par Le retour de la chasse, anciennement LaRambouillet. C’est une cornure, nota l’ancêtre d’un ton ému etrespectueux, qui plaisait tout particulièrement à Henri Menier. Jele tiens de mon propre père, qui œuvrait comme maître chien etpremier sonneur de l’équipage des Menier à Villers-Cotterêts, enforêt de Retz. Nous poursui vrons par Le débuché et termineronspar La retraite-prise. Hochements de tête curieux et approbateurs dans l’assemblée,

où une jeune femme en tablier blanc, proche de Villefranche, pritsur elle de tenter un applaudissement hardi qui devint de suitecommunicatif… Bernard Dumesnil, le premier, la suivit, non sansavoir signalé au groupe de sonneurs, d’un geste du pouce levé enl’air, un accord d’initié au programme annoncé. « J’aimerais doncavoir l’entrain de Françoise », songea Pierre en regardant la bellefille rire et donner du coude à ses compagnes. Il recula d’un pas,seul derrière l’assistance.Gadbois et Dumesnil laissèrent l’avant-scène aux musiciens.

Dans le mouvement, Dumesnil, aveuglé par le soleil, trébucha ets’accrocha à l’épaule de l’autre. Le célèbre barbu y alla d’un dessacres sonores dont il émaillait volontiers son propos, avant de seprotéger la vue sous de grosses lunettes noires. Les sonneurs sefirent face et embouchèrent leur trompe, le père et le fils fixantl’aïeul. Ils émirent quelques sons étonnamment disgracieux, puis,à l’initiative du vieux, les trois tournèrent le dos à l’assistance ets’installèrent en « V » renversé, l’aveugle à la pointe de la flèche.Il y eut un long silence, perturbé par le croassement méprisantd’un corbeau survolant la scène. Les sonneurs levèrent leur ins-trument, le pavillon béant face aux spectateurs. Ils bombèrent lebuste et eurent en même temps comme un hoquet quand leurcoude droit tressauta vers le ciel. La musique éclata dans l’air

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face à un ministre guindé lui serrant cérémonieusement la main.Derrière elle, paternel et hilare, un Pierre Mollon rayonnant, engrand uniforme d’apparat de la gendarmerie française.

Bien d’autres raisons de sourire pour la jeune femme. Mylène,sa voisine, était revenue au printemps vivre aux côtés de son mau-vais bougre de pêcheur de pétoncles. Le couple battait de l’aile etla policière devenait jour après jour un peu plus l’amie et la confi-dente de l’impudique électron libre. Et puis, le mois suivant, elles’initierait à la pêche au saumon dans les fosses de la rivièreSalmo, à l’invitation personnelle de Raphaël Bourque, directeurde la pourvoirie Georges-Martin-Zédé.Aglaé Boisjoli pressentait qu’un jour prochain, il lui faudrait

faire des choix…

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9 782894 553626

ISBN 978-2-89455-362-6

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Des lettres indéchiffrables reçues çà et là au Québec font planer des menacesde meurtres sur l’île d’Anticosti. Les étranges conspirateurs qui les signentdéfient les différentes autorités concernées, brouillent les pistes desenquêteurs et tuent en Sologne et dans le golfe Saint-Laurent. Nouvellementinstallée sur la Côte-Nord, le sergent Aglaé Boisjoli de la Sureté du Québec est chargée de l’enquête. Qui sont ces prétendus défenseurs de personnagesoubliés ou bafoués par l’histoire qui lancent ce jeu macabre? Qui tire lesficelles de cette mascarade ? Dans quel but ?

Cette nouvelle enquête d’Aglaé Boisjoli la propulsera au centre d’unemachination remontant jusqu’à l’époque de la colonisation d’Anticosti. De Havre-Saint-Pierre à Port-Menier, en passant par Montréal, Québec,Beaugency et Marseille, en France, la jeune enquêteuse et ses collègues vont tenter de décoder l’imbroglio dans ce deuxième tome de la sérieLes marionnettistes, Le syndrome de Richelieu.

À propos du premier tome de la série Les marionnettistes, Bois de justice.

« En plus d’être un roman d’enquête bien ficelé, ce polar vient combler unvide que j’ai déjà eu l’occasion de déplorer : une histoire qui se déroule enpartie dans l’univers des chasseurs, dont l’intrigue investit ces lieux richesen potentiel dramatique mais peu explorés dans le polar local […] »

Norbert Spehner, revue ALIBIS no 35.

Jean Louis Fleury a toujours écrit. Il fut rédacteur, cadre en communication et historien chez Hydro-Québec,collaborateur pour plusieurs maisons d’édition, chroniqueur occasionnel pour Québec Chasse et Pêcheet auteur dramatique pour Radio-Canada. Historien de formation et diplômé du Centre de Formation deJournalistes de Paris, il est envoyé comme coopérant au Québec à la fin de ses études et choisit d’y rester. Retraité depuis 2000, il produit aujourd’hui du sirop d’érable et des asperges, cueille des champignons sauvages et chasse un peu partout au Québec.

Photo de la page couverture : Hans Berggren/Getty Images

29,95 $

Les marionnettistesTome 2

Le syndrome de Richelieu