Jacques Rigaut - Une introduction à la vie et à l’œuvre d’une légende surréaliste

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Jacques Rigaut Une introduction à la vie et à l’œuvre d’une légende surréaliste Mémoire Rédigé par E.L.D. Vette 9501282 Dirigé par Prof. Dr. M.B. van Buuren

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Jacques Rigaut

Une introduction à la vie et à l’œuvre d’une légende surréaliste

Mémoire

Rédigé par   E.L.D. Vette 9501282

Dirigé par  Prof. Dr. M.B. van Buuren

Doctoraalscriptie Franse taal en cultuur

Universiteit Utrecht

3 juli 2007

TABLE DES MATIÈRES

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AVANT-PROPOS 3

INTRODUCTION 4

I. LA VIE DE JACQUES RIGAUT 6

1.1. Biographie 6

1.2. Rigaut et le mouvement Dada 16

1.2.1. Les origines de Dada 16

1.2.2. Le ‘groupe Littérature’ 18

1.2.3. La participation de Rigaut à la « Saison dada 1921 » 20

II. L’ŒUVRE DE JACQUES RIGAUT 24

2.1. Le miroir et la personnalité ‘reflétée’ dans Lord Patchogue 26

2.2. La symbolique du miroir 28

2.3. Le problème de l’authenticité et de la conscience 35

2.4. L’ennui et le dilemme ‘être ou ne pas être’ 45

2.5. Rigaut et l’écriture 53

III. LA VOCATION AU SUICIDE 57

CONCLUSION 66

PUBLICATIONS DE / CONCERNANT RIGAUT 67

BIBLIOGRAPHIE 70

AVANT-PROPOS

2

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Il y a quelques années j’ai découvert, dans la revue littéraire néerlandaise Raster, une

figure du dadaïsme et premier surréalisme, qui m’était alors inconnue : Jacques Rigaut

(1898-1929). L’article, de la main de Dirk Van Weelden, datait de 1986 dressant le

portrait de sa vie en grandes lignes et reproduisant quelques-unes de ses réflexions et

aphorismes. Les propos de Van Weelden éveillèrent ma curiosité ; je fus aussitôt fascinée

par le personnage. Il s’avéra que mon ignorance à son égard n’avait rien d’étonnant car

l’écrivain en question avait commis suicide à l’age de trente ans sans laisser un œuvre

littéraire. Pourtant il a su atteindre un statut de légende. Après son suicide il s’avéra que

cet homme avait beaucoup plus écrit que la plupart de ses contemporains ne l’auraient

cru.

Au fil des années, les manuscrits de Rigaut ont suscité l’attention d’un petit

groupe d’amateurs, leur dévouement les a préservés de l’oubli : de la publication par un

ami de Rigaut de ses Propos Posthumes en 1934, trois ans après son suicide, à une

édition scientifique de ses manuscrits intégraux en 1970 en passant par des romans

surréalistes inspirés de Rigaut dans les années vingt et une adaptation

cinématographique de l’un d’eux par Louis Malle en 1964.

Plus récemment, en 2004, une édition spéciale de La Nouvelle Revue Française vit

le jour, ornée d’un lacet rouge doté de l’intitulé « Hommage à Jacques Rigaut », et une

biographie officielle est en préparation.

Considérant l’absence d’une biographie intégrale et d’une étude approfondie des

écrits de Rigaut au moment de l’élaboration de ce mémoire, celui-ci se définit

nécessairement comme introduction à la vie et à l’oeuvre du personnage mystérieux que

fut Jacques Rigaut.

Mijn ouders, zusjes, vrienden, en scriptiebegeleider bedankt voor jullie geduld en

stimulans.

Ik bedank speciaal Noël en Janine voor hun vertrouwen, hulp, en toewijding aan ‘de S’.

Sur la page de titre : image de Jacques Rigaut par Man Ray

INTRODUCTION

Le rôle qu’on attribue à Jacques Rigaut dans l’histoire du surréalisme français est

généralement un rôle marginal. Dans les cas rares où il est mentionné, il est décrit en

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tant que l’un des « précurseurs1 » du surréalisme, par Robert Sabatier, ou « un jeune

homme énigmatique2 » ayant le statut d’un légende par Michel Sanouillet dans son travail

fondateur sur le dadaïsme parisien. D’autres comme Alain et Odette Virmaux se

demandent à juste titre si cette « dimension mythique3 » est méritée. Ne pouvant pas le

classer dans une catégorie quelconque, on l’associe parfois aux autres personnages

surréalistes disparus jeunes tels que Jacques Vaché, Arthur Cravan, et René Crevel.

Nous commençons par esquisser la biographie de Rigaut, puisque les informations

de sa vie ne sont généralement pas connues. Et puisque la vie et l’oeuvre sont, dans

l’héritage dadaïste, indissociables. Nous esquisserons également l’esprit de l’époque,

ainsi que le mouvement dada auquel il participait pendant sa dernière saison parisienne.

Pour ce chapitre nous appuierons sur les progrès des recherches sur la vie de Rigaut par

Jean-Luc Bitton, son « biographe à l’œuvre ». Dans son blog, Bitton raconte ses avances4.

Là où nous n’utilisons pas de références directes, les informations données proviennent

de Bitton.

Ensuite nous examinerons thématiquement l’héritage littéraire de Rigaut dans le

but de structurer sa collection de textes, brouillons, ébauches en aphorismes, cohérence

initiée par Martin Kay dans l’édition intégrale des Écrits. Nous étudierons les thèmes que

nous jugeons les plus importants des écrits de Rigaut. Une étude détaillée des écrits de

Rigaut est bien annoncée par Martin Kay5, mais n’a (à notre connaissance) jamais été

publiée.

D’abord nous examinerons le thème primordial du miroir et de la personnalité

‘reflétée’, après quoi nous aborderons le problème de l’authenticité. Nous nous

appuierons sur l’une des histoires jamais achevée, Lord Patchogue. Ensuite nous

traiterons un motif au moins aussi important, celui de l’ennui et de l’homme de l’ennui.

Parallèlement nous abordons le dilemme existentiel qui résulte de ce motif. Nous

terminerons ce chapitre par un examen des idées de Rigaut sur la littérature et l’écriture.

Dans un dernier chapitre, nous étudierons ‘l’œuvre d’art’ qui l’a rendu immortel :

son suicide, ainsi que la fascination des surréalistes quant à son suicide et à la question

du suicide en général.

Lorsque nous citons Rigaut, la citation vient toujours des oeuvres complètes

éditées par Martin Kay, les Écrits. Cette édition parut pour la première fois chez Gallimard

en 1970, nous ferons usage de l’édition de 1997. Pour les références aux propos de

Rigaut, nous nous contenterons donc de mentionner le numéro de page dans Écrits. Les

citations tirées des Écrits mais qui ne proviennent pas de Rigaut sont l’objet d’une note

de bas de page. Les citations en anglais sont conservées dans cette langue.

1 Robert SABATIER, La poésie du vingtième siècle, T. II : Révolutions et Conquêtes, « Trois précurseurs », Paris, Albin Michel, 1982, p. 254.2 Michel SANOUILLET, Dada à Paris, Paris, CNRS Éditions, 2005 [1965], p. 157.3 Alain & Odette VIRMAUX, Cravan, Vaché, Rigaut. Suivi de : le Vaché d’avant Breton, s.p., Rougerie, 1983, p. 7.4 Cette biographie de Rigaut est projetée pour l’année 2007, et paraîtra chez l’éditeur Denoël. 5 Martin KAY, Écrits, Paris, Gallimard, 1997, p.229.

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Enfin, pour souligner l’importance des personnages qui ne s’inscrivent pas dans

l’histoire de la littérature, nous utilisons la citation de Jan Kott mentionnée par Jeroen

Brouwers dans De laatste deur, et qui s’applique à Rigaut :

Il y a des vies d’auteurs qui n’appartiennent pas seulement à l’histoire

littéraire, mais aussi à la littérature même – comme une reproduction

raccourcie du destin humain. De premier abord, ce sont les biographies des

poètes qui se sont détournés de la littérature tels que Arthur Rimbaud, qui

sont devenus fou tels que Friedrich Hölderlin ou qui ont pris leur vie tels que

Heinrich von Kleist et Sylvia Plath. Les expériences de l’existence humaine

sont résumées dans ces biographies ; elles révèlent la limite entre la

littérature et le domaine du silence.6

I

LA VIE DE JACQUES RIGAUT

1.1 Biographie

Jacques Rigaut naît le 30 décembre 1898 à Paris, second fils de Georges-Maurice Rigaut

et de Madeleine Berthe-Pascal et frère cadet de Pierre. A propos de son enfance des

informations détaillées font défaut. Nous empruntons à Robert Desnos le fait que son

6 Notre traduction. « Er zijn schrijverslevens die niet alleen tot de literatuurgeschiedenis behoren, maar ook tot de literatuur zelf –als een verkorte weergave van het menselijk lot. Dat zijn in de eerste plaats de levensbeschrijvingen van dichters die zich van de literatuur afkeerden zoals Arthur Rimbaud, die krankzinnig werden zoals Friedrich Hölderlin of die zelfmoord pleegden zoals Heinrich von Kleist en Sylvia Plath. De ervaringen van het menselijk bestaan zijn samengevat in deze levensgeschiedenissen; zij openbaren de grenzen waar de literatuur eindigt en het gebied van de stilte begint. » Jan KOTT, postface à Tadeusz BOROWSKI, Hierheen, naar de gaskamer, dames en heren, cité par Jeroen BROUWERS, De laatste deur, Amsterdam, De Arbeiderspers, 1983, p. 36,37.

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père exerce l’emploi de chef de rayon au Bon Marché7. Jean-Luc Bitton nous révèle que la

famille vivait aisément grâce à un héritage du grand-père maternel. Ce grand-père se

serait suicidé en 1893 après le mariage de sa fille. La famille habitait un appartement

bourgeois au boulevard Raspail, près des magasins du Bon Marché. Bitton nous informe à

propos du caractère de Madame Rigaut qu’elle arborera un certain dédain auprès de son

mari car il n’est que le fils d’une « simple couturière8 ». Mme Rigaut elle-même était

pourtant d’origine paysanne.

Rigaut fréquente respectivement le Lycée Montaigne, le Collège Stanislas et le

Lycée Louis-le-Grand, des établissements scolaires dits prestigieux. Au lycée Montaigne il

se lie d’amitié avec René Chomette (le futur cinéaste connu sur le nom de René Clair) et

en 1913 au Lycée Louis-le-Grand avec Maxime François-Poncet, ‘Max’, à qui Rigaut se

sent particulièrement lié. Il a l’habitude de se promener de temps en temps dans le jardin

du Luxembourg avec Max et René au lieu d’aller en classe. Nous ignorons s’il fut un bon

élève9. Dans une lettre à René Chomette, écrite à l’age de dix-sept ans, il exprime « la

ferme intention10 » de lire une trentaine de volumes de littérature pour le baccalauréat ; il

passe néanmoins en 1916 la deuxième partie du baccalauréat (série philosophie) avec

mention passable. Dans la même lettre, il exprime une ambition pour l’écriture : « Je

pense aussi mettre sur papier quelques idées qui germent dans ma tête, idées

dramatiques pour la plupart.11» Il s’inscrit à la faculté de Droit sans doute pour satisfaire

aux souhaits de ses parents, mais devance l’appel volontairement le 21 décembre 1916.

Il n’a pas encore dix-huit ans quand il s’engage dans l’armée.

Avant 1914, il n’y avait pas eu de guerre à laquelle étaient impliqués tous les pouvoirs

majeurs du monde et qui se déroulait simultanément dans différentes parties du

monde.12 Aussi est-elle dénommée ‘la Grande Guerre’ en France. En France une

atmosphère optimiste régnait après la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France,

le 3 août 1914). Cette guerre reconquerrait pour la France, on en était convaincu, les

régions de l’Alsace et du Lorraine, régions qu’elle avait perdu dans la guerre franco

prussienne de 1870-1871. On croyait à une victoire rapide, la guerre n’allait pas durer

plus de six mois.

Il en fut autrement. Un mois et demi après la déclaration de guerre, l’armée

allemande avait progressé dans la France jusqu’à la rivière la Marne où les Français et les

Allemands construirent des lignes de tranchées parallèles. Ces lignes s’étalaient de la

7 Manuscrit inédit de Robert Desnos de 1927, Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris. Cité dans Écrits, p. 185.8 Information provenant d’une étude généalogique de Martin Kay, dont Bitton fait mention dans son article La Nouvelle Revue Française, p. 74. 9 Bitton annonce qu’il a pu reconstituer tout le parcours scolaire de Rigaut, à révéler dans sa biographie. Jean-Luc BITTON, www.rigaut.blogspot.com, posté le 29-9-05.10 Lettre citée par Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », in La Nouvelle Revue Française, Paris, Gallimard, oct., 2004, n. 571, p. 74. 11 Loc. cit.12 Eric HOBSBAWM, Age of Extremes, London, Time Warner Books, coll. Abacus, 2003, p. 22.

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Manche jusqu’à la frontière suisse, soit 40.000 kilomètres de lignes, et furent

impénétrables pour les deux armées, c’était le front occidental. Pendant trois ans et demi

ce front ne se déplacera guère.13 La guerre qui commença comme entreprise lyrique se

transformait en une guerre de tranchées statique et extrêmement sanglante, d’autant

plus que des nouvelles techniques meurtrières comme le gaz chlore, une invention

allemande, et les obus, étaient engagées. Les soldats périrent en masse. Dans cette

période naît le terme ‘chair à canon’ pour les soldats envoyés dans la guerre. Les soldats

qui survivent mais qui sont blessés ou mutilés étaient désignés des ‘gueules cassés’. En

fin de compte, la première guerre mondiale coûta la vie à vingt pourcent de jeunes

hommes français, la soi-disant ‘génération perdue’.

Bon nombre de jeunes hommes qui ont été dans la première guerre mondiale

deviendraient plus tard de célèbres écrivains, peintres ou philosophes, remarque Jeroen

Brouwers dans son livre De zwarte zon14. Il en donne des exemples américains comme

Ernest Hemingway, John Dos Passos et Malcolm Cowley. Nous pourrions également établir

une liste de futurs auteurs français qui ont d’une façon ou d’une autre participé à la

première guerre mondiale. André Breton, Philippe Soupault, Louis Aragon, Paul Éluard et

Pierre Drieu la Rochelle, pour n’en mentionner ceux qui constitueraient après la guerre

les acteurs du mouvement Dada parisien et qui connaîtront Jacques Rigaut de près.

L’expression de Malcolm Cowley, cité par Brouwers, que la première guerre mondiale

donnait l’impression d’une « éducation post-doctorale pour une génération d’écrivains15 »

est très convenant. Sans doute l’intensité et l’extravagance des expériences guerrières

demandent une réflexion sur les choses vécues, pour les écrivains eux-mêmes ainsi que

pour la postérité.

Rigaut est incorporé à la fin de 1916 au 81e Régiment d’Artillerie. Il ne part pas tout de

suite au front. Il travaille durant l’année 1917 au dépôt du service automobile, d’abord à

Paris, puis dans la région parisienne. Nous n’avons pas de renseignements sur ses

activités quotidiennes. Cependant, Martin Kay a reproduit dix-sept lettres que Rigaut écrit

à Simone Kahn16 entre 1916 à 1920. Cette correspondance est une importante source

d’information sur son état d’esprit pendant cette période, qui est marquée surtout par

l’ennui et un sentiment de médiocrité envers lui-même. Nous citons une lettre

représentative, datant de la fin de 1917 :

Il m’est évidemment rien arrivé de sensationnel. Les événements se fichent

de moi. Pourtant j’ai des minutes d’un universel désespoir. Toutes les 13 Ibid., p. 25.14 Ce livre est une anthologie des vies et des morts d’auteurs qui se sont suicidés ; Brouwers les désigne des « écrivains-suicides ».15 Cité par Jeroen BROUWERS, De zwarte zon, Amsterdam/Antwerpen, Atlas, 1999, p. 78.16 Simone Kahn se mariera en 1921 avec André Breton, qui va diriger plus tard le mouvement surréaliste. Nous ignorons quand et où Rigaut et Simone se sont rencontrés, ni la nature exacte de leur relation. Bitton suppose « une sorte d’amitié amoureuse », mais il n’en donne pas d’indications. Jean-Luc BITTON, www.rigaut.blogspot.com, posté le 7-3-05.

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choses sont indésirables et je me tortille et j’ai mal au cœur – je suis mal

partout- l’idée de la mort n’est pas un secours ni la perspective d’une

délivrance. C’est au moment où les choses, les êtres et les espoirs devraient

être augmenté de nouvelles beautés, où les seules détresses devraient être

l’abandon, la privation, le désir douloureux dans sa vanité et le regret cafard

que je suis atteint de ce dés-espoir. [p. 160]

En janvier 1918, Rigaut qui est entre-temps nommé brigadier n’a pas encore vécu la

guerre. Il a vingt ans et il s’ennuie, se trouve ennuyeux et il subit son ennui (voire p. 161).

Rigaut est finalement envoyé au front en Lorraine le mois de février ou mars 1918. La

guerre ne semble que le ‘divertir’. Elle est, écrit-il : « une chose épatante – esthétique,

lyrique, sportive- [p.166] ». Malgré l’horreur des tranches, Rigaut s’est « retrouvé le

même. [p. 167] »

En juin, alors stationné au front à Fontainebleau, il apprend la nouvelle qui va

fondamentalement vider sa vie de tout sens : Maxime est mort au combat. Nous

reprenons intégralement la lettre qu’il écrit à Simon à ce sujet car la mort de cet ami est

l’un des événements décisifs dans sa vie et Rigaut le décrit d’une façon émouvante :

Il y a quatre jours que j’aurais dû vous écrire. Sans doute vous l’avez appris,

Max est tué. La chose est monstrueuse, révoltante, incroyable. Je suis

effondré, je ne sais plus quel côté me tourner. Il est probablement

irremplaçable et en tout cas ma vie était arrangée avec la sienne,

parallèlement. Je suis absolument sans courage. Écrivez-moi très vite, n’est-

ce pas ? Bonsoir. Très à vous. J. Rigaut. [p. 169]

Suite à ces propos il écrit encore deux courtes lettres à Simone dans lesquelles il déclare

qu’il n’y a rien à dire. Ils témoignent de l’exaspération avec sa personne.

Vers cette période Rigaut aura recours pour la première fois aux stupéfiants, plus

précisément à la cocaïne (« coco ») à lui offert, révèle Jean-Luc Bitton, par « un capitaine

pédéraste17 ». Dans une carte postale écrite à Simone de Lyon en septembre 1919, il ne

parle que d’ennui et de cognac. Nous ne disposons pas d’informations pour vérifier le

détail saillant du capitaine pédéraste.

Bien que la paix soit signée le 11 novembre 1918, Rigaut traînera presque un an

sous les drapeaux. En juillet 1919 il est nommé sous-lieutenant. L’octobre suivant il est

démobilisé. Il revient à Paris et se réinscrit à la Faculté de Droit. Pour gagner un peu

d’argent et sans doute être moins dépendant de ses parents, il va travailler comme

secrétaire chez l’homme de lettres Abel Hermant. Il trouve ce poste trop matinal et, de

plus, Hermant et Rigaut ne s’entendent pas bien. Maurice Martin du Gard se rappelle

17 Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 75.

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dans Les Mémorables comment Hermant a orchestré le travail pour Rigaut: « Abel

Hermant, a qui il [Rigaut] servit, une semaine ou deux, de secrétaire et qui, le matin,

dans son cabinet de toilette, lui dictait ses articles du Figaro et du Temps, assis sur le

siège et pétaradant comme au grand siècle.18 »

La même année il entre en contact avec Jacques-Émile Blanche, « critique d’art et

portraitiste de la haute société et du monde des arts19 ». De 1919 à 1923, il travaille

irrégulièrement pour lui comme secrétaire personnel dans sa maison à Offranville. Son

travail est de « dactylographier les mémoires de l’artiste, de corriger les épreuves de

livres à paraître et d’intercéder auprès des revues littéraires auxquelles collabore le

peintre20 ». Une relation de confiance se noue entre eux. Dans les lettres que Rigaut écrit

à Blanche jusqu’à la fin de sa vie, il se confie à lui comme à un père. Blanche lui-même

parle d’une « amitié filiale21 ».

En croyant Soupault c’est dans le salon de Blanche à Offranville, où celui-ci reçoit

de nombreux lettrés, que Rigaut développe son mépris pour le monde littéraire : « C’est

en fréquentant ceux qu’il considérait comme des pantins qu’il afficha un grand dégoût

pour la littérature et les arts en général […]22 ». Une lettre de Rigaut à Blanche,

reproduite par Bitton dans son « Salut à Jacques Rigaut », témoigne toutefois d’une

ambiguïté : « Je m’afflige souvent d’être sans ambitions – ou d’être la victime de douze à

la fois, ce qui revient au même - mais, les dieux sont bons!, ils m’ont épargné l’ambition

littéraire. (Comme je mens !)23 ».

Martin Kay affirme24 que nous devons situer vers le 9 mars 1920 la première

tentative de suicide de Rigaut. Rigaut la relate minutieusement dans sa publication Je

serai sérieux comme le plaisir pour la revue Littérature, datant de décembre 1920:

J’avais armé le chien, je sentis le froid de l’acier dans ma bouche. A ce

moment il est vraisemblable que je sentais mon cœur battre, ainsi que je le

sentais battre en écoutant le sifflement d’un obus avant qu’il n’éclatât,

comme en présence de l’irréparable pas encore consommé. J’ai pressé sur

la gâchette, le chien s’est abattu, le coup n’était pas parti. J’ai alors posé

mon arme sur une petite table, probablement en riant un peu

nerveusement. Dix minutes après, je dormais. Je crois que je viens de faire

une remarque un peu importante, si tant est que… naturellement ! Il va de

moi que je ne songeai pas un instant à tirer une seconde balle. Ce qui

18 Cité par Emmanuel POLLAUD-DULIAN, www.excentriques.com/rigaut.19 Blanche a peint, entre autres, Proust, Gide, Degas, Rodin Debussy, Joyce, Cocteau, Drieu la Rochelle, dans Emmanuel POLLAUD-DULIAN, op. cit. 20 Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 76.21 Jacques-Émile BLANCHE, « Sur Jacques Rigaut », Les Nouvelles Littéraires, janv. 1930, in Écrits, p. 203. 22 Philippe SOUPAULT, Vingt mille et un jour, cité par Emmanuel POLLAUD-DULIAN, op. cit.23 In Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 76.24 Martin KAY in Écrits, p. 232.

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importait, c’était d’avoir pris la décision de mourir, et non que je mourusse.

[p. 22,23]

En juillet 1920, Rigaut publie son premier texte dans la revue d’art et de philosophie 

Action, sous l’influence de Blanche qui y collabore. C’est de la prose, une composition de

trois courts textes intitulée Propos Amorphes. Tous les thèmes importants y sont

présents : l’ennui, la médiocrité et le sentiment de dépersonnalisation.

Ce même mois, Rigaut fait probablement la connaissance d’André Breton, celui ci

est occupé pleinement par des activités dadaïstes à ce moment-là25. Rigaut va participer

activement à la deuxième saison des activités dada à Paris, de 1921 à 1923. Quant aux

activités dadaïstes hors du programme officiel, Rigaut et son ami Philippe Soupault

s’amusent de sonner chez des inconnus et de faire semblant d’être invité. Soupault

raconte dans Mémoires de l’oubli comment cela se passait :

Rigaut avait le goût du risque. Nous avions amélioré notre technique. Avant

de présenter dans un appartement inconnu que nous avions repéré en

suivant de vrais invités, nous allions acheter des fleurs et une boîte de

chocolats pour la maîtresse de maison. Un soir pourtant, notre visite

inattendue faillit mal tourner. Le maître de maison menaça d’appeler la

police. Jacques Rigaut ne se laissait pas intimider : Nous partons, répondit-il,

mais rendez-nous nos fleurs et nos chocolats.26

Pendant cette époque Rigaut habite encore chez ses parents qui commencent à

s’exaspérer. Sur sa porte il a accroché l’annonce : ‘Jacques dort, ne pas déranger.’ Il a

abandonné ses études, probablement vers la fin de 1920, et il est à la recherche de

divertissements. « Qu’est-ce qu’on va faire ce soir ?27 » serait sa question favorite. Le fait

qu’il est ‘occupé chez un écrivain’ éloigne de lui suppose Blanche « la menace d’une

famille très bourgeoise résolue de ‘fourrer dans les affaires’ un gamin paresseux et

dépensier, ruineux à entretenir.28 » Mais Rigaut n’est pas fait pour les affaires. En 1921 il

raconte dans le texte Roman d’un jeune homme pauvre qu’« il est honteux de gagner de

l’argent. » Il l’éclaire :

Comment les médecins peuvent-ils ne pas rougir quand un client pose un

billet sur leur table. Dès qu’un monsieur se met dans le cas d’accepter d’un

autre quelque argent, il peut s’attendre à ce qu’on lui demande de baisser

25 Bitton pense fixer la date précise de leur rencontre au 14 juillet. Date à laquelle « Rigaut joue le rôle de témoin-chaperon pour Simone »  quand celle-ci a un rendez-vous avec André Breton. Information provenant de la correspondance inédite de Simone Kahn à sa nièce Denise Levy. In Jean-Luc BITTON, www.rigaut.blogspot.com, posté le 7-3-05.26 Cité par Emmanuel POLLAUD-DULIAN, op. cit.27 Cité par Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 78.28 Jacques-Émile BLANCHE, op. cit., in Écrits, p. 202.

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son pantalon. Si on ne rend pas de service bénévolement, pourquoi en

rendrait-on ? [p. 25]

Son style de vie est caractérisé par Robert Desnos, qui l’a connu à cette époque, comme

« la vie quasi fastueuse d’un fils de famille mais peu argenté29 ». Les divertissements

auxquels il se livre ne sont pas gratuits. Dans une lettre30 qu’il écrit à Blanche à cette

époque il paraît qu’il se livre abondamment à l’alcool et « à quelques autres poisons »,

supposément l’opium et la cocaïne.

Dans la même lettre il confie que l’idée du suicide le hante toujours, et qu’il en

discute avec André Breton :  

Breton que je vois souvent et qui ne me déçoit pas – s’étonne qu’on puisse

avoir recours à des remèdes, et ne trouve guère défendable le suicide, qui

serait encore un remède. Mais il n’y a pas de raisons de ne pas se laisser

aller, qu’est-ce qu’il y a à sauvegarder. Quant au suicide, c’est bien

commode, c’est pour ça que je ne cesse pas d’y penser ; c’est aussi trop

commode, c’est pour cela je ne me suis pas tué.

A côté des paradis artificiels, Rigaut se divertit à collectionner des objets banals, dont:

« boîtes d’allumettes, cendriers, soucoupes, dés, cartes à jouer, monocles et bâtons de

rouge à lèvres31 ». Soupault se rappelle les motivations de Rigaut pour s’occuper d’une

telle collection insignifiante : « [Rigaut] s’étonnait de voir certains dadaïstes collectionner

des oeuvres d’art, eux qui niaient l’art. Pour se moquer, il annonça qu’il collectionnait

désormais les boîtes d’allumettes de tous les pays.32 »

Quand on lui demande ce qu’il lit, Rigaut dit que son livre de chevet est un

revolver. De décembre 1920 à avril 1922, il publie quatre textes dans Littérature :

Décembre 1920 : Je serai sérieux comme le plaisir33, mars 1921 Roman d’un jeune

homme pauvre34, mars 1922 : Mae Murray35 et en avril 1922 un texte dédié à André

Breton: Un Brillant Sujet36. Breton mentionne37 l’ambition de Rigaut de vouloir fonder une

revue intitulé Le Grabuge38. Rigaut n’exprime nulle part dans ses écrits un tel souhait

29 Robert DESNOS, op. cit., reproduit in Écrits, p. 185. 30 Lettre à Blanche vers 1920/1921, in Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 90.31 Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 78,79.32 Philippe SOUPAULT, Vingt mille et un jours, cité par Emmanuel POLLAUD-DULIAN, op. cit.33 Ce titre est donné par Kay, originalement ce texte était publié sous son nom propre « Jacques Rigaut ». Il traite de la possibilité du suicide.34 Ce texte est un éloge de la richesse.35 Une déclaration d’amour à la vedette actuelle du cinéma muet Mae Murray.36 Sous-titre : Roman. Texte qui décrit un voyage de temps du héros Palentête.37 André BRETON, Anthologie de l’humour noir, Pauvert, 1966, in Écrits, p. 188.38 Le Grabuge figure dans la biographie de Julien Torma, écrivain dont la vie et l’œuvre étaient inventés par le groupe d’écrivains qui s’appelle les pataphysiciens. Extrait de sa ‘biographie’ : « Fin 1923 : amitié éphémère avec Jacques Rigaut. Projet de publication d’une revue, Le Grabuge. » Cité dans Jean-Luc BITTON, www.rigaut.blogspot.com, posté le 1-8-06.

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mais il se peut qu’il ait discuté là-dessus avec Breton. Dans un texte inédit datant de

l’époque dada nous trouvons l’annonce fantaisiste pour une ‘Agence générale du

suicide’ de Rigaut témoignant d’un esprit dadaïste.

Pendant la période dada, Rigaut écrit beaucoup plus qu’il ne publie, mais il détruit

la majorité de ces manuscrits. La vie nocturne, les fêtes, les conquêtes amoureuses,

l’alcool et l’opium l’occupent plus que la littérature : « […] pendant deux mois je n’ai pas

su l’heure qu’il était grâce à l’opium, l’absinthe, à la coco et à la générosité d’une

femme. » [p. 103] écrit-il sur un bout de papier.

Il se considère le « raté-étalon » et « quoi que j’entreprenne, je sais que ne

continuerai pas. » [p.103]. Sa seule ambition, il l’avait déjà annoncé dans son Roman

d’un jeune homme pauvre est de devenir riche. Dans un inédit de cette époque il écrit :

« j’ai désiré être un banquier, un garçon de lettres et surtout un imbécile très riche »

[p.102]. En août 1923, Drieu la Rochelle, alors l’un des meilleurs amis de Rigaut, publie

dans la Nouvelle Revue Française une nouvelle intitulé La Valise vide. Ce texte est

évidemment un portrait, peu flattant, de Rigaut. Rigaut ne semble pas gêné. Dans un

témoignage personnel de Drieu sur le suicide de Rigaut, Drieu remarque comment il était

frappé par l’indifférence de Rigaut face à son portrait : « Tu ne m’a jamais craché au

visage. C’est étonnant. Parce qu’enfin tout ce que j’aime, tu crachais dessus 39 ».

Vers la fin de 1923, Rigaut se prépare pour aller aux États-unis. Sa famille est

partie pour Nice, laissant Jacques tout seul à Paris. Il a rencontré une femme américaine

en instance de divorce dont il est tombé amoureux, elle s’appelle Gladys Barber. Elle a

trente-deux ans, est mère de quatre enfants et très riche40. Rigaut, pour autant, n’a pas

d’argent (il a l’habitude d’en emprunter à des amis et de les rembourser avec d’autres

emprunts). Drieu la Rochelle, très bon ami, organise une collection auprès des amis de

Rigaut pour financier son voyage en bateau. Bitton a retrouvé le texte engageant de la

souscription rédigé par Drieu:

Notre ami Jacques s’en va. […] Jacques a joué dans nos cœurs un rôle

captieux. Mais avec un peu de linge, une cabine, et des moyens d’existence

qui deviennent mystérieux quand vous le voulez, on ne le trouvera plus qu’à

New York (Poste Restante)

P.S. L’Amérique vous le rendra.41

Blanche écrit à François Mauriac le 31 octobre 1923 : « Savez-vous qu’une Américaine

enlève notre Rigaut et le met dans ses bagages ? La valise vide part pour New York ? 42 »

39 Pierre DRIEU LA ROCHELLE, « Adieu à Gonzague », in Le Feu follet, N.R.F., 1964, in Écrits, p. 195.40 D’après Bitton cette rencontre a lieu en 1923. Martin Kay la situe en 1924, cette dernière date pourtant paraît fautive.41 Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 81.42 Ibid., p. 81.

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Il accompagne Gladys pour un nouveau monde, et peut-être une nouvelle vie. La vie

d’« imbécile très riche », la seule vie qu’il aspire.

Il se fait passer pour représentant d’un antiquaire à New York43 toujours habillé

impeccablement. Sur toutes les photos publiées de lui avec ses amis, Rigaut nous frappe

par le soin qu’il apporte à ses vêtements. Il prend avec lui quelques manuscrits, des

tracts dada et un smoking. Fin novembre il arrive à New York. Il s’installe à l’hôtel

Pennsylvania, au cœur de Manhattan. Un très luxueux hôtel, dont l’entrée est équipée de

six énormes colonnes romaines44, et qui existe toujours.

Rigaut est fasciné par New York qu’il trouve une « ville sans mystères ». Dans une

lettre écrite à Blanche en décembre il continue son éloge : « Tout est plus. Les boutiques

sont plus belles, les femmes sont plus jolies, il est plus facile de traverser les rues, les

gens sont plus riches, les pauvres sont plus misérables […] 45 » Les premiers mois il

semble s’amuser à New York. Dans l’hiver il publie dans une revue américaine The Little

Review quelques réflexions intitulées Lignes et il confie à Blanche: « On se sent vivre.46 »

Paradoxalement, la vie pour lui n’est pas aisée. Parmi les milieux aisés qu’il fréquente

grâce à Gladys, il reste le pauvre. Il n’a pas de travail et apparemment son amie

américaine ne l’entretient pas ou plus. Sans doute est-il trop fier de lui en demander de

l’argent. À Blanche il confie en février qu’il est à la recherche d’un travail car la misère

n’est pas loin. Il habite même de temps en temps dans des résidences pour hommes

célibataires.47

L’Événement qui inspire Rigaut à la création de son alter ego ‘Lord Patchogue’ a

lieu le 20 juillet 1924. Il séjourne alors chez Cecil Stewart à Oyster Bay. Cette petite ville,

à l’époque un ‘dehors’ pour les fortunés, se trouve à une heure et demie de New York sur

la côte nord de la presqu’île Long Island. Une soirée, il y a une fête chez les Stewarts,

Rigaut se considère dans un miroir et, tout d’un coup se lance à travers, le front en avant.

« Ce fut bref et magique », raconte Lord Patchogue dans le texte du même nom.

Miraculeusement, Rigaut n’est pas blessé sérieusement.

A la fin de l’été de 1924 il retourne en France pour passer ses vacances avec

Drieu à Guéthary, sur la côte basque, tout en attendant amoureusement des

télégrammes de New York qui venaient « en foule » d’après Drieu48. En automne il se

retrouve à nouveau à New York.49 En Amérique une nouvelle drogue est à sa disposition,

43 A sa famille il fait croire qu’il est envoyé aux États-Unis par une maison d’éditions. Il prie à Blanche, qui entretient une correspondance avec la mère de Rigaut, de ne pas dire qu’il n’y avait pas un but officiel à ce voyage. Lettre d.d. 7 décembre 1923, citée dans Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 93.44 Bitton ne nous renseigne pas sur la question comment Rigaut possède l’argent pour un tel hôtel luxueux. Peut-être sa riche copine lui a venu à l’aide.45 Lettre de 7-12-1923, dans Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 93.46 Loc. cit.47 Ce sont des « bachelor flats », qui deviennent de plus en plus nombreux à cette époque. Ils étaient désignés pour les hommes solitaires venus à New York à la recherche d’un emploi. Jean-Luc BITTON, www.rigaut.blogspot.com, posté le 3-6-05.48 Pierre DRIEU LA ROCHELLE, « Adieu à Gonzague », in Écrits, p. 193.49 Martin Kay dans sa chronologie situe son repart pour les États-unis vers le début de l’année 1925 mais la lettre que Rigaut écrit à Blanche de New York le 2 août 1924, prouve qu’il se trouve alors là.

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encore récemment enlevée de la liste de sédatifs innocents: l’héroïne. Cette drogue sera

un autre apport à son style de vie destructive ; un « partenaire à sa mesure » comme le

dit Bitton. Dans un inédit (sans doute vers 1925) qu’il a intitulé Journal, Rigaut dresse le

bilan de son style de vie et la gravité de son état physique:

[…] la semaine passée, j’ai eu pendant la nuit une crise de delirium tremens,

récompense de six ou sept années d’ivrognerie et d’une longue année de

drogues ; manifestations du D.T., telles qu’on les lit dans les manuels, à

l’exception des serpents qui s’étaient abstenues, avec pour seule et

intermittente conscience alors, la peur, la peur panique d’un homme qui se

sent devenir fou. [p. 48] 

Sur ses activités pendant l’année 1925 nous ignorons les détails. Nous supposons qu’il

essayait de tuer le temps tant bien que mal, tout en fréquentant les ‘imbéciles riches’

dans l’entourage de Gladys50.

Le 15 janvier 1926 Rigaut épouse Gladys à New York. Ils passent leur lune de miel

à Palm Beach. A Pacques ils viennent à Paris où Rigaut revoit quelques amis, dont Man

Ray. Mais les « frasques du mari héroïnomane51 » causent dans leur première année une

rupture entre les jeunes mariés. En 1927 Gladys quitte son mari. Lui, pour autant,

continue à vivre à New York, mais dans des conditions tout aussi misérable qu’avant. Il

écrit à Colette Clément en novembre : « En outre, j’ai eu faim (3 bananes en 4 jours),

mais dans du linge net, merci. » [p. 176]. Et il est, à en croire Kay, « de plus en plus

l’esclave de l’héroïne et d’alcool.52 » Sans doute la raison pour rester à New York est

l’espoir de reconquérir Gladys. En tout cas, il continue à écrire des lettres sur ses bouts

de papiers (retrouvés par Kay dans des collections privées) qui sont adressées

supposément à Gladys. Elles trahissent son désir d’elle : « Vous serez mon bouclier

contre tout le reste […] Vous êtes la femme sans rivale. Fin du règne du superlatif qui

chasse l’autre. [p.116] »

En novembre il renonce au plan de reconquérir Gladys et revient à Paris. Le

lendemain de son arrivée, raconte Bitton53, il rejoint Pierre de Massot qui sera son

compagnon avec qui il fumera l’opium. Rigaut continue aussi à abuser de l’héroïne. A ce

sujet, Bitton cite Jacques Porel, ami de Rigaut, qui se rappelle de la gravité de la

toxicomanie de Rigaut. Rigaut « se pique à travers sa veste, sans retrousser la

manche 54». Néanmoins Rigaut continue aussi à mener une vie mondaine, il organise des

Lettre citée par Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 94.50 Trois années plus tard, il écrira à Colette Clément qu’il a vécu « dans un horrible palais où j’avais plus de baignoires que de doits de pieds […] » Écrits, p. 175.51 Bitton relate comment Rigaut, un jour, devant les enfants de Gladys, ouvre la fenêtre, se suspendait par les doigts dans le vide, se redresse et sort sans dire un mot. Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 82.52 Martin KAY in Écrits, p. 219.53 Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 83.54 Jacques POREL, cité par Jean-Luc BITTON, loc. cit.

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fêtes, et il vit, à en croire Bitton, dans « un luxe inouïe55 ». Signe de ce luxe étant le fait

que le coiffeur et le manucure passent chez lui à domicile.

L’année 1929 est marquée par ses essais, infructueux, de désintoxication dans

trois cliniques consécutives. D’abord il est hospitalisé à La Malmaison, puis en août à

Saint-Mandé. Finalement, en octobre, il entre dans une clinique de Châtenay-Malabry, un

« maison de repos pour intellectuels56 ». Cette année-là il confie à Blanche : « La luxure

est provisoire. Les drogues ne m’amusent plus. [...] Je cherche véritablement à ne pas

mourir, mais comment y parvenir.57» Lorsque Rigaut reçoit ses amis dans sa chambre

dans la clinique, ceux-ci n’ont pas l’impression qu’il est voie de guérison. Porel, qui lui

rend visite à Châtenay-Malabry, s’imagine comme Rigaut se débrouille quand il est seul :

« étendu sur son lit, la tête vers le mur et regardant la mort.58 »

Le cinq novembre 1929, après avoir dîné avec les Porel, Rigaut rentre à la clinique

tôt dans le matin, il mesure l’endroit de son cœur avec un règle, met sur son lit un drap

de caoutchouc pour éviter de le tâcher, pose un oreiller sur sa poitrine pour assurer la

discrétion de l’opération, et se tire un balle dans le cœur. Vers midi du 6 novembre son

corps est découvert par une infirmière dans ce que Drieu surnomma sa « cellule de

suicide59 », et à coté de son lit, un tas de manuscrits. Dans son journal inédit, Pierre de

Massot fait la remarque suivante lorsqu’il apprend la mort de son ami: « Je donne comme

épitaphe à Lord Patchogue la phrase du Voyant : ‘Je suis réellement d'outre-tombe, et pas

de commissions.’ 60 »

1.2 Rigaut et le mouvement Dada

1.2.1 Les origines de Dada

A fin de mieux comprendre la pensée de Rigaut, il nous faut d’abord examiner le

mouvement artistique et ses origines, connu sous le nom de Dada, auquel Rigaut

participera activement à Paris. Dada est caractérisé généralement comme anti-artistique

et iconoclaste. Définir dada explicitement n’est pas évident car, comme le remarque un

critique londonien à cette époque :

Comment peut-on espérer définir, et a fortiori circonscrire, un mouvement

qui ne peut se réduire ni à un personnage déterminé, ni à un lieu, ni à un

doctrine, ni à un thème particulier ; qui touche à tous les arts ; dont le

55 Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 83.56 Ibid.57 Lettres in Jean-Luc BITTON, « Salut à Jacques Rigaut », p. 96,97.58 Jacques POREL, Fils de Réjane, 1951, fragment cité dans Écrits, p. 200.59 Pierre DRIEU LA ROCHELLE, « Adieu à Gonzague », in Écrits, 194.60 Pierre de MASSOT, Cahier Noir, cité par Jean-Luc BITTON, www.rigaut.blogspot.com, posté le 30-7-05.

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centre d’intérêt se déplace sans cesse ; et qui, de surcroît, se proclame

négateur, éphémère, illogique et sans objet.61

Dada naquit simultanément en Suisse et en Amérique62, une des particularités qui

distinguent le mouvement Dada des autres écoles littéraires et esthétiques de ce siècle.

De là, Dada faisait un tour par dessus le monde de 1915 à 1923. Le dadaïsme est

considéré comme une réaction aux massacres et à l’absurdité de la première guerre

mondiale. En février 1916, à Zurich, l’allemand Hugo Ball et son épouse Emmy Hennings

fondent le Cabaret Voltaire. En Allemagne, la vie était devenue pénible pour ce couple

qui s’occupait de protester contre la guerre. Ils se réfugiaient, comme bon nombre

d’autres intellectuels, de pacifistes et d’artistes internationaux en Suisse, pays neutre. Le

souhait de Ball est de créer un podium pour les artistes réfugiés (il a lui même un goût

pour le ‘théâtre radical’). Ball va louer une chambre dans une Meierei63 dans un quartier

pauvre de Zurich, la transforme en boîte de nuit et la baptise ‘Cabaret Voltaire’.

Le Cabaret Voltaire va unir le sculpteur alsacien Hans Arp, l’allemand Richard

Huelsenbeck, le peintre roumain Marcel Janco et son ami, le poète, Tristan Tzara64. Ceux-

ci formeront le noyau original de Dada zurichois. Ils réalisent soir après soir des

programmes tumultueux et très divers, dirigés par le hasard et la coïncidence.

Huelsenbeck, par exemple, déclame ses poèmes en les accompagnant de batterie et

Tzara fait des performances tapant sur la table, hurlant et sonnant des cloches. Des

poèmes « simultanés65 » et « phonétiques66 » sont exécutés. Arp invente des ‘collages’

en collant des morceaux de papier qui sont tombées dans un patron hasardeux. Tzara

présente son procédé pour la fabrication d’un poème dadaïste, qui consiste à couper un

article de journal en petits morceaux formant des mots, les mettre dans un sac, les

remuer, et les copier dans l’ordre où ils ont quitté le sac, et proclame Tzara : « le résultat

vous ressemble67 ». Ils publient également la revue Cabaret Voltaire et des manifestes,

comme le fameux La Première aventure céleste de M. Antipyrine de Tzara « dans les

mains duquel le manifeste devenait une forme d’art68 ». De plus, ils organisent des

manifestations et créent une galerie dada, lieu pour des expositions et des conférences.

Ruth Brandon décrit leurs activités comme suit :

61 Anonyme, cité dans Michel SANOUILLET, Dada à Paris, CNRS Éditions, Paris, 2005, p. 2.62 Aux États-Unis un groupe dadaïste s’était formé autour des peintres français Francis Picabia et Marcel Duchamp et le peintre/photographe Man Ray. Nous laissons hors considération le dadaïsme américain dans ce travail.63 Une laiterie.64 D’après Ruth Brandon Tristan Tzara est le pseudonyme de Samuel Rosenstock, et serait la traduction roumaine de ‘triste dans le pays’. Ruth BRANDON, Surreal Lives, New York, Grove Press, 1999, p. 99.65 Poèmes récités par plusieurs personnes en même temps.66 Poèmes formés par la répétition des sons et des syllabes.67 Michel SANOUILLET, op. cit., p. 202.68 Ruth BRANDON, Surreal Lives, p. 115.

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Chance guided their pens, brushes, tongues, and through it they expressed

their innermost feelings. It was like nothing anyone had ever done before: it

was a negation, the very antithesis of anything previously known as art.69

Sanouillet relève des écrits de Balle les concepts sous-jacents de leurs activités, qui

constituaient en:

[…] la recherche de la spontanéité créatrice et l’opposition à toute espèce

de fabrication et de routine en art ; la prise de conscience par l’artiste de

son étroite dépendance à l’égard d’un monde extérieur jusqu’alors l’objet de

tous les mépris ; et surtout l’ouverture du grand procès intenté par Dada

contre le langage […].70

Ils entreprenaient cette déconstruction du langage parce qu’ils le concevaient comme

l’organe social d’une civilisation en désordre et plus en état de servir comme moyen

d’expression pour leurs sentiments les plus profonds et les plus inaccessibles. Leur but

était de créer un nouveau langage qui ne serait plus gêné par la logique et la raison

d’une société qui avait permis les boucheries de la première guerre mondiale, et serait

capable d’exprimer l’absurdité de leurs vies.

Les activités de Dada à Zurich continuaient jusqu’en juin 1917. Un groupe de

dadaïstes allemands se met sur la voie d’engagement politique et certains d’entre eux

partent pour l’Allemagne. Tristan Tzara, considéré par Sanouillet comme moteur « de la

‘machine’ du mouvement Dada71 », veut rester libre artistiquement et va se consacrer à

la direction de la revue Dada. Au début de 1919, Tzara rencontre le peintre français

Francis Picabia qui est de retour des États-unis, et avec qui il a déjà correspondu

abondamment les derniers mois. Picabia lui redonne l’enthousiasme de poursuivre ses

activités dadaïstes et sert comme intermédiaire entre Tzara et les avant-gardes

parisiennes72. Ce sera Picabia qui convainc Tzara de s’installer à Paris où il est

impatiemment attendu par trois jeunes poètes : André Breton, Philippe Soupault et Louis

Aragon, avec lesquelles il va former le groupe dadaïste parisien.

A propos de l’origine du nom Dada, les opinions divergent. La légende veut que le

mot soit trouvé par Ball et Huelsenbeck par accident dans un dictionnaire. Ils l’apprécient

aussitôt du fait de son insignifiance (‘dada’ signifie ‘cheval’ en langage enfantin). Mais la

nouvelle édition de l’ouvrage de base Dada à Paris de Michel Sanouillet relate le

témoignage intéressant de Marcel Janco selon qui les garçons de cafés à Zurich ont

69 Ibid., p. 101.70 Michel SANOUILLET, op. cit., p. 8.71 Ibid., p. 9,10.72 Le numéro 4-5 de Dada, publié en mai 1919 sous la forme d’une Anthologie Dada, sera le premier auquel collaborent André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault.

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surnommé les réfugiés d’origine slaves les « da-das » (dans certains pays de l’Europe de

l’Est « oui » se dit « da »). 73

1.2.2 Le ‘groupe Littérature’

André Breton, l’aîné de quatre ans de Rigaut, était un étudiant en médecine au moment

de l’éclatement de la guerre. Durant la guerre Breton travaille, entre autres, au centre

neurologique de l’hôpital auxiliaire à Nantes où fait il fait connaissance de Jacques Vaché

en 1916. Ce dernier aura une influence déterminante sur Breton. Dès son adolescence il

écrit des vers et s’intéresse à la poésie et, en permission, il fréquente la fameuse librairie

d’Adrienne Monnier, alors lieu de rencontre des intellectuels et des poètes. En 1915, il se

lie d’amitié avec Guillaume Apollinaire, un innovateur de poésie avant-gardiste à qui il

avait envoyé ses poèmes en 1915. C’est Apollinaire qui introduira Breton à Philippe

Soupault qui, lui aussi, avait envoyé ses poèmes à Apollinaire. La rencontre avec Louis

Aragon a lieu dans la libraire d’Adrienne Monnier où Aragon est en train de lire Les

Soirées de Paris, le périodique rédigé par Apollinaire. Ainsi, remarque Ruth Brandon, c’est

Apollinaire qui réunira en 1917 les trois hommes désignés plus tard par le nom les « Trois

Mousquetaires74 » du surréalisme : Breton, Soupault et Aragon.

En mars 1919, la première édition apparaît de la revue mensuelle Littérature que

les trois mousquetaires dirigent ensemble. Le titre est à visée ironique.75 Le premier

numéro contient de textes de Paul Valéry et André Gide. Les trois rédacteurs de

Littérature adorent Lafcadio, le héros de Les Caves du Vatican (1914) de Gide, à cause de

sa promotion des crimes immorales et admirent la décision de Valéry de ne plus rien

écrire après sa nouvelle La Soirée avec Monsieur Teste (1896). Leur préoccupation avec

les prétentions de la littérature et les écrivains est démontrée dans ce premier numéro

avec la publication de l’enquête « Pourquoi écrivez-vous ? », lancée auprès des écrivains

connus. La réponse de Valéry : « Par faiblesse » leur semble le plus vrai.

C’est chez Apollinaire Breton, Soupault et Aragon découvrent le troisième numéro

de la revue de Tzara, Dada 3. Il comprend le Manifeste dada 1918 qui est rédigé par

Tzara et bouleverse Breton et ses amis. Ils commencent une correspondre avec Tzara au

début de 1919. Pour comprendre pourquoi ce manifeste a pu les séduire, nous en

reprenons une partie :

J’écris ce manifeste pour montrer qu’on peut faire les actions opposées

ensemble, dans une seule fraîche respiration ; je suis contre l’action ; pour

la continuelle contradiction, pour l’affirmation aussi, je ne suis ni pour ni

contre et je n’explique pas car je hais le bon sens. […]

73 Michel SANOUILLET, op. cit., p. xiv (préface). 74 Ruth BRANDON, op. cit., p. 33. 75 Ce titre serait suggéré par Paul Valéry, d’après un vers de Verlaine : « Et tout le reste est littérature… ». Ruth BRANDON, op. cit., p. 135.

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DADA NE SIGNIFIE RIEN. […] Un cheval de bois, la nourrice, double

affirmation en russe et en roumain : DADA.

Comment veut-on ordonner le chaos qui constitue cette infinie informe

variation : l’homme. ? […]

Pas de pitié. Il nous reste après le carnage l’espoir d’une humanité purifiée.

[…]

Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif à

accomplir.76

Le groupe de Littérature envoie ses poèmes à Zurich pour la revue de Tzara qui, à son

tour, envoie des poèmes pour Littérature. Breton ressentit de grandes attentes de

l’arrivée de Tzara à Paris d’autant plus qu’après la mort de Jacques Vaché en 1919 il lui

manque un exemple. Dans une lettre à Picabia, daté le 4 janvier 1920, il dit au sujet de

Tzara, qui va bientôt arriver à Paris : « Je l’attends comme je n’ai peut-être attendu

personne.77 » Tzara arrive à la fin du mois de janvier, avec son arrivée va débuter la

première saison dada parisien.

Pendant l’année 1920 maintes manifestations dada virent le jour caractérisées par

le scandale. Pour en donner un exemple : le 23 janvier au Palais des Fêtes fut organisé le

‘Premier vendredi de Littérature’. Le tableau de Picabia intitulé Le Double monde y est

révélé : un carton recouvert de cinq énormes lettres rouges, disposées de haut en bas :

L.H.O.O.Q.78 Ce qui donne en les lisant à haute voix : ‘elle a chaud au cul’. Le tableau

marque, d’après Sanouillet, « le premier acte authentiquement dada exécuté en public à

Paris.79 »

Les acteurs principaux des spectacles dada de cette époque étaient, outre Breton,

Aragon, Soupault, Tzara et Picabia, Paul Éluard, Georges Ribemont-Dessaignes, Théodore

Fraenkel et Pierre Drieu la Rochelle. Les dadas se réunirent au café Certà et c’est là, dans

l’automne de 1920, que Jacques Rigaut les rencontre. Il deviendra un participant actif et

fera une impression inoubliable sur la plupart d’eux.

1.2.3 La participation de Rigaut à la « Saison Dada 1921 »

 

Si vous avez des idées sérieuses sur la vie, si vous faites des découvertes

artistiques et si tout d’un coup votre tête se met à crépiter de rire, si vous

76 Extraits in Ruth BRANDON, Surreal Lives, p. 129 et www.cf.geocities.com/dadatextes/manifestedada1918 pour la traduction. Sanouillet considère ce manifeste comme le texte le plus représentatif de l’époque, Michel SANOUILLET, Dada à Paris, op. cit., p. 117.77 Correspondance Breton – Picabia in Michel SANOUILLET, Dada à Paris, Paris, CNRS éditions, 2005, p. 489.78 Ibid., p. 124.79 Loc. cit.

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trouvez toutes vos idées inutiles et ridicules, sachez que c’est Dada qui

commence à vous parler. 80

Rigaut est un des signataire du tract Dada soulève TOUT, le 15 janvier 1921 distribué à

l’occasion de la conférence du peintre futuriste Marinetti. Les dadas y assistaient dans le

but de la disturber car, pour Marinetti, Dada n’était plus « que la descendance naturelle

du futurisme81 ». Nous supposons que Rigaut y assistait également mais nous n’avons

pas de renseignements sur le déroulement précis de cette soirée.

Les activités projetées par André Breton pour la saison dada 1921 ont un

caractère différent par rapport à celles de la première saison. Elles devaient « susciter

dans le public, non plus l’hilarité ou le haussement d’épaules, mais le sourire jaune et

contraint de la peur.82 » Elles constituent hors des excursions et des salons, des

jugements et mises en accusations des hommes qui d’une façon ou d’une autre ont trahi

l’esprit dadaïste. Tzara et Picabia sont gêné par ces dernières activités de caractère

sérieux qu’ils ne considèrent pas comme ‘purement’ Dada. Pur n’étant pour eux que le

non sens et l’absurde. Picabia va se retirer des manifestations, Tzara pour le moment

s’ajuste.

Les happenings projetés pour la saison 1921 sont : une visite à Saint-Julien-le-

Pauvre, une exposition de Max Ernst, le ‘Procès Barrès’, le Salon dada, et une soirée

dada. Nous en donnerons une courte exposition de ces activités et la participation de

Rigaut s’il en est question83 :

Saint-Julien-le-Pauvre, le 14 avril :

La première ‘visite’84, et la seule qu’ils réaliseront, menait à l’église de Saint-Julien-le-

Pauvre, située au centre de Paris. Sanouillet remarque que cet endroit est élu pour des

raisons « prosaïques85 » comme sa situation centrale, son entrée gratuite et son jardin

agréable. D’après le prospectus dispersé à cette occasion par les dadas, ils disent

favoriser les endroits qui manquent de caractère : « ceux, disent-ils, qu’ils n’ont vraiment

pas de raison d’exister86 ». Toutefois, cette visite sera une déception à cause de la pluie.

Après une heure, pendant laquelle Breton et Tzara improvisaient une conversation, la

cinquantaine de personnes venues pour la visite est trempée et se disperse, mais non

sans recevoir des enveloppes surprises qui contenaient, entre autres, des portraits, des

dessins obscènes, des cartes de visites, voire des billets de 5 francs87.

80 Fragment du tract Dada soulève TOUT, cité dans Michel SANOUILLET, op. cit., p. 205.81 Michel SANOUILLET, op. cit., p. 206.82 Ibid., p. 210.83 A la soirée dada la présence de Rigaut n’est pas mentionnée explicitement par Sanouillet, nous la laissons hors considération ici.84 Parodie des visites commentées.85 Michel SANOUILLET, op. cit., p. 214.86 Prospectus dans lequel les dadas précisent aussi qu’il ne faut pas interpréter cette manifestation d’anticléricale. Ibid., p. 213 87 Michel SANOUILLET, op. cit., p. 216.

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Outre la ‘performance’ de Ribemont-Dessaignes, désigné guide, qui consiste à lire

au hasard des articles d’un gros dictionnaire Larousse88, et le discours de Breton et Tzara,

nous n’ignorons les apports des autres dadas.

Exposition de Max Ernst, vernissage le 2 mai :

Bien que Breton et ses amis se soient exprimé l’année d’avant explicitement contre les

expositions et les salons ‘artistiques’, ils en vont organiser une au profit de Max Ernst,

peintre allemand qui leur était apparenté par esprit. Sanouillet relate l’enthousiasme

délirant de Breton, Simone Kahn, Aragon, Péret et Rigaut pendant la préparation de cet

exposition : ils encadraient eux-mêmes les tableaux de Ernst dans la chambre d’hôtel de

Breton, faute d’argent, dans des cadres de seconde main.

La soirée du vernissage qui a lieu dans la librairie René Hilsum (Au Sans Pareil), le

Tout-Paris est présent. Quelqu’un appelle à haute voix le nom des célébrités, parfois

accompagnés d’insultes. Un reporter somme dans son journal89 les actes de présence des

dadas : Breton « croquait des allumettes », Ribemont-Dessaignes « criait à chaque

instant, Soupault « jouait à cache-cache avec Tzara ». Le rôle de Rigaut, préoccupé qu’il

est avec la richesse et les riches, consistait à compter à l’entrée « à voix haute les

automobiles et les perles des visiteuses ». Comme remarque Maurice Martin du Gard,

Rigaut veut « souligner l’aspect mondain90 » de l’affaire. Du Gard a reproduit le texte du

numéro de Rigaut de cette soirée :

Ah mon cher ! (…) J’ai déjà repéré onze colliers de perles, une rivière, un

diadème, quelle fournée ! Regardez la petite L. qui glousse devant Tzara !

Puis s’effaçant pour laisser passer une jeune femme un peu intimidée et la

mettre dans le ton : - Princesse, j’ai découvert aujourd’hui de ravissantes

puces guitaristes. Je vous les enverrai demain. Elles ne pourraient être

mieux élevées que par vous.91

Le « Procès Barrès », le 13 mai :

Ce procès, la « mise en accusation et jugement de Maurice Barrès » va éloigner Breton de

Tzara et de l’activité dada telle que Tzara l’avait conçu à ses débuts en Suisse. Breton

espère que ce problème intéresse les dadas non pas en tant que groupe, mais en tant

que individu. Pour Breton, Dada « par son parti pris d’indifférence déclarée, n’a

rigoureusement rien à y voire.92 »

L’écrivain Maurice Barrès (1862-1923) était un héros d’enfance pour Breton et ses

amis. Dans les premiers livres de Barrès, L’Homme libre (1889) ou L’Ennemi des lois

88 Georges RIBEMONT-DESSAIGNES, Déjà Jadis, cité par Michel SANOUILLET, op. cit., p. 215.89 Cité par Michel SANOUILLET, op. cit., p. 218.90 Maurice Martin DU GARD, Les mémorables, cité par Emmanuel POLLAUD-DULIAN, www.excentriques.com/rigaut.91 Loc. cit.92 André BRETON, Entretiens, cité par Michel SANOUILLET, op. cit., p. 221.

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(1893) Breton retrouvait sa propre rébellion romantique contre l’ordre établi. Mais dans

les années de guerre, Barrès adopte « une attitude farouchement nationaliste et ‘jusqu’à

boutiste’ 93 » et devient rédacteur (« propagandiste » selon Breton) du journal conservatif

L‘Écho de Paris. Breton n’arrive pas à comprendre un tel trahison aux idées de jeunesse.

Le but du procès sera de savoir dans quelle mesure Barrès peut être tenu coupable.

Le public s’attend à un procès divertissant et typiquement dada et mais la séance

se déroula « sur un plan de discussion assez sérieuse 94» évoque Breton. Le ‘tribunal’

constituait en Breton (président), Fraenkel et le peintre Pierre Deval. La défense est prise

sur lui par Aragon, aidé par Soupault. Jacques Rigaut joue, parmi une dizaine d’autres, le

rôle de témoin. Quand Breton se rapporte à Rigaut, la discussion s’élève et devient

intime. Rigaut est déjà connu pour son nihilisme et ses idées sur le suicide et Breton

l’interroge là-dessus. Son témoignage et celui de Tzara sont les seuls à être reproduits,

en partie, dans Dada à Paris.

Le Salon dada, vernissage le 7 juin :

Ce salon fut l’occasion pour les dadaïstes de présenter une œuvre quelconque. Ce devait

être une exposition collective des dadaïstes. Rigaut était l’une des vingt dadaïstes

parisiens qui exposait. Il avait préparé, pour l’occasion, une fable et trois œuvres

intitulés : Quoi, Qui, et Quand. Nous n’ignorons ce qu’elles représentaient95.

II

L’ŒUVRE DE JACQUES RIGAUT

L’oeuvre de Jacques Rigaut, telle qu’elle est publiée dans les Écrits, ne recouvre pas plus

qu’une cent quatre-vingtaine de pages (correspondance inclus). Elle est toutefois plus

93 Michel SANOUILLET, op. cit., p. 222.94 André BRETON, op. cit., cité par Michel SANOUILLET, op. cit., p. 227.95 Martin Kay renvoie au catalogue du « Salon Dada ».

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vaste que l’on ne croyait en 1934. C’est alors que l’ami de Rigaut, Raoul Roussy de Sales,

publie les Papiers Posthumes, dans lequel figurent les textes que Rigaut écrit pour la

revue Littérature, l’histoire inachevée Lord Patchogue96, le texte inédit E.L., et bon

nombre de ses aphorismes et réflexions inédites. Les textes et les fragments de textes

provenaient des manuscrits de Rigaut que Théodore Fraenkel, ami intime, avait recueilli

après sa mort. Vingt cinq ans plus tard, en 1959, une autre sélection des manuscrits de la

main de Rigaut fut publiée sous le titre: Agence Générale du Suicide, titre d’un des

fragments inclus. Cette sélection comprend quatre fragments jusqu’alors inédits97 et un

choix d’aphorismes pris des Papiers Posthumes. Une édition intégrale de tous les

manuscrits de Rigaut (avec un appareil de notes exhaustif qui fait mention aussi des

ratures et des variantes des pensées griffonnées parfois hâtivement sur des bouts de

papiers) ne fut établie qu’en 1970 par Martin Kay chez Gallimard, sous le nom de Écrits.

Cette édition servira de base pour notre réflexion de l’œuvre de Rigaut.

Avant d’examiner les thèmes particuliers de son œuvre, il nous faut d’abord faire

quelques remarques à propos de sa forme et de son caractère. Le titre Écrits est très

approprié pour désigner l’héritage littéraire de Rigaut puisque Rigaut n’écrit pas de

romans, ni de poèmes, ni d’ouvrages littéraires proprement dit. Il est plutôt auteur de

fragments. Il écrit simplement ce qui lui vient à la tête sans songer à une forme

spécifique ni à une publication98. Aussi les manuscrits qu’il a laissés, et que Martin Kay a

publié minutieusement, ont-ils un caractère fragmentaire et intime : ils ne semblent avoir

été écrit que pour lui-même, Kay affirme-t-il dans sa préface99. Autre preuve en est que

Rigaut n’a pas donné de titres à la plupart de ses écrits ‘privés’. Les titres que nous

utiliserons dans ce travail pour désigner les textes inédits sont ceux donnés par Martin

Kay.

Bien que son œuvre ne comprenne pas d’ouvrages littéraires, il est bien justifié de

parler d’une ‘œuvre’. Si l’œuvre d’un écrivain est « l’ensemble de ses différentes œuvres,

considérées dans sa suite, son unité et son influence100 », c’est dans le cas de Jacques

Rigaut l’ensemble de ses manuscrits qui constitue son œuvre : sa qualité littéraire et sa

consistance thématique en sont la confirmation.

L’œuvre de Rigaut, étant une collection de morceaux de textes de différente taille

et nature, ne permet pas une classification en ouvrages littéraires particuliers. Martin

Kay, éditeur de ses manuscrits, arrange ses publications en ceux publiées pendant sa vie

et ceux publiées après sa mort. Les ‘inédits’ (jusqu’à l’édition par Kay), il les divise en

96 Lord Patchogue fut publié pour la première fois en 1930, assortie d’une présentation de Roussy de Sales, dans La Nouvelle Revue Française, no. 203, août 1930.97 Ci-après nous désignerons d’ ‘inédits’, les textes de Rigaut qui furent publié posthumément. A cet égard, la majorité de son œuvre est inédite car depuis la parution des œuvres complètes par Martin Kay tout manuscrit est, bien entendu, ‘édit’.98 A l’exception de ses publications pour la revue Littérature, qui ont, eux, une forme plus spécifique et cohérente que ses ébauches inédites. Sauf les aphorismes, Rigaut n’a pas laissé de textes littéraires achevés. 99 Martin KAY, in Écrits, p. 8.100 Dictionnaire de la langue française Le Petit Robert.

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« pensées » et « ébauches inédits ». Pour la classification des pensées, Kay ne choisit pas

entre une subdivision thématique ou catégorique, il les classifie aussi bien en thème

qu’en genre (par exemple, il y a des subdivisions intitulées: « réflexions » et

« aphorismes » mais il y en a aussi qui s’appellent: « dilemmes » ou « l’ennui »). Ceci

écarte les pensées du même sujet, ce qui ne facilite pas la compréhension des thèmes

individuels. La désignation « inédits » pour la dernière section est trompeuse, une grande

partie des pensées n’étant pas non plus édite avant cette publication.

Nous proposons une classification de ses écrits sur la base seule du ‘genre’,

comprenant aussi bien les édits que les inédits. Les thèmes prédominant dans l’œuvre de

Rigaut seront examinés dans ce chapitre présent et pour désigner l’origine de ses

pensées, il nous faut caractériser le texte de source. Les quatre genres suivants

s’imposent : le texte, l’ébauche, la pensée et l’aphorisme. Nous désignons par ‘textes’

les fragments littéraires rédigés dont le sujet se développe sur plusieurs alinéas et est

doté d’un caractère plus ou moins achevé101. Se classifient de textes : Agence générale

du suicide, E.L., Madame X, Si ça vous intéresse, Espoir, et Récapitulation.

Nous considérons comme ‘ébauches’ les fragments qui esquissent des idées

objectives (c’est-à-dire, qui ne traitent pas de sa personne) et qui ne sont pas de textes

rédigés. Leur nombre s’élève à six: New York, Don Juan, Journal, Les plaisirs et les besoin

de J.R., Lord Patchogue ; deux desseins pour une pièce de théâtre intitulés Pièce,

Dialogue, et un brouillon de textes Moi et Moi.

La plupart de ses écrits, néanmoins, font partie des derniers catégories : ‘pensées’

et ‘aphorismes’, parfois emmêlés. Les pensées sont des fragments de plusieurs lignes

ayant principalement un caractère introspectif et qui ne portent pas de titres.

L’aphorisme est un style littéraire à part qui se définit ainsi : « formule ou prescription

concise résumant une théorie, une série d’observations ou renfermant une précepte102 ».

Les aphorismes sont semblables à des pensées, mais ils sont plus courts et ingénieux et

ne consistent de plus de deux lignes. Par exemple, des aphorismes caractéristiques de

Rigaut: « Il oubliait pour boire », « Un livre devait être un geste. » et : « Je compte les

femmes en cylindres »103.

Pour l’examen des thèmes principaux nous ne ferons pas usage de tous les textes

et les ébauches inédits. Nous nous focalisons principalement sur l’ébauche Lord

Patchogue, l’ensemble de ses pensées et ses aphorismes, et les textes publiés de son

vivant. D’abord nous étudions la métaphore essentielle dans la pensée de Rigaut : le

miroir, aussi bien que l’histoire (restée inachevée) reposant principalement sur la

métaphore du miroir : Lord Patchogue. Nous étudions ensuite les thèmes principaux dans

101 A l’exception des texte publiés de son vivant dans Action, Littérature et The Little Review.102 Le Petit Robert.103 Philippe Moret remarque dans l’introduction à son Tradition et modernité de l’Aphorisme une multiplication rapide à partir du dadaïsme / surréalisme de ‘travaux d’aphorismes’, c’est-à-dire de « recueils d’énoncés discontinus à tendance plus ou moins nettement gnomique ». Dans la liste d’auteurs illustratifs, Rigaut est aussi mentionné. Philippe MORET, Tradition et modernité de l’Aphorisme, Genève, Librairie Droz, 1997, p. 7.

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les écrits de Rigaut : le problème de l’authenticité de la personnalité et le thème de

l’ennui. C’est par un examen de l’attitude de Rigaut à l’égard de l’écriture que se termine

ce chapitre.

2.1 Le miroir et la personnalité ‘reflétée’ dans Lord Patchogue

Dans les écrits de Rigaut nous trouvons beaucoup de références au miroir, ou bien à la

glace qui, elle aussi, a la qualité de réflexion des images. Il est la métaphore principale

dans les écrits de Rigaut. Notre propos est d’examiner ici la symbolique du miroir dans la

pensée de Rigaut. L’examen de la symbolique du miroir permettra de mieux comprendre

l’obsession de Rigaut avec les miroirs. Une obsession qui allait si loin que l’écrivain finit

par se jeter à travers un vrai miroir, le 24 juillet 1924, pendant un séjour à Oyster Bay aux

États-Unis104.

De plus, cet examen éclairera quelque-uns des ses aphorismes les plus célèbres.

Des aphorismes véritablement ‘rigaltiens’105 ayant pour sujet le miroir. Rigaut, d’après

Kay, a voulu développer ses idées sur le miroir dans une histoire, restée inachevée, qui

porte le titre de : Lord Patchogue106. L’histoire est complètement construite autour du

miroir. Elle porte sur la confrontation avec son reflet d’un personnage qui peut être

considéré comme l’alter ego de Rigaut ‘Lord Patchogue’. Lord Patchogue servira de base

pour une analyse de la symbolique du miroir chez Rigaut.

Rigaut avait l’intention de diviser Lord Patchogue en cinq sections,

respectivement : « Avant », « Passage dans la glace à Oyster Bay », « Derrière la glace »,

« Évasion », et « V » (sans titre). Ces sections sont des assemblages de fragments

récupérés des manuscrits par Kay107. L’histoire est décrite entièrement dans les trois

premières sections. La quatrième section est trop lapidaire pour déceler ce que Rigaut

aurait voulu y mettre. Martin Kay remarque que le titre « suggère la recherche d’une

solution » mais « il semble avéré qu’il n’avait pas d’idée définitive sur la conclusion de

son récit.108 » C’est une description convaincante, l’incohérence de la section est, de plus,

symbolique pour la pensée de Rigaut comme nous le verrons. La cinquième section peut

être lue comme une sorte de post-scriptum. Rigaut y raconte comment il a trouvé le nom

de son héros : errant sur Long Island en automobile avec une amie, ils rencontrèrent à

chaque croisement un signal indiquant la direction d’une ville, ou village, au nom de

104 Le miroir cassa, Rigaut ne fut blessé que légèrement. Voire p. 14 de ce travail.105 L’adjectif ‘rigaltien’ pour designer ce qui s’accorde à Rigaut, est proposé par un lecteur du blog de Jean-Luc Bitton, biographe de Rigaut, après une enquête, Jean-Luc BITTON, www.rigaut.blogspot.com posté le 31-7-05.106 Kay n’entre pas dans le détail sur la nature de ces idées. Martin KAY, op. cit., p. 241.107 Les passages sur les feuilles manuscrites portant le titre « L.P. » (Lord Patchogue) sont tous marquées par Rigaut par des chiffres romains de I à V. Elles renvoient aux sections mentionnées. Grâce à ces indications Martin Kay a pu établir la version de Lord Patchogue telle qu’il figure dans les Écrits.108 Martin KAY, op. cit., p. 248.

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« Patchogue ». Pendant trois jours ils essaient de le trouver sans y réussir et la

symbolique est née : « Sans nous être entendus, ce mot avait pris dans la conversation le

sens d’une chose qui n’existe pas. [p.65] ». Avant d’entrer dans l’analyse, présentons

d’abord l’intrigue :

L’histoire ouvre avec la présentation de lui-même du héros Lord Patchogue, seigneur

d’une ville qui n’existe pas109. Que son nom soit vraiment le sien, il dit s’en douter. De

toute façon : « ce fût le seul auquel j’avais l’habitude de répondre ». Il s’avère que Lord

Patchogue doute de son existence toute entière. Pour affirmer qu’il est là, au moins

physiquement, il a besoin de se regarder dans un miroir.

Dans la deuxième partie « Passage dans la glace à Oyster Bay », Patchogue se

regarde dans un grand miroir sur le mur en face en jouant au patience chez des amis. Il

est fasciné par son reflet et il se demande qui a bougé le premier : lui ou son image. Il

s’approche du miroir, Lord Patchogue et son image se contemplent mutuellement, ils sont

sous la prise l’un de l’autre, quand soudainement Lord Patchogue se lance à travers le

miroir. Le miroir vole en éclats mais Patchogue n’est blessé que légèrement. Ses amis

réagissent de façon « mystérieuse ». L’un d’eux ramasse les morceaux du miroir et les

place sur un plateau. Une femme danse sur ce plateau, les pieds nus, sans qu’elle se

coupe. Une troisième personne commence à vomir. Le lendemain, on ne retrouve plus

Lord Patchogue. Patchogue, paraît-il, se trouve « derrière la glace ».

Dans le monde « Derrière la glace » comme s’appelle la troisième partie, Lord

Patchogue découvre un autre miroir. Il s’y élance encore pour se jeter à travers le miroir,

sa coupure au front recommençant à saigner. Mais il retrouve un autre miroir. A nouveau

il percute le miroir, rien que pour retrouver son image reflétée par encore un autre miroir.

Il continue ce rituel un certain nombre de fois en répétant à chaque saut la formule : « Je

suis un homme qui cherche à ne pas mourir ». Patchogue se rend compte qu’il est

condamné à une existence ‘doublée’ et commence à se divertir avec les gens qui se

trouvent devant le miroir de l’autre côté, en adoptant leur pose. Quand une femme se

présente devant le miroir, une curieuse fusion a lieu entre les deux sexes. La femme

passe ses mains sur son corps, Patchogue suit ses gestes et sent les seins de la femme

sur sa propre poitrine. D’un geste inquiétant et instinctif, il s’assure brièvement de sa

masculinité, sortant alors de son rôle. La femme, maintenant contrainte à jouer ‘l’image-

reflet’, suit son geste et découvre avec effroi sur elle-même: « des attributs que seul le

mariage devait lui dénoncer. », elle s’enfuit.

Patchogue même, entre-temps, n’est toujours pas privé d’un reflet. Il essaie de le

tromper en se détournant à moitié du miroir, de sorte que son image ne l’aperçoive pas,

et se jette de côté à travers. Cette action ne le libère pas de son double, au contraire,

Lord Patchogue et son image changent de place. Au bout du compte, Patchogue, le

109 En réalité, Patchogue est un petit village américain existent, sur Long Island. En fait Patchogue se situe près de Oyster Bay où Rigaut se jeta à travers le miroir.

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remarque Kay dans ses notes accompagnant cette histoire, « est demeuré prisonnier du

miroir.110 »

2.2. La symbolique du miroir

Dans Lord Patchogue l’image reflétée du héros est détachée de lui. Elle a une existence

indépendante, au moins c’est comme cela qu’elle est aperçue par Patchogue. Le héros se

voit ainsi dédoublé. Il existe une scission entre son existence et la conscience qu’il a de

son existence. En premier instance, le miroir sert à affirmer son existence, mais une fois

s’y être posé devant, Patchogue se met aussitôt à la questionner. Ceci est éclairé dans le

passage suivant:

 

Lord Patchogue court s’assurer devant la glace qu’il est encore là, pas lui

vraiment, mais son nez, le nez qu’il s’est vu il y a quelques minutes. Ce

n’est pas tant de son existence qu’il doute, que de celle de chacun de ses

attributs, et sinon de leur existence, de leur légitimité. [p. 75]

Le dédoublement est alors cause d’un doute existentiel. Le doute ne s’étend pas sur son

existence en soi, mais sur l’évidence de son existence. C’est l’évidence qui est remise en

question, car son reflet, réfléchisse-t-il, n’est pas la preuve qu’il existe « vraiment ». Son

reflet n’est que la confirmation de sa présence physique dans la chambre. L’essence de

son existence ne se voit pas dans le miroir et son apparence seule ne lui suffit pas pour y

fonder une ‘existence’.

Rigaut n’emploie pas le mot « évidence »  mais « légitimité ». L’emploi de ce mot

est essentiel pour comprendre le fonctionnement et la nature de ses pensées. ‘Légitime’

est un terme juridique signifiant « ce qui est fondé en droit111 », cela évoque Patchogue

comme un juge ; un juge se jugeant lui-même. Le miroir dans cette analogie joue le rôle

de témoin.

Mais le miroir s’avère un témoin dubitable. Il témoigne d’une existence, mais ce

dont il ne témoigne pas c’est de sa légitimité. Autrement dit, le miroir questionne

l’originalité de son existence. Qu’est-ce qui accorde à l’existence de Lord Patchogue son

unicité ? Et est-il bien légitime de parler de ‘son’ existence’ s’il n’en est pas sûr?

Rigaut le répète explicitement dans la première section de Lord Patchogue 

comme pour lever toute ambiguïté : « Quand je dis mon front, mon sang, c’est une

concession aux habitudes du langage. Si je doute de mon existence, je ne conteste pas

l’existence, mais seulement qu’elle soit mienne. [p.53] » Apparemment, il y a un

détachement fondamental entre Patchogue et l’expérience de sa vie. ‘Avoir’ une

110 Martin KAY, Écrits, p. 249.111 Dictionnaire de la langue française Le Petit Robert.

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existence est pour lui un contradictio in terminis. Rigaut y réfère dans une des ses

réflexions ultérieures dans la forme d’une maxime: « Croire à son existence, à ceci près

que l’emploi du possessif son rend la chose impossible. [p.99] » Nous en reviendrons

ultérieurement à cette « impossibilité » de l’existence pour Rigaut.

L’identification se fait normalement à l’aide des attributs physiques. Patchogue au

contraire, a dénoncé, comme nous avons vu dans la première citation, ses attributs

« illégitimes ». Alors, ce n’est pas son apparence physique qui le distingue de son image,

elle ne fait que renforcer la ressemblance. Il n’y a alors rien qui puisse distinguer son

existence de celle d’une image. Le résultat est une vie, pour ainsi dire, ‘en

représentation’. Le sentiment d’être vécu et la conviction que sa vie est illégitime, sont

les résultats de cette ambiguïté.

Qu’est-ce qui pourrait bien légitimer son existence ? Dans la première section

Rigaut répond brièvement : « Seul l’intérêt est valable, au moins […] L’intérêt, c’est-à-

dire l’enjeu, la promesse d’un confort, d’un plaisir, d’une découverte. [p.56] » Sans doute

l’intérêt est-il valable parce qu’il est fondamentalement opposé au détachement que

Patchogue éprouve face à son image, le détachement étant une façon d’objectiver lui-

même, c’est un intérêt objectif et réflectif qu’il s’accorde et non un intérêt personnel et

passionné. L’intérêt envers son image est plus considération que curiosité.

Le désir serait aussi valable que l’intérêt, comme le confirme l’aphorisme suivant :

Le désir, c’est probablement tout ce qu’un homme possède, au moins tout

ce qui lui sert à oublier qu’il ne possède rien. [p. 58]

Cet aphorisme traduit bien la philosophie nihiliste que Rigaut développe dans ses autres

écrits. Le désir, et l’intérêt, entraînent un homme. Mais le désir constitue justement le

problème crucial pour le personnage Patchogue. Le détachement devient une

indifférence affichée. L’indifférence est même un des traits de caractères essentiels de

Patchogue : « Il suffirait d’avoir envie. Mais Lord Patchogue n’a pas envie d’avoir envie.

[p.58] »

La phrase citée ci-dessus, contient deux termes d’un raisonnement déductif,

appelé le syllogisme. Rigaut les appelle «syllogismes mortels »112 à cause du troisième

terme, dans lequel leur rapport mutuel est conclu. La conclusion de ce syllogisme serait,

partant de la prémisse qu’il lui manque l’intérêt nécessaire pour vivre, et que l’intérêt,

seul, serait valable, alors qu’il n’est pas possible de vivre ‘légitimement’, et par

conséquent de vivre entièrement.

Pourtant, Patchogue est coincé dans ce syllogisme et réfléchit encore sur ses

possibilités. Tant qu’il est en vie, il espère vivre d’une manière qui lui semble convenable.

Il philosophe :

112 Rigaut l’appelle « mortel » dans une réflexion sur son hypothèse un peu obscure que « chacun est Dieu » et qu’on ne doit pas repousser la solution à cette situation qui est la condamnation à mort : « D’où cet effort pour échapper au syllogisme mortel ? » Écrits, p.94.

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Le départ est honnête : toute proposition étant inacceptable, toute attitude

indésirable, il ne reste qu’un refus paresseux et contracté et les gestes, les

désirs, la pensée s’éloignent de moins en moins de la coquille. [p. 54]

C’est une conception nihiliste de la vie : rien n’est possible, ou bien « désirable ». Alors,

Patchogue ne peut que se replier sur lui-même et renoncer à tout progrès et à toute

action. Mais il y a quelque chose de méprisable dans cette attitude d’autant plus que

cette réflexion est suivie par celle-ci : « La suite l’est moins : quoi qu’il fasse et quoi qu’il

ne fasse pas, Lord Patchogue l’appelle sa lâcheté ; on ne peut plus se tromper. [p. 54] »

Il se critique alors sur son « refus » et montre sa conscience morale. La dénomination

‘lâche’ est une forme d’autocritique qui trahit une certaine ambition ou une idéal sur le

plan de sa personnalité. Il importe pour l’instant de noter que l’indifférence n’est alors

pas absolue, car si elle concerne la qualité de la vie, elle ne s’étend pas sur la qualité de

sa personnalité. Ceci est le vrai drame, nous l’examinerons ultérieurement.

Il est vrai que le miroir témoigne de son humanité, c’est-à-dire du fait qu’il est un

homme qui garde encore une certaine fierté. Le miroir lui atteste de ne pas être une

chose, ni un animal, mais un homme équipé d’une vie. Le passage qui éclaire cette

conscience est au début de la deuxième section où Lord Patchogue s’adresse à son

image:

« Je vous reconnais. Je ne vous prends ni pour une autruche, ni pour un

réverbère, ni pour l’ami Charles. Vous êtes l’image de Lord Patchogue, si

toutefois vous n’êtes pas Lord Patchogue lui-même. Ah ! Qui de nous deux a

bougé le premier ? qui suit l’autre ? »113 [p. 58]

Il se peut que l’autruche et le réverbère soient ici utilisés en tant qu’opposés

métaphoriques. L’autruche symbolisant une négation de l’existence et le réverbère

symbolisant l’affirmation, ou bien: le ‘non-être’ et ‘l’être’. Patchogue s’adresse à son

reflet comme s’il est une entité vivante. Ainsi l’étrange dédoublement est accentué. Aussi

dans la deuxième section « Passage dans la glace », l’image ressort-elle de la métaphore

pour devenir l’antagoniste réel du héros. Patchogue se trouve face à son double et la

fascination s’empare de lui.

Cet antagonisme évident donne lieu au doute de l’autonomie de Patchogue. Dès

que l’image se détache de lui et Patchogue lui accorde une vie indépendante, le doute de

l’autonomie se révèle. Car il se met à douter de qui « a bougé le premier ? ». Autrement

dit, il se demande si ses mouvements proviennent de la régie de sa propre personnalité,

ou s’ils sont des concessions à son image idéalisée, ce moule à remplir ? L’idée que

113 Ce passage, entre guillemets, peut être aussi prononcé par l’image de Patchogue, soulignant encore l’ambiguïté du protagoniste.

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Page 30: Jacques Rigaut  - Une introduction à la vie et à l’œuvre d’une légende surréaliste

l’homme est en quelque sorte contraint de répondre à son image (qui est une image

‘idéalisée’ de lui) Rigaut en revient dans une de ses réflexions privées. Il proclame dans la

pensée suivante que chacun ‘a’ son propre miroir, son double auquel il faut « plaire » :

L’erreur date de l’origine : Dieu créa l’homme à son image. Vrai premier

miroir. Désormais l’idée d’un homme sans miroir devient inintelligible. Il ne

s’agit plus que de séduire ce partenaire qu’il n’est pas défendu d’appeler

d’un nom différent, le voisin, le public, la postérité, la conscience, Dieu. Il ne

s’agit plus que de plaire à son image ; la vie serait cette seule passion. [p.

93]

L’idée du double en tant que « partenaire » sera développée à la fin de ce chapitre. Nous

signalons l’analogie entre cette réflexion et l’histoire de Patchogue. Rigaut entend que

‘suivre’ son image est plaire à son image, c’est-à-dire faire ce que « le voisin, le public.. »,

bref le monde, attend de nous au lieu de faire ce que nous voudrions faire véritablement.

« Cette seule passion », elle est un envoûtement pour Patchogue. Il est charmé par son

image: « Lord Patchogue et son image s’avancent lentement l’un vers l’autre. Ils se

considèrent en silence, ils s’arrêtent, ils s’inclinent. [p.59]. Il est évident qu’il va falloir

une action dramatique pour briser l’envoûtement. Au moment où Patchogue est incliné

devant le miroir, un sentiment important est mentionné, celui de vertige :

Quel vertige s’est emparé de Lord Patchogue. Ce fut bref, facile et

magique : le front en avant, Lord Patchogue s’est élancé. La glace heurtée,

traversée, vole en éclats, mais, lui, le voici de l’autre côté. […] Le

merveilleux n’est pas rare. [p.59]

Le magique et le merveilleux connotent le charme et l’envoûtement. Le fait de casser la

glace pouvant signifier ainsi la rupture de l’envoûtement. Mais c’est le sentiment de

vertige qui provoque l’unique action, le passage dans la glace, de la deuxième section. Il

mérite l’attention. Le mot ‘vertige’ évoque le vide qui s’étend devant soi. Un vide par

lequel on peut être attiré et en même temps repoussé. De toute façon, le saut à travers

le miroir se fait d’une manière « bref, facile et magique », donc il se fait aisément et

spontanément; une décision pourrons-nous dire qui est faite inconsciemment.

Dirk van Weelden, dans son article captivant sur Jacques Rigaut, remarque ce qu’il

y a de symbolique dans le saut. Il fait penser, remarque-t-il, à une naissance à cause de

la façon dont laquelle Patchogue entreprend le saut : le front en avant114. Le saut pourrait

symboliser alors le désir de trouver une nouvelle vie, ou bien, de recommencer la vie

d’une façon intacte c’est-à-dire sans dédoublement du miroir. Le saut exprimerait alors le

désir de redevenir un homme intégral, sans conscience de son ‘image’.

114 Dirk VAN WEELDEN, « Onrechtmatige zintuigen. Over Jacques Rigaut. », Raster, Amsterdam, De Bezige Bij, n. 39, 1986, p. 175.

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Page 31: Jacques Rigaut  - Une introduction à la vie et à l’œuvre d’une légende surréaliste

Néanmoins cette ‘naissance’ s’avère fallacieuse. Le dédoublement, et donc le

doute qui en résulte, paraissent impossibles à dissoudre. N’importe le nombre de fois que

Patchogue saute à travers un miroir, un nouveau miroir se présente à chaque fois. C’est

une entreprise inutile qui est décrite dans la troisième section « Derrière la glace ».

Rigaut y souligne la fatalité de la situation :

L’homme qui cherche à ne pas mourir est lancé ; il marche

automatiquement, sans curiosité, sans « expectation », parce qu’il ne peut

pas faire autrement, à chaque pas un nouveau miroir vole en éclats ; il

marche environné de ce fracas qui est douceur à l’oreille du condamné ; à

chaque miroir, il scande : « …l’œil – qui regarde l’œil – qui regarde l’œil – qui

regarde l’œil – qui reg… » [p. 61]

Le sort de Patchogue est une confrontation perpétuelle avec lui-même. Une confrontation

qui est vécu comme un dédoublement douloureux. « Son ‘moi’ est devenu une fraction

répétant, et jusqu’à l’infini il se regarde dans ses propres yeux.115 », explicite Van

Weelden. Son image est devenu quelqu’un qui l’observe et le garde prisonnier par cette

observation. Nous supposons que son image joue le rôle de sa conscience.

L’image reflétée, le partenaire, Rigaut l’a désigné comme ‘conscience’ dans sa

réflexion sur Dieu et la création de l’homme « à son image ». D’une part elle est sa

conscience morale, jugeant et critiquant ses actions, mais elle est aussi conscience de

soi, de son existence. La coupure sur le front de Patchogue, qui commence à saigner à

chaque saut, pourrait renvoyer à la scission que la conscience provoque en lui. La

conscience est une blessure dont il souffre, apparemment, mais en même temps cette

conscience paraît la seule preuve de son existence, et la confrontation avec sa

conscience la seule fin. Il est, comme il dit, « condamné » à cette conscience.

C’est dans ce passage que Patchogue se baptise « L’homme qui cherche à ne pas

mourir » ; une dénomination que Rigaut emploie aussi pour lui-même dans plusieurs de

ses autres écrits privés. Dans Lord Patchogue Rigaut semble vouloir prouver à quel point

ce sentiment de prisonnier fut réel. De plus, cette histoire explique comment il s’efforce à

vivre une vie morale dans cette prison de la conscience. Dans cette condition vivre se

réduit à survivre.

Néanmoins, derrière le miroir, Patchogue apprend qu’il a un ‘rôle’ dans la vie. Rôle

duquel il se doutait à voix haute avant le ‘passage’, quand il demande aussi

désespérément que bénévolement à son créateur : « Where do I come in ? » 116 Son

interprétation de ‘reflet’ dans cette section, lui redonne de la certitude – il commence

même à jouer avec son nouveau rôle, ce qui est renforcé par la phrase « Le plan de Lord

115 Notre traduction. « Zijn ‘ik’ is een repeterende breuk, en tot in het oneindige kijkt hij in zijn eigen ogen. » Dirk VAN WEELDEN, op. cit., p. 175.116 Phrase en anglais, sans doute parce que le ‘vrai’ passage à travers le miroir se passait en Amérique et parce qu’il travaillait comme play reader (lecteur de pièces de théâtre) à l’époque.

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Patchogue est fait. Tant pis pour le premier qui se présentera. [p.61] » Son rôle lui va

comme un gant: il ‘reflète’ les gens qui se présentent devant l’autre côté du miroir et il

possède un certain pouvoir, et use de ce pouvoir, en jouant leur reflet.

Toujours est-il que l’essence de Patchogue, comme le remarque Van Weelden à

juste titre, est nul. Il est « rempli » par les autres autour de lui.117 En tant que portrait

‘vide’ des personnes devant le miroir, il questionne, selon van Weelden, l’essence des

autres. En ceci son rôle est un rôle exemplaire comparable à un Elckerlyk. Il serait le

portrait de nos tous. Car Patchogue derrière le miroir, dit Van Weelden, « se moque de la

forme vide d’une personne » :

Car ce qu’il [le miroir] reflète n’est pas seulement un nombre de

particularités des personnes qui se présentent devant le miroir, mais aussi

ce que nous pouvons appeler le squelette abstrait de leur personnalité : le

fait qu’ils pensent être ‘quelqu’un’, que leur nom désigne une essence

constante. 118

Au début de l’histoire Patchogue avertit déjà le lecteur de son rôle d’Elckerlyk : « […]

c’est à vous que je ressemble, je suis votre portrait vivant. [p. 54] ». Si Patchogue est un

nul, il veut nous rendre conscient de la vanité de la personnalité. L’un des plus célèbres

aphorismes renvoie, cyniquement, à la propriété des miroirs de ne refléter que

l’apparence : « ET MAINTENANT, RÉFLÉCHISSEZ, LES MIROIRS. 119 » Patchogue, il est clair,

a un rôle d’exemple. Si les miroirs ne peuvent pas faire autrement que de refléter une

image, qu’ils le fassent alors avec brille (qu’ils fassent de nécessité vertu) ; ceci semble le

message de cet aphorisme. Bien que l’histoire de Patchogue ait un sens général, sa figure

principal est avant tout le portrait de son créateur.

Les ressemblances entre Rigaut et son personnage romantique sont évidentes. Ils

doutent tous les deux de l’essence de leur existence, seul leur extérieur est concret, réel

et existent. En fait, il n’y pas de différence entre Rigaut et un personnage. Il est

Patchogue. Pour lui vaut ce que remarque Van Weelden à propos de Patchogue, qu’il est

plus personnage que personne120. Ce constat Rigaut le fait lui-même à plusieurs moments

comme nous le verrons dans la partie suivante. Le passeport que Rigaut rédige est

éloquent quant à cette ‘fictivité’ de sa personnalité :

Je sollicite, pour terminer, la faveur de rédiger ainsi ce passeport idéal, qui

est sans doute mon seul brevet d’existence :117 Dirk VAN WEELDEN, op. cit., p. 176.118 Notre traduction. “Want wat hij terugspiegelt is niet zomaar een stel eigenaardigheden van de personen die voor de spiegel verschijnen, maar ook wat het abstracte geraamte van hun persoonlijkheid genoemd kan worden; het feit dat ze denken ‘iemand’ te zijn, dat hun naam een constante essentie aanduidt.” Dirk VAN WEELDEN, op. cit., p. 176.119 Martin KAY, Écrits, p. 241. L’aphorisme devenait célèbre après sa publication dans Papiers Posthumes par Roussy de Sales.120 Dirk VAN WEELDEN, op. cit., p.175.

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cheveux……………………………………………cheveux

front………………………………………………… front

sourcils…………………………………………… sourcils

yeux…………………………………………………yeux

nez……………………………………………………nez

bouche………………………………………………bouche

barbe……………………………………………… barbe

menton…………………………………………….menton

visage………………………………………………visage

teint …………………………………………………teint

Je vous reconnais. [p. 101]

Rigaut est Patchogue. L’apparence physique de Rigaut est tout aussi dépourvue de

caractéristiques personnelles que celle de son alter ego. Ses cheveux n’ont pas de

couleur, ni ses yeux, son teint n’est pas spécifié. Il est ce « squelette abstrait » d’une

personnalité. Mais en même temps, il reconnaît dans cette image de lui-même une vérité

plus générale : que cette image est le squelette de tout homme (« Je vous reconnais »).

Le miroir symbolise en quelque sorte une extrême perte d’illusions et de prétentions à

propos de lui-même. Une aridité extrême de l’image de soi-même. Mais le fait que

Patchogue demeure le prisonnier du miroir est aussi une indication pour le drame

personnel de Rigaut. Que Patchogue demeure prisonnier de son image, renvoie à

l’impossibilité de libérer son existence de la conscience qu’il en a, et qui l’empêche

d’excéder le niveau d’une vie imitée. Nous examinerons dans le chapitre suivant les

causes qui sont à l’origine de ce drame.

2.3 Le problème de l’authenticité et de la conscience

Le concept d’être « prisonnier du miroir » est une facette importante de Lord Patchogue.

Il entend par là une captivité mentale, c’est-à-dire une conscience par laquelle on est

gardé prisonnier. Ce qui est caractéristique pour Rigaut est la causalité entre authenticité

et captivité, désignée de façon concise par la thèse rigaltienne que le miroir est « La

prison la plus authentique. [p. 51] » Elle n’est pas si paradoxale qu’elle paraît au premier

abord. C’est que Rigaut interprète « authenticité » d’une façon naturelle pour lui. Pour

l’écrivain qui se prend plus pour un personnage de roman qu’une personne, et qui

cherchait l’authenticité en ébréchant le miroir de la conscience. ‘Authenticité’ hante les

pensées de Rigaut, plus que des idées de roman ou d’autre occupations littéraires. En

fait, ses écrits sont une tentative d’interpréter la notion d’authenticité d’une façon

honnête et qui rend justice au détachement qu’il a vis-à-vis sa personnalité.

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Page 34: Jacques Rigaut  - Une introduction à la vie et à l’œuvre d’une légende surréaliste

L’ensemble de ses écrits forme une introspection sérieuse et morale en ce qui

concerne la nature de sa personnalité. Il va de soi qu’une telle introspection exige du

détachement, comme en témoigne Lord Patchogue. Cette histoire peut-être conçue

comme la transposition littéraire d’un travail introspectif, mais elle témoigne aussi du

dédoublement qui en résulte. Rigaut est deux. Il est Moi et Moi, titre d’un texte inédit. Il

est personnage et écrivain. Nous avons constaté le détachement envers lui-même qui est

vécu comme un dédoublement et entraîne l’indifférence, la lassitude et le désespoir.

Dans sa toute première publication, Propos Amorphes, un collage de trois court

fragments, Rigaut présente les aspects fondamentaux de sa personnalité sous trois

notions : celle de l’absurdité, celle du doute de l’originalité et celle de l’ennui. Le curieux

dédoublement de Lord Patchogue s’éclaire en examinant de plus près ces trois

‘emblèmes’ de sa vie.

Le premier fragment de Propos Amorphes ouvre avec absurdité : «  Grimpé sur

mon piano, je suis l’Antéchrist coiffé d’un entonnoir de gramophone. [p. 15] » Rigaut se

dépeint dans les deux alinéas qui suivent comme un paillasse. Ces alinéas trahissent

l’esprit dadaïste. Sans doute sont-ils la répercussion de Dada. Ils montrent l’effet du

mouvement dada dans la vie de Rigaut, mouvement auquel il ne participait pas alors,

mais qui vibrait alors pleinement à Paris. L’inspiration libératrice de dada, et par

conséquent du non-sens, règne au début de Propos Amorphes. Dada semble littéralement

initier sa vie:

Prestige de la démence ! Faire une chose qui soit complètement inutile – un

geste pur de causes et d’effets. Jusqu’ici – comme ailleurs celui de la

pesanteur – c’est le règne de l’utilité ; désormais par l’absurde je vais

m’évader. [p. 15]

Au moins, dada lui a inspiré à faire de la littérature. Les publications littéraires de Rigaut

datent toutes de la période parisienne de dada, à l’exception de celle qui a paru dans la

revue américaine The Little Review, en 1924. Pourtant ceci n’est pas un texte, mais une

poignée de « lignes ». « Dada rêvait », dit le dadaïste Georges Hugnet, « d’extérioriser

par la seule spontanéité la véritable nature de l’homme et de libérer sous la forme du

scandale ses forces profondes. 121 » Ce rêve de Dada était ce qui attirait Rigaut. Le saut à

travers le miroir, le vrai aussi bien que le fictif, peut-être considéré en tant qu’un

manifeste dada. Le saut à travers le miroir est alors une des ces actions spontanés et

absurdes si typique pour le mouvement dada. Rigaut l’entreprenait dans le but

également ‘dada’ de se libérer de la prison du moi conscient et rationnel.

Notons que pour les dadas le moi conscient était corrompu. Il exerçait un pouvoir

de censure sur la « véritable nature de l’homme ». Dans la spontanéité, le rationnel

n’entre pas. La spontanéité est considérée comme étant libératrice. Mais dans la

121 Georges HUGNET, L’Aventure Dada (1916 – 1922), Paris, Seghers, 1971, p. 94.

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spontanéité l’homme se peut aussi, comme le confirme le psychologue Erich Fromm,

s’unir avec lui-même. Elle a la force de l’intégrité, Fromm constate-t-il que

Spontaneous activity is the one way in which man can overcome the terror

of aloneness without sacrificing the integrity of his self; for in the

spontaneous realisation of the self man unites himself anew with the world –

with man, nature and himself.122

Le désir d’être libéré du moi rationnel conscient, symbolisé par le saut de Rigaut à travers

le miroir, est donc en même temps un désir de supprimer un des deux ‘personnalités’ : le

moi conscient et le moi ‘original’. Il exprime le désir de les intégrer dans une

personnalité. Lord Patchogue traduit alors le désir d’enlever une désintégration

psychique, et de libérer « sa véritable nature » de la prise de la conscience.

La vie du mouvement Dada ne fut pas de longue durée, et quand en 1923 les

chemins d’André Breton en Tzara se séparent, Rigaut s’abstient de participer au

mouvement surréaliste de Breton c.s. Il écrit quelques « faits divers » pendant cette

période qui, selon Kay123, étaient destinés à paraître dans Littérature et qui font parti de

la collection de Breton. L’un des fait divers traite du ‘décès’ du mouvement dada :

On a trouvé hier dans le jardin du Palais-Royal, le cadavre de Dada. On

présumait un suicide (car le malheureux menaçait depuis sa naissance de

mettre fin à ses jours) quand André Breton a fait des aveux complets.

[p. 42]

Après Dada, Rigaut n’écrit plus pour un public et ne participe plus aux activités

surréalistes de ses amis. Aussi perd-il son seul moyen pour évacuer de façon spontanée

sa créativité. Les textes qu’il écrit ci-après se rapportent surtout à sa propre personne et

sa psyché. Dans le premier fragment de Propos Amorphes une nouvelle existence est

déjà visée, plus idéale, plus ascétique que l’existence dada. Nous examinerons plus loin

cette existence idéale.

Le deuxième fragment de son texte personnel Propos Amorphes, et alors le

deuxième aspect de sa personnalité, est entamé d’un ton tout à fait différent que l’aspect

absurde. Il commence assez abstraitement avec la phrase: « L’orgueil amer de se sentir

sans origines [p.16] ». De l’originalité burlesque du premier fragment n’y est plus

question, en effet, originalité en soi est en cause. Rigaut a, pour ainsi dire, ‘enlevé’ alors

son couvre chef : « l’entonnoir de gramophone ». Dans quelques lignes il esquisse le

sentiment de non originalité et le sentiment de désarroi qui en résulte.

122 Erich FROMM, The Fear of Freedom, London, Kegan, 1942, p. 225.123 Martin KAY, Écrits, p. 236.

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Le thème d’originalité occupe une place centrale dans la rédaction de Propos

Amorphes et il constitue la partie métaphysique de la pensée de Rigaut. Originalité est

étroitement lié à authenticité. Qui veut être authentique doit, en quelque sorte, être

fidèle à ses sentiments originaux. Mais si l’originalité des sentiments est mise en

question, l’authenticité devient une affaire paradoxale.

Dans Propos Amorphes, le sentiment d’être ‘sans origines’ est traité dans le sens

littéral de déracinement. C’est que le mot « entonnoir » employé dans le premier alinéa

pour désigner un couvre-chef, retourne dans le deuxième pour prendre la signification de

‘concavité’ ou ‘cratère’. Car après avoir constaté son « orgueil amer de sentir sans

origine», Rigaut poursuit : « Creux comme un mirliton, je circule à l’incertaine poursuite

de tout ce qui pourrait remplir cette concavité. [p.16] » Il se peut que la concavité

désignée soit celle produite par exemple par un obus. La concavité, ou le vide, est utilisé

burlesquement dans le premier fragment, mais prend le sens d’un vide à remplir dans le

deuxième. Rigaut est dans son optique une espace négative.

Mais le sens du déracinement est encore plus littéral dans l’alinéa qui suit. Rigaut

constate: « Mon ventre est intact. Je n’ai pas de nombril, pas plus qu’Adam. [p. 15] »

Apparemment Adam est considéré comme un frère. Il n’a pas non plus d’origine parce

qu’il est le premier homme sur terre. La marque de distinction des deux hommes est

l’absence du nombril. Cette absence fait d’eux des hommes ‘intacts’ et, par conséquent,

des hommes ‘pures’ et ‘parfaits’ 124 parce qu’ils ne sont pas marqués par la cicatrice de la

naissance.

Derrière l’image du « ventre intact » se cache une philosophie de Rigaut

de l’existence idéale. Rigaut ne l’élabore pas pour autant exhaustivement. Dans quelques

réflexions125, néanmoins, Rigaut esquisse les grands traits de sa philosophie que nous

appellerons pour l’instant une philosophie du ‘non-être’. Ces réflexions sont assez

cryptiques au premier abord, mais en les examinant de plus près, et en les comparant

aux idées du philosophe français Jankélévitch sur ce sujet, elles révéleront leur sens

concret.

Ce sentiment de n’avoir pas d’origine, Rigaut le met en rapport avec une vie

parfaite. Les notions ‘commencement’, ‘fin’ et ‘perfection’ sont liées l’un à l’autre par

l’idée qu’une existence sans origine n’a pas de commencement, ni par conséquent de fin,

et sera alors une existence ronde et parfaite. Voilà comme il l’exprime: « Inconcevable le

commencement ; d’où cet amour ces choses rondes. On est tenté de voir la perfection là

où il n’y a pas de commencement. [p. 95] »

Nous retrouvons l’inconcevabilité du commencement aussi chez Patchogue, mais

alors en tant que « proposition inacceptable ». Elle est une indication de la conception de

124 Il se peut que cet état ‘intact’, symbolisé par le temps d’avant la chute, est aspiré par Rigaut parce que l’homme n’avait pas encore pris conscience du bien et du mauvais et vivait alors naïvement.125 Kay les a réunies dans une section à part qu’il nomme « commencement, fin », ses deux mots figurant dans chacune de ces réflexions.

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la vie nihiliste de Rigaut. Dans son optique, aucune action n’a de sens. Car action signifie

commencement et tout commencement, dit-il, est inconcevable. L’écrivain s’explique:

« Aucun commencement ne peut satisfaire ; c’est aussi parce qu’un esprit un peu

honnête marche à reculons, part de la fin qui, elle, est légitime. [p. 95] » C’est dire

qu’avancer n’est pas légitime et que seul le recul peut l’être. En réalité, la fin est conçue

comme la fin ultime : la mort. La mort serait alors légitime, mais pourquoi ?

Si nous retraçons le fil de sa pensée, nous pourrons supposer que la fin ultime est

‘légitime’ parce qu’elle est l’unique donnée, l’unique vérité de l’existence humaine. Elle

ne peut être niée. Dans le raisonnement de Rigaut elle remplace toutes les fins, toutes

les illusions, et tous les buts. La mort qui attend à la fin rend toutes les actions et les

ambitions d’emblée futiles, insensées. Rigaut n’explicite pourtant pas son nihilisme. Une

seule réflexion qui y réfère est : « Il n’échappe à personne que l’adage ‘Tous les chemins

mènent à Rome’ est une sorte de calembour, Rome ne pouvant signifier que Mort, qu’on

a retourné. [p. 91] » Dans son témoignage dans le procès Barrès, Rigaut est plus

explicite : « Il n’y a rien de possible ». Edmond Jaloux remarque que Rigaut était

« souverainement intelligent126 », trop intelligent en fait pour se faire des illusions sur la

vie. Jaloux constate dans le même article : « A un certain degré de clairvoyance, la mort

seule est possible. Tout ce qui existe ne réussit à le faire qu’en s’appuyant sur une part

de rhétorique ou de jonglerie. » Rigaut ne faisait pas de jonglerie, il n’admet pas d’autre

vérité que celle de la fin ultime.

Il n’est pas étonnant que Rigaut regrette en quelque sorte d’être né. Le nombril

est le signe du commencement de la vie humaine: « Dupe de mon nombril, où je me

permets de voir un commencement. [p.96] » Il désigne le commencement d’une vie avec

toutes ses nécessités et choix. Il existe dans l’œuvre de Rigaut toujours ce désir d’une

perfection de l’existence, donc sans nécessités et sans choix, et sans la conscience de

ceux-ci. Le saut à travers le miroir exprime ce désir, du même que son ébauche inédite

Récapitulation, où le héros Clamacor était mort « de s’être voulu arracher le

nombril [p.19] ». L’existence parfaite n’est alors guère distinguable de l’inexistence.

Ses premiers propos publics, Rigaut les a baptisé « amorphes ». Son existence

idéale est, paraît-il, aussi amorphe. Il la dépeint ainsi :

Je recommence. C’est comme si j’étais seul au monde. Événements de moi

seul nés, de moi seul visible ; la glace en oublie de refléter mon image. Nu,

jusqu’à avoir perdu chair, os et toute consistance. Baignant sans effort (non

pas au cœur d’un pauvre Rigaut) au cœur des choses. [p. 15] 127 

Cet état parfait est dépourvu de conscience et de mouvement. Une existence qui ne

présente pas les propriétés d’une existence humaine. Elle est sans consistance, donc

126 Edmond JALOUX, « Sur les Papiers Posthumes », Les Nouvelles Littéraires, 1934, in Écrits, p. 210.127 Ce passage suit les deux alinéas d’esprit dadaïste qui sont l’ouverture de sa première publication, les mots « Je recommence » sont symboliques pour ce désir de renaissance.

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amorphe, sans glace ni monde autour, donc inconscient, sans gravité, donc immobile.

Proprement dit, c’est un état sans conscience rationnelle:

M’y voici. J’y suis. Ici au sein de cette conscience, j’emplis mes poumons

d’un oxygène consumpteur mais qui rend l’air, ailleurs, irrespirable. Hors de

cette pureté tout est égal, toutes valeurs égales et il n’importe pas que je

sois ministre ou portier. [p. 15]

L’existence idéale est parfaite. Qui plus est, elle peut seulement être conçue dans l’esprit

et elle est alors une existence spirituelle. C’est une existence qui n’est qu’essence et elle

est impossible à réaliser. Pourtant elle ne perd guère de son attrait au cours de sa vie.

Cette pureté implique que l’expérience de la vie serait une corruption. Quant à Rigaut, il

demeure homme. Il n’y a pas moyen de vivre dans la pureté dépeinte dans Propos

Amorphes.

Toutefois, il est vrai que Rigaut a l’impression que sa vie est amorphe et abstraite,

impliquant par ces mots que sa vie suit son cours malgré lui. Autrement dit, il demeure

spectateur dans sa propre vie. La rupture, ou le détachement, entre lui et la vie, Rigaut le

constate à maintes reprises: « Le plus soigneusement que j’examine mes souvenirs, je ne

découvre à aucun moment que j’aie fait quelque chose. De ce verbe orgueilleux, je n’en

comprends plus le sens. [p. 103] ». Et : « Pourquoi, de toutes les choses qui me sont

arrivées, est-ce celle-là où ma participation est rigoureusement nulle, que je me rappelle

le plus souvent ? [p. 110] ». Sa vie est comme une toile faite de peinture résistante. Il

n’arrive pas à se dépeindre, à laisser des traces.

Une des Lignes, publiée dans la revue américaine The Little Review qui autrement

serait restée obscure, s’éclaire en vue du manque de ‘familiarité’ que Rigaut a avec la vie

et les choses passées : « Je n’ai jamais ri qu’en riant, c’est une maladie de la mémoire. »

[p.82]. Inversement, la vie n’arrive pas non plus à s’imposer sur lui. Il se plaint à Simone :

« Il ne m’est évidemment rien arrivé de sensationnel. Les événements se fichent de

moi. [Lettre dd. fin 1917, p. 160] » C’est bien sûr une expression d’ennui inné, dont nous

reviendrons plus loin.

Le rond, objet de son amour, symbole du vide et du cycle, est comme le logo

spirituel de Rigaut. L’abstraction de sa vie en est le caractère principal : « Je ne me sens

vivre qu’à partir de l’instant où je sens mon inexistence. J’ai besoin de croire à mon

inexistence pour continuer à vivre. [p. 99] ». Ceci vaut aussi pour son concept de

‘personnalité’. Il se sent aussi vide que le chiffre ‘nul’. Au sens propre ainsi qu’au sens

figuré. La métaphore appropriée qu’il emploie pour désigner son caractère abstrait est le

signe chimique de l’eau:

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Je prononce mon nom, je dis je et j’évoque aussitôt un personnage à vrai dire

aussi fantomatique / abstrait / arbitraire, que l’eau se reconnaît dans le signe H2O,

plutôt que sous forme de grêle, de torrent, etc. [p. 99]

Maintes sont les endroits où il réfère à lui-même comme un « personnage » au lieu d’une

« personne ». Il ressentit lui-même donc véritablement comme quelqu’un sans

dimensions personnelles, comme un « personnage fantomatique ». Aussi transparente,

inodore et amorphe que de l’eau.

Si nous poussons plus loin cette comparaison avec l’eau en reliant ses prémisses

philosophiques qu’il est seulement légitime de reculer partant de la fin, nous pouvons

supposer qu’il aspirait circuler naturellement vers son origine comme l’eau d’une rivière

coule toujours vers la mer, son point de départ. C’est le désir de relier de façon naturelle

le commencement et la fin.

C’est dans le sens de désir de parfaire le cycle de la nature, qu’il faut comprendre

l’un des ses aphorismes caractéristiques : « Je serai mon propre savon [p. 87] ». Rigaut,

au lieu de terminer sa vie, désire plutôt s’effacer. Mais est-ce que l’homme peut choisir

de ne pas être, comme Rigaut le désire? La question si l’homme a un choix d’être ou de

ne pas être a été exprimée par le philosophe français Vladimir Jankélévitch qui baptise ce

dilemme un dilemme de détermination, détermination signifiant le choix de se consacrer

à la vie. Il le verbalise ainsi :

C’est le cas de le dire, toute détermination est une option, et par

conséquent une négation. Ici il faut choisir : ou bien être en fait, et n’être ce

que l’on est, ou être infiniment, à condition de n’être plus rien. De là notre

trouble et notre amertume. Dieu seul, peut-être, n’aurait pas à choisir, et

c’est même en quelque sorte sa définition que d’être ensemble l’infini et

l’effectif, l’essence et l’existence.128

Ceci fut le dilemme de Rigaut. Le « sans origine » de Rigaut égale le « sans

détermination » de Jankélévitch. Son désir d’être sans origine, suppose que Rigaut a

choisi l’option non d’être mais d’« être infiniment ».

Que de l’amertume entre dans ce choix, la proposition « L’orgueil amer » le

souligne. Détermination, selon Jankélévitch, signifie choisir de « n’être ce qu’on est » et

se satisfaire de ce qu’on est. L’orgueil de Rigaut est provoqué par le fait que Rigaut

se sent élevé au-dessus de la nécessité de détermination. Mais il est « amer » parce que

qu’il signifie, dans les mots de Jankélévitch, qu’on n’est plus rien. L’indétermination est

amère parce qu’elle promet au premier abord une vie infinie, mais se révèle évidé. Dans

les mots de Rigaut: « tout ce bouffi sonne creux. »

128 Vladimir JANKÉLÉVITCH, L’Aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Montaigne, 1963, p. 88.

39

Page 40: Jacques Rigaut  - Une introduction à la vie et à l’œuvre d’une légende surréaliste

En terminologie, il y a de nombreuses analogies entre Jankélévitch et Rigaut ;

l’amertume est l’une d’eux. De plus, les deux auteurs impliquent tous les deux Dieu dans

leur raisonnement, et pour la même raison. Rigaut dit dans une réflexion, en presque les

mêmes mots que Jankélévitch, que ce dilemme humain de détermination ne se présente

pas pour Dieu: « Dieu soi loué, il n’a pas à choisir ou à préférer. Il ne peut s’agir de

reprendre ce que j’ai dit ou fait hier, ni d’être ceci plutôt que cela, mais d’être tout ce que

je suis. [p. 151] »

Néanmoins, Rigaut ne peut pas se débarrasser du dilemme. Il n’est pas Dieu, il a à

choisir et à préférer, à faire une interprétation de sa vie. L’interprétation ou la

détermination en soi est le problème vital. Car choisir implique penser, et penser amène

le doute. Le doute rend le choix plus difficile. Au procès Barrès Rigaut développe:

« L’intelligence mène inévitablement au doute, au découragement, à l’impossibilité de se

satisfaire de quoi que ce soit. [p. 28] » Sa phrase répétée à plusieurs reprises « L’envers

vaut l’endroit. [p. 60] » est une expression de la même pensée.

Le choix pour lui est une chose arbitraire : « Dans aucune circonstance, de

quelque façon que j’aie réagi, je ne pense que j’aurais pu réagir d’une façon tout à fait

opposée. [p.110] ». Le doute marquant tout ce que Rigaut fait, le réduit, dans son

optique, à un personnage arbitraire. Apparemment, Rigaut essaye bien de se déterminer,

toutefois sans y arriver. Que cette indétermination de sa personne ne lui était pas

indifférente, et qu’elle était même la cause d’un certain désespoir, ce passage,

griffonnais hâtivement par Rigaut sur un bout de papier, le souligne :

De tout ce que j’ai pu faire, avec indolence ou avec vivacité, je n’aperçois

rien qui n’ait pu être absolument différent, rien qui vienne de moi-même

poussé par un esprit de fatalité et qui eût révélé le caractère authentique de

mon personnage. J’aurais toujours pu agir autrement et rester le même. [p.

110, 111]

L’indétermination de Rigaut envers sa vie et sa propre personnalité se révèle proprement

dans ce qui devait être sa première histoire raffinée Lord Patchogue. Hors le fait qu’il

n’est pas arrivé à mettre à terme cette histoire (fait représentatif pour l’ambiguïté de son

ambition littéraire), la perspective même dans cette histoire est un facteur ambigu. C’est

que le point de vue n’est pas fixé. Les fragments sont alternativement écrits dans la

première et la troisième personne singulière, cédant la parole tantôt au protagoniste

tantôt au narrateur. Au fur et à mesure que l’histoire progresse ses deux voix deviennent

interchangeables. Il en va de même dans l’intrigue de l’histoire, où Patchogue cède sa

voix à celle de son image. Ce manque de choisir un perspectif fixe de l’écrivain Rigaut

représente en quelque sorte le manque de régie de Rigaut sur sa propre vie.

Il y a une grande barrière entre Rigaut et le spectacle de la vie. Il n’est pas

intégré dans le monde autour de lui. L’aspiration de devenir aussi immobile qu’un objet,

de devenir chose entre les choses s’explique aussi comme expression du désir

40

Page 41: Jacques Rigaut  - Une introduction à la vie et à l’œuvre d’une légende surréaliste

d’intégrité. En effet, la désintégration est causée primordialement par la conscience qu’il

a de cette désintégration. Cette idée est exprimée clairement dans Lord Patchogue.

Patchogue doute de son existence parce que son reflet dans le miroir en est un rappel

continu.

L’idée que la conscience de l’homme cause de l’éloignement envers le monde qui

l’entoure, est élaborée amplement par Albert Camus une décennie plus tard. Chaque

homme, remarque Camus dans Le mythe de Sisyphe, est tôt ou tard confronté à

l’absurdité de la vie qui est « Ce divorce entre l’homme de sa vie, l’acteur et son

décor129 ». Rigaut quant à lui semble profondément atteint par cette absurdité, absurdité

rendue encore plus absurde parce qu’on en est conscient. Ces mots de Camus auraient

pu être prononcés par Patchogue posé devant le miroir: « Et qu’est-ce qui fait le fond de

ce conflit, de cette fracture entre le monde et mon esprit, sinon la conscience que j’en

ai ?130 ». Le désir de s’intégrer dans ce monde duquel on se sent séparé est souligné par

Rigaut dans Propos Amorphes, et reconnu et expliqué ainsi par Camus:

Si j’étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un

sens ou plutôt ce problème [si la vie a un sens] n’en aurait point car je ferais

partie de ce monde. Je serais ce monde auquel je m’oppose maintenant par

toute ma conscience et par toute mon exigence de familiarité. Cette raison

si dérisoire, c’est elle qui m’oppose à toute la création.131

L’immobilité est, hors de l’amorphisme, une caractère de l’existence ‘de chose’ à laquelle

Rigaut aspire : « Fatale, valide et légitime Immobilité […] Moi le plus bel ornement de

cette chambre aussi vivant que la lampe et que le fauteuil ! [p.15] ». Dans le désir de

cette existence, Rigaut fait, semble-t-il des essais de s’objectiver soi-

même: « L’immobilité des objets me fascine. Je regarde le fauteuil jusqu’à me prendre

pour lui. Erreur tout mouvement. [p.100]132 »

Pour Rigaut la conscience fut une prison. Par moyen de son alter ego Patchogue il

essaye fictivement d’ébrécher cette captivité. Dans l’histoire fictive le saut à travers le

miroir n’est aucun recours. Le saut ne change pas essentiellement son existence. A quel

point sa conscience fonctionnait comme une prison, est apparent dans ce passage :

Je tiens pour ma plus cruelle disgrâce une triste disposition : impossibilité de

me perdre de vue si j’agis. Non que j’aie comme un particulier contrôle,

maîtrise de moi-même, mais je me vois agir ; j’ai sans cela une espèce de

glace et tout sorte de baromètres et autres compteurs où je lis ma

129 Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde. Paris, Gallimard, 1998, p. 20.130 Ibid., p.76.131 Loc. cit.132 Possiblement ces états de dépersonnalisation peuvent être provoqués par méditation, nous supposons qu’ils peuvent aussi être provoqués par les drogues, telles que l’héroïne, ou l’opium ; drogues que Rigaut avait dans les dix dernières années de sa vie l’habitude d’abuser.

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température, mon ennui ; mon nom est sans cesse écrit devant moi avec les

cinq ou six graphiques les plus caractéristiques – que je crois tels – de mon

personnage […] Je n’ai jamais perdu connaissance. [p. 175]

Sa conscience est à la fois conscience morale et conscience de soi. Elle est

manifestement présente dans l’esprit de Rigaut. Cette conscience est cultivée et

analysée dans ses écrits, elle en constitue même l’une des particularités distinctives.

C’est justement ce détachement avec sa personne et l’analyse de soi-même que Martin

Kay loue: « l’extraordinaire distance avec soi-même, avec les autres qui semble marquer

son œuvre d’une indifférence souveraine.133 » Bien que cette indifférence soit sa marque

de distinction, elle est aussi un problème insurmontable.

Il n’est pas étonnant que Rigaut dessine le miroir, symbole de cette conscience

cultivée, comme « la prison la plus authentique ». La prison est authentique d’abord

parce qu’elle est ‘naturelle’. La conscience fait partie de tout homme, et tout homme y

est l’unique propriétaire. Nous ne pouvons pas l’attribuer à quelqu’un d’autre. De plus, la

prison est authentique car elle constitue le cadre de notre identité. « Les glaces, dit

Rigaut, sont faites pour rappeler à chacun son identité [p.51] ». Il en résulte que la

conscience est une prison authentique car elle est indissociablement liée à soi-même.

2.4 L’ennui et le dilemme ‘être ou ne pas être’

L’absurdité et le doute d’authenticité sont complétés par un dernier sentiment

élémentaire, dont Rigaut fait mention dans Propos Amorphes : le sentiment d’ennui,

accompagné d’un sentiment de médiocrité. Le fait qu’il se considère comme raté est

mentionné, nous l’avons vu, dans la correspondance avec Simone Kahn. Son ennui est un

sentiment prépondérant, qui l’affect depuis sa jeunesse et qui décide attitude et ses

activités. Jankélévitch décrit l’ennui de façon philosophique dans L’Aventure, l’ennui, le

sérieux :

L’ennui, laissant à vif notre existence, nous découvre le point précis où Être

et Non-Être s’identifient : Être parce que jamais notre durée n’a été plus

spacieuse ni notre existence plus ample et plus volumineuse : et Non-Être

parce que tout le bouffi sonne creux. En somme l’alternative de Hamlet est

un dilemme, - car être ou n’être pas, cela revient au même ! Tandis que la

conscience cartésienne, dans l’acte même de douter, éprouve le plein, […]

133 Martin KAY, Écrits, p. 10.

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de toute négation, la conscience ennuyeuse, gonflée de non-être, éprouve

plutôt l’inanité de ce qui devait être l’affirmation la plus positive.134

L’indétermination domine la pensée de Rigaut, en tant que sujet de sa pensée et en tant

que trait fondamental de sa nature. Le même genre d’indétermination rentre en jeu dans

le sentiment d’ennui. En réalité, l’ennui est l’expression de ce sentiment indéterminé qui

se trouve entre être et non-être, selon Jankélévitch. L’ennui, et son antonyme, le plaisir,

sont les thèmes principaux des deux textes d’envergure que Rigaut publie pendant sa

vie : Je serai sérieux comme le plaisir et Roman d’un jeune homme pauvre. Lord

Patchogue est le modèle de ce que Jankélévitch appelle « une conscience ennuyeuse ».

Rigaut considère l’ennui à l’origine de son existence ou non-existence en affirmant:

« L’ennui est l’état pur ». Qu’est-ce que l’ennui? Qu’est-ce qu’une conscience ennuyeuse?

Pourquoi l’ennui est-il pour Rigaut l’état pur  et comment le sentiment d’ennui

correspond-il à la philosophie du non-être et à la conscience morale de Rigaut ?

D’abord, l’ennui est le manque d’envie. C’est le sentiment qui reste quand il n’y a

plus d’autres sentiments ou émotions. Mais la « conscience ennuyeuse » est atteinte d’un

manque d’envie au sens plus large. Elle est le constat que Rigaut fait à propos de

Patchogue qu’il « n’a pas envie d’avoir envie [p.58] ». Cette phrase trahit somme toute,

le désir ne pas avoir envie de vivre. Si le dilemme de détermination se présente à tout

homme, comme Jankélévitch l’atteste, l’ennui se présente à celui qui ‘choisit’

l’indétermination. L’ennui se présente à celui qui ne choisit pas, ou qui choisit de ne pas

choisir, comme Rigaut.

La relation entre l’ennui et l’indétermination est ainsi établie par Jankélévitch.

L’ennui est « le plus indéterminé des sentiments, ou mieux l’indétermination elle-même

faite sentiment135 ». L’ennui est donc le ressentiment physique du dilemme philosophique

d’être ou non-être. Il est, plus précisément : « le point précis où être et non être

s’identifient. » Chez Rigaut ce dilemme constitue son dilemme personnel. Toutes les

caractéristiques sommées par Jankélévitch comme étant expression d’une conscience

ennuyeuse sont manifestes dans les écrits de Rigaut. La conscience ennuyeuse est

« gonflée de non-être » chez Jankélévitch et « concavité » ou « bouffi » chez Rigaut. Ses

écrits sont en somme les résonances d’une conscience profondément ennuyeuse. Faisons

l’inventaire des principales caractéristiques de l’ennui.

L’ennui, en tant que maladie, n’est pas un état passager, au contraire, il est latent,

se maintient et son origine reste obscure. Il est « la cause de ses propres causes !136 »

selon Jankélévitch. Dans les lettres que Rigaut écrit pendant la guerre, ses premiers

témoignages littéraires, Rigaut fait constat d’ennui. Il résume : « Je m’ennuie, je me

trouve ennuyeux, je subis mon ennui ; je crois bien que je suis raté. » Même en plein

guerre, il soupire : « Il n’arrive rien. ». Quelques années plus tard, dans la période dada, il

134 Vladimir JANKÉLÉVITCH, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Montaigne, 1963, p. 115. 135 Vladimir JANKÉLÉVITCH, op. cit., p. 72.136 Ibid., p. 17.

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rédige un court texte à propos de son enfance, dans lequel il reconnaît justement que

l’ennui est la cause d’ennui, qu’il est intrinsèque, sans avoir de cause évidente: « On

distingue mal à quels accidents ou à quelle absence d’accidents, on doit de le retrouver à

la vingtième année, languissant, veule, en butte à on ne sait quelle espèce d’ennui

autogène. » L’ennui est conçu comme une maladie, autogène donc fatale, bien avant que

sa vie puisse commencer.

Une exclamation comme celle citée antérieurement : « Les événements se fichent

de moi » est l’exclamation d’une conscience ennuyeuse. Pour les ‘événements’ valent

peut-être les mêmes propos que Jankélévitch exprime au sujet de la notion philosophique

de l’instant, à savoir qu’ils entretiennent «  le courant du devenir137 ». Les instants, et les

événements, sont alors la « mutation » de la vie. Sans événements, la vie se présente à

Rigaut comme une entreprise monotone de laquelle il ne fait pas partie.

Les analogies entre les propos de Rigaut et Jankélévitch au sujet de l’ennui et de

l’indétermination personnelle, sont frappantes. Nous sommes emmenés à considérer

Rigaut comme l’« homme de l’ennui », de Jankélévitch. Il convient de citer intégralement 

la description de Jankélévitch de cet « homme de l’ennui » car elle ressemble tellement à

les constats que Rigaut fait chez soi-même:

L’homme de l’ennui ne se voit plus au centre d’un espace à trois dimensions

[…], le moi lui-même a cessé d’être ce centre perspectif privilégié,

incomparable, dont les moindres déplacements bouleversent les proportions

du monde visible ; il se sent chose entre les choses, corps indifférent parmi

d’autres corps, et sur le même plan, et sans nulle promotion personnelle ; il

n’est plus ce sujet intérieur à soi qui détient, en face de la nature entière, un

système de référence absolu. Et pourtant, ironie du sort ! il garde une

conscience pour souffrir et pour se voir ainsi réintégré dans le droit commun

de l’existence universelle. Redevenir chose…passe encore ! mais pourquoi

faut-il qu’il le sache ? pourquoi cette conscience superflue ? 138

D’abord la description « le moi lui-même a cessé d’être ce centre perspectif

privilégié » semble très approprié pour désigner le ‘moi dépersonnalisé’ de Rigaut

qui se voit sur le même plan que les objets. Aussi les propos suivants

antérieurement cités de Rigaut: « je n’aperçois […] rien qui vienne de moi-même

poussé par un esprit de fatalité et qui eût révélé le caractère authentique de mon

personnage » renvoient-ils à la perte de ce centre perspectif privilégié. La

description de Jankélévitch néanmoins souligne encore l’effet dépersonnalisant de

cet état objectif de l’ennui.

137 Ibid., p. 59.138 Vladimir JANKÉLÉVITCH, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Montaigne, 1963, p. 133.

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Si familier que soit ce sentiment de l’ennui, et du néant soit, il demeure un

sentiment qui n’est pas ‘naturel’. Rigaut au moins reconnaît qu’il y a de l’ironie

dans la familiarité du néant. Il le verbalise ainsi : « Un néant familier, ôtez votre

pelure, vous êtes ici chez vous. [p.118] » Quand Patchogue est disparu derrière la

glace et il n’y a plus de possibilité de retourner à la bonne côté du miroir, il

remarque ironiquement : « Jamais je ne me suis senti si naturel. [p.64] » De plus, la

parole d’une jeune américaine, peut-être sa femme Gladys, évoqué avec

admiration à propos d’un ami « He’s so impersonal [p. 132] », allait au cœur de

Rigaut, déclare-t-il.

Néanmoins Rigaut peut bien se moquer de son manque de personnalité,

dans ses manuscrits il se défend parfois de son attitude qui passe, apparemment,

comme affecté : « On me le reproche assez, je manque de naturel. Tant mieux si je

manque de naturel ; je ne suis affecté non plus, mais je me demande ce qu’il faut

faire. [p.107] » Sans doute est-il trop conscient de ses actions pour une présence

‘naturelle’, mais pour lui sa contenance est, forcément, ‘naturelle’.

Si ce n’est pas coquetterie qu’on peut lui rapprocher, au moins ce serait de

l’ironie. Jacques Porel l’a entrevu. A propos de son ami Rigaut il dit : « Il n’arrivait

pas à prendre son aventure au sérieux.139 » Dans Propos Amorphes, Rigaut conclu

amèrement ce que son attitude de détachement lui a apporté:

Me suis-je assez moqué des mots « cœur » et « âme » pour découvrir avec

pâleur, un beau matin, qu’il ne m’en restait plus ! Je n’imagine rien d’aussi

sec que moi. Je ne tiens à personne ni à rien. Je n’attends rien. […]

Il n’y plus aucune vie en moi. En dehors de l’ennui je ne me trouve pas, je

n’ai pas de place. [p.16]

Il n’est pas étonnant que Rigaut fût considéré comme le dit son ami Man Ray

« dandy entre les dada140 ». Man Ray était d’opinion que Rigaut était beau dans la

mesure qu’il aurait pu devenir une vedette du cinéma. Le jour d’une rencontre, il

décrit Rigaut ainsi: « Comme toujours il était impeccablement vêtu : des vêtements

bien coupés, un feutre foncé, un col blanc empesé, et une cravate au dessin

discret.141 » Mais la différence entre lui et un dandy est que Rigaut garde une

conscience (morale) vis-à-vis de lui-même. Il se rend conscient de sa contenance,

son ennui. Il griffonne un avertissement face à l’homme qui s’ennuie:

« Imprudence : l’homme qui bâille devant sa glace. Qui des deux se lassera de

139 Dans ses mémoires Porel se rappelle ces mots qu’il prononçait à Rigaut quelques jours avant le suicide de celui-ci « Encouragé par la gaieté de sa chambre, la majesté des arbres entrevus par les fenêtres, je tâchai de lui prouver qu’il fallait être sérieux, que Jacques Rigaut n’avait plus le droit de se moquer de Jacques Rigaut. » Fils de Réjane, in Écrits, p. 201. 140 Man RAY, Belicht geheugen, Amsterdam, De Arbeiderspers, coll. Privédomein, 1996, p. 261.141 Notre traduction. « Zoals altijd was hij volmaakt gekleed : goed gesneden kleren, een donkere vilthoed, een witte gesteven boord, en een das met onopvallend dessin.” Man RAY, op. cit., p. 261.

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bâiller ? [p. 51] » Certainement est-il imprudent de manifester une telle indifférence

face à lui-même. Rigaut reconnaît un danger dans le pratique de ne pas s’accorder

d’intérêt. Ce n’est pas le seul commentaire ‘éthique’ qu’il s’adresse.

Lord Patchogue cherche la réponse au dilemme d’ordre éthique : comment

mener une vie en accordance avec une nature qui est détachée de cette vie?

L’authenticité de ce désir de vivre moralement est exprimé par Patchogue par la

phrase : « Je suis un homme qui cherche à ne pas mourir. » Une phrase qui résonne

dans l’oeuvre de Rigaut. Elle implique qu’il fait tout ce qui est dans son pouvoir

pour essayer de vivre. Si vivre est réduit à essayer de ne pas penser à la mort.

Alors la remarque de Jacques-Émile Blanche que « L’idée morale harcelait

Rigaut142 » paraît bien justifiée. Le vocabulaire de Rigaut en témoigne: doute de la

« légitimité » de son existence, doute de la « sincérité », la « pureté » du non-être,

la « lâcheté » de Patchogue, etc. Trouver une réponse à ses doutes morales est une

obsession. Une phrase de Rigaut qui appartient à la tradition orale résume sa

préoccupation: « Je suis un personnage moral [p.83] ». Il entend par là qu’il a beau

être un personnage, mais un personnage doté d’une conscience.

L’ennui implique aussi dans le point de vue de Rigaut une défaillance

humaine. Rigaut néanmoins se distingue par l’ennui. Avec ironie et perversité, il fait

comme Lord Patchogue « de la lâcheté une vertu », et il en va plus loin. Rigaut

qualifie l’ennui « la vérité, l’état pur ». L’ennui, explique-t-il, est le seul état affectif

qui est « légitime ». Tous les autres états affectifs sont provisoires et

« réversibles », à part l’ennui, car : « L’ennui crée le besoin de l’ennui. Ennui

légitime. [p. 92] » Il en va plus loin en disant que « C’est à l’ennui qu’on reconnaît

un homme ; c’est l’ennui qui différencie un homme d’un enfant. [p. 92] » L’ennui

est pur et légitime dans son éthique.

Dans les notes, Kay a ajouté un passage dans lequel Rigaut développe

encore son idée sur l’ennui. Rigaut l’écrit probablement dans la période dada. Il

explique l’effet salutaire de l’ennui :

L’ennui met en marge de la vie plus que l’ivresse, autant que le

sommeil. C’est une façon de perdre connaissance, et au moins de

perdre provisoirement la connaissance du personnage qu’on est à tous

les autres moments de la vie. [p.265]

Tout comme l’état amorphe décrit dans Propos Amorphes est agréable, l’ennui l’est

aussi. Justement par le fait que la connaissance, la conscience est débranchée.

Vraisemblablement l’état visionné dans Propos Amorphes est une vision poétique

de l’ennui. L’ennui, pour Rigaut, est aussi pure parce qu’il lui rend inconscient et

indifférent face au monde et face a lui-même. C’est cette indifférence qui est une

142 Jacques-Émile BLANCHE, op. cit., in Écrits, p. 203.

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grâce en tant que état vécu mais une imprudence quand il y songe

rationnellement.

L’ennui en tant qu’indicateur d’une existence ‘adulte’ dans les yeux de

Rigaut, revient dans le texte inédit Madame X. L’ennui paraît une façon de

s’identifier à l’autre:

Comme certaines personnes sont rassemblées par leur amour commun pour

Debussy, les voyages ou les tailleurs anglais, et aussi comme certains

hommes aiment les blondes out détestent les Juifs, je suis sensible aux gens

qui s’ennuient. L’ennui et la neurasthénie, que je ne suis pas prêt à

confondre, me plaisent au même titre qu’une grâce morale ou physique.

Lorsque je dis d’une personne « c’est quelqu’un qui s’ennuie bien », c’est

que je veux en faire l’éloge et lorsque je demande : « Est-ce que cette

personne s’ennuie beaucoup, je veux faire entendre « Croyez-vous que

cette personne me plaira ? ». [p.124]

L’ennui serait alors « grâce morale », et même « physique ». L’ennui est salutaire parce

qu’il est un sentiment « autogène », donc naturelle. L’ennui excuse l’homme qui se lasse

des nécessités de la vie. La vie est dépourvue de sens mais le constat suffit. C’est que

l’ennui est un vide qui est suffisant en soi. L’ennui est à la fois tout et rien, et comme dit

un autre auteur d’aphorismes, Émile-Michel Cioran : « [l’ennui] convertit la vacuité en

substance, il est lui-même vide nourricier.143 » En ceci l’ennui peut être une grâce.

Jankélévitch quant à lui réfère à l’ennui comme à une maladie, ou bien mal du

néant :

Invisible maladie qui tient simultanément de l’être et du non-être ! Blessure

illusoire, absurde et inexplicable dont il n’y a rien à dire, puisqu’elle est, par

définition, le mal du néant.144

L’ennui et le néant, Rigaut les met aussi sur le même plan, sans qu’il y ait pour autant

d’indulgence dans le ‘néant’. Il n’en fait pas de poèmes, il le prend en considération. Il

emploie le mot avec réticence, et à deux occasions seulement. Dans Son Enfance il

écrit à propos de lui-même: « La contemplation du néant (il s’excusait avec une gentille

rougeur aux joues d’avoir recours à de pareils poncifs) l’absorbait. [p.17] » Et dans une

réflexion : « Le néant m’enveloppait aussi sensiblement que l’eau s’ajuste au corps. Ce

n’est pas sans répugnance que j’emploie le mot, néant, écart de vocabulaire chez tout

autre que moi. [p.118] » La réserve quant à ce mot ‘néant’ qu’il considère peut-être

143 Émile-Michel CIORAN, Syllogismes de l’amertume, Paris, Gallimard, « coll. Folio-Essais », 1986, p. 59.144 Vladimir JANKÉLÉVITCH, op. cit., p. 71,72

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pompeux, est une évidence pour son ami Blanche qui reconnaît Rigaut comme « le plus

scrupuleux des jeunes hommes.145 »

Tout de même, que contempler le néant est une affaire fort dépersonnalisante,

c’est ce que Rigaut démontre dans une description d’une « visitation du néant146 » Rigaut

parle d’une « illusion » qui se prend à son corps et supprime un à un ses dix doigts. Il

poursuit :

J’assistais à l’opération comme un témoin insensibilisé, conscient ; une

phrase lue traversa ma mémoire en prenant son sens : Et plus je suis

dépossédé, plus je me possède. Je comprenais la légitimité de toutes ces

soustractions, j’étais dépouillé d’affectations, d’entorses, la pureté n’était

pas loin.

Un bras me fut retiré puis l’autre, une jambe puis l’autre. Ce cœur qui ne bat

que pour moi, disparu. Il ne restait rien et j’étais toujours là.

Mais les empêcheurs de danser en rond font bonne garde ; l’un d’eux se

chargea de tout interrompre. Je dus me lever et je sentis mes deux jambes.

Je jurai et j’entendis un juron breveté. Tout était à recommencer. [p. 117]

Si l’ennui, la contemplation du néant, est une « grâce morale » ce n’est pas avec cette

contemplation qu’il peut remplir sa vie. Il y a une autre chose qui est permis parce qu’elle

peut tuer le temps : le plaisir. Rigaut s’abandonne pleinement aux plaisirs, c’est-à-dire,

« coïts, alcools et stupéfiants – coucheries, bars et fumeries. [p. 17] » Sa vie peut être

considérée comme mondaine et superficiel mais le plaisir en tant que tel n’était pas

frivole pour lui. Il en dit dans Son Enfance : « Il avait pourtant cherché le plaisir, qui […]

dut lui apparaître comme la pierre de touche propre à validifier [sic] la vie. [p. 17] ».

Rigaut révère le plaisir, comme quelque chose de sacrée.

La première phrase de sa deuxième publication en dit long : « Je serai sérieux

comme le plaisir ». Dans ce texte il avoue d’avoir ridiculisé de pas mal de choses, mais

qu’il n’a pas réussi à se moquer du plaisir car: « [le plaisir] se charge bien de vous

rattraper et de vous entraîner, avec deux petites notes de musique, l’idée de la peau et

bien d’autres encore. [p. 22] » Le plaisir est alors la promesse de quelque chose de bon,

d’entraînant. Surtout, le plaisir a la qualité d’accélérer la vie.

Rigaut, d’après Porel, « trouvait que tout dans la vie méritait d’être

accéléré.147 » Porel démontre dans son témoignage sur Rigaut, l’importance de la vitesse

dans sa vie: « Cette vitesse, il la mettait dans tout […] Son rythme était rapide, sa parole

145 Jacques-Émile BLANCHE, op. cit., in Écrits, p. 203.146 Terme employé par Kay, Écrits, p. 117.147 Jacques POREL, Fils de Réjane, in Écrits, p. 198.

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précipitée.148 » Blanche explique que Rigaut fut éphémère dans son apparence, « comme

une ombre, content d’avoir causé une impression d’étrangeté149 ».

Pour se procurer des plaisirs, il lui fallait de l’argent : « je sais les prix des choses,

tous les plaisirs sont tarifés. Consultez la carte. Love to be sold. [p. 25] » Dans le texte

Roman d’un jeune homme pauvre, Rigaut fait l’éloge de la richesse. La vitesse et la

richesse se réunissent dans un symbole : le Rolls Royce.

L’argent des autres m’aide à vivre, mais pas seulement comme on suppose.

Chaque Rolls Royce que je rencontre prolonge ma vie d’un quart d’heure.

Plutôt que de saluer les corbillards, les gens feraient mieux de saluer les

Rolls Royce. [p. 24]

La comparaison de Rolls Royce aux corbillards en dit long à la révérence que Rigaut leur

apporte. Breton remarque à propos de l’amour de la richesse et vitesse de Rigaut : « Il

est toujours question de sauter dans un Rolls Royce, mais qu’on ne s’y trompe pas, en

marche arrière.150 » Ce mouvement de recul correspond avec sa remarque que « tout les

désir s’éloignent de moins en moins de la coquille ». C’est une conception nihiliste de la

vie mélangée au hédonisme.

La révérence de la richesse n’est pas uniquement l’expression du désir de remplir

une vie vide. Sa fréquentation de milieux mondains et sa proclamation de « devenir un

imbécile très riche » étaient aussi une rébellion contre le milieu littéraire. Dans le texte

Roman d’un jeune homme pauvre qu’il publie dans Littérature en mars 1921, il décrit

comment, quand il aura trouvé une fois une voiture rapide, il va écraser les poètes. Il les

avertit : 

Attendez un peu que je sois l’homme le plus riche du monde et vous verrez

qui sera préposé aux ignobles besognes chez moi ! Taisez-vous ! Les

penseurs panseront mes autos ! Riez maintenant ! Ne sentez-vous pas le

mérite de mes millions ; qu’ils sont la grâce ? [p. 25]

Plus loin, il appelle la richesse même : « une qualité morale [p.26] ». Être riche entraîne

avec soi tout un monde de classe, une société dans laquelle règnent, pour n’en citer que

quelques-unes d’une longe liste de qualités rédigée par Rigaut : « les fourrures, la santé,

les jambes, la démarche, les cheveux, la soie [p.26] ». Ce sont ses attributs de la richesse

qu’ils peuvent lui séduire ; et être séduit c’est avancer la mort encore un quart d’heure.

Penser au contraire est « une besogne des pauvres, une misérable revanche [p.24] »,

déclare-t-il dans le même texte. Rigaut se présente alors comme quelqu’un qui ne pense

pas, qui trouve honteux de travailler, et qui ne fait que dormir. Il est vrai qu’il s’y affiche

148 Loc. cit.149 Jacques-Émile BLANCHE, op. cit., in Écrits, p. 206.150 André BRETON, Anthologie de l’humour noir, in Écrits, p. 188.

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comme un dandy, préoccupé avec des choses rigoureusement différentes que ses amis

littéraires. Son comportement ‘mondaine’ évoque alors chez son père littéraire Blanche la

pensée suivante :

Quand il [Rigaut] m’amenait ses camarades dadaïstes, et que je comparais le

visage latin, la tournure américaine de Rigaut, avec les leurs, j’étais conscient qu’il

s’engageait dans une voie qui n’était pas celle de son instinct. Qui l’aurait, Dada,

ou le Ritz ? [p. 205]

Dada ou dandy, après la fin du mouvement dada à Paris, seul le Ritz occupait une place

dans la vie de Rigaut, et il s’abandonne jusqu’à la fin de sa vie dans la mondanité.

Rigaut, dit Desnos, « menait la vie quasi fastueuse d’un fils de famille mais peu

argenté », nous l’avons vu dans le premier chapitre. Il est vrai que Rigaut n’était pas

argenté. Il n’a pas un capital à dépenser. Alors n’est-il peut-être pas étonnant que

posséder un jour un tel capital soit l’objet de ses rêves. La chance de devenir

soudainement le possesseur d’une fortune revient dans plusieurs de ses textes. Retenons

l’exemple de l’inédit E.L. où le personnage E.L. a l’« idée fixe » de trouver un jour un

portefeuille oublié dans un taxi, bien évidemment contenant un somme considérable. E.L.

se livre chaque fois qu’il est dans un taxi à passer ses mains sous les cousins. De plus, il

joue chaque matin aux dés pour déterminer si ce sera le jour où il va trouver la fortune

désirée. Rigaut n’aura jamais une telle fortune et sa vie était, dans ses propres mots, une

forme de « parasitisme 151».

2.5 Rigaut et l’écriture

« J’écris pour vomir [p.150] », proclame Rigaut. Pour Rigaut l’écriture n’allait pas de soi.

Edmond Jaloux, louangeur de l’intelligence de Rigaut, remarque à propos du talent

d’écrivain de Papiers posthumes: « Il ne semble pas que Jacques Rigaut ait eu

naturellement des dons d’écrivain. Ou bien, il a tout fait, par horreur de la rhétorique,

pour n’en tenir aucun compte.152 » En effet, l’aversion de Rigaut à l’égard de l’écriture en

général et l’écriture de soi est trop forte pour développer ses pensées et les transformer

en œuvres littéraires à part entière. Le caractère restreint et fragmentaire de ses écrits

en dit assez long.

Bien que la plupart des lettres publiées dans les Écrits soient brèves et concernent

surtout son ennui sans pour autant être plaintives, il existe une lettre ayant pour objet

l’art de l’écriture et la répugnance qu’elle suscite chez Rigaut. Dans cette lettre destinée

à Simone il lui demande de lui envoyer un questionnaire sans lequel il ne pourrait être à

151 A la question posée par Breton pendant le procès Barrès, comment Rigaut, en condamnant tout, fait pour vivre, Rigaut répond : « Vivre au jour le jour. Maquereautage. Parasitisme. », Écrits, p.28. 152 Edmond JALOUX, « Sur les Papiers Posthumes », Les Nouvelles Littéraires, 1934, in Écrits, p. 213.

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l’aise quant aux propos qui touchent à sa propre personne. Simone lui répond en

proposant une autre solution : tenir un journal intime. Rigaut à son tour s’interroge sur les

raisons pour lesquels les gens s’intéressent autant à leurs propres mots. Il déclare que

pour lui le ‘moi’ a peu de valeur: « Ce n’est pas de la modestie, mais j’ai horreur de me

mettre en valeur par une abondance, une ‘uniquité’ de ‘Je’ et de ‘Moi’ [p.164]. » Et il

poursuit plus loin : « Et j’étends stupidement mon peu d’importance à tout ce qui

m’entoure. » C’est bien sûr pour une grande partie à son ennui que cette indifférence est

due. Le fait qu’il emploie tout de même ‘je’ et ‘moi’ ici et là dans ses lettres est, se

défend-t-il, « le signe de l’intimité ». Cette réticence rend ses aveux encore plus

poignants.

De même qu’il ne se sent pas à l’aise de parler de lui, il déclare dans cette même

lettre avoir horreur de « généralités » et de « maximes ». Il donne pour raison :

« L’anecdote la plus invraisemblable m’apparaît plus pleine de vérité, plus enseignante

qu’une généralité étayée sur les statistiques les plus rigoureuses ou fournie pas l’esprit le

plus compétent, le plus pénétrant. [p.166] » Les affirmations générales du fameux

écrivain de maximes, La Rochefoucauld, illustrent plutôt la personne de l’écrivain qu’ils

contiennent une vérité générale, d’après Rigaut. Il est évident que la même chose vaut

pour les aphorismes de ce dernier. Une proposition telle que « L’ennui, c’est l’état pur »

est une vérité pour ceux pour l’auteur dont l’existence est marquée si profondément par

l’ennui, au même titre qu’une maladie.

Il n’y est pas non plus question d’écrire de la fiction. L’idéal des surréalistes était

justement de déconstruire la limite entre la vie et l’art. La littérature n’avait pas de valeur

selon Breton, comme l’explique Leonid Livak « if it was not supported by the writer’s

attitude to life.153 » L’aphorisme de Rigaut: « Un livre devrait être un geste [p. 83] » est

une bonne illustration de cet esprit surréaliste. Dans ses manuscrits privés, le sujet est le

plus souvent la personne et la personnalité de Rigaut. Les textes qu’il écrit pour la revue

Littérature de Breton expriment au contraire aussi des idées dadaïstes et surréalistes. Ce

sont précisément ces idées auxquelles Breton fait référence dans son Anthologie de

l’humour noir. Il cite sur ce lieu un texte manuscrit de Rigaut qu’il a dans sa possession et

dans lequel Rigaut résume l’idéal de la littérature en tant que miroir de la vie, tout en

manifestant sa déception dans quelques-uns des écrivains renommés. Le titre du

manuscrit, pas dépourvu d’humour, est Si ça vous intéresse :

Qui est-ce qui n’est pas Julien Sorel? Stendhal.

Qui est-ce qui n’est pas Nietzsche? Nietzsche.

Qui est-ce qui n’est pas Juliette? Shakespeare.

Qui est-ce qui n’est pas M. Teste? Valéry.

Qui est-ce qui n’est pas Lafcadio? Gide.

153 Leonid LIVAK, « The place of suicide in the French avant-garde of the interwar period »., The Romanic Review, revue web, May 2000.  

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Qui est-ce qui n’est pas un Homme Libre? Barrès.

Et la suite… [p. 43]

Rigaut en veut à ces écrivains car ils ne pratiquaient pas ce qu’ils prêchaient. C’est pour

cela, et à cause de leurs compromis à l’égard de la littérature, que notamment Barrès,

Gide et Valéry furent méprisés par les surréalistes. Rigaut, quant à lui, se fait objet de son

écriture. C’est la manque d’envie, d’ambition et, possiblement, de talent et de sincérité

qui l’engloutissent. Pour le monde extérieur il semblait certainement, vu le petit nombre

de publications, qu’il s’ennuyait et qu’il passait le temps avec des occupations

superficielles tels que des collections de poux.

Tout le monde identifia Rigaut dans le portrait que son meilleur ami fait de lui : La

valise vide, et qui porte sur un jeune homme sans ambition et sans talent. Dans le film

surréaliste Emak Bakia154 de Man Ray Rigaut figure dans une scène. Il ouvre une petite

valise et se met à y enlever un par un des cols blancs empesés, pour les déchirer et les

faisant tomber par terre ensuite.155 Rigaut lui-même se reconnaissait dans ce portrait

comme l’indique la lettre qu’il écrit à Collette Clément en 1928 : « Peut-être reviendrai-je

un jour avec une surprise très blonde (et malheur à ceux qui en feront pas assez ou trop)

sinon la valise vide [p.179]. » Mais malgré sa réputation de dandy nihiliste, et son étalage

de « raté-étalon », il ressentait le besoin d’écrire à propos du sujet de sa difficulté de

vivre. Ceci est illustré lorsqu’il fait une tentative d’écrire un journal, vers 1925 :

Comme un homme qu’un sommeil indésirable gagne se cogne la tête,

j’écris. Dans un accès de santé, ce matin, j’ai décidé d’écrire, et d’écrire un

journal. […] j’ai peut-être une chance de trouver, de retrouver plutôt, un

moyen de respirer, ou, pour mettre la raison du mauvais côté, de perdre

cette qualité d’inertie. [p. 48]

Aussi d’une part l’écriture de Rigaut lui fournit un remède contre l’ennui au même titre

que la drogue et les autres divertissements qui lui permettent de se délivrer. D’autre part

nous pouvons conclure qu’il recherche une façon de justifier sa mode de vie. Même si son

talent pour l’écriture n’était pas évident, il n’en était pas moins passionné. Pour citer

Roussy de Sales : « Il avait la passion de la sincérité et il cherchait par la précision de son

style non pas tant à faire de la littérature qu’à enserrer étroitement la vérité.156 » Qu’il ne

lâche pas la ceinture même quand il s’agit d’enserrer sa propre nature, le constat suivant

en est un des exemple les plus poignants: « Je vais vous dire une bonne chose, la perte

de la personnalité, c’est la seule émotion qu’il me reste. [p.101] »

154 Nom de la maison au pays basque où quelques scènes furent tournées. Ce nom signifierait ‘fous nous la paix’ en basque. 155 Scène raconté par Man Ray dans son autobiographie Self Portrait. Éd. hollandaise Belicht Geheugen, Amsterdam, De Arbeiderspers, 1996, p. 261156 Raoul ROUSSY DE SALES, préface au Papiers Posthumes, in Écrits, p. 208.

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Pour être poète, proclame Éluard, « Il faut effacer le reflet de la personnalité pour

que l’inspiration bondisse à tout jamais du miroir.157 » Mais la personnalité de Rigaut est

reflétée en continu par moyen de sa conscience. Il se trouve prisonnier de sa propre

conscience, drame qui l’inspire en tant qu’écrivain. L’inspiration et la poésie, au contraire,

sont au-delà des capacités de Rigaut. Voilà pourquoi son adresse à ses amis : « Vous êtes

tous des poètes, mais moi je suis du côté de la mort. [p.109] » est pleine de vérité et

peut-être considérée comme la légitimation de l’incapacité de trouver dans le vie ce qu’il

faut pour vivre.

III

LA VOCATION AU SUICIDE

Après le suicide de Rigaut, ses amis surréalistes rédigent la notice nécrologique suivante

dans La Révolution Surréaliste :

Lui qui n’avait pas songé sans humour à proposer aux familles

américaines riches de transformer sur les champs de bataille les croix

de bois en croix de marbre, lui qui s’est tué le 5 novembre 1929 d’une

façon parfaitement méthodique, Jacques Rigaut n’attend pas de notre

amitié les phrases qu’il eût été lui-même peu disposé à prononcer sur

une tombe.158

Blanche, citant cette notice dans son article sur Jacques Rigaut, remarque que les

surréalistes ont considéré Rigaut comme « un des leurs », même si Rigaut ne faisait

pas partie de leur mouvement. C’est dû à la fascination qu’ils avaient pour ce

personnage énigmatique. Cette fascination est basée pour une grande partie sur

son style de vie ‘détaché’, frisant celui des dandys, son humour noir et le mépris

affiché de la vie. Mais nous soutenons Michel Sanouillet qui affirme que la

fascination des surréalistes pour Rigaut est avant tout basée sur « la désinvolture

avec laquelle il abordait le problème du suicide159 ». Sanouillet tente d’expliquer la

fascination de Breton : 

Breton, que cette question ne cessa jamais de tourmenter, devait boire

les paroles de Rigaut lorsque celui-ci exposait oralement ou dans

Littérature, sa thèse du suicide ‘gratuit’, forme suprême du mépris

humain à l’égard de la vie.160 

157 Paul ÉLUARD, préface à Ralentir Travaux, cité par Van Spaendonck in Belle époque en anti-kunst, de geschiedenis van een opstand tegen de burgelijke cultuur, Meppel, Boom, 1977, p. 289. 158 Cité par Jacques-Émile BLANCHE, « Sur Jacques Rigaut », Les Nouvelles Littéraires, le 11 janvier 1930, in Écrits, p. 205.159 Michel SANOUILLET, Dada à Paris, op. cit., p. 158.160 Loc. cit.

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Il est vrai que Rigaut, tout comme Breton, fut tourmenté par la question du suicide. La

thèse que le suicide théorique devient à cette époque un phénomène de mode est aussi

bien avancée par Blanche161 que Sanouillet. Ce dernier soutient que « on pourrait

composer une guirlande de réflexions sur le suicide émanant des individus mort

involontairement162 ». Si des études concernant la préoccupation des surréalistes avec le

suicide font défaut, nous avons néanmoins trouvé un article publié sur Internet par le

professeur de l’université de Toronto, Leonid Livak qui éclaircit ce sujet. L’article s’intitule

« The Place of suicide in the French avant-garde of the interwar period.»163 Avant de nous

intéresser aux idées de Rigaut, il convient d’abord de considérer le tableau ci-dessous,

tableau non exhaustif164, de ‘modes d’expression’ concernant le suicide dans l’entre-

deux-guerres.

1919 Suicide présumé de Jacques Vaché, dont les idées et le suicide étaient une

source d’inspiration pour Breton.

1920 Mars, tentative de suicide échouée de Rigaut.

1920 Avril, « suicide-act » inventé par Breton et Soupault pour une soirée à la

Salle Gaveau, intitulé S’il vous plaît. La quatrième scène consistait du

suicide public de l’un d’eux, désigné par un tirage au sort. Ce spectacle ne

fut jamais exécuté.165

1920 Disparition d’Arthur Cravan.

1922 L’invitation au suicide, Philippe Soupault.

1923 Le Grand écart, Jean Cocteau. Livak résume: The hero of Jean Cocteau’s

novel follows the recipe for ‘accidental suicide’: he tries to die by

simulating a drug overdose and contemplates the gratuitous nature of his

act.”166

1923 La Valise vide, Drieu la Rochelle, nouvelle inspirée de Rigaut, le

protagoniste Gonzague se prend la vie.

161 Jacques-Émile BLANCHE, op. cit., p.205. 162 Michel SANOUILLET, op. cit., p. 158.163 Leonid LIVAK, « The Place and function of suicide in the French avant-garde of the interwar period”, The Romanic Review, revue web, mai 2000.164 Pour la rédaction de ce tableau nous avons puisé, hors de nos propres recherches, de l’article de Livak et de Surreal Lives, le livre déjà mentionné de Ruth Brandon.165 Aragon a été confié sur cette performance choquante, mais ne l’a rendu public qu’après la mort de Breton dans l’article intitulé « L’homme coupé en deux », Les Lettres Françaises, 8 mai 1968. Anecdote relaté par Ruth BRANDON in Surreal Lives, New York, Grove Press, p. 145. 166 Leonid LIVAK, op. cit.

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1924 Mourir de ne pas mourir, Paul Éluard.

1925 En joue !, Philippe Soupault. La question du suicide est abordée de façon

ironique. Roman inspiré à la fois de Rigaut, qui aurait suggéré le titre, et

René Crevel. L’ironie serait l’indication de ce que vers 1925 le suicide « had

become a commonplace in Dadaist and surrealist discourses and had

acquired a set of rhetorical and situational clichés that could be ridiculed,

ainsi, continue Livak, This novel confirms the place and function of suicide

in the aesthetics and philosophy of the French avant-garde. 167» 

1925 « Enquête : le suicide est-il une solution ? », La révolution surréaliste.

1926 Les Faux-Monnayeurs, André Gide. Livak commente: « We can only

speculate whether Gide took on dadaist-surrealist suicidal aesthetics as

part of the general discussion of the ‘new children of the century’ in his

novel or because he felt responsible for contributing one of its major traits

(gratuity) and models (Lafcadio).168»

Dt. inconnue Édition première de revue d’avant-garde Le disque vert, numéro spécial sur

le suicide.

1926 Échec et Mat, René Magritte. Une aquarelle représentant un jeu d’échecs,

un pion et un jeune homme qui se pointe un revolver sur la tête.

1926 La Mort difficile, René Crevel. Roman inspiré de la vie de l’auteur, le héros

se suicide.

Dt. inconnue ‘Tentative’ de suicide de Louis Aragon. Cette tentative était d’avance vouée

à l’échec à l’en croire Livak: « […] the drug dose turned out to be too weak.

As a trained physician he must have know this.169 »

1928 Le traité du style, Aragon. Œuvre dans laquelle l’auteur réfléchit, entre

autre, sur le suicide.

1929 Suicide de Jacques Rigaut.

167 Leonid LIVAK, op. cit.168 Ibid.169 Ibib.

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1929 Les enfants terribles, Jean Cocteau. Roman se terminant par un double

suicide.

1930 Le suicide, Émile Durkheim. Étude sociologique sur le suicide.

1931 Le Feu follet, Pierre Drieu la Rochelle. Roman inspiré de Rigaut et de Drieu

lui-même.

1932 L’art de mourir, Paul Morand. Essai de philosophie littéraire traitant du

suicide.

1935 Suicide de l’écrivain surréaliste René Crevel.

1945 Suicide de Drieu la Rochelle.

Livak constate dans son article que le suicide était un mythe fondateur du surréalisme.

C’est dû aux artistes que les surréalistes ont choisi pour ‘prédécesseurs’. C’étaient des

artistes qui représentaient un idéal anti-social, anti-artistique et anti-existentialiste,

comme le poète Arthur Rimbaud, qui après avoir écrit son chef d’œuvre, abandonne

l’écriture à l’age de vingt ans ; Lautréamont qui n’écrit qu’un roman dans sa vie ; Vaché

qui ne voulait pas se tuer en temps de guerre et attendait l’armistice pour s’ôter la vie,

ou Cravan qui disparaît dans un bateau fabriqué par lui-même. Livak explique:

The interpretation of their deaths [Cravan et Vaché] constituted one of the

founding myths of Dada and surrealism – suicide as the ultimate act of

aesthetic self-assertion and social and metaphysical transcendence.170

Il s’ensuit que le suicide pourrait être une œuvre d’art tout comme « un livre devrait être

un geste », pour citer à nouveau Rigaut. La vie et l’art d’un homme devaient être

échangeable. Le poète et critique littéraire Alfred Alvarez le rappelle: « for the pure

Dadaist, his life and death were his art171 ».

Ceci vaut aussi pour la vie et la mort de Rigaut. Rigaut qui ne négligea jamais son

apparence, et qui malgré sa participation aux manifestations dada à Paris, eut tout de

même la réputation de spectateur ; qui ne fut pas poète, et ne créa pas d’œuvres d’art,

mais qui était considéré quand même dada dans la totalité de son personnage. Le

dadaïsme se trahit aussi dans les idées de Rigaut quant au suicide. Ce fut avant tout la

proclamation libertine du suicide qui convenait aux idées que Breton s’était fait à ce

sujet.

170 Leonid LIVAK, op. cit.171 Alfred ALVAREZ, The Savage God. A Study of Suicide, London, W.W. Norton & Company, 1990, p. 249.

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Le suicide dada-surréaliste était censé avoir une signification plus large que la

perte de la vie. Il devait être également une manifestation de la liberté de l’homme de

renoncer à la vie, et un témoignage de son mépris de la vie. La vie était pour les dadas

dépourvue de sens et sujet de moquerie tel les valeurs bourgeois. Alvarez explique

comment et pourquoi Dada justement à cause de sa proclamation du non-sens était voué

au suicide :

Since Dada arose as a response to the collapse of European culture during

the First World War, angrily asserting by its meaninglessness the

meaninglessness of traditional values, then for the pure Dadaist suicide was

inevitable, almost a duty, the ultimate work of art. This is Kirilov’s172 logic,

but stripped of its redeeming despair and guilt and passion. For the Dadaists

suicide would have been simply a logical joke, had they believed in logic.

Since they didn’t, they preferred the joke to be merely psychopathic.173

Le suicide dada, en tant que « plaisanterie psychopathique ». Cette dénomination est due

à la révérence du suicide de Vaché qui se servait une overdose à lui et deux amis,

entraînant la mort de l’un d’entre eux et la sienne. Voilà le suicide en tant que ‘acte

gratuit’, qui signifie un acte immotivé. Dans les théories de Rigaut sur le suicide il n’est

pas difficile de reconnaître les idéals ‘de mode’ de dada.

D’abord Rigaut rédige dans sa période dada un texte inédit, dans lequel il projette

une « Agence Générale du Suicide [p.39] ». Agence reconnue dit-il, « d’utilité publique »

et qui en échange d’un règlement financier « offre enfin un moyen un peu correct de

quitter la vie, la mort étant de toutes les défaillances celle dont on ne s’excuse jamais. »

Ce texte n’a été découvert qu’après sa mort et cette agence est restée naturellement

fictive.

Ensuite nous retrouvons des idées ‘désinvoltes’ sur le suicide dans le texte Je serai

sérieux comme le plaisir, qui est désigné par Cirelli « texte fondateur de son étique 174 ».

Rigaut, en effet, y déploie sa théorie sur l’attitude qu’il faut adopter envers la vie. Il s’agit

d’une part d’une attitude ‘dadaïste-nihiliste’ caractérisé par les moqueries des valeurs

traditionnelles telle que l’amitié et l’amour. Mais, Rigaut y affirme, il n’arrive pas à se

moquer du plaisir, car celui-ci est la seule source d’inspiration. Rigaut glorifie dans ce

texte le suicide en tant que manifestation de la liberté de l’homme tout en ajoutant

l’ingrédient dada de la plaisanterie.

Cette plaisanterie consiste en « ne pas partir avant de s’être compromis [p.20] ».

Rigaut proclame : « on voudrait, en sortant, entraîner avec soi Notre-Dame, l’amour, ou la

république. » Il esquisse deux suicides fictifs qui sont des exemples de compromissions :

« La première fois que je me suis tué, c’est pour embêter ma maîtresse. Cette vertueuse

172 Héros nihiliste de Les Possédés (1898) de Dostoïevski. 173 Alfred ALVAREZ, op. cit., p. 247.174 Laurent CIRELLI, Jacques Rigaut, portrait tiré, Paris, Le Dilettante, 1998, p. 114.

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créature refusa brusquement de coucher avec moi [p.22] », ce suicide est la

compromission de l’Amour. Et « La deuxième fois, c’est par paresse. [p.22] » Celui-ci est

la compromission de l’Ambition. Ces suicides fictifs sont des plaisanteries

psychopathiques par excellence.

La plupart des suicidés, Rigaut déclare-t-il ensuite, est victime des choses

comme : « le désespoir la famille, l’argent, la pauvreté, la santé [p.20] » pour n’en citer

que quelques-unes. « Il n’y a de quoi fouetter un chat » continue-t-il. Ces choses sont

« juste bonnes à propager quelques négligeables suicides-accidents [p.20] ». Non, dit

Rigaut dans un autre texte, Son Enfance, Si l’on veut partir, il faut partir « superbe,

détaché et non comme une victime [p.17] ». L’idée du suicide ‘détaché’ en tant qu’une

mort vraiment volontaire, trouve sans doute son origine chez Nietzsche. Jean Améry,

philosophe autrichien, cite dans son étude sur « la mort élue175 », les propos suivants de

Nietzsche :

Seul la mort dans des conditions inférieures est une mort involontaire, une

mort au moment inopportun, la mort d’un lâche. Par amour pour la vie, il

faudrait vouloir mourir autrement, libre, conscient, sans se faire surprendre

par la mort. 176

Mais le suicide se présente dans ce texte aussi sous un aspect plutôt surréaliste que

dadaïste. Rigaut y affirme sa thèse célèbre : « Le suicide doit être une vocation ». Il paraît

que cette idée est née après sa tentative de suicide échouée. Il relate cette tentative à la

fin de ce texte177. Il le termine par cette conscience nouvellement acquise : « Ce qui

importait, c’était d’avoir pris la décision de mourir, et non que je mourusse. » Rigaut

souligne ici l’importance du ‘suicide théorique’, c’est-à-dire qu’il considère le suicide en

tant que leitmotiv de sa vie. La décision de se tuer est le point de départ pour le reste de

sa vie. Dans un inédit de cette période intitulé Espoir (description poétique de sa

première tentative de suicide d’après Kay178), Rigaut le traduit ainsi : « Plus obscure

qu’aucune nuit d’apocalypse, surgit définitive, le Remède et la Connaissance ensemble,

la plus secourable des possibilités. [p.17] » Apparemment le suicide en tant que

‘possibilité’ en un réconfort, et même une libération.

Le suicide théorique, Breton le décrit dans son Anthologie de l’humour noir dans le

chapitre traitant de Rigaut, comme suit :

175 Améry préfère le terme ‘mort élue’ à celui de suicide. Jean AMÉRY, De hand aan zichzelf slaan, Amsterdam/Antwerpen, Atlas, s.d., p.13.176 Notre traduction. « Alleen de dood onder minderwaardige omstandigheden is een onvrije dood, een dood op het verkeerde moment, de dood van een lafaard. Uit liefde voor het leven zouden we anders moeten willen sterven, vrij, bewust, zonder door de dood overvallen te worden. » Cité par Jean AMÉRY, op. cit., p. 39.177 Pour le récit de cette tentative, voire p. 10 de ce travail.178 Martin Kay, Écrits, p. 232.

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Le plus beau présent de la vie est la liberté qu’elle vous laisse d’en sortir à

votre heure, liberté au moins théorique mais qui vaut peut-être la peine

d’être conquise par une lute acharnée contre la lâcheté et tous les pièges

d’une nécessité faite homme, en relation par trop obscure, par trop peu

suivie, avec la nécessité naturelle.179

Mais dans le cas de Rigaut, l’idée du suicide est une décision pratique. Le suicide est une

condamnation à mort de soi-même qui laisse encore quelques temps à vivre. Breton au

moins le conçoit ainsi, déclarant non sans manquer du respect, dans son Anthologie de

l’humour noir: « Jacques Rigaut, vers vingt ans s’est condamné lui-même à mort et a

attendu impatiemment, d’heure en heure, pendant dix ans l’instant de parfaite

convenance où il pouvait mettre fin à ses jours.180 » Sans doute est-ce plutôt la vocation

du suicide que le suicide en tant que blague morbide qui attirait Breton. En même temps,

une condamnation à mort procure aussi la liberté de réjouir de la vie, avant qu’il soit

temps de partir. Il est intéressant de regarder la critique de l’adaptation pour le cinéma

de Le Feu follet, par Louis Malle, datant de 1964, et l’avertissement qu’elle a voulu

donner au spectateur :

Plus qu’un film contre le suicide, Le Feu follet de Malle est l’étude d’une

personnage qui est pratiquement résolue à commettre ce suicide, mais,

comme pour rassurer sa conscience, veut tenter l’expérience ultime de se

réconcilier malgré tout avec la vie, bien qu’Alain sache d’avance qu’elle sera

infructueuse.

Remarquez. Vu du thème, qui est privé de toute tendance positive et

spirituelle, le film est à déconseiller.181

Le suicide théorique implique que la décision de se tuer est plus importante que la

réalisation. Livak le répète dans son article. Selon Breton, dit Livak, l’artiste d’avant-garde

vit forcément dans « un état de suicide théorique 182». Il se peut que Breton considérait

l’importance du problème philosophique du suicide, un problème sur lequel chaque

artiste devait réfléchir. C’est comme dira Camus plus tard : « Il n’y a qu’un problème

philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide.183 » La réponse est importante, dit

179 André Breton, Anthologie de l’humour noir, in Écrits, p. 187.180 Loc. cit.181 Notre traduction. « Méer dan een film tégen de zelfmoord is Malles “Feu follet” de studie van een personage, dat nagenoeg vastbesloten is, die zelfmoord te plegen, maar, als het ware om zijn geweten gerust te stellen, nog een ultiemen poging wil wagen om zich ondanks alles met het leven te verzoenen, al weet Alain vooraf, dat ze nutteloos zal zijn. Nota: gelet op het tema, dat van elke positieve en spiritualistische inslag verstoken blijft, is de film af te raden. », Gazet van Antwerpen, le 13 mars 1964. Archive du musée de film, Amsterdam.182 Livak reprend ces mots de Breton qui concernent le suicide du poète avant-gardiste russe Maiakovksy. Leonid LIVAK, op. cit.183 Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, « coll. Folio/Essais », 1998, p. 17.

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Camus, « puisqu’elle va précéder le geste définitif.184 » La préoccupation avec le suicide

de Breton est de cet ordre-là.

La préoccupation de Breton est confirmée du fait qu’il ouvre le deuxième numéro

de sa revue La révolution surréaliste sur une enquête sur le suicide :

On vie. On meurt. Quelle est la part de la volonté en tout cela? Il semble

qu’on se tue comme on rêve. Ce n’est pas une question morale que nous

posons : LE SUICIDE EST-IL UNE SOLUTION ?185

Après une tentative de suicide en 1920 échouée, impulsée, et très dada car elle était

apparemment sans motives, Rigaut pendant le reste de ses jours, se met à formuler une

réponse à la question de Breton citée ci-dessus. Il est vrai que la décision précède la

délibération. Ceci constitue la théorie centrale de l’acte volontaire, dit Jankélévitch,

théorie qui « tient la décision pour l’origine véritable et non pour la conséquence de la

délibération.186» Cette théorie doit valoir aussi pour le suicide dans le cas où il se veut un

acte volontaire.

Pour Rigaut, la réponse initiale, et impulsive, est ‘oui’. Voire la glorification du

suicide en tant que « le Remède et la Connaissance ensemble ». Qui plus est, dans le

texte Je serai sérieux comme le plaisir Rigaut avance-t-il une attitude plus douteuse

envers la décision pour le suicide. Une attitude qui peut être considérée existentialiste

avant la lettre car, à vrai dire, dit Rigaut, il faut prendre la vie comme elle est, il faut vivre

en se rendant compte qu’elle est vide de sens :

Il n’y a pas de raisons de vivre, mais il n’y a pas de raisons de mourir non

plus. La seule façon qui nous soit laissée de témoigner notre dédain de la

vie, c’est de l’accepter. La vie ne vaut pas qu’on se donne la peine de la

quitter. [p.20]

Dans ses écrits privés, il est apparent que Rigaut était plus en conflit avec la question

« le suicide est-il une solution ? » que Breton ne le soupçonnait. La réponse de Rigaut sur

cette question n’était pas si univoque qu’aurait souhaitée Breton. Rigaut constate que

répondre à cette question égale l’effectuer : « La façon de ne pas répondre, c’est de

sentir le nœud coulant de la question que seule la réponse empêcherait de serrer! Donc

la mort. [p. 98] » En fait, la réponse logique de Rigaut à la question posée par Breton est

qu’une réponse définitive est impossible. En ceci il s’apparente à l’existentialisme

ultérieur de Camus, qui explique qu’en réfléchissant, même absurdement à cette

184 Ibid.185 Févr. 1925. On avait ajouté dans ce numéro un fragment de texte de Rigaut, de son antérieurement publié Je serai sérieux comme le plaisir. Michel SANOUILLET, op. cit., p. 158.186 Vladimir JANKÉLÉVITCH, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Montaigne, 1963, p. 75.

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question, on aboutit à exclure l’option du suicide.187 L’aspect existentialiste / absurdiste

de la vie et de la pensée de Rigaut a été signalé par Alain et Odette Virmaux qui

expliquent que Rigaut était un personnage existentialiste avant la lettre : « Avec une

dizaine d’années d’avance sur elles [les créatures existentialistes], il a été au naturel ce

personnage que rien ne satisfait ni ne concerne, et qui en vient de douter de sa propre

existence.188 » Nous soutenons cette idée. L’existentialisme de Rigaut, nous le

retrouvons aussi dans l’une de ces réflexions privées. Il prétend que notre monde

manque d’un mythe. Le tableau du mythe est justement la situation absurde de l’homme

:

Autre tableau qui fait défaut : les hommes, dans un supplice terrestre,

condamnés à tourner autour d’un stade dans lequel il faut répondre et

répondre sans cesse. Celui qui s’arrête dans une réponse définitive (et bien

entendu c’est là l’espoir unique des suppliciés) est tordu entre le pouce et

l’index d’une divinité. [p. 97]

Il est vrai ce que Rigaut affirme à propos de lui-même dans Son Enfance : «  En toute

rigueur, ses gestes, ses paroles cherchaient dans le suicide une légitime, une seule

conclusion. [p.17] » Bien que la décision soit prise bien avant le matin du 6 novembre,

heure de son suicide, la lutte fut plus acharnée que ne le montre la légende construite

autour de Rigaut, par entre autres Breton. Bien que Rigaut soit révéré par Breton à cause

de la décision de se tuer et la façon méthodique dont il exécuta son suicide, Rigaut

abordait le problème du suicide avec beaucoup moins de désinvolture et beaucoup plus

de doute dans la solitude de sa chambre de travail. Aussi son suicide est-il plus qu’une

manifestation surréaliste de la liberté de l’homme, il est une œuvre d’art personnelle. Ou

bien, dans les mots de Camus : « Un geste qui se prépare dans le silence du coeur au

même titre qu’une grande œuvre.189 » Le chef-d’œuvre de Rigaut est son suicide, celui-ci

le mérite donc d’être interprété non seulement en tant qu’acte exprimant l’esprit du

siècle mais aussi en tant que drame humain intemporel.

CONCLUSION

187 « La conclusion dernière du raisonnement absurde est, en effet, le rejet du suicide et le maintien de cette confrontation désespérée entre l’interrogation humaine et le silence du monde. » Albert CAMUS, L’homme révolté, Paris, Gallimard, « coll. Idées », 1963, p. 16.188 Alain et Odette VIRMAUX, Cravan, Vaché, Rigaut. Suivi de : le Vaché d’avant Breton. S.p., Rougerie, p. 120.189 Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe, p. 18,19.

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« Si le monde est indifférent au suicidé, c’est que celui-ci a une idée de ce qui ne lui est

pas ou pourrait ne pas lui être indifférent. On croit tout détruire et tout emporter avec soi,

mais de cette mort même renaît une valeur qui, peut-être aurait mérité qu’on

vécût.190 », affirme Albert Camus. Ce paradoxe vaut également pour le suicide de Jacques

Rigaut. Bien que la légende surréaliste dessine Rigaut comme un dandy indifférent,

l’image qu’il se donne dans ses écrits est celle d’un homme extrêmement sensible,

tourmenté par l’ennui et la conscience de soi. Il s’efforce de vivre la vie, mais ne peut

s’empêcher de méditer trop sur les questions fondamentales. Si les écrits et les pensées

de Rigaut contiennent une morale, celle-ci serait la suivante, exprimée adéquatement par

Edmond Jaloux: « Il y a un élan vital qui ne prend toute sa force que si on ne l’interroge

pas.191 »

Si nous validons l’hypothèse de Camus que chaque suicide cache une raison pour

vivre, le suicide de Rigaut en est le parfait exemple. Car, en se tirant une balle dans le

cœur, Rigaut semble traduire l’idée qu’une vie vécue en indifférence ne vaut pas d’être

vécue.

PUBLICATIONS DE / CONCERNANT JACQUES RIGAUT

190 Albert CAMUS, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1963, p.18.191 Edmond JALOUX, « Sur les Papiers Posthumes », Les Nouvelles Littéraires, 16 juin 1934, in Écrits, p. 211.

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Page 63: Jacques Rigaut  - Une introduction à la vie et à l’œuvre d’une légende surréaliste

Publications anthumes de Jacques Rigaut : 

« Propos Amorphes », Action, n. 4, juillet 1920.

« Je serai sérieux comme le plaisir... », Littérature, n. 17, déc. 1920.

« Roman d’un Jeune Homme Pauvre », Littérature, n. 18, mars 1921.

« Fable », Catalogue du Salon Dada, juin 1921.

« L’Affaire Barrès », Témoignage de Jacques Rigaut, Littérature, n.20, avril 1922.

« Mae Murray », Littérature, nouvelle série, n. 1, mars 1922.

« Un Brillant Sujet », Littérature, n. 2, avril 1922.

« Lignes », The Little Review, New York, Autumn-Winter, 1923-1924.

Publications posthumes de Jacques Rigaut : 

« Lord Patchogue », présenté par Raoul Roussy de Sales, La Nouvelle Revue Françaisn. 203, août 1930.

Papiers Posthumes, au « Sans Pareil », février 1934.

Agence Générale du Suicide, Jean-Jacques Pauvert, 1959.

Agence Générale du Suicide, Éric Losfeld, 1967.

Écrits, édition intégrale établie et présenté par Martin Kay, 1970.

Rigaut, le jour se lève ça vous apprendra, 2003.

Trois suicidés de la société, s.p., Éric Losfeld, 1974 (choix de textes de Cravan,Rigaut et Vaché).

Cravan, Vaché, Rigaut, Alain & Odette Virmaux (choix de textes de ces trois écrivains à propos de thèmes comme l’ennui, la mort, l’art, etc.).

Publication néerlandaise :

Zelfmoordbureau, Alkmaar, Fizz-Subvers Press, 1974 (4e éd.), 23 p.

Œuvres à propos de Jacques Rigaut : 

Sur Internet

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BITTON, Jean-Luc Debord (Blog sur les progrès de ses recherches pour la biographie de Jacques Rigaut en cours, à paraître chez Denoël en 2007).

POLLAUD-DULIAN, E. Les excentriques. (Page web dédié à la vie de huit

«mangeurs d’absolu […] de la littérature », dont Jacques Rigaut, cf. bibl.). Ces voleurs d'étincle, aux vagabonds célestes, aux peignedcomète, à tous chevaliers de fortune, forbans et flibustiers de la térature.

Études et témoignages

BITTON, Jean-Luc « Salut à Jacques Rigaut », La Nouvelle Revue Française, 2004. Suivi de la nouvelle de Drieu La Rochelle, La valise vide.

*BLANCHE, Jacques-Émile « Sur Jacques Rigaut », Les Nouvelles Littéraires, 1930.

*BRETON, André Anthologie de l’humour noir (chapitre sur Rigaut).CIRELLI, Laurent Jacques Rigaut, portrait tiré, 1998 (Œuvre

personnelle, basée sur la vie et les écrits de Rigaut).CRASTRE, Victor « Trois héros surréalistes : Vaché, Rigaut, Crevel», La

Gazette des Lettres, n. 39, juin 1947, p.6,7.DAIX, Pierre La vie quotidienne des surréalistes (1917-1932)

(Rigaut : passim.)*DRIEU LA ROCHELLE, Pierre « Adieu à Gonzague », préface à Le Feu follet, 1964. *JALOUX, Edmond « Papiers Posthumes par Jacques Rigaut », Les

Nouvelles Littéraires, 1934JOSEPHSON, Matthew Life Among the Surrealists (Rigaut passim.)MARTIN DU GARD, Maurice Les mémorablesPLAETSEN, Jean-René van der « Jacques Rigaut : la vie à découvert », La Nouvelle

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* reproduits dans Écrits.

Œuvres inspirées du personnage Jacques Rigaut 

DRIEU LA ROCHELLE, Pierre « La Valise vide », nouvelle, La NRF, 1923. DRIEU LA ROCHELLE, Pierre Le Feu follet, 1963MALLE, Louis Le Feu follet, film d’après le livre de Drieu, 1964.MAN RAY, Emak Bakia, film en noir et blanc, 7 min., interpreté

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