Enquête Industrielle et Scientifique - affo-nature.org · Dum. III. La flore des tourbières du...

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l re JOURNÉE, MERCREDI 24 AOUT SÉANCE DU SOIR Enquête Industrielle et Scientifique La séance est ouverte à 8 heures 1/2. Au bureau figurent les mêmes personnalités qu'à la séance de l'après-midi. M. l'abbé Letacq, secrétaire de la Société historique et archéologique de l'Orne, prend le premier la parole et lit le rapport suivant : Notice botanique et agricole sur le Marais de Briouze. I. Le marais de Briouze, connu dans le pays sous le nom de Grand Hazé, est le dépôt tourbeux le plus important du département de l'Orne. Il est situé à 1 kilomètre environ à l'ouest de Briouze, dans l'angle formé par les voies ferrées de Paris à Gran- ville et de Briouze à Couterne.

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lre JOURNÉE, MERCREDI 24 AOUT

SÉANCE DU SOIR

Enquête Industrielle et Scientifique

La séance est ouverte à 8 heures 1/2.Au bureau figurent les mêmes personnalités qu'à la

séance de l'après-midi.M. l'abbé Letacq, secrétaire de la Société historique

et archéologique de l'Orne, prend le premier la paroleet lit le rapport suivant :

Notice botanique et agricole sur leMarais de Briouze.

I.

Le marais de Briouze, connu dans le pays sousle nom de Grand Hazé, est le dépôt tourbeux le plusimportant du département de l'Orne. Il est situé à1 kilomètre environ à l'ouest de Briouze, dansl'angle formé par les voies ferrées de Paris à Gran-ville et de Briouze à Couterne.

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II recouvre une superficie de 3 à 400 hectares,moitié sur Briouze, moitié sur Bellou-en-Houlme.Son altitude est de 200 mètres, mais sur le contourdu bassin, les collines atteignent 236 mètres àl'ouest, près du village de la Longrais, 233 mètresau nord, près de la ferme du Hazé, 206 mètres àTest, au passage à niveau de la ligne de Couterne,21S mètres et 228 mètres au sud-est et au sud. Ilrepose sur une nappe imperméable d'alluvion for-mée d'argile et de cailloux et reçoit toutes les eauxd'égout des hauteurs environnantes lors de lachute des pluies et de la fonte des neiges, et commeces eaux ne s'écoulent que très lentement par suitede la faible inclinaison du sol, elles contribuent àla formation de la tourbe.

Les collines qui entourent le marais de Briouzene régnent pas d'une façon constante ; elles s'abais-sent pour livrer passage à deux cours d'eau quilimitent les tourbières au nord et au sud ; le pre-mier prend sa source à Dieuflt (330 mètres d'alti-tude) et a pour affluents les ruisseaux du Val-du-Breuil et de la Bougonnière ; le second descend dela forêt du Mont-d'Hère (346 mètres). Après avoirreçu les égouts du marais, ils font leur jonction unpeu au sud de Briouze, et se grossissent à droite deplusieurs ruisseaux également venus des bois duMont-d'Hère; cet ensemble forme la Briouze quidescend jusqu'au hameau de rAnglècherie, sur laroute de la Ferté-Macé, remonte vers le bourg deBriouze, s'en éloigne pour traverser à Pointel laligne de Paris à Granville et se jeter dans la Rouvrenon loin de Saint-Denis.

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Georges de Saint-Martin, docteur en médecinedu collège royal de Nancy, vicomte de Briouze, adécrit d'une façon très exacte en 1789, la topographiedu Marais. « Briouze, dit-il, dans la partie méridio-nale de la Basse-Normandie, est situé dans uncanton bas, humide et marécageux. Un vastemarais s'étend à l'ouest jusqu'à près d'une lieue ;les égouts de ce marais forment un gros ruisseau oupetite rivière, qui passe de l'occident à l'orientdevant Briouze, au midi, àcinquante pas de distance;les égouts de ces derniers forment aussi une petiterivière, qui se joint à la première dont j'ai parlé àl'ouest de. Briouze, à quatre ou cinq cents pas ; cesdeux petites rivières font un contour, se joignentà la rivière de la Rouvre qui vient de quitter desmarais plus éloignés. Toutes trois réunies font uncircuit, passent à Saint-Denis et se rendent près dumarais, qui est à l'occident de Briouze, et dont j'aiparlé en premier lieu, de manière que la paroisseSaint-Gervais de Briouze est une presqu'île » (1).

II.

La tourbe est une substance spongieuse forméede végétaux accumulés et carbonisés à l'abri del'air sous une eau calme, peu profonde, mais sans

11) Louis Duval: M. de Saint-Martin, vicomte de BriouzeRevue normande et percheronne, 18fl3, p. 237: article cite; parM. Albert Lemaître dans son intéressant ouvrage : Briouze Atravers les âges, Paris, Pedones, 1903, in-8°, 438 p., qui lui-même m'a fourni nombre de renseignements précieux.

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cesse 'renouvelée. Les principaux facteurs de latourbe, ce sont les sphaignes, qui sont douéesd'une puissance hygroscopique véritablementextraordinaire ; après elles viennent d'autresgrandes mousses hygrophiles, Hi/pnum, Bryuen,etc., des carexoulaiches, des joncs, des graminéeset nombre de dicotylédones.

A Briouze, la tourbe desséchée est employéecomme combustible par les pauvres de la commune,à cause de son bon marché, chacun ayant le droitd'en enlever l'étendue d'un are pour la somme deun franc. Si pour extraire la tourbe on creuse à unecertaine profondeur, on met parfois à nu des arbresentiers noircis par leur séjour prolongé dans latourbe humide ; en juillet 1892, j'ai mesuré untronc de chêne qui avait plus de 6 mètres de longet près de 2 mètres de circonférence. Les bois enbon état de conservation servent pour l'ébénisterie,les autres sont mis au feu.

Ces tourbières ont une importance majeure aupoint de vue botanique ; ce sont les restes de lavégétation autochtone du pays ; elles datent del'époque pleistocène et indiquent le retour durégime humide interrompu pendant l'âge du renne.Elles nous renseignent donc très exactement sur laflore de notre région aux temps préhistoriques.

Presque partout chez nous la flore a été modifiéepar la culture ; à la suite d'opérations de drainage,bon nombre même de nos marais sont aujourd'huitransformés en prairies et quelques plantes seule-ment ont survécu à cette guerre d'extermination.A Briouze la transformation n'est encore que par-

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tielle; depuis 1830 des parcelles de ce terrain com-munal furent vendues à des particuliers, qui aprèsles avoir nivelées en ont tenté la culture. Mais lamajeure partie est encore intacte, et c'est là quenous pouvons étudier la flore spontanée.

Voici la liste des plantes recueillies dans lesmarais de Briouze : Viola palustris L., Droserarotundifolia L.,D. intermedia L., Poli/gala depressaWend., Stellaria glauca Smith., Elodes palustrisSpach., Comarum palustre L., Epilobium palustreL., JEnanthe fistulosa L., Hydrocotile vulgarisL.,Galium palustre Var., Débile Desv., Cirsium angli-cum Lam., Walhenbergia hederacea Schrad., Me-nyanthes trifoliata L., Scutellaria minor L., Vero-nica scutellata L., Samolus Valerandi L., Salir,repensh., Triglochin palustre L., Ti/pha latifoliah., T.angustifoliah., Juncusuliginosusv&T. fluitans,Rhyncospora alba Wahl., R. fusca Rœm., Scirpuspauciftorus Leghtf., Eleocharis multicaulis Dietz.,E. palustris Brown., Eriophorum latifolium Hop.,E. angustifoliurn Reich., Carex paludosa Good.,C. Hornschuchiana Hap., C. Mderi Retz., C. acutaL.,C.paniculataL.,PhalarisanmdinaceaL.,Phrag-mités communis Trin., Aira uliginosa Weih., Fes-tuca arundinacea Schreb., Pilularia globuliferaWaill. (avec une forme spéciale aux lieux inondés).

Dans les fossés du marais on observe : Utricularianeglecta Helm., Ceratophyllum demersum L.,Hydrocharis morsus-ranx L., Alsim.a natans L.,Glyceria declinata Breb. ;

Et sur les bords du ruisseau non loin du bourg deBriouze : Ranunculus hederaceus L., Saponaria offi-

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cinalis L., Malachium aquaticum Fries., Scutellariagalericulata L.

Les Muscinées les plus remarquables recueilliesdans les marais de Briouzé sont : Sphagnum ci/m-bifolium Ehr. et var. congestum Sch., 5. subsecun-dum var. obesiim Wils. et contortum Schl., 5. aca-tifoliiim var. purpureum Sch. et var. luridumHiib., S. cuspidatiim Ehr., Dicranum palustre Lap.,D. cerviculatum Hedw., Campi/lopus turfacens B.E., Leucobri/um glaucum Hampe, Fissidens adian-thoides Hedw., Aiilacomrnhimpalustre Schw., Polij-trichum commune Sch., P. gracile Menz., Hypnumfluitans var. exannulatum Gumb., H. vernicosumLindb., H. giganteum Sch., H. cuspidatiim L.,Jungermanniasetacea W., / . tricophyllaL., Spka-gnœcetis communis Nus., Fossombronia pusillaDum.

III.

La flore des tourbières du Grand-Hazé est connue;étudions-les maintenant au point de vue agricole, enexaminant le rendement des parties nivelées et misesen culture. Ces temps derniers d'ailleurs on a parléde les dessécher complètement pour les convertiren herbage ; la question ne manque donc pasd'actualité.

Ce projet de dessèchement complet du marais deBriouze date de loin. Sous Louis XIV, Pommereu,intendant de la généralité d'Alençon, écrivait: « IIn'y a (dans la généralité) aucun marais à dessécher,sinon deux, dont l'un est en la paroisse de Rouelle,

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vers Domfront, appartenant au seigneur du lieu,l'autre se trouve proche Briouze, entre Domfront etFalaise; il contient encore environ 1.000 à 1.200acres d'étendue, lesquels étant desséchés, on tientqu'ils deviendraient de très beaux herbages pourengraisser les bœufs et élever des porcs ».

Malgré l'avis de Pommereu, aucune modificationne fut apportée aux marais de Briouze durant leXVIII8 siècle; ils restèrent jusqu'à la Révolution lapropriété des seigneurs de Briouze, qui retiraientun bon revenu de la pêche (1); les anguilles en

(1) Un grand nombre de documents relatifs à la baronnie elau prieuré de Briouze, jusque vers la fin du XVe siècle, parlentdes viviers du Hazé et des pêcheries établies auprès desmoulins, le long des rivières et des ruisseaux.

On se demandera peut-être comment le poisson pouvait vivredans une eau boueuse, salie par les détritus des végétaux etchargée d'acide ulmique. 11 est facile de s'en rendre compte.

En hiver, les tourbières de Briouze sont presque complète-ment submergées et changées en étang. Or, les deux pi'inci-paux cours d'eau, qui longent le marais au nord et au sud,renferment de l'anguille, du goujon, du brochet, etc. Quand lestourbières sont couvertes d'eau, les poissons y viennent en grandnombre, attirés parun domaine plus étendu et par les mollusqueset les insectes attachés aux tiges des roseaux ; de la Rouvremême, d'autres poissons en remontant le courant arrivent jus-qu'au Hazé. Mais en été les eaux disparaissent et le poissonretourne à la rivière. On comprend dès lors comment on avaitpu établir de riches viviers au voisinage des marais. Aujour-d'hui encore, à la fin du printemps, quand les marais devien-nent abordables, les pêcheurs du pays vont explorer les tour-bières et chercher dans les trous, qui conservent toujours unpeu d'eau, le poisson qui, au moment où l'inondation a cessé,a négligé de regagner la rivière.

L'abondance de l'anguille dans les Hazés s'explique par les

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particulier y étaient fort abondantes. En 1793,d'après un décret de la Convention nationale endate des 10 et 11 janvier, les marais devinrent bienscommunaux. Des parcelles en furent vendues à desparticuliers pour payer les dépenses nécessitéespar l'acquisition des halles (183ÛJ, la constructiondelà mairie (1831), celle de l'église (1871); d'autresont été cédées à la compagnie du chemin de fer dela Ferté-Macé.

Les prairies découpées dans le marais n'ontdonné jusqu'ici que des résultats assez médiocres.La végétation a peu changé; les plantes qui exigentun séjour presque constant dans l'eau, telles que lessphaignes et d'autres mousses hygrophiles, Coma-runi palustre, Narthecium ossifragum, Rhyncos-pora alba, etc., fusca, etc., ne se voient plus guère,il est vrai, dans les parties nivelées et fauchées àchaque printemps, mais les joncs, la linaigrette(Eriophorum), la violette des marais, nombre decarex subsistent toujours et y croissent en quantité.Or, les joncs, les carex, les roseaux, ne fournissentque des fourrages de qualité détestable ; les bes-

habitudes de ce poisson. Aucun ne quitte plus tôt le lit de larivière au moment des débordements ; suivant une expressiondu Pays-d'Auge, l'anguille suit les avalaisons. En outre, ellese montre assez indifférente à la nature des eaux; elle s'ac-commode également des eaux courantes et stagnantes et vitpresque aussi bien dans les fossés bourbeux que dans lesrivières claires et limpides. Du reste comme elle peut demeurerassez longtemps hors de l'eau par suite de l'étroitesse et del'occlusion possible de sa fente branchiale, il lui est facile, dansle marais de Briouze, d'aller par terre d'une mare à l'autre oude retourner aux ruisseaux quand elles sont à sec.

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tiaux, rebutés, refusent bien vite cette nourriture. Ilest vrai qu'on peut employer le foin à usage delitière, mais cette litière elle-même ne parait pastrès avantageuse, puisque, comme je l'ai encoreconstaté cette année, les propriétaires, après avoirfauché l'herbe, en laissent pourrir sur place lamajeure partie.

Dans les endroits les plus anciennement mis enculture, les joncs et les carexont à peu près disparu,mais pour faire place à des graminées, telles que lamolinie bleue {Molinia cœrutea Mcench.), la cancheflexueuse (Aira flexuosa L.), qui ne donnent qu'unfoin très dur, de mauvaise qualité. Je doute quejamais on puisse faire du marais de Briouze unherbage donnant des produits satisfaisants. Lefond restant toujours tourbeux et très humide, ilfaudrait une couche énorme de limon et d'humuspour soustraire les plantes à son influence. Lesengrais, combinés avec des labours multipliés pourassainir la couche superficielle du sol, arriveraientsans doute à l'améliorer, mais ce serait très long ettrès coûteux, et les profits qu'on pourrait en retirerdans la suite n'équivaudront jamais les dépensesqu'on sera obligé de faire.

Si donc il faut se garder de transformer cestourbières en prairies, il est juste d'examiner lesavantages qu'il y aurait à les conserver.

Et d'abord, leur combustible,si médiocre qu'il soit,n'est pas à dédaigner, puisqu'il reste toujours uneressource pour les pauvres de la localité. En outre,les tourbières jouent un rôle important dans l'éco-nomie de la nature : elles régularisent le régime des

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eaux. Au moment des grandes pluies et de la fontedes neiges, les plantes tourbeuses remplissentl'office d'épongés: elles emmagasinent les eauxpour ne les distribuer ensuite que goutte à gouttedans les ruisseaux et les fossés d'écoulement. Sià Briouze on arrivait à supprimer les marais, lesrivières qui en dérivent seraient presque à secpendant la saison chaude, et se changeraient entorrents pendant l'hiver et les orages de l'été.

Les végétaux tourbeux ont encore d'autres fonc-tions : quand l'atmosphère est chargée d'humidité,ils assainissent en y puisant l'eau nécessaire à leurnutrition ; si, au contraire, le temps est serein, ilsrejettent dans l'air, par la transpiration de leursfeuilles, une énorme quantité d'eau, qui empêche lerayonnement, tempère les chaleurs de l'été etdiminue les froids de l'hiver. D'après les expé-riences de M. Grandeau, professeur d'agriculture àNancy, le sol tourbeux est celui qui conserve lemieux la température uniforme, ce qui contribue àatténuer les gelées printanières.

Matière très voisine du charbon, la tourbe estun désinfectant comme lui. D'autre part, les maraistourbeux en croissance n'exercent aucune influencesur la salubrité de l'air, caries plantes décomposentl'acide carbonique formé à la surface des dépôts.C'est ce que confirment à Briouze les observationsdu docteur Berrué, qui, dans une période de 26 ans,n'a jamais eu à soigner aucun accident imputableaux émanations telluriques (1 ).

(1) A. Lemaître, loe. cit.

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L'économie domestique, l'agriculture, le climatet la salubrité du pays demandent donc le maintiendes marais de Briouze.

M. Dubourg, secrétaire, donne ensuite lecture dedeux mémoires de M. Duval, de la Ferrière (Orne) ; lepremier est relatif aux ifs de la Lande-Patry, que lescongressistes iront voir le lendemain; le second serapporte au chêne de la Motte, à Athis-de-1'Orne, ditaussi « le chêne au muet ». Voici ces mémoires:

Les vieux Ifs de la Lande-Patry.

Dans le cimetière de l'importante commune dela Lande-Patry, entourant l'église dernièrementreconstruite et située à environ trois kilomètres dela ville de Flers-de-1'Orne, existent deux Ifs trèsanciens, datant vraisemblablement d'une quinzainede siècles.

Celui qui est le plus au nord mesure plus de10m80 de circonférence à la hauteur d'un mètre ; ilest entièrement creux et percé à jour en plusieursendroits, en plus de l'entrée principale, ce quipermet à une soixantaine d'enfants de se réunirdans ce tronc caverneux, mesurant 3m 60 de dia-mètre intérieur, ce qui a été plusieurs fois constaté.

Le second mesure seulement 8m 75 de tour à la11