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EFFECTIVITE DE L!USAGE DANS LE MONDE NUMÉRIQUE

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Du même auteur

ALIGNEMENT STRATÉGIQUE DES PROJETS SYSTÈMES D’INFORMATION Editions Professionnelles, AFAI, 2005

VALEUR ET PERFORMANCE DES SI

UNE NOUVELLE APPROCHE DU CAPITAL IMMATÉRIEL DE L’ENTREPRISE (En coopération avec A. Bounfour)

Préface de Jean-Pierre Corniou Dunod, 2006.

ESCM ET SOURCING IT

LE RÉFÉRENTIEL DE LA RELATION CLIENT-FOURNISSEUR (En coopération avec B. Leboucher et P.D. Martin)

Préface de Marie-Noëlle Gibon Dunod, 2009

Collection Économie et Prospective numériques dirigée par Jean-François Pépin et Jean-François Phelizon

Georges EPINETTE

EFFECTIVITÉ

DE L’USAGE DANS LE MONDE NUMÉRIQUE

Tous droits de reproduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous pays, notamment la traduction, la réimpression, l’exposition, la photocopie du texte, des illus-trations et des tableaux, la transmission par voie d’enregistrement sonore ou visuel, la reproduction par scanner, par microfilm ou tout autre moyen ainsi que la conservation dans une base de données. La loi française sur le copyright du 9 septembre 1965 n’autorise une reproduction intégrale ou partielle que moyennant le paiement de droits spécifiques. Elle sanctionne toute représentation, reproduction, contrefaçon, photocopie, et toute conservation dans une base de données par quelque procédé que ce soit.

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et NUVIS, 3 avenue Hoche, 75008 Paris

Préface Depuis quarante ans, grand explorateur de l’univers informa-tique, Georges Epinette, en avait, croyions nous, exploré toutes les galaxies. Force est de constater qu’il nous prend par surprise, une fois de plus, en signant avec « l’effectivité de l’usage » un ouvrage qui dépasse le simple cadre des systèmes d’information et s’invite dans le monde de la philosophie et de la sociologie. Cet ouvrage est un essai réussi : si le titre peut sembler aride, le contenu lui est luxuriant. L’auteur nous entraîne dans un itinéraire soigneusement balisé, qu’il nous rend accessible en déployant une remarquable capaci-té pédagogique. De fait, l’ouvrage nous tient haletant et se lit comme un thriller. La première partie nous détaille avec précision et rigueur tous les éléments du décor dans lequel apparaissent les trois person-nages clé de l’histoire, le sujet, l’objet et l’usage. Ce qui lie et relie le sujet à l’objet ce sont les relations d’usage qu’ils entre-tiennent. Leurs interactions sont multiples et décortiquées ici de

6 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE façon chirurgicale pour en comprendre la portée et le sens et se les approprier. L’usage et ses différents attributs sont bien au cœur de la réflexion. Pour aider le lecteur, chaque chapitre s’articule de la même fa-çon : la vision académique pour poser la théorie, puis les ré-flexions et perspectives de l’auteur pour chaque thématique adressée afin d’examiner la pratique. Cette présentation dyna-mique donne du souffle à un contenu très dense. Elle permet au lecteur de s’identifier au sujet en y retrouvant une part de son vécu. Le système des objets, leur usage et les effets de cet usage lui deviennent familiers. Les fondamentaux étant acquis, cap sur la deuxième partie qui s’attache à un objet particulier : l’objet numérique. L’objet nu-mérique n’est pas un objet tout à fait comme les autres car son usage ne produit pas les mêmes effets que les objets « tradition-nels ». Il y a changement de paradigme. En effet, dans un monde numérique, le sujet et l’objet s’affrontent dans des postures nouvelles. Avec le numérique, tout change : l’objet façonne le monde et crée de nouvelles inte-ractions entre le sujet et l’objet. L’objet peut mettre le sujet sous dépendance. Nous sommes dans un scénario de rupture. Tout se reconfigure : l’individu dans son rapport aux autres avec l’émergence de communautés ; l’entreprise dans son rapport au client avec la transformation de son marketing de l’offre ; l’entreprise dans ses rapports avec ses salariés avec la conver-gence sphère privée et sphère professionnelle ; mais aussi se régénère le mode de conception des services avec l’implication des utilisateurs qu’ils soient anonymes (crowdsourcing), ou identifiés, etc. Mais ce nouveau monde où la notion du « bon usage » n’a pas la même assertion pour tous, ni la même valeur, doit trouver ses marques : l’éthique du numérique doit occuper une place impor-tante dans notre agenda pour éviter les dérives. Il s’agit de protéger l’usager numérique pour qu’il utilise en tou-te confiance les outils numériques. De nouveaux droits émer-

PRÉFACE 7 gent déjà : le droit à l’oubli, le droit à la jouissance paisible, le droit à la protection de ses données personnelles. Dans cette seconde partie, après avoir fait l’éloge du monde numérique et des usages qu’il autorise, l’auteur s’interroge sur certains de ses effets et pose déjà le postulat du « juste numéri-que ». La troisième partie s’intéresse au SI — juste retour des choses pour l’auteur- et pose la question de la mesure de la valeur des SI et de l’impact de l’effectivité de l’usage dans sa création. Cette problématique a été abordée au chapitre 7 sous sa forme « en négatif » : il s’agissait de défricher une nouvelle voie celle de la destruction de valeur générée par l’ineffectivité de l’usage. Car, les fonctionnalités non utilisées coûtent. Le tableau de bord de destruction de valeur a pour contrepartie le tableau de bord de la création de valeur. Au-delà de la valeur économique, Georges Epinette s’interroge sur les valeurs d’effectivité liées à l’usage qui n’ont pas d’équivalence monétaire et en propose une taxonomie. Il nous détaille une approche innovante : celle des enquêtes de satisfac-tion avec la méthodologie ESOVE ou Enquêtes de Satisfaction Orientées Valeur d’Effectivité. ESOVE est une démarche à conduire avant le criblage des projets et qui permet le design to cost. Cette approche innovante consolide les travaux déjà conduits sur la valorisation du capital immatériel dont l’auteur est un des pionniers en France. Comme dans tout thriller, l’ouvrage se termine par un dénoue-ment imprévisible pour le lecteur, bien que quelques indices aient été distillés en amont. Dans un style pamphlétaire, l’auteur dénonce les excès et déviances de notre société que le numéri-que, sur fond de mondialisation, exacerbe. Cela l’amène à s’interroger sur la finalité des moyens mis a disposition de l’humanité et a dresser un plaidoyer courageux pour une éthique numérique.

8 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE Ce livre outre la richesse de son contenu a une vertu supplémen-taire : il nous invite à une gymnastique salutaire de nos neuro-nes en nous incitant à dépasser le cadre usuel de notre domaine de pensée. Ce n’est pas le moindre des mérites de l’auteur que d’y être parvenu.

Marie-Noëlle Gibon Direction de l’Audit

Groupe La Poste

Remerciements à :

Michel Puech, Patrick Amouzou, Hubert Tournier, Hassan Kefi, Franck Bellaïche, Stéphane Leray pour leur lecture et suggestions ; Xavier Trébouta et Pierre Rouvegin-Baville qui ont expéri-menté certains concepts exposés, notamment les ESOVE (En-quêtes de Satisfaction Orientées Valeur d’Effectivité) ; Anne-Sophie Boisard pour sa patiente relecture et ses cor-rections.

Sommaire

INTRODUCTION ........................................................................... page 13

I. CONCEPTS GÉNÉRAUX DE L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE ............ 20 1. ÉCOSYSTÈME DE L’USAGE ....................................................... 23

2. APTITUDES DU SUJET : INTENTION, PERCEPTION ................ 59

3. APTITUDES DU SUJET : PRODUCTION ET GESTE ................... 79

4. APTITUDES DU SUJET : APPROPRIATION, APPRENTISSAGE ................................... 99

5. CONTEXTES D’ÉVOLUTION DE L’OBJET ............................... 125

II. EFFECTIVITÉ DE L’USAGE DANS LE NUMÉRIQUE ................... 147

6. SOCIOLOGIE DU NUMÉRIQUE : QUELLES SPÉCIFICITÉS ? ................................................. 149

7. DESIGN ET DELIVERY : DE L’USAGE À L’EFFECTIVITÉ ........................................ 171

8. USAGE NUMÉRIQUE, VIE PRIVÉE ET CONSOMMATION ......................................................... 195

III. IMPACT DE L’EFFECTIVITÉ DANS LA CRÉATION DE VALEUR ............................................... 211

9. LES COMPOSANTS DE LA JUSTIFICATION DE VALEUR ....... 213

10. ESOVE : ENQUÊTES DE SATISFACTION ORIENTÉES VALEUR D’EFFECTIVITÉ ............................. 245

11. L’EFFECTIVITE DE L’USAGE : ENTRE L’ÉTIKÈ ET L’ÉTHOS ............................................ 257

ANNEXE A : LA MESURE DES ATTENTES ET DE LA SATISFACTION DES USAGES ........................... 273

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................... 277

INDEX DES NOMS CITÉS ..................................................................... 285

Introduction Effectivité de l’usage :

de la philosophie à l’économie L’idée de cet ouvrage est née au fil d’investigations menées au-tour de la création de valeur — notamment la valeur d’usage — générée par les… systèmes d’information. Il s’agissait-là d’une antienne encore difficilement entendue par les dirigeants des entreprises. A cet égard, il semblait opportun et urgent de trans-poser les effets de l’informatique dans les théories économi-ques. Plusieurs années furent consacrées à cette tâche sans pour autant que le résultat s’avérât totalement satisfaisant. Pourquoi n’arrivions-nous pas à convaincre massivement les dirigeants ? J’eus le sentiment que des éléments moins factuels venaient perturber la rationalité du raisonnement. C’est ainsi qu’émergea la notion d’effectivité qui trouva sa place entre les concepts classiques d’efficacité et d’efficience des systèmes d’information. Ce terme d’effectivité n’est pas à prendre au strict sens de la philosophie hegelienne. Il doit plutôt s’entendre dans sa signification sociologique contemporaine à savoir « ce

14 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE qui produit un effet réel, ce qui existe réellement 1». Cela n’empêchera pas, tout au fil de cet ouvrage, de faire référence à la philosophie car « ce qui est effectif produit des effets »2. C’est-à-dire ce qui se perçoit, qui se voit, ce qui est « effective-ment » mais qui demeure conditionné par des filtres « subjectifs », des anamorphoses, donnant des visions différen-tes en fonction des protagonistes. Il s’ensuit une sorte de repré-sentation mentale à partir de la forme visible d’un objet, ce que les scolastiques nommaient la « species intentionalis » où l’effectivité prend sa pleine dimension dès lors que la réalité3 se rapproche des désirs humains. Comme le souligne Merleau-Ponty4, « le comportement humain s’ouvre à un monde (Welt) et à un objet (Gegenstand) par-delà les ustensiles qu’il se cons-truit, il peut même traiter le corps propre comme un objet ». Mais de tous les courants philosophiques, il semble que le cou-rant pragmatiste soit celui qui corresponde le mieux à l’idée de l’effectivité. La réalité agissante dont parlait Hegel prend ici une dimension nouvelle car cette philosophie renonce à aller au-delà de l’utilité, de l’apparence des choses et des faits. Elle as-socie le réalisme à la pratique et donc à l’action. Ainsi, si l’association de l’effectivité à l’usage méritait d’aller plus avant, par où fallait-il commencer ? Au moment où je me posais cette question, j’avais déjà collecté pas mal de notes sans pour autant en avoir trouvé le fil conducteur. Je pensais que peu de choses avaient été écrites sur l’effectivité et étais vaguement conscient de la publication de quelques travaux sociologiques. Pour l’effectivité, l’intuition s’avéra fondée, ce qui ne fut pas le cas de l’usage où tout, ou presque, avait déjà été dit. 1 www.atilf.fr Trésor de la Langue Française 2 Hegel, Friedrich, Sciences de la logique, Paris, Kimé, 2006. 3 Dans sa relation avec l’objet, cette réalité prend des formes multiples à partir du moment où est accepté le principe que tout objet de notre appré-hension est en liaison avec d’autres objets issus d’une expérience analo-gue. 4 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gal-limard, Collection Tel, 1976.

INTRODUCTION 15 D’aucuns auraient sans doute abandonné, vaincus par la com-plétude et la qualité des contributions académiques. En partant d’un niveau de connaissances très basique, on pense défricher de nouveaux sujets alors que ceux-ci ont déjà été maintes fois explorés le plus souvent avec beaucoup d’intelligence et de perspicacité! Par exemple, ce n’est qu’après neuf mois de tra-vaux, que je découvris par hasard Meinong et sa théorie des ob-jets, mais aussi Peirce et sa démarche triadique, m’obligeant ainsi à reconsidérer les soixante pages déjà rédigées. Quand on part de loin, il faut savoir perdre du temps ! Mais c’est juste-ment en raison de la méconnaissance des travaux déjà réalisés que je résolus d’aller plus avant en tentant d’y poser un regard nouveau, détaché de toute contingence. C’est du moins l’ambition qui fut mienne avec toute l’humilité du néophyte doublée d’une longue expérience professionnelle essentielle-ment vouée à l’explicitation de l’usage des intangibles. Comment se présente cet ouvrage ?

Il se compose de trois parties : L’une décline les concepts et souligne que l’effectivité de l’usage dépasse la simple relation sujet-objet où :

! le sujet représente l’opérateur à travers un individu ou un groupe d’individus. Cet opérateur peut être un utilisateur ou un usager. Dans le premier cas, il interagit avec un ou-til, dans l’autre avec un service. Avant de me lancer dans cet ouvrage, le terme « usager » revêtait pour moi une connotation plus ou moins captive : usager du gaz, de la RATP, de la SNCF, etc. S’en dégageait le vague senti-ment de monopole ou d’oligopole, dont le rapport servi-ce/prix laissait de grandes marges de progression.

16 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE

! l’objet1, l’opérant, qu’il soit matériel ou immatériel, phy-sique ou moral. Dans cet ouvrage, l’objet est le plus sou-vent pris dans sa dimension générique. La plupart du temps nous ferons référence à la définition du Trésor de la Langue Française2 à savoir : une « chose solide, ma-niable, généralement fabriquée, une et indépendante, ayant une identité propre, qui relève de la perception ex-térieure, appartient à l’expérience courante et répond à une certaine destination ». Cet objet peut ou non être animé, il possède une identité et à ce titre est défini et identifiable a contrario comme différent de la « chose » dont les aspects et finalités peuvent demeurer flous. Si nous usons du terme objet, peut-être faut-il passer par quelques définitions notamment pour ce qui concerne cel-les connexes à l’objet, à savoir : outils, instruments, us-tensiles, artéfacts. Nous entendons par outil3 un objet fa-briqué par l’homme, utilisé par lui, qui nécessite une énergie humaine pour le rendre opérationnel, une intelli-gence pour en conduire le bon usage afin de parvenir à un résultat. L’association d’outils, plus ou moins complexes, aboutit à la notion d’outillage permettant l’exécution, non plus d’une tâche, mais d’un ensemble cohérent. L’instrument se distingue de l’outil par sa capacité à me-surer et donc à fournir des résultats précis et à agir pour favoriser une opération. L’ustensile est un objet, souvent élémentaire, à destination domestique. Quant à l’artéfact4, il prend de plus en plus d’importance dans notre quoti-dien puisqu’il conditionne désormais nos choix de vie dans le sens où toute chose se voit désormais transformée et généralisée par, et en, moyens techniques.

1 Du latin objectum : jeter contre. 2 http://atilf.atilf.fr/tlfv3.htm 3 Du latin ustensilis : nécessaire à nos besoins 4 Du latin artis facta: fabriqué par la technique.

INTRODUCTION 17 Cette sorte de dualisme signifié-signifiant est subordonné à une relation d’usage qui fait appel à une conscience existentielle possédant des caractéristiques d’interaction entre :

! l’écosystème où évolue l’extériorité mutuelle des élé-ments composant la relation qui permet une interprétation effective de la réalité dans le temps et dans l’espace;

! les aptitudes du sujet1 à appréhender tant l’environnement que l’objet : d’où l’importance de l’appropriation ;

! le contexte évolutionnel de l’objet, à la fois à travers son sujet mais aussi son environnement tant l’objet peut ex-pliquer le monde via les relations qu’il instaure avec au-trui. Michel Puech2 parle à ce titre de co-évolution.

Quand elle se rapporte à un objectif physique, l’effectivité de l’usage peut concerner un objet (technogénèse) ou une personne (ontogénèse) dans une dynamique d’emploi où le sujet est tou-jours relatif à un individu ou un groupe d’individus. Si l’usage constitue un lien entre le sujet et l’objet, s’agit-il d’une simple relation ou d’une interaction ? Dans ce dernier cas est-elle relative au sujet/objet et/ou concerne-t-elle un lien sujet-sujet ? Il semble bien que l’effectivité soit ici propositionnelle tant la passivité de l’objet n’est qu’apparente. Par exemple :

- les signaux cognitifs à l’égard de l’objet, qui évoluent au fil de l’usage et qui bâtissent l’expérience, permettent l’énonciation d’attentes et d’exigences définissant les priorités a priori d’une représentation. On pense, par exemple, à des dispositions génériques : résilience, robus-

1 On entend par « sujet», un individu (ou un groupe d’individus) apte à posséder une « opinion ». En d’autres termes, il s’agit d’acteur(s) dotés de sensations et de capacités de jugement et d’arbitrage. 2 Puech, Michel, Homo Sapiens Technologicus, Editions Le Pommier, 2008.

18 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE

tesse, fiabilité pour un outil qui impliquerait une utilisa-tion fréquente ;

- les conditions d’exécution et d’acquittement de l’usage constituent un feedback de l’objet au sujet singulier mais aussi pluriel. Par exemple, un équipage dira d’un bateau qu’il «répond bien », quand les sollicitations du barreur, issues d’une procédure rigoureuse, sont couronnées de succès. Ces conditions peuvent aussi se dupliquer au tra-vers de pratiques sociales larges1.

L’essai se poursuit en transposant les concepts et idées préala-blement exposées à l’usage du numérique. Y est abordée la pla-ce particulière occupée par un sujet-usage, devenu acteur-interprète… avec toutes les conséquences que cela suppose pour les entreprises. Une dernière partie s’attache à traiter de la contribution du nu-mérique à la création de valeur par le prisme de l’effectivité, notamment à travers un processus baptisé ESOVE (Enquête de Satisfaction Orientée Valeur d’Effectivité) Enfin l’ouvrage s’achève par une mise en perspective de notre environnement social et économique. Il s’agit-là d’une rapide illustration qui pourra faire l’objet d’un développement ulté-rieur.

1 D’ailleurs, si on en croit le Dictionnaire de sociologie, l’usage est une «pratique sociale que l’ancienneté ou la fréquence rend normale dans une culture donnée / utilisation d’un objet, naturel ou symbolique à des fins particulières » (Collectif : Dictionnaire de sociologie, Le Robert/Seuil, 1999, p. 556).

INTRODUCTION 19

Fig. I-1 : L’usage dans son écosystème

J’achèverai cette partie par un aveu ; je me suis lancé dans cet ouvrage poussé par une intuition : sans savoir où elle allait vraiment me conduire. Dès lors que le projet prit forme, je commençai à classifier les contributions pouvant alimenter la réflexion ; notamment les contributions académiques. De fait, je ne sais aujourd’hui si les feuilles suivantes relèvent d’un essai1 dans le sens admis du terme. Cette interrogation est capitale pour comprendre la logique des cinq premiers chapi-tres : chacun d’entre eux étant respectivement divisé en deux parties :

- l’une se propose de dresser un panorama des contribu-tions les plus marquantes. Il est vain d’y rechercher un

1 De exagium lui-même venant de exigere : peser, soupeser pour juger sur pièces, examiner... L'essai sous-entend donc un esprit de libre examen, pouvant se contenter d'un seul aspect du sujet, ou au contraire de regrouper des réflexions sur plusieurs sujets, etc. mais toujours à partir de l'observa-tion ou de l'expérience de l'auteur. Un auteur qui ne prétend plus épuiser le sujet de manière exhaustive mais s'interroger, explorer la réalité concrète, historique, sociale, partielle, personnelle...

20 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE

quelconque fil conducteur au-delà des concepts mis en exergue ;

- l’autre se propose de prolonger ces contributions par quelques réflexions connexes à l’usage et à l’effectivité.

Ce n’est qu’à partir du chapitre 6, que le sujet de l’effectivité de l’usage, alimenté par la sociologie des usages relatifs au numé-rique, autorise la capitalisation des arguments préalablement exposés. A qui cet ouvrage s’adresse-t-il ?

Il a été conçu pour tout public mais s’adresse plus particulière-ment aux personnes qui recherchent des arguments sur la valeur d’usage et qui inscrivent leur action dans le cadre d’une démar-che englobant la totalité de la problématique.

I. Concepts généraux de l’effectivité de l’usage

1. Écosystème de l’usage

Dans ce chapitre nous tentons de décrire l’écosystème de l’usage : le sens de ce dernier et l’influence de l’effectivité. Les effets du progrès y sont analysés à travers les modalités d’adoption ou de refus de celui-ci. Ces effets mettent en exergue les notions de règles, de normes, tempérées par le paradoxe, qu’entre l’objectif initial du concepteur de l’objet et les prati-ques effectives, il peut exister des usages inattendus. A partir de ces constats, nous dresserons une taxonomie des interactions d’usage.

24 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE 1.1 PANORAMA DES CONTRIBUTIONS ACADEMIQUES Entre philosophie et psychologie "

Comme décrit en introduction, mon cheminement philosophi-que prit des détours inattendus. Par exemple, ce n’est qu’au bout de plusieurs mois de réflexion sur l’usage, que je voulus en comprendre les causes physiques. Je ne sais encore de quelle façon je pris connaissance des travaux de Jousse et Janet. A plu-sieurs reprises, Janet faisait référence à Peirce. Du coup, je dé-couvris la philosophie pragmatiste avec James, Schiller et De-wey qui m’enthousiasmèrent. En revenant par la suite à Peirce, les notions de phanéron, de pensée triadique m’incitèrent à faire un petit détour par les franciscains comme Ockham et Scot. Et c’est quand je découvris que ce système de pensée s’arrêtait à Avicenne que je dus quitter ce cheminement … faute de pouvoir aller plus avant, pour bientôt découvrir de nouveaux itinérai-res… Cette sérendipité constitue le piment de toute recherche, sans pour autant être toujours assuré de la parfaite pertinence de ces contributions ! Cet arrière-plan nécessite une brève présentation pour compren-dre l’itinéraire de cette partie. C’est un exercice difficile, de par la densité des thèmes qui décourage toute tentative sérieuse de synthèse. Par exemple, dans toute l’histoire de la philosophie, il n’est pas de sujets dont on a plus abusé que la thématique des états mentaux. Aussi les notions de croyance, désir, intention, représentation, perception, action, sont-elles à la fois symbiose et osmose : intimement liées mais aussi parfaitement distinctes. Il s’ensuit une sorte de concrétisation, de stratification rendant la genèse des interactions d’autant difficile à identifier que toute démarche multidisciplinaire présente des risques de contradic-tions pouvant altérer la clarté du discours. "

"

Représentation scolastique et usage On pense évidemment à la phrase célèbre de Diogène de Sinope adressée à Platon: « Je vois bien la tasse et la table, mais je ne

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 25 vois pas du tout l’idée de table et de tasse ». Et Platon de ré-pondre : « Evidemment, si tu vois les objets avec tes yeux, tu ne peux voir les idées, pour cela, il te faudrait davantage d’esprit que tu n’en as ». Le réalisme affirme à la fois l’existence des objets et le fait qu’ils demeurent extérieurs au sujet : ce qui in-flue sur le mode et l’indépendance de leur représentation. Sans objet: point de représentation. Cette thèse, notamment défendue par F-H Jacobi1, est en contradiction avec l’approche kantienne dans le sens où les objets réels sont ceux que le sujet veut bien se représenter. « L’entendement est ce qui fait l’objet (Gegens-tand) » disait Kant. Nous prendrons toutefois comme hypothèse que toute idée est issue d’une expérience qui trouve son origine dans une relation consubstantielle entre l’objet et le sujet. Si l’objet trompe rarement les dispositions du sujet, ses préjugés, ses connaissances influent sur la finalité. En matière d’usage et de représentation, la scolastique, notamment la philosophie thomiste, nous propose quelques éclaircissements. Le premier porte sur la « species intentionalis ». L’expression dont l’origine semble remonter à Aristote se retrouve massivement chez Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin, mais aussi Cicéron, Descar-tes, Brentano et Husserl. Elle laisse entendre qu’il s’agit d’une représentation mentale à travers le présupposé du « connais-sable », une représentation cognitionnelle2 et intentionnelle, fai-te à partir de la forme visible d’un objet, non pas à des fins de copie mais d’assimilation. Saint Thomas d’Aquin entend l’expression comme un filtre ef-fectif entre le sujet et l’objet, une interposition, un moyen pour apprécier ce qu’on peut nommer hardiment l’effectivité. De là à dire que tous les courants philosophiques sont unanimes sur ce point de vue, c’est une autre histoire. En son temps déjà Descar-tes avait mis à mal le concept pour placer la réalité objective de l’objet à l’intérieur de l’esprit. La « species » scolastique est in-

1 Jacobi, Friedrich Heinrich, David Hume et la croyance. Idéalisme et ré-alisme, trad. fr. L. Guillermit, Paris, Vrin, 2000. 2 La traduction française de la terminologie scolastique. In Revue néo-scolastique. 6° année, n°22, 1899. pp. 187-191. http://www.persee.fr

26 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE téressante, car elle souligne que c’est la réalité visible, l’appa-rence, la forme de l’objet, qui instruit l’intellect. La « species », nourrie par la connaissance, constitue donc une charnière entre l’intention et la réflexion. "

"

Les pragmatistes et l’usage "

« Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet1 ». A travers cette assertion on comprend que la philoso-phie pragmatiste, et notamment le pragmaticisme peircéen, pré-sente des congruences réelles avec l’effectivité et l’usage. Elle part du principe que notre pensée est activée par nos doutes et c’est pour venir à bout de ceux-ci que nous agissons dans le but d’atteindre une croyance appelée à s’ancrer dans les habitudes. Habitudes qui permettent de parvenir, sinon à une sérénité, du moins à un équilibre dans nos vies. Durkheim dans ses cours dispensés à la Sorbonne en 19132 ne disait pas autre chose. En langage courant, le pragmatisme met l’action au service du ré-sultat. Avec le pragmatisme, raison et sensibilité, vérité, sensa-tion et instincts sont mis sur le même plan. Par exemple à tra-vers la notion de « Phanéron3 » Peirce propose la présence d’un objet à l’esprit comme conséquence de l’observation d’un signe et/ou d’expériences mémorisées : « Par phanéron, j’entends la totalité collective de tout ce qui, de quelque manière et en quel- 1 Peirce, Charles Sanders, « Comment se fixe la croyance » in Revue philo-sophique de la France et de l'étranger, tome VI, 1878 et « Comment ren-dre nos idées claires », in Revue philosophique de la France et de l'étran-ger, Tome VII, 1879. 2 Durkheim Emile, Pragmatisme et sociologie. Cours dispensés à La Sor-bonne en 1913-1914. Source : « Les classiques des sciences sociales » . Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/ 3 Le phanéron transposé à l'effectivité de l'usage laisse entendre que les lois (c'est-à-dire les règles sur lesquelles nous établissons nos perceptions) gouvernent les faits (c’est-à-dire ce qui nous apparaît) pour actualiser des qualités.

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 27 que sens que ce soit, est présent à l’esprit, sans considérer aucu-nement si cela correspond à quelque chose de réel ou non »1. Dans l’approche de l’effectivité, cet « amalgame » est bien commode car son globalisme perceptif évite une démarche ana-lytique tout en embarquant la structure eidétique des objets concernés. Ce qui fait que la philosophie pragmatiste se démar-que à la fois des théories cartésiennes et hegeliennes fondées sur la raison et la logique. Elle est axée sur des éléments tangibles et factuels. De même, la confrontation aux problèmes pratiques de notre vie, impose de faire des choix qui sont dépendants de nos perceptions respectives. Ces choix — qui se concrétisent alors en actions — mettent notamment en évidence que la per-ception s’inscrit dans l’individualité : la perception n’est rien d’autre que l’expression du multiple dans l’un2. Ainsi, le prag-matisme rejoint le concept d’effectivité. En effet, dans le prag-matisme, il n’existe pas de fossé entre la pensée et la réalité3 aussi l’effectivité associe-t-elle la réalité aux idées reçues. L’effectivité obéit aux lois de la perception, elles-mêmes fon-dées sur l’expérience, fruit de la croyance issue de la connais-sance. La gnose est le préalable à toute croyance. Il est au-jourd’hui de bon ton de porter au pinacle la société de la connaissance et de l’innovation, pensant naïvement qu’elles constituent une eschatologie économique et humaniste ou pour le moins une réalité augmentée sensée donner naissance à un « Homo Sapiens version 2.0 »4. Cette connaissance, qui fixe les frontières de nos habitudes, vient souvent contredire nos aspira-tions et nos idéaux. C’est d’ailleurs pourquoi l’homme alterne

1 Peirce, Charles Sanders, Collected Papers 1.284, Hartshorne, Charles, Weiss, Paul and Arthur W. Burks (Eds.), Hardcover, Jan 1998. 2 Leibniz, cité par Riviale Philippe, Le Principe de misère, Editions du Félin, 2007. 3 Comme le dit Georges Santayana « l’esprit ne peut jamais posséder, et encore moins communiquer, des idées sans fondement matériel et sans une occasion matérialisée » (Santayana, George, Dominations and Powers, New York, Charles Scribner's Sons, 1951.) 4 Quéau, Philippe, La grande dissociation. Essai sur une maladie moderne, 2010. Source : Site web: http://classiques.uqac.ca/

28 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE entre foi et doute. Ses croyances se confrontent à ses désirs, ses doutes à ses angoisses. Foi et doute ont en commun le même moteur : l’action. L’action agit comme une force de proposi-tions positives à l’égard des dites croyances tout comme elle agit comme une volonté d’éradication à l’encontre de ses dou-tes. Et c’est quand l’homme n’a plus la force ou le courage de les remettre en cause que ses croyances s’achèvent en dogmes. Ainsi, l’effectivité agit-elle comme une résonance du percepti-ble de la chose réelle, générant un état qui oscille entre le vrai et le faux, le réel et le fictif. Ce qui est vrai au plan individuel, l’est encore davantage au plan collectif. La philosophie pragmatique admet la pluralité des opinions fondées sur des vérités pouvant être admises par l’un et réfutées par l’autre partant du principe que toute vérité humaine peut être appelée à se transformer au fil du temps. Rien n’est acquis, rien n’est définitif, et ce qui est considéré comme vrai aujourd’hui peut ne plus l’être demain. Avec cette philosophie, raison et sensibilité, vérité sensation et instinct sont mis sur le même plan. La valeur des choses prévaut sur leur statut. Cette valeur s’apprécie en fonction des indivi-dualités et dépend des actions de celles-ci. Comme le dit Wil-liam James1: « en fin de compte, les choses et les pensées ne sont point foncièrement hétérogènes : elles sont faites d’une même étoffe, étoffe qu’on ne peut définir comme telle, mais seulement éprouver et que l’on peut nommer, si l’on veut, l’étoffe de l’expérience en général ». Aussi à travers la réalité des choses et leur interaction, le prag-matisme annonce-t-il les prémisses de la complexité à partir d’un système de relations conjonctives et disjonctives qui réfute l’existence différenciée de deux mondes: celui de l’expérience et de la réalité. Le pragmatisme suppose une forme de

1 William, James, Essays in radical Empiricism, New York, Longman Green and Co, 1912.

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 29 connexionisme qui suggère un empirisme nouveau radicalement différent de celui de Hume. Dans cette approche réalité et pen-sée sont liées dans une séquence sensation, idée, action. C’est du moins ce qu’en dit l’Ecole de Chicago à travers l’instrumentalisme. Ainsi, cette philosophie bouscule-t-elle les courants traditionnels. Inscrite dans nos vies et notre quotidien-neté, elle demeure ouverte sur le monde présent pour mieux se projeter dans son futur. "

SIGNIFICATION DE L’USAGE !

Sens de l’usage !

Avec l’usage, le regard passif porté sur… se mute en regard ac-tif du fait avec…. D’où une évidente relation avec la Réalité Agissante la « Wirklichkeit ». Au plan philosophique existe donc une connexité entre ces deux principes : ce qui n’implique pas d’ailleurs de nécessaires synergies. C’est la signification qui produit le sens à travers l’usage et les interactions entre le sujet et l’objet. Le sens de l’usage pose le problème de la compréhension à tra-vers nos propres limites intellectuelles: une compréhension glo-bale où on assimile un tout et non un contenu. Car l’association du « sens » et de l’usage s’entend dans une double dimension : celle de la densité du flux, mais aussi de sa destination. Ce tout s’élabore autour d’une dynamique d’assimilation fondée sur la fabrication d’hypothèses, de postulats, de propositions permet-tant de reconnaître la binarité du sens. Vrai ou faux : une situa-tion qui implique un mécanisme de vérification pour susciter un accord ou désaccord avec l’image que nous nous faisons du ré-el. De cette façon, l’effectivité de l’usage devient un état de no-tre perception. L’usage est une médiation entre un acte et une situation. C’est une manière pour l’homme de percevoir son pouvoir sur le monde qui l’environne même si ce pouvoir peut se retenir contre lui-même dans le sens où il peut devenir aliénant. Le

30 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE rapport d’usage induit aussi une certaine forme de rationalité dès lors qu’elle s’inscrit dans une finalité. C’est l’usage qui donne le sens à l’objet. Simondon a montré la nécessité d’ancrer l’objet dans son usage, dans son contexte actionnel, comme moyen d’identification. Enfin, à travers sa théorie de la coopération interprétative, Um-berto Eco pose indirectement la question du sens à travers celui qui sait (intentio autoris), celui qui fait (intentio operis) et celui qui apprend (intentio lectoris). "

"

L’usage est signifiant"!"

Au fil de mes investigations et à partir de la thèse saussurienne qui consiste à considérer toute action comme langage, la dimen-sion sémiotique s’est invitée pour occuper une place de plus en plus grande dans mes réflexions. Ce qui, de prime abord, peut paraître insolite trouve sa légitimité à travers plusieurs contribu-teurs au présent ouvrage. Je pense notamment à Abraham Mo-les, Jean Baudrillard, Roland Barthes, Julien Greimas et, dans une autre dimension, Charles Sanders Peirce. Légitimité car la sémiologie tire le sens et donc la signification. Pour ce qui nous intéresse, la sémiologie rapportée à l’effectivité de l’usage est à prendre dans une dimension sociale à la fois intersubjective et interactive. Cette sémiologie insiste sur l’origine de la production de systémies du sens car l’usage est à la fois action, transformation et manipulation : il adresse le contenu et tous les connecteurs relatifs à l’objet et au sujet. Le sens pose la question de l’effectivité de l’objet à travers sa relation à ce qui est et donc au monde naturel. Greimas va très loin dans cette approche puisqu’il se refuse même de reconnaî-tre l’effectivité de l’objet en dehors de tout effet sémiotique.

1 Le terme « signifiant » n’est pas à prendre ici dans sa dimension sémio-logique qui vient d’être abordée.

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 31 La contribution de Roland Barthes1 est aussi significative dans le sens où il étudie les objets courants dans leur contexte d’usage. Il s’appuie sur la sémiotique déportant ainsi l’objet bien au-delà de sa vocation utilitaire. L’objet ne devient plus isolé mais s’inscrit dans une relation avec d’autres objets qui eux-mêmes s’ancrent dans un univers. L’usage sous-tend un impératif, une nécessité voire une radica-lité même si toutes les pratiques ne peuvent pas toujours s’expliquer. Aux « Pourquoi » de l’enfant qui entre dans son cycle de questionnement, les parents sont parfois frappés par l’indigence de leurs propres réponses « Parce que… ». Et quand ils s’interrogent eux-mêmes sur cette non-réponse, ils en arri-vent à se dire que leur ignorance ne peut pas toujours se com-bler par des savoirs codifiés. L’usage est normalement la réponse à un besoin qui peut être corrélé à l’échange : l’inverse n’est pas vrai. Cette perception se fonde sur le contexte de l’action. Percevoir, voir et regarder, voilà qui n’est pas la même chose ! L’usage est signifiant, car :

- il constitue une conséquence réflexive de nos comporte-ments et l’ensemble des usages fait nos comportements ;

- il véhicule des signes sociaux, des habitus2. Aussi, si c’est l’usage qui signifie, c’est la signification qui fait l’usage dès lors qu’elle s’appuie sur les traditions et les coutumes

1 Barthes, Roland, Mythologies, Paris, Editions du Seuil, 1957. 2 Nous entendons par habitus, non pas la notion scolastique développée par Saint Thomas d’Aquin mais celle plus contemporaine donnée par Pierre Bourdieu . Ce dernier désigne l’habitus par une pratique propre à un espa-ce social en faisant bien la distinction entre : « les positions sociales (concept relationnel), les dispositions (ou les habitus) et les prises de posi-tion … » (in Bourdieu, Pierre, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994). La notion d’habitus suppose à la fois une relation à l’intérieur du dit espace mais aussi la formalisation d’une représentation extériorisée : ce qui confè-re à l’habitus toute son effectivité. La définition la plus pertinente est sans doute celle que donne Louis Marin de l’habitus : « l’histoire faite nature, niée comme histoire parce que réalisée dans une seconde nature ». (Marin, Louis, De la représentation, Paris, éd. Gallimard/ Seuil, coll. Hautes Etudes, 1994)

32 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE

communautaires au sens large du terme : coutumes pro-pres à toute activité sociale. Garfinkel1 a démontré que la signification urbi de l’objet vs. le sujet évoluait vers une dimension orbi de l’usage en tant que réalité sociale, élargissant ainsi le sens de la relation vers une pratique beaucoup plus large. On pourrait aussi affirmer que la si-gnification de l’objet tient compte des composants du sys-tème dans lequel il s’inscrit : son mode d’organisation, sa sphère d’influence, etc. Cet aspect est parfaitement évo-qué dans les travaux d’Abraham Moles et aboutit à une sémiologie de l’objet où l’usage constitue à la fois la grammaire et le discours.

L’usage, hier fonctionnel, tend aujourd’hui à devenir un usage communiquant. Quand il rétroagit en résonance à des stimuli interpersonnels, l’usage — par sa signification — peut devenir une forme de langage et donc d’explication. En effet, on tend à associer un peu trop facilement l’usage à l’objet. Mais l’usage peut être immatériel : on fait usage de procédés, de routines, de données voire même de sentiments. Dans ce dernier cas, pour être accepté, l’usage doit être éthiquement correct. On peut d’ailleurs s’amuser de la connexité sémantique de l’usage et de l’habitus entre l’ethiké (morale) et l’éthos (l’habitude) où le processus de méconnaissance combat celle du refoulement. Si le contexte actionnel de l’objet est porteur d’usage et de si-gnification, il peut lui conférer une valeur affective qui rétroagit avec l’objet. Le sujet procède avec … ou agit grâce à… et cette action ainsi réalisée vaut reconnaissance envers l’objet. Simon-don2 le démontre à l’égard d’un central téléphonique qu’il trou-ve « beau ». Non pas une beauté inhérente à l’esthétique de la machine mais une beauté propre à ses capacités fonctionnelles, à ses finalités et à son rôle social. Au tout début de

1 Garfinkel, Harold, Ethnomethodological Studies of Work, London, Rout-ledge & Kegan Paul, 1986. 2 Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2001.

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 33 l’informatique, à l’époque où je démarrais dans le métier : je me souviens de l’attachement que j’éprouvais à l’égard d’une ma-chine qui ne lassait pas de me surprendre par sa vitesse et ses capacités à traiter l’information. L’amour de mon métier se transposait à travers l’affection que je témoignais à l’égard de « mon » ordinateur… J’étais en pleine typification au sens schültzien du terme. Ce qui est nouveau c’est la relation qui s’instaure entre l’humain et la machine par rapport à l’humain et l’animal (notamment domestique). On a le sentiment d’un changement dans l’échelle de valeurs où le vivant non doué d’intelligence cède le pas à l’artéfact. L’usage peut être actif ou passif suivant le mode d’action des sujets. Par exemple, si deux personnes dans un véhicule se transportent d’un lieu à un autre. L’un aura un rôle actif : il conduira et se déplacera ; l’autre se laissera conduire et trans-porter. L’usage quand il est « passif » peut induire une activité incons-ciente ou consciente. Pendant qu’on agit de façon effective il est possible de combiner simultanément d’autres activités désolida-risées de l’action en cours. Il ne s’agit pas de « faire mille cho-ses à la fois » mais de faire autre chose « mine de rien ». Toute-fois, quand l’action ne s’inscrit pas dans un automatisme, elle peut paralyser la pensée : une action physique qui demande de l’attention demeure incompatible avec une pensée parallèle in-tense. Car l’action s’accomplit dans une séquence rythmique sans cesse renouvelée dont l’intensité varie en fonction de l’énergie et de la durée qui lui est consacrée, Mais l’usage induit une délibération consciente qui se traduit par une décision. Comme le démontre Aristote1 cette décision, encore nommée désir délibératif ne vaut pas toujours consente-ment. Ainsi, la décision d’usage est à la fois délibération et libé-

1 Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 1997.

34 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE ration : délibération avec la finalité espérée et libération de notre volonté au service de la dite finalité. A travers la notion de propriété et de jouissance, Marx a été sans doute le premier à percevoir l’usage comme une finalité à la fois économique et sociale obligeant l’objet à être autre chose que sa propre matérialité. Détaché de son usage, l’objet seul pourrait ne pas être signifiant malgré la définition qui s’y ratta-che. On pense à la notion d’intersubjectivité où un objet n’existe que par ses spécifications et son intention d’usage. Garfinkel parle d’account. Pour reprendre l’analogie avec le langage de gestion, on pourrait traduire ce terme par « actif » : un actif ma-tériel mais aussi immatériel : account et intersubjectivité débou-chant ainsi de façon inattendue sur la notion d’effectivité. D’après Simondon, le « mode d’existence » de l’objet est la ré-sultante de son état — sa matérialité — et du sens dudit objet. A ce propos, le mot grec khrèma indique l’objet de l’usage et sa valeur patrimoniale. Cette valeur dépend de l’utilité qui en est faite dans son contexte. En effet, dans le mode de services qui nous environne, c’est l’utilité qui génère la consommation et non plus le seul produit. La création de valeur est d’abord une création d’utilité mais le règne du superflu semble rendre cette utilité… de moins en moins utile ! Cela fait penser au film de Ron Howard avec Tom Hanks : « Seul au Monde ». Un naufra-gé solitaire sur dans son île fera peu de cas de billets de banque pour sa survie immédiate ! En outre, celui qui hérite d’un bien sans connaître et maîtriser son usage ne sera pas plus avancé. Le besoin est donc corrélé à la connaissance et à la signification. Cette signification évolue au fil des besoins. Par exemple, la nature offre des possibilités d’usage dont nous percevrons l’utilité peut-être demain, dans dix ans ou jamais. Condillac ne disait pas autre chose « A mesure que notre peuplade se fera de

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 35 nouveaux besoins, elle apprendra à ses usages des choses dont auparavant elle ne faisait rien1 ». Perceptions hostiles Les perceptions hostiles à l’égard des technologies sont repré-sentatives des résistances que l’on peut rencontrer sur tous les autres usages. De toutes les nombreuses études consacrées à ce sujet, celle de David Ashworth (alias Perri 6) à travers ses douze items, nous apparaît la plus exhaustive, à savoir :

1. La perte de contrôle de l’humain face aux artéfacts et à leur irréversibilité ; 2. Les externalités négatives (catastrophes, accidents) possibles qui peuvent en découler ; 3. L’émergence d’une nouvelle élite qui contrôlerait les effets technologiques sur les masses populaires ; 4. Les conséquences néfastes sur l’environnement géné-rées par de mauvaises utilisations ; 5. L’utilisation à des fins non morales ou non éthiques des dites technologies ; 6. Ses conséquences sur l’employabilité et la montée du chômage ; 7. avec les aggravations des inégalités et du fossé numé-rique ; 8. et les dégradations possibles et invasives des technolo-gies sur notre culture traditionnelle ; 9. L’érosion de la responsabilité personnelle à travers l’anonymisation du décisionnel pris par des machines ; 10. La perte de protection de la vie privée ; 11. Le dégoût esthétique quant au design de certaines ap-plications technologiques ; 12. La perte d’intégrité de l’homme à travers notamment le courant transhumaniste.

1 Condillac, Etienne Bonnot de, Œuvres philosophiques, texte établi et présenté par G. Le Roy, Paris, P.U.F, 1947-1951.

36 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE Au-delà des travaux académiques sur les causes du non-usage d’un produit, outil ou service, je propose la segmentation sui-vante à travers trois notions : ! la résistance : on peut répartir cette catégorie en trois niveaux

de graduation : ! Les Passifs : ils feront le minimum ; ! Les Irréductibles : ils préféreront se démettre que se

soumettre ! ! Les Opposants : ils agiront contre et ne céderont que

face à un pouvoir plus fort.

! le renoncement. Ce renoncement à l’usage peut être une forme de relégation sociale. Aujourd’hui, le couple obsoles-cence/innovation est au cœur de nos sociétés. Les nouveaux usages apparaissent à des rythmes de plus en plus rapides : les anciens disparaissant progressivement. Ainsi, un individu qui décroche d’une ou deux technologies peut vite se retrou-ver marginalisé.

! et l’indifférence avec une formule du type « je ne suis ni pour, ni contre, bien au contraire ».

L’empêchement de l’usage est signifiant L’empêchement de l’usage est un état qui oblige à la prise de conscience. Heiddeger1 distingue trois types d’empêchement :

! la surprenance (Auffälligkeit) : l’outil est en panne, il ne peut être utilisé ;

! l’importunance (Auflosigkeit) : l’outil n’est pas présent au moment de son utilisation ;

! la récalcitrance (Auffässigkeit): l’outil interagit de maniè-re non-conforme à sa destination initiale.

1 Heidegger, Martin, Etre et Temps, Paris, Gallimard, 1986.

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 37 Ces dysfonctionnements font varier la valeur d’utilité à travers les dispositions génériques de l’effectivité développées dans notre Introduction. Le bon usage est lié au bon fonctionnement et donc à la fonction. Sans fonction, il n’y aurait pas dysfonc-tionnement. Au-delà de ce point, les possibilités d’usage peuvent être contraintes, tant en termes de densité que de déclinaison, par les monopoles privés ou publics. Par exemple la censure peut em-pêcher l’utilisation extensive d’une technologie et donc l’exploitation de toutes ses possibilités. !

L’usage est action En matière d’action, Harrison1 segmente le « doing » et le « making » : ce qu’on pourrait traduire par l’action entrepreneu-riale et l’action fabricatrice. Il s’agit-là d’une discrimination contestable à bien des égards d’autant que les finalités respecti-ves présentent de nombreuses analogies : à la différence que l’une requiert l’intelligence du manipulable à travers les arté-facts et le sociétal tandis que l’autre fait appel au maniable. Au fil des évolutions technologiques, une revanche se dessine : la manipulation des ordinateurs se banalise et devient in-fine peu différenciante alors que l’utilisation d’outils faisant appel à des compétences réelles (par exemple celles de l’artisan) se raréfie : ce qui est en train de redonner toute sa noblesse aux métiers dits manuels. Si le but poursuivi n’est pas le même, on peut faire une analogie entre l’intention de l’action et l’intention de l’usage partant du principe que l’usage est aussi action. Entre les deux, existe tou-tefois une différence fondamentale : l’usage s’inscrit dans un cadre normalement prédéterminé alors que l’action est libre et ne reconnaît que la frontière de l’imagination. Par analogie avec la pensée de Hannah Arendt où l’action, à la fois spontanée et

1 Harrison Andrew, Making and Thinking: a study of intelligent activities, Hassocks, 1978: cité par Puech, Michel, op.cit., 2008.

38 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE plurielle, fait naître les conditions de finalité, le sujet est structu-ré par l’usage. L’usage est un présupposé qui dans son objectif est une forme de (re)naissance du sujet. En d’autres termes, ce n’est pas le sujet qui façonne l’usage mais bien l’usage qui fait le sujet.

""

L’usage vise une finalité

Utiliser c’est penser. Comme le montre Levi-Strauss, celui qui, l’hiver, fait du feu pour cuire ses aliments (intention première) pensera nécessairement à utiliser cette source de chaleur pour se chauffer (intention secondaire). Le même usage peut donc avoir plusieurs finalités. Plus généralement, l’univers dans lequel nous évoluons est de-venu un univers de moyens qui tendent à reléguer au second plan la finalité de l’usage issu des dits moyens. Comme le dit Gunther Anders : ce n’est plus la fin qui justifie les moyens mais les moyens qui justifient les fins ! Il est temps de renouer avec le sens de l’usage. Ainsi, la finalité de l’usage doit être li-bératrice et non despotique. Elle s’appuie sur des outils justes pour ne rendre l’homme ni esclave ni dépendant. La finalité de l’usage embarque donc avec elle une éthique. Cette éthique est une éthique d’existence et de raison juste qui s’appuie sur l’interaction entre l’homme et un environnement en perpétuelle évolution. Ainsi, l’usage ne doit pas être gaspillé par la négli-gence de quelques privilégiés repus à l’égard des choses, des biens et plus généralement des ressources offertes par la Nature. Nous l’avons vu : le rapport de l’usage à la fonction ne s’inscrit pas dans un système de buts mais de finalités (cf. L’usage est signifiant). Si l’adoption de l’usage se voit fortement influencée par le marketing, les médias et « la mode », force est de consta-ter qu’elle s’acquiert aussi à l’issue d’un procès où le jury est constitué par les utilisateurs. Ce sont eux qui parfois détermi-nent la finalité de l’usage et donc la raison d’être de l’objet. Ce dernier point sera développé plus largement dans la partie rela-tive à l’élargissement de l’usage.

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 39 On peut distinguer trois types d’usage à l’égard des fonctionna-lités d’un produit ou un service :

! les fonctionnalités utilisées : elles représentent souvent les 80-20 : c’est-à-dire 80% des personnes utilisent régu-lièrement 20% des fonctionnalités basiques. Ces fonctionnalités basiques semblent subir au fil du pro-grès des changements. Prenons l’exemple du siège. Jus-qu’à présent, il n’avait qu’une destination : celle de s’asseoir (fonction frontale) — ou plutôt de poser la par-tie charnue postérieure du corps — pour « se reposer » (fonction de finalité). On voit désormais des sièges dont la fonction ne consiste plus à s’asseoir mais à s’agenouiller pour appuyer les reins en vue de soulager la colonne vertébrale. La fonction initiale (le siège) a été substituée mais la fonction finale (se reposer) est demeu-rée.

! les fonctionnalités utiles : on y fait appel de manière aléa-toire ;

! les fonctionnalités utilisables : sont souvent ignorées de l’utilisateur lambda : en raison de leur difficulté d’accès, d’ergonomie, de découverte (cf. mode d’emploi), ou en-core à cause de leur parfaite inutilité. Pour ce dernier point, on parlera alors de fonctionnalités inessentielles mais qui peuvent cependant donner un sens à la cohérence du produit global, pour des raisons esthéti-ques, systémiques ou d’appétences. Intrinsèquement cette fonctionnalité ne sert à rien mais prise dans un ensemble elle peut revêtir une signification. Ces fonctionnalités inessentielles constituent un champ de dispersion. Dans le milieu industriel, ce sont ces fonctionnalités qui sont les premières victimes de l’analyse de la valeur.

40 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE L’usage et l’usager : quelles dépendances ? !

Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin semblent établir une dépendance hiérarchique entre le Quid et le Quod : entre l’usager et l’objet de l’usage. C’est l’âme et une matière imma-térielle qui génèrent une matière vivante et organisée. L’organisation ne prévaut dès lors que l’âme intègre cette ma-tière1. Ce rapport de commandement justifierait la prédominan-ce de l’homme sur ce système de finalités. Trois objections viennent ébranler cette proposition. Tout d’abord, l’usage suppose une intelligence a priori pour parvenir à ses fins. Reste à déterminer si cette intelligence relè-ve de l’humanité ou de l’animalité. L’éthologie est éclairante et montre que l’animal est capable « d’astuces », de ruses, qui peuvent s’assimiler à une forme d’intelligence. On observe ré-gulièrement que certains animaux sont doués de facultés d’apprentissage, et donc d’utilisation d’objets, comme moyens d’une fin. Récemment des chercheurs italiens ont par exemple mis en évidence les facultés d’apprentissage des… poulpes. Ensuite, les évolutions techniques montrent l’instauration d’un rapport de dépendances, voire d’addiction, entre l’usage et l’usager. On pense bien sûr à internet et aux jeux vidéos, au smartphone : cette accoutumance détruisant à la fois le système de valeur et la capacité de jugement de ses protagonistes. Ces doudous numériques, compagnons des temps modernes, sont censés remplacer une présence humaine et divertir par défaut. L’utilisation intensive peut constituer à la fois un refuge mais aussi un indicateur de frustration où l’écran omniprésent prétend désormais remplacer la présence de l’ami ou du parent. Ainsi, à travers un usage devenu addictif, il faut prendre garde à ce que l’extériorisation technologique n’aliène pas l’homme. 1 Combes, Emile, Psychologie de Saint Thomas d’Aquin, Montpellier, 1860. www.gallica.fr

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 41 Enfin, nos processus d’industrialisation sont tels — ce n’était pas le cas du temps de Saint Augustin — que ce n’est plus l’outil qui est au service de l’homme mais l’homme au service de la production de ce dernier. La différence est de taille. Ce dernier point nous ramène aux travaux d’Ivan Illich. Dans son ouvrage « La Convivialité » il distingue l’outil dont l’homme a besoin de l’outillage asservissant. Comme le dit Baudrillard1 « le corps humain ne délègue plus que les signes de sa présence aux objets dont le fonctionnement est par ailleurs autonome … Les objets sont devenus aujourd’hui plus complexes que les comportements de l’homme relatifs à ces objets». Tout objet pris comme moyen d’une fin devient un outil mais il existe une différence notable entre les outils maniables simples, dominés par l’homme (une pelle, une pioche) et les outils manipulables souvent aliénants (les machines). Le manipulable se distingue souvent du maniable par une durée de vie prédéterminée — par-fois brève — et par une interaction plus fragile avec le sujet. En effet, le manipulable met en œuvre des processus et composants intermédiaires parfois complexes qui échappent à la plupart de ses opérateurs d’où le paradoxe où la facilité d’utilisation de l’objet semble inversement proportionnelle aux composants qui entrent dans sa fabrication. G.H Mead va même jusqu’à évoquer les « zones manipulatoires » comme noyau de la réalité pour souligner l’extension du champ opératoire du manipulable qui va bien au-delà de la portée physique et proche que l’on peut exercer sur les objets (cas de la manipulation à distance de ro-bots intervenant dans l’espace ou les abysses). Ces outils manipulables ont pour destination d’éviter l’effort et donc de nous « faciliter la vie ». Ce dernier point nous rappro-che de la pensée bergsonienne. Dans l’Evolution Créatrice, Bergson ne nous dit pas autre chose quand il caractérise l’intelligence humaine par sa capacité à inventer des outils pour fabriquer d’autres outils assurant ainsi à l’homme une prise sur la matière. 1 Baudrillard, Jean, Le système des objets, Gallimard, 1968..

42 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE Ainsi sommes-nous le produit de nos rapports avec les usages que nous avons créés. Au fil du progrès, ces rapports se techni-cisent et prennent en otage l’individu subitement en situation de dépendance et désormais incapable de se débrouiller sans le dit objet. "

"

L’EFFECTIVITÉ ET LA RÉALITÉ DE L’USAGE !

L’effectivité : anamorphose de la réalité "

L’effectivité se confronte à la réalité qui est. Le constat fondé sur l’expérience1 n’a pas valeur d’effectivité de « wirklich ». Au contraire l’effectivité, relève davantage de l’essence, de l’intériorité essentielle. Platon divisait la réalité en monde visi-ble et monde intelligible. Eric Weil2 parle quant à lui de «réalité agissante » (Wirklichkeit) qui participe à comprendre (Verste-hen) ce qui est et ce qui agit (wirkt). En cela, il rejoint Hegel3 pour qui l’effectivité (Wirklichkeit) est une réalité concrète par opposition à la Realität, une « désignation abstraite du donné4 ». La réalité effective est une sorte d’apparaître où la volonté doit se déterminer. On perçoit là la dimension téléologique de l’effectivité, une sorte de rapport entre l’intentionnel et ce qui est réellement. Les notions d’usage, d’utilisation et de pratique5 ont toutes une relation avec le concept d’effectivité. S’il semble

1 La notion d’expérience pure dans la relation d’usage doit s’entendre dans le sens de découverte. Il s’agit d’une action en devenir, qui n’est pas enco-re totalement aboutie, et sur laquelle on ne peut pas encore totalement ca-pitaliser. C’est un état semi-fini qui n’a pas encore achevé d’exhaler tous ses sentiments ou ses sensations. 2 Weil, Eric, Philosophie et Réalité. Tome II, Paris, Beauchesne, 1992. 3 Hegel, Friedrich, Encyclopédie des sciences philosophiques, Paris, Vrin, 2004. 4 Weil, Eric, ibid., 1992. 5 Usage, comportement, consommation, convenance, pratique, pratiques effectives, procédures, habitus (exis, ethos, modus operandi, « sens com-mun », « seconde nature », manière de faire, etc.)

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 43 concept d’effectivité. S’il semble fastidieux pour le lecteur d’aborder de but en blanc ces définitions, sans doute faut-il à ce stade préciser que :

! le concept d’effectivité est, comme le souligne Jankélé-vitch1, « incompréhensible » sans pour autant être « inin-telligible2 ». On peut tenter une définition vulgaire de l’effectivité à travers une représentation que l’on se fait des choses et des faits et qui peut être différente d’un in-dividu à l’autre, suivant les circonstances.

! L’effectivité pourrait se définir comme le réel contingenté par le percept. Au contraire de la sensation, la notion de percept est active et déterministe. C’est une opération, un rapport entre le moi et l’objet. Elle suppose un mouve-ment, une initiative consciente. Mais l’affirmation de la contingence et de l’effectivité peut présenter une forme d’incohérence dans le sens où la contingence est elle-même une effectivité accidentelle. Sa possibilité est une alternative: la contingence peut être ceci, peut être autre-ment ou tout simplement ne pas être ! La contingence n’existe que par une relation conditionnelle voire parfois par une causalité.

Aussi cette tentative de définition de « l’effectivité comme le réel contingenté par le percept » peut s’avérer à ce stade insatis-faisante. Peut-être pourra-t-on trouver mieux au fil du dévelop-pement du présent ouvrage. Dans l’immédiat, limitons-nous à distinguer : le réel — l’état intrinsèque (ce qui est), de ce qui semble être (l’apparence). Une apparence sur laquelle nous fon-dons nos interprétations et nos raisonnements. L’effectivité ap-

1 Jankélévitch, Vladimir, Philosophie Première, Paris, PUF, 1957 et Je ne sais quoi et le Presque-rien, Paris, PUF, 1957. 2 Cette remarque fait penser à une phrase de Giambattista Vico (Vico, Giambattista, La Science Nouvelle (1725), Paris, Gallimard, 1993) : « L'esprit humain est appelé par les sens à considérer quelque chose qui ne tombe pas pourtant sous les sens: il fait alors usage de l'intelligence. C'est ce que les latins appellent proprement intelligere ».

44 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE pelle une philosophie du Presque : « Une philosophie du fait que l’être est, et non de ce qu’il est, une philosophie du Quod et non du Quid, du Quot, du Quomodo, de l’Ubi, du Quando et du reste1 ». En fait, nous oscillons entre connaître et mécomprendre ou méconnaître et comprendre. L’empirie agit comme modéra-teur de ce balancement rythmé par l’instant intuitif. C’est cet instant qui constitue l’effectivité soit à travers le fiat de la déci-sion soit dans le fit de la mutation et donc de l’action.

A y regarder de plus près, Hegel à travers sa Wirklichkeit laisse supposer deux facettes de l’effectivité :

! l’effectivité « rationnelle » ;

! l’effectivité phénoménale ou empirique.

Si ces deux approches nous interpellent, la seconde laisse en-tendre une possible médiation, ou plutôt une possible intermé-diation avec le réel. L’effectivité semble donc n’être que la par-tie visible de l’iceberg de « ce qui est » ce qui suppose une pré-hension fondée sur des externalités acceptées, admises, interpré-tées ou subies quand elles adressent le domaine de la non-conscience. L’état initial se mute alors en intention. C’est sans doute pourquoi Hegel est amené à préciser que « ce qui est ra-tionnel DEVIENT effectif et ce qui est effectif DEVIENT ra-tionnel ». Cette représentation est donc une image qui autorise une apparente appropriation. L’effectivité constitue une médiation entre le Sujet et l’Objet. Ce point est particulièrement développé à travers le chapitre re-latif au Concept d’Appropriation. Dans l’immédiat, on peut tou-tefois énoncer que l’Effectivité (C) s’inscrit dans un système d’externalités qui constitue le produit de visions anamorphosées tant du Sujet (A) que de l’Objet (E). Comme le dit J.L Le Moi-gne2 « l’effet est rapporté à la finalité » ce que nous amène aux concepts de rationalité exposés par Herbert Simon. Ainsi, dès lors que les buts sont poursuivis à l’intérieur d’un cadre préala-

1Jankélévitch, Vladimir, op.cit., 1957. 2 www.MCPX.org

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 45 blement défini, la rationalité est dite substantive (B). A contra-rio, quand le but est atteint à la suite d’un processus de cogni-tion, d’un raisonnement plus ou moins personnel, il s’agira de rationalité procédurale (B’). De la même façon, la « présentation » faite de l’objet peut être aussi altérée à travers la modification des caractéristiques mais surtout de l’image qu’on veut lui attribuer. Il en va ainsi de tous les concepts marketing ou publicitaires rattachés à une offre, un produit ou un service. B, B’ et D agissent donc comme des filtres activant des stimuli de l’attention. Ces rationalités ont en commun l’angle de vue du sujet par rapport à l’intention. Ainsi, cet angle de vue peut changer en fonction des acteurs et du contexte donnant un ca-ractère de variabilité à la fois à l’usage et à la finalité. En son temps, Fichte avait déjà fait la même remarque à travers l’hypothèse de l’observation d’une tour par cent personnes dif-férentes. Il est probable que le résultat n’indiquerait pas cent tours différentes mais cent représentations de celle-ci laissant supposer que les représentations sont aussi multiples que le nombre d’observants. Cette assertion se voit nuancée par le principe de réciprocité des perspectives de Circourel1. Pour résumer cette partie, nous pourrions dire que l’écosystème constitue un espace spatio-temporel. Cet « autour » prend une proximité plus ou moins proche suivant qu’il adresse l’immédiateté (on agit sans penser) ou nécessite de fournir un effort. Dans le premier on parlera de rationalité substantive, dans le second de rationalité procédurale.

1Cicourel, Aaron, Sociologie Cognitive, PUF, 1979. La réciprocité des perspectives part du principe de supposition. Supposition que l’expérience d’une interaction demeure identique si les acteurs interchangent leurs pla-ces. Cette théorie idéalise donc l’interchangeabilité des points de vue. Elle postule que nous avons tous les mêmes réactions face aux mêmes évène-ments : ce qui est loin d’être acquis.

46 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE

Fig. 1.1 : Effectivité et anamorphoses

entre le sujet et l’objet

!

1.2 REFLEXIONS ET PERSPECTIVES Usage et responsabilités au sein de l’écosystème Si l’usage est une manifestation de nos comportements (cf. l’usage est signifiant), le « bon usage » embarque la notion de responsabilité. Cette responsabilité peut être individuelle, entre-preneuriale ou politique. Le politique est responsable des règles en vue de mettre en conformité des comportements dès lors que ceux-ci sont liés à la res publica.

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 47

Fig. 1.2 : cycle de responsabilisation

Pour sa gouvernance d’activité, l’entrepreneur est responsable de la conformité de ses usages par rapport aux règles, normes et standards. Pour sa gouvernance institutionnelle, il est responsa-ble à la fois des principes déontologiques propres à son secteur d’activité et des principes qui portent les valeurs de son entre-prise. L’individu est responsable de la conformité de ses com-portements par rapport aux règles édictées. Dès lors, on comprend que ce tout aboutit à une notion de res-ponsabilisation sociale de l’usage : à mi-chemin entre la consommation et le capitalisme de marché. !

L’usage et le progrès "

Il est intéressant de retracer la genèse des inventions et des évo-lutions d’usage. Quand les innovations progressent par hybrida-tion, c’est souvent le cas dans les technologies numériques, on

48 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE s’aperçoit que les usages nouveaux sont parfois des prolonge-ments d’usages anciens. De la manipulation de la première TV succédant à celle du poste TSF d’antan, ou du caméscope à l’appareil photo numérique, il existe somme toute peu de diffé-rences d’usage. Ainsi, tout usage nouveau s’inscrit dans une lo-gique de préméditation qui constitue l’aboutissement d’une len-te fermentation mais aussi une étape nouvelle pour une trans-formation future. La genèse des usages met aussi en évidence une « dérive » des inventions, un détournement, au profit d’une nouvelle finalité collapsant usage et facilité. En cela, à travers une boucle ver-tueuse conception ! usage, on rejoint la promesse prométhéen-ne. Le progrès est lié à l’usage car en interférant avec notre quoti-dien, il requiert de notre part une forme d’acquiescement. L’usage et le progrès recherchent une même destination : celle du meilleur être : but de notre existence. Ce meilleur être n’est pas à confondre avec le davantage. L’homme moderne est souvent victime de cette confusion en pensant que ce qui est nouveau est obligatoirement mieux. Cette attitude nous différencie de l’animal. Pour exister, l’homme re-cherche toujours davantage. Et ce davantage, souvent superflu, s’avère sans limites. L’objet moderne évolue dans un mouvement censé répondre à une attente de consommation. Il s’arrime totalement à son envi-ronnement qui ne peut être vu de façon isolée. En d’autres ter-mes, l’usage obéit à un processus de rapports sociaux mettant en œuvre des interactions avec les autres objets. Chacun d’entre eux :

! s’inscrit dans un cycle de vie (PLM : Product Life Mana-gement) ;

! est appelé à prendre une valeur qui varie à chaque étape : conception, usinage et fabrication, achat-vente, utilisation (TCO : Total Cost Owner), espérance de vie (garantie), recyclage (D3E-ROhS), voire de sa réutilisation à des fins esthétiques ou patrimoniales (antiquité).

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 49 Nous verrons dans les chapitres suivants que pour chacune de ces phases existe une notion de valeur et de performance. On retiendra en synthèse de ce point que les usages modernes se différencient des anciens dans le sens qu’ils deviennent interac-tifs marquant une évolution du sujet, de l’objet et de leur éco-système. Au fil des usages, il semble que nous soyons passés par trois étapes :

! celle de l’usage personnel même si l’outil pouvait être commun (le four banal, le moulin, etc.) ou individuel: le rouet, le métier à tisser ;

! celle de l’usage collectif (le coche, les transports en commun, le cinéma) ;

! celle de la massification à des fins communautaires où sont privilégiées : ! une interaction one to one faisant du sujet-récepteur un

potentiel ré-émetteur (Internet); ! une rétroaction any to any faisait du sujet-récepteur un

potentiel répondant à une communauté (réseaux so-ciaux : Facebook, etc.).

L’effectivité et sa relation d’usage "

L’usage est un moyen d’action qui suppose un attribut : on use de quelque chose. Quand il est matériel, l’usage évoque alors la notion d’ustensile ou d’instrument1. Quand il est immatériel, il implique un sens ou une disposition humaine. Dans ces deux cas, l’usage devient alors finalité et destination L’utilisation induit une interaction entre le sujet et l’objet en vue « de finalités autonomes qui s’ignorent »2 et laisse supposer que

1 Du latin instruere : disposer, équiper 2 Levinas, Emmanuel, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, 1961.

50 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE le mode opératoire ne préjuge d’aucune appropriation et innova-tion avec l’objet… Alors que l’usage s’inscrit davantage dans un cadre social où les « habitudes » sont ancrées dans le quotidien. Ainsi, l’usage est une médiation entre l’homme et son environnement. Dès lors qu’il existe une récurrence et un spectre large : l’usage prend une connotation sociale et sociétale. On parlera alors d’usages sociaux. Quant à la notion de pratique, elle englobe l’usage et les attitu-des découlant dudit usage. Une pratique résulte de l’association de savoirs procéduraux et de savoir-faire. Comme le souligne Yves Deforge1, le savoir-faire débouche sur un pouvoir-faire. Mis bout à bout dans une logique coopérative (work-flow) ces savoirs et pouvoirs aboutissent à des processus : sachant que la technique est le fruit du mariage entre processus et pratiques.

Résistance, renoncement et indifférence Examinons, les paramètres à l’origine de ces attitudes :

! Les raisons économiques : elles tiennent essentiellement dans la cherté du produit ou du service qui en limite l’accès ;

! Les raisons sociales : dès lors qu’elles s’avèrent inadé-quates aux habitus, soit en raison d’une sélection sociolo-gique ou de la connaissance ;

! Le temps d’appréhension: il s’agit de la durée nécessaire pour appréhender les fonctionnalités basiques du produit ou service :

! La complexité d’appréhension : le mode opératoire peut constituer un pré-requis pouvant s’avérer sélectif voire dissuasif. Cela nous amène à la loi de Calvin Mooers qui, en 1959, énonçait déjà que l’utilisateur préférerait ne pas

1 Chevallier, Denis (sous la dir.), Savoir Faire et Pouvoir Transmettre, Paris, Editions des Sciences de l’Homme, 1996.

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 51

disposer d’information plutôt que d’y accéder au prix d’efforts pénibles, douloureux ou ennuyeux ;

! La non conscience : le service est produit, peut être connu mais les enjeux n’en sont pas perçus par l’usager : pas de besoin, pas de problème à résoudre !

! Le a-besoin : à travers ce néologisme, on veut distinguer le besoin de l’attente. Il existe une prise de conscience et une connaissance a priori du produit ou service par le su-jet mais qui ne correspond pas à ses propres préoccupa-tions.

! Le service rendu jugé trop faible : in fine, après expéri-mentation les bénéfices attendus ne sont pas (ou par obso-lescence ne sont plus) au rendez-vous ou la création de valeur demeure en deçà des espérances initiales.

Raisons Résistance Renoncement Indifférence

Economiques X Sociales X X Temps d’appréhension X Complexité d’appréhension X « A-besoin » X Non conscien-ce X Service rendu jugé trop faible X X X

Ces éléments sont à mettre en perspective avec l’Annexe A.

Usage normatif et norme d’usage !

Cela étant, la légitimité de l’usage évolue-t-elle dans un cadre « normatif » ? En d’autres termes, existe-t-il des règles et si oui quels sont les types de relations et d’interrelations entre celles-ci ? A ces interrogations, on peut apporter des premières répon-

52 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE ses, sans doute insatisfaisantes, mais suffisantes pour éclairer le reste de notre argumentaire. Tout d’abord, ces règles sont souvent issues du contexte social. Par exemple, elles conditionnent l’usage par la coercition de l’éducation. Il y a encore quelques décennies, l’apprentissage de l’écriture ne s’envisageait que de la main droite. Plus générale-ment, les conventions sociales, la politesse, ordonnent les moda-lités d’usage. L’usage est reconnu comme correct ou incorrect suivant les habitudes et codes sociaux. Ensuite, il semble exister une transitivité entre usage, règle et pratique. L’usage, quand il est technique, entraîne avec lui un champ normatif auprès de ses usagers. Au-delà des normes éthiques, on y trouve de façon plus pragmatique les règles du marché (concurrences, législation) …. Il existe une légitimation de l’usage à travers des normes qui possèdent des fonctions autorégulatrices et donc des seuils de tolérance à travers des règles d’usage. Si la norme d’usage doit se distinguer des pratiques standard, sa légitimation peut booster l’usage en phase d’adoption. Clément Ader, qui au-delà de l’aviation fut l’un des inventeurs du téléphone, ne fit pas autre chose quand il chercha à convaincre le Président de la Républi-que de l’époque — Jules Grévy — d’utiliser cette invention. Plusieurs usages peuvent s’appuyer sur une même règle et un usage peut faire appel à plusieurs règles. A ce sujet, Pierre Bourdieu1 évoque des « connecteurs » tant pour les règles que pour les usages. Ensuite, ce sont les règles qui permettent de nous représenter une façon de « voir » les choses et de percevoir autrui. A ce stade, cela nous amène à évoquer les travaux de Rawls qui distingue deux types de règles.

- Le premier : summary view où les règles sont comprises globalement. Par exemple, la plupart des citoyens ne connaît pas dans le détail le code civil mais connaît « globalement » les comportements à adopter pour vivre en société. Ce qui n’empêche pas que chaque citoyen puisse

1 Bourdieu, Pierre, Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980.

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 53

exprimer des critiques à l’égard des règles qui constituent ledit code.

- Le deuxième : pratique view tente de résoudre cet anta-gonisme en faisant de la règle une « pratique » qui est ap-pliquée systématiquement sans tenir compte des éléments exogènes. Ce qui signifie que nous évoluons dans une sorte de « référentiel » de représentations que nous nous faisons des choses ou des faits : nécessairement différent d’un individu à l’autre… si tant est que ce référentiel ne soit pas influencé par le buzz médiatique !

La vision que nous avons de telle ou telle situation peut donc varier en liaison avec nos sensibilités respectives, notre implica-tion pour laisser émerger un regard plus ou moins passif. Au-delà du « voir », il y a interprétation et donc implication sur le sens donné à l’usage : ce qui n’exclut nullement l’éventuelle réfutation de celui-ci en cas de non-légitimité. Ainsi, cette re-présentation ne vaut ni acceptation ni conformité systématique. On a compris que l’émergence de la règle passe de l’individuel au collectif et tend à devenir un standard (habitus) ou une norme (praxis). Il existe toutefois une « espérance de vie » de cette rè-gle dès lors qu’elle ne répond plus à un besoin social. Ainsi, la gestuelle liée à l’usage s’inscrit dans un système de normes ou de codification appelé à évoluer au cours du temps. Prenons l’exemple d’une théière : la finalité demeure la même — faire du thé —, mais la manière d’y parvenir ne suit plus que rare-ment le protocole d’antan. Non seulement, l’innovation du sa-chet de thé ne nécessite plus de passoire mais tout le modus operandi a été bouleversé par la création de la théière électrique qui combine à la fois la fonction de bouilloire et de théière. Il en ressort de nouveaux usages et une transformation des gestes an-térieurs pour une même finalité. A noter aussi que des analogies existent entre la linguistique et le sujet de notre étude dans le sens où une langue, un patois, un « parler » se conforment à des « usages », des pratiques com-

54 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE munautaires, appelés le plus souvent à évoluer en fonction des comportements et du terreau culturel propre à chaque groupe. On parle alors de « norme d’usage ».Par exemple, il y a encore quelques années en Bretagne, on pouvait observer ce phénomè-ne tant en Arvor que dans le Pays Gallo. Les « guises » (c’est-à-dire les modes) s’exprimaient à travers le vernaculaire1 : à la fois dans l’accoutrement, l’accent, les tournures de phrases et les expressions idiomatiques. La norme d’usage est norme parce que librement acceptée et reconnue par la communauté. Ainsi, la « norme d’usage » véhicule des « valeurs d’existence et de conformité ». C’est le degré d’alignement, c’est-à-dire la congruence de l’usage par rapport à cette norme, qui justifie l’intégration, le rappel à l’ordre, ou le rejet communautaire.

! L’intégration nous venons d’en parler à travers la conformité.

! Le rappel à l’ordre peut s’illustrer par l’exemple suivant. Dans la Royale, le Président du Carré dispose d’une pa-noplie d’objets miniatures2 pouvant être distribués aux commensaux dès lors qu’une conversation prend un tour « non-conforme ». Conversation dont les conséquences peuvent rapidement envenimer les relations tant le confi-nement est important à bord d’un navire.

! Le rejet projette une notion plus étendue : celle du respect de la loi. Non pas la loi dans le sens judiciaire du terme mais dans son aspect coutumier. Celui qui refuse toutes les pratiques d’usage s’expose, sinon à son exclusion de la communauté, du moins à sa marginalisation.

1 « Vernaculaire tout ce qui était confectionné, tissé, élevé, à la maison et destiné non à la vente mais à l’usage domestique. » in Illich, Ivan, Le Gen-re vernaculaire, Paris, Seuil, 1983, p.179. 2 Par exemple : une civière, un mur de briques, une échelle, une gaffe, etc.

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 55 Concepteur — utilisateur : mythes et règles

Il demeure souvent un fossé non comblé entre la finalité pour-suivie par le concepteur de l’objet et l’utilisation qui en est faite. Le développement de la technique ne va pas toujours de pair avec la construction de l’habitus. L’adhérence, quand adhérence il y a, se manifeste par le fameux hype où se succèdent diverses étapes :

! l’émergence de nouveautés ;

! un pic d’inflation d’adoption ;

! une phase de désillusion en-deçà de l’espérance initiale ;

! à laquelle succède une période d’engouement calée sur les fonctionnalités durables ;

! une phase d’utilisation généralisée ;

! suivie — et cela varie en fonction de la nature de l’objet-, d’une désaffection plus ou moins marquée dans le temps.

Malgré les pressions marketing, l’accord de l’usage par le sujet fait de lui un acteur de contexte parfois différent des ambitions initiales poursuivies par le concepteur. En matière de détourne-ment d’usage, les exemples les plus communs se trouvent sans doute dans le milieu pharmaceutique : des granulés pour che-vaux utilisés par les jeunes filles pour maigrir à la crème hémor-roïdaire pour traiter les poches sous les yeux…. En découle pour l’utilisateur, une ritualisation de l’usage où my-thes et règles s’expriment dans des situations précises. En fait l’habitus est un mot de savant. On le comprend mieux quand on associe l’usage aux grands moments de notre existence car l’usage est un composé de symbolisation et de complexité. Par exemple, dans le cercle familial lors de la disparition d’un des membres, d’aucuns pourront prendre la photo de la dépouille mais tous se refuseront à photographier le parent dans son ago-nie. Il y a des choses qui ne se font pas à des moments précis. Et

56 L’EFFECTIVITÉ DE L’USAGE pourtant, l’usage que nous nous refusons dans le cercle intime ne nous choque pas (car cela nous atteint sans doute moins) quand les médias brandissent sous nos yeux des images analo-gues — parfois anonymes — pour témoigner de la réalité du monde. Taxonomie des interactions d’usage Quand il est actif, l’usage peut supposer plusieurs interactions entre un sujet et plusieurs objets, ou encore plusieurs sujets et un même objet, à travers une ou plusieurs manipulations sim-ples ou processuelles. Le schéma ci-dessous illustre les différen-tes combinaisons. A titre d’exemple, nous en commenterons quelques unes. La relation 1 à 1 à interaction simple est celle qui est principa-lement — car générique — développée dans cet ouvrage, mais :

! plusieurs sujets peuvent ensemble contribuer à une même action pour une même finalité dans une dynamique uni-taire ou combinatoire. Par exemple, du temps de la mari-ne à voile, l’usage du guindeau (ou de la brinqueballe) supposait plusieurs bras pour parvenir à la finalité de re-monter l’ancre (n sujets pour un objet à interaction sim-ple) ;

ECOSYSTÈME DE L’USAGE 57

Fig. 1.3 : Taxonomie des interactions d’usage

! un sujet peut utiliser un objet simple ou assemblé en vue

d’une finalité. Cas d’un véhicule qui sert à se transporter mais qui nécessite plusieurs interactions avec des objets intermédiaires (volant, levier de vitesse, accélérateur, etc.) ;

! un ou plusieurs sujets peuvent utiliser un même objet à travers un processus. C’est le cas du réfrigérateur dont l’utilisation passe par un ou plusieurs sujets à travers un cycle d’actions, un mode opératoire, avec des séquences indépendantes : stocker les aliments, les classer par typo-logie (surgelés, légumes, liquides, œufs, etc.) pour arriver au « bon usage » de la conservation.