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NEUF LETTRES INÉDITES DE DELEUZE

Présentation

ClÉMENT RossET

J'ai fait connaissance de Gilles Deleuze pendanr le premier semestre del'année 1961. Curieusement c'est lui qui est venu vers moi, qui étais unécolier, alors que lui était, non pas l'auteur célèbre qu'il devim par la suite,mais déjà un professeur renommé. Il avait publié son essai sur Hume

(Empirisme et subjectivité) et enseignait avec succès à la Sorbonne commeassistant ou maître-assistant. Quant à moi, je préparais au lycée Louis-leGrand le concours d'emrée à J'f.cole normale supérieure. À cette époque

(1961) il meuait la dernière main à son livre sur Nierzsche (Nietzrche et laphil<Jsophie). Ce faisant, il consultait presque quotidiennement la Bibliothèque nationale et lisait tout ce qui pouvait avoir un rappon avec sonpropre travail sur Nietzsche. C'est ainsi qu'il était tombé, occupé qu'ilétait à approfondir le rhème du tragique qui rient une place imponantedans Nietzsche et la philosophie, sur un livre que j'avais écrit deux ans auparavant et dont le titre, probablement repéré sur le catalogue « thématique " de la bibliothèque, avait attiré son anemion : La philosophietragique. Ce livre- malgré ses outrances et son emphase -l'avait intéresséau point qu'il avait manifesté le désir de me rencontrer. Un camarade, quisuivait ses cours à la Sorbonne, se chargea de nous mettre en contact.

Par la suite nous nous renconrrâmes souvent : à Lvon où il avait éténommé maître de conférences, puis à Paris, q u a n ~ il fut nommé à

Vincennes ; une fois dans la résidence limousine de Fanny, épouse deDeleuze. De mon côté, après quelques années d'E:-.:s et de Canada pour le

Citis40. Paris. PU!'. 2009

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service militaire dans la coopération, je m'étais installé à Nice où j'ensei

gnais la philosophie à la Faculré de letrres. Je faisais souvent escale chez les

Deleuze quand je monrais de Nice à Paris en deux chevaux. Puis j'allais le

voir à Paris où il résidait près de la place Clichy. Rencontres ou dîners

chez lui toujours des plus amicaux, où nous ne nous parlions guère de

philosophie (je flairais chez lui des divergences de fond assez sérieuses et

préférais ne pas y faire allusion, après avoir été un peu grondé pour avoir

mentionné le nom de Pascal). Divergences intellectuelles, mais aussi

certaines divergences de goût. Je ne crois pas déprécier son œuvre si jeconfesse que deux domaines lui éraient indifférents, ne lui disaiem rien :

la musique et la nourricure. Ce qui n'éraie pas mon cas, car j'étais gloutonet mélomane tour aussi vorace depuis ma prime enfance. Nous parlions

souvent cependant des œuvres de rel ou cel philosophe, comme Nietzsche,

Spinoza ou Bergson, ainsi que de nos projets linéraires. C'était un homme

délicieux par sa courtoisie raffinée, son élégance- parfois peut-être un peu

raide- et son humour qui faisait mouche sans avoir l'air d'y toucher.

Plus tard, à partir en gros de la publication de Mille Plateaux. nos rela

tions se raréfièrent et finirent par s'interrompre, sans qu'il y ait jamais eu

la moindre « rupture •• déclarée entre lui et moi. La raison principale de

cet éloignement fut que je ne comprenais plus du tout ce qu'il écrivait. Le

premier livre à me mettre ainsi en échec de lecture fut donc ce Mille

Plateaux (à l'exception de son premier chapitre, qu'il avait publié à part et

que j'avais lu auparavant: Rhizome). Les ouvrages qui suivirent n'éclairè

rent guère ma lanterne, et j'aurais été bien embarrassé de lui en dire ou de

lui en écrire quoi que ce soit. Mais j'admire toujours les livres publiés

auparavant, comme les ouvrages sur Nietzsche et Spinoza, et aussi le petit

Kant, merveille de clarté. Avec une légère préférence pour celui qui est

pour moi son chef-d'œuvre: Différence et répétition.

Voilà donc pourquoi nous ne nous sommes guère vus dans la dernière

partie de sa vie. Son écriture et ses thèmes m'étaient devenus impénétra

bles; nous ne parlions plus- er n'écrivions plus- la même langue.



Lettres inédites de Gilles Deleuze à Clément Rosset

À Clément Rosset, le 26 lvrier 1966

Cher ami,

Je ne vous ai pas écrit alors que vous partiez pour le Canada, paresse et

débordement (débordé par le travail). Pourcanr ce n'est pas faure de

penser à vous. Je vous imagine assez, sous taures les formes canadiennes

possibles : hilarité: mais n'y voyez que roure mon amitié, si cette vie là-

bas n'est pas drôle. Ai eu votre lettre chimpanzés et Teilhard: j'ai beau

coup aimé, c'est très beau et de beau scyle (Chatelet, dans L'Observateur ..

je n'achève pas ma pensée, multiple à cet égard). Je poursuis d'obscures

rêveries sur la nécessité d'un nouveau style ou d'une nouvelle forme en

philosophie; ai achevé un long Sacher Masoch, dont je ne sais trop que

faire. Mais Lyon, c'est une espèce de Ca:-tada. Je voudrais vous voir

bientôt et vous dis mon amitié.

Gilles Deleuze

À Clément Rosset, le 15 septembre 1966

Ce mot en hâte (où je vous dis juste mon plaisir d'avoir reçu les chim

panzés et de l'avoir lu complètement, très joyeux). Quant au problème

professionnel, je ne sais pas trop :

1) Fondation T.: ça peut vous donner 3 ans sans rien faire. Ou aussi

3 ans où vous aurez fini votre thèse. Car je crois que votre puissance de

1. Cene correspondance, archivée à la Bibliothèque nationale de France. a été retranscrire par

Charles Ramond.

Cités 40, Paris, PUf, 2009

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travail, quand Yous vous y menez, est très grande. La question n'est pas si

votre thèse sera bonne, car elle le sera, et plus que bonne, mais si vous avez

envie de vous mettre au travail tour de suite. Car si vous n'avez pas alors

fini votre thèse dans les 3 ans, qu'est-ce qui se passe? M'étonnerait que

vous ayez la Recherche après Thiers, surtout juste après. Donc si vous

prenez Thiers, ce qui serait très intéressant dans l'immédiat, il faut vous

dire que la confection de la thèse devient assez urgente. Il est vrai que,

même après Thiers, vous pouvez retrouver le poste d'assistant. Et aussi,

que de toute manière vous avez int érêt à engager et finir votre thèse vite.

2) Assistanat : ce sera du travail, mais moins peut-être que vous nel'imaginez. Il est vrai que je ne sais pas les exigences de Jankélévitch

(copies à corriger notamment). Ces cours vous sont-ils nécessaires, ou

même seulement vous font-ils plaisir? à la fin de l'assistanat vous aurez

droit comme automatiquement à la Recherche (à moins que les choses

n'aient changé, ou que sur la liste des maîtres-assistants vous ne soyez

sollicité vivement de prendre un poste après votre temps d'assistanat ... ).

Je rêve plus que je vous conseille. Chaque phrase que j'écris est corrigée

par le vague. La décision devrait dépendre de circonstances extérieures:

avez-vous envie de reprendre votre vie à Paris, sous une forme libre et

privée, ou bien sous une forme professionnelle, comportant contacts avec

étudiants et professeurs ? Le vague vient de ce que personne ne sait ce quise passera dans 3 ans, dans notre métier (par exemple du point de vue de

la recherche). De toutes manières, dans les deux cas, Thiers ou assistanat,

le problème commun est la nécessité de mettre en état votre thèse: qu'est-ce

qui favorisera le mieux cela, qu'est-ce qui vous servira le mieux d'excitant.

De toutes manières, ne se brouiller ni avec J. ni avec G. 1 (c'est possible,

par une longue lettre où vous exposerez à l'un ou à l'autre les plus dignes

raisons de votre choix non conforme à son vœu - mais vous ne me dites

pas dans quelle mesure G. vous a parlé et ce qu'il vous a dit). Bref: pensant

à vous, légère préférence pour Thiers (toutefois, je ne sais rien du mode de

vie là-bas, des<< obligations)) ; et à moins que vous ne sentiez un besoin de

faire des cours). Voilà. Bon Canada. Dites-moi votre décision. Amitiés.

Gilles Deleuze



A Clément Rosset, mai 1979

Cher Clément,

À force de remettre mes lettres, j'ai comme le sentiment d'avoir crééun malentendu, dont je serais la seule victime, si vous pensiez [que j'aicessé?] de penser à vous, et de souhaiter vous voir. Tant de temps quenous ne nous sommes pas vus (dans mon souvenir, vous aviez téléphoné,à un moment où je n'étais pas là). Reste que vous me manquez.

Rappelez-moi si vous voulez bien, à votre prochain passage, afin quenous fassions un grand bon déjeuner comme nous seuls savons faire.L'année s'est passée dans un éclair. Mes pages s'accumulent et j'en suisbien content, mais il me manque toujours la distance infinie de plus en

plus petite pour avoir fini, si bien que ça ne risque plus guère d'arriver,sauf par divine surprise. Ma seule découverte a été de supprimer despages à faire, non encore faites, ce qui est la seule manière de gagner du

remps. Quelle joie j'ai eue. Mais vous, mais vous? Je vous envoie ci-jointun mot pour Descombes, dont je n'ai pas l'adresse. Je préfère vous l'en,·oyer à vous. Lisez-le, et ne le lui donnez que si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Je vous dis mon affection et vous embrasse.

Gilles Deleuze

(L'enveloppe rare, c'est parce que je n'en ai pas d'autre, c'est Émilie quime l'a prêtée.)

A Clément Rosset, avri/1981

Cher ami,

J'ai été très heureux de votre petit mot. Vous êtes donc dans une sortede retraite? Vous savez, j'ai confiance dans votre force, er j'ai le pressentiment que vous en sortirez d'une manière inattendue pour rous vos amisavec un grand renouvellement. J'ai fait un petit rapport, sur l'état de lalittérature et de la philosophie aujourd'hui, que je voudrais vous envoyerpour avis. À bientôt je souhaite. Amitié

Gilles Deleuze

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- Vous ne devez pas penser souvent, ni avec plaisir, à la grotesque

épreuve que l 'université vous avait infligée, Voilà qu'un certain nombre de

gens, relarivemenr puissams (Bourdieu par exemple) commencent à s'in

quiéter de cet état de choses. J'aimerais bien, quand on se verra, que vous

ayez la patience de me la raconter. Ce serait bien qu'il y ait un mouvement

contre.

À Clément Rosset, le 21 octobre 1981

Cher Clément,

Nous ne nous voyons plus, et j'en suis navré. J'ai passé toutes les

vacances dans le Limousin, sans revenir à Paris. J'aurais fort aimé vous

voir. Trouvez-vous que les gens sont plus gentils et détendus depuisnotre régime socialiste ? Ce n'est pas une raison d'ailleurs pour que le

monde universitaire s'améliore. Je ne cesse d'être débordé, et m'en

affole: c'est l'âge, ou bien ma santé fragile. Avec Villani 1, il s'est passé

quelque chose dont je suis profondément désolé : il m'avait téléphoné, et

puis est arrivé à Paris sans me prévenir de la date exacte, et je n'ai pas pu

le voir. Si vous le voulez bien, dites-lui que j'en ai une véritable confu

sion, mais aussi qu'il ne regrette pas trop, tant les conversations philoso

phiques sont une chose pénible. Travaillez-vous bien? Je vous embrasse.

Gilles Deleuze

Venez-vous à Noël?

À Clément Rosset, le 3 décembre 1982

Cher Clément,

J'ai été content d'avoir de vos.-- nouvelles. Je viens d'écrire à Villani une

longue lettre, dom je ne sais si elle le remontera, pour imaginer, supposer,

1. Arnaud \ïllani. professeur de khâgne au lycée Masséna à Nice, qui avait écrit un livre sur

Deleuze et souhanatr le tâire publier (précision de Clément Rosset).



reconstituer ce qui a pu se passer. Il vous la montrera peut·êrre. En deux

mots, je crois qu'il y a eu malentendu dès le début, et que les raisons pour

lesquelles j'aimais la lettre de Villani étaient justement celles qui rendaient

Jérôme 1 de plus en plus récicent, parce qu'il souhaitait un livre beaucoup

plus (( scolaire ••, en un certain sens, pour un public étudiant. Mais me

peine que Villani soit affecté.

Je suis vraiment content de voue nomination. Oui j'ai eu une très dure

crise de respiration. J'ai donc une vie de plus en plus recirée. Mais je me

sens extrêmement bien si je ne fais aucune imprudence. Er vous, êtes-vous

sorti de votre retirement momentané ?Mon travail sur le cinéma me plaît

bien; en tout cas, comme vous dites, c'est un sujet vierge. Qu'est-ce que

vous faites en ce moment, vous? Je vous dis à bientôt, et toute mon

amitié.

Gilles Deleuze

À Clément Rosset, le 18 juin 1983

Cher Clément,

Qu'est-ce qui fait que nous ne nous voyons plus depuis si longtemps?

Je soupçonne que vous avez le besoin d'une retraire autant que j'ai, et

d'une solitude chérie. Mais cela n'a rien ôté de mon amitié avec vous, etj'espère qu'il en est de même pour vous. Je serai bien content de vous

revoir, quand vous reviendrez à Paris. Pour ce colloque Nietzsche, hélas,

c'est au-dessus de mes forces: ne me faites pas tant d'honneur en subor

donnant tant de choses à ma présence. Je suis sûr que j'y attraperais au

moins une bronchite, ou même les boutons [?] ; er mon seul plaisir

serait de vous y voir, et aussi d'entendre la musique. Ce qui serait bien,

c'est que vous organisiez tout comme vous l'entendez, si bien que je

pourrais voir si je viens au dernier moment, suivant mon état, mais pas

pour parler, seulemenr pour enrendre la musique. Surtout pas pour

parler. Avez-vous lu les Cahiers de Rodez (3 ou 4 gros tomes) d'Artaud?

J'ai l'impression de quelque chose d'aussi imponanr que les derniers

cahiers de Nietzsche. Une généalogie, et une création de rythmes fanras·

1. Il s'agi[ de Jérôme Lindon (précisiou de Clément Rosset).

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tiques, avec règlement de comptes and-chrétien. J'en suis assez ému, trèsému.

Je suis très content d'avance de votre prochain livre, bien que je nedoute pas, cher Clément, de vos duretés à mon égard. Mais vous n'atteindrez jamais à celles d'un certain Manéi (de Nice) qui m'a envoyé unétrange livre. À bientôt, je voudrais. Je vous embrasse.

Gilles Deleuze

À Cllment Rosset, le 28 novembre 1983

Cher Clément,

Moi aussi j'ai lu votre livre, j'aime bien que nos livres se croisent. Il y ades pages splendides, et vous tirez un irréfutable argument que, desraisons de joie, justement il n'y en a pas beaucoup. J'admire ce que vousécrivez sur la musique. Votre style. L'éternel retour, l'éternel retour, j 'aimemoins, mais qu'importe, et c'est le tout que je trouve un beau livre.

Donnez-moi un renseignement, Clément, s'il vous plaît. Vous me disieznaguère que le chant des oiseaux avait un grand rôle dans la musique du

Moyen Âge (?) ou de la Renaissance (?). Est-il vrai aussi que le galop decheval' y avait un grand rôle, les sabots .. ? Dans le maniérisme, n'y a-t-ilpas beaucoup de danses de type galop ?Si l'on pouvait faire de la galopadeet de la ritournelle deux complémentaires, cela m'arrangerait beaucoup.Ça me serait même tout à fait nécessaire. Quand vous aurez le temps,pouvez-vous me donner des indications à cet égard ? À bientôt. Amitiés.

Gilles Deleuze

À Clément Rosset, décembre 1983

Cher Clément,

Merci de votre lettre: elle m'est très précieuse, vous avez trouvé tout ce

qui m'intéressait. Je la garde (il va de soi que je vous citerai en l'utilisant,je ne dis pas cela parce que je suppose que vous vous en souciez, maisparce que j'en ai le souci moi-même). Oui, j'ai lu le texte du Monde. Si



vous ressemblez à quelqu'un, ce n'est pas à un Voltaire, c'est àO. H. Lawrence. Mais les gens ne le voient pas. J'attends avec impatience

votre texte Ritournelle (s'il y a la moindre difficulté pour me le faire

envoyer, ne vous en donnez pas la peine, prévenez-moi seulement quand

il paraîtra). À bientôt. Amitiés.

Gilles Deleuze

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CitésPhilosophie

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olitique

Histoire

Deleuze politique

Éditorial, Yves Charles ZarkaDeleuze et la philosophie

Dossier: Deleuze politique

Coordonné par Charles Ramond

Alain Badiou, Existe-t-il quelque chose comme

une politique deleuzienne ?

François Dosse, Les engagements politiques

de Gilles Deleuze

Guillaume Sibertin-Bianc, Deleuze et les

minorités : quelle " politique >> ?

Guillaume Le Blanc, Mai 68 en philosophie.

Vers la vie alternative

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