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Gilles Deleuze Image-mouvement / Image-temps Bergson : Matiére et Mémoire 5 Janvier 1981 J'aborderais le premier chapitre de Matière et Mémoire. Ce premier chapitre est extraordinaire en soi, et par rapport à l'oeuvre de Bergson. Même dans le bergsonisme, il a une situation unique. C'est un texte très curieux. Supposons que la psychologie, à la fin du 19ème siècle, se soit trouvé dans une crise. Cette crise c'était qu'ils ne pouvaient plus se tenir dans la situation suivante, c'est à dire une distribution des choses telles qu'il y eut des images dans la conscience et des mouvements dans le corps. Cet espèce de monde fracturé en images dans la conscience et en mouvements dans le corps soulevait tellement de difficultés. Mais pourquoi est-ce que ça soulevait des difficultés à la fin du 19ème siècle et pas avant ? Est-ce que, par hasard, ça coïncide avec les débuts du cinéma ? Est-ce que le cinéma n'aurait pas été une espèce de trouble rendant de plus en plus impossible une séparation de l'image en tant qu'elle renverrait à une conscience et d'un mouvement en tant qu'il renverrait à des corps ? Au début du vingtième siècle, les deux grandes réactions contre cette psychologie classique qui s'était enlisée dans la dualité de l'image dans la conscience et du mouvement dans le corps, les deux réactions de dessinent. L'une qui donnera le courant phénoménologique, l'autre qui donnera le bergsonisme. La phénoménologie a traité si durement Bergson, ne serait-ce que pour se démarquer de lui. Ce qu'il y a de commun entre la phénoménologie et Bergson, c'est cet espèce de dépassement de la dualité image-mouvement. Ils veulent sortir la psychologie d'une ornière. Mais si ce but leur est commun, ils le réalisent, ils l'effectuent de manière complètement différente. Et je disais que si l'on accepte que le secret de la phénoménologie est contenu dans la formule stéréotypée bien connu "toute conscience est conscience de quelque chose", par quoi ils pensaient justement surmonter la dualité de la conscience et du corps, de la conscience et des choses. Le procédé bergsonien est complètement différent et sa formule stéréotypée, si on l'inventait, ce serait : "toute conscience est quelque chose". Il faut voir la différence entre ces deux formules, et là aussi j'avais une hypothèse, comme marginale, concernant le cinéma, à savoir est-ce que d'une certaine manière ce n'est pas Bergson qui est très en avance sur la phénoménologie. Dans toute sa théorie de la perception, la phénoménologie, malgré tout, conserve des positions pré- cinématographiques, tandis que Bergson qui, dans l'Evolution Créatrice, opére une condamnation si globale et si rapide au cinéma, développe peut-être dans Matière et Mémoire un étrange univers qu'on pourrait appeler cinématographique et qui est beaucoup plus proche d'une conception cinématographique du mouvement que la conception phénoménologique du mouvement. Je vous raconte ce premier chapitre avec ce qu'il a de très bizarre. C'est un texte très difficile. Ce texte nous lance de plein fouet, immédiatement, que bien entendu, il n'y a pas de dualité entre l'image et le mouvement, somme si l'image était dans la conscience et le mouvement dans les choses. Qu'est-ce qu'il y a ? Il y a uniquement des Images-mouvement. C'est en elle-même que l'image est mouvement et c'est en lui-même que le mouvement est image. La véritable unité de l'expérience c'est l'image-mouvement. A ce niveau il n'y a que des images-mouvement. Un univers d'images-mouvement. Les images-mouvement c'est l'univers. L'ensemble des images-mouvement, cet ensemble illimité, c'est l'univers. Dans quelles atmosphère est-on ? Bergson se demandera de quel point de vue parle-t-il ? C'est un chapitre très inspiré. Un univers illimité d'images-mouvement, ça veut dire quoi ? Ca veut dire que, fondamentalement,

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Gilles Deleuze

Image-mouvement / Image-temps

Bergson : Matiére et Mémoire

5 Janvier 1981

J'aborderais le premier chapitre de Matière et Mémoire. Ce premier chapitre est extraordinaire ensoi, et par rapport à l'oeuvre de Bergson. Même dans le bergsonisme, il a une situation unique. C'estun texte très curieux.

Supposons que la psychologie, à la fin du 19ème siècle, se soit trouvé dans une crise. Cette crisec'était qu'ils ne pouvaient plus se tenir dans la situation suivante, c'est à dire une distribution deschoses telles qu'il y eut des images dans la conscience et des mouvements dans le corps. Cet espècede monde fracturé en images dans la conscience et en mouvements dans le corps soulevait tellementde difficultés. Mais pourquoi est-ce que ça soulevait des difficultés à la fin du 19ème siècle et pasavant ? Est-ce que, par hasard, ça coïncide avec les débuts du cinéma ? Est-ce que le cinéman'aurait pas été une espèce de trouble rendant de plus en plus impossible une séparation de l'imageen tant qu'elle renverrait à une conscience et d'un mouvement en tant qu'il renverrait à des corps ?

Au début du vingtième siècle, les deux grandes réactions contre cette psychologie classique quis'était enlisée dans la dualité de l'image dans la conscience et du mouvement dans le corps, les deuxréactions de dessinent. L'une qui donnera le courant phénoménologique, l'autre qui donnera lebergsonisme. La phénoménologie a traité si durement Bergson, ne serait-ce que pour se démarquerde lui. Ce qu'il y a de commun entre la phénoménologie et Bergson, c'est cet espèce de dépassementde la dualité image-mouvement. Ils veulent sortir la psychologie d'une ornière. Mais si ce but leurest commun, ils le réalisent, ils l'effectuent de manière complètement différente. Et je disais que sil'on accepte que le secret de la phénoménologie est contenu dans la formule stéréotypée bien connu"toute conscience est conscience de quelque chose", par quoi ils pensaient justement surmonter ladualité de la conscience et du corps, de la conscience et des choses. Le procédé bergsonien estcomplètement différent et sa formule stéréotypée, si on l'inventait, ce serait : "toute conscience estquelque chose". Il faut voir la différence entre ces deux formules, et là aussi j'avais une hypothèse,comme marginale, concernant le cinéma, à savoir est-ce que d'une certaine manière ce n'est pasBergson qui est très en avance sur la phénoménologie.

Dans toute sa théorie de la perception, la phénoménologie, malgré tout, conserve des positions pré-cinématographiques, tandis que Bergson qui, dans l'Evolution Créatrice, opére une condamnation siglobale et si rapide au cinéma, développe peut-être dans Matière et Mémoire un étrange universqu'on pourrait appeler cinématographique et qui est beaucoup plus proche d'une conceptioncinématographique du mouvement que la conception phénoménologique du mouvement.

Je vous raconte ce premier chapitre avec ce qu'il a de très bizarre. C'est un texte très difficile. Cetexte nous lance de plein fouet, immédiatement, que bien entendu, il n'y a pas de dualité entrel'image et le mouvement, somme si l'image était dans la conscience et le mouvement dans leschoses. Qu'est-ce qu'il y a ? Il y a uniquement des Images-mouvement. C'est en elle-même quel'image est mouvement et c'est en lui-même que le mouvement est image. La véritable unité del'expérience c'est l'image-mouvement. A ce niveau il n'y a que des images-mouvement. Un universd'images-mouvement. Les images-mouvement c'est l'univers. L'ensemble des images-mouvement,cet ensemble illimité, c'est l'univers. Dans quelles atmosphère est-on ? Bergson se demandera dequel point de vue parle-t-il ? C'est un chapitre très inspiré.Un univers illimité d'images-mouvement, ça veut dire quoi ? Ca veut dire que, fondamentalement,

l'image agit et réagit. L'image c'est ce qui agit et réagit. L'image c'est ce qui agit sur d'autres imageset ce qui réagit à l'action d'autres images. L'image subit des actions d'autres images et elle réagit.Pourquoi ce mot "image" ? C'est très simple, et otute compréhension est un peu affective. L'imagec'est ce qui apparaît. On appelle image ce qui apparaît. La philosophie a toujours dit "ce quiapparaît c'est le phénomène". Le phénomène, l'image, c'est ce qui apparaît en tant que ça apparaît.Bergson nous dit donc que ce qui apparaît est en mouvement et, en un sens, c'est très classique. Cequi ne va pas être classique, c'est ce qu'il en tire. Il va prendre au sérieux cette idée. Si ce quiapparaît c'est en mouvement, il n'y a que des images-

mouvement. Ca veut dire, non seulement que l'image agit et réagit, elle agit sur d'autres images etles autres images réagissent sur elle, mais elle agit et réagit dans toutes ses parties élémentaires. Cesparties élémentaires qui sont elles-mêmes des images, ou des mouvements, à votre choix. Elleréagit dans toutes ses parties élémentaires ou, comme dit Bergson, sous toutes ses faces : chaqueimage agit et réagit dans toutes ses parties et sous toutes ses faces qui sont elles-mêmes des images.Ca veut dire quoi ? Il essaie de nous dire : ne considérez pas que l'image est un support d'action etde réaction, mais que l'image est en elle-même, dans toutes ses parties, et sous toutes ses faces,action et réaction, ou si vous préférez : action et réaction c'est des images. En d'autres termes,l'image c'est l'ébranlement, c'est la vibration.

Dès lors, c'est évident que l'image c'est le mouvement. L'expression qui n'est pas dans le texte deBergson mais qui est tout le temps suggérée par le texte, l'expression image-mouvement est dès lorsfondée de ce point de vue.

Bergson veut nous dire qu'il n'y a ni chose ni conscience, qu'il y a des images-

mouvement et que c'est ça l'univers. En d'autres termes, il y a un en-soi de l'image. Une image n'aaucun besoin d'être aperçue. Il y a des images qui sont aperçues, mais il y en a d'autres qui ne sontpas aperçues. Un mouvement peut très bien ne pas être vu par quelqu'un, c'est une image-mouvement. C'est un ébranlement, une vibration qui répond à la définition même de l'image-mouvement, à savor une Image-mouvement c'est ce qui est composé dans toutes ses parties et soustoutes ses faces par des actions et des récations. Il n'y a que du mouvement, c'est à dire il n'y a quedes images.

Donc, à la lettre, il n'y a ni chose ni conscience. La phénoménologie gardera encore les catégoriesde choses et de conscience, en en bouleversant le rapport ? Pour Bergson, à ce niveau, au premierchapitre, il n'y a plus ni chose ni conscience. Il n'y a que des images-mouvement en perpétuellevariation les unes par rapport aux autres. Pourquoi ? Parce que c'est le monde des images-mouvement puisque toute image en tant qu'image exerce des actions et subit des actions, puisqueses parties en tant qu'images sont elles-mêmes des actions et des réactions. La chose c'est desimages, les choses c'est des images, des ébranlements, des vibrations. La table c'est un systèmed'ébranlements, de vibrations.

J'introduis tout de suite quelque chose qui peut éclairer certains textes de Bergson. Une molécule,c'est une image dirait Bergson, et justement c'est une image parce qu'elle est strictement identique àses mouvements. Quand les physiciens nous parlent de trois états de la matière, état gazeux, étatsolide, état liquide. Ils se définissent avant tout par des mouvements moléculaires de typesdifférents, les molécules n'ont pas le même mouvement dans les trois états. Mais c'est toujours del'image-mouvement, c'est à dire des vibrations, des ébranlements, soumis à des lois sans doute. Laloi c'est le rapport d'une action et d'une réaction. Ces lois peuvent être extraordinairementcomplexes. Et, pas plus qu'il n'y a de choses, il n'y a pas de conscience. Pourquoi ? Par exemple, lachose solide c'est une image-mouvement d'un certain type. C'est lorsque le mouvement desmolécules est confiné par l'action des autres molécules dans un espace restreint de telle manière quela vibration oscille autour d'une position moyenne. Au contraire, dans un état gazeux, il y a un libre

parcours des molécules les unes par rapport aux autres. Mais tout ça c'est des types d'ébranlementsdifférents. Et pas plus qu'il n'y a de choses, il n'y a de conscience. Ma conscience c'est quoi ? C'estune image, c'est une image-

mouvement, une image parmi les autres. Mon corps, mon cerveau, ce sont des images-mouvementparmi les autres. Aucun privilège. Tout est image-mouvement et se distingue par les types demouvements et par les lois qui réglementent le rapport des actions et des réactions dans cet univers.

Je viens juste de suggérer cette identité image=mouvement. Bergson y ajoute quelque chose de trèsimportant dans ce premier chapitre : non seulement image=mouvement, maisimage=mouvement=matière. D'une certaine manière, ça va de soi, mais c'est aussi très difficile.Pour comprendre la triple identité, il faut procéder en cascade.

Il faut d'abord montrer l'identité première image=mouvement, et l'identité de la matière découle del'identité image=mouvement. C'est parce que l'image est égale au mouvement que la matière estégale à l'image-mouvement. La matière c'est cet univers des images-mouvement en tant qu'ellessont en actions et réactions les unes par rapport aux autres.

Et pourquoi est-ce que la matière et l'image se concilient si bien ? C'est parce que la matière c'est cequi n'a pas de virtualité, par définition. Bergson dit que dans la matière il n'y a jamais rien de caché.Il y a mille choses que nous ne voyons pas, mais il y a une chose que je sais, comme a priori,comme indépendamment de l'expérience, selon Bergson en tous cas, c'est que si dans la matière ilpeut y avoir beaucoup plus que ce que je vois, c'est en ce sens qu'elle n'a pas de virtualité. Dans lamatière il n'y a et ne peut avoir que du mouvement. Alors, bien sûr, il y a des mouvements que je nevois pas. C'est une reprise du thème précédent, il y a des images que je ne perçois pas, ce n'en estpas moins des images telles qu'il a defini l'image. L'image n'est n'est nullement en référence à laconscience, pour une simple raison : c'est que la conscience est une image parmi les autres.

Dans une espèce d'ordre des raisons, il faudrait dire : je commence par montrer l'égalité de l'imageet du mouvement, et c'est de cette égalité de l'image et du mouvement que je suis en droit deconclure l'égalité de la matière avec l'image-

mouvement. Nous voilà donc avec notre triple identité.

Cette triple identité, image=mouvement=matière, c'est donc comme l'univers infini d'uneuniverselle variation, perpétuellement des actions et réactions. Ce n'est pas l'image qui agit surd'autres images et ce n'est pas l'image qui réagit à d'autres images, mais c'est l'image dans toutes sesparties et sous toutes ses faces qui est en elle-même action et réaction, c'est à dire vibration etébranlement.

De quel point de vue est-ce que Bergson peut découvrir cet univers de l'image-

mouvement ? Bergson se le demande et il répond que c'est le point de vue du sens commun. Eneffet, le sens commun ne croit pas à une dualité de la conscience et des choses. Le sens communsait bien que nous saisissons plus que des représentations et moins que des choses. Le sens communs'installe dans un monde intermédiaire, à des choses qui nous seraient opaques et à desreprésentations qui nous seraient intérieures. Bergson dit que cet univers des images-mouvement,finalement, c'est le point de vue du sens commun. Ne serait-ce pas plutôt le point de vue de lacaméra ?

Univers infini d'universelles variations, c'est ça l'ensemble des images-

mouvement. Est-ce que je pourrais définir cet univers comme une espèce de mécanisme ? Action etréaction. Il est bien vrai qu'il possède avec le mécanisme un rapport étroit, à savoir qu'il n'y a pas definalité dans cet univers. Cet univers est comme il est, tel qu'il se produit et tel qu'il apparaît, il n'ani raison ni but.

Bien plus, pour Bergson cette question n'a pas de sens. Donc cet univers semble bien mécanique.Mais en fait, pas du tout. Pourquoi est-ce que cet univers des images-mouvement ne peut pas êtreun univers mécanique ? Si on prend au sérieux le concept de mécanisme, je crois qu'il répond à troiscritères dont Bergson a très bien parlé : premier critère c'est l'instauration d'un système clos, desystèmes artificiellement fermés. Une relation mécanique implique un système clos auquel elle seréfère et dans lequel il se déroule. Le deuxième critère c'est qu'il implique des coupes immobilesdans le mouvement. Opérer des coupes immobiles dans le mouvement, à savoir l'état du système àl'instant t. Le troisième critère c'est qu'il implique des actions de contact qui dirigent le processus telqu'il se passe dans le système clos. On a vu précédemment que chez Bergson l'univers des images-mouvement n'est pas un système clos. C'est là une première différence avec un système mécanique.L'univers des images-mouvement est un univers ouvert et pourtant il ne faut pas le confondre avecce que Bergson appelait, dans l'Evolution Créatrice, le Tout ouvert au sens de la Durée. Voilà quemaintenant nous avons trois notions à distinguer :

le système artificiellement clos ou ensembles

le Tout, ou chaque tout, qui est fondamentalement de l'ordre de la durée

l'univers qui désignerait l'ensemble des images-mouvement en tant qu'elles agissent les unes sur lesautres et qu'elles réagissent les unes aux autres.

Donc cet univers des images-mouvement n'est pas de type mécanique puisqu'il ne s'inscrit pas dansdes systèmes clos. Cet univers ne procède pas par coupes immobiles du mouvement puisque, eneffet, il procède par mouvement. Et si, comme nous l'avons vu précédemment aussi, le mouvementest la coupe de quelque chose, on ne doit pas confondre la coupe immobile du mouvement avec lemouvement lui-

même comme coupe de la durée. Or dans l'univers des images-mouvement, les seules coupes sontles mouvements eux-mêmes, à savoir les faces de l'image. C'est donc une deuxièmes différenceavec un système mécaniste. Troisième différence : l'univers des images-mouvement exclut de loinles actions de contact, en quoi ? Les actions subies après une image s'étendent aussi loin et àdistance qu'on voudra, d'après quoi ? D'après les vibrations correspondantes.

Bergson qui a tellement critiqué les coupes qu'on opère sur le mouvement, on s'attendrait à ce que,très souvent, il prenne comme exemple de ces coupes immobiles opérées sur le mouvement, qu'ilprenne comme exemple l'atome. L'atome c'est typiquement une coupe immobile opérée sur lemouvement. Or jamais il n'invoque l'atome quand il parle des coupes immobiles. Il se fait une idéetrès riche de l'atome; l'atome est toujours inséparable d'un flux, d'une onde d'action qu'il reçoit etd'une onde de réaction qu'il émet. Jamais Bergson n'a conçu l'atome comme une coupe immobile. Ilconçoit l'atome comme il faut le concevoir, à savoir comme corpuscule en relation fondamentaleavec des ondes, en relation inséparable avec des ondes, ou comme un centre inséparable des lignesde forces. En ce sens l'atome, pour lui, n’est fondamentalement pas du tout une coupe opérée sur lemouvement, mais bien une image-mouvement. Pour ces trois raisons je dis que l'univers des images-mouvement mérite le nom d'univers parce qu'il

ne se réduit pas à un système mécanique, et pourtant il exclut toute finalité, tout but, bien plus ilexclut toute raison. D'où la nécessité de trouver un terme qui distinguerait bien la spécificité de cetunivers des images-mouvement. Le mot machinique me paraît nécessaire. Ce n'est pas un universmécaniste ni mécanique, c'est un univers machinique. C'est l'univers machinique des images-mouvement. Quel est ici l'intérêt de machinique ? C'est que c'est par lui que nous pouvons engloberla triple identité image=mouvement=matière. C'est l'agencement machinique des images-mouvement. Est-ce que ce n'est pas cela le cinéma, tout au moins dans une définition partielle ?

Ce qui me paraît très étonnant dans ce premier thème c'est que jamais, à ma connaissance, onn'avait montré que l'image était à la fois matérielle et dynamique. Lorsqu'il s'occupera del'imagination, Bachelard, par d'autres moyens, le retrouvera à sa manière, à savoir l'idée quel'imagination est dans son essence matérielle et dynamique. C'est affirmé avec une forceextraordinaire dans le premier chapitre : l'image c'est la réalité matérielle et dynamique.

Dans tous les textes de Bergson avant Matière et Mémoire, et dans tous ceux après Matière etMémoire, vous vous retrouvez dans un terrain bien connu qui est le bergsonisme, et si j'essaie de ledéfinir, d'un côté vous avez l'espace, de l'autre côté, vous avez le vrai mouvement et la durée. Lepremier chapitre de Matière et Mémoire fait une avancée fantastique parce qu'il semble bien nousdire tout à fait autre chose, il nous dit que le vrai mouvement c'est la matière, et la matière-mouvement c'est l'image. Il n'est plus question de durée. Il nous introduit dans cet univers trèsspécial que j'appelle par commodité l'univers machinique des images-mouvement. La question estcoment est-ce qu'une pointe aussi avancée va pouvoir se concilier avec les livres précédents et avecles livres qui vont suivre ? A partir du premier chapitre de Matière et Mémoire on assiste à ladécouverte d'un univers matériel des images-mouvement, au point que le problème de l'étendue nese pose même plus. Pourquoi ? Parce que c'est l'étendue qui est dans la matière et non pas la matièredans l'étendue. Ce qui compte c'est la triple identité image=mouvement=matière. Cette tripleidentité définit ce qu'on appellera désormais l'univers matériel ou l'agencement machinique desimages-mouvement. Le cinéma c'est l'agencement des images-mouvement.

C'est le premier point et c'est beau comme un roman, c'est plus beau que des romans car dans cetunivers machinique des images-mouvement, qui agissent et réagissent les unes sur les autres, enperpétuelle vibration, c'est ça l'image. Voilà que quelque chose va se passer.

Dans ce monde va surgir quelque chose d'extraordinaire. Qu'est-ce qui peut se passer dans cetunivers sinon des images qui, perpétuellement, clapotent. Quelque chose arrive dans cet univers.Cet univers d'images-mouvement n'a rien à voir pour le moment avec une perception quelconque.Comment va naître une perception ? Pour le moment je n'ai pas introduit la catégorie de perception.Il faut penser l'immobilité en termes de mouvement ... (...)...

Comprenez les règles du concept que Bergson s'est imposé : il nous a dit que la matière ne contientrien de plus que ce qu'elle nous donne. Il n'y a rien de caché dans la matière : qu'est-ce qui peut sepasser dans cet univers ? Il est complètement exclu de faire appel à quelque chose qui ne serait pasdu mouvement. C'est le suspens quoi.

Il va se passer ceci : certaines images présentent un phénomène de retard. Bergson n'introduit riende plus que le retard. Retard ça veut dire que, au niveau de certaines images, l'action subie ne seprolonge pas immédiatement en réaction exécutée. Entre l'action subie et l'action exécutée, il y a unintervalle. C'est prodigieux ça : la seule chose qu'il se donne c'est un intervalle de mouvement. A lalettre, c'est des riens. Il y a des images constituées de telle sorte qu'entre l'action qu'elles subissent etla réaction qu'elles exécutent, il y a un laps de temps; un intervalle. Bergson nous dit que lasupériorité de certaines images ce n'est pas d'avoir une âme, ce n'est pas d'avoir une conscience -

elles restent complètement dans le domaine des images-

mouvement -, simplement c'est comme si l'action subie et la réaction exécutée étaient distendues.Qu'est-ce qu'il y a entre les deux ? Pour le moment rien. Un intervalle. Est-ce qu'il y aura desimages qui se définiront uniquement au niveau du mouvement : retard du mouvement ?

On ne demande rien d'autre qu'un petit écart. Un petit intervalle entre deux mouvements. Il y auraitdonc deux sortes d'images :

I/ Des images qui subissent des actions et qui réagissent dans toutes leurs parties et sous toutes leursfaces, immédiatement.

2/ Un autre type d'images qui simplement présentent un écart entre l'action et la réaction.

On réservera le mot action à proprement parler à des réactions qui ne surviennent qu'après l'écart.De telles images sont dites agir à proprement parler. En d'autres termes, il y a action lorsque laréaction ne s'enchaîne pas immédiatement avec l'action subie. C'est une définition temporelle. Et lesdéfinitions de Bergson c'est toujours des définitions temporelles : c'est toujours dans le temps qu'ildéfinit les choses ou les êtres.

Prenons un exemple : mon cerveau. Mon cerveau c'est une image-mouvement, mais c'est une drôled'image. Différence entre l'image-cerveau et la moëlle épinière : dans l'arc réflexe un ébranlementreçu, une action subie, se prolonge immédiatement. Il y a donc un enchaînement immédiat, sansintervalle, entre les cellules sensitives qui reçoivent l'excitation (en très gros), et les cellulesmotrices de la moëlle qui déclenchent la réaction. Mon cerveau reçoit une excitation et bizarrementun détour se fait : l'excitation remonte, elle remonte aux cellules de l'encéphale, aux cellulescorticales. De là elle redescend aux cellules motrices de la moëlle. Donc différence entre une actionréflexe et une action cérébrale. Tout ça c'est du pur mouvement. C'est ça le retard. L'intervalle entreles deux mouvements a été pris par le détour ud mouvement. Le philosophe n'a besoin que d'unedéfinition temporelle du cerveau, et la première définition temporelle ce sera un écart. Le cerveauest lui-même un écart, un écart entre un mouvement perçu et un mouvement rendu, écart à la faveurduquel se produit un détour du mouvement.

Qu'est-ce qu'implique cet écart ? Bergson va nous donner trois choses :

L'image spéciale (l'écart) qui est ainsi douée de cett propriété de détour; on ne peut plus dire qu'ellesubit des actions, on ne peut plus dire qu'elle reçoit des excitations dans toutes ses parties et surtoutes ses faces. C'était le cas de l'image-mouvement ordinaire. Quand il y a écart entre lemouvement reçu et le mouvement exécuté, la condition même pour qu'il y ait écart c'est que lemouvement reçu soit localisé, que l'excitation reçue soit localisée. l'image spéciale sera une imagequi ne reçoit les excitations qui s'exercent sur elle que dans certaines de ses parties et sur certainesde ses faces. Ca veut dire que lorsque une autre image agit sur elle, elle ne retient qu'une partie del'action de l'autre image. Il y a des choses qui traversent l'image spéciale et à quoi elle resteindifférente. En d'autres termes, elle ne retient que ce qui l'intéresse. En effet, elle ne retient que cequ'elle est capable de saisir dans certaines de ses parties et sur certaines de ses faces. Elle retient cequi l'intéresse. Exemple :

Dans la lumière, le vivant ne retient que certaines longueurs d'ondes et que certaines fréquences. Le

reste le traverse et il est indifférent au reste. L'opposition devient très rigoureuse : l'image spécialequi présente le phénomène d'écart, de ce fait même, elle ne reçoit l'action qu'elle subit que surcertaines faces ou dans certaines parties, et dès lors, elle laisse échapper de l'image - ou de la chose,ça revient au même -, qui agit sur elle, elle laisse échapper beaucoup.

Le premier caractère de l'écart ou de l'image spéciale ça va être : sélectionner. Sélectionner dansl'excitation reçue. Ou éliminer, soustraire. Il y aura des choses que l'image spéciale laissera passer,au contraire une image ordinaire ne laisse rien passer puisque, encore une fois, elle reçoit sur toutesses parties et sur toutes ses faces. L'image spéciale ne reçoit que sur certaines faces et des partiesprivilégiées. Donc elle laisse passer énormément de choses. Je ne verrai pas au-delà et en-deça decertaines longueurs d'ondes, de telles ou telles fréquences. Un animal verra ou entendra des chosesque moi je ne sens pas.

C'est ce premier aspect de la sélection ou de l'élimination qui va définir le phénomène de l'écart, ouce type d'image spéciale.

Deuxièmement : considérons l'action subie, dans ce qui en reste, puisque en tant qu'image spéciale,j'ai sélectionné les actions que je subissais. Considérons maintenant ce que je subis comme action :je subis un ébranlement, je reçois des vibrations. Je ne parle plus de celles que j'élimine, je parle dece que je laisse passer. Je parle de celles que je reçois sur une de mes faces privilégiées et surcertaines de mes parties. Qu'est-ce qui se passe pour cette action subie, et ce sera le deuxièmecaractère. Dans le circuit réflexe pas de problème, elle se prolongeait en réaction exécutée parl'intermédiaire des centres moteurs. Mais on a vu que là, il y a un détour par l'encéphale. Que veutdire ce détour ?

Tout se passe comme si l'action subie quand elle arrive dans l'encéphale -

appareil prodigieusement compliqué -, se divise en une infinité de chemins naissants. Tout se passecomme si l'excitation reçue se divisait à l'infini comme en une sorte de multiplicité de cheminsesquissés. L'excitation se retrouve devant une espèce de division de soi en mille chemins corticaux,et toujours remaniés. C'est une multidivision. Multidivision de l'excitation reçue. Voila dans ladescription bergsonienne ce que fait le cerveau.

Bergson est en train de nous dire que, évidemment, le cerveau n'introduit pas des images, lesimages étaient là avant. Non. Le cerveau divise un mouvement d'excitations reçues en une infinitéde chemins, ça c'est le deuxième aspect : ce n'est plus une sélection-soustraction, c'est une division.Deuxième aspect de l'écart : la division de l'ébranlement ou de l'excitation reçue. L'action subie nese prolonge plus dans une réaction immédiate, il se divise en une infinité de réactions naissantes.Cette division est comme une espèce d'hésitation. Bergson n'emploie pas ce mot là, mais j'en auraibesoin. C'est une hésitation, comme si l'excitation reçue hésitait, engageait un pied dans tel chemincortical, un tel autre pied dans tel autre chemin, etc. C'est comme un delta en géographie.

Troisièmement grâce à cette division et ces subdivisions de l'excitation reçue par le cortex, qu'est-cequi va se passer ? Quand il y aura une redescente au centre moteur de la moëlle, il faudra que ce nesoit plus le prolongement de l'excitation reçue, mais que ce soit comme une espèce d'intégration detoutes les petites réactions cérébrales naissantes. Apparaîtra quelque chose de radicalement nouveaupar rapport à l'excitation reçue. C'est ce qu'on appellera une action à proprement parler.Ce troisième niveau, on dira qu'il consiste en ceci que ce sont des images spéciales parce que, aulieu d'enchaîner leurs réactions avec l'excitation, elles choisissent la réaction qu'elles vont avoir enfonction de l'excitation.

Voilà donc trois termes entièrement cinétiques, c'est à dire en termes de mouvement. On a rien

introduit qui ressemble à un esprit. Ces trois termes cinétiques permettent de définir l'imagespéciale, c'est :

I/ soustraire-sélectionner, 2/ diviser, 3/ choisir.

Et choisir n'implique pas du tout à ce niveau la conscience.

La définition temporelle à partir des textes de Bergson :

Choisir c'est intégrer la multiplicité des réactions naissantes telle qu'elle s'opérait ou se traçait dansle cortex. Une telle image qui est capable de sélectionner quelque chose dans les actions qu'ellesubie, de diviser l'excitation qu'elle reçoit, et de choisir l'action qu'elle va exécuter en fonction del'excitation reçue, une telle image appelons-la image subjective. Remarquez qu'elle fait absolumentpartie des images-mouvement. Elle est tout entière définie en mouvement.

“ Sujet ” n'est ici qu'un mot pour désigner l'écart entre l'excitation et l'action. Je dirais que l'imagesubjective c'est un écart et cet écart définit uniquement un centre qu'il faudra bien appeler un centred'indétermination.

Quand il y a écart entre l'excitation subie et la réaction exécutée, il y a centre d'indétermination. Caveut dire que, en fonction de l'excitation subie, je ne peux pas prévoir quelle sera la réactionexécutée. Le sujet c'est un centre d'indétermination.

Voilà que la définition spatiale correspond à la réalité temporelle du sujet : par sujet, on entendquelque chose qui se produit dans le monde, c'est à dire dans l'univers des images-mouvement, c'estun centre d'indétermination qui est défini temporellement par l'écart entre le mouvement reçu et lemouvement exécuté. Cet écart ayant les trois aspects (voir supra).

Voilà la seconde idée du premier chapitre qui nous introduit tout droit à une troisième idée : quelest le lien entre ces caractères ? Le centre d'indétermination est donc défini par soustraction,division et choix. Quel est le lien de ces trois caractères ? C'est mon troisième problème concernantle premier chapitre de Matière et Mémoire.

Ces images spéciales ne reçoivent pas le tout de l'action. Elle éliminent un très grand nombre departies de l'image qui agit sur elle, c'est à dire de l'objet qui agit sur elle. On perçoit très très peu dechoses. Bergson dit que c'est notre grandeur de ne pas percevoir assez. Percevoir c'est par définitionpercevoir pas assez. Si je percevais tout, je ne percevrais pas. Percevoir c'est saisir la chose. Monproblème devient celui-ci : pourquoi est-ce que les images spéciales sont douées de perception ?C'est forcé puisqu'elles opèrent la soustraction-sélection, elles perçoivent la chose dans certainesparties d'elle-

même, privilégiées, sur certaines de leurs faces. Elles perçoivent la chose, oui, mais moinsbeaucoup de choses.

La perception d'une chose c'est la chose moins quelque chose qui ne m'intéresse pas. Vous vousrappelez que toutes les images-mouvement, sur toutes leurs faces et dans toutes leurs parties, sonten communication les unes avec les autres, c'est à dire qu'elles échangent du mouvement. Ce n'estpas de bonnes conditions pour percevoir. La table ne perçoit pas. Il n'y a pas d'écart entre les actionset les réactions, il n'y a pas de sélection. Pour percevoir il faut que je coupe la chose sur ses bords ;il faut que je l'empêche de communiquer avec les autres choses dans lesquelles elle dissoudrait sesmouvements. Comme dit Bergson, il faut bien que je l'isole. Et ce n'est pas seulement sur les bords

que je dois soustraire ; pour avoir une perception, c'est dans la chose même : je compose monsystème de couleurs avec les longueurs d'ondes et les fréquences qui me concernent. La perceptionnaît uniquement que d'une limitation de la chose.

Quelle différence y a-t-il entre la chose et la perception de la chose ? Là on est en plein coeur de cequi faisait les difficultés de la psychologie classique. D'une certaine manière, il n'y a pas dedifférence : la perception est la chose même. Encore une fois, dire que les choses sont desperceptions, oui, beaucoup de philosophes l'avaient dit dans le passé, par exemple Berkeley. Maisce que veut dire Bergson n'a absolument rien de commun avec ça, car quand les autres philosophesdisaient ça, ça voulait dire : les choses finalement se confondent avec les perceptions que j'en ai.Bergson ne veut pas du tout dire ça. Il veut dire que les choses sont des perceptions en soi ...

L'image-mouvement

1982-indéterminé.

… Les caractères que nous gardons ou par lesquels nous définissons le plan d'immanence ou plande matière. C'est la même chose. On a vu les raisons pour lesquelles moi ça m'arrangeait de parlerde plan d'immanence. C'est la même chose, Bergson lui parle d'un plan de la matière. Alors toujourscette année dans mon besoin d'avoir des schémas [Gilles Deleuze se lève et fait un schéma autableau]; alors mon plan d'immanence: le voilà. On peut, ou on doit, au point où nous en sommes, ledéfinir de trois façons strictement équivalentes, puisque finalement ce autour de quoi noustournons, dans ce plan d'immanence, c'est une série d'égalités: image = mouvement = matière =lumière.

Nous retenons trois caractères fondamentaux de ce plan d'immanence ou plan de matière. Premiercaractère: c'est l'ensemble infini des images-mouvement, en tant qu'elles réagissent les unes sur lesautres sur toutes leurs faces et dans toutes leurs parties. Ce point, je le considère comme épuisé parnos deux séances précédentes. Deuxième caractère: ce plan c'est aussi bien la collection des lignesou des figures de lumières, lignes et figures de lumière s'opposant à lignes rigides ou figuresgéométriques qui n'existent pas encore. Et, en effet, on a vu que sur ce plan des images-mouvement(tout ça est très cohérent), rien de solide ne peut être assigné, pas plus que ne peut être assigné unedroite et une gauche, un haut et un bas.

Collection des lignes de lumière et des figures de lumière, entendons que c'est absolument autrechose que ce qui plus tard apparaîtra comme lignes rigides, figures géométriques, ou corps solides,et qui revient à ce statut – que nous avons vu – que Bergson donne dans des phrases qui ont l'aird'être des métaphores et qui n'en sont pas du tout puisque c'est autant de clin d'œil à la théorie de larelativité, à savoir l'idée que sur le plan de la matière qui est finalement exclusivement etuniquement lumière: la matière, c'est la lumière. Sur ce plan, la lumière ne cesse de diffuser. Pasplus que le plan ne connaît de haut ou de bas, de droite ou de gauche, de corps solide, la lumière surce plan qui ne cesse de diffuser c'est-à-dire se propager en tous sens et toutes directions: la lumièrene connaît ni réflexion ni réfraction, c'est-à-dire aucun arrêt d'aucune sorte. Elle ne cesse de sepropager, elle diffuse.

Ce qui nous permettait, au niveau de ce second caractère, de répondre à une question importante:comment Bergson ose-t-il appeler quelque chose qui ne se présente à personne, c'est-à-dire qui nerenvoie à aucun œil, à aucune conscience, puisque aucun œil n'est là, aucune conscience n'est là. Ouje peux dire aussi bien: il y a autant d'yeux que vous voudrez, mais l'œil au sens que vous pouvezlui donner n'est qu’une image-mouvement parmi les autres, donc ne jouit strictement d'aucunprivilège.Alors pourquoi parler d'image?

C'est parce que l'œil est dans les choses, les images sont lumière. Les images sont lumière et cettelumière ne cesse de se propager exactement comme l'image est mouvement, et le mouvement necesse de se propager, c'est-à-dire de mouvement reçu il se transforme immédiatement enmouvement de réaction, de mouvement d'action en mouvement de réaction, système d'action et deréaction. Je peux dire aussi bien, à ce moment-là, si l'œil est dans les choses – là aussi il y a un texteextrêmement beau de Bergson, qui est: photographie il y a, la photo est déjà prise et tirée dans leschoses, en d'autres termes, c'est bien un univers d'images, images pour personne, lumière pourpersonne. Cette lumière n'a pas besoin de se révéler, elle ne se révèle pas, dit Bergson – trèsbizarrement – puisqu'elle ne se cesse de diffuser et de se propager. Ce qui implique que, sans doute,la lumière ne se révélera que dans la mesure où elle sera arrêtée par une opacité quelconque. Maissur ce plan d'immanence on a aucune place encore pour une opacité quelconque. Les choses sontlumineuses, les choses par là même sont mouvement, elles sont lignes de lumière, figures delumière. En d'autres termes je peux très bien déjà dire et parler de – mais en quel sens? Je dirais queles choses sont des perceptions, ou que les images sont des perceptions.

Qui perçoit? Personne. Les images elles-mêmes. Qu'est-ce qu'elles perçoivent? Elles perçoiventexactement jusque là où elles reçoivent de mouvement, et jusque là où elles exécutent, où ellesréagissent par du mouvement. Un atome, en ce sens, n'est rien qu'un mouvement qui, en tant que tel,est perception de tous les mouvements dont il subit l'influence, et de tous les mouvements qu'ilexerce comme sa propre influence sur les autres atomes.

Je dirai donc que chaque image est perception, même pas perception de soi-même, puisqu'il n'y apas de chose, mais chaque image-mouvement est perception de tous les mouvements qui agissentsur elle et de tous les mouvements par lesquels elle agit sur les autres images. En d'autres termes, jedirai de chaque chose qu'elle est une perception totale, je dirai de chaque chose qu'elle est – jeprends un mot un peu plus technique qui fait mieux comprendre – chaque chose est une préhension.Chaque chose est une image-mouvement qui, en tant que tel, préhende tous les mouvements qu'ellereçoit et tous les mouvements qu'elle exécute.

Ca revient à dire que, sur le plan d'immanence, il n'y a que des lignes et des figures de lumière.Voilà le second caractère. Le premier, c'était: le plan d'immanence est l'ensemble infini des images-mouvement en tant qu'elles varient les unes par rapport aux autres. Second caractère c'est lacollection infinie, ou le tracé infini, des lignes ou figures de lumière.

Troisième caractère, et c'est Anne Querrien qui disait: il n'y a rien à faire, tu n'y échapperas pas, ilfaudra bien introduire du temps. Il ne faudra pas simplement introduire du mouvement et de lalumière, il faudra introduire du temps. Et moi je disais, oui et non. Et puis là-dessus, parce que c'estcomme ça qu'on travaille, tantôt c'est une intervention, tantôt j'ai eu une lettre d'Anne Querrien, plusdétaillée sur la manière dont elle comprenait le truc. Elle aurait pu faire l'intervention oralement. Etpuis je me suis dit que, évidemment, elle a raison. Puis ça posait un problème quant à la lettre dutexte de Bergson. Dans quelle mesure est-ce qu'on est infidèle ou bien on reste très fidèle àBergson? Moi je crois qu'on est très profondément fidèle à Bergson. C'est une question qui peutintéresser certains d'entre vous, ou au contraire ne pas du tout intéresser certains autres qui s'enfoutent de savoir si on est fidèle à Bergson ou pas: moi, ça m'intéresse, ça m'intéresse modérément.Mais voilà qu’Anne Querrien me fait la remarque. On va voir, mais ça se dégage. Je crois qu'elle araison quand elle dit que sur ce plan d'immanence (qui est déjà très bizarre, parce que ce qui comptece n'est pas le mot plan – on va voir pourquoi le mot –). Evidemment, il faut du temps.

Pourquoi? A moins de concevoir, selon la vieille tradition, la lumière comme instantanée, par

exemple selon une tradition encore de type cartésien. On a vu que ce n'était pas le cas, que Bergsona dans la tête son règlement de compte avec la relativité d’Einstein. Par règlement de compte jen'entends pas un combat, j'entends une mise au point entre philosophie et physique.

Lumière et temps s'impliquent. Bien plus d'après le premier caractère, le plan d'immanence est lui-même un ensemble infini de mouvements, en ce sens il implique le temps comme variable. Je diraique le plan d'immanence – on a pas le choix – comporte nécessairement du temps. Il comportenécessairement du temps comme variable des mouvements qui s'opèrent sur lui. , il faut le mettreentre guillemets, parce que, en fait, il ne distingue pas les mouvements qui s'opèrent sur lui.

En d'autres termes, c'est le troisième caractère de mon plan d'immanence, il est bloc d'espace-temps.Ca pose toutes sortes de problèmes.

Dans le chapitre II de Matière et Mémoire, on croyait avoir tout compris et on reçoit un grand coupcar Bergson, dans la première page du chapitre II de Matière et Mémoire, nous dit que le plan de lamatière est une coupe instantanée dans le devenir en général. Quelle coupe? On ne peut pasempêcher qu'il l'ait dit: c'est une coupe instantanée. Donc il semble y refuser la dimension du temps,c'est une coupe instantanée du devenir. Du coup on est gênés. Bon.

Il faut consentir à l'idée, on va voir de plus prêt. Alors on cherche, on cherche. On se dit: commentest-ce qu'il a pu dire ça, là ça ne va pas… Comprenez le problème: comment est-ce qu'il peut direque c'est une coupe instantanée, alors qu'il vient de nous expliquer que le plan de matière étaitl'ensemble de toutes les images-mouvement qui varient les unes par rapport aux autres? Cettevariation et cette mobilité impliquent du temps. Alors ce n'est pas une coupe instantanée? Unecoupe instantanée, par définition, c'est immobile, et de tout temps, Bergson, dans tous ses autrestextes, Bergson relie très précisément instantané et immobile. Quand il parle d'une vue instantanéesur le mouvement, ça veut dire une position immobile. Donc il ne peut pas vouloir dire, c'est unecoupe instantanée – pourtant il le dit. En effet, c'est une coupe mobile. Une coupe mobile, c'est unecoupe temporelle, c'est une coupe qui comprend du temps. C'est ce qu'on appelait l'année dernièreune perspective non pas spatiale, mais une perspective temporelle. Donc le plan d'immanence estune coupe mobile. Dès lors il implique le temps comme variable du mouvement, donc il ne peut pasêtre instantané. Il ne peut pas être instantané – on n'a pas le choix. Heureusement, dans le chapitreIII un autre passage nous montre que Bergson est plus prudent. Dans le chapitre III, il nous dit quele plan de matière est une coupe transversale de l'universel devenir. Il nous dit qu'à ce titre, c'est lelieu de passage des mouvements reçus et renvoyés; mais , ça ne peut avoir qu'un sens: c'est que çaimplique le Temps. Tout comme la lumière, comme les lignes de lumière et les figures de lumièreimpliquent le temps. Donc ce n'est pas une coupe instantanée.

Pourquoi est-ce que Bergson le dit quand même, là? Comprenez, j'insiste beaucoup là-dessus parceque c'est une manière de lire les philosophes. Quand on écrit, quand les gens écrivent, ils ont quandmême un thème principal qui varie: supposons qu’à chaque page corresponde un thème principal etdes thèmes secondaires; quand je fais de quelque chose mon thème principal, je pourrais aller assezvite sur mes thèmes secondaires. Je ne peux pas dire tout à la fois; je serais amené à employer descommodités d'expression. Je serais forcé d'aller vite sur tel point qui n'est pas mon point principal.Si après on me dit: , je dirais, .

C'est le cas. Quand il dit: le plan de matière est une coupe instantanée du devenir, c'est justementdans une page où il ne se soucie plus de ce qu'est le plan de matière, où il se soucie de tout à faitautre chose. Donc on peut consentir à l'idée qu'il va vite. C'est toutefois pas une réponse suffisante:il va vite d'accord, mais il dit . Cherchons un peu plus loin.

En quel sens le plan de matière implique et comporte-t-il nécessairement du temps? Je viens de le

dire: comme il se confond avec les mouvements qui se font sur lui, comme il se confond avec lesmouvements qui ne cessent de s'échanger et de se propager sur lui, c'est-à-dire avec cette collectiondes images-mouvement, on peut considérer une espèce de mouvement d'ensemble de tout le planpuisqu'il est l'ensemble infini de toutes les images-mouvement. Un ensemble infini. Ensemble infiniet mouvements. Ce sont des mouvements de translation, translation impliquant déplacement sur leplan, déplacement dans l'espace.

Or Bergson a une grande idée que, là, je ne veux plus commenter parce que je l'avais commenterbeaucoup l'année dernière, et qui va être fondamentale pour nous. Donc je la rappelle, je la résumepour ceux qui ne sont pas au courant, c'est une idée très claire. Oubliez tout ce qui précède, cetteidée consiste à nous dire ceci: vous comprenez, un mouvement de translation c'est un changementde position entre, disons pour le moment puisqu'on ne peut pas employer d'autres mots, entre . Parexemple vient au point . Un mouvement de translation, c'est un déplacement dans l'espace. On a vuqu’au niveau où nous en sommes du plan d'immanence, les mouvements de translation sont desdiffusions. Des diffusions, des propagations en tous sens et en toutes directions. C'est desmouvements de translation. Bergson a une idée très simple qui est chez lui comme une espèced'héritage d'Aristote: c'est que le mouvement de translation dans l'espace n'a pas sa raison en soi (jene vais pas reprendre toutes les raisons de Bergson, peu importe, il faut juste que vous compreniezce point). Un mouvement de translation dans l'espace exprime toujours quelque chose de plusprofond et d'une autre nature: un mouvement de translation dans l'espace exprime toujours unchangement qualitatif, ou une altération. Une altération, c'est un changement qualitatif. Qu'est-cequi change qualitativement? La réponse de Bergson est très précise: la seule qui puisse changerqualitativement, c'est-à-dire qui ne cesse pas de changer en fonction de sa nature, c'est ce qu'ilfaudra appeler . Seul un Tout ou le Tout, peu importe, change et ne cesse de changer, c'est sa naturede changer. Traduisons: un mouvement de translation dans l'espace exprime un changement dans leTout.

C'est presque de la terminologie qu'il faut que vous saisissiez bien: qu'est ce que c'est ce Tout? C'estquelque chose qu'on a pas du tout encore rencontré. Heureusement, on l'a rencontré l'annéedernière. Là on ne l’a pas du tout encore rencontré. Changements qualitatifs, tout ça, mon pland'immanence, mon plan de matière, il ne comprend que des mouvements de translation dansl'espace. Il ne comprend rien d'autre. Changement qualitatif, qu'est-ce que c'est? Ce qui ne cesse pasde changer, c'est le devenir. D'accord: le devenir ne cesse pas de changer: même pas ce qui devient,il n'y a pas de ce qui devient, il y a le devenir. Le devenir ne cesse pas de changer, c'est sadéfinition; le devenir, c'est le changement qualitatif; le devenir, c'est l'altération. Très bien.Mais onne sait pas ce que c'est, le devenir; voilà que c'est le Tout aussi. Ha bon, le devenir c'est le Tout!Mais on ne sait pas plus ce que c'est que le Tout.

C'est intéressant pour nous parce que on ne comprend rien encore, mais on voit, on comprend tantde choses avant d'avoir compris, on comprend au moins que il ne faut pas confondre et . Le pland'immanence, c'est l'ensemble infini des images-

mouvement, ou si vous préférez des figures et des lignes de lumière. Bon. Ça d'accord. Mais que cesoit les mouvements de translation ou ceux de cet ensemble infini, que ce soit les mouvements detranslation ou que ce soit les lignes et figures de lumière, elles expriment quelque chose qui estd'une autre nature: des altérations qualitatives et des changements qualitatifs dans un Tout supposé,c'est-à-dire dans un devenir.

[Si le Tout…] Là j'ai une autre série d'égalités qui n'a rien à voir avec mes égalités de tout àl'heure.Ces égalités que je mets de côté et dont actuellement je ne sais pas que faire, c'est: Tout =devenir = changement qualitatif ou altération. Tout ce que nous dit Bergson en plus, pour nousguider, sentimentalement on se dit que sûrement c'est quelque chose de très important qu'il est entrain de nous dire, à savoir: il nous dit que selon lui les philosophes se sont gravement trompés sur

la nature du Tout, et c'est pour ça qu'ils ont pas compris ce qu'était le devenir, selon lui, à savoir quele Tout, c'est le contraire d'une totalité fermée, qu’une totalité fermée c'est toujours un ensemblemais que ce n'est pas un Tout. Le Tout, c'est le contraire de ce qui est fermé, et que le Tout, c'estl'Ouvert. Et je disais l'année dernière quand j'essayais de commenter ces thèses de Bergson, et bienc'est là, il me semble, qu'il y ait le seul point ou il y a une coïncidence – seulement c'est un pointfondamental – entre Bergson et Heidegger.

Le seul point de ressemblance entre Bergson et Heidegger, mais c'est un point qui est de taille, c'estd'avoir fait une philosophie de l'Ouvert, avec un grand O. Et la ressemblance va très loin à cemoment-là, parce que, Heidegger: dire que l'Etre, c'est l'Ouvert, et se réclamer à cet égard de deuxgrands poètes Hölderlin et Rilke: grande [xxxx] chez eux de l'Ouvert. Dire que l'Etre c'est l'Ouvertimplique aussi que l'Etre ce soit le Temps. Et chez Bergson le Tout c'est l'Ouvert, et l'Ouvert ou leTout, c'est le devenir. C'est l'universel devenir.

Revenons à ce dont nous avons le droit de parler. Tout ça nous n'avions pas vraiment le droit d'enparler, pas le droit encore d'en parler vraiment puisque nous ne savons même pas d'où ça peut venir,le devenir, le Tout – d'où ça vient? On n’a que notre plan. C'est pas difficile, on peut dire: s'il estvrai que le mouvement de translation exprime toujours un changement dans un Tout, unchangement qualitatif dans un Tout, dans un Tout qui lui est Ouvert, il va de soi que le pland'immanence, le plan de la matière, sera une coupe mobile de ce Tout, ou une coupe mobile del'universel devenir. Bien plus, si je prends, si je considère un ensemble de mouvements sur le pland'immanence, qui exprime un changement dans un Tout, je dirais donc que c'est une présentation.C'est un bloc. Et si je considère un autre ensemble de mouvements qui expriment un autrechangement, je dirais: c'est un autre bloc. En d'autres termes mon plan d'immanence n'est passéparable d'une multiplicité de présentations.On fait des progrès tellement considérables que déjà jepeux changer mon schéma – on en a assez presque, pour aujourd'hui. Je peux dire que chaque p’ (p’est un bloc d'espace-temps), chacun de ces blocs étant une coupe mobile, une coup temporelle.Coupe temporelle prise sur quoi? Et de quoi? Coupe temporelle prise sur ce qu'il appelle ununiversel devenir. Evidemment, ça sera d'une autre nature que mes plans d'immanence. On verra. Jedis donc – et c'était le dernier point quant aux caractères généraux du plan d'immanence –, nonseulement c'est un ensemble infini d'images-mouvement, non seulement c'est une collection infiniede figures de lumière, c'est aussi une série infinie de blocs d'espace-

temps. On a alors une série assez cohérente: ensemble infini d'images-mouvement qui réagissent lesunes sur les autres, collection infinie de lignes et figures de lumière qui ne cessent de diffuser lesunes dans les autres, séries infinies de blocs d'espace-temps. Chacun de ces blocs d'espace-tempsétant considéré comme une coupe mobile ou une coupe temporelle du devenir universel. Bon. A cemoment là, même la question, est-ce qu'on est fidèles à Bergson?, ne se pose plus. Evidemment ony est fidèles. Voilà ce premier point.

Question: J'ai une question…

GillesDeleuze: Mon Dieu!

Suite de la question: … par rapport à Durée et simultanéité.

GillesDeleuze: je réponds très vite parce que, à mon avis, ce n'est pas une vraie difficulté. DansDurée et Simultanéité, encore une fois, c'est une confrontation avec la théorie de la relativité. Il nese met pas du tout sur, ou au niveau, d’un plan de la matière tel qu'on vient de le définir, un pland'images et de mouvement. Il se met sur un plan où coexistent des lignes dites rigides ougéométriques et des lignes de lumière. Il constate que la relativité fait un renversement, que lathéorie de la relativité opère un renversement quand aux rapports entre les deux types de lignes.

Et c'est déjà là-dessus que j'insisterais beaucoup, à savoir que la physique pré-einsteinienneconsidérait que c'était les lignes rigides, ou les figures géométriques – là je prends un mot vague –qui commandaient aux lignes de lumière, ou qui déterminait le mouvement des lignes de lumière; lathéorie de la relativité fait un renversement absolu et fondamental, à savoir que ce sont les lignes delumière et les équations établissables entre ces lignes et figures de lumière qui vont déterminer etcommander à la permanence et à la solidité des lignes qu'on appellera rigides et géométriques. Doncc'est uniquement sous cet aspect que je peux tirer à moi ou invoquer Durée et simultanéité. Là-dessus, quand je me transporte à Matière et Mémoire, si j'ajoute: quel est le problème de Durée etSimultanéité, à mon avis Bergson accepte complètement l'idée d'un primat des lignes de lumière etdes figures de lumière. En ce sens il est ensteinien. C'est un drame, Durée et simultanéité, c'est ledrame d'un philosophe. Les écrivains connaissent aussi ces drames: le drame c'est un livre qui… Jevais vous raconter le drame de Durée et simultanéité. Il accepte complètement ce premier grandprincipe qu'il tire de la relative; il accepte aussi un second grand principe de la relativité, à savoir:l'idée, le mot n'est pas de lui, mais ce qui correspond à des blocs d'espace-temps. Il l'accepte aussi.Et pourquoi il l'accepte? Il n'est pas idiot, il sait assez de mathématiques pour très bien comprendrela théorie de la relativité, mais il ne prétend pas être un génie en physique ni en mathématiques. Ilne prétend pas apporter quelque chose de nouveau en physique ou en mathématiques, sinon il auraitfait des mathématiques ou de la physique au lieu de faire de la philosophie. Donc il ne prétend pasdu tout discuter la théorie de la relativité, il ne prétend pas du tout dire: Einstein s'est trompé, moi jevais vous expliquer pourquoi. Il ne faut pas exagérer, il n'a pas perdu la tête. Seulement voilà queles lecteurs, quand ils ont lu Durée et simultanéité, ils ont cru que Bergson discutait de la relativitéet trouvait que, à la lettre, Einstein s'était trompé. Vous me direz que ce n'était pas difficiled'expliquer aux gens que ce n'était pas ça. Non. Quand vous avez fait un livre qui subit un telcontresens ou qui est accueilli d'une telle manière, c'est foutu. Pour redresser, il faudrait refaire lelivre. Il faudrait le refaire, et comme en fait, quand on se mêle de ces choses, on a déjà quelquechose d'autre à faire, pas question de refaire un livre. C'était foutu pour Bergson, d'où son attitudetrès rigide: non seulement jusqu'à sa mort il interdit toute réédition de Durée et simultanéité, ce quiconfirme les gens, ce qui confirme tous les connards dans l'idée qu’il s'est lui-même rendu comptequ'il se trompait, mais en fait ce n'est pas ça: il n'était pas en état de corriger une erreur généraliséedes lecteurs. Ce n'est pas possible de corriger une mauvaise compréhension. A ce moment là, il fautfaire autre chose. Il ne faut pas passer son temps à corriger quelque chose, on ne peut pas. Alors làil était fichu, d'une certaine manière, car il s'agissait de quoi en fait. Donc jusqu'à sa mort, et au-delàde sa mort puisque son testament est explicite, il interdit tant qu'il en aura le pouvoir, c'est-à-diretant qu'il aura des héritiers capables de maintenir son interdiction, il interdit toute réédition deDurée et simultanéité. Et c'est donc tout récemment que Durée et simultanéité à pu être republié.Mais je crois que ce n'est pas une question réglée, parce qu’il me semble qu'on n'a pas expliqué ceque je suppose qu'il s'est passé. Enfin, c'est une hypothèse que je présente, car le problème pour luiétait très différent.

C'était: j'accepte la théorie de la relativité; bien plus, c'est une des figures fondamentales de lascience moderne. Encore une fois il n'est pas fou, il ne va pas se mettre à discuter Einstein…(Changement de la bande.)

… est-ce que Einstein est en droit de conclure: il n'y a pas de temps universel. Est-ce que la théorie

de la relativité permet de conclure à une théorie du temps réel? Une théorie du temps réel d'aprèslaquelle il n'y aurait pas de temps universel? Voilà la question.

La thèse de Bergson est très simple. Elle consiste à dire: attention!, la théorie du temps réel n'estplus une affaire de physique, c'est une affaire de philosophie. Qu'est-ce que ça veut dire ça? Et lebut de Durée et simultanéité, et c'est le seul but de Durée et simultanéité, où Bergson a besoin debien montrer qu'il intègre complètement Einstein.Le seul but, c'est [de] dire: autant moi je fais unpas vers Einstein, c'est à dire que je ne vais pas discuter ce qu'il dit en physique, pourquoi diableEinstein, lui grand physicien, croit-il possible de faire une philosophie qui, quand même, n'est pasfameuse? Non seulement elle n'est pas fameuse, mais elle présente une thèse philosophique d'aprèslaquelle il y aurait une multiplicité irréductible de Temps. Ce que Bergson va essayer de montrerdans Durée et simultanéité, c'est que l'idée des blocs d'espace-temps, et même d'une série infinie debloc d'espace-temps, n'empêche pas l'unicité d'un temps réel conçu comme devenir.

A ce moment-là, le livre devient extrêmement clair. Et encore une fois on n'est pas encore enmesure de comprendre cette histoire de devenir. Mais ce qui m'intéresse, c'est d'avoir fondé l'idéeque le plan d'immanence, ou que les plans d'immanence, en fait le plan d'immanence avec sa sérieinfinie de présentations. Tous ces plans d'immanence sont des coupes mobiles d'un universeldevenir.

Alors ton objection, elle est très juste si on s'en tient à Durée et Simultanéité, mais dans Durée etSimultanéité, il ne s'agit pas du tout du plan de la matière tel qu'il l'entend lui, Bergson; il s'agit d'unplan où bien sur il y a la matière, il y a la lumière, mais il y a aussi ce que nous n'avons pas encore:des figures rigides, des solides, dont on va voir pour nous, au niveau de Matière et Mémoire,quoiqu'il ne le pose pas ce problème, ça va être à nous de le poser, il a tellement de choses à faire.Etre fidèle à lui, ça va être remplir des trous qu'il a laissé, ou je ne sais pas quoi. Au point où nousen sommes, il va falloir rendre compte de la formation de lignes géométriques; je ne peux pas meles donner, j'en ai pas. A ce niveau-là, je n'ai que des lignes de lumière.Au contraire, dans Durée etSimultanéité – où le chapitre auquel tu fais allusion n'est pas un chapitre de philosophie, c'est unchapitre de physique –, il se donne les deux à la fois. Il ne se demande pas d'où viennent les lignesde lumière et d'où viennent les lignes géométriques: il y en a, quoi! Il y a d'une part des lignesgéométriques, il y a d'autres part des lignes de lumière qui sont dans un rapport énonçable.

Anne Querrien: Je serais d'accord d'une certaine façon. Bergson a tout à fait raison de dire que c'estune coupe instantanée dans le devenir… [????] … à condition de changer de géométrie et derevenir à ce que je t'avais raconté sur la géométrie des cathédrales, c'est-à-dire que pour les ouvriersqui ne connaissent pas la géométrie analytique ou descriptive à deux coupes, précisent il y avait unecoupe au sol à partir de laquelle on élevait la cathédrale, et les dimensions, suivant le mouvementqu'on faisait faire aux pierres à la plus grande élévation, les dimensions de la coupe au sol étaientvariables. Il y avait donc une seule coupe plane d'un univers à trois dimensions. Tu me suis? C'estun autre type de géométrie, justement des rapports entre les lignes de mouvements, et les lignesgéométriques où il n'y a pas de conservation des distances. Donc effectivement il y a un seul plan,qui est une coupe instantanée. Du moment qu'on pose le devenir comme existant, il suffit d'uneseule coupe instantanée, il n'y a pas besoin d'avoir trente six coupes! Et ça a complètement à voiravec ce qu'on vous racontait sur le plan de consistance.

GillesDeleuze: mais non, mais non. D'une part il y a une question de faits. Bergson, lui, en a besoin.Il n'y a pas de discussion, il y a p', p’’, p’’’, etc., à l'infini. Lui, il a ça. Il a cette pluralité deprésentations puisque le plan de la matière ne cesse de se déplacer en même temps – on va le voir –parce que sur le plan de la matière, il y a quelque chose aussi qui ne cesse de se déplacer, et dont onn'a pas encore vu la matière. Donc lui, il en a besoin. D'autre part, puisque tu dis que le plan dematière est nécessairement un bloc d'espace-temps…Anne Querrien: Je dis que c'est une représentation. On peut choisir de représenter ça dans les

dimensions de l'espace et du temps parce que ce sont celles qu'on a le plus travaillé enmathématiques appliquées. Mais on pourrait très bien imaginer que ce soit dans des dimensions,que je ne connais pas. Mais étant donné qu'on prend ces dimensions-là, on peut avoir unesuccession de plans comme tu dis, mais il y a aussi concevable une coupe instantanée qui serait unesorte de cristallisation, enfin les deux choses ne seraient pas contradictoires. On peut à la fois direque le plan est une coupe instantanée du devenir, et dire d'autre part aussi qu'il y a des séries de blocspatiaux-temporels…

GillesDeleuze: si tu fais cristalliser toutes les présentations du plan de matière, il y aura un ennui, ilme semble; c'est que, à ce moment-là, qu'est ce qui va t'empêcher de le confondre avec le Tout?

AnneQuerrien: C'est effectivement le risque. Le Tout, dans sa forme habituelle, ce serait ça. Oui. Çapeut se faire.

GillesDeleuze: (rires) ça peut se faire… Mais là tu es infidèles à Bergson! C'est pas grave, mais ceserait un autre système… Réponse à Richard: le devenir universel et le Temps impersonnel, c'estpareil.

Donc tout va bien, vous voyez… Là-dessus, progressons vite.Je disais, je maintiens, et tout lemonde est d'accord que, au moins, c'est possible: séries de ces blocs espace-temps. Je dis: n'enretenons qu'un, revenons à p – je me mets dans un cas simple, c'est déjà assez compliqué comme ça–, qu'est-ce qui peut se passer? Qu'est-ce qui peut arriver? Parce qu’on est coincés, là! On esttellement coincés qu'on est bien incapables de comprendre ce que c'est que ces histoires de Tout, dedevenir, qui nous renvoient à un autre élément que le plan de matière. On demande qu'est-ce qui sepasse sur le plan de matière ainsi défini, c'est-à-dire défini par les trois définitions, les troiscaractéristiques précédentes?

LA réponse de Bergson, c'est cette réponse qui laisse tellement étonné – parce que, encore une fois,ce ne sont des choses qu'on ne voit que dans Matière et Mémoire, il dit: pas difficile, imaginezqu’en certains points de ce plan de matière, de notre plan d'immanence, surgisse… quoi? Encoreune fois je n'ai pas le droit de faire appel à quoi que ce soit qui excède le mouvement, ou la lumière.Est-ce qu'il tient sa promesse? C'est si beau, essayons de le suivre aussi loin que possible; il dit: laseule chose qui puisse arriver dans tous ces parcours de mouvements, d'actions, de réactions, c'estdes intervalles, des intervalles de mouvement. Il ne se donne rien d'autre que le mouvement. Il ditseulement: en certains points de mon plan d'immanence, il va y avoir un intervalle entre lemouvement reçu et le mouvement exécuté. De bizarres atomes – on va voir comment ça a pu seformer ces choses là. Bizarres atomes? Un intervalle entre, c'est des images-mouvements, ce sontdes images-mouvement spéciales. Imaginez des images-mouvements spéciales traversées d'unintervalle. Intervalle entre le mouvement que cette image reçoit et le mouvement qu'elle transmet,dans tous les sens. Mais on va voir, est-ce que c'est encore dans tous les sens? Rien que desintervalles, ou comme il dit: des écarts. Il est très fort pour dire: je ne donne rien d'autre que dumouvement. Qu'est-ce qu'il me faut? Ce qu'il me faut, je vous parlais du mouvement, maintenant jevous parle et je vous dis: il y a certaines images-mouvement, pourquoi? Je n'en sais rien encore. Il ya certaines images-mouvement qui présentent un écart entre le mouvement reçu et le mouvementexécuté. Un intervalle de mouvement. Je ne demande pour définir le plan de la matière que desmouvements et des intervalles de mouvement. C'est pour ça que l'année dernière, quand jem'occupais plus de cinéma, je disais: il y a quand même quelqu'un, un grand homme de cinéma, quia dit et qui a fait des manifestes sur: je ne demande pour faire le cinéma de l'avenir, je ne demandeque du mouvement et des intervalles de mouvement, et qui ajoutait: les intervalles de mouvement,c'est encore plus important que le mouvement; mais donnez moi des mouvements et des intervalles

de mouvements, et je vous ferais, quoi? Le monde comme ciné-œil. Ciné-œil: c'est à dire toutes lesthéories de Ziga Vertov consistent et reposent exclusivement sur: les deux notions de mouvement etd'intervalles de mouvement. Et qu'est-ce que Vertov estimait faire, à tort ou à raison? Il estimaitfaire le cinéma matérialiste, digne de la société communiste de l'avenir. Et ce cinéma matérialiste nedemandait que des mouvements et des intervalles de mouvements. A cet égard, ça ne m'étonne paspuisque le premier chapitre de Matière et Mémoire, le premier chapitre me parait le texte le plusmatérialiste du monde. Alors Bergson a tant de choses à dire qu'il va tout de suite loin, il dit: qu'est-ce que c'est cet intervalle de mouvement? Je ne me donne rien que de la matière, des images qui, aulieu de transmettre immédiatement le mouvement reçu, sont telles qu'il y un intervalle entre lemouvement qu'elles reçoivent et le mouvement qu'elles rendent – ce sera quoi? Donnons leur unnom puisque ce sont des images très spéciales: ce sont des images vivantes. N'oublions pas notreidentité qui est complètement fondée et qui continue: image = matière = mouvement, etc. Ce serontdes matières vivantes. Et en effet comment est-ce qu'on défini un vivant par opposition à un nonvivant? On définit un vivant par l'existence d'un intervalle ou d'un écart entre le mouvement qu'ilreçoit et le mouvement qu'il rend, c'est-

à-dire le mouvement qu'il exécute. C'est ça un vivant.

Mais qu'est-ce qu'il y a de plus vivant que le vivant? Bergson y va tout droit, puisque il se réservepour plus tard l'étude du vivant, pour un autre livre. Ce qui l'intéresse là, dans Matière et Mémoire,c'est d'arriver le plus vite à une matière vivante qui est l'expression la plus poussée, la pluscomplexe, de l'écart ou de l'intervalle, à savoir: le cerveau! Il s'adresse tout de suite à un degré trèscomplexe d'élaboration de la matière vivante. Il dit: qu'est-ce que c'est qu'un cerveau? Un cerveau,c'est de la matière – d'accord. N'allez pas croire qu'il y a des images dans le cerveau, le cerveau,c'est une image parmi les autres: c'est une image-mouvement. C'est comme tout, c'est une image-

mouvement; simplement c'est une image-mouvement très spéciale, c'est une image-

mouvement qui présente un maximum d'écart entre le mouvement reçu et le mouvement exécuté.

Qu'est-ce que ça permet, un cerveau? En d'autres termes le cerveau, c'est rien; c'est rien, c'est unécart, c'est un intervalle. Seulement c'est un intervalle qui compte, parce que qu'est-ce qui se passequand il y a un intervalle entre un mouvement reçu et le mouvement exécuté? Il se passe deuxchoses: à ce moment là, l'image est, à la lettre, écartelée. Les images vivantes, c'est des imagesécartelées. J'appelle image écartelée une image qui présente un intervalle entre le mouvement reçuet le mouvement exécuté. Qu'est-ce que ça implique? Ca implique deux choses qui vont êtrefantastiques, qui vont être l'éclosion du nouveau, même si on ne comprend pas pourquoi nicomment. C'est bizarre toute cette histoire: il suffisait d'un intervalle entre les deux, pour que quoi?Pour que l'action subie soit fixée et isolée. Isolée et fixée, oui, isolée du reste des images-mouvement. Vous me direz: toujours plusieurs agissent sur une image-

mouvement, oui. Plusieurs agissent. Mais lorsque je me trouve devant l'image privilégiée àintervalle, elle va être en mesure d'isoler une action principale. On va voir pourquoi. En d'autrestermes, elle arrive à isoler l'action qu'elle subit, ce qui était impossible pour les autres images sur leplan d'immanence et même à devancer l'action qu'elle subit. Et de l'autre coté, puisqu'il y a écart, laréaction qu'elle produit, la réaction qu'elle exécute, l'action qu'elle retransmet, elle va être capablede quoi? Grâce à l'écart, grâce cette fois-ci au retard, vous voyez, il y a anticipation sur une face:j'isole l'action que je subis et j'anticipe sur elle; sur l'autre face, il y a retard. L'écart, c'est une actionretardée. L'intervalle me donne un peu de temps. Pourquoi? Au lieu que ma réaction soit laretransmission de l'action subie ou la propagation de l'action subie, tout se passe comme si lesimages vivantes étaient capables de produire des actions retardées, c'est-à-dire des actions nouvellespar rapport aux influences et aux actions subies. Des actions qui ne découlent pas immédiatementde l'action subie.

D'un coté action subie et anticipée, d'un autre coté action retardée et donc nouvelle par rapport àl'action subie. A cela vous reconnaissez des vivants, et de préférences des vivants cérébraux, douésde cerveaux.

Il nous suffisait juste l'intervalle. Vertov et Bergson même combat. Mais nous on a besoin d'un toutpetit peu plus. Et là ça devient tellement facile! Prolongeons un peu. On dit: quand même il exagèrede sauter tout de suite au cerveau. Nous, on va essayer de dire ce qui se passe avant: on va imaginerune histoire qui est l'Histoire de la Terre; à ce moment là on prend un livre sur les origines de la vie.On se dit: sur le plan d'immanence… Ça vous a pas échappé: mon apparition d'intervalles avec sesdeux aspects: dès que des images-

mouvement apparaissent, qui écartèlent le mouvement reçu et le mouvement exécuté, c'est-à-direisolent l'action subie et anticipent sur elle, d'autre part retardent l'action exécuté et dès lorsproduisent du nouveau, ça dés que ça apparaît je peux dire que j'ai rendu compte de ces imagesspéciales du point de vue sur le plan d'immanence, de quel point de vue? Du point de vue dupremier caractère du plan d'immanence, à savoir: ensemble infini d'images-mouvement. J'ai dit: leplan d'immanence étant défini comme ensemble infini d'images-

mouvement réagissant les unes sur les autres, apparaît sur ce plan certaines images très spécialesqu'on appellera des images vivantes ou des matière vivantes et qui présentent un intervalle demouvement. D'accord? Bon. La rigueur exige que je dise ce qui se passe, bien que tout ces points devue soient liés, du point de vue du second caractère du plan d'immanence, qui était: diffusion de lalumière et propagation de lignes et figures de lumière pure. Qu'est-ce qui se passe, là? Il faut que jetrouve quelque chose de correspondant, vous comprenez? Que je puisse dire, et bien voilà aussil'équivalent de l'intervalle. L'intervalle, c'était en terme de mouvement, intervalles de mouvement.Mais l'histoire du mouvement, c'était le premier caractère du plan; le second caractère du plan, c'estla lumière et sa propagation, sa diffusion. Qu'est de qui se passe de ce point de vue-là? Qu'est ceque c'est les images vivantes? Mes images lumineuses de tout à l'heure, avant que j'ai fait intervenirdes images spéciales, écartelées, à petit ou grand écart. Qu'est ce qui se passait pour mes lignes etfigures de lumières, diffusion, propagation en tous sens et toutes directions? Chaque image étaitlumineuse en elle-même, elle ne recevait pas de la lumière d'ailleurs. Il n'y avait pas une consciencequi venait les éclairer du dehors, elles n'en avait pas besoin: les choses étaient lumineuses en elles-

mêmes puisque c'était des images de lumière. Simplement cette lumière, elle n'était pas révéléeparce qu'elle n'avait pas à être révélée. Pourquoi est-ce qu'elle aurait été révélée? A qui? C'est bienparce qu'il y a un plein de références…

Je parlais d'un règlement de compte avec Einstein, mais il a aussi un règlement de compte avecl'ancien Testament. Bergson était juif, son histoire est très compliquée: il s'est converti aucatholicisme tout à fait à la fin de sa vie, mais il a voulu absolument le tenir secret parce que c'étaitle moment d'Hitler, donc il voulait continuer à passer pour juif, il le restait très profondément, c'estune très curieuse histoire.Et le rapport de Bergson avec l'ancien Testament, c'est un rapport trèsfondamental, et même le bergsonisme.Je crois que toute cette histoire de lumière est très liée àtoutes sortes de thèmes religieux chez lui. Je dis: cette lumière, elle n'avait pas à se révéler. C'estbien parce qu'on entend au catéchisme, parait-il, on entend des enfants qui disent: mais avant lalumière, qu'est ce qu'il y avait? La réponse de Bergson, c'est: avant la lumière, mais il y avait lalumière… Il ne faut pas parler d’avant la lumière, il faut parler de, avant que la lumière ne soitrévélée. Ce n'est pas du tout pareil. Mais la diffusion universelle de la lumière c'est le pland'immanence de tout temps. On a vu que, de tout temps, bien avant qu'il y ait la moindre cellulevivante….

Qu'est-ce qui se passe? Voilà que les images lumineuse spéciales apparaissent, [et] que j'appelle –c'est la même chose. Je veux dire: ce que l'intervalle de mouvement est au mouvement, qu'est-ce quiva l'être à la lumière? Elles ont une propriété très spéciale, c'est des images écartelées, elles vontarrêter la lumière. Elles ne vont avoir qu'un pouvoir: elles vont réfléchir la lumière. Les imagesvivantes vont réfléchir la lumière. A plus forte raison lorsque ces images vivantes auront uncerveau, ou lorsqu'elles auront des yeux, ce seront des phénomènes de plus en plus complexes deréflexion de la lumière. Ce que l'intervalle de mouvement est au mouvement, la réflexion de lalumière va l'être à la lumière. C'est-à-dire: elles vont recevoir un rayon, elles vont arriver à isolerune ligne de lumière – ça, c'est le premier aspect de l'image mouvement vivante –; et, deuxièmeaspect, elles vont réfléchir la lumière. En d'autres termes, qu'est-ce qu'elles vont fournir? Elles vontfournir la photo, si photo il y a, et tirer dans les choses de tout temps. Seulement, la photo étaittranslucide, dit Bergson. Il faudrait dire , à la lettre; la photo était transparente. La photo était dansles choses, mais elle était transparente. Qu'est-ce qui manquait? Là, le style de Bergson est un styletrès très grandiose: ce qui manquait, c'était derrière la plaque dit-il, et la plaque, c'était rien d'autreque chaque image-mouvement. Derrière la plaque, ce qui manquait, c'était l'écran noir. L'écran noirnécessaire pour que la lumière soit révélée. Qu'est-ce que les images vivantes, du point de vue cettefois-ci de la lumière, apportent? L'écran noir qui manquait. Uniquement l'écran noir qui manquait.En d'autres termes, qu'est-ce que c'est que la conscience? A la limite, qu'est-ce que c'est que laconscience?

La conscience, c'est le contraire d'une lumière. Toute philosophe a vécu sur l'idée que la consciencec'était une lumière, et bien non.Ce qui est lumière, c'est la matière. Et puis voilà: la conscience, c'estce qui révèle la lumière. Pourquoi? Parce que la conscience, c'est l'écran noir. La conscience, c'estl'opacité, qui en tant que tel va emmener la lumière à se révéler, c'est-à-dire à se réfléchir. Donc,renversement complet: ce n'est pas la conscience qui éclaire les choses, c'est les choses quis'éclairent elles-mêmes, qui s'éclairent si bien elles-mêmes que la lumière n'est pas révélée; la photodans les choses est transparente mais elle est là: il faut l'image vivante pour fournir l'écran noir surlequel la lumière va buter se réfléchir. Et nous ne sommes rien d'autre que ça. Tout à l'heure nousétions intervalles entre mouvements et rien d'autres, nous n'étions que de petits intervalles. Dans lamesure ou nous avions un cerveau, nous étions de grands intervalles. Et maintenant, ça ne vaut pasmieux.C’est formidable, comme règlement de comptes avec l'homme… (rires) Vous vous croyezlumière, pauvres gens, vous n'êtes que des écrans noirs, vous n'êtes que des opacités dans le mondede la lumière.

Qu'est-ce que ça veut dire ensuite quand on reproche à Bergson de n'avoir pas connu l'inconscient,ou d'avoir ignorer l'inconscient? Qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse de l'inconscient, une fois ditque la manière dont il a défini la conscience, c'est l'opacité pure, c'est l'opacité brute. Il n'a vraimentpas besoin d'inconscient. Je ne vois pas bien ce qu'il en ferait… Il a déjà tout mis ce qu'il fallait,dans la conscience, alors… Bon, ça marche.

Ça, c'est le deuxième caractère de ces images vivantes cérébrales, cérébralisées. C'est un hautniveau de complexité. C'est rudement bien fait, vous voyez que les deux se font écho. Action subiequi était isolée, action retardée qui, dès lors, était nouvelle, et puis là: lignes de lumière isolées etlignes de lumière réfléchie, ça se vaut. L'écran noir du point de vue de la lumière et l'intervalle dupoint de vue du mouvement se correspondent tout à fait. Je poserais enfin une troisième question,elle est toute simple: puisque mon plan d'immanence a un troisième caractère qui est d'être unecoupe mobile, une coupe mobile de l'universel devenir, de ce troisième point de vue, qu'est-ce quevont apporter les images spéciales, images ou matières vivantes? Là comme on n'a pas encore vules histoires d'universel devenir, je ne peux répondre qu'une chose qu'elles peuvent apporter – c'estquoi? Nous sommes en droit de supposer que ces images vivantes seront avec l'universel devenir,dont le plan d'immanence, dont le plan de matière est une coupe mobile, et [ce] bien que ces imagesspéciales seront avec cet universel devenir dans un rapport très particulier, dans un rapport

privilégié. Je ne peux pas en dire plus. Elles ne seront pas comme le plan qui pourtant les contient;ces images vivantes ne seront pas de simples coupes mobiles de l'universel devenir, elles auront unrapport plus intime avec cet universel devenir – mais lequel? Ça, on n'en sait rien. On laisse ça decoté, on peut pas, on a pas les moyens. Et puis on est pas pressés. On pourrait dire: il exagère, il sedonne tout de suite le cerveau!

Il se le donne merveilleusement parce qu'il l'analyse comme matière, le cerveau. Il montre très biendans le premier chapitre comment le cerveau n'est finalement qu'une matière capable d'arrêterl'action subie, et de reporter l'action subie. Ça, il le montre à merveille, avec tous les rapports, enfaisant une brève analyse, mais très belle, du cerveau et de la moelle épinière. Très beau. Rien àretoucher. Il me semble que toutes les théories du cerveau, aujourd'hui, elles insistent énormémentlà-dessus. Ce n'est pas du tout un ensemble de trucs qui se touchent.C'est très curieux, lesbiologistes actuels du cerveau.On a longtemps parlé de toutes sortes de choses qui se touchaient,qui se tenaient dans le cerveau, qui se mettaient en contact, aujourd'hui les trucs de contact auniveau des phénomènes intra-cérébraux, ce n'est plus du tout la tendance. Ils parlent tout le tempsde trucs qui sautent, d'actions qui font des sauts, d'un point à l'autre. Je crois que les textes deBergson tiendraient très très bien aux conceptions actuelles.

Mais dans mon souci de rajouter un petit quelque chose, je dirais: tout ça c'était pas possible quandle plan d'immanence était très chaud, c'est-à-dire lignes de lumière; tout ça qu'est-ce que c'étaitchaud! Le plan d'immanence était avant tout chaud. Très très chaud! Tout à fait chaud. Ça n'a l'airde rien, mais si vous vous reportez à n'importe quel livre bien fait sur l'origine de la vie, vousapprendrez que la vie ne pourrait pas apparaître sans certaines conditions de chaleur extrêmes. Bienplus, [que] les matières qui préparaient la vie ne pouvaient pas apparaître dans de telles conditions,si simples qu'elles soient, et pourtant elles n'étaient pas simples. Il a fallu quelque chose comme uneperte de chaleur. D'où c'est venu, ça me dépasse… Mais enfin, je ne dois pas être le seul… Il fautsupposer que sur mon plan d'immanence un refroidissement s'est produit. Evidemment, c'estembêtant: d'où il vient ce refroidissement? Je peux rendre compte de sa chaleur: qu'il fasse chaud etbouillant avec mes lignes de lumière, ça rend compte. Mais voilà que ça se refroidit… J'y penseraid'ici l'année prochaine, on peut toujours trouver une raison, si quelqu'un en trouve une! Il ne fautpas trouver une raison qui invoque un extérieur du plan d'immanence. La seule issue: il faudraitmontrer qu'il y a eu un plan d'immanence qui a coupé; une coupe mobile de l'universel devenir acoupé de telle manière que l'effet a été un refroidissement du plan… Ce n'est pas de la tarte àmontrer, ca, et puis ça n'a aucune importance, et ça ne changerait rien!

Supposons qu'on ait montré ça: ça s'est refroidit. Alors ont commencé l'universel mouvement,l'universelle variation des images-mouvement, l'universel clapotement des images-mouvement.Avec le refroidissement ont commencé à se former des images-mouvements, qui étaient très loin duvivant, mais qui étaient déjà un peu bizarres. Et leur bizarrerie, tout le monde est unanime, tous lessavants sont unanimes pour dire: elles ne pouvaient pas apparaître tant que la terre était très chaudecar, vous avez déjà compris: mon plan d'immanence, ce n'est pas seulement la Terre, c'est l'Univers.Ça ne pouvait pas apparaître tant que la Terre était très chaude – c'est quoi? C'est ces matières trèsspéciales, je parle toujours en termes d'images et de matière. Ces images ou ces matières trèsspéciales, qui ne sont pas du tout encore vivantes et qui ont la propriété de tourner le plan depolarisation de la lumière vers ce qu'on appellera une droite ou une gauche, [et] ce sont lessubstances ou matières dites dextrogyres ou levogyres. Les matières dextrogyres font tourner leplan de polarisation de la lumière vers la droite, comme leur nom l'indique, et les levogyres les faittourner vers la gauche. Ca ne pouvait pas apparaître quand la terre était très chaude – c'est bien.Avec de pareilles matières, j'ai déjà constitution de droite et de gauche. Droite et gauche ne peuventpas se définir sans référence à… (Fin de la bande.)

Voilà mon plan d'immanence et ce qu'on appelle la soupe pré-biotique, une vaste soupe pré-biotique. Bien plus disons: il faut concevoir déjà des micro-

intervalles dans la soupe pré-biotique. Cette formule doit rendre tout très clair. Déjà quand je dismicro-intervalles, c'est très curieux, ces substances. Mais quand vont apparaître les substancesvivantes les plus simples, les plus rudimentaires, ces micro-intervalles vont se confirmer.

Intervention: il y a des yeux dans le bouillon (éclat de rire général)…

Gilles Deleuze: très spirituel (il pouffe de rire). Donc il y a des micro-

intervalles, et puis toute l'évolution de la vie – et ça Bergson ne le développera pas, il a autre choseà faire dans l'Evolution créatrice –, mais il faudrait percevoir la montée à partir des micro-intervalles des substances dextrogyres et levogyres, à partir d'elles la montée vers des macro-intervalles, assignables dans le temps. Et pourquoi est-ce qu'on avait besoin de mettre le Tempsdans notre plan d'immanence, vous le comprenez? Dans notre plan d'immanence, dans notre plan dematière, la notion d'intervalle même, si vous ne vous donnez pas le temps, vous vous donnez unpure écart spatial, et il faudra bien que cet écart spatial soit un intervalle temporel.

Anne Querrien: intervention inaudible sur la coupe et la température, les autres dimensionspossibles.GillesDeleuze: La température, elle était prise dans la lumière, donc tu peux pas la reflanquer dansle devenir sinon sous une toute autre forme. Il te faut deux températures comme chezMalebranches: une température températurante et une température temperaturée! On a pas fini…

Là-dessus, j'essaie d'aller plus vite. Donc vous voyez que l'évolution pourrait être conçue commel'affirmation évolutive et progressive de ce que je peux aussi bien appeler les intervalles demouvement, les écrans noirs ou réflections de lumière, ou les rapports privilégiés d'expression avecl'universel devenir. Qu'est-ce qui se passe? Maintenant on les tient, ces images spéciales. Nousallons les appeler – comment? – pour bien montrer qu’on n'a rien introduit d'autre que l'image-mouvement, que du mouvement ou de la lumière. On n’a introduit en effet que de l'intervalle demouvement, que de l'écran noir, c'est-

à-dire, à la lettre, du rien. On va les appeler: centres d'indétermination. C'est très important, c'estdéjà pure indétermination puisque ça consiste à empêcher que le mouvement reçu se prolonge enmouvement exécuté; ça consiste à empêcher que la lumière diffuse en tous sens et en toutesdirections. Mais ça n'a aucune détermination par soi-même, ça arrête du mouvement, ça retarde dumouvement, ça réfléchit de la lumière – tout ça. Les images vivantes et cérébralisées, c'est-à-dire decoup: nous nous sommes nés à partir des trucs pré-biotiques, des substances dextrogyres, levogyres.Nous sommes enfin nés, chacun de vous est sur ce plan, mais dans quel état, mon Dieu! A l'étatd'écran noir, c'est-à-dire le meilleur de vous-même, à l'état d'intervalle de mouvement, et chacun devous y est. Comment est-ce que vous vous distinguez les uns des autres? Evidemment, vous nerecevez pas les mêmes mouvements, vous n'exécutez pas les mêmes mouvements, vous réfléchissezpas les mêmes rayons lumineux: chacun taille son monde sur le plan d'immanence. Si bien que si jeprends un de ces [????] vous n'êtes pas plus déterminés les uns que les autres, vous n'êtes rien quedes centres d'indétermination. Et si vous pouviez le rester, sans doute ce serait… Il y en a quiretombent, périodiquement. On peut considérer, alors ce serait comme une thérapeutie, certainesmaladie comme retours à l'état de centre d'indétermination. En fait, ces maladies, c'est desconquêtes prodigieuses, c'est le troisième genre de connaissance de Spinoza, c'est le retour au pland'immanence. Si bien que le seul fait de savoir un tel bonheur doit suffire à guérir de ces états dont

certains se plaignent.

Comment ça se passe? J'ai un centre d'indétermination, il se passe trois choses. Je précise: que çaaille par trois, ce n'est pas ma faute, et ça n'a aucune importance, et ça ne correspond pas du tout autrois caractères précédents. On l'a vu, mais on n’avait pas les bases suffisantes, maintenant ondevrait arriver à comprendre. Première chose qui arrive en fonction de ce centre d'indétermination,c'est-à-dire de cette image-mouvement très spéciale. A votre choix, vous direz: une action est isoléedes autres parmi toutes les actions. Cette image-mouvement très spéciale, c'est comme si elle avaitspécialisé une de ses faces. Ce n'est pas comme si… Vous vous rappelez le statut des images-

mouvement pures dont on était parti, elles reçoivent des actions et exécute des réactions, c'est-à-dire, elles subissent des variations sur toutes leurs faces et dans toutes leurs parties. C'est pour çaque j'ai tellement insister tout le temps sur ce texte de Bergson: sur toutes leurs faces et dans toutesleurs parties. Là, ces images spéciales, ces centres d'indétermination, tout se passe comme s’ilsavaient délégués une face à la réception. C'est pour ça que ça suppose déjà la distinction de ladroite, de la gauche. (Parenthèse que j'ai oublié: c'est déjà au niveau de la soupe pré-biotique qu’oncommence, non pas à avoir des solides, mais à tendre vers une élaboration des solides; et le chemindu vivant, et la constitution des choses en solides, ça ne va faire qu'un, ça va être un chemin tout àfait vers la simultanéité.)

Mais alors ce n'est plus du tout l'état des images-mouvement qui agissent et réagissent sur toutesleurs faces et dans toutes leurs parties; ces images privilégiées, ces images vivantes ont spécialiséune de leur face à la réception. Elles ne reçoivent d'action, pas seulement sur cette face, mais ellesont une face capable d'isoler les actions qu'elle reçoit. Donc elles ont une face privilégiée deréception. (Dessein: l'image, d'un coté de l'écart, a spécialisé une de ses faces à la réception).D'accord elle est attaquée sur toutes les autres faces par des actions subies, ça n'empêche pas qu'ellea une face réceptrice privilégiée. Avec l'évolution du vivant, cette surface, cette face de réception,portera les organes des sens. A plus forte raison avec le développement du visage, les organes deréceptions se feront de plus en plus spécialisés. Bon. Cette face réceptrice elle est très importantepuisque, en effet, elle permet d'isoler l'action subie, et d'anticiper sur l'action subie, c'est-à-dires'appréhender des actions possibles. Car, en effet, avec le développement des organes des sens va seproduire la perception à distance. En d'autres termes, grâce a cette première face spécialisée dans leréception, je peux dire: l'image vivante perçoit.

Qu'est-ce que ce sera, dès lors, une image-perception? Une image-perception ce sera l'image d'uneaction subie en tant qu'isolée et même devancée, anticipée, par une image-mouvement spéciale quila reçoit.

En d’autres termes je peux dire de toute nécéssité, les images vivantes, en fonction de l’état qu’ellesprésentent, auront des images-perceptions.

Et vous voyez, à ce moment là, le statut de la perception. Quand je disais tout à l’heure: mais lesatomes c’est des perceptions totales. Ils perçoivent tout ce qu’ils subissent et tout ce qu’ils font.Donc c’est des préhensions totales. Les perceptions que vous et moi nous avons, c’est évidemmentpas plus que ce que perçoit un atome, nous perçevons beaucoup moins, c’est une soustraction. Nousnous n’avons que des perceptions partielles, c’est même pour ça qu’elles sont conscientes. Nousn’avons que des perceptions partielles, nous percevons des excitations, c’est à dire des actionssubies, que nous isolons en même temps. C’est à dire: nous les soustrayons presque, d’où une pagemerveilleuse de Bergson sur la comparaison de la perception avec un cadrage. Le cadrage étantprécisement l’opération qui permet d’isoler sur un ensemble infini d’actions subies ou d’excitationssubies, telle et telle, tel ensemble fini d’excitations. L’opération de la perception ce sera un cadrageou comme il dit aussi : la mise en tableau.

J’ai donc des images-perception qui ne sont pas plus que les images-mouvement, qui sont moins!Le centre d’indétermination qui s’est contenté d’isoler les actions subit, et c’est cette opérationd’isolement par rapport à l’ensemble de toutes les variations qui constitue la perception, et quiconstitue le cadrage du monde par le vivant. Donc j’ai des images-perception. Je dirais: là, le centred’indétermination, l’image-vivante se donne des images-perception. Premier point. Et si j’essaie detraduire en termes de lumiére, la même chose: en tant qu’écran noir qui arréte la lumiére par uneface privilégiée, il va réfléchir la lumiére, et cette opération d’arrêter la lumiére et de la réfléchir vaconstituer la perception.

Parfait. Limpide.

Donc l’image spéciale vivante a elle-même des images-perception.Deuxiémement. Passons à un autre bout, l’autre écart, l’autre dimension de l’écart. Un intervalleentre l’action subie et l’action éxécutée, si bien que l’action éxécutée est quelque chose de nouveaupar rapport à l’action subie. Du temps s’est passé pendant lequel le vivant a pu élaborer ce qu’onavait appelé: non plus une simple réaction, mais une riposte, ou une réponse; et une riposte ou uneréponse, c’est à dire une réaction nouvelle par rapport à l’action subie, c’est ça qu’on appelle:action à proprement parlé, lorsque nous disons: le vivant, contrairement à une chose inanimée, levivant agit.

Qu’est-ce que ça implique, ça? ça implique pas seulement...et aprés tout vous comprenez bien quede la perception à l’action il y a un passage continu, c’est même ce qu’on veut dire quand on dit -,le plus platement, que toute perception est sensori-motrice. La perception est déjà à cheval surl’action. C’est que, en effet, la perception elle ne se contentait pas d’être un cadrage, c’est à dired’isoler certaines actions subies pour les arrêter et les devancer. Elles se définissaient pas seulementpar un cadrage et par un isolement, elles se définissaient par un phénoméne nouveau- c’est sur leplan d’immanence-, par une espéce d’incurvation. Autour de chaque centre d’indétermination, lemonde connait une courbe. En effet, l’ensemble des actions qui s’exprimaient sur le centred’indétermination, s’organisait comme une espéce de milieu dont le centre d’indétermination allaitêtre le centre, si bien que le monde s’incurvait et que c’était ça qui définissait l’horizon de laperception. La perception n’était pas seulement un cadrage, elle était un cadrage prélévé sur unhorizon, et l’horizon n’était pas moins crée par la perception, mais, parceque le plan d’immanenceavant les images vivantes xxxx n’avait pas comporté d’horizon, pas plus qu’il ne comportaitd’horizontale ou de verticale, pas plus qu’il ne comportait de droite et de gauche. Il faut ajouterl’horizon à ces choses nouvelles, droite et gauche, haut et bas etc...

quelques phrases inaudibles du fait de la détterioration de la bande....

Leibniz (Foucault-Blanchot-cinéma)

1982/83 date non déterminée

Nous en étions là, pourquoi est-ce que Kant conçoit ainsi l'homme, pourquoi est-

ce que cette idée des facultés hétérogènes, pourquoi est-ce qu'il a fallut attendre Kant ? Ma réponseest très simple, c'est que la métaphysique ne peut pas- ce n'est pas qu'elle ne veut pas-, elle ne peutpas atteindre à ce terme des facultés hétérogènes. Pour l'atteindre Kant opère ce qu'il appelle lui-même sa révolution, à savoir la substitution de la critique à la métaphysique.

Pourquoi est -ce que la métaphysique ne peut pas ? On l'a vu la dernière fois ; c'est que ce quidéfinit la métaphysique depuis le christianisme, et son rapport ave la théologie, c'est la position del'infini comme premier par rapport au fini. Comprenez que nos facultés sont nécessairementhomogènes en droit. Comme c'est curieux. pourquoi est-ce que si l'infini est premier par rapport aufini nos facultés sont homogènes en droit ? Parce que nous sommes finis en fait, mais la finituden'est qu'un fait. Ce qui est premier par rapport au fini c'est l'infini ; mais l'infini c'est quoi ?

c'est d'abord l'entendement de Dieu. L'entendement infini. Toute la métaphysique du 17° siéle estremplie de considérations sur l'entendement infini ; mais l'entendement infini, l'entendement deDieu c'est quoi ? Dieu c'est l'être pour lequel il n'y a pas de donné. En effet Dieu crée, et crée ex-nihilo. C'est à dire à partir de rien. il n'y a meme pas du matériau qui lui soit donné. Dès lors ladistinction d'un donné et d'un agi n'existe pas pour Dieu. En d'autres termes, la différence entredonné et crée n'existe pas pour Dieu. La différence entre réceptivité et spontanéité n'existe pas pourDieu ; Dieu est uniquement spontanéité. Dès lors qu'est-ce que c'est que le donné ? Le donné c'estune spontanéité déchue. Il n'y a de donné que pour la créature parceque la créature est finie. Ledonné n'est qu'une spontanéité déchue, en d'autres termes: nous, étant des êtres finis en fait, nousdisons: il y a du donné. Pour Dieu, il n'y a pas de donné. C'est uniquement notre finitude qui fait ladifférence de la réceptivité et de la spontanéité. Cette différence ne vaut pas au niveau de Dieu. OrDieu c'est le droit, c'est à dire c'est l'état de chose tel qu'il est en droit. Vous voyez c?est très simple,pour que le kantisme soit possible il faut qu'il y ait une promotion de la finitude. Il faut que lafinitude ne soit plus considérée comme un simple fait de la créature, il faut que la finitude soitpromue à l'état de puissance constituante. C'est pour cela que Heidegger aime tant se réclamer deKant. Kant c'est l'avènement d'une finitude constituante, c'est à dire que la finitude n'est plus unsimple fait qui dérive d'un infini originaire, c'est la finitude qui est originaire. C'est cela larévolution kantienne.

Dés lors ce qui acccéde au jour c'est l'irréductible hétérogénéité des deux facultés qui mecomposent, c'est à dire qui composent mon esprit, la réceptivité et la spontanéité. Réceptivité del'espace-temps, spontanéité du ?Je pense ?. Enfin l'homme devient difforme ; difforme au sensétymologique du mot, c'est à dire dys-forme, il claudique sur deux formes hétérogènes et nonsymétriques : réceptivité de l'intuition etspontanéité du ?je pense?. On en était là.

Si vous avez suivi vous pouvez vous attendre à quelque chose : de Descartes à Kant, de Descartesqui maintenait encore explicitement le primat de l'infini sur le fini, et qui par là était une grandpenseur classique, c'est à dire du 17° siécle, et bien de Descartes à Kant, la formule célèbre duCogito,?je pense donc je suis? change tout à fait de sens. La dernière partie de ?les mots et leschoses? comporte un grand nombre de références à Kant et reprend le thème heideggerien où larévolution kantienne consiste en ceci : avoir promu la finitude constituante, et rompu ainsi avec lavieille métaphysique qui nous présentait un infini constituant et une finitude constituée. Avec Kantc'est la finitude qui devient constituante. Foucault utilise admirablement ce thème, mais c'estHeidegger qui le premier a dégagé et a défini Kant par cette opération de la finitude constituante. Ace moment là je dis qu'il faut bien que le cogito prenne un tout autre sens. Je vous demande de fairetrès attention. Chez Descartes le Cogito se présente tout autrement. Descartes nous dit d'abord ?Jepense?. Qu'est-ce que c'est ? C'est la premiére proposition. Qu'est ce que ça veut dire, je pense ? ?Jepense?, c'est une détermination ; bien plus c ?est une détermination indubitable. Pourquoi,indubitable ? Parce que je peux douter de tout ce que je veux ; je peux douter que vous existiez, je

peux meme douter que j'existe. Il n'y a qu'une chose dont je ne peux pas douter c'est que je pense.Pourquoi est-ce que je ne peux pas douter que je pense ? Parce que douter c'est penser. Il ne s'agitpas de discuter, il s'agit de comprendre ce qu'il veut dire.J e peux douter que deux et deux fassentquatre, mais je ne peux pas douter que, moi qui doute,je pense. Donc ?je pense? est unedétermination indubitable.

Deuxiéme proposition : ?je suis?! Et pourquoi ?je suis? ? Pour une raison très simple, c'est que pourpenser il faut être. Si je pense,je suis. Au niveau B l'énoncé du cogito c'est : si je pense,j e suis.Proposition A ? je pense?, proposition B : or si je pense, ?je suis?. Pourquoi est -ce que si je pense,je suis ? Je pense est une détermination indubitable. Il faut bien qu'une détermination porte surquelque chose, sur quelque chose d'indéterminé. Toute détermination détermine un indéterminé. End'autres termes : ?je pense? suppose ?être? ; je ne sais pas en quoi consiste cet être, je n'ai pas à lesavoir. ?Je pense? est une détermination qui suppose un etre indéterminé. Le ?je pense? vadéterminer le ?je suis?. La détermination suppose un indéterminé. Que tout cela est beau. Il n' yapas lieu de faire des objections. C'est déjà tellement fatiguant de comprendre. Si je pense, je suis. Jesuis quoi ? A ce niveau, une existence indéterminée. Proposition C: mais qu'est-ce que je suis ? Jesuis une chose qui pense. Ce qui veut dire: la détermination ?je pense? détermine l'existenceindéterminée ?je suis?, d'où je dois conclure :je suis une chose qui pense.

L'énoncé du cogito serait donc:

A- Je pense

B-Or,pour pense il faut etre

C-donc je suis une chose qui pense. En d'autres termes je dirais que Descartes opère- et c'est trèsimportant pour l'avenir- avec deux termes, ?je pense? et ? je suis?, et une seule forme : je pense. Eneffet ?je suis? c'est une existence indéterminée qui n' a pas de forme. La pensée est une forme et elledétermine l'existence indéterminé : je suis une chose qui pense. Il y a deux termes ?je pense? et ?jesuis? et une seule forme, ?je pense?, d'où l'on conclut ?je suis une chose qui pense?.

Maintenant écoutez Kant. Il conserve A et B. Il dira ?je pense?, A, et ?je pense? est unedétermination. Il dira d'accord pour B, à savoir que la détermination implique une existenceindéterminée : ?je pense? implique je ?suis? ; la détermination doit bien porter sur quelque chosed'indéterminé. Et tout se passe comme si Kant décrivait à l'issu de B un blocage. Il dit à Descartes :vous ne pouvez pas aller plus loin. Vous ne pouvez pas conclure : je suis une chose qui pense.Pourquoi ? Descartes ne peut pas conclure parceque...C'est très simple. C'est vrai que ?je pense? estune détermination, c'est à dire détermine,le ?je pense ?détermine une existence indéterminée, àsavoir ?je suis?...mais encore faut-il savoir sous quelle formel 'existence indéterminée estdéterminable. Une fois de plus Descartes était trop préssé (rires). Il a cru que la déterminationpouvait porter directement sur l'indéterminé, et comme ?je pense?, la détermination, impliquait ?jesuis?, l'existence indéterminée, il concluait ?je suis une chose qui pense?.

Rien du tout, car lorsque j'ai dis ?je suis?, l'existence indéterminée impliquée dans la détermination?je pense?,j e n'ai pas dit pour cela sous quelle forme l'existence indéterminée était déterminable. Etsous quelle forme l'existence indéterminée est-elle déterminable ? C'est une pensée prodigieuse.Sans l'avoir lu vous pouvez presque précéder Kant, car vous êtes en train de deviner ce que Kantessaie de nous dire : l'existence indéterminée n'est déterminable que dans l'espace et le temps, c'està dire sous la forme de la réceptivité. L'existence indéterminée ?je suis? n'est déterminable que dansl'espace et le temps, c'est à dire : je m'apparais dans l'espace et dans le temps.L'existenceindéterminée n'est déterminable que sous la forme de la réceptivité.

Quelle histoire!

Pourquoi ? ?Je pense? c'est ma spontanéité, ma détermination active.Mais voilà que ma spontanéité,le ?je pense?, ne détermine mon existence indéterminée que dans l'espace et dans le temps, c'est àdire sous la forme de la réceptivité.

En d'autres termes la détermination ne peut pas porter directement sur de l'indéterminé, ladétermination ?je pense? ne peut porter que sur du déterminable.Il n'y a pas deux termes,l adétermination et l'indéterminé, il y a trois termes : la determination, l'indéterminé et ledéterminable. Descartes a sauté un terme.

Mais alors si mon existence indéterminée n'est déterminable que sous la forme de la réceptivité ;c'est à dire comme l'existence d'un être receptif, j e ne peux pas déterminer mon existence commecelle d'un être spontané. Je peux seulement me représenter ma spontanéité, moi être récéceptif quine suis déterminable que dans l'espace et dans le temps,j e ne peux que me représenter ma proprespontanéité, et me la représenter que comme quoi ? Comme l'exercice d'un autre -

-- ?--L'année dernière j'avais rapprocher la formule de Kant de celle de Rimaud: "Je est un autre".

Je est un autre. J'aurais raison, à la lettre, si Kant le disait à la lettre. Heureusement Kant le dit à lalettre dans la premiére édition de la Critique de la Raison Pure. Je lis le texte lentement : ?le ?Jepense? exprime l'acte qui détermine mon existence (ça veut dire que le ?je pense? pense est unedétermination, et par la même c'est ma spontanéité). L'existence est donc déjà donnée par là-(existence indéterminée)-, mais pas la maniére de la déterminer.(je suis sur que la traduction n'estpas bonne. Pas la maniére de la déterminer ça veut dire pas sous le mode sous lequel elle estdéterminale. L'existence est donc déjà donnée par là, mais pas la maniére sous laquelle elle estdéterminable). Il faut pour cela l'intuition de soi-même (c'est à dire la réceptivité), qui a pourfondement une forme, c'est à dire le Temps qui appartient à la réceptivité-(le temps c'est la formesous laquelle mon existence est déterminable). Je ne peux donc pas déterminer mon existencecomme celle d'un être spontané, mais je me représente seulement la spontanéité de mon acte depenser ou de détermination, et mon existence n'est jamais déterminable que dans l'intuition, commecelle d'un être receptif.

Mon existence n'est déterminable que dans le temps comme l'existence d'un être receptif, lequel-être receptif-, dés lors, se représente sa propre spontanéité comme l'opération d'un autre sur moi?.Vous voyez comme c'est beau. Moi je disais qu'il y a une béance. Il y a une faille dans le Cogito.Chez Kant le Cogito est complétement félé. Il était plein comme un oeuf chez Descartes, Pourquoi ?Parcequ'il était entouré et baigné par Dieu. Mais avec la finitude constituante,je marche sur deuxjambes, Réceptivité et Spontanéite, et c'est vraiment la faille à l'intérieur du Cogito, à savoir :

le ?Je pense? - spontanéité- détermine mon existence, mais mon existence n'est déterminable quecomme celle d'un être réceptif. Dés lors, moi, être réceptif, je me représente ma spontanéité commel'opération d'un autre sur moi, et cet autre c'est ?Je?. Qu'est ce que fait Kant ? Là où Descartesvoyait deux termes et une forme, lui il voit trois termes et deux formes. Trois termes : ladétermination, l'indéterminé et le déterminable. Deux formes: la forme du déterminable et la formede la détermination,c'est à dire l'intuition,l'espacce-

temps, et le ?je pense?. La réceptivité et la spontanéité.(....)

La lumiére est quelque chose de plus qu'un milieu physique, elle est un milieu physique, mais elleest quelque chose de plus ; elle est ce que Goethe voulait, à savoir un indivisible.

C'est une condition de l'expérience et du milieu,c'est une condition indivisble. C'est ce que lesphilosophes appelle un a-priori. Les milieux se développent ou s'étalent dans la lumiére. La lumiéren'est pas un milieu,la lumiére est une condition a-priori, c'est signé Goethe contre Newton.......(...)Les énoncés médicaux sont des énoncés sur ou de la déraison, mais à l'hopital général on ne soignepas.Surveiller et punir, à mon avis pousse plus loin et envisage la prison comme lieu de visibilité,lieu de visibilité du crime, lieu de visibilité de l'infraction. On a vu que la prison c'était un lieu devisibilité par définition puisque la prison c'est le panoptique. D'autre part le droit pénal est unrégime d'énoncé. Est-ce qu'il y a forme connue ?

La réponse de Foucault, dans de longues analyses historiques, c'est non, il n' y a pas de formescommunes. Au moment même où la prison apparait, ou se généralise, le droit pénal, les énoncés dedroit pénal, cherche dans une toute autre direction. Toute l'évolution du droit pénal au 18° siécle sefait sans référence à la prison. C'est une punition parmi d'autres. De quoi s'occupe le droit pénal ?Comme les énoncés médicaux s'occupaient non pas du fou mais de la déraison, les énoncésjuridiques s'occupent du délinquant. La délinquance est l'objet spécifique des énoncés. Pourquoi ?Qu'est-ce que ça veut dire, à la lettre, la délinquance est l'objet spécifique dés énoncés ? ça veut direque les énoncés du droit pénal au 18° siécle dans son évolution, dans l'évolution du droit, classe etdéfinit d'une nouvelle maniére les infractions. La délinquance est l'obet nouveau des énoncés dedroit, c'est à dire que c'est une nouvelle maniére de classer les infractions. On retrouvera ce thèmeplus tard. Je cherche uniquement à dégager un schéme, un schéma presque formel. Donc du côté duvisible vous avez prison, prisonnier, de l'autre côté, du côté du lisible vous avez énoncés etdélinquance. C'est dans la deuxiéme partie de ?surveiller et punir?, chapitres 1 et 2.

La prison ne renvoit pas à un modéle juridique,la prison n'est pas prise dans les énoncés de droitpénal. D'ou vient-elle ? Elle vient d'un tout autre horizon qui est les techniques disciplinaires. Lestechniques disciplinaires sont absolument différentes des énoncés juridiques. Vous retrouverez lestechniques disciplinaires dans l'école, dans l'armée, dans l'atelier ; c'est pas l'horizon juridique. Sibien que jamais l'énoncé juridique ne pourra dire devant une prison : ceci est une prison, l'énoncéjuridique devrait dire devant une prison : ceci n'est pas une prison. Bien sur il faut prévoir uneobjection,la prison produit des énoncés et le droit pénal, comme forme d'expression renvoit à descontenus particuliers. Dans la mesure ou les énoncés de droit pénal classent les infractions d'unenouvelle maniére au 17°, il faut bien que, en dehors des énoncés, dans le monde visible, lesinfractions aient elles-mêmes changé de nature. Et on l'a vu, au 18° siécle tend à se faire une espéced'évolution des infractions, les infractions devenant de plus en plus des atteintes à la propriété.Foucault consacre quelques pages à ce changement très intéressant qui correspond a la fin desgrandes jacqueries.

A la fin du 17° siécle la criminalité était essentiellement une atteinte aux personnes. Au 18° siécles'opère un changement des infractions qui a été très bien étudiée par Chaunu. Chaunu à travaillédans les archives normandes pour montrer comment se développent statistiquement des infractionsfondées sur de petits groupements de criminels-contrairement aux grandes bandes précédentes-, dutype escroqueries, atteintes aux biens et non plus atteintes aux personnes.

Je dois dire que les énoncés renvoient à des contenus extrinsèques et que les visibiltés renvoient àdes énoncés. Par exemple la prison engendre des énoncés : les réglements de la prison sont desénoncés. ça n'a pas grande importance que les visibilités renvoient à des énoncés, à des énoncéssecondaires, que les énoncés renvoient à des contenus extrinséques, tout cela n'empêche pas quel'énoncé, dans sa forme, n'a jamais la forme du visible, et que le visible, dans sa forme n'a jamais laforme de l'énoncé.Troisiéme élément : pourtant il y a comme croisement lorsque la prison s'introduit, venant d'un toutautre horizon que l'horizon juridique, alors la prison se charge de réaliser les objectifs du droit

pénal. Elle vient d'ailleurs, elle a une autre origine que le droit pénal, mais une fois qu'elle saits'imposer, à ce moment là, oui, elle réalise les objectifs du droit pénal, et, en un sens, mieux que ledroit pénal. Foucault analyse ces objectifs du droit pénal: individualisation de la peine,modulationde la peine ; et voilà que les modulations de la peines, les individualisations de la peine vont se faireà l'intérieur de la prison, une fois que la prison existe et s'est imposée. Si bien que la prison ne cessede perpétuellement reproduire de la délinquance, tout comme le droit pénal ne cesse de reconduireles prisonniers. Là se fait une éspéce de croisement : la prison produit et reproduit de la délinquance. J'attire votre attention sur une espéce d'ambiguité qui est ingrate, pour ceux qui liront surveiller etpunir, il arrive en effet à Foucault de dire plusieurs fois dans le livre que la prison produit ladélinquance, ce qui irait assez contre ce que je viens de présenter comme la pensée de Foucault ;j edisais que la délinquance c'est l'objet des énoncés de droit pénaux, ce n'est pas la prison. Vous avezle couple prison-prisonnier, et l'autre couple énoncés de droit pénal-délinquance. Or Foucault diteffectivement que la prison produit de la délinquance ; ce ne serait pas grave puisque, même si jem'étais trompé à cet égard, l'irréductibilité de la forme du visible et de la forme de l'énonçablesubsiste entiérement. Mais je crois que j'ai raison dans ma présentation de la pensée de Foucault carFoucault distingue deux types de délinquance : la délinquance-illégalisme,-c'est la délinquancecomme notion qui permet de classer d'une nouvelle maniére les infractions, et de la délinquance-illégalisme il distingue la délinquance-objet. Quand il dit que la prison produit la délinquance, lecontexte est très clair ; il s?agit toujours de la délinquance-

objet. La prison produit la délinquance objet ; mais la délinquance-objet est seconde par rapport à ladélinquance-illégalisme, c'est à dire la délinquance -

classification des infractions.

Plus tard on verra que les analyses historiques de Foucault sont binaires, elles distinguent le plussouvent deux temps successifs. C'est à se demander pourquoi cette binarité très curieuse, trèsfrappante. Là on le voit dans surveiller, punir ; Pemier temps : la prison et le droit pénal ont deuxformes différentes, irréductibles ; mais dans un second temps elles se croisent : à savoir le droitpénal reconduit des prisonniers, c'est à dire refournit perpétuellement des prisonniers ; la prisonreproduit perpétuellement de la délinquance. Nous re-

butons toujours sur la nécéssité où nous sommes de maintenir ces trois points de vue dans lesquelson essaie de se débrouiller, à savoir : hétérogénéité de ces deux formes, négation de touteisomorphie, il n'y a pas isomorphisme entre le visible et l'énonçable. Deuxiéme point : c'est l'énonçéqui a le primat, c'est lui qui est déterminant. Troiséme aspect : il y a capture mutuelle entre levisible et l'énonçable, du visible à l'énonçable et de l'énonçable au visible. On l'a vu c'esttypiquement : la prison reproduit de la délinquance, le droit pénal reconduit à la prison, ou re-fournit des prisonniers. Vous avez capture mutuelle. Vous voyez bien que toute la pensée deFoucault est irréductible, et d'autant plus irréductible à l'analyse des propositions, à l'analyselinguistique, que vous voyez que le visible et l'énonçable sont dans un tout autre rapport que laproposition et le référent, que la proposition et l'état de chose, d'une part. D'autre part le visible etl'énonçable sont dansun tout autre rapport que le signifié et le signifiant.J e ne peux pas dire que laprison c'est le signifié et le droit pénal c'est le signifiant. Ni référent de la proposition, ni signifiéd'un signifiant. Foucault peut donc à plein droit estimer que sa logique des énonçés, doublée d'unephysique de la visibilité, se présente sous deux formes.

Donc on set rouvait devant quatre confrontations à faire,e n fonction de cette hétérogénéitéfondamentale du visible et de l'énoncé. La premiére confrontation c'était avec Kant. Cetteconfrontation nous était nécéssaire parceque nous venait à l'esprit, comme une espéce de petitebuée, que Kant avait été le premier philosophe à construire l'homme à partir -,et sur deux facultéshétérogènes. Une faculté de récéptivité, et une faculté de spontanéité-(l'énoncé qui avait le primatressemble bien à une éspéce de spontanéité).

Nécéssité d'une confrontation avec Kant sous la question générale : peut-on dire que Foucault, d'unecertaine maniére, est néo-kantien ? Deuxiéme confrontation nécéssaire, confrontation avecBlanchot, puisque un des thémes les plus importants de Blanchot c'est : parler ce n'est pas voir. Le?parler ce n'est pas voir? de Blanchot, et la formule de foucault:?ce que nous voyons ne se loge pasdans ce que nous disons?, le visible ne se loge pas dans l'énoncé, semble immédiatement imposercette seconde confrontation. Quel rapport entre Foucault et Blanchot. Troisiéme confrontationnécéssaire, confrontation avec le cinéma, pourquoi ? Parce que tout un aspect du cinéma moderne,et sans doute les plus grands auteurs contemporains se définissent de la maniére la plus sommaire,on peut dire qu'ils ont introduit dans le cinéma une faille, une béance fondamentale entre l'audio etle visuel. C'est sans doute par là qu'ils ont promu l'audio-visuel à un nouveau stade, en faisantpasser une faille entre voir et parler, entre le visible et la parole.

Chacun d'entre vous est capable de reconnaitre trois des plus grands noms du cinéma, à savoirSyberberg, les Straubb et Duras. Foucault éprouvait évidement pour le cinéma un intéret trèsprofond, notamment pour le cinéma de Syberberg et pour le cinéma de Duras. Foucault fut mêlerpresque directement à un film, celui que René Alliot a tiré sur Pierre Riviére, le monomanecriminel, ce petit paysan qui avait liquidé tous les siens. Foucault avait publié le cahier de PierreRiviére, c'était la premiére des vies des hommes infâmes,d es hommes infâmes tels que Foucault enrévait. quels rapports y a-t-il entre voir et parler ? Il ya le cahier de Pierre Riviere, et puis il y a soncomportement visible avant le crime, et le crime visible. Du cinéma contemporain,on peut dire quec'est un cinéma qui a rompu avec la voix off.......

....Nous sommes forcés de distinguer deux exercices de la parole.l'un je l'appelerai exerciceempirique de la parole. Je parle, je parle,dans la journée il faut bien qu'il y ait un exercice empiriquede la parole. Je parle de ce que je vois en tant qu'un autre me voit parler. L'exercice empirique c'est :ho, tu as vu, il pleut ; je suppose qu'il n' a rien vu ; je parle à quelqu'un en lui disant quelque chosequ'il ne voit pas, relativement. A ce niveau, au niveau de l'exercice empirique de la parole, je parlede quelque chose qui d'une maniére ou d'une autre pourrait aussi bien etre vue.

Ce que j'appelle exercice supérieur c'est lorsque je parle de ce qui n'est pas visible, ou, si vouspréférez, je parle de ce qui ne peut etre que parlé. L'exercice supérieur de la parole nait lorsque laparole s'adresse à ce qui ne peut etre que parlé. Est-ce qu'il y a quelque choe qui ne peut etre queparlé ? On peut dire non,mais pour blanchot il y a quelque chose qui ne peut etre que parlé : la mort,c'est un exemple. Et pourquoi est-ce quelque chose qui ne peut être que parlé qui définiraitl'exercice supérieur de la parole. C'est aussi bien quelque chose qui ne peut pas etre parlé,sousentendu : ce qui ne peut etre que parlé c'est quelque chose qui ne peut pas etre parlé du point de vuede l'usage empirique. Mais l'usage empirique de la parole c'est parler de ce qui peut etre égalementvu ; ce qui ne peut etre que parlé c'est ce qui se dérobe à tout usage empirque de la parole, donc cequi ne peut etre que parlé c'est ce qui ne peut pas etre parlé du point de vue de l'usage empirique .Ce qui ne peut etre que parlé du point de vue de l'exercice supérieur c'est ce qui ne peut pas etreparlé. En d'autres termes qu'est-ce qui ne peut etre que parlé du point de vue de l'exercice supérieur?La réponse de Blanchot c'est le silence. En d'autres termes ce qui ne peut etre que parlé c'est lalimite propre de la parole. L'exercice supérieur d'une faculté sedéfinit lorsque cette faculté prendpour objet sa propre limite. Dès lors on s'attend à ce que Blanchot nous dise exactement la memechose pour la vue, car si parler ce n'est pas voir, dans la mesure ou parler c'est parler de la limite dela limite de la parole, parler de ce qui ne peut etre que parlé,-il faudrait dire: et inversement. Siparler ce n'est pas voir, voir ce n'est pas parler. C'est à dire que pour la vue aussi il y aurait unexercice empirique. Ce serait voir ce qui peut être aussi bien autre schose, c'est à dire ce qui peutetre aussi bien imaginer, ou rappeler,ou parler. ça ce serait un exercice empirique ; et l'exercicesupérieur de la vue ce serait voir ce qui ne peut etre que vu. Et voir ce qui ne peut etre que vu, c'estvoir ce qui ne peut pas etre vu du point de vue de l'exercice empirique de la vision.Q u'est-ce qui nepeut pas être vu du point de vue empirique de l'exercice de la vision ?

La lumiére. La lumiére je ne la vois que lorsqu'elle ricoche sur quelque chose ; mais la lumiéreindivisle, la pure lumiére, je ne la vois pas,et c'est par là qu'elle est ce qui ne peut etre que vu. End'autres termes, de même que la parole trouve son objet supérieur que dans ce qui ne peut être queparlé, la vue trouverait son objet supérieur dans ce qui ne peut etre que vu. Pourquoi Blanchot ne ditpas et ne dira jamais: parler ce n'est pas voir et inversement.Dans le texte des ?mots et les choses?,Foucault dit : et inversement ; ce qu'on voit ne se loge pas dans ce qu'on dit,et inversement ce qu'ondit ne se loge pas dans ce qu'on voit. Il maintient les deux facultés voir et parler comme-------Pourtant Blanchot parle de la vue en deux endroits, dans ?parler ce n'est pas voir? et dans lesappendices de ?l'espace littéraire?, sous un titre qui nous convient d'avance : ?Deux versions del'imaginaire?- nous pouvons nous attendre, si tout va bien, à ce que l'une corresponde à l'exerciceempirique de la vue, et l'autre à l'exercice supérieur de la vue. Je prends les deux textes ; le texte del'espace littéraire nous dit : ?il faut distinguer deux images. La premiére image c'est l'image quiressemble à l'objet, et qui vient aprés. Pour former l'image il faut avoir perçu l'objet, c'est l'image àla ressemblance. L'autre, je simplifie, c'est l'image sens- cette idée qui parait prodigieuse pour unethéorie de l'imagination chrétienne, à savoir : avec le péché, l'homme est----- à l'image de Dieu dontil a perdu la ressemlance. L'image perdue de la ressemblance. L'image sans ressemblance. Et cetteimage sans ressemblance est plus vraie que l'objet. Blanchot dit que c'est le cadavre, c'est le cadavrequi est le plus prés de moi. En mourrant je me suis lavé de la ressemblance,j e suis une pure image.C'est les deux versions de l'imaginaire. Dans le texte ?parler ce n'est pas voir?, c'est deux versionsde la vue et du visile.Premiére version : je vois à distance,j e perçois à distance,j e saisis les choses,les objets à distance ; c'est bien connu je ne commence pas par les saisir en moi pour les projeter. Jesaisis la chose là où elle est. La psychologie moderne nous l'a appris : je saisis la chose à distance.etpuis, nous dit Blanchot, il y a une autre visibilité. C'est lorsque c'est la distance qui nous saisit. Jesuis saisi par la distance, ce qui est le contraire de saisir à distance. C'est la fascination. L'art ou lerêve. Qu'est-ce qui empêche Blanchot de dire : et inversement ? Il ne peut pas le dire parceque çaruinerait le silence. L'aventure du visible ne fait que préparer la véritable aventure qui doit être cellede la parole. Si bien que l'idée qu'il y a aussi un exercice supérieur de la vue n'est la que comme undegré préparatoire au seul exercice supérieur qui est la parole en tant qu'elle parle de ce qui ne peutêtre que parlé, c'est à dire de ce qui ne peut pas faire partie du silence. La vue ne donnera qu'uneconfirmation pour la parole, au lieu de se développer librement son exercice supérieur. Blanchotest, d'une certaine maniére, cartésien. Lui aussi ne pense qu'avec une seule forme. Lui aussi, commeDescartes, c'est son seul rapport avec Descartes,t oute sa pensée consiste à confronter ladétermination et l'indéterminé. Il n'est pas cartésien parceque chez lui le rapport del'indétermination et de l'indéterminé est tout à fait différent de ce qui se passe chez Descartes. Ladétermination et l'indéterminé, chez Blanchot-et c'est ce qui l'obséde-, se tiennent face à face, dansune espéce d'affrontement sans fin. La phrase clef de Blanchot. On trouve ce thème dans la préfacede Blanchot au livre tellement beau de Jaspers sur Holderlin :. Le texte de blanchot est?Comment ledéterminé peut-il soutenir un rapport vrai avec l'indéterminé?-sous-entendu une fois dit que ledéterminé ne réduit jamais l'indéterminé, alors que chez Descartes le déterminé ne laisse passubsisté l'indéterminé. Chez Blanchot, c'est pas ça, le déterminé se tient dans l'indéterminé de tellemaniére que l'indéterminé subsiste. Il y a une espéce de court-circuit de la détermination et del'indéterminé, au point que la détermination la plus radicale sort de l'indéterminé le plus pur. A quoipense-

t-il ? Qu'est-ce qui définit une eau-forte de Goya ? Les monstres de Goya c'est quoi ? C'est ladétermination en tant qu'elle sort immédiatement d'un indéterminé qui subsiste à travers elle. C'estce que Blanchot appelle un rapport vrai du déterminé avec l'indéterminé. Un rapport vrai de tellemaniére que l'indéterminé subsiste à travers la détermination, et que la détermination sorteimmédiatement de l'indéterminé. La détermination qui sort immédiatement d'un indéterminé quisubsiste sous la détermination, c'est ce qu'on appelera un monstre......Bon on a laréponse....Blanchot ne peut pas dire,et inversement, il peut dire : parler ce n'est pas voir,il ne peutpas dire : voir ce n'est pas parler, car il n'a jamais conçu que une forme : la détermination, forme de

la détermination....,forme de la spontanéité de la parole, et la parole est en rapportavec ladétermination. donc Voir oubien glissera dansl'indéterminé, ou bien ne sera qu'une espéce d'étatpréparatoire à l'exercice de la parole.On a pas besoin de voir la différence avec Foucault, on a faitque ça.

Pour Foucault il y a deux formes : la forme du visible et la forme de l'énonçable. Contrairement àBlanchot, Foucault a donné une forme au visible. La différence est minuscule,mais elle est trèsimportante. Pour Blanchot tout passait par un rapport de la détermination et de l'indéterminé pur.Pour Foucault -et par là il est kantien et non pas cartésien-tout passe par un rapport de ladétermination et du déterminable, les deux ayant une forme propre. Il y a une forme dudéterminable non moins qu'il y a une forme de la détermination. La lumiére est la forme dudéterminable, tout comme le langage est la forme de la détermination. L'énonçable est une forme,mais le visible est une forme aussi. Dès lors Foucault sera obligé de rajouter le ?et inversement? etle ?et inversement? n'est pas une petite addition, c'est un remaniement.

Du coup ça nous entraine vers notre troisiéme confrontation. Si Foucault fait passer la béance, ou lafaille entre deux formes, forme de l'énonçable et forme du visible, forme de la détermination etforme du déterminable, ce qu'il avait fait avant, bizarrement, non pas bizarrement, ceux quiportaient le cinéma jusqu'aux puissance de l' audio-visuel, d'un audio-visuel créateur, non pas unensemble audio-visuel, mais au contraire une distribution de l'audio et du visuel de part et d'autred'une béance . Je dis que c'est ça qui définit le cinéma. On l'a vu l'année dernière.dans le cinéma, ceserait non pas un ensemble audio-visuel, mais au contraire une distribution de l'audio et du visuel depart et d'autre d'une béance.

Qu'est-ce qui se passe dans ces oeuvres qui n'entrainent pas beaucoup de spectateurs etqui,pourtant,sont le vrai cinéma aujourd'hui ? Le cinema de Syberberg, des Straub, de MargueriteDuras. C'est le nouvel usage de la parole, le nouvel usage du parlant. Ce nouvel usage du parlant, ils'insére complétement dans notre problème, pourquoi ? Parce que pendant très longtemps, au moinsen apparence, c'est peut-être très compliqué,mais au moins en apparence parler c'était faire voir. Etle cinéma est devenu parlant sous cette forme : le parlant était vraiment une dimension de l'imagevisuelle. Parler faisait voir. D'autre part parler pouvait ne pas être vu, et à ce moment là c'était laparole hors champ. Or le hors -champ, parole non vue, l'entendu mais non vu, le hors champ est unedimension de l'espace visuel. Le hors champ est une dimension de l'espace visuel puisque c'est leprolongement de l'espace visuel hors du cadre. Ce n'est pas pour ça qu'il n'est pas visuel. On ne levoit pas en fait, mais lehors-champ ne peut se définir que comme ce qui dépasse le cadre visuel.Sous ces deux aspects, on peut dire que le premier parlant,dans le cinéma, était du type : parler c'estvoir. Soit la parole de gens qu'on voit à l'écran, et cette parole fait voir quelque chose, soit la parolehors champ, et le hors champ,la voix off, cette parole vient meubler le hors champ, le hors champétant une dimension du visuel. Or ça ne se passe plus comme ça. Cette fois-ci il y a une béanceentre voir et parler. Comment se présente cette béance, cinématographiquement ?

La parole raconte une histoire qu'on ne voit pas, l'image visuelle fait voir des lieux qui n'ont pas ouqui n'ont plus d'histoire, c'est à dire des lieux vides d'histoire. C'est un véritable court-circuit entrecette histoire qu'on ne voit pas et ce vu qui n'a pas d'histoire, ce vu vide. Quel serait le premier. Onpeut toujours chercher chez les cinéastes d'avant guerre, c'est possible. Le fait est que ça ne pouvaitpas être résolu à ce moment là. Ce que je dis on ne pouvait pas le voir. Pourquoi ? ça n'atteignaitpas notre seuil de perception. Même si des gens le faisait, ça n'atteignait pas notre seuil deperception. Encore maintenant quand on se trouve devant un film des Straub ou de Syberberg, noshabitudes perceptives sont étrangement bouleversées. Les conditions n'étaient pas là.Le premierc'est Ozu. Et pourtant Ozu arrive au parlant très tard. C'est avec Ozu qu'apparaît la disjonction,ladisjonction entre un événement parlé et une image vide événement. Le type parle, raconte unévénement généralement insignifiant, il est dans un espace ou il y a un personnage hors champ,

auquel il parle, et lui parle tout seul dans un espace vide. Disjonction entre l'événement parlé etl'image-événement. C'est la même chose qu'une disjonction entre une histoire qu'on ne voit pas etun lieu vide d'histoire.(Fin de la bande)......

Les aspects du temps, la lumiére; Bergson, Le mouvement; Kant, Le sublime dynamique

22/03 et 12/04 1983

... On était parti avec le premier aspect du temps : le temps intervalle. Le démesuré, c'est l'ensembledu temps, c'est l'immensité du passé et du futur. Ce n'est plus l'intervalle, présent variable, c'estl'immensité du passé et du futur, c'est l'ensemble du temps constitué come simultanéisme. Et sous laplume de Gance va surgir la formule du simultanéisme, formule qui fait écho à quoi ? A la mêmeépoque, des peintres lancent le mot d'ordre du simultanéisme. En quoi est-ce que ces peintres sedistinguent du cubisme ? Ne serait-ce que pratiquement, au niveau des formes qu'ils empruntent ?Ils ne se lassent pas d'explorer les circonférences, les demi-cercles, contrairement aux cubistes quiont besoin de décomposition par surfaces angulaires, par arrêtés. Ces simultanéistes, ce sont lesDelaunay, Léger qui va lancer dans la peinture les arcs de cercles les plus extraordinaires qui soient.Léger va se passionner pour le cinéma en fonction de ses possibilités de simultanéisme.

Le simultanéisme ça n'est pas du tout le présent, la saisie du présent, ça n'est pas du toutl'impressionisme (l'art de l'intervalle). Le simultanéisme, c'est l'éternité du temps, ça n'est pas dutout l'éternité tout court, c'est l'éternité en tant qu'éternité du temps, le temps saisi comme ensembledu temps. L'immensité, la simultanéité du passé et du futur dans l'ensemble. Et quand est-

ce que et où est-ce que le passé et le futur sont-ils simultanés ? Seulement et uniquement dansl'ensemble du temps. dès que vous les sortez de l'ensemble du temps, ils ne sont plus simultanés. Laroue de Delaunay et la roue de Léger c'est l'ensemble du temps. Pour ajouter un troisième grandnom, Messiaen. Il élabore une conception célèbre qu'il nommera les rythmes non rétrogradables.C'est par exemple lorsque vous avez deux rythmes, l'un à gauche et l'autre à droite, qui sontl'inverse l'un de l'autre, c'est à dire qui sont la rétrogradation l'un de l'autre, et au centre il y a unrythme constant. L'ensemble des trois définit, selon Messiaen, un rythme non rétrogradable. Inutilede dire que les couleurs de Delaunay sont typisuement non rétrogradables; la modulation descouleurs. Il y a un peintre qui a employé l'expression "rythme non rétrogradable" à propos de lapeinture et de la modulation des couleurs, c'est Klee, dans son journal. Messiaen donne lui-mêmecomme exemple les couleurs d'un papillon. Il donne un exemple pictural. Le triple écran de Gancec'est pour faire du rythme non rétrogradable visuel, la preuve c'est qu'il dit lui-même que vous aurezà droite et à gauche deux figures symétriques inverses, et au centre une image principale. Vous avezdeux rythmes qui sont la rétrogradation l'un de l'autre, à droite et à geuche, les deux mouvementssont la rétrogradation l'un de l'autre, et au centre vous avez l'image principale, c'est à direprincipalement un rythme non rétrogradable.

Qu'est-ce que ça veut dire, tout ça ? C'est précisément la recherche et la capture d'un démesuré oud'un sublime visuel. Ce sublime visuel c'est l'ensemble du temps. C'est le simultanéisme, c'est à direl'immensité du futur et du passé en tant qu'ils sont simultanés, et qu'ils ne sont simultanés que dansl'ensemble du temps. Qu'est-ce que ça veut dire l'ensemble du temps ? Je vous parle de gens qui ontdonné à cette notion une consistance, même si cette notion n'en a pas indépendamment d'eux. Uncercle de Delaunay est une réponse à "qu'est-ce que l'ensemble du temps ?".

Si je me résume, de l'image-mouvement conçue en extension, c'est à dire en quantité de

mouvement, se dégagent deux figures du temps. Ces figures seront dites figures indirectes du tempspuisqu'on les induit du mouvement. Ces deux figures du temps, je les appelle, la première nombredu mouvement, mouvement absolu, l'ensemble du temps, l'immensité du futur et du passé, lesimultanéisme, la grandeur du mouvement, la roue, le sublime mathématique. L'autre figureindirecte du temps, je l'appelle l'unité de mesure du mouvement, l'intervalle du mouvement, letemps comme partie, le présent vivant. Voilà les deux figures du temps.

Le mouvement ce n'est pas simplement le mouvement extensif, c'est à dire le déplacement d'unmobile. Il y a autre chose, il y a le mouvement intensif. L'intensité, c'est un mouvement et ce n'estévidemment pas un déplacement dans l'espace. Mais pourquoi est-ce que l'intensité c'est unmouvement ? Ca nous arrangerait bien si c'était une lumière, mais pour l'instant on tâtonne. Pourque l'intensité soit lumière, ça peut aller. Mais la lumière, ça ne se déplace pas dans l'espace ? Peut-être! Peut-être que même si ça se déplace dans l'espace, ça ne se déplace pas de la même manièrequ'un corps qui change de position. Qu'est-ce que serait un mouvement intensif ? En quoi serait-ildifférent d'un déplacement de l'espace ?

Je pense au problème de la causalité. Au niveau le plus général les philosophes, dès le christianisme(c'est très lié aux problèmes de l'hérésie et à la théologie) distinguaient trois grands types de causes: la cause transitive, la cause émanative, la cause immanente. Et ils se déchiraient pour savoirlaquelle de ces causes était Dieu.

La cause transitive c'est une cause qui doit se définir ainsi : elle sort de soi pour produire, et cequ'elle produit, c'est à dire son effet, est en dehors d'elle. Donc deux caractères : son effet lui estextérieur et elle sort de soi pour produire son effet. Dans le déplacement d'un mouvement dansl'espace, la position antérieure est la cause transitive de la position suivante. Il y a extériorité.Inutile de vous dire que si le christianisme a besoin d'une cause transitive c'est de toute urgencepuisqu'il tient à l'idée qu'il y a une distinction réelle entre le monde et Dieu, c'est à dire que Dieu acréé le monde. Si le monde est créature de Dieu et Dieu créateur, il faut de toute urgence que Dieusorte de soi pour produire le monde, et que le monde soit extérieur à Dieu. Il faut donc que Dieusoit cause transitive.

La cause émanative c'est plus sournois; c'est une cause telle que l'effet est extérieur à la cause,seulement la cause reste en soi pour produire bien que ce qu'elle produise sorte d'elle. La cause nesort pas de soi pour produire, mais ce qu'elle produit sort d'elle. Si vous pensez à la lumière ce n'estpas compliqué. La lumière c'est le type d'une cause émanative : le soleil reste en soi pour produire,mais ce qu'il produit sort de lui. C'est le rayon lumineux, la lumière diffusante. Et à la fin de laphilosophie grecque, d'une manière presque contemporaine au christianisme, se fait toutes sortes demouvements autour d'une conception émanative de la cause. Ce sera ce qu'on appellera le néo-platonisme, et le néo-platonisme dont Plotin ne cesse de développer les plus splendides métaphoreslumineuses. C'est le plus grand luministe en philosophie.

Et ceux qui vont le plus loin invoquent la cause immanente. C'est une cause qui non seulement resteen soi pour produire, mais est telle que l'effet produit reste en elle. Un exemple pur de causeimmanente est développé par la philosophie maudite de Spinoza. Tout le monde lui tombera dessus.Parlons de théologie.

Dieu, le concept de Dieu, est-ce une cause transitive, une cause immanente ou bien une causeémanative ? Les théologiens seront bien forcés d'y mettre un peu des trois. Ils vont dire au Pape :cause transitive. Il n'y a plus de christianisme s'il n'y a plus de distinction réelle entre les hommes etDieu. Mais comment Dieu a-t-il pu faire le monde ? Ca commence à devenir embêtant. Il n'a pu lefaire que d'une manière. Il a bien fallu qu'il ait un modèle dans son entendement. C'est les Idéestelles qu'elles sont contenues dans l'entendement de Dieu, et c'est par un acte de volonté que Dieu

produit un monde conforme aux idées qu'il a dans son entendement. Alors d'accord il y a causalitétransitive entre Dieu et le monde si vous considérez Dieu d'une part, et d'autre part le monde créépar la volonté de Dieu. MAis si vous considérez Dieu et le monde modèle qu'il a dans sonentendement, là vous avez de la cause immanente. Ce monde modèle, c'es idées de l'entendement deDieu, elles ne peuvent pas sortir de l'entendement de Dieu. Elles restent dans l'entendement de Dieuet Dieu reste en soi pour les contempler. Nous sommes en pleine causalité immanente. Bien plus,pour arranger le tout et pour concilier les deux mouvements précédents, il faudra bien qu'ilsinvoquent une espèce d'émanation qui vient du monde tel que Dieu le produit au monde modèledans l'entendement de Dieu. Cette fois-ci il y aura causalité émanative entre le monde des idéesdans l'entendement de Dieu et le monde réel produit conformément à ses Idées.

Si bien, qu'à ma connaissance, il n'y a aucun philosophe, aucun théologien qui ne doive faire appelaux trois causes à la fois. Si bien qu'ils se retrouvent une fois orthodoxes et deux fois hérétiques,sauf Spinoza qui se retrouve hérétique pour tout le monde et pour toutes les religions. Et ilsdiscutent très ferme. Ils se dénoncent les uns les autres auprès du Pape. On assiste tout le temps àdes mises au point qui ne sont pas du tout sur le sexe des anges, mais qui sont de très grandesdiscussions sur la théorie de la cause et ça engage toute une pratique. Quelqu'un qui insiste sur lacause émanative n'est pas loin de faire de la lumière de Dieu lui-même. C'est pas mal mais ce n'estpas orthodoxe.

Cette cause émanative qui convient si bien avec la lumière, est-ce qu'on ne l'approche pas d'unecompréhension de XXXX. En quoi c'est du mouvement ? L'intensité ou la lumière produit quelquechose. Elle reste en soi pour produire ce qu'elle produit, et ce qu'elle produit ne reste pas en elle.

"La lumière tombe". Qu'est-ce que c'est que le mouvement de l'intensité ? Le mouvement del'intensité c'est la lumière tombe, c'est à dire que c'est la distance qui sépare l'intensité comme degrédu zéro. La distance qui sépare de zéro une intensité comme degré. Du point de vue du mouvementen extension, on était parti de deux notions, grandeur et unité. Là on se trouve devant deux notionsdifférentes : distance, zéro. Une grandeur c'est une quantité extensive et divisible. Une distance c'estune grandeur mais une grandeur indivisible qui sépare un degré quelconque de zéro. C'est ladéfinition même d'une intensité. Est-ce qu'il y aura un temps de l'intensité ? Est-ce qu'il y aura desfigures indirectes de l'extension ? Est-ce que nous aurons là de nouvelles figures du temps ?

Peut-être peut-on prévoir ? On avait un ensemble du temps et on avait des parties du temps, etc'était tout du point de vue des deux figures correspondant à l'extension. Là, on aura un ordre dutemps. C'est tout à fait différent. C'est cet ordre du temps qui correspondra au mouvement intensif.Pratiquement il nous reste à découvrir toutes sortes de figures du temps.

On a réglé l'ensemble du temps, c'est à dire l'immensité du passé et du futur, la partie du temps, c'està dire le présent vivant. Et maintenant voilà qu'on bute sur un ordre du temps, et quoi ? Un zéro dutemps ? Est-ce que ce serait un instant ? Un ordre du temps et une instantanéité du temps. Un ordredu temps renvoie aux distances alors qu'un ensemble du temps renvoyait aux grandeurs divisibles.

Là, comment va se définir le temps ? Suivant la cause émanative, si ça sort de la cause pour tomberhors de la cause, mais la cause reste en soi, qu'est-ce que vous voulez faire ? Ou bien vous tomberezet vous tomberez jusqu'au degré zéro, ou bien vous remonterez et vous vous convertirez, c'est à direque vous vous retournerez vers la cause. Les deux mouvements c'est y'a chute et la conversion, oule retournement. C'est des figures du temps; c'est des abîmes du temps.

Or, chez les Grecs, il y a toujours eut deux tendances. Ceux qui rapportent le temps eu mouvementet ceux qui rapportent le mouvement à l'âme. Il va de soi que nous sommes dans une pensée quirapporte le temps et qui comprend le temps en fonction de l'âme, dans le double mouvement de la

chute et de la reconversion.

Jacob Boehm ce sera le maître des grands romantiques allemands. Au début de sa vie il y auraAurora, et à la fin de sa vie Mysterium Magnum. Ca fait partie des grands penseurs allemands quin'a été connu en France que très tardivement, grâce à Alexandre Koyré qui a écrit un gros livre surlui. Voilà donc que Boehm nous propose une histoire qui est comme celle de cet ordre du temps, decette chute et de cette montée. Il y aura la fureur de Dieu, le désir de Dieu, il y aura l'amour deDieu, et tout cela entrera dans une série de concepts proprement insensés. Ce qu'il appelle la fureurde Dieu est une des plus belles choses du monde. Goethe sera dans un système de résonance(laïque) à Boehm. Ca va ensuite influencer Schelling ...

12/04/1983

Je voudrais qu'on ait une séance très douce, une séance de rêverie. On parlera du Sublime chez Kantparce que c'est vraiment beau.

Il faut que vous ayez gardé un souvenir de notre longue explication des images-

mouvement et des signes. Quand on rapporte l'image-mouvement au cinéma cela veut dire, bien sûr,qu'il y a des choses ou des personnes qui bougent. Mais ce n'est pas par là qu'elle est image-mouvement. A la rigueur, je dirais que c'est une image en mouvement (par opposition à laphotographie). Quand je dis image-

mouvement, ça implique quelque chose de plus par rapport à l'image en mouvement. Quoi ?Immédiatement je pense à la déclaration bergsonienne de fond, pour tout le bergsonisme. Bergsonne cesse pas de nous dire que, finalement, pour comprendre le mouvement dans son caractère leplus concret, il faut arriver par un acte de l'esprit qu'il appelle l'intuition, à le détacher ou à l'extrairede son mobile ou véhicule. Notre perception naturelle (et là il est très fort) ne saisit le mouvementque rattaché à quelque chose qui lui sert de mobile ou de véhicule, soit objet soit sujet. Mais plusimportant que l'idée d'objet ou de sujet, c'est l'idée de mobile ou de véhicule. Il dit que laphilosophie ne sera philosophie du mouvement que si elle arrive à extraire le mouvement de ce quilui sert de mobile ou de véhicule. C'est l'image cinématographique qui fait ça, mais Bergson ne lesait pas; il ne peut pas le savoir. C'est pour cela qu'il reproche au cinéma de nous donnersimplement une image abstraite du mouvement. Mais le mouvement en tant que séparé de sonmobile ou véhicule, ce n'est pas du tout uen image abstraite de mouvement, c'est le mouvementdans son essence ou dans son essence concrète, ou c'est le mouvement comme substance, commesubstance réelle.

Je dis que c'est ça que fait l'image cinématographique, mais à quelle condition et quand ? Dansl'image en mouvement, le mouvement n'y est pas détaché d'un mobile ou d'un véhicule, c'est lemouvement du train, c'est le mouvement du personnage. Qu'est-ce que c'est que l'image-mouvementqui n'est pas dans l'image en mouvement, et comment ça surgit dans le cinéma ?

La réponse la plus facile est que ça surgit avec le mouvement de la caméra. La caméra c'estl'équivalent général de tout mouvement possible (voir séminaire précédent). Le mouvement de lacaméra a beau être pour son compte rapporté à un mobile ou à un véhicule, en revanche dans sonrapport avec le mouvement qu'elle trace, et le rapport de ce mouvement avec les autresmouvements, les mouvements de l'image en mouvement, là il y a comme un dégagement. Je veuxdire qu'un mouvement se dégage qui est saisi indépendamment de son propre mobile ou véhicule.La mobilité de la caméra c'est une étape vers cette saisie du mouvement pur. Pourquoi ?

Parce qu'elle est transformateur de mouvement.

Le mouvement de la caméra tend à extraire un mouvement pur de ses mobiles et véhicules variés.Là tous ces mouvements à leur mobile ou à leur véhicule sont comme repris, ils ne sont pas annulés,ils sont comme repris dans un mouvement plus profond qui, lui, les détache ou tend à les détacherdu mobile ou du véhicule. Par là, l'image en mouvement devient image-mouvement. Il y aévidemment une autre manière de passer de l'image en mouvement à l'image-

mouvement (...) Dans ce cas là, ce qui réalise ou effectue cette tendance à détacher le mouvementdu véhicule ou du mobile, qu'est-ce qui va remplir cette fonction (par exemple : le plan fixe) ? C'esttrès simple, ce qui va garantir et effectuer cette même tendance c'est la succession des plans, c'est lemontage. Il y a deux moyens pour le cinéma de tendre à dépasser, car si cette tendance était réaliséeon tomberait dans l'abstraction, si le mouvement était complètement détaché de tout mobile ouvéhicule, on aurait des images abstraites. Mais là il est question de doubler le niveau où lemouvement se rapporte à des mobiles ou véhicules, de le doubler en même temps par le tracé ou ledessin d'un mouvement, au besoin le même, en tant qu'il ne se rapporte plus à son mobile ouvéhicule. Je dis que pour opérer cette tendance à extraire le mouvement pur vous avez deux moyens: le mouvement de la caméra ou le montage des plans fixes. C'est en ce sens que je peux dire quel'image cinématographique ce n'est pas seulement de l'image en mouvement mais c'est de l'image-mouvement ... (long passage sur la photo) ... (Moulage, modulation cf. Simondon : une modulationc'est un moulage variable et continu).

Dans la modulation pure les conditions d'équilibre sont atteintes en un instant, mais à chaque instantaussi elles changent. Le moulage est constant et permanent. Simondon dit très bien que lamodulation est un moule variable, temporel et continu qui modifie lui-même les conditionsd'équilibre. C'est ça un modulateur. L'image cinématographique fait une image-mouvement ou, cequi revient au même, une modulation de la lumière. L'image photographique, c'est un moulage de lalumière).

Je peux même dire que, à la limite, moduler la lumière, c'est ne cesser, donc tendre à, ne cesserd'extraire le mouvement de son mobile ou de son véhicule. Et inversement. L'imagecinématographique est indissolublement image-mouvement et image lumière. Elle est imagelumière en tant que modulation de la lumière. Elle est image-mouvement en tant qu'extraction dumouvement de ses mobiles et de ses véhicules.

Ca nous relance notre analyse ua point où nous en étions. Il y a toutes sortes de types d'images-mouvement, chacune avec ses signes, on l'a vu. On va atteindre un nouveau type d'images qu'on vaappeler images du temps. Là, pour nous, les questions se précipitent. Pourquoi les appeler imagesdu temps et non pas images-temps ? Si on obtient des images du temps à partir des images-mouvement, ce sont forcément des images du temps. Pourquoi ? Parce qu'elles sont obtenuesindirectement. Elles sont obtenues par la composition d'images-mouvement. D'où la question desavoir s'il n'y a pas d'autre conditions où on atteindrait à des images-temps directes ? Une image dutemps directe, je pourrais l'appeler une image-temps. Mais en tant que j'appréhende le temps à partiret en fonction de l'image-mouvement, je peux seulement dire que c'est une image indirecte dutemps. C'est une image du temps que j'obtiens par la composition d'images-

mouvement, et après tout, ça semblait être une définition, parmi bien d'autres, du montage dans lecinéma, à savoir nous appelions montage la composition des images-mouvement telle , qu'en sorteune image indirecte du temps. Nous ne savons pas si les images-temps directes existent, mais sielles existent, elles se grouperont sous le titre général de chronosignes.

Il faut s'attendre à deux images indirectes du temps. Pourquoi ? puisqu'on a vu l'envers et l'endroit

de l'image-mouvement, elle est image-mouvement et elle est image lumière. D'une part, elle estmobilité et je prends le terme bergsonien -

pour Bergson, la mobilité c'est le mouvement dans son essence, c'est à dire extrait de son mobile ouvéhicule, la mobilité pure -, or l'image-mouvement est d'un côté mobilité pure, et par là elle renvoieà son aspect image-mouvement, et d'autre part elle est modulation pure. Sous cet autre aspect,inséparable du premier, elle renvoie à l'envers, ou à l'endroit de l'image-mouvement, peu importe, etl'envers ou l'endroit de l'image-mouvement c'est l'image lumière. Elle est mobilité du mouvement,ce qui veut dire que le mouvement n'est plus seulement rapporté à son mobile ou véhicule. Donc,j'ai d'un côté mobilité du mouvement, et de l'autre modulation de la lumière. D'une certaine manièrec'est pareil, d'une autre manière ce n'est pas pareil. Pourquoi ?

La philosophie n'a rien à dire sur le vrai ou le faux. La philosophie c'est construire des conceptscomme les architectes construisent des maisons. Si la philosophie c'est ça, ce qui m'intéresse c'estces espèces d'intérêts ou de goûts (...). Il y a une affaire de goût. On ne se trompe pas dans ce qu'ondit, le plus terrible c'est quand on ne pose pas les bons problèmes, mais encore une fois, cesproblèmes il faut les risquer. Il faut construire ces problèmes. Les réponses ça peut être vrai oufaux, mais les problèmes !! (...)

Les philosophes ne se contredisent pas. Jamais un philosophe n'a contredit un autre philosophe,mais c'est bien pire : ils n'ont pas cessé de transformer leurs problèmes. C'est évident que si on veutcomprendre quelque chose aux rapports de Bergson et de Platon, ce n'est pas en disant qu'ils secontredisent, mais c'est en se demandant de quelle manière l'un et l'autre se posent le problème dumouvement. On s'aperçoit alors que la manière dont Bergson pose le problèmes du mouvement n'aaucun équivalent avec Platon, ou n'a que des équivalents très marginaux. Mais, à charge derevanche, certains problèmes chez Platon n'ont aucun équivalent chez Bergson. Qu'est-ce que c'estque cette tension des problématiques ?

Image-mouvement et image-lumière, c'est l'envers et l'endroit, c'est indissociable. Vous n'aurezjamais l'un sans l'autre. Mais pratiquement, vous aurez des gens qui seront intéressés par la lumière.Il y en a d'autres pour qui le vrai problème , pour eux, c'est le mouvement. En droit toute l'image estimage-mouvement et image-lumière, si vous considérez l'image en elle-même, ça veut dire mobilitépure et modulation pure, or la mobilité est une modulation et la modulation est une mobilité. Vousavez des auteurs qui ne s'intéressent au mouvement que parce que ça redistribue les lumières. Poureux, le mouvement c'est une puissance seconde. On les appellera les luministes. Et puis vous avezd'autres auteurs pour qui la lumière est fondamentalement subordonnée au mouvement. La lumièrepermet des décompositions et des compositions de mouvement. La lumière c'est un moyen parlequel on peut extraire la mobilité pure du mouvement, c'est à dire le mouvement de son mobile oude son véhicule. La lumière est au service du mouvement, elle est puissance seconde. Je dirais quecette race d'auteurs que ce sont des mobilistes. En même temps, il ne faut pas trop durcir, mais cesont des systèmes différents, et bien plus : ils pourront converger vers des réalisations communesoù, nous autres spectateurs, nous sommes éblouis à la fois par la lumière qui s'en dégage etemportés par le mouvement. Et ça n'empêche pas que ces réalisations sont analysables, et serontpeut-être analysables de deux façons simultanées, l'une où c'est le mouvement qui entraîne lalumière, et l'autre où c'est la lumière qui commande au mouvement. Et ce ne sera pas fabriqué de lamême manière selon un cas ou l'autre.

D'où je dis qu'il fallait bien s'attendre à deux figures, à deux images indirectes du temps. Il y a lieude tirer d'une part des images-mouvement des images indirectes du temps, et il y a lieu de tirerd'autre part des images-

lumière une image indirecte du temps. Et ce ne sera pas la même. Donc j'aurai déjà deuxchronosignes. Un chronosigne de l'image-mouvement et un chronosigne de l'image-lumière.Pourquoi sont-ils séparables ? Pour une raison simple. C'est que l'image-mouvement, avec sonproblème de la mobilité et de l'extraction du mobile ou du véhicule doit se comprendre comme unmouvement extensif, mouvement en extension.

Le temps comme image indirecte qui en sort, c'est un temps sous un double aspect : c'est le tempscomme intervalle du mouvement, il correspond à la partie, et c'est le temps comme tout dumouvement. Le temps tel qu'il est extrait du mouvement et tel qu'il est rapporté au mouvementextensif a lui-même deux signes : l'intervalle de mouvement et le tout du mouvement. Ce tout dumouvement c'était, par exemple, ce que Descartes appelait la constance de la quantité demouvement dans l'univers. C'était ce que bien avant lui et d'une toute autre manière, ce que lesGrecs appelait nombre du mouvement. C'est donc le temps obtenu par composition des images-mouvement, nous pouvons l'appeler cinéchronie. Cinéchronie, c'est la figure du temps en tant quecomposée à partir et en fonction des images-mouvement en extension. On a vu que cette figure dutemps a deux aspects : le temps comme intervalle qui renvoie à la partie de mouvement, le tempscomme tout qui renvoie au tout du mouvement. Concrètement, on l'a vu, cette image du temps, lapremière, c'est celle de l'oiseau de proie, c'est les grands cercles de l'oiseau de proie qui plane. Cac'est le temps comme tout, et c'est le battement d'aile de l'oiseau qui s'enfuit. Le battement d'ailec'est l'intervalle du mouvement, tout comme le grand cercle qui dégage l'horizon du monde. Le toutdu temps. Le temps comme intervalle c'est le présent. Le présent c'est l'entre-deux battements. Leprésent c'est l'intervalle, aussi je ne peux jamais dire le présent sans ajouter le présent variable. Leprésent est éminemment variable. Aucun présent ne ressemble à un autre présent. Il y a deséquilibres statistiques : l'intervalle pulmonaire ou le cardiaque. Mais déjà je peux dire que je suis àcheval sur de multiples présents variables. Et c'est suivant mes occupations que je définis tel présenten me référant à tel présent, si je suis un composé d'une multiplicité de présents virtuels. C'est trèsagréable de savoir ça.

Evidemment, s'ils se disjoignent, quand ils éclatent, c'est ce qu'on appelle la situation de panique,quand il n'y a plus de commune mesure entre les différents présents variables qui me composent. Ilfaut bien une commune mesure sinon mon coeur va dans un sens quand mes pieds vont dans l'autre.Le temps comme intervalle c'est le présent variable, c'est la première figure du temps ou plutôt lepremier signe du temps. Le deuxième, c'est le temps comme tout du mouvement. Et cette fois-ci, cen'est plus le présent variable, c'est l'immensité du passé et du futur en tant qu'ils sont censésconstituer un cercle ou une constante. Exemple, l'invariant de Descartes : mv. Tout autre exemple :la grande année dans certaines formes de la pensée antique qui représente le tout du temps, c'est àdire le moment où toutes les planètes retrouvent la même position respect. J'ai donc deux signes dutemps : le présent variable et l'immensité du futur et du passé. Ca se complique car, à la limite,l'immensité du futur et du passé n'a nullement besoin de présent. Les présents variables n'ont aucunbesoin ni de passé ni de futur. C'est des notions tout à fait hétérogènes qui viennent de : les présentsmesurent des intervalles de mouvement, les lignes du futur et du passé font autre chose, ellesmesurent le tout d'un mouvement ou le tout du mouvement tout court.

La première image indirecte du temps, celle que j'appelais cinéchronie, c'est à dire l'image du tempsextraite des images-mouvement, elle me présente deux signes : l'intervalle et l'immense. Ce quej'appelle immense c'est l'immensité du passé et du futur. L'intervalle et l'immense sont les deuxsignes du temps en tant qu'ils se rapportent à l'image-mouvement.

Mais on doit s'attendre à une autre image indirecte du temps. Cette fois-ci, par rapport à l'autreaspect de l'image-mouvement. Je pourrais recommencer un tableau. Si l'envers c'est l'image-lumière, on sent qu'il y a un ordre des importances, c'est une image qu'on peut retourner. Si c'est le

mouvement qui vous intéresse, vous la retournez et c'est la lumière qui est en-dessous, etc. On peutaussi saisir notre image-mouvement comme image-modulation, image-

lumière. Des images-lumière vont sortir aussi par montage, c'est à dire par composition, une imageindirecte du temps. Elle n'aura pas les mêmes signes. je disais que c'est comme l'envers et l'endroit,l'une des deux étant le mouvement extensif, la lumière c'est le mouvement intensif, l'intensité parexcellence.

Est-ce qu'il serait possible de montrer que toutes les intensités découlent de la lumière ? Sans doute.Peut-on le démontrer physiquement ? Peut-être. Mais tout le romantisme a été la tentative réussiepour montrer de quel point de vue toutes les intensités découlaient de la lumière.

L'image-mouvement s'entendait du mouvement extensif, c'est à dire d'un mouvement qui se définitpar déplacement dans l'espace. L'image-lumière peut se définir également comme mouvement ;mais comme mouvement intensif. Il est à prévoir que le mouvement intensif a une tout autre natureque le mouvement extensif, en quel sens ? Le mouvement intensif a des degrés, tandis que lemouvement extensif a des parties.

La seconde figure du temps, la seconde image indirecte du temps, c'est celle que je peux tirer parcomposition des images-lumière, c'est à dire des images-

modulation, c'est à dire des images-mouvement intensif. Ce serait bien qu'on trouve aussi deuxsignes de cette seconde image du temps. Cette seconde image du temps c'est le temps tel que je leconclus des compositions de la lumière. Qu'est-ce que c'est ?

Je pouvais dire ce qu'étaient les parties de mouvement, du point de vue de l'extension : c'est letemps comme intervalle. C'est l'intervalle. C'est l'intervalle de mouvement. Il y a une malicepuisque je ne peux pas définir une partie de mouvement comme partie d'un espace parcouru. Il fautque j'évite car ce serait idiot. Dix mètres par exemple, ce n'est pas une partie de mouvement, c'estune partie d'espace parcourue par un mobile. Les parties de mouvement c'est le temps commeintervalle, à savoir la partie du mouvement de tel oiseau, c'est l'intervalle entre deux battementsd'aile. Pour le mouvement intensif, c'est à dire pour la lumière, il va falloir que je trouve aussi. Il n'ya pas de partie, il y a des degrés, et le mouvement intensif va passer par des degrés. C'est quoipasser par des degrés ? C'est descendre et monter. L'intensité n'est pas réduite à ça, mais avant tout,c'est quelque chose qui monte et qui descend. Jamais avec l'extension, jamais descendre et montern'auraient été isolables. Ca vient de l'intensité. En revanche, ce qui appartient à l'extension commetelle, c'est faire des ronds et disposer des intervalles. Descendre et monter, c'est passer par desdégrés.

On va entrer dans un tout autre temps. Sentez le ! Encore une fois "la lumière tombe". Ca ne veutpas dire qu'elle s'écroule, elle reste en soi, mais ça veut dire que le rayon de lumière en sort d'unecertaine manère : il tombe. Et la lumière remonte. Ces degrés de la lumière, on peut les appeler descouleurs. Les couleurs seraient des intensités de lumière. En quel sens ? Si c'est vrai, ça medonnerait un nom de plus pour désigner cette nouvelle image du temps. Je dirais que l'image dutemps qui correspond au mouvement intensif ou à la lumière, cette fois-ci, c'est non plus unecinéchronie comme tout à l'heure, mais ici c'est une chromochronie. C'est le titre d'un grand ouvragede Messiaen. Et la chromochronie, c'est à dire la figure du temps en rapport avec le mouvementintensif, en rapport avec l'image-lumière, aurait lui-même des signes. Quels signes ?

Tout à l'heure, c'était l'intervalle et le tout. Prenons une quantité intensive quelconque, de toutemanière elle tombe. Elle ne disparaît pas, tomber c'est apparaître pour elle. Un mouvement extensifpeut toujours s'arrêter, c'est à dire qu'il peut toujours déboucher sur un intervalle et qu'il n'y ait pas

de reprise après, c'est ça son mode d'arrêt. Mais un mouvement intensif qui tombe, il n'y a pas et iln'y aura jamais d'intervalle. Entre deux degrés, il n'y a pas d'intervalle, sauf si j'ai substitué auxquantités intensives des quantités extensives qui permettent de les mesurer (exemples de la chaleuret de la quantité de mercure, de la montée de la colonne de mercure). La quantité intensive peuttoujours tomber par elle-même. Tomber, c'est à dire rejoindre zéro. Donc elle a un rapport à zéroqui lui est consubstantiel. Toute quantité intensive est en fonction de zéro.

Le mouvement extensif est en rapport essentiel avec une unité, ou ce qui revient au même, avecquelque chose apte à servir d'unité. Mais le mouvement intensif, dans son intimité, dans sonessence, est en rapport avec zéro. Toute intensité peut tomber à zéro. Mais elle n'a pas besoin detomber à zéro pour nous tomber dessus. Tomber à zéro c'est la vulgarité, c'est la manière la plusfacile pour elle de nous faire sentir quelque chose qui est de son essence. Quand elle tombe à zéro,là devient éclatant que en tant qu'intensité, elle avait à faire avec zéro. Mais dans son essence plusnoble, intime, elle n'a pas besoin de tomber à zéro pour avoir à faire avec zéro, elle nous tombedessus. La lumière nous tombe dessus, et c'est ça l'intensité : elle ne cesse pas. Et chacun de nousdemandera pitié. Peut-être que le mouvement extensif ne cessera pas de composer des unités, et eneffet c'est quoi les parties de mouvement extensif ? Je prends les exemples les plus simples : vousavez des mouvements dits linéaires, des mouvements dits circulaires, et ça ne cesse pas de secomposer. Une roue qui tourne c'est une composition de mouvement. Le mouvement ne cesse pasde se composer, les intensités ça ne cesse pas de vous tomber dessus.

Mais c'est déjà là qu'elles ont un rapport à zéro. Pourquoi ? Parce que ce qui définit une intensité,c'est quoi ? En quoi c'est une quantité ? C'est une quantité parce que c'est, comme toute quantité,c'est l'unité d'une multiplicité, l'unité d'une pluralité. Dans le cas du mouvement extensif, c'est trèssimple : la pluralité c'est les parties successives, et l'unité c'est le rassemblement en un. Mais dans lemouvement intensif ? Kant nous dit très bien que c'est une unité dont la pluralité est appréhendéedans l'instant. Instant, vous remarquez que c'est quelque chose qui concerne le temps. Ce n'est pasdu tout le présent. On a vaguement défini le présent. Peut-être que l'instant va appartenirfondamentalement à notre seconde figure du temps. Donc c'est une unité qui est appréhendée dansl'instant sous forme de sa distance à zéro. Pourquoi distance ? La distance à zéro appartientfondamentalement à l'intensité. En quel sens ? Au sens où la distance intensive se distingue de lagrandeur extensive. Comment ça se distingue ? Toutes les distances sont indivisibles. Ca veut direque trente degrés de chaleur se définit par sa distance à zéro. Quinze degrés de chaleur aussi. Maistrente degrés de chaleur ça n'a jamais été quinze plus quinze. Les quantités intensives ne sont pas leproduit d'une addition de parties, vous ne ferez pas de la chaleur en additionnant des boules deneige. Les distances sont indivisibles. Les distances, donc les intensités. Et je suis en train de définirl'intensité par deux aspects : son degré c'est à dire son unité appréhendée dans l'instant, sa pluralitéest définie comme distance indivisible à zéro. Toutes les intensités sont des distances indivisibles enfonction de leur degré par rapport à zéro. Trente degrés ce n'est pas quinze degrés plus quinzedegrés, mais ça n'empêche pas que trente degrés c'est plus que quinze. Donc je peux introduire desplus et des moins, mais à condition que ce soit d'une autre manière que dans la quantité extensive.Et en effet, je peux dire qu'une distance est plus grande qu'une autre. Mais je ne peux pas dire decombien. Trente degrés n'est pas le double de quinze degrés. Ce qui est le double, c'est la montée dela colonne de mercure qui, elle, est de l'extension. Si vous ne pouvez pas additionner les intensités,les distances qui sont indivisibles, qu'est-ce que vous pouvez faire ? Vous pouvez les ordonner.Ordonner et mesurer c'est deux concepts différents : vous ordonnez des différences ou desdistances, tandis que pour le mouvement extensif, vous juxtaposez des parties. Ce n'est pas pareil.L'intensité c'est l'ensemble des différences ordonnées ou l'ensemble des distances ordonnées, enappelant distance ou différence le rapport d'un degré intensif quelconque avec zéro.

Je viens de trouver comme les deux signes de cette seconde image du temps. Ce temps qui répondau mouvement intensif ou ce temps qui répond à la lumière. Maintenant j'ai le temps comme ordreou comme puissance. Qu'est-ce que j'appellerais l'ordre ou la puissance du temps ? C'est tout à fait

différent du temps comme tout.

L'ordre et la puissance du temps, c'est l'ensemble des distances et des différences en tant queordonnées. Le temps, c'est ce qui ordonne les distances et les différences.

Voilà qu'il va y avoir un ordre du temps qui n'est pas du tout le même que le Tout du temps. Il va yavoir des batailles entre tous ces aspects du temps. ça va animer la mythologie. Les intervalles detemps, ce sont des dieux minuscules, pour les Grecs un intervalle c'était un démon. Les Dieuxavaient des royaumes, ils étaient toujours Dieux de la limite. C'était la limite qui était divine, et ledémon c'est ce qui franchit la limite. Le démon, par définition, c'est le saut. Dans Oedipe, il y a unephrase où Oedipe, en évoquant le destin, dit : "Quel démon a sauté du plus long saut ?" Il trouveque le saut a été un peu fort. L'intervalle peut très bien se rebeller contre le Tout du temps. Il va yavoir la lutte entre le tout du temps et les intervalles de temps. Les présents variables partent engeurre parce qu'ils refusent d'être des parties du tout du temps. Qu'est-ce qui se passe quand lesprésents variables se rebellent ? Nous sautons de Sophocle à Sheakspeare. Hamlet : "Le temps sortde ses gonds". Quand les présents variables se rebellent contre le tout du temps, à ce moment là, letemps sort hors de ses gonds, c'est à dire que l'immensité du passé et du futur ne fait plus un cercle.

Il faudrait dire de tout ça que c'est des puissances du temps : la première puissance du temps ceserait l'intervalle, la deuxième puissance du temps ce serait le tout du temps, la troisième puissancedu temps c'est celle dont on parle en ce moment par rapport au temps intensif, c'est l'ordre du temps,c'est à dire l'ordre de toutes les distances, l'ordre de toutes les différences intensives. Le tempscomme ordre. Il ordonne les distances. Ce serait une espèce de profondeur du temps où s'ordonnenttoutes les distances à zéro. Qu'est-ce que c'est que ce zéro ? Ce serait l'abîme du temps qui a poursigne le zéro. L'ordre du temps c'est quelque chose de très différent du tout du temps. Second signede l'image intensive du temps : dans sa distance à zéro toute intensité est appréhendée dans l'instantet l'instant serait précisément cet aspect du temps sous lequel une intensité est intensité.

Mes deux aspects du temps intensif ce serait : l'ordre du temps qui serait donc comme la troisièmepuissance, et l'instant qui serait la quatrième puissance. Pour le moment, j'ai quatre signes du tempspour deux figures.

Qu'est-ce que c'est que cet instant ? Ce serait la saisie de la quantité intensive en tant qu'unité,tandis que la distance ce serait la saisie de la pluralité indécomposable, c'est à dire de son rapportavec zéro. Vous voyez que c'est deux figures complètement différentes, et pourtant elles sont toutesdeux sublimes, et toutes deux concernent au plus près notre âme. Pourtant à première vue, lemouvement extensif, ça concerne le monde, l'espace. L'intensité, s'il est vrai qu'elle a sa source dansla lumière. Nous savons bien que notre âme a un rapport très étroit avec le monde et un rapport trèsétroit avec la lumière. Il faudrait montrer en quoi ça concerne notre âme. Dans les deux cas, il y adu sublime, et là Kant peut enfin nous donner un relais. Je n'avais parlé que de la moitié du sublimechez Kant, précédemment. Est-ce que c'est par hasard que Kant distingue deux formes du sublime.Dans sa terminologie, très rigoureuse, il dit qu'il y a un sublime mathématique et il y a un sublimedynamique.

La figure du sublime mathématique c'est l'immense et la figure la plus simple du sublimedynamique, c'est le difforme ou l'informe. Ca nous arrange beaucoup. Il y a une expression trèscourante dans la physique du 16ème et du 17ème siècle, c'est la vitesse difformément difforme. Cas'oppose au mouvement uniformément accéléré qui est un cas très simple. D'autre part, la vitessec'est la quantité intensive du mouvement extensif. La vitesse c'est une différence. Une notionintensive. Kant nous donne des exemples. Pour le sublime mathématique : la voûte étoilée du cieldans certaines conditions. Ou bien vous êtes dénaturés ou bien vous êtes envahis par le sentimentdu sublime, mais c'est un sublime mathématique. Ou bien vous êtes devant la mer calme qui n'estbordée que par l'horizon et vous éprouvez le sentiment du sublime mathématique. Mais, tout autre

cas, vous vous trouvez devant des masses montagneuses sans forme, ou bien encore vous voustrouvez devant la sombre mer en furie, ou bien dans la tempête. C'est le noir lançant un éclairterrifiant. L'avalanche. Là vous éprouvez également du sublime, mais vous vous dites, là, que c'estdu sublime dynamique. Quelles différences avec la sublime mathématique ?

Voilà l'histoire du sublime dynamique. La nature se déchaîne, la nature comme catastrophe. Uneinondation. Le feu. Le déchaînement des océans. Qu'est-ce que vous éprouvez ? Que vous n'êtesrien ! Moi, Homme, je ne suis rien. C'est trop fort pour moi. Ces pages sont formidables; à larigueur il n'y a que la musique qui donne les mêmes joies. La simplicité d'un thème musical. Lasimplicité d'un motif et la manière dont ce motif va s'enfler, s'enfler, et va donner quelque chosed'extraordinairement complexe. L'orage sur un glacier : il y a des forces déchaînées et vous sentezque les vôtres ne sont rien à côté. En d'autres termes, ça vous tombe dessus et ça vous réduit à zéro.C'est trop fort pour moi. D'où une espèce de terreur. Qui ça vous ? Vous homme en tant que saisitdans toutes vos facultés sensibles. Aussi vous tremblez pour vos jours. Mais en même temps, ditKant, en même temps que vous sentez votre propre force réduite à zéro par l'énormité de la force enprésence de laquelle vous êtes, vous sentez naître en vous, ou s'éveiller, ou passer à l'acte, unefaculté spirituelle qui, elle, domine la nature, et qui dit en nous : "Qu'importe ma vie humaine !" Lesublime est fait de tout ça. Je ne suis rien vis à vis de la nature du point de vue de mes facultéssensibles, mais, nature en furie, je te domine de par mes facultés spirituelles. Tu peux me tuer,qu'importe ma mort. Et l'océan déchaîné doit faire naître en vous cette faculté spirituelle : aumoment où vous êtes réduit à zéro par les forces de la nature, vous vous élevez au-dessus de lanature sous la forme "ma vie n'a pas d'importance". Sinon vous n'éprouvez pas le sentiment dusublime.

Le sentiment du sublime dynamique est fait de ces deux choses : la manière dont vous vousdécouvrez, devant la nature déchaînée, comme étant zéro du point de vue de vos facultés physiques,mais où, en même temps, s'éveille en vous une faculté de l'esprit qui vous fait penser la nature, et àpartir du moment où vous penser la nature, vous la pensez à partir d'une faculté spirituelle doncsupra sensible qui vous rend supérieur à cette nature et qui vous fait dire : "Qu'importe ma vie, c'estla volonté de Dieu".

Ou, car Kant est très compliqué, qui vous fait dire peut-être des blasphèmes, car dans un texteétrange, Kant dit qu'est sublime aussi le désespoir quand c'est un désespoir révolté, c'est à dire Dieu,je te crache dessus.

Kant a beaucoup d'humour. Ca revient à dire que pour que mon histoire du sublime dynamiquemarche, qu'est-ce qu'il faut ? Il faut être à l'abri, et il va faire une théorie de la nécessité d'être àl'abri. Si je suis dans mon petit bateau sur l'océan déchaîné, je ne peux pas faire ce parcours dusublime dynamique car j'ai tellement peur que une seule chose compte, à savoir le sentiment que jene peux rien. Si bien que le processus du sublime dynamique est coupé. Moi, en tant que créaturedouée de facultés sensibles, je ne peux rien. Là, pas de sublime, et donc si je ne suis pas à l'abri jene peux pas faire l'expérience du sublime. Réfléchissons. Soyons plus kantien que Kant car, à monavis, il fait de la provocation. Je peux, même dans le danger, atteindre au sublime dynamique. Vousne savez plus où vous en êtes, c'est à dire que vous êtes réduit à zéro dans vos facultés sensibles,mais en même temps vous sentez en vous s'éveiller une faculté supra sensible, une facultéspirituelle par laquelle vous êtes supérieur à la nature. Vous bravez la nature car vous êtes esprit.Les commandants de Melville. Akkab est sublime, y compris dans son désespoir révolté où ilrivalise avec Dieu. Lorsque nous nous découvrons comme faculté sprituelle, supérieure à la natureelle-même, Kant dit que nous nous portons de l'estime, pas du tout de l'estime égoïste, mais del'estime en tant qu'être spirituel.

Si je suis à l'abri je ne prends pas le danger au sérieux, ça n'empêche pas que, par l'intermédiaire de

la nature déchaînée et de son spectacle, s'est éveillée en moi une faculté spirituelle qui me faitpenser la nature et que, elle, je prends au sérieux. Et la grande conclusion de Kant, c'est que ce quiest sublime, ce n'est jamais la nature, c'est forcément l'âme, car la nature n'est que l'objetoccasionnel sous lequel s'éveille en nous le sentiment du sublime, mais le véritable objet dusentiment du sublime c'est la faculté spirituelle qui s'éveille en nous. La nature n'a que l'apparencedu sublime, mais l'essence du sublime c'est la faculté spirituelle qui s'éveille en nous à l'occasion del'apparence naturelle.

Le sublime dynamique est fait du sentiment commun de trois puissances : puissance de la naturedans l'informe ou le difforme, impuissance de mon être comme être physique, puissance de monêtre spirituel qui s'élève au-dessus de la nature comme informe. Vous avez toujours le thème de ladistance à zéro et d'un ordre du temps, d'une puissance du temps qui marque, d'une part la distanceinfinie qu'il y a entre la force de la nature et votre être physique, et d'autre part, la distance infiniequ'il y a entre votre faculté comme être spirituel et la nature elle-même. En d'autres termes, c'est uncombat entre la nature et l'esprit. Il y a l'idée toute simple d'une lutte fondamentale telle qu'elles'exprime dans le sublime dynamique.

Si vous consentez à revenir au sublime mathématique, on voit bien que sous une toute autre forme,il y avait quelque chose d'analogue. Kant définissait ainsi le sublime mathématique, c'est à direl'immense, la voûte étoilée; il le définissait en nous disant exactement ceci : votre imagination estdépassée, votre imagination se heurte à une limite qu'elle ne peut franchir. La nature dépasse leslimites de votre imagination. Votre imagination est réduite à l'impuissance par la nature parce quele spectacle qu'elle vous donne vous contraint à changer perpétuellement d'unité de mesure et à nepas pouvoir conserver les unités précédentes quand vous arrivez aux suivantes. En d'autres termes,quelque chose excède le pouvoir de votre imagination. C'est l'immense. Tandis que dansl'évaluation purement mathématique des grandeurs, vous pouvez toujours convertir une unité dansune autre et vous pouvez comprendre à l'infini sous la forme conceptuelle d'un nombre. Mais là,dans le sublime, vous êtes hors de concept. Il ne s'agit plus du concept de ciel tel que, par exemple,une science qui serait l'astronomie en ferait l'analyse. Il s'agit de l'analyse du sentiment de sublime,c'est à dire qu'il s'agit d'esthétique et non pas de science. Donc, cette voûte étoilée du ciel poussevotre imagination vers sa limite, c'est à dire qu'elle vous fait éprouver l'impuissance de votreimagination. Mais en même temps, il y a coexistence des deux mouvements, cette même naturerequiert votre raison et convainc votre raison, c'est à dire votre faculté spirituelle, qu'il y a un toutde la nature. C'est un tout qui est toujours en excès par rapport à vos forces. C'est un tout qui est untrop par rapport à vous comme être sensible, c'est à dire l'imagination comme faculté sensible nepeut pas satisfaire à l'exigence de votre esprit comme faculté supra sensible. Devant le ciel étoilé,votre esprit exige que lui soit présenté un tout de la nature, et votre imagination, qui seule pourraitfournir l'image de ce tout à l'esprit, ne peut pas. C'est pourquoi Kant définira toujours le sublimecomme une discordance de nos facultés. Dans la vie quotidienne, dans la vie finie, nos facultés necessent de s'exercer harmonieusement. La sublime nous arrache à nous-mêmes, pourquoi ? Parcequ'il introduit dans nos facultés un état de discordance.

Mais vous voyez que la discordance mathématique et la discordance dynamique se fontmerveilleusement écho, mais ce n'est pas les mêmes. Dans le cas du sublime mathématique, il y aune discordance aiguë entre les deux espects du temps, l'intervalle et le tout. Votre imaginationatteint sa limite qui n'est pas adéquate au tout, elle ne peut pas la franchir, elle est réduite à zéro ou,si vous préférez, l'intervalle se fait de plus en plus court. Mais votre esprit continue à exiger uneprésentation du tout de la nature, le tout étant trop. (Gance exprimerait au cinéma le sublimemathématique). Dans le sublime mathématique, c'est cet excès par rapport à notre imagination qu'ily a dans le temps comme tout, ou dans l'idée d'un tout du mouvement. Notre imagination réduite àl'impuissance, dépasser l'imagination et se réaliser comme être spirituel. Les textes de Gance vontdans ce sens.

Dans le sublime dynamique, je suis réduit à zéro comme être physique et en même tamps s'éveilleune faculté spirituelle en moi qui réduit à zéro ce qui me réduit à zéro, cette nature sensible.

Le Sublime Mathématique c'est le sublime extensif; c'est le rapport de l'image-

mouvement aux deux aspects du temps, l'intervalle et le tout. Le Sublime Dynamique, c'est lerapport du mouvement intensif et du temps avec un double aspect du temps : l'ordre du temps, c'està dire le temps qui plonge dans l'abîme et l'instant. Et cette fois-ci, ça traduit l'âme et la lumière,comme tout à l'heure ça traduisait l'âme et le mouvement.

Dans les deux cas, Kant dira que la nature n'est qu'apparemment sublime. Le vrai Sublime c'estl'esprit qui s'affirme comme faculté à travers le sublime de la nature, et dans un cas c'est l'âme quis'affirme comme âme du mouvement, et dans l'autre cas, c'est l'âme qui s'affirme comme âme de lalumière.

On circule dans un ordre du temps. Mais qu'est-ce que c'est cet ordre du temps ? Ce n'est plus leprésent variable, c'est l'instant. L'instant, c'est le pressentiment que quelque chose qui est posécomme futur, de manière réfléchie, est en fait déjà là. Vous vivez un instant lorsque, à la fois, vousposez quelque chose comme à venir, c'est à dire éventuel ou probable ou certain, et que, d'une autremanière, vous découvrez que c'est déjà là. En d'autres termes, l'instant c'est l'en-deça du futur. C'estl'imminence du futur. La substitution de l'imminence à l'avenir. En même temps que le futur faitplace à l'imminence qui est tout à fait autre chose que le futur, c'est le déjà là du futur, et dans lemême mouvement un recul infini du passé. C'est les deux phases de l'instant. Un au-delà du passé, ilécartèle le passé. Ce qui s'est passé hier, ça vous paraît des siècles. Un au-delà du passé, un en-deçadu futur, la contamination des deux, c'est comme si le temps était entré dans le temps. Un coin quil'a fait sortir de ses gonds. Au niveau de ce temps on ne parlera plus de l'intensité, on ne parlera plusde l'immensité du futur et du passé; on parlera au contraire d'une espèce de disjonction entre unimmémorial et un imminent. Ce serait ça l'ordre du temps avec l'instant comme son corrélat.

Par rapport à la lumière, qu'est-ce que ce serait cet ordre du temps ? On vient de découvrir que lalumière, tout comme le mouvement, a une affaire fondamentale avec l'âme. Essayons d'imaginerl'histoire des rapoprts de la lumière et de l'âme, étant dit que ces rapports vont être très précisémentle contenu de notre image du temps, à savoir de ce temps intensif qui se dégage de la lumière, ou dela composition intensive qui se dégage du mouvement intensif. A savoir, tout le parcours desrapports de l'âme et de la lumière va constituer le temps de l'intensité.

Au début du 17ème siècle, Jacob Boehme nous raconte l'histoire de l'âme et de la lumière.Schelling. Et juste avant, Goethe qui connaissant si bien J. Boehme, et qui a à faire avec les mêmesproblèmes de l'âme et de la lumière, puisque Faust c'est ça. Goethe avait écrit son traité des couleurscomme degrés de la lumière. L'expressionisme allemand au cinéma, l'image-lumière. Pour eux, lemouvement est subordonné à la lumière.

Boehme commençait une histoire très curieuse : Dieu c'est la lumière (je schématise beaucoup),seulement voilà, la lumière c'est ce qu'on voit pas. C'est le plus caché, le plus enfoui. La propositionde départ c'est que la lumière par elle-même et dans son état de diffusion pure (c'est repris d'unecertaine manière par Bergson), est par nature invisible. Elle est d'autant plus invisible qu'il n'y a pasd'oeil pour la voir. Il n'y a rien. Tant que la lumière diffuse, elle est invisible. Qu'est-ce qui la rendvisible ? C'est lorsqu'elle se heurte à un corps opaque qui la réfléchit et la réfracte. En d'autrestermes, la lumière devient visible lorsqu'elle se heurte à un écran noir, nous dit Bergson. Voilà ce que Boehme nous dit : Dieu est lumière, mais par là même il ne se manifeste pas. Mais entant qu'il est lumière, il est possédé par quelque chose qui ne se confond pas avec lui mais qui est leplus profond en lui. Ce n'est pas lui, mais c'est le sans-fond en lui, et le sans fond en lui c'est lavolonté de se manifester. Dans tout cela Hegel n'est pas loin. Le sans-fond de Dieu c'est la volonté

de se manifester. C'est le premier temps. Que le monde était beau à cette époque! Le deuxièmetemps c'est la colère de Dieu, à savoir Dieu va s'opposer l'opacité pure, c'est à dire les ténèbres pourpasser à sa propre manifestation. La colère de Dieu c'est l'acte par lequel Dieu ou la lumière dresseles ténèbres comme condition de sa manifestation. A ce moment là, et par rapport aux ténèbres quis'opoosent à la lumière, on dirait que la lumière devient Blanche. C'est la première manifestation.Ca prend une apparence très mystique mais vous pouvez le traduire très facilement : c'est le passagede la lumière à un couple d'opposition, à savoir le blanc et le noir. Le noir, ce sera les ténèbres àl'état pur, et le blanc ce sera la lumière par rapport à ces ténèbres. Mais pour le moment rien ne semanifeste; c'est les conditions de la manifestation. Troisième moment : pour que quelque chose semanifeste, qu'est-ce qu'il faut ? Il faut que les ténèbres s'éclaircissent un petit peu sous la lumière etil faut que le blanc s'obscurcisse un petit peu sous les ténèbres ...

Propositions sur le cinéma. Bergson.

18 Mai 1983

... Comment d'une certaine façon dépasser la dualité entre un cinéma abstrait et un cinéma narratif-illustratif ? Dans ce qu'on peut appeler, en très gros, l'école française d'avant la guerre, c'était unsouci très actif chez eux : comment surmonter cette dualité ? Ils étaient très sensibles à l'existenced'un cinéma abstrait, purement optique, d'autre part existaient ou se montaient les formes denarration aussi bien du type SAS que ASA, et voilà que ce qu'ils cherchaient c'était quelque chosed'autre : comment dépasser cette dualité de l'abstrait et du figuratif-illustratif ou narratif. Gremillon,Lherbier.

Si on reprend les textes d'Artaud sur le cinéma, vous voyez constamment revenir, commeproposition de base, comment sortir de cette dualité. Et il nous dit tout le temps que le cinémaabstrait est purement optique, oui, mais il ne détermine pas d'affects. Il n'atteint pas aux véritablesaffects. Artaud va jusqu'à dire : comment arriver à des situations optiques, le mot est chez Artaudlui-même, qui ébranlent l'âme ? C'est curieux cette formulation! Qu'est-ce qu'il voulait ? Il ne s'agitpas de dire qu'il pressentait le néo-réalisme ou la nouvelle vague, mais qu'est-ce qu'il voulait direpour son compte ? Et comment ça se fait que par des moyens absolument différents ça nous soitrevenu, c'est à dire des images optiques sonores qui sont censées ébranler l'âme ... Ces imagesoptiques, on a vu en quoi elles dépassent l'image-action. Elles dépassent l'image-action parcequ'elles rompent avec l'enchaînement des actions et des perceptions. A quel niveau ? Au doubleniveau et du spectateur qui voit l'image, évidemment, mais avant tout au niveau du personnagepuisque ce n'est pas du cinéma abstrait. Au niveau du personnage qu'on voit sur l'écran : il n'est plusen situation sensori-motrice, ou du moins vous nuancez. Ce personnage est un nouveau type depersonnage qui est dans un type de situation très particulier, un type de situation optique et sonorepur. Le comique de Tati c'est ça. Il ne fait rien sauf une démarche. Qu'est-ce qui est drôle ? Le jeudes images optiques sonores pour elles-mêmes avec ce personnage qui déambule. La promenade dupersonnage parmi des situations optiques sonores pures. On est tout à fait sorti du sensori-moteur.Et c'est parce que ce cinéma est sorti du processus sensori-

moteur que je peux dire qu'on est donc sorti de l'image-action. Je voudrais faire sentir que bien plus,et plus profondément, on est sorti de l'image-

mouvement. On est en train d'aborder ce que nous cherchions au début de l'année. L'image-mouvement qui se ramifiait n'était qu'un type d'image. Pourtant les images optiques optiquessonores semblent bien rester des images-mouvement. Quelque chose bouge. Remarquez que oui et

non. Je dis oui et non parce que est-

ce par hasard que le plan fixe ou le plan séquence prend une importance fondamentale dans ce typede cinéma, en liaison avec le type d'images optiques sonores. Ca n'empêche pas que dans beaucoupde cas, il n'y a pas plan fixe, pas plan séquence, il y a du mouvement, mouvement aussi bien de lacaméra que mouvement saisi par la caméra. Oui, il y a mouvement, mais ce qui est important c'estlorsque le mouvement est réduit au jeu des images optiques sonores, peut-être est-ce que l'imagealors, quoiqu'elle soit affectée de mouvement pour son compte, mais ce n'est plus du tout le mêmemouvement que dans le schéma sensori-

moteur, peut-être que alors ces images optiques et sonores, même en mouvement, entrentfondamentalement en relation avec un autre type d'images qui, lui, n'est plus image-mouvement.

C'est bien en même temps que cela se passe dans le cinéma et ailleurs. J'insistais en France sur larencontre entre le nouveau cinéma et le nouveau roman. Je prends quatre propositions de base queRobbe-Grillet présente comme les éléments fondamentaux du nouveau roman et leur traduction entermes de cinéma se fait immédiatement, c'est à dire en quoi la même chose s'est passée dans lecinéma.

Première proposition : caractère privilégié de l'optique. Privilège de l'oeil. D'où le nom donné dès ledébut au nouveau roman : école du regard. C'est un privilège de l'oeil-oreille. Il n'y a pas moins desonore que d'optique. Pourquoi est-ce que Robbe-Grillet tient à ce privilège au moins de l'oeil, et àla rigueur de l'oreille ? Il dit qu'il faut faire avec ce qu'on a, et si vous réfléchissez bien, l'oeil c'estl'organe le moins corrompu. Qu'est-ce qui nous empêche de voir ? Godard nous dit ça aussi tout letemps. On est dans une situation où on ne voit rien, on ne voit pas les images. Pourquoi est-ce qu'onne voit pas ce qu'il y a dans une image ? Je résumerai tout en disant que on vit dans un monded'images sensori-motrices. Donc, d'une certaine manière, c'est forcé qu'on ne voit rien, c'est tout untravail d'extraire des images qui donnent à voir. Les images courantes ne donnent rien à voir parceque, finalement, dès qu'on regarde quelque chose, on est assailli par les souvenirs, les associationsd'idées, les métaphores, les significations. C'est comme un groupe d'ombres qui nous empêche devoir. On a dans la tête déjà qu'est-ce que ça signifie, à quoi ça ressemble, qu'est-ce que ça nousrappelle ? Il y a toute cette littérature et cette culture de la mémoire et de l'association d'idées, toutesces métaphores qui nous assaillent. Robbe-Grillet pense que l'oeil, et c'est par là qu'il va privilégierl'optique, est l'organe malgré tout le plus apte à secouer l'appareil des métaphores, dessignifications, des associations, pour ne voir que ce qu'il voit, c'est à dire des lignes et des couleurs,mais surtout des lignes.

Deuxiéme proposition : Si on suppose un oeil qui s'est donc extrait des situations sensori-motriceset de leur cortège signifiant, associatif mémoriel. Si on suppose un tel oeil, qu'est-ce qu'il voit ? Ilvoit des images. Mais qu'est-ce que c'est des images ? Ce ne sont pas des objets, ce sont desdescriptions d'objets. Robbe-Grillet tient beaucoup à cette notion de description d'objets puisque,selon lui, le nouveau roman, mais aussi le nouveau cinéma, ne va pas nous faire voir des objets oudes personnes, mais va nous faire voir des descriptions. Ce qui est optique c'est la description despersonnes et des objets. Bien plus, n'est pas exclu que dans certaines formes, la descriptionremplace l'objet. Non seulement elle vaudrait pour l'objet, mais c'est elle qui serait le véritableobjet. Elle gommerait l'objet. Robbe-Grillet nous dit que dans le roman classique, si vous prenezune description chez Balzac, vous voyez qu'elle vise un objet ou une situation; dans le nouveauroman ce n'est pas comme ça. La description a remplacé l'objet, elle a gommé l'objet (voir page 81de Pour un Nouveau Roman) "longue citation de Robbe-Grillet (...) ... Et lorsque la descriptionprend fin l'on s'aperçoit qu'elle n'a rien laissé debout derrière elle. Elle s'est accomplie dans undouble mouvement de création et de gommage". Voilà donc le second principe : la descriptionoptique.

Troisiéme proposition : Pourquoi tellement insister sur la description optique qui finit par gommerl'objet, par remplacer l'objet, par se substituer à l'objet ? C'est parce qu'il tient énormément à l'idéeque l'image optique n'est pas du tout une image objective ou objectiviste. Il dira que le nouveauroman c'est le roman de la subjectivité totale, d'où l'importance de ne pas lier l'image optique pureou l'image sonore pure à l'objectivité d'objet, à l'objectivité de quelque chose. Si l'image optiquepure est pure description qui gomme l'objet, il est évident qu'elle renvoie à une subjectivité totale.Et en effet, ce qu'on a appelé la situation optique, c'est la troisième grande idée de Robbe-Grillet,cette idée du nouveau roman comme roman de la subjectivité. C'est très simple à comprendre.Prenez l'exemple de Taxi Driver. Le personnage est en balade. En quoi est-il en situation optiquepure ? Bien sûr, il est en situation sensori-

motrice par rapport à sa voiture, il la conduit. Mais son attention comme flottante, pourquoi est-cequ'il délire ? Il fantasme. Scorcese a très bien montré que les chauffeurs de taxis sont dans unesituation assez délirante. Ils sont coincés dans leurs petites boîtes où, là, le chauffeur est en situationsensori-motrice (excitation-réaction), mais simultanément à cela, tout un bout de lui-même est ensituation optique pure, à savoir son attention traînante où ce qui se passe sur le trottoir (Scorcese lemontre admirablement) n'est plus du tout saisi en situation sensori-motrice, à savoir : je vois etj'agis en fonction de ce que je vois, mais en situation optique pure : il passe dans les rues et il voitun groupe de putains, trois types qui se battent, un enfant qui fouille dans une poubelle. Etre ensituation optique c'est tout d'un coup dire : qu'est-ce que c'est que ça ? Qu'est-ce que je voisd'intolérable là-dedans! La situation optique ce n'est pas du tout une situation d'indifférence, c'estune situation qui fondamentalement traverse de part en part et ébranle l'âme. Le type de Taxi Driverest en situation sensori-motrice par rapport à la chaussée, mais par rapport aux rues et à tout ce quise passe dans les rues, il est en situation optique pure. C'est un défilé optique pur et sonore. Lesjoints sensori-moteurs(sensori-motrices ?) sont tout à fait coupés. Dans une situation optique ce quiest coupé fondamentalement c'est l'articulation perception-

action. D'où ces gestes inadaptés, le geste qui fait faux, etc. Cette situation optique où les liensperception-mouvements semblent coupés, interrompus, permet une espèce d'éclosion de délire,délire raciste, délire si courant dans la cervelle d'un chauffeur de taxi, qu'on ne peut pas comprendreindépendamment de ceci, c'est que les situations optiques pures appellent des concrétions soitfantasmatiques, soit délirantes, soit rêveuses. Tout un monde de l'imaginaire. Le troisièmecaractère, c'est bien des images optiques pures investies par une subjectivité totale.

Quatrième proposition : C'est lorsque, ne serait-ce que pour marquer la différence des générations,il disait qu'il y a une différence entre Sartre et nous. Mais qu'est-ce qui distingue "la nausée" dunouveau roman ? Justement il disait que nous, on a été amenés à dégager des situations optiquespures. Alors que chez Sartre, il y a une présence du monde, mais ce n'est pas une présence d'abordoptique. Ensuite il n'a pas supprimé toutes les significations, même si il les a traduites en nausée,c'est encore un mode de signification. Pour Robbe-

Grillet le monde n'est même plus absurde, c'est plus ça le problème. Il se démarquait aussi de Sartreen disant : nous on ne croit plus en une littérature de l'engagement. Pourquoi ? Il dit que l'onappellera ça de l'art pour l'art, mais ça n'a pas d'importance, nous on a fini par croire qu'il faut quel'art fasse ses mutations propres, on ne croit plus au réalisme socialiste, on ne croit plus àl'engagement, on pense plutôt que l'art doit faire ses mutations à lui, et que c'est comme ça quefinalement il rejoindra les exigences d'une révolution si jamais ça doit se faire, ou qui rejoindra lesmutations sociales. C'est en travaillant pour son compte. Dans cette perspective, la tâche propre decet art là, je ne dis pas de tout art, il s'agit d'une tentative précise, la tâche de cet art là c'était deproduire des images optiques sonores. En quoi c'était actif ? Ce n'est pas un engagement et pourtantce n'est pas du tout indifférent puisque, encore une fois, nous ne savons même pas ce qu'est unetelle image.

Nous vivons dans un monde de clichés. Le publicitaire produit des clichés, c'est à dire le contraired'une image, des clichés c'est à dire des excitations visuelles qui vont déclencher un comportementconforme chez les spectateur. Le publicitaire c'est le contraire de toute poésie. Mais ce qui estdifficile c'est de dire en quoi c'est le contraire. La poésie, au niveau où on la définit, c'est gommerles clichés, supprimer les clichés, rompre les associations sensori-

motrices, faire surgir hors des clichés des images optiques et sonores pures qui, au lieu dedéclencher des comportements prévisibles chez les individus, vont ébranler l'individu dans le fondde son âme. D'où le thème courant de Godard : nous vivons dans un monde de clichés et que nousne savons même pas ce que c'est qu'une image parce que nous ne savons pas voir une image, etnous ne savons pas voir ce qu'il y a dans une image. Il ne faut pas un art de l'engagement, il faut unart qui ait sa propre action en lui-même, c'est à dire qui suscite en nous, quoi ? Qui, produisant desimages à la lettre inouïes, soit tel qu'il nous fasse saisir ce qui est intolérable et qu'il suscite en nous,pour parler comme Rosselini, l'amour et la pitié. Un tel art peut très bien participer à un mouvementrévolutionnaire, mais en tous cas, ce n'est pas une littérature ou un cinéma engagés, c'est un cinémade la pure image optique sonore.

Voilà donc les quatre caractères de Robbe-Grillet. Ils s'appliquent au nouveau roman mais aussi aunouveau réalisme, au nouveau cinéma français et au nouveau cinéma américain.

Voilà la question devant laquelle nous sommes. Ce que je considère maintenant comme fait c'est enquoi ces images optiques et sonores sont autre chose que des images-action. Mais ce qui me soucieencore, c'est leur statut. Ces images optiques et sonores, qu'est-ce qu'elles vont provoquer, qu'est-cequ'elles vont faire naître en nous ? Est-ce qu'il y a d'autres types d'images que l'image-

mouvement, et qu'est-ce que ce serait ? On est encore loin d'avoir un statut réel de l'image optiqueet sonore. On tire un grand trait et je dis qu'il faut repartir sur de nouvelles bases ; ça pourraits'intituler au-delà de l'image-

mouvement. Ma question est : est-ce que les images optiques et sonores font naître en nous et horsde nous des images d'un autre type ? Des images qui ne sont plus des images-mouvement.

Je vous propose de revenir à Bergson. Vous vous rappelez le point où on était arrivés très vite audébut de nos séances. Il y a une thèse très célèbre de Bergson qui consiste à dire que les positionsdans l'espace sont des coupes instantanées du mouvement, et le vrai mouvement c'est autre chosequ'une somme de positions dans l'espace. Mais nous avions vu que cette thèse se dépassait vers uneautre thèse beaucoup plus profonde où il nous disait non plus du tout que les positions dans l'espacesont des coupes instantanées du mouvement, mais où il nous disait beaucoup plus profondémentque le mouvement dans l'espace est une coupe temporelle du devenir ou de la durée. Ca voulait direque, à la lettre, l'image-mouvement n'était qu'une coupe d'une image, quoi ? Faut-il dire plusprofonde ? L'image-mouvement ce serait la coupe temporelle ou la perspective temporelle sur uneimage plus profonde, plus volumineuse. Le mouvement de translation, le mouvement dans l'espace,c'est une perspective temporelle et non plus une perspective spatiale. Une coupe temporelle d'uneimage plus volumineuse. Et pour son compte, Bergson lui donnait un nom à cette image, ill'appelait une image mémoire, ou l'image souvenir. Et l'image-

mouvement n'était donc que la coupe temporelle d'une image plus profonde, image mémoire ouimage souvenir. Qu'est-ce que c'était cette mémoire ?

Presque chaque fois que Bergson s'occupe de la mémoire, il la définit non pas d'une mais de duexfaçons. Je prends un texte de Matière et Mémoire, premier chapitre : "la mémoire sous ses deuxformes, en tant qu'elle recouvre d'une nappe de souvenirs un fond de perceptions immédiates".

Première forme, elle recouvre une perception d'une nappe de souvenirs. Je dirais que ça c'est lamémoire en tant qu'elle actualise un souvenir dans une perception présente. Voilà le premier aspectde la mémoire. Je continue "... Et en tant aussi qu'elle contracte une multiplicité de moments". Ca ,est-ce une autre mémoire ? Ou est-

ce qu'il y a deux aspects de la même ? C'est très curieux. Quand on nous dit que la mémoire c'est cequi recouvre d'une nappe de souvenirs une perception, on se dit que c'est bizarre. Pourquoi est-cequ'il s'exprime comme ça ? Il emploie une expression poétique. Mais on s'y repère. C'est, encoreune fois, la mémoire en tant qu'elle actualise des souvenirs dans une perception. Ca c'est la premièremémoire qu'on appelle mémoire-nappe. Puis il nous dit qu'il y a une autre mémoire, celle quicontracte deux moments l'un dans l'autre. Prenons le cas le plus simple : le moment précédent et lemoment actuel. A ce moment là, il y aurait de la mémoire partout puisque ce que j'appelle monprésent c'est une contraction de moments. Cette contraction est plus ou moins serrée, mon présentvarie. Mon présent a une durée variable. Tantôt j'ai des présents relativement étendus, tantôt j'ai desprésents très serrés. Tout dépend de ce qui se passe. Mais ce que j'appelle mon présent, chaque foisc'est une contraction d'instants : je contracte plusieurs instants successifs. Si on appelle mémoireaussi ce second aspect, il y a donc une mémoire contraction qui n'est pas du tout la même chose quela mémoire-nappe. La première actualise une nappe de souvenirs dans une perception présente, laseconde contracte plusieurs moments dans une perception présente.

Ces deux aspects, contraction et nappe, pourquoi est-ce que ça évoque quelque chose qui concernele cinéma ? Il aurait fallu consacrer une séance au problème de la profondeur de champ. Lorsque,en relation à certaines techniques, a été utilisé ou a été obtenu un effet de profondeur de champ dansl'image cinématographique, et puis ça a été retrouvé avec de nouveaux moyens techniques. C'est sarésurrection avec Orson Wells, et la découverte ce qu'on allait appeler la découverte d'un plan-séquence avec profondeur de champ. (développement sur les images typiques de profondeur dechamp).

(avec la profondeur de champ, vous avez la pleine simultanéité) (c'est un des très beaux casd'images contraction où là, la profondeur de champ assure la contraction d'un champ et d'uncontrechamp ou de ce qui aurait pu être présenté par d'autres procédés sous forme de deux momentssuccessifs. Il s'opère une contraction des deux moments).

(le plan séquence célèbre de Wells vous donne une image contraction. Plusieurs moments sontcontractés).

La première fonction de la profondeur de champ, c'est produire des images-

contraction. Ce que j'attribue à la profondeur de champ c'est d'opérer des contractions temporellesqu'on ne pourrait pas obtenir avec d'autres moyens. Mais il faut ajouter immédiatement que laprofondeur de champ a aussi l'effet inverse. Wells fait partie des grands cinéastes du temps. S’ il y aun américain qui a atteint à un cinéma du temps, c'est Wells. Les grands cinéastes du temps, il y aResnais, Wells, Visconti, Perrault. Leur problème c'est l'image temps.

Flairez qu'on est en train de prendre contact avec un drôle de type d'image. Tout comme enmusique, il y a des musiciens qui sont des musiciens du temps. Ce qu'ils mettent en musique c'est letemps. Ce qu'ils rendent sonore, c'est le temps. Ca suppose qu’ un certain nombre de cinéastesauront un cinéma qui restera non saisi si on ne se demande pas quelle structure temporelle estprésente dans les images qu'ils nous font voir. Ils nous font voir le temps. Quelle structure de temps.Quand est-ce qu'il y a problème de temps ? Il y a problème de temps à partir du moment où le tempsest abstrait de la forme de la succession. Le retour en arrière, le flashback, n'a jamais riencompromis à la forme de la succession. Ca n'a rien à voir avec le temps. La stature du temps queVisconti nous fait voir est aussi différente, rendre visible à travers des images optiques et sonores.

C'est des cas très spéciaux. Godard n'a pas beaucoup à faire avec le temps à génie égal. Viscontipour nous faire voir le temps n'a pas besoin de la profondeur de champ. Je me dis que si laprofondeur de champ a un rapport quelconque avec une image-temps, c'est avec une forme d'image-temps très particulière, qui sera, entre autre, celle de Wells. Si la profondeur de champ a pourpremière fonction de produire des contractions, c'est à dire nous donner des images-contraction, ellea aussi en apparence la fonction opposée, à savoir produire des nappes. Tous les films de Wells ontà faire avec une enquête concernant le passé. Citizen Kane c'est une série de nappes distinctesconcernant le passé d'un homme, le citoyen Kane, en fonction d'un point aveugle que signifie"Rosebud". Dans beaucoup de cas, la profondeur de champ - ce qui compte ce n'est pas lessouvenirs de A sur Kane, les souvenirs de B sur Kane, ce qui compte, c'est que ce soit le passé deKane pris à des niveaux de profondeur différents : à chaque fois est atteinte une nappe de souvenirsdont on va se demander si cette nappe là s'insère et coïncide avec la question : qu'est-ce que c'était"Rosebud". Cette fois, la profondeur de champ va être une image-nappe et elle va intervenir commele déploiement d'une nappe donnée. Suivant les cas, la profondeur de champ a une de ces deuxfonctions : tantôt elle opère une contraction maximale entre moments successifs, tantôt elle décritune nappe de souvenirs comme aptes ou comme inaptes à s'actualiser dans le présent. En ce sens jedirais que la profondeur de champ est constitutive d'une forme très particulière d'image-temps, àsavoir l'image-mémoire sous ses deux formes, contraction et nappe, ou l'image-souvenir sous sesdeux formes, contraction et nappe, étant entendu que les souvenirs étaient inconscients.

La structure du temps chez Wells est une structure bi-polaire : contraction de moments et nappes desouvenirs.

Bergson

7 Juin 1983

Qu'est-ce qu'on a fait cette année ? Une reprise de l'année d'avant. Mais j'avais essayé d'expliquer lanécessité de cette reprise. Je voudrais dans cette dernière séance me consacrer à un certain nombrede schémas bergsoniens. Trois schémas sont nouveaux. Ils viennent relancer le problème là où noussommes. Nous avions fait une classification beaucoup plus riche que l'année dernière des images etdes signes. On partait d'un plan qu'on appelait le plan des images-

mouvements ou des images-lumière.

Sur ce plan, on assignait des centres d'indétermination. Ces centres d'indétermination étaient àproprement parler définis par un écart. Le plan des images-mouvement ou des images lumière,rapporté au centre d'indétermination, donnait trois types d'images puisque le centred'indétermination avait trois aspects : une image-perception, une image-action ; la perceptionexprimant ce que le centre d'indétermination retenait du monde des images-mouvement agissant surlui. Les images-action indiquant comment les centres d'indétermination réagissaient aux imagesexerçant sur lui leur influence, et puis entre les deux, puisqu'il s'agissait d'un écart entre laperception et l'action - c'était même ça qui définissait le centre d'indétermination -, entre les deuxquelque chose dont je disais que ça vient occuper l'écart, et pourtant ça ne le remplit pas, et c'étaitles images affection. Nous nous sommes longtemps contentés de ce schéma. On avait ici l'image-matière qui est mouvement ou lumière, on avait là les images-actions, les images-affection, et lessignes correspondants dans chaque cas, et du point de vue de la composition de toutes ces images,ce schéma nous donnait des images indirectes du temps, et du point de vue de la genèse de toutesces images, il nous donnait une ou des figures indirectes de la pensée. Ca formait un gros bloc.

Pourquoi ne pas arrêter là ? Parce qu'on a toujours considéré que l'image-

matière était un type de coupe très particulier. C'était une perspective. C'était une coupe mobile ouune perspective temporelle. Si vous préférez c'était une modulation. En effet, l'image-mouvement,l'image cinématographique c'est de la modulation par opposition à une photo qui, si artiste qu'ellesoit, est du type d'un moule.

Modulation, coupe mobile, perspective temporelle, ce plan des images-mouvement n'était que cela.

Et s’ il nous donnait une image du temps, c'était une image indirecte du temps; et s’ il nous donnaitdes figures de la pensée, c'était des figures indirectes de la pensée puisque toujours construites ouinférées à partir des images-

mouvement. Et tout cela correspond finalement au premier chapitre de Matière et Mémoire. Vousvous rappelez que dans ce premier chapitre de Matière et Mémoire, il consiste à distinguer troissens de la subjectivité conçue comme centre d'indétermination. Si je définis un sujet comme centred'indétermination dans un monde d'images-mouvement, donc recevant l'influence d'images-mouvement et réagissant en images-action. Je dis que ce premier chapitre nous montre trois aspectsde la subjectivité : un aspect perception, ou un aspect-action et un aspect-affection.

Vous remarquerez que ce premier chapitre de Matière et Mémoire, à ma connaissance, il n'y a paseu au monde de texte plus matérialiste. Et il est bon qu'un auteur qui était réputé pour sonspiritualisme, lâche au premier chapitre d'un livre qui est son chef d'oeuvre, un manifestematérialiste comme on n'en avait jamais vu. Encore une fois pour lui, aussi bien la perception quel'action que l'affection, qu'est-ce que ça réclame ? Un écart entre une excitation reçue et unmouvement exécuté. Et qu'est-ce que cet écart ? Cet écart c'est le cerveau! On ne peut pas être plusmatérialiste. On va apprendre qu'il y a un quatrième aspect de la subjectivité conçue comme centred'indétermination. On va apprendre que ce quatrième aspect n'est assurément compréhensible quesuivant une autre dimension que celle du plan de l'image-mouvement, et que pourtant ça ne se voitpas tout de suite.

C'est que, en effet, si je me donne toujours mon centre d'indétermination, c'est à dire l'existenced'écarts des actions subies et des réactions exécutées, écarts entre excitations et réponses, je disaisbien que l'affection d'une certaine manière vient occuper cet écart mais qu'elle ne le remplit pas. Eten revanche, il y a quelque chose qui vient remplir cet écart. Entre une perception, c'est à dire uneexcitation reçue par le centre d'indétermination sur une de ses faces, et un mouvement exécuté enréponse par le centre d'indétermination dans une autre de ses faces, il y a un écart. C'est cet écartqui mesure la nouveauté de l'action exécutée par rapport à l'excitation reçue. C'est parce que, d'unecertaine manière j'ai le temps, au contraire d'une chose où il y a enchaînement immédiat entre lesactions reçues et les réactions exécutées. Par exemple, je donne un coup de pied à la chaise, et si jesuis très en forme, la chaise bouge, elle réagit immédiatement. Ce sont des enchaînements quifonctionnent immédiatement.

Quelque chose vient remplir l'écart! La réponse célèbre de Bergson c'est que en effet nous avonsdes souvenirs. Et tout ce qu'on a dit précédemment sur action, perception, affection, ne rendaitabsolument pas compte de cette nouvelle dimension : nous avons des souvenirs. Et ces souvenirsnous en faisons l'expérience, au moins la plus courante, sous la forme de ce que Bergson appellelui-même "image-souvenir". Nous, centres d'indétermination, nous n'avons pas seulement desperceptions, des actions et des affections, nous ne sommes pas seulement définis par ces trois typesd'images qui expriment l'action sur nous des images-mouvements, nous avons aussi des images-souvenir. A quoi elles nous servent ? Elles nous servent à compenser notre supériorité-infériorité.Notre supériorité sur les choses c'est que nos actions ne s'enchaînent pas immédiatement avec lesexcitations reçues. C'est d'une certaine manière ce que Bergson appelle avoir le choix. Nous avons

un certain temps pour réagir, ou alors si nous n'avons pas ce temps, c'est la panique, c'est l'image-affection. Mais normalement nous avons un certain temps, nous voyons le lion un peu avant qu'ilnous attaque. Mais il y a aussi l'aspect infériorité, à savoir : mon action ne dispose plus de la facilitéd'être une simple conséquence, compte-tenu de ma nature, de l'excitation reçue. Elle n'est plusdéterminée, elle n'a plus de voie de détermination. Je suis en situation de choisir. Si je suis unpoulet, je n'ai pas le choix, pas assez de cerveau. Pas assez d'écart.

Ce qui remplit le cerveau c'est des images-souvenir, ou c'est des souvenirs qui, en fonction de lasituation présente, viennent s'actualiser en images. C'est ça qui justifie le petit tiret de Bergson. Cesont donc des images-souvenir qui vont guider la meilleure action à choisir en fondtion del'excitation reçue. La question de Bergson est simple : d'abord comment représenter ? D'abord vousme direz qu'est-ce qui prouve qu'on ne peut pas rendre compte de l'image-souvenir en en restant surle plan des images-mouvement ? Pourquoi est-ce que l'image-

souvenir ce ne serait pas une quatrième sorte d'image-mouvement ? Peut-être! Je dis peut-être carpour savoir si l'image-souvenir peut être traitée comme une quatrième sorte d'image-mouvement, ilfaudrait déjà avoir posé et su répondre à la question d'où ça vient les images-souvenir, car au moinsprécédemment on avait montré d'où venaient les images-perception, d'où venaient les images-

action, d'où venaient les images-affection, si l'on donnait l'écart, c'est à dire si l'on se donnait lescentres d'indétermination. Et de ce point de vue, on avait bien l'impression que rien d'autre nepouvait exister, mais ce n'était qu'une impression.

Il faut ajouter à notre plan des images-mouvement une espèce de cône. Pourquoi un cône ? Parcequ'il faut une pointe qui coïncide avec son insertion sur le plan de l'image-mouvement. Il doitculminer en S, S désignant le centre d'indétermination. Et pourquoi est-ce que ça sévase ? C'estl'ensemble de toutes les images-souvenir qui forme cette figure conique, selon que je les considèreplus ou moins près de leur insertion, c'est à dire suivant que je les considère plus ou moins prochesd'une urgence présente. Si il n'y a pas urgence présente, mes images-souvenir sont assez dilatées,par exemple, je suis en état de rêverie. Je suis en état de rêverie quand je suis dans une situationprésente sans urgence. Au contraire, si la situation présente est urgente, mes images-

souvenir, là, sont de plus en plus contractées. Comprenez ce premier schéma bergsonien où donc ilrajoute au plan des images-mouvement cette dimension très insolite en lui donnant une figureconique puisque ça va être l'ensemble des souvenirs en tant qu'ils s'actualisent au point S, dans desimages-souvenir qui viennent remplir l'écart qui définissait le point S. C'est la célèbre métaphore ducône.

Qu'est-ce que c'est que le cerveau ? Dès lors, tout va recevoir une double détermination. Ce quec'est que le cerveau, ça dépend, puisque j'ai ajouté une dimension à mon schéma du plan de matière.Du point de vue du plan de matière, le cerveau c'est strictement l'écart entre une excitation subie etune action exécutée. Du point de vue du cône, le cerveau c'est le procès d'actualisation du souveniren image-souvenir.

Mais on n'a pas oublié que notre plan de la matière était tout à fait mobile. On n'a pas oublié cettemobilité. A chaque fois, les images-mouvement changent. On a S, puis S4, puis S3, si bien que lavraie figure, je dirais que ce cône ne cesse de déplacer son sommet à l'infini selon la succession desplans de matière. Vous voyez que là où Bergson, on ne sait pas pourquoi, va faire triompher lespititualisme, si je m'en tiens au plan de matière, tout est matière; tout est esprit si je m'en tiens aucône, or il y a un point commun qui va être évidemment l'insertion de l'esprit dans la matière.

Insertion de l'esprit dans la matière, c'est ce qui appartient à la fois et au cône et au plan de matière,c'est le point S. En termes de matière, si on traduit, c'est le cerveau, si on traduit en termes d'esprit

c'est la mémoire. Selon Bergson, il n'y a qu'une chose que la matière ne peut pas expliquer, c'est lamémoire. Ce qui nous prépare à l'idée que la mémoire c'est la durée, la durée c'est la mémoire.

Vous me demanderez pourquoi est-ce que le cône ne serait pas un cône matériel ? Ce serait uneexcroissance de la matière ? On a déjà mis des écarts dans la matière, pourquoi est-ce qu'on n'ymettrait pas des cônes ? Tout dépend de la réponse à la question : une image-souvenir, d'où ça vient? Et en quoi ça peut bien consister ? Beaucoup de gens, et c'est généralement ceux qu'on appelaitles psychologues considéraient qu'il n'y a pas de problème et que on peut s'arranger en disant, parexemple, que les images-souvenir sont dans le cerveau.

Ils ne disent pas ça aussi simplement. Ca, ça fait rire Bergson, et il a le droit. Rappelez-vous quedepuis le début il nous a expliqué que le cerveau était une image; or la régie des images c'est qu'uneimage ne contient pas d'autres images. Une image présente ce qui apparaît en elle. Bien sûr, parfoisil y a une image dans l'image, mais ce n'est pas du tout une image qui serait comme dans une boîte,il n'y a pas une boîte où il y aurait des souvenirs. Enfin je passe là-dessus. La question c'est : d'où çavient une image-souvenir ?

D'où le deuxième schéma connaissance un des aspects les plus brillants de tout le bergsonisme.Voilà ce qu'il nous dit : l'image-souvenir , je reproduis, et je pourrais dire que l'image-souvenir c'estla reproduction d'un ancien présent dans un actuel présent, ou, pour mieux jouer sur les mots, c'estla représentation de l'ancien présent dans l'actuel présent. Et oui, on vit là-

dessus. Comment l'ancien présent peut-il être représenté dans l'actuel. Là on va imaginer plein dechoses. Mais notre tendance de départ, notamment si nous sommes psychologues, c'est toujours deconsidérer le passé par rapport à l'actuel présent, c'est à dire que nous pensons le passé en fonctionde l'actuel présent par rapport auquel il est passé. Tout passé est passé par rapport à un actuelprésent. Exemple : je me rappelle ce que j'ai fait hier. C'est la représentation d'un ancien présent parrapport à l'actuel présent : je me représente ce que j'ai fait hier. Je pense donc mon passé en fonctiondu présent par rapport auquel il est passé. Et en effet tout passé est passé d'un présent qu'il a été. Orc'est bizarre mais personne n'y avait pensé. Faire de la philosophie c'est faire des découvertescomme ça. Le passé est aussi passé par rapport à l'ancien présent qu'il a été, et ça va peut-être toutchanger.

Il y a un nouveau présent que j'appelle l'actuel présent. Qu'est-ce qui le rend possible ? Pourquoiest-ce que le présent passe, et ne cesse de passer ? C'est une question métaphysique et c'est trèsconcret. Pourquoi le présent passe ? Si on me dit que c'est la définition du présent, je réponds non.Je veux une réponse de première main, de généralité. Ca c'est la différence entre la psychologie et lamétaphysique.

La métaphysique ne cherche pas des lois, elle veut des raisons singulières. Si on me dit que c'est laloi du présent et qu'on définit le présent tel que c'est défini dans son contenu qu'il passe, je dis queça ne va pas. Je pense au très beau texte de Chestov sur Job et Dieu. Job c'est celui qui a demandéune réponse de première main à Dieu, puis il n'a pas lâché Dieu. Si on veut une réponse de premièremain, est-ce qu'on peut se contenter de la réponse suivante : c'est parce qu'un nouveau présent vientd'arriver. Non, ça ne vous dit absolument rien. Ca consiste à nous dire à nouveau que le présentpasse, or nous, nous voulons une raison pour laquelle ce présent passe. Si on nous répond que c'estparce que un nouveau présent vient d'arriver, bien plus c'est si peu satisfaisant qu'il faudraitrenverser la question. Et pourquoi qu'un nouveau présent a-t-il pu arriver ? Je réclame toujours maréponse de première main.Si un présent passe, ça ne peut pas être par après. Si le présent passe, ça ne peut être qu'en mêmetemps qu'il est présent. C'est une évidence. Le présent passe en tant qu'il est présent. Il passe enmême temps qu'il est présent : en d'autres termes, il se constitue comme passé en même temps qu'ilapparaît comme présent. Vous n'aurez jamais fini de méditer sur cette proposition à laquelle vous ne

pourrez pas échapper. Selon Bergson, voilà que la réponse de première main approche : il faut bienque le présent se constitue comme passé en même temps qu'il se donne comme présent. Il ne peutpas se constituer comme passé une fois qu'il est passé, forcément. Nous n'avons pas le choix, il fautqu'il y ait stricte contemporanéité entre un passé et le présent qu'il a été ...

Si je pense le passé par rapport au présent qu'il a été, je dois dire que tous les deux sont strictementcontemporains. C'est en même temps que le présent se donne comme présent et se constitue commepassé. En d'autres termes, il y a contemporanéité entre le passé et le présent qu'il a été. D'où secondschéma splendide de Bergson : ma ligne est supposée droite; je peux parler d'un présent mobile surcette ligne, le présent qui passe. Je dirais que, à chaque moment de ce présent, donc je peux lesubdiviser à l'infini, à chaque moment de ce présent être présent c'est se différencier, suivant deuxdirections : une tendue vers l'avenir, une autre qui tombe dans le passé. En d'autres termes, iln'existe de présent que dédoublé. La nature du présent c'est le dédoublement. A chaque instant, leprésent se dédouble en présent qu'il est et passé qu'il a été. En d'autres termes, il y a un souvenir duprésent. Il est déjà là. Il y a coexistence radicale entre le présent qui se présente et le passé qui a étéce présent. Vous me direz que si ce présent est constamment détourné, comment ça se fait que nousne le voyons pas ? La réponse est toute simple : à quoi ça nous servirait ? Ne devient image-souvenir que ce qui sert à quelque chose, on l'a vu, ce qui sert à orienter nos actions. Seul ce passélà, seul ce souvenir là, devient image-souvenir. Ca revient à dire qu'il n'y a d'images-souvenir quepar rapport à un nouveau présent.

Mais le souvenir du présent lui-même, c'est à dire cette coexistence du passé avec le présent qu'il aété, ce dédoublement du présent, à quoi il nous servirait ? Il nous générait énormément. Toute laligne de l'action entraîne à suivre ce chemin là, et à refouler, à neutraliser celui-ci, sauf danscertains cas selon BERGSON. Il y a des cas que l'on avait jamais compris avant lui. Il fallaitdécouvrir cette nature du redoublement du présent pour comprendre ces expériences que l'ontrouvait bizarres, qui était connues dans la psychiatrie, dans la psychologie, qui étaient connuespartout de tous temps, à savoir la paramnésie, ou le sentiment du déjà vécu. Qu'est-ce que c'est lesentiment du déjà vécu ? C'est l'expérience qui arrive parfois d'avoir strictement déjà vécu unescène qui est en train de se faire, qui se présente. Cette expérience est très particulière puisque cen'est pas un sentiment de ressemblance, ce n'est pas le sentiment d'avoir vécu quelque chose desemblable qui ferait appel à une mémoire. D'autre part, ce n'est pas un sentiment localisable, c'est àdire datable. On l'a vécu dans un passé quelconque. Aussi bien pour la psychiatrie que pour lapsychologie, l'explication de la paramnésie a toujours été très complexe. Bergson nous proposequelque chose d'absolument simple et il va de soi qu'il pensait à la paramnésie dès le début de saconception du dédoublement du présent. Supposez que à la suite d'un raté de la vie, il y a unedéfaillance de l'élan vital. L'élan vital c'est donc ce qui nous entraîne sur la ligne d'action et ce quinous fait refouler ce qui ne nous est pas utile. Ce qui nous est utile c'est les souvenirs par rapport àdes présents actuels. Mais le souvenir par rapport au présent qu'il a été, le passé par rapport auprésent qu'il a été, ça ne nous est pas utile. Qu'en faire ? Le présent est là, ça suffit déjà, et si onnous en flanque deux! Supposez qu'il y a un raté du mécanisme d'adaptation à la vie, voilà que va sefaire le paradoxe suivant : puisqu'il y a contemporanéité ou dédoublement du passé et du présentqu'il a été, supposez certains cas où, au lieu de percevoir mon présent, je perçoive le passé qu'il estdéjà, puisqu'il y a contemporanéité du passé et du présent. Voilà que je me mets non pas à percevoirla scène comme présente, mais je me mets à la percevoir comme passée. Je perçois l'actuel présentcomme passé, et non pas par rapport à un nouveau présent, je perçois l'actuel présent comme passéen soi.

Dans ces expériences, je vis perpétuellement le dédoublement du présent et du passé en deuxinstances, dédoublement du présent en deux instances, dont l'une est constituée par le présent quipasse, et dont l'autre est constituée par un passé qui fait passer tous les présents. D'où, à la lettre, leprésent tombe dans le passé, et c'est au moment où il est présent qu'il tombe dans le passé. Si je

perçois le moment où il tombe dans le passé, je perçois évidemment l'actuel présent comme passé.

La même chose en tant que présent actuellement est comme déjà passée. Le dédoublement duprésent, si le présent se dédouble à chaque instant, pour mon compte, j'appellerais ce dédoublementun cristal de temps, c'est à dire lorsqu'un présent saisit en soi le passé qu'il a été. Cet espèce deredoublement du temps dans le dédoublement du présent va constituer un cristal de temps. Et il yaura plein de petits cristaux de temps, comme ça. Guattari a tout-à-fait raison de dire que lescristaux de temps ce sont ces ritournelles, c'est ces opérations perpétuelles par lesquelles un présentse dédouble. Et alors, qu'est-

ce qu'il se passe lorsque j'appréhende, dans un cristal de temps, ce dédoublement du présent ? Cequi se passe c'est que je me vis, à la lettre, comme spectateur de moi-même : d'une part, je suis agi,et d'autre part je me regarde agir. Vous voyez comme nous sommes loin de la formule courante de"j'agis" qui était celle du plan de matière avec S. "J'agis", c'est à dire je réagis en ayant le choix àdes excitations que je reçois. Là, avec le souvenir du présent, il ne s'agit plus de cela, là le souvenirdu présent avec le passé contemporain du présent qu'il a été, il ne s'agit plus de l'agir, il s'agit d'êtredans la situation du dédoublement qui correspond à ce dédoublement du présent, c'est à dire à lafois je suis agi et je me regarde agir, et c'est exactement la fonction du cristal de temps. Lorsque jeregarde dans le cristal, il y a exactement la même chose qu'au dehors, mais hors du cristal c'est leprésent et dans le cristal c'est le passé lui-même. Et alors ce n'est plus une image-souvenir, c'estvraiment ce qu'il faudra appeler un souvenir pur. Un souvenir pur, un souvenir du présent commetel, ou bien ça peut remonter à très loin du moment que ça obéit toujours à la règle suivante : ce seraun passé qui ne sera pas saisi par rapport au présent en fonction duquel il est passé, mais qui serasaisi par rapport au présent qu'il a été. C'est ça la formule cristalline.

Dans le cinéma, il y a des images-cristal. Ophüls, c'est des purs cristaux de temps qu'il fait. Lesimages sont saisies dans de véritables cristaux. Il faudrait voir tous les styles de cristal. C'est unechose si belle. Fellini aussi a constitué des belles images-cristal, ce n'est pas les mêmes.

Vous avez là ce que je pourrais appeler notre première figure directe du temps. J'ai une image-temps directe, c'est le dédoublement du présent, c'est à dire la coexistence du passé avec le présentqu'il a été, ou la saisie du passé dans le cristal. Ce que vous voyez dans une boule de cristal si vousy mettez un peu de bonne volonté, c'est une fonction de voyance.

Ca va m'être difficile de m'arrêter. Ce n'est pas seulement la coïncidence du présent actuel et dupassé qu'il est déjà. Dans le cristal on peut remonter à condition qu'on saisisse toujours le passé, nonpas par rapport au présent en fonction duquel il est passé, c'est à dire l'actuel présent, mais enfonction du présent qu'il a été. Qu'est-ce que ça veut dire ça ? Si je reprends, je dis exprès que monschéma ne va pas correspondre tout à fait avec le schéma de Bergson pour des raisons uniquementde simplification. Qu'est-ce que cela ?

A la limite, c'est mon cristal de temps. C'est le présent, là au tableau, et ça c'est le passé qui coexisteavec lui, c'est à dire que c'est le passé qui coexiste avec le présent qu'il a été. Il y a dédoublement ouredoublement. Prenez votre scène, vous êtes là, moi vaincu par la maladie, unis dans un mêmecourage, nous sommes là. C'est, mettons, la ligne P. Ce que nous voyons, c'est cet actuel présent. Ceque nous avons tout intérêt à nous cacher, c'est que ce présent est déjà passé, et ce présent est déjàtellement passé qu'il coexiste avec le passé qui a été ce présent. Et là il y a redoublement. Et c'ets auplus près de la scène parce que nous sommes unis dans une même attention et dans un extrêmeeffort qui ne laissent aucune pensée étrangère nous traverser. L'un de vous a une seconded'inattention, ça lui rappelle quelque chose. Il a un souvenir qui le traverse, une fois où il avait étéaussi mal. Ou bien quelqu'un se dresse, s'évanouit ou dit que c'est insupportable, que ça lui rappelleun souvenir douloureux, une salle d'un commissariat de police où il fut enfermé avec cinquanteautres personnes, tout le monde étouffant ... C'est cela que j'ai travé au tableau. Et le même ou un

autre. Ces circuits sont plus ou moins larges, là j'ai décollé de la stricte reduplication du passé et duprésent qu'il a été. Et pourtant, je reste dans la perspective du développement du cristal. Et à chaquefois, que je pense à ceci ou à cela, par exemple "on dirait un commissariat de police", "on dirait unesalle d'hôpital", etc., à chaque fois, ce n'est pas simplement des métaphores ou des comparaisons,c'est un aspect de la réalité de plus en plus profond qui m'est dévoilé. Des circuits de pensée quipénètrent de plus en plus dans le temps, en même temps que des plus en plus profonds de la réaliténous sont découverts. Là je suis sorti du simple cristal de temps, c'est le développement du cristal.

Le cristal de temps me donnait pour la première fois une image directe du temps sous la forme dudédoublement du présent. Là j'ai pour la première fois une figure directe de la pensée, sous la formede la complémentarité des niveaux de pensée - j'appelle niveaux de pensée, Bergson dit qu'à chaquefois je suis obligé de faire un nouveau circuit, et ce ne sont pas des métaphores, chaque fois unaspect de la réalité de plus en plus profond va surgir. La science de Fellini dans Amarcord où c'esttellement l'identité du présent avec son propre passé, c'est tellement ce que j'appelle une image-cristal où un passé est saisi non pas simplement en fonction du présent par rapport auquel il estpassé, mais en fonction du présent qu'il a été. Donc, il ne nous donne pas l'ancien présent, ni nonplus le souvenir par rapport à un nouveau présent, ce que j'appelle un cristal de temps, c'est qu'ilnous donne le passé par rapport au présent que ce passé a été. D'où l'étrange vie où c'est comme sion voyait la chose à travers une boule de cristal.

Il y a certaines images de Rosselini qui sont typiquement ce schèma là. Il atteint à des images de lapensée directe. Chez Rosselini, qu'est-ce qui se passe ?

Constamment une pensée mise en demeure de constituer de nouveaux circuits, en fonction denouveaux aspects de la réalité à découvrir (...) Cette fois-ci il faudrait parler de circuits de lapensée, et non plus de cristaux de temps. Et dans les circuits de la pensée, le corrélat de chaquecircuit de la pensée c'est un aspect de la réalité. On a presque fini; revenons au cône. Ma figure I ducristal est passée dans la figure II du circuit, et maintenant il ne reste plus qu'à faire passer la figureII du circuit dans une dernière figure, la figure III. C'est évidemment celle du cône. Commentretrouver sur le cône mes lignes I, II, III et IV ? Faire autant de sections qui ne seront pas dessections d'images-souvenir, mais qui seront des sections régions du passé ou de la pensée. Là,j'aurais dans chaque région - Bergson n'aura pas de peine à montrer qu'il y a toute la pensée et toutle passé. Ce n'est donc pas des images-

souvenir, ce n'est pas de la psychologie! Ce sont des régions d'être et de pensée. Vous voyezpourquoi ça enchaîne : là, j'avais les aspects de plus en plus profonds de la réalité, là, les circuits lesplus profonds de la pensée. Et bien chacune de ces coupes c'est une région de pensée - être ou d'être-, pensée. Simplement, suivant la région dans laquelle vous vous installez, tel ou tel aspectprédomine. Il y a une infinité de coupes puisqu'elles ne préexistent pas; il faut les fabriquer. Chaquefois vous les fabriquez dans le cône. C'est très mouvant. Il faut mettre tout ça en mouvement. Toutcomme les circuits, ils ne préexistent pas ...