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De l'émigration à l'immigration Vivre entre deux mondes 1803-2003* photographies : CGM Le Havre et Mario del Curto

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De l'émigration à l'immigration Vivre entre deux mondes

1803-2003*

photographies : CGM Le Havre et Mario del Curto

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*Textes du "Journal Mural" de l'exposition Vivre entre deux mondes" présentée du 13 juin au 2 novembre 2003 au Musée historique de Lausanne par l'association Vivre ensemble 03 Remarque : les textes en italique ne figurant pas dans la version définitive de l'exposition - faute de place.

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Au XIXè siècle, l'émigration des Suisses a pris une ampleur sans précédent: au milieu du siècle, ils étaient déjà un million à vivre à l'étranger, deux millions en 1870 et 3,3 millions à l'aube du XXè siècle. Ce boom était dû avant tout aux difficultés économiques et à la misère sociale régnant en Suisse. Hans Mahnig 19ème siècle : la Suisse, pays d'émigration Plus de 500.000 Suisses choisissent l'émigration pour fuir les conditions de vie misérables de leur pays. Un taux migratoire énorme par rapport à une population qui passe de 2 millions d'habitants en 1800, à plus de 3 millions en 1900. 20ème siècle : la Suisse devient pays d'immigration La révolution industrielle est passée en force et la Suisse a désormais besoin de main d'œuvre. Les flux migratoires s'inversent et la balance repart dans l'autre sens.

Economie/agriculture Du monde agraire à la civilisation industrielle Dans un pays encore agricole, la révolution industrielle s'est étendue sur plusieurs décennies. Elle a causé un bouleversement total de la société suisse. Paysans Dans cette Suisse rurale ou semi-rurale à 90%, l'industrialisation précoce de l'agriculture a de lourdes conséquences sociales pour la population agricole. L'apparition de la moissonneuse prive les faucheurs de leur gagne-pain, et la batteuse mécanique, dans l'agriculture céréalière, remplace les batteurs. L'excédent de population agricole, le morcellement des propriétés et la concentration du capital foncier augmentent le nombre de paysans sans terres. Les bas revenus obligent les petits exploitants chargés d'enfants à louer leurs bras aux paysans mieux lotis. Ils font ainsi concurrence aux simples manœuvres sans feu ni lieu qui passent d'un village à l'autre pour y louer leur force de travail. Ces bouleversements pousseront ces paysans à accomplir des choix définitifs: l'émigration vers les villes de Suisse et leurs usines, ou bien l'émigration à l'étranger. Entre 1800 et 1910 la population suisse double, passant d'environ 2 millions à plus de 3,8 millions.

De l'atelier à l'usine De l'atelier à l'usine Des générations d'hommes, de femmes et d'enfants, ont été sacrifiés au dieu de l'industrialisme naissant. Artisans. Ouvriers. Sous la pression de la concurrence anglaise, massive et avantageuse, la Suisse du début du XIXè commence à passer du travail à domicile à la production mécanique. Dans la première moitié du siècle, les ouvriers sont peu nombreux par rapport aux travailleurs à domicile : en 1850, il y avait environ 350.000 travailleurs occupés dans le secteur industriel, dont 50% pour l'artisanat et le bâtiment, 40% travaillant à domicile et à peine plus de 10% dans les fabriques. Le travail à domicile résista longtemps à la concurrence des fabriques et c'est dans le dernier quart du siècle seulement que la fabrique prit définitivement le pas sur l'atelier domestique Les tisserands, les horlogers et d'autres artisans s'accrochèrent à leur style de vie aussi longtemps que possible afin d'éviter le travail épuisant des usines. Malgré tout, en 20 ans, de 1850 à 1870, les 100.000 ouvriers-filateurs à domicile perdent leur emploi Pour ceux d'entre eux qui retrouvèrent un emploi dans l'industrie, les longues heures de travail (16 heures par jour) ne permettaient pas d'obtenir des salaires suffisant pour nourrir une famille. Le travail des femmes et des enfants dans les usines se répandit alors assez rapidement. La majorité de ces artisans ne fit que grossir la foule de pauvres des campagnes, ou celle des émigrés.

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Tourisme Le développement du tourisme pousse les hommes à abandonner les occupations traditionnelles et fait exploser la mendicité adulte et enfantine. La prostitution complète le tableau. Au XIXè siècle les Anglais développèrent un produit touristique suisse, susceptible de s'intégrer au marché naissant de l'industrie du tourisme. Le célèbre livre de poche (le premier handbook) de John Murray, qui fut lu par des millions de Britanniques, présentait une image idyllique de Montreux, Davos et Interlaken, et draina des visiteurs par milliers. Ce guide fut concurrencé par l'éditeur allemand Baedeker en 1860. Dans son chapitre consacré à l'Oberland bernois, le Baedeker met ses lecteurs en garde: "Toutes les occasions, tous les prétextes sont bons pour alléger la bourse des voyageurs. Ici, on vend des baies, des fleurs et des cristaux, là on montre des chamois et des marmottes. Tel chalet envoie mendier des enfants; à chaque détour surgit un quatuor de chanteuses des Alpes majeures ou mineures". 15 septembre 1895 L'industrie des hôtels serait-elle par hasard plus importante que l'agriculture? (..)Il y a déjà assez en Suisse de ces aventuriers qui font fortune en attirant chez nous nos voisins dont ils vident les poches. Il me tarde de voir les Alpes purgées des ces fantoches embarrassants, armés de piolets, accompagnés d'une bande de miss en jupes courtes et d'une caravane de guides. Il me tarde de voir la Suisse rendue à ses habitants, à ses citoyens. Il me tarde de voir disparaître le cosmopolitisme qui, non content de détruire chez nous les vieilles mœurs et les vieilles coutumes, tend chaque jour à dégrader notre peuple jusqu'ici si probe. Je voudrais voir en une seule nuit tous les hôtels détruits. Les hôteliers, on en ferait des manœuvres, des ouvriers, des artisans. Ils seraient alors plus utiles à la Suisse, ils travailleraient à sa prospérité, au lieu de travailler à sa ruine, à sa perdition peut-être. (CF. Ramuz, Journal 1895-1902)

Famines Deux grandes famines frappent la population suisse au XIXè siècle, en 1816 et en 1847. Ces crises alimentaires ont entraîné l'émigration massive d'une partie de la population tombée dans l'indigence 1816 En 1816, il neigea au mois d'août de cette "année sans été". Ce climat dépressionnaire avait été déclenché, nous le savons aujourd'hui, par l'éruption du volcan Tamboro à Java, en 1815, qui avait provoqué au cours de l'été 1816 une sorte d'"hiver nucléaire". On observa des cortèges d'affamés en Suisse orientale et on dénombra plus de 10.000 personnes mortes d'inanition. La crise fut beaucoup moins marquées dans le canton de Vaud, pour lequel on peut parler d'une disette. 1847 Entre 1845 et 1850, la pourriture a détruit les récoltes de pommes de terre, ce qui fait grimper les prix des denrées alimentaires. Il s'agit de la même épidémie de mildiou qui fit 1,5 million de morts en Irlande à la même époque, et qui provoqua l'émigration de 1 250 000 Irlandais en Angleterre et aux Etats-Unis. Le foin et les herbes fraîches étaient pour beaucoup la nourriture quotidienne. Mais même une charogne putride ne décourageait pas les affamés. (...) On les voyait fouiller par dizaines dans les rues et les ruelles, sur des tas de fumier dégoûtants, dans les égouts à ciel ouvert, et avaler goulûment les plus misérables parcelles de nourriture, pelures de pommes de terre ou carottes en décomposition. Le pasteur saint-gallois Scheitlin, 1817 Toutes les pommes de terre sont malades, visqueuses, pourries. Au mois d'août 1846, en peu de temps, les champs semblaient avoir été dévastés par les taupes. Parsemés de petits tas de pommes de terre minables, sorties trop tôt de terre. On les ouvrait d'un coup de pied, elles éclataient, visqueuses, comme des blessures d'où sortait le pus. La nouvelle fatidique se répandit de village en village, la récolte était fichue, les pommes de terre pourrissaient. Séchées et encavées, elles devenaient noires comme du cuir, et immangeables. Pour la plupart d'entre eux la pomme de terre était la seule nourriture. C'est alors que le mot "émigration" fut soudain sur toutes les bouches. L'agent d'émigration Paravicini vint à Matt pour s'exprimer devant le Conseil communal.

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Le prévôt déclara que l'on ne pouvait plus nourrir les miséreux, que la vallée était ruinée. On conseilla aux plus démunis d'émigrer au Brésil car on ne pouvait plus les assister plus longtemps. (Eveline Hasler, IBICABA, le paradis dans la tête, Ed. Zoé)

Pauvreté Entre 1801 et 1813, l'espérance de vie est de 38 ans et demi. Vers 1880, elle passe à 50 ans et demi. Un enfant sur 5 meurt avant d'avoir atteint l'âge d'un an. Pauvres Le manque de terres à cultiver pour les paysans, la crise de l'artisanat dans la première partie du siècle et la crise industrielle à partir de 1870 provoquèrent une crise sociale sans précédent dans le pays. Ces bouleversements ne firent qu'accroître le nombre de pauvres, de mendiants, d'assistés, de heimatloses Dans les années 1830, le canton de Vaud fit une enquête sur le paupérisme et constata que la moyenne des assistés était en fait de 10,6% de la population totale. Un rapport officiel de 1834 sur les "bourgeois assistés" fournit des chiffres encore plus élevés pour des districts tels que Moudon (14,9% d'assistés), Pays d'Enhaut (15,1%), Echallens (16,7%), La Vallée (18,3%) et Oron (19,2%). Il faut noter que les enquêteurs vaudois ne mettent pas en cause le chômage ou tout autre facteur économique, mais bien plutôt la prétendue fainéantise de l'assisté. Une grave crise industrielle touche la Suisse de 1870 à 1895. La pauvreté y atteint une importance encore jamais vue dans notre pays. En 1878, le Journal de Fribourg déplorait le nombre des enfants demandant la charité aux portes des auberges, importunant les étrangers et ternissant ainsi l'image de la civilisation de la ville. La Confédération réalisa une première enquête statistique sur la pauvreté. Pour l'année 1890, on dénombra plus de 119.000 assistés pour lesquels les pouvoirs publics dépensaient près de 19 millions de francs. L'émigration reprit de plus belle. Les épidémies de typhus - mais surtout de tuberculose - firent des ravages dans les milieux populaires où l'espérance de vie atteignait seulement 34 ans, alors que la moyenne des Suisses à l'époque se situait à 43 ans. Hélène Beyeler-Von Burg

Tessin D'après les statistiques réunies par le Conseil d'Etat du canton, quelque 13.000 Tessinois émigrent dans les pays d'outremer entre 1843 et 1873, soit 12,2% de la population cantonale. Une dégradation violente de la conjoncture provoque la misère et la faim. Les récoltes de 1851 et 1852 sont catastrophiques. De plus, à la suite de la politique d'aide aux révolutionnaires italiens pratiquée par le gouvernement tessinois, l'Autriche décrète un blocus économique et expulse 4000 Tessinois de Lombardie-Vénétie. Ces mesures privent le Tessin de sa source d'approvisionnement en céréales et de ses débouchés traditionnels pour ses divers produits agricoles. La découverte de l'or en Californie et en Australie va se greffer sur cette réalité pour achever la déstabilisation de la société des vallées locarnaises Pour les pauvres, dont la misère croît de jour en jour, le gouvernement, ses commissaires et la presse ne voient guère qu'une solution : l'émigration.

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Tensions sociales

A partir de 1825, les premières fabriques font leur apparition. Ce passage à la mécanisation provoque de vives résistances dans la population. Le 22 novembre 1832, une grande manifestation réunit pour la première fois des ouvriers de plusieurs régions du pays devant la fabrique de tissage Corrodi & Pfister, à Uster, dans l'Oberland zurichois. Les nouvelles machines à tisser qu'on vient d'y installer font de cette usine une sorte de symbole de la mécanisation et les tisserands à domicile se sentent menacés dans leur emploi. La manifestation tourne à l'émeute et l'usine est incendiée. Cette émeute sera suivie d'une répression féroce, et le procès qui suivit prononça des peines de 18 à 24 ans de travaux forcés. pour les "meneurs".

La Suisse: un pays sous-développé Lors de la famine des années 1816-1817, la Suisse orientale reçut une aide humanitaire internationale d’Allemagne, de France, d’Italie et d’Angleterre. Le tsar Alexandre 1er de Russie mit 100.000 roubles à disposition, à condition que cette somme soit utilisée à un projet de développement. La moitié de cette somme fut investie pour terminer les travaux d’assèchement de la plaine de la Linth et permettre l’établissement de paysans de montagne sur les terrains gagnés sur les marécages. L'achèvement de ces travaux, qui avaient débuté en 1807, permit d'en finir définitivement avec la fange et la malaria. Quant à la seconde partie des roubles russes, elle fut versée aux cantons de Glaris, Appenzel, St-Gall et Thurgovie. Une partie considérable de ces ressources disparut toutefois dans les caisses de l’Etat.

Les brevets

La Suisse, pays de contrefacteurs La protection des inventions n'existant pas en Suisse, il était possible d'imiter sans entrave les découvertes faites à l'étranger. Parce que l'industrie profita éhontément d'une telle situation, la Suisse était pour les Français le pays des contrefacteurs. Au Reichstag allemand, on disait de notre pays qu'il hébergeait des pirates et des prédateurs. Ceci parce que des établissements zurichois avaient proposé à des acheteurs allemands des colorants dérivés de goudrons, confectionnés en Suisse selon le processus allemand, et qui, naturellement, étaient bien moins chers que les produits germaniques originaux. Au début de l'industrie des machines déjà, les entrepreneurs suisses jouissaient d'une mauvaise réputation parce qu'ils réunissaient les informations dont ils avaient besoin sans scrupule aucun, par la fraude, l'espionnage et en débauchant des spécialistes. Sous la forte pression exercée par l'Allemagne, la Suisse améliora la protection des brevets en 1906. Mais le poker allait durer jusqu'en 1978, période à laquelle la Suisse octroya une protection élargie des inventions. Il faut dire que les intérêts étaient tout autre à cette époque : d'importateur de technologie, notre pays était devenu vendeur de techniques diverses destinées surtout à l'étranger, et donc directement intéressé à protéger ses propres inventions. (La Suisse, pays en développement, Revue Sud 5/1998)

Vers le Nouveau Monde

De 1850 à 1888, plus de 200.000 Suisses changent d’horizon et de condition. Absorbant les trois quarts des départs pour le lointain, l’Amérique attire d’abord une émigration « de débarras », puis les paysans, attirés par les espaces vides du Centre-Nord et plus tard de l’Ouest. Suivent les artisans et les ouvriers. En 1880, la moitié des Suisses émigrés habitaient sur le continent américain, et l’autre moitié en Europe. A partir de la première moitié du XIXème siècle, un formidable espoir secoue l’Europe : pour tous les peuples écrasés, opprimés, oppressés, asservis, massacrés, pour toutes les classes exploitées, affamées, ravagées par les épidémies, décimées par des années de disette et de famine, une terre promise se mit à exister : l’Amérique, une terre vierge ouverte à tous, une terre libre et généreuse où les damnés du vieux continent pourront devenir les pionniers d’un nouveau monde, les bâtisseurs d’une société sans injustice et sans préjugés. Pour les paysans irlandais dont les récoltes étaient dévastées, pour les libéraux allemands traqués après 1848, pour les nationalistes polonais écrasés en 1830, pour les Arméniens, pour les Grecs, pour les Turcs, pour tous les juifs de Russie et d’Autriche-Hongrie, pour les Italiens du Sud qui mouraient par

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centaines de milliers de choléra et de misère, l’Amérique devint le symbole de la vie nouvelle, de la chance enfin donnée, et c’est par dizaines de millions, par familles entières, par villages entiers que, de Hambourg ou de Brême, du Havre, de Naples ou de Liverpool, les immigrants s’embarquèrent pour ce voyage sans retour. Georges Perec, Ellis Island On estime qu’entre 1846 et 1924 ce sont au total quelques 55 millions de personnes (émigration brute) qui ont quitté l’Europe pour l’Amérique, dont environ un quart est revenu (retour migratoire), de telle sorte que l’émigration réelle se situe à 41 millions de personnes. Karl Bade

Agences d’émigration L’émigration fait naître une nouvelle branche professionnelle : les agences qui organisent le voyage, souvent en exploitant la situation sociale difficile des émigrants. Ces agences, qui jouissent du soutien de personnalités politiques et économiques, vont se multiplier à partir de 1850. Prenant un tour de plus en plus spéculatif, on en comptera jusqu’à 300 sur le seul territoire de la Confédération. La maison Zwilchenbart, de Bâle, offre un accord à 10 louis d’or (160 SFr.), comprenant :

- le parcours en diligence de la Suisse au Havre avec 60 livres de bagages - les frais du séjour au Havre - le prix du passage, sur l’entrepont, pour New York ou la Nouvelle Orléans, comprenant les vivres, à savoir: 40

livres de biscuit; 5 livres de riz; 5 livres de farine; 4 livres de beurre; 14 livres de jambon; 2 livres de sel; 1 hectolitre de pommes de terre et 2 litres de vinaigre.

Lettre du consul de Suisse au Havre Friedrich Wanner au Conseil fédéral, le 19 mai 1849 L’existence des agents est la véritable plaie de l’émigration; et il faut extirper ou du moins arracher à ces agents autant de victimes que possible. Car l’émigrant est en général ignorant et insouciant, c’est un mineur qui devient dupe ou victime dès qu’il agit sans son tuteur. Inscrit et embarqué sur son navire, il en ignore le nom, et que de fois il s’embarque indifféremment pour New York ou pour la Nouvelle Orléans sans se douter de l’énorme distance qui sépare ces deux villes. Arrivé à New York, il s’est laissé voler sa malle, soit à bord, soit au débarquement, et par malheur, sa malle contenait une lettre de change sur New York. Il va chez son consul lui conter son malheur. – Par quel navire êtes-vous arrivé? – Je ne sais pas. – Sur quelle maison la lettre de change est-elle tirée? – Je ne sais pas. – Par qui, et d’où était-elle tirée? Le pauvre diable n’en sait pas davantage.

Les communes se débarrassent de leurs pauvres et de leurs «droit commun » Dans les années 1840, de nombreuses communes ont commencé à se débarrasser de leurs miséreux, en poussant avec insistance leurs citoyens pauvres à l’émigration. Elles allaient jusqu’à payer leurs pauvres et à libérer les prisonniers de droit commun pour qu’ils émigrent. Requête du comité de la Société suisse de bienfaisance de New York au Conseil fédéral, 25 avril 1849 Nous sommes témoins de la coupable légèreté avec laquelle des communautés de notre patrie se débarrassent de leurs pauvres de paroisse, de leurs membres les plus incapables de gagner honnêtement leur pain, souvent même de familles nombreuses avec des enfants en bas âge, pour les jeter dès leur arrivée, dénués et misérables, sur les bras de la charité américaine ou de notre société. L’immigration a fini par envahir les Etats du littoral de nuées de prolétaires qui s’arrachent le moindre gagne-pain avec presque autant d’acharnement que dans les pays dont ils voulaient fuir la misère. Circulaire du Conseil fédéral suisse à tous les Etats cantonaux, le 3 novembre 1873 Les communes jouent aussi un bien triste rôle. Pour se débarrasser des bourgeois incommodes, elles envoient des femmes, des enfants à une mort certaine. En effet, nous voyons, d’après les renseignements que nous donne le rapport de M. le Consul E. Kohler, à Bahia, que le plus grand nombre des émigrants ont reçu de leur commune des subsides pour payer leur voyage, cet argent leur ayant été remis en mains propres ou ayant été payé aux agents d’émigration. Nous n’avons pas besoin d’insister pour vous faire remarquer tout ce qu’il y a de répréhensible dans cette manière d’agir de la part d’autorités communales qui encouragent ainsi ceux de leurs ressortissants dont elles désirent se défaire, à émigrer pour des colonies sans s’être informées de l’avenir qui leur est réservé, car nous ne pouvons supposer qu’elles aient connu la vérité et pour commettre une action qui dans ces circonstances pourrait être qualifiée de criminelle. Déjà à plusieurs reprises nous avons été obligés de dénoncer à des Gouvernements cantonaux des Communes qui s’étaient laissé entraîner à se défaire ainsi de leurs ressortissants pauvres.

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Les conditions du voyage

Parmi les innombrables trajets accomplis par les émigrés, il y avait une expérience commune quasi mythique: la traversée de l’Atlantique. Très tôt des histoires terrifiantes ont circulé, sur les naufrages, les épidémies, sur cette promiscuité inhumaine qui faisaient de ce voyage un constant combat contre la mort. Le voilier «William Nelson» a brûlé corps et biens en pleine mer en juillet 1856, sur la route d’Anvers à New York. Le bateau avait 480 passagers à bord, dont un petit nombre a été sauvé. Sur les 176 Suisses, 24 seulement ont survécu. Selon les statistiques officielles, 13'657 naufrages se seraient produits entre 1851 et 1862 sur les côtes anglaises et irlandaises, faisant 8'775 victimes. Lettre du chapelier Märk, embarqué en 1817 à bord du navire mal nommé, «Good Hope» Le manque de vivres, les remèdes insuffisants, la cruauté du capitaine et la maladie contagieuse d’une famille de passagers causèrent bientôt la propagation d’une méchante fièvre nerveuse. Et, lorsqu’il n’y eu plus, par adulte et par jour, que la valeur d’un verre à eau de soupe, les gens tombèrent comme des mouches. Tous les jours on jetait des cadavres par-dessus bord. A la fin, il ne restait plus une seule personne en bonne santé. Mais notre détresse devait encore grandir. Un beau jour, lorsqu’on voulut procéder à la distribution d’eau, on constata qu’une trentaine de tonneaux avaient été crevés et qu’il n’en restait que deux entiers. On ne nous donna donc plus d’eau. Pour finir, les matelots eux-mêmes tombèrent malades, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus que trois. La traversée du «Good Hope» se solda par la mort de 82 passagers sur 350. La montée de l’émigration de masse européenne dans les années 1830 allait provoquer une transformation technique décisive des traversées de l’Atlantique en bateau. En 1867, la traversée de l’Europe jusqu’aux Etats-Unis à la voile durait en moyenne quarante-quatre jours; l’apparition du bateau à vapeur réduisit le voyage à quatorze jours. Dans les années 1880, on pouvait atteindre New York en 10 jours depuis le nord de l’Europe. Après le début du siècle ce délai tomba à une semaine. Karl Bade Le plus grand danger était celui des épidémies qui éclataient souvent pendant la traversée. Les maladies les plus fréquentes étaient le scorbut, la varicelle, la petite vérole et le choléra. Les navires de passagers de ce temps-là étaient divisés en 3 compartiments: tout en bas se trouvait la cale, où l’on entreposait les vivres, les bagages et les munitions. Le second compartiment, dont le plancher correspondait en général à la ligne de flottaison du navire, était le redoutable entrepont. C’est là que voyageaient la plupart des passagers, dans des réduits étroits au plafond bas, entassés comme du bétail. Le troisième compartiment était le pont, à l’arrière duquel se trouvaient la cabine du capitaine et celles des émigrants aisés.

Accueil L’arrivée dans le pays d’accueil signifie contrôle médicaux, quarantaine et, parfois, refoulement par les autorités locales. Celui qui débarquait sans le sou en Amérique était, en général, obligé de chercher du travail dans le port même où il avait débarqué. Une lettre de 1829 dépeint le sort d’un groupe d’émigrants pauvres: «Les uns furent recueillis par charité par des gens qui les employèrent à défricher et à cultiver la terre en échange de leur seule nourriture. D’autres se firent conduire en bateau à vapeur à l’intérieur des provinces éloignées où ils durent se débrouiller sans ressources dans des régions sauvages. Les femmes jeunes et fortes finirent par s’engager comme servantes, accomplissant les besognes les plus basses pour un salaire dérisoire. Tous les autres, la plus grande partie du groupe, errèrent en mendiant, furent arrêtés par la police et conduits dans des dépôts de mendicité où on les faisait travailler dur pour leur nourriture quotidienne. Totalement privés de liberté, ils ne peuvent quitter cet endroit, à moins qu’un citoyen de la ville ne soit disposé à fournir une caution». Les choses se passaient comme au marché d’esclaves: on «achetait» ces malheureux, qu’on transportait comme manœuvres bon marché dans les régions marécageuses infestées de fièvres, on séparait brutalement les membres d’une famille, qui n’avaient sans doute jamais imaginé chez eux qu’ils seraient séparés pour ne jamais se revoir. Pierre Balsiger

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Chabag - Ukraine Le matin du 19 juillet 1822, sur la Grande Place de Vevey, un groupe de trente personnes, réparties sur huit gros chars tirés chacun par trois ou quatre chevaux, entreprend le grand voyage de l'émigration. Direction : la mer Noire. Trois mois plus tard, après une longue marche de 2500 kilomètres, ils arrivent à Chabag. C'est le début d'une aventure unique en son genre, la réussite d'une colonie basée sur la vigne, qui durera jusqu'à la seconde guerre mondiale et qui, attirera des centaines de Vaudois. Après des débuts difficiles et une épidémie de peste, Chabag gagne son pari : en 1825, 52 Suisses possédaient 104 000 ceps de vigne et 2000 arbres fruitiers; une génération plus tard, 252 colons possédaient plus de 200 000 ceps des meilleurs cépages européens; une génération plus tard, 3 millions de cep. Bien qu'en 1861 l'enseignement du russe devienne obligatoire, les émigrés conservent profondément leur culture suisse et romande. Il faut dire qu'on se mélange peu dans la Russie tsariste, fort éloignée du melting pot américain… Ce sont les turbulences historiques qui déstabiliseront la colonie, notamment la Révolution bolchévique de 1917. Le Traité de Versailles détache en 1919 la Bessarabie de la Russie pour la donner à la Roumanie. Chabag devient Saba-Colonie: coupé du port d'Odessa, la crise s'installe. Les brutalités du siècle feront le reste et, en 1940, la colonie de Chabag a définitivement vécu.

Setif - Algérie En 1853-1854, près de 700 Vaudois quittent la terre qui les a vus naître. Destination : le SETIF. Cette émigration massive est constituée en majorité de personnes qui vivent dans l’agriculture, et qui appartiennent à la classe pauvre de la société vaudoise. Octobre 1853 : recrutés par la Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif, 700 Vaudois émigrent en Algérie, dans la province de Constantine. Cette Compagnie, fondée par des hommes d'affaires genevois à des fins spéculatives et colonialistes, a obtenu 20.000 hectares de Napoléon III, à charge de faire construire 10 villages de cinquante feux et de les peupler en 10 ans. Henri Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge, compte parmi ses principaux administrateurs. Pour recruter des émigrants, la Compagnie genevoise s'est livrée à une intense propagande dans le canton de Vaud. Avec succès puisque l'écrasante majorité des partants sont des Vaudois, dont plus de la moitié vient du Gros de Vaud et de la région de Rolle, correspondant aux districts d'Echallens, Moudon, Cossonay, Orbe, Morges et Oron. Les départs sont souvent subventionnés par la commune d'origine, soulagée de voir ses pauvres s'expatrier à jamais. L'émigration apparaît comme un remède efficace pour se débarrasser des indigents. Mais comme beaucoup d'établissements coloniaux de l'époque, les lots sont occupés par des fermiers et la propriété des terres se concentre dans les mains de quelques uns. Découragés, les Suisses tombent rapidement dans la misère. De plus, s'installant sur des terres déjà occupées, ils sont en butte à l'hostilité des indigènes. Le résultat est d'autant plus pathétique, qu'en été 1854 une épidémie de choléra ravage Sétif et ses environs. 81 colons sont décimés par l'épidémie, la diphtérie et le typhus, dont des familles entières. Plusieurs familles décident alors de rentrer en Suisse. Rapport d’Henri Dunant, 20 mois après l’installation des Vaudois : "La démoralisation parmi les colons est complète. La maladie a commencé par de nombreux cas de fièvre typhoïde, par le choléra et l'angine, un certain nombre a succombé." (25 septembre 1845) Plus de cinquante personnes, pour cas de misère et de maladie, ont déjà quitté Aïn-Arnat. Plusieurs familles ont vu successivement mourir la plupart de leurs membres; il en est deux où les enfants seuls ont survécu. La fertilité du sol équivaut à peine celle de nos terrains communaux. La récolte qui jusqu'au mois de juin donnait quelques espérances, a été presque totalement consumée par la sécheresse; les Arabes ont fait le reste. (…)

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Tels sont les renseignements fournis par des personnes qui ont été sur les lieux une année environ, et qui ne rapportent pour prix de leur courage et de leur dévouement que la déception et les tristes lambeaux d'une santé délabrée. Espérons que la générosité de nos concitoyens ne leur fera pas défaut et que l'expérience de quelques-uns servira au plus grand nombre. Un habitant d'Ollon, le 16 octobre 1854 (Paru dans Le Nouvelliste Vaudois, 26 octobre 1854)

Pécos C'est pas le Pécos! (expression vaudoise signifiant : c'est pas le Pérou!) Pendant l'été 1891, une brochure intitulée "La contrée du Pécos" circule dans les milieux agricoles romands. Elle a été rédigée par Henri Gaulieur, un homme d'affaire bernois, associé à une compagnie d'irrigation du Nouveau Mexique et financé par la banque genevoise Lombard, Odier et Cie. Illustrée par des images de courges gigantesques, d'oignons plantureux et de récoltes fructueuses, cette brochure de propagande promet aux paysans d'ici une Terre Promise où "il suffit d'un labour pour défricher le sol et pour l'ensemencer. Le colon récoltera déjà en juin tout ce qu'il sèmera en mars". Alléchés par ces perspectives radieuses, plus de 200 colons de Lavaux, parmi lesquels de nombreux paysans et vignerons de Corseaux et Vevey, se lancent dans l'aventure. Malheureusement pour les Emery, Magnenat, Delafontaine, Herminjard et autres Ramuz, la désillusion sera aussi cruelle que totale. Sur cette terre aride et desséchée, couverte de méchants cactus et infestée de serpents, où la température passe de -17 en hiver à +45 en été, balayée par des vents violents que les émigrés appelleront "la brise Gaullieur", il est impossible de cultiver quoi que ce soit. L'eau est salée et forme en séchant une croûte sur laquelle rien ne peut pousser. Elle favorise de plus la transmission d'une fièvre apparentée à la typhoïde, qui va emporter des colons par familles entières. Il ne reste plus qu'aux malheureux colons, floués et abusés, à quitter ce village de Vaud qu'ils avaient fondé dans la vallée du Pécos. La majorité d'entre eux va retourner piteusement sur les bords du Léman, ruinés et faillis. Une petite partie d'entre eux, incapables d'affronter la honte d'un retour au pays natal, décident de partir chercher fortune sous d'autres cieux. Les poursuites intentées contre Gaullieur n'auront pas de suite. Il est vrai que l'argument que la Compagnie fait valoir pour sa défense est imparable : "Si vous avez cru tout ce qu'on vous a raconté, tant pis pour vous".

Nova Friburgo A Estavayer-le-Lac, le 4 juillet 1819, 800 émigrants s'apprêtent à rejoindre le Brésil pour y fonder la ville de Nova Friburgo. On compte parmi eux 90 Vaudois, ainsi que 120 Heimatslosen (sans patrie, sans papier) que les tribunaux ont forcé à l'exil, en les gardant parfois plusieurs mois en prison jusqu'au jour du Grand Départ. Pour l'heure l'émotion est considérable et la Gazette de Lausanne raconte qu'un Vaudois s'agenouille, baise la terre en s'exclamant : Adieu ma patrie! Arrivés à Amsterdam, les colons doivent attendre 6 longues semaines, au cours desquelles une cinquantaine de colons meurent des fièvres contractées dans les miasmes du Rhin. Puis ils s'embarquent enfin pour le grand voyage transatlantique. Après une traversée extrêmement pénible (sur le bateau "Urania" on comptera 100 morts pour 430 passagers), 1630 Suisses arriveront sur un total de 2006 partants. Les débuts de cette colonisation s'avèrent catastrophiques. Mauvaise récolte, inondations, maladies et aide parcimonieuse du Gouvernement brésilien, incitent le trois quarts des colons à quitter leur nouveau territoire pour tenter de faire fortune ailleurs. Ainsi quelques années plus tard, en 1824, après bien des déboires, une bonne moitié des Suisses est partie de Nova Friborgo pour aller planter du café sur les côtes maritimes. Mais des irréductibles résistent. Aidée par un mouvement philanthropique international, la colonie échappera à la mort. Reste que l'expérience de départ, à savoir une colonie favorisée par un gouvernement indigène s'est soldée par un échec.

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Sao Paulo, 1856 : la révolte des cueilleurs suisses de café

De 1850 à 1855, des milliers de Suisses partent pour le Brésil, la plupart indigents et pauvres, attirés par les propagandistes des compagnies. La traite des noirs s’avérant de plus en plus difficile, les grands propriétaires fonciers veulent remplacer progressivement l’esclavage par une main d’oeuvre européenne bon marché. Une véritable traite des blancs s’organise. Les conditions restent très proches de l’esclavage pur et simple. Alors que la loi supprimant l'esclavage au Brésil ne sera votée qu'en 1888 (Lex Aurea), les Anglais font pression dès les premières décennies du siècle, obligeant les navires chargés de "nègres" à faire marche arrière. Le prix d'un esclave explose : jusqu'à 2000 milreis (5500 francs suisses) pour un jeune homme fort. L'importation d'une famille nombreuse européenne revient dix fois moins cher. Dans les plantations, les Suisses servirent donc de main-d'œuvre bon marché pour remplacer les esclaves. Endettés à vie, mal logés, séparés les uns des autres malgré les garanties données en Europe, les cueilleurs de café s'insurgent. Grâce à la personnalité de Davatz, un instituteur de Glaris, le bain de sang est évité au profit d'une Déclaration commune reprenant les revendications des Suisses. Elle est soumise au sénateur Vergueiro, responsable et exploiteur de la colonie. Pour toute réponse, ce dernier se contente d'expulser Davatz et sa famille vers la Suisse Lettre du consul de Rio de Janeiro au Conseil fédéral, 1855 : Complètement à la merci de leurs propriétaires, les colons vivent dans des conditions effroyables. Ils sont, par exemple, dépourvus de moyens monétaires, ne recevant généralement guère plus de 60 francs par année. Je ne vous parlerai pas de toutes les vexations, toutes les oppressions que les colons ont subies, du prix exagéré des vivres, des mesures irrégulières, des comptes erronés toujours en défaveur des pauvres; je ne vous parlerai pas en détail de la violation manifeste de tel et tel article des contrats dont les entrepreneurs se sont rendus coupables…Le manque d'argent se fait tellement sentir que des enfants ne peuvent pas être baptisés, le colon n'ayant pas de quoi acquitter la taxe du vicaire et que les malades n'ont pu avoir les soins nécessaires; l'on est allé jusqu'à refuser les planches pour un cercueil. (…) Dans de pareilles conditions, les pétitions et les plaintes des colons vont se multiplier. Elles décrivent des situations incroyables. Plusieurs lettres adressées au consul sont écrites de prison, où des colons séjournent faute d'avoir pu payer leurs dettes.

Curino E allora andavamo in Isvizzera per sollevare un poco la miseria.. En même temps que ses enfants émigrent par centaine de milliers, la Suisse fait l'objet d'une immigration constante, en provenance des pays frontaliers. Ainsi, en 1810 déjà, le 85% des maçons est d'origine italienne. A Curino, dans le Piémont, où les conditions de vie sont très dures, des filières migratoires se mettent en place dès les premières décennies du 18ème siècle, en direction de la Suisse et de la France, mais aussi de l'Afrique, des Etats-Unis et de l'Amérique du Sud. Curino est un village du Biellese, composé de 4 hameaux et d'une quantité de "fractions", sorte de sous-hameaux portant le nom d'une des familles du lieu. Traversant les Alpes à pied, et traînant souvent une pauvre charrette derrière eux, les émigrants curinots s'installent au fil des arrivées, d'abord en Valais, puis en Vaud, à Fribourg et à Genève. Dans le canton de Vaud ces immigrés s'établissent à Lausanne, Crissier, Yverdon, Sainte Croix, etc. Ils sont maçons, plâtrier-peintres, gypsiers, tailleurs de pierre. Au fil des ans et des générations, certains d'entre eux parviennent à fonder de solides entreprises qui ont pour nom : Gabella, Losio, Gianadda, Mello, Locca… Une société de secours mutuel, Pro Curino, est créée à Lausanne en 1879. Elle prend pour emblème l'hirondelle, cet animal voyageur qui revient toujours à son vieux nid. Io sono una rondine che gira Ero giù, sono arrivato a Losanna. Con le mie valigie, eh! Avevo fatto le feste per Natale. Allora con le mie valigie vado dentro in un'osteria, dove andavo sempre. "Oh, voilà! Les hirondelles arrivent… Ah, le rondini arrivano!".

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"Sì, qui sono obbligate le rondini di venire, perché - dico - voialtri non siete capaci di fare il vostro nido! Bisogna che vengano le rondini straniere per fare il nido" non ci avevo paura, io!

La vie dans l’ailleurs On compte aux Etats-Unis, sous des orthographes diverses, 36 Genève et 52 Berne. Au total, près de 3000 localités américaines portent des noms suisses. Le Pays de Vaud est présent avec 44643 Morges/Magnolia, dans l'Ohio, qui ne recense qu'une trentaine de "Morgiens". On trouve aussi New Vevay, Mosses (Alabama), Roll (Arizona et Indiana), Vaud (Texas), Avants (Géorgie) et une foule de Belmont. Lausanne se trouve en Pennsylvanie, mais a perdu son bureau de poste en 1860 et n'est plus qu'un hameau. Une autre Lausanne, guère plus importante, se situe dans le Kansas, au sud de…Berne.

La permanence des valeurs helvétiques Si les émigrants suisses s'intègrent facilement à la démocratie américaine, dont les valeurs leur sont familières, ils restent profondément attachés à leurs valeurs nationales et même à leur citoyenneté. Les Américains traduisent cet attachement par la formule " Une fois Suisse, toujours Suisse". Les Suisses ont une forte tendance à se replier sur eux-mêmes au sein de collectivités de type rural qui reproduisent sur sol américain le système des relations humaines prévalant en Suisse. Isolés aux quatre coins des Etats-Unis, les Suisses ont une forte propension à l'association qui leur permet de se soutenir mutuellement et de cultiver le souvenir de la patrie. Ils créent de nombreuses sociétés helvétiques, de chant, de tir, de gymnastique, de théâtre, du Grütli, etc. En 1893, une statistique fait état de 233 sociétés helvétiques aux Etats-Unis, dont le nationalisme vivace et le bilinguisme font douter de leur assimilation complète. Le clan d'origine n'est pas supprimé, tant s'en faut, mais, pris comme un coin dans l'élément étranger, il semble acquérir de la consistance à mesure qu'il s'enfonce. Ainsi groupés dans l'isolement, les Valaisans conservent avec soin les traditions, l'idiome, la religion et les idées du vieux pays; ils se répartissent scrupuleusement leurs filles à marier et parviennent au besoin à réaliser cette association des énergies et des autres forces communes qu'un reste d'individualisme rendait impraticable dans leurs montagnes. Louis Courthion, Le peuple du Valais, 1903 Émeutes anti-Italiens L'intégration des communautés migrantes ne peut se réaliser que sur le très long terme. Les Allemands, par exemple, qui ont émigré par millions aux Etats-Unis au cours du XIXè siècle, mettront 150 ans avant de se fondre dans le melting pot américain. Après des décennies de batailles de rue et d'émeutes anti-allemandes. De manière similaire le processus d'intégration des travailleurs italiens en Suisse a une longue histoire. La première vague d’immigration italienne massive, entre 1890 et 1914, suscite de violentes réactions xénophobes chez les ouvriers suisses. A Berne, en 1893, la population ouvrière locale se livre à une véritable chasse à l'Italien (40 blessés ) sur les chantiers, qui tourne à l'émeute après l'intervention de la police. Emeutes à Arbon, en août 1902; où 5 Italiens sont tués par un groupe d’autodéfense de Göschenen lors du gigantesque chantier du Saint-Gothard. En juillet 1896, trois nuits d'émeutes mirent la ville de Zürich sens dessus dessous. A la suite du meurtre d'un ouvrier alsacien par un ouvrier italien, de graves bagarres et une mise à sac des cafés et des taudis occupés par les immigrés de la péninsule provoquèrent, après l'intervention de la police et de la troupe, l'exode forcé de milliers d'ouvriers en Italie et la fuite de centaines d'autres dans les bois entourant Zurich, où ils campèrent et bivouaquèrent sous la protection de leurs guetteurs, prêts à s'enfuir ou à se défendre à la moindre alerte.

XXè La révolution industrielle est passée en force et le pays a besoin de main d'œuvre. Les flux migratoires s'inversent: la Suisse devient pays d'immigration.

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Immigrés Le nombre d'étrangers ne cesse de croître à partir de 1890, pour atteindre le taux de 14% de la population résidante en 1914. Après une forte décrue due aux deux guerres mondiales (en 1941 le taux d'étrangers est descendu à 5,2%), le "miracle économique" des années 50 exige à nouveau une main-d'œuvre abondante, peu qualifiée et bon marché. La Suisse recrute alors massivement dans les pays du sud de l'Europe. Saisonniers Afin de réguler ces migrations économiques, la Suisse impose, dès la fin des années 40, le statut du saisonnier. Ce statut implique des contrats de 9 mois de travail, avec retour obligatoire de 3 mois au pays d'origine. Il interdit de changer d'employeur, de louer son propre logement, de faire venir conjoint et enfants. En 60 ans d'existence, ce statut s'est appliqué à près de 4 millions de travailleurs étrangers. Il a été aboli le 1er juin 2002. Réfugiés A la fin des années 70, la mondialisation des migrations suscite un afflux de réfugiés. Ces mouvements de population traduisent les inégalités économiques et les soubresauts politiques de la planète. Selon l'ONU, quelque 125 millions de personnes dans le monde vivent actuellement hors de leur pays, qu'ils soient immigrés ou réfugiés. La Suisse s'est dotée d'une législation sur les étrangers qui divise le monde en deux parties inégales : d'un côté l'Europe, et de l'autre côté…tous les autres. Pour l'immense majorité des ressortissants extra-européens, l'asile représente désormais la seule voie d'immigration possible avec la clandestinité. La décision de "migrer" repose aujourd'hui sur les mêmes motifs qu'autrefois. De même que nos ancêtres qui ont eu le courage d'émigrer ont droit rétrospectivement à toute notre considération, nous nous devons aujourd'hui de respecter les personnes qui ont choisi de quitter leur pays pour tenter leur chance en Suisse. Hans Mahnig

Le colon et la colonisation Le colon, arrivé sur cette terre encore neuve, a dû lutter de la lutte la plus directe, la moins adoucie de conventions sociales, contre les gens, la nature, contre lui-même. La prairie étant hostile, les voisins étaient durs, dangereux, sans merci. G. Addor, Une famille vaudoise émigre

Terres promises Sur les 500.000 émigrants suisses du XIXè, on compte quelques milliers de Vaudois. Par vagues successives, ils sont partis

vers les terres promises. La réalité a été, la plupart du temps, plus amère que leurs rêves

(Drapeau de la Commune de Paris)

Ce drapeau du 145ème bataillon de la Commune de Paris est un trophée de guerre. Il fut arraché aux Communards lors des derniers combats aux Buttes-Chaumont, le 28 mai 1871, par Adolphe Cérésole (1836-1881), officier vaudois au service de la France. Du XVè au XVIIIè siècle, près de 2 millions et demi de mercenaires suisses ont combattu au service des puissances étrangères. Ils ont généré un flux d'argent vital pour le pays. Le prix à payer pour cette émigration professionnelle d'un type particulier fut exorbitant : un million de mercenaires sont morts sur les champs de bataille.