Corps & Graphie - Tanzarchiv

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www.collectiondeladanse.ch Corps & Graphie L’écriture est mouvement de l’esprit, le mouvement est écriture du corps : voici la relation intime entre deux moyens d’expression personnelle que nous expérimenterons à travers une série d’exercices écrits, courts et stimulants. Légèreté et liberté seront les maîtres-mots de l’atelier. Une invitation à se laisser pousser des plumes ! Atelier d’écriture proposé par Héloïse Pocry pour la Collection suisse de la danse Collection de textes écrits autour de PLACE d’Adina Secretan

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Corps & Graphie

L’écriture est mouvement de l’esprit, le mouvement est écriture du corps : voici la relation intime entre deux moyens d’expression personnelle que nous expérimenterons à travers une série d’exercices écrits, courts et stimulants. Légèreté et liberté seront les maîtres-mots de l’atelier. Une invitation à se laisser pousser des plumes !

Atelier d’écriture proposé par Héloïse Pocry pour la Collection suisse de la danse

Collection de textes écrits autour de PLACE d’Adina Secretan

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© Collection suisse de la danse et toutes les participantes de l’atelier Corps & Graphie, 2016. Les textes et les images de la présente publication sont soumis au droit d’auteur. Merci de le respecter.

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De la série /Ces lieux

qui nous définissent/

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/Emilie Snakkers/

Maison d’enfance Dans laquelle mille ballons sont logés Mes souvenirs dépérissent

Centre urbain Coins délabrés par le soleil Météore mélancolique

Picotements célestes Grands matelas allongés sur le sol Au creux du cou

Vasque vide Canards qui picorent avidement Sans foi ni loi

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Ville étrangère Compagne de bien des soirées enivrées Estompée par le temps

Sous-bois Dans un massif montagneux lointain Crayonné par les rayons du soleil

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/Alina Weber/

Foule dense mais joyeuse Rencontre romantique Oktoberfest

Fous-rires incessants Souvenirs d’enfance, royaume enchanté Mickey nous menace

Fêtes enivrantes Nouvelle vie dans les montagnes L’armoire est trop grande

Manoir inhabité Avec piano à queue peut être loué Mais tapis sera facturé

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Vie artistique colorée Là où beaucoup rêvent d’habiter Moi je mange du sable

Générosité pure Tant d’âmes, tant de vie Mais jamais de visage

Deux jeunes sœurs complices Paysages verdoyants, parfum étonnant Nessie n’est qu’un porte-clés

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/Céline Bösch/

Fin de journée Je quitte la Collection fatiguée Cocktail bien mérité

Petits doigts de pieds En éventail narguent les rouleaux Du sable dans le dos

Balançoire Dans le jardin installée Je vole

18 mètres carré Une cuisine dans un placard Ma liberté

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/Beate Schlichenmaier/

Au petit matin le fleuve N’a pas besoin de réveil M’y rendormir

Le village de vieillards Aux lumières faiblissantes La nuit tombe sans cesse

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/Céline Gantner/

Entrée de tunnel L’obscurité m’enveloppe Pas de bout en vue

La fin de l’été Le soleil tombe dans l’eau Le lac reflète

Vieille maison qui croule Le toit te tombe dessus Que racontes-tu

Au sommet de la montagne Une abeille bourdonne Elle connaît le chemin

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Vers les poubelles Un ramasseur me sourit Où vais-je maintenant

Le parc est en jeu Petites filles crient Balancent plus haut

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De la série /JE SUIS/

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/France de Goumoëns/

Je suis noire et j’ai 18 ans. Je suis arrivée ici, par effraction, faux papiers et mauvais destin. Une femme blanche est venue voir ma mère, là où j’habite, près de Lagos, Nigéria. Elle lui a dit qu’elle avait du travail pour sa fille, en Europe. Qu’il y avait un beau pays avec de l’herbe partout et des montagnes où je serais bien. La Suisse, je ne savais même pas où c’était. Mon père est mort et on est huit dans ma famille : peu de travail, pas d’argent. Alors, ma mère a souri à la dame blanche et moi, je l’ai suivie.

J’ai pris l’avion, puis le train et puis… je ne sais plus. Un jour, je suis arrivée ici et j’ai été installée dans un appartement, avec d’autres femmes. Personne ne parlait ma langue, heureusement je me débrouille en anglais. On m’a donné des vêtements et un lit et je suis restée là, avec les autres, je ne sais pas combien de temps.

Un soir, on m’a dit de mettre la jupe courte qu’on m’avait donnée et d’enfiler le body trop serré sur mes seins, de me maquiller, surtout la bouche

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avec du rouge, beaucoup de rouge et du brillant. J’étais belle, on m’a dit, et j’ai remercié. On m’a alors poussée dehors et dit d’attendre sur le trottoir, qu’un homme viendrait et qu’il faudrait que je fasse ce qu’il me demanderait, que je serais payée pour ça. On était en janvier, j’avais froid, mais on m’a dit qu’il fallait que je sois chaude.

Une voiture s’est arrêtée et un homme gros et chauve m’a fait signe d’approcher. Je ne voulais pas, je ne comprenais pas ce qui se passait. Mais on m’a poussée dans la voiture.

Quand je suis rentrée à l’appartement, j’ai pleuré, j’ai vomi, j’ai craché. Je voulais rentrer chez moi, là-bas, au Nigéria. On m’a dit que ce n’était pas possible, que chez moi c’était ici maintenant et qu’il fallait que je travaille chaque soir.

Je suis noire, j’ai 18 ans et je ne veux pas rester ici.

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/Alina Weber/

Je suis

- Le dentifrice resté collé au fond de l’évier - L’araignée qui orne ton mur

Je suis

- Le cellophane que tu ne démêleras jamais - Le début du rouleau de scotch que tu ne

trouveras pas

Je suis

- L’ampoule qui pète et te laisse seul dans le noir

- Ton réveil, lorsque celui-ci ne sonne pas

Je suis

- Le bruit qui t’empêche de dormir - La chanson que tu détestes mais qui tourne

en boucle dans ta tête

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Je suis

- Ton cauchemar, ta pire phobie - Ta paralysie et même ta terreur nocturne

En somme je suis mauvaise, chiante, dérangeante, insupportable et terrifiante.

–Mais sans moi, distinguerais-tu le bien du mal ?–

***

***

Je suis

- Une poussière, une fraction de seconde, un instant

- Une particule, un corpuscule, une molécule, un ion

Je suis

- La folie de l’artiste, la muse du poète - Les doigts du pianiste, le corps de l’athlète

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Je suis

- Le bois du châssis, un pigment de peinture - Un poil du pinceau, une trace de coulure

Je suis

- L’âtre brûlant, un métronome déchaîné - La rosée du matin, un disque rayé

Je suis

- Un sentiment, une odeur, un son - Une image, un souvenir, le présent

Je suis

- Tout et rien

Je suis

- Ce que tu veux

Au fond, c’est égal.

–Tant qu’on est deux.–

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/Céline Bösch/

Je suis née là-bas mais vis ici ; je suis une maman mais une femme aussi ; je suis aventurière mais terriblement casanière ; je suis complexée mais entretiens de bonnes relations avec mes bourrelets ; je ne suis pas ma mère, enfin j’espère ; je suis mon père, enfin pas tout à fait ; je suis une fille de la mer mais m’installe à la montagne.

Je suis…

Je suis cette somme de contrariétés.

Je suis moi, tout simplement.

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/Emilie Snakkers/

Je ne suis pas un homme

Je suis une somme de textes, de livres, de paragraphes parfois mal agencés et très souvent oubliés, voire réprimés

Je ne suis pas conforme à ce que mes parents projetaient sur moi, quoique

Je ne suis pas morte et enterrée

Je ne suis pas mère, ni père

Je ne suis pas aveugle mais possiblement aveuglée par des idylles de pacotille, voire aveuglante, c’est selon

Je suis des pieds aux ongles vernis qui mènent mon corps hors des sentiers battus en période estivale, sauf pour aller dans des festivals

Je suis un gouffre rempli d’une grande avidité

Je suis un front, tantôt plissé tantôt froncé par les vérités quotidiennes

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Je suis les gens que j’ai rencontrés, croisés, appelés, respirés, touchés et aimés

Je suis un morceau de terre, fragment de l’univers, qui redeviendra poussière

Je ne suis pas une image qui circule sur internet, sans âme et sans âge

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/Céline Gantner/

je suis au sommet depuis longtemps déjà oui je suis les deux

… je suis imaginée dans ma tête et je suis là dans ce monde

je suis dans l’air comme dans l’eau

je suis à ma place – hors contexte –

je ne suis pas la plante verte, mais rien que mes racines me disent où il ne faut pas aller

je suis sortie du chemin, la boîte s’est ouverte

rien ne va plus et tout est possible

je suis libre et en mouvement

je danse et je suis ma danse

quand j’écris mes lignes ne sont pas droites

je respire – j’ai le temps

je suis mon inspiration, je suis le mouvement

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j’arrête le ballon et le balance plus haut

je suis surprise de te voir si peu curieux

je suis salée au sucre et je m’en fiche, tu peux aller te faire voir

je suis le regard qui perce et juge et je sais qu’il ne faut pas

je suis tête en bas, des fois je ne touche plus cette planète

alors je suis imaginée dans ma tête…

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/Beate Schlichenmaier/

Je suis une carte géographique

Je couvre une région jadis sauvage, cultivée par les années, il y reste quelques endroits peu voire in-accessibles

Je m’ouvre à la découverte, je propose des randonnées, plutôt faciles, jamais sans obstacle, et toutes uniquement pour piétons

Je parais en de nouvelles éditions, mises à jour, les changements plus ou moins bien intégrés, mais je reste toujours moi, région, unique

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De la série /Dans ma peau/

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/Alina Weber/

Je me révolte contre les préjugés, les esprits fermés et impossibles à raisonner.

Plus concrètement, je me révolte contre ceux qui pensent tout savoir – sans réfléchir et sans même aller voir. Ceux qui disent :

« Les squatters sont des drogués ! MDMA, Cocaïne, Ecstasy, LSD. Mieux vaut ne pas les approcher, car leur venin est mortel ; animaux sauvages, monstres, démon ; ils changent constamment d’enveloppe corporelle. Ils puent, ne se lavent pas et dorment les uns sur les autres. Enfin « ils dorment », on préfère pas savoir. Ah et ça dégrade tout. Et le pire c’est que certains d’entre eux font des gosses ! Ces enfants seront vite morts de faim, morts de froid ou morts à coups de crosse. C’est sûr qu’ils sont dangereux ! Mieux vaut les éviter, les ignorer et ne jamais leur donner de monnaie ! Parce que franchement ces types-là, avec l’argent qu’on leur donne, on sait tous que c’est pas un loyer qu’ils se paient. Non non, ce sont des profiteurs qui ne connaissent

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aucune frontière. Faut s’en débarrasser, les dénoncer, les éjecter avant que tout ne dégénère. »

B R E F.

Je me révolte contre l’intolérance. Contre ces personnes qui refusent d’envisager les choses comme moi, de leur donner une chance.

Pas que je sois égocentrique ou en manque d’attention. Vous comprendrez bientôt qu’en plus d’être froid, mon cœur est de béton.

Je me révolte contre ceux qui refusent de voir : La générosité, la sympathie, et l’intelligence des personnes qui arpentent ces couloirs.

Artistes improvisés mais aussi confirmés, partageurs passionnés, en quête de réponses et surtout d’humanité. Certains ont parcouru le monde et savent bien mieux que les autres que la terre est bien ronde. Pourtant, c’est ICI qu’ils ont décidé de rester. Pour un instant, un jour, une nuit, quelle importance.

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Ils m’ont apporté les couleurs, la fraîcheur, l’harmonie et les rires. Ils ont pris soin de moi quand plus personne n’en avait l’envie.

Je me révolte contre ceux qui les ont arrachés de mes murs.

– « J’étais leur refuge, leur squatt, et bientôt rien de plus qu’un tas de

débris pour un avenir « plus sûr » –

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/Emilie Snakkers/

Je suis un jeune en errance et je me révolte contre les flics qui piquent le contenu de mon obole, comme ça, sans cœur et sans vergogne

Je suis un jeune en errance et je me révolte contre ces collectifs pseudo-associatifs qui ne militent que pour nous réinsérer dans cette foutue société

Je suis un jeune en errance et je me révolte contre les gens criblés de cynisme, qui tirent la gueule à leurs patrons avant de leur redorer leur plastron

Je suis un jeune en errance et je me révolte contre ces invendus en magasin qui finissent leur vie au fond d’un container alors que moi je suis un crève la faim entaché de misère

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Je suis un jeune en errance et je me révolte contre l’inertie de mon clébard, ramassé sur un coin de trottoir, entaché de ses déboires et qui ne fait que de me demander à boire. Je pourrais toujours essayer de m’en débarrasser, vite fait mais vraiment bien fait.

Je suis un jeune en errance et je me révolte contre ta mauvaise foi – oui toi là bas qui lève les yeux au ciel ! Baisses-les, tu verras, ça ne fera pas d’étincelle ! - quand tu arrives aux alentours de moi

Je suis un jeune en errance et je me révolte contre mon corps que je ne sens plus, contre mon âme qui se triture et qui perdure sans chaire et sans dorure, sur ce bout de dalle maladroit, je n’ai plus de toit / toi, gare à moi !

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De la série /Bulles/

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/France de Goumoëns/

Sur le pont du bateau qui va à l’île d’Ouessant. J’avais 14 ans et j’étais en vacances avec mes parents et ma sœur. Le trajet en mer durait trois heures. Le vent s’était mis à souffler et creusait les vagues : le bateau était secoué, la mer entrait par paquets sur le pont, les embruns giflaient les joues. J’étais vêtue d’un ensemble jupe et veste à carreaux verts et bleus, avec un col blanc : une fantaisie de ma mère qui avait décidé de confier notre garde-robe, à ma sœur et à moi, à une couturière. Le résultat était peut-être « classe » comme disait notre mère, mais il avait surtout pour effet de nous placer au rang des curiosités, aux yeux de nos camarades de classe. Si seulement j’avais pu m’habiller en grande surface, comme tout le monde…

Là, sur ce bateau pour Ouessant qui gîtait fort, l’ensemble écossais – qui, en temps ordinaire aurait sans doute produit son habituel effet désastreux – était caché sous une vaste pèlerine censée me protéger des embruns. Elle me cachait

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surtout des regards, ce qui me la rendait particulièrement sympathique.

Je me suis mise à l’avant du bateau, là où le vent était le plus fort et les secousses les plus spectaculaires. Ballottée ainsi de haut en bas, je ne ressentais ni peur, ni nausée : au contraire j’étais fascinée, avec l’impression de faire corps avec les éléments. Je suis restée là, toute la traversée, heureuse et solitaire : l’océan était à moi, le vent était à moi, le bateau était moi. Invulnérable, j’aurais voulu que ce trajet ne finisse jamais.

Parmi les passagers, il y avait un groupe d’adolescents. L’un d’eux s’est détaché des autres et est venu se mettre près de moi. Nous ne nous disions rien, mais nous nous regardions de temps en temps, légèrement souriants, complices et heureux d’être là, à la fois proches et distants, ne sachant ni nos noms, ni notre âge, ni rien de nos vies respectives, jouissant juste des ces instants d’intense communication muette, bonheur fou parce qu’unique et éphémère.

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/Céline Bösch/

Ouvrir la porte d’entrée. La refermer. Tourner la clé. Enlever ses chaussures. Et son manteau. Et son bonnet. Et ses gants. Laissez derrière soi le froid du dehors. Faire couler l’eau. Régler la température. Retirer les couches de vêtements. Verser le bain moussant. Contrôler la température. Ajuster au besoin. Allumer une bougie. Glisser un orteil dans l’eau. Le retirer parce que c’est encore trop chaud. Le replonger. L’habituer. Laisser glisser le pied, la cheville puis le mollet. Suspendre son mouvement. Savourer la morsure de l’eau chaude sur sa peau refroidie par la bise. Puis, tout doucement, faire disparaître le corps dans les bulles.

Entendre le téléphone sonner.

Rester dans sa bulle.

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/Céline Gantner/

… il danserait enfin avec elle…

dès le matin et le début de son service, il s’imagine à quoi va ressembler la fête de ce samedi soir… même que l’idée ne quitte pas sa pensée de toute cette journée lui semblant interminable… impossible de détacher son focus intérieur des scènes mielleuses imaginées autour de sa ‘prestation’ de ce soir-là, elles ne cessent de l’envahir… il s’imagine apparaître avec le meilleur déguisement, en tous cas le plus inventif… il s’invente au plus sûr de lui (en tous cas plus confiant qu’il n’en fait preuve dans la vraie vie)… il s’imagine sûr de lui… pour enfin lui demander – oui lui extirper – cette dernière danse, très probablement une danse d’adieu… durant sa journée de travail, par moment, ses pensées s’envolent jusqu’à s’imaginer qu’elle prenne un vrai plaisir à danser avec lui, qu’il la tienne proche – contre son corps… en allant jusqu’à s’imaginer ce baiser si longuement

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attendu… pour pousser au maximum, l’embrasser devant tout le monde…

machinalement, il n’arrête pas de passer les code-barres des produits sous le laser pour, chaque fois à la fin, demander la carte de fidélité, puis tipper l’adition des montants pour obtenir et pouvoir annoncer le total… tous ces gens de passage, ces clients qui défilent devant lui, personne – mais vraiment personne – ne devine ce qui le préoccupe au plus profond de lui… alors que lui, selon qui passe sous son nez, s’imagine ici et là que cette même personne sera là ce soir, à l’observer… d’une certaine façon à le soutenir secrètement, à accompagner tels des valets quasi invisibles sa conquête…

… sa bulle à elle…

… la réelle rencontre…

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De la série /Projets/

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/France de Goumoëns/

Ce serait un spectacle où on s’ennuierait et auquel on ne comprendrait rien. Vous me direz que cela arrive parfois et qu’il y a des spectacles où on s’ennuie et auxquels on ne comprend goutte. Mais là, l’objectif avoué serait l’ennui et l’incompréhension imposés aux spectateurs. Foin d’un message dépassant l’intellect moyen du spectateur lambda : ça, c’est banal, connu, ressassé. Moi, je vous propose de réfléchir à un spectacle nul, chiant, barbant, dépassé. Un spectacle où l’on verrait depuis la scène le public s’enfoncer de plus en plus dans les fauteuils de la salle, bailler et s’endormir, voire partir bruyamment en manifestant ennui et agacement.

Genre : les acteurs arrivent sur la scène, les uns après les autres, se figent puis se déplacent, s’arrêtent, repartent. Cela pendant une bonne heure au moins, sans texte, sans musique, dans une absence totale d’expression sur les visages. Ce spectacle pourrait s’appeler : « La folle

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histoire d’un petit bal de campagne », par exemple.

Autre suggestion : une scène vide et sombre sans personne et lancer un son strident et violent, toujours le même, pendant une quinzaine de minutes. Les spectateurs, dans la mesure où ils choisiraient de rester dans la salle, devraient impérativement se boucher les oreilles au moyen de boules Quilès ou avec leurs doigts, avant de céder à l’exaspération et monter sur la scène pour tirer la prise de la sono.

Ce qui serait bien aussi, c’est d’occuper la scène avec des déchets. Il s’agirait pour un acteur seul de déplacer les sacs d’immondices, les poubelles, les papiers et des caisses de bière vides, sans autre parole que des borborygmes incompréhensibles ou peut-être une phrase répétée sans cesse. Toutefois pour cette dernière idée, j’ai peur qu’on y décèle une critique du consumérisme et de ses effets délétères sur l’environnement, ce qui déclencherait sans nul doute chez les spectateurs (ou, à tout le moins, chez les critiques de théâtre) une réflexion

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verbeuse et illusoire, mettant cependant fin ainsi à l’ennui programmé.

Une dernière idée serait de laisser le rideau fermé : le public pourrait ainsi tout imaginer, attendre, puis se lasser et se lever pour partir. L’astuce serait, alors qu’ils sont quasi à la porte de la salle, d’ouvrir le rideau, ce qui les inciterait sans doute à se rasseoir. Les laisser ainsi espérer devant une scène vide mais éclairée, un temps suffisamment long pour susciter l’agacement et puis, refermer le rideau.

Comme vous pouvez le constater, ce projet offre de multiples possibilités et de nombreux développements. C’est avec plaisir que je viendrai devant votre commission des programmes pour exposer plus avant d’autres pistes qui, sans aucun doute, vous intéresseront. N’oublions pas – et ce n’est pas moi qui l’ai dit – que le spectacle n’a nullement besoin du spectateur pour exister !

Dans cette attente…

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/Céline Gantner/

Madame, Monsieur,

Par la présente, dans ma fonction de présidente de l’association, je vous soumets une nouvelle fois notre sincère souhait – déjà revendiqué auparavant lors de nos demandes écrites du 2 mars et du 16 mai derniers – d’enfin voir nos danseuses – pourtant si douées – se produire sur la scène de votre nouvelle salle communale multifonctionnelle.

Nous avons hélas bel et bien pris note de votre récente réponse négative à la requête qui est la nôtre – pour le formuler clairement : notre projet nous tient à cœur – d’où notre nouvel essai d’obtenir ce que nous ne faisons que demander depuis longtemps.

Voyez, nous faisons preuve de la plus grande compréhension pour les maintes autres activités planifiés dans vos lieux et respectons pleinement le fait que, de par leur ancienneté, ces occupations aient un avantage par rapport à notre style de danse – qui est plutôt récent, nous

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l’admettons – et demande peut-être à certains membres de votre comité un certain temps d’accoutumance… Considérant que les nouvelles activités acceptées dès l’année passée, comme le tir à l’arc de bambou bio, les danseuses du mardi soir, les soirées loto ludique ou encore la rumba congolaise avec orchestre de tamtam, etc. – pour n’en citer que certains–, ont pu trouver leur place dans votre planning, nous nous obstinons avec notre demande.

Quand vous nous dites que toutes les soirées seront prises et qu’il ne vous reste pas la moindre place libre dans votre agenda culturel, nous le croyons bien. Et bien entendu, nous n’allons pas jusqu’à viser un samedi ou un vendredi soir pour notre présentation, nous nous contenterons entièrement d’une soirée d’un simple jour ouvrable. Nonobstant, il nous semble presque impossible qu’il soit si impossible de pouvoir trouver une date qui convienne aux deux parties.

Certaines de nous iront même jusqu’à imaginer que – d’une certaine manière – vous ne soutenez pas nos activités pourtant bien utiles, et on a déjà entendu parler de mécompréhension, voire de

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mépris. Sachez, ce que nous entreprenons ensemble fait du bien et ravive non seulement l’âme du membre actif, mais avant tout de la personne qui observe et tend l’oreille. Y aurait-il des appréhensions négatives de votre côté ? Je pose cette question uniquement car Barbara Chessex, ma suppléante, m’a tout récemment fait part – chose qu’elle avait entendu par une personne dont je ne citerai pas le nom ici – que l’épouse de Monsieur le Maire aurait exprimé un certain dégoût jeudi dernier par rapport à notre première prestation publique lors de la fête du printemps passé. Bien entendu, ces commérages ne sont d’aucune pertinence, nous savons tous que ce genre de petites histoires n’interfèrent pas dans les grandes décisions.

D’où notre nouvelle demande adressée par la présente à vous, cette fois-ci avec la ferme promesse que nous ne nous laisserons pas marcher sur les pieds, ni ignorer ! Nous vous remercions donc de bien vouloir revérifier les dates potentiellement libres entre septembre de cette année et avril de l’année qui vient… si vous souhaitez éviter que je ne puisse retenir nos

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dames de se produire un beau samedi matin sur la place centrale, une fois le marché rangé…

En vous remerciant de votre bonne volonté et de votre collaboration, je vous adresse bien évidemment, Madame, Monsieur, nos salutations distinguées.

Céline Germanier

pour l’Association Danses et Chants champêtres des Femmes Fermières vaudoises, ADFF

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De la série /TOUTE LA

PLACE/

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/Céline Gantner/

une respiration ballon volant vers l’espace prends toute la place

une belle empreinte le corps prend toute la place orgasme en silence

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/Céline Bösch/

Ça commence par une ondulation légère au creux de mon estomac, une vague qui va, qui vient, qui enfle et qui, furtivement, s’enhardit et se répand dans mes veines.

C’est un frémissement qui remonte le long de mon échine, un picotement désagréable dans mon cou, un hérissement de mon cuir chevelu, une chaleur sur mon visage, une houle dans mon cerveau, une déferlante qui atteint mes orteils, un rouleau qui me traverse de part en part, un océan de colère.

Je ne peux plus respirer.

Elle prend toute la place.

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/Alina Weber/

Qui n’a jamais rêvé d’un bouton « off », « stop », « pause », « pouce » ou peu importe ? Un bouton qui, une fois actionné, mettrait aussitôt fin à une situation désagréable, un trop plein d’émotions, une écrasante impression d’impuissance, de rage ou même d’implosion ?

Ce bouton me permettrait alors de reprendre mon souffle, de relativiser et de reprendre mes esprits.

Ce n’est pas faute de l’avoir cherché, en ce qui me concerne. J’ai cherché ce bouton dans ma tête, dans les livres, dans les autres. Mais ça n’a rien donné.

J’ai dessiné, peint, joué du piano, cuisiné des gâteaux, dévoré ces gâteaux, câliné mon chien, pris un nombre incalculable de bains... Mais il m’était impossible de me changer les idées. Et bien évidemment, cela me frustrait encore plus.

La réponse se trouvait en fait partout. Dans mes habitudes, mes réflexes, ma chambre, mon salon, ma salle de bains, mon sac à mains... Partout.

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Et je l’ai réalisé un jour de profondes frustration et détresse ; sentiments ayant explosé tous les records lorsque, ce jour-là, je ne trouvais pas mon casque audio.

La musique !

Que ce soit dans un moment de joie, de folie, de tristesse ou de mélancolie ; il existe toujours la musique parfaite à écouter.

Si toutes les pièces de mon appartement sont équipées d’enceintes et si j’emporte mes écouteurs et mon casque audio avec moi où que j’aille, ce n’est pas pour rien. La musique me complète, me donne un second souffle, un moment de répit, la possibilité – si je le souhaite – d’amplifier et d’approfondir une sensation.

Elle me permet de me couper du monde, de prendre de la distance.

Et lorsque cette coupure avec ce qui m’entoure ou ce que je ressens devient nécessaire... Il me suffit d’appuyer sur un bouton.

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Alors, le volume augmente et je me laisse enivrer par la musique, je la laisse me transporter, me transcender.

Je la laisse prendre sa place ; toute la place.

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/Céline Gantner/

Il en a marre d’ouvrir le journal… Ou de croiser du regard ces images en première page. Il n’en peut plus de lire les mots ‘attentat’, ‘morts’, ‘armé’, ‘sang’, ‘forces’, ‘ordre’, ‘blessés’, ‘abattu’, ‘revendiquer’… Il ne veut plus lire ça.

Et il ne sait pas comment arrêter ça.

Il aimerait savoir où se trouve le bouton STOP.

Il lui arrive d’imaginer que l’humain porte une certaine violence en lui. Quand il voit les guerres du passé, puis celles du présent. Quand il voit comment se répètent les mêmes erreurs, avec d’autres peuples, d’autres agresseurs, d’autres victimes, de nouvelles armes – encore plus performantes… Quand il lit qu’il existe des foires pour les armes de guerre… Aussi dans son pays natal, qui vit en paix. Quand il voit le succès qu’ont les jeux de tuerie destructeurs, dont parlent ses camarades, eh bien, il se dit que ça doit d’une manière ou d’une autre faire partie de nous…

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Il lui arrive alors d’imaginer que l’humain porte une certaine violence en lui.

Il lui arrive que ses pensées partent dans une espèce de cauchemar, soudain il trouve des indices partout, il reconnaît et est sûr que ce potentiel violent est en train de gagner en importance, qu’il grandit à l’instant même… Il le voit pousser partout comme des mauvaises herbes, pousser sans cesse comme des cellules dangereuses cancérigènes… De plus en plus de personnes seront infectées, il le voit tel un mauvais film américain… Il imagine ce potentiel maléfique augmenter constamment, gonfler son volume… Et il se dit qu’il doit arriver un moment où ça va forcément exploser

ce moment, il ne l’imagine pas, il préfère ne pas l’imaginer... Ça doit être la peur… Il se raisonne… Il respire… Il se rappelle au présent, à son exercice, à son service militaire, qui arrive bientôt au bout

Il déteste quand ces pensées prennent

TOUTE LA PLACE

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/Marie Summo/

En ce mois de juillet, Emma est invitée dans un très chic Hôtel-Restaurant de la région Yverdonnoise pour le mariage de son amie Aude.

Pendant l'apéritif, alors qu'elle parcourt du regard la foule des invités, Emma sent monter en elle une légère angoisse. Aucun visage ne lui est familier. Elle s'accroche à l’unique bouée disponible : sa flûte de champagne. Peut-être après quelques lampées de ce nectar pétillant aura-t-elle plus d'audace pour aborder quelques inconnus. Elle part se resservir à boire, se frayant un passage dans l'espoir de bousculer un Apollon, qui, tout comme elle, chercherait un cœur à qui parler. Après plusieurs allées et venues et l'absorption importante de champagne, Emma sent sa tête tourner et a du mal à rester perchée sur ses huit centimètres de talons. Elle aimerait être dans le champ de vision de quelqu'un, ne fut-ce qu'un court instant. Mais elle ne voit ici et là que des petits groupes se former, comme soudés par une structure clanique,

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l'empêchant de se mêler à la conversation. Elle plonge son regard dans sa flûte et se met à compter le nombre de bulles.

Quelques instants plus tard, Emma gagne la place qui lui a été attribuée à l’une des tables du banquet et se retrouve au milieu de huit autres personnes, toutes aussi intimidées qu'elle. Pour pallier cette gêne, une invitée se prénommant Lucette fait une entrée en matière parmi les plus consensuelles qui soient, abordant le thème de la météo. Jusque-là tout est maîtrisé : ils peuvent enchaîner sur des sujets plaisants de la vie, le lien qui les unit à la mariée, les futures vacances. Les choses se gâtent au moment où, on ne sait par quelle stratégie ni au détour de quelle conversation, un spécimen anthropologique fort intéressant opère une invasion en règle : le Je-sais-tout. Sa caractéristique se résume à une capacité hors du commun à avoir « un avis sur tout et surtout un avis ». Cet invité, assis en face d'Emma, à l'allure plutôt bon chic bon genre, monopolise la parole, pour ne pas dire le crachoir. La tablée se farcit un monologue par lequel le Je-sais-tout explique en détails les différentes étapes

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de fabrication du saucisson vaudois. Puis à quelle période il est préférable d'en manger et pourquoi. Le prix de la couenne. Les mélanges de viande qui sont embossés, pour certains dans des boyaux de vache, car plus résistants, pour d'autres dans le gros intestin de porc. La quantité de boyaux qu'il faut pour produire dix kilos de saucisses. Après avoir fait l 'apologie de la recette vaudoise, il énumère les différentes typologies de saucisse par pays. Allant de la saucisse de Francfort à la Merguez d'Afrique du Nord en passant par le Chorizo d'Espagne, le Hot-dog d'Amérique, la chipolata d'Italie, les Diots de Savoie, la Saucisse de Morteau et enfin la Longeole de Genève. L’exposé ubuesque se termine par le récit de son voyage aux Antilles et de sa découverte du boudin blanc et noir.

Autour de la table, chacun l'observe, s’observe, guettant une brèche dans la soudaine tension pour contrer l’invasion du Je-sais-tout. Aussi surprenant soit-il, personne n'ose lancer la contre-attaque. Hormis Lucette qui tente brièvement de détourner la conversation, sans succès, face à la thèse en saucissologie de ce

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Maître Wikipédia. Emma sent sa capacité d'absorption atteindre un maximum. Elle se lève de table, prétextant devoir répondre à un appel urgent. Fait quelques pas dehors sur le parking, respire profondément. Sort de son sac à main une cigarette et, tout en tirant massivement sur sa dose de nicotine, se demande : comment pourrait-elle lui fermer sa boîte à camembert ? Y a-t-il un stratagème comportemental à adopter pour expédier tous les casses-burnes qui gravitent au mètre carré ? Hormis le fait de lui dire ses quatre vérités, elle ne voit pas. Mais cela doit se faire de la plus diplomate des manières : s’il y a bien une chose qu'elle souhaite éviter, c'est de gâcher la soirée de mariage de son amie. En réfléchissant bien, la représentation la plus parfaite de Maître Wikipédia serait de l'imaginer empaillé. Comme une réincarnation silencieuse, immobile, d'une espèce humanoïde : le Tais-toi-donc. Emma s'amuse de cette représentation muette au point de lui déclencher un fou rire nerveux. Après s'être laissée aller à ce délire loufoque et défoulatoire, Elle est plus zen. Elle se réjouit presque d'entendre la prochaine auto-conversation de l’énergumène. Quel sujet de dissertation pourrait-

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il encore trouver ? Comme elle prend le parti d'en rire, elle se prête au jeu et décide de le brancher sur le domaine de la taxidermie. Tant qu'à faire. Aurait-il quelque histoire à conter ?

Emma rejoint les invités et excuse son absence par l'appel urgent d'un ami, dont la profession n'est pas coutumière, puisqu'il pratique la taxidermie. A peine terminée sa phrase, Maître Wikipédia s'empare du sujet. Emma se pince les lèvres. N'en pouvant plus, elle libère soudain des gloussements incontrôlés, auxquels répond le Je-sais-tout en la fustigeant du regard :

« - Mais pourquoi tu ris ? Ce n'est pas du tout drôle ce qu'on a fait à ce chat !

- Ah bon pourquoi ?

- Ben, ils l'ont empaillé et accroché au-dessus de la cheminée du salon de l'auberge Communale !

- ... Mazette ! »

Emma s'époumone.

Maître Wikipédia, vexé, se tait finalement et ce, pour le reste de la soirée. Le Tais-toi-donc s’est enfin incarné.

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De la série /Habiter

la terre en poète/

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/Céline Bösch/

Pendant longtemps, la poésie représentait pour moi de longues heures de parfaite incompréhension et d’ennui absolu à décortiquer le moindre petit détail qui éclairerait les états d’âme d’un illuminé dépressif décédé au siècle passé. Même après, diplôme en poche, je ne me suis jamais ruée sur ces œuvres qui me remémorent des instants de profonde détresse.

Mais aujourd’hui, j’ai compris une chose majeure.

La poésie nous entoure, tout le temps, simplement, quand on prend soin de regarder, de s’arrêter, de saisir ces instants de grâce offerts avec générosité : le crissement de ma chaussure sur la neige juste tombée, le raxon du soleil sur mon visage, l’éclat de rire de ma fille, l’odeur de l’herbe fraîchement coupée ou l’odeur du printemps qui s’en vient, un coucher de soleil sur le lac, la brise légère dans mes cheveux, un regard complice avec mes amis, les effluves de l’iode mêlées à la crème solaire…

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Finalement, la poésie, c’est tous ces instants de bonheur attrapés au vol.

Et que mon dépressif retourne à son spleen. Moi je choisis les plaisirs simples de la vie !

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/Céline Gantner/

Il marche dans la rue, toujours les écouteurs sur les oreilles, ses téléphones portables au fond des poches, toujours à portée de main… Il se déplace tranquillement, il n’y a pas de quoi se presser… personne ne l’attend… Il marche dans une ville dont il ne parle pas forcément la langue, il comprend ce qui se dit ici et là, il sait répondre aux questions qui se répètent… Quand il le faut, il sait parler…

Il mange à peine plus d’une fois par jour, il cuisine peu, mais il aime se rappeler les plats que préparait sa maman… Il va dans un restaurant du clan pour s’alimenter, là-bas il n’y a que des hommes… Tous discutent ou bidouillent sur leur portable ou mangent ou écoutent leur musique au casque… Peut-être bien qu’il vit d’activités au bord de la légalité… Ce n’est pas pour autant qu’il pressera son pas. Il ne pose pas de question… Il n’aime pas trop qu’on lui en pose, il aime bien rester discret.

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Des fois, quand il voit passer une femme, il sourit, il tente… Des fois on lui rend ce sourire, des fois il entame un contact… Il tente sa chance… Il en a assez d’être seul, il faut bien chercher le bonheur dans son pays d’accueil… Il faut rester attentif, regarder autour de soi et saisir le bon moment… Il sait qu’il veut des enfants métisses.

Il a un beau sourire, il est rempli d’espoir.

Ces fractions de seconde le matin, quand tu ne sais pas si oui ou non tu es encore au fin fond de ton rêve, ou si tu as déjà passé le seuil de la réalité… Quand tu hésites, oui tu décides de ne surtout pas bouger, afin de prolonger cette belle incertitude – pour la faire durer tu oses à peine respirer, tu tentes de retenir ce moment de suspension entre les mondes… J’aime bien mes rêves, parfois ils me disent où j’en suis, ils me parlent de ce qui se passe dans ma vie, des fois même ils m’offrent une solution possible… Comme si la nuit les rêves venaient amortir le chaos de la journée, dégrossir la jungle des évènements… Dans le réel, j’aime bien

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respirer, me déplacer, j’occupe mon temps de vie, des activités plus ou moins sérieuses remplissent mes journées, je me dis que ce sont mes passions… J’aime bien sourire, encore plus danser… Quand je danse, j’oublie le temps, je me rappelle juste que le monde tourne et moi avec lui, j ’aime bien marcher, j’aime sentir le vent, la musique m’accompagne presque toujours… Je rêve aussi les yeux ouverts, souvent dans le bus ou lors de trajets, quand j’ai un moment, je repasse dans mon rêve pour voir ce qu’il me raconte…

J’aime bien observer aussi, je regarde autour de moi, j’écoute des miettes de conversation – sans espionner bien sûr – des paroles qui circulent, des points de vues exprimés avec plus ou moins de ferveur… Souvent je souris en cachette, quand je trouve que j’ai attrapé une belle situation, comme l’on fixe un instant sur une photo… Ayant entendu un enfant qui pose des questions insolites, les réponses d’adultes parfois désarmés, parfois bétas, quelques fois pour changer de thème…

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… Pourquoi elle fait dodo la dame… Parce qu’elle est fatiguée… Pourquoi elle est fatiguée… Parce qu’elle n’a pas dormi la nuit passée… Pourquoi elle n’a pas dormi la dame…

Ou encore l’autre jour une petite touriste anglophone – le nez collé contre le grillage – dit du haut de ses dix ans la voix claire et haute ‘… look they have toys… Because it’s boring… To be imprisoned…’ Dit-elle devant les cages à oiseaux exotiques…

Et puis hier, un dialogue presque de théâtre dans un cadre parfaitement scénique, cet homme avec ce jeune… En somme comme si le plus expérimenté expliquait à l’autre la vie, comme s’il devait lui indiquer un chemin en gros… – non pas pour lui dire ‘c’est ainsi que c’est juste ou faux’ – non il y avait un ton de douceur, de conseil, de ‘c’est ainsi que j’ai choisi d’orienter et de vivre ma vie’… Et je recommande d’en faire de même, garder les yeux ouverts, rester attentif, ne pas rater les belles occasions, surtout ne jamais rater une occasion qui se présente pour faire l’amour, se laisser porter par le temps qui coule, prendre les décisions avec l’âme…

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Ce sont des moments de grâce, je me place en collectionneuse, je les prends dans ma main, les tournes dans tous les sens, les décortiques puis les poses avec mes mots… Je les collectionne.

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/Alina Weber/

La poésie est omniprésente.

Je la trouve dans les saveurs, les sensations et les émotions.

Je la perçois dans les regards complices de mon copain, dans le vertige de notre amour, dans la beauté singulière de notre histoire, dans la douceur de ses caresses et dans la sincérité de ses mots.

Je la ressens dans la musique, lorsque les notes me nouent la gorge, m’irradient d’un sentiment d’extase ou font dresser les poils sur mes bras.

Je la vois dans le paysage, lorsque les éléments qui le composent sont indissociables tant ils se complètent.

Je la distingue dans certains gestes, certaines impulsions et même dans la folie. Car la poésie, à sa façon, existe aussi dans les contrastes, les oppositions, les paradoxes et les contradictions.

Le tout est d’être attentif ;

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– Les hommes habitent la terre, et la poésie habite partout. –