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PROUST -KAFKA-JOYCE. ELIAS CANETTI. Auto-bio-graphie. «P ROUST -KAFKA-JOYCE » : l’ordre indiqué par le titre de la conférence que prononce Elias Canetti en août 1948, au Bryanston College, n’est pas celui dans lequel il présente d’abord les trois écrivains. Canetti aborde en effet, pour commencer, Proust, puis Joyce et enfin Kafka comme illustrant chacun l’une des trois préoccupations essentielles de l’homme. Il caractérise celles-ci par une orientation de la conscience aux trois extases du temps : le passé, le pré- sent et le futur. De ce point de vue, Marcel Proust est l’écrivain de l’intel- ligence du passé, James Joyce celui du flux du présent, et Franz Kafka celui de l’angoisse des futurs. Ces trois points de fuite de la conscience et du temps permettent non seulement de penser ensemble les trois écri- vains, mais de les ordonner selon l’incertitude croissante portée par leur préoccupation : le passé est un abri des souvenirs recueillis, le présent est un sol aux fissures imminentes, le futur est l’espace des destructions à venir. Ce n’est cependant pas ce point de vue, plutôt commun, des dimen- sions du temps que retient Elias Canetti pour penser ensemble les trois écrivains, mais leur réel point commun, à savoir « le caractère autobiogra- phique d’une grande partie de leur œuvre ». Or, c’est un caractère que partage également l’œuvre de Canetti, même à l’époque de la conférence. Il y a ainsi comme une parenté secrète entre le conférencier et ceux dont il 479_508 31/05/10 15:00 Page 479

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PROUST-KAFKA-JOYCE.

ELIAS CANETTI.

Auto-bio-graphie.

« PROUST-KAFKA-JOYCE » : l’ordre indiqué par le titre de laconférence que prononce Elias Canetti en août 1948, auBryanston College, n’est pas celui dans lequel il présente

d’abord les trois écrivains. Canetti aborde en effet, pour commencer,Proust, puis Joyce et enfin Kafka comme illustrant chacun l’une des troispréoccupations essentielles de l’homme. Il caractérise celles-ci par uneorientation de la conscience aux trois extases du temps : le passé, le pré-sent et le futur. De ce point de vue, Marcel Proust est l’écrivain de l’intel-ligence du passé, James Joyce celui du flux du présent, et Franz Kafkacelui de l’angoisse des futurs. Ces trois points de fuite de la conscience etdu temps permettent non seulement de penser ensemble les trois écri-vains, mais de les ordonner selon l’incertitude croissante portée par leurpréoccupation : le passé est un abri des souvenirs recueillis, le présent estun sol aux fissures imminentes, le futur est l’espace des destructions àvenir.

Ce n’est cependant pas ce point de vue, plutôt commun, des dimen-sions du temps que retient Elias Canetti pour penser ensemble les troisécrivains, mais leur réel point commun, à savoir « le caractère autobiogra-phique d’une grande partie de leur œuvre ». Or, c’est un caractère quepartage également l’œuvre de Canetti, même à l’époque de la conférence.Il y a ainsi comme une parenté secrète entre le conférencier et ceux dont il

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parle, et surtout une manière vécue, de cette vie enfin vécue, de poser leproblème de l’autobiographie. Le problème pour Canetti n’est pas tant decomprendre la place de la vie dans l’œuvre, et moins encore de com-prendre la vie comme une introduction à l’œuvre, à la manière de ces bio-graphies hâtives, mais de saisir comment une œuvre a pris place dans unevie. La préoccupation centrale de l’écrivain n’est pas d’abord celle de sonhéritage, du moment présent ou à venir, mais elle celle de la mise à dis-tance de soi-même qui permettra de préserver sa substance — qu’il fautcomprendre indissociablement comme substance vitale et substance nar-rative — et qui permettra peut-être de la métamorphoser en œuvre d’art.« La première chose à comprendre dans la vie d’un grand écrivain est legenre et le degré de solitude qu’il a réussi à se ménager pour lui-même »,écrit-il. L’œuvre, pour Canetti, a pour condition une certaine mise à dis-tance de la vie, mais celle-ci est à chaque fois prise dans des conditionsbiographiques individuelles. C’est du point de vue de ces stratégies d’isole-ment, propres au processus métamorphique de la création, que Canettirappelle brièvement quelques faits bien connus de la vie des trois auteurs :c’est la réclusion nocturne de Proust dans une chambre calfeutrée de liège,après la mort de sa mère ; c’est l’amenuisement progressif de la vie deKafka, comme pour se soustraire par la petitesse à la puissance du père ;c’est la révolte, et finalement l’exil définitif et volontaire de Joyce, loin deDublin. Il leur fallait se mettre à distance de ce qui faisait leur vie — lasociété mondaine, l’emprise paternelle, Dublin — pour sauver leur sub-stance et l’isoler en une œuvre. Il fallait, en quelque sorte, que leurs viesvécues soient véritablement séparées d’eux-mêmes pour qu’elles puissents’écrire : auto-bio-graphies. Le problème de l’œuvre autobiographiquene se confond alors ni avec l’auto-da-fé d’une intelligence barricadéecontre la vie, ni avec l’auto-fiction d’une inutile et détestable complai-sance avec celle-ci. Le problème de l’auto-bio-graphie ne diffère en riende celui de toute œuvre : elle en révèle seulement les conditions. Et c’estseulement au travers de l’élucidation des conditions de la création que l’onpeut rapporter l’autobiographie à l’œuvre entière.

Il semble ainsi que c’est la radicalité et la violence de ce processus demise à distance de leur propre vie, dans leur propre vie, qui éclaire au

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final l’ordre dans lequel Canetti aborde les trois auteurs : Proust,Kafka, Joyce. L’enfermement, la métamorphose, l’exil. Les préoccupa-tions intellectuelles dont il était parti, et qui s’étirent selon les extases dutemps, ne sont donc pas ce qui occupe au plus près la vie créatrice. Der-rière les noms de ses semblables, « Proust, Kafka, Joyce », c’est à sapropre œuvre que Canetti introduit dans cette conférence.

Arnaud Pelletier.

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Note sur la traduction.

Le manuscrit anglais de la conférence, conservé par la fondationMarie-Louise von Motesisczky Charitable Trust à Londres, a été publiépour la première fois en 2005 dans le volume dix des œuvres complètesd’Elias Canetti (« Proust-Kafka-Joyce. Ein Einführungsvortrag », in :Werke in zehn Bänden, Band X : Aufsätze, Reden, Gespräche,München-Wien, Carl Hansen Verlag, 2005, p. 9-48). Les citations duPortrait de l’artiste en jeune homme sont données, à quelques correc-tions près, d’après la traduction de Ludmila Savitzky révisée parJacques Aubert (James Joyce, Œuvres Complètes, Bibliothèque de laPléiade, Paris, Gallimard, volume I, 1996, p. 615, 619, 622-26, 690-91,703, 766-74). Les citations de la Lettre au père sont données, àquelques retouches près, d’après la traduction de Marthe Robert (FranzKafka, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Galli-mard, volume IV, 1989, p. 833-47, 865-67, 878-79). Les divergencesmanifestes des citations de Canetti avec les textes originaux sont toute-fois restituées. Les citations du Temps retrouvé sont redonnées d’aprèsl’édition de la Pléiade (Marcel Proust, La recherche du temps perdu,Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, volume IV, 1989, p. 474).Comme l’indique l’édition allemande des œuvres de Canetti (op. cit.,p. 349), la Lettre au père de Kafka n’était pas encore publiée aumoment de la conférence en août 1948 (elle sera publiée quatre ans plus

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tard dans le Neue Rundschau, Frankfurt-am-Main, 63, 1952, p. 191-231). Canetti la cite d’après la biographie de Kafka par Max Brod(Franz Kafka. Eine Biographie, Prague 1937, New-York 1946, et satraduction anglaise par G. Humphreys Roberts à Londres en 1947).

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Proust — Kafka — Joyce.

L’homme a aujourd’hui trois préoccupations intellectuelles.La première est celle de son héritage. Une personne qui ne saitrien et qui ouvre les yeux trouve un monde rempli d’objets et detraditions donnés. Tous ont une signification pour un certainnombre de gens ; et ceux-ci ne pourraient exister sans eux. Il y adans ce monde de vieilles villes et de vieilles cathédrales, des pay-sages et des familles, des plantes que l’homme a cultivées depuisdes siècles, des animaux habitués à partager sa vie, des rites demariage et des enterrements, des outils et des habits très anciens,des croyances, des noms, de belles mélodies et de belles histoires.Faire l’expérience de cela comme d’un tout au cours de sa vie, ytrouver une forme cohérente pleine de sens plutôt qu’une dérou-tante contradiction, lui donner une unité non en rejetant et enexcluant mais en apprenant à l’accueillir et à se l’approprier —voilà une tâche vraiment nécessaire et très difficile. Pour y parve-nir, il ne suffit pas de simplement regarder autour de soi et d’ap-prendre de la manière rationnelle commune. C’est qu’il y a trop àapprendre et trop à voir. Les différentes façons systématiques etspécialisées d’aborder le passé — la géologie, l’archéologie, l’his-toire, ou l’étude comparée des mythes et des religions — sont enelles-mêmes toutes définies de manière trop étroite. Elles retirentleur objet de son environnement vivant et complexe, l’isolent, lemultiplient, et le comparent avec d’autres. Elles parviennent sansdoute à des découvertes et arrivent à d’importantes conclusions,et personne ne songerait à se passer d’elles, mais elles n’ont pastrouvé une manière d’aborder le passé dans son ensemble. Toutce qu’elles examinent est éclairé d’une même lumière éblouis-sante. Et un simple système itératif du nombre des années estalors censé transmettre ce qui ne peut être senti. La tendance àêtre objectif a pour conséquence de vider toute chose de son

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contenu le plus significatif. — Une manière plus adéquate estfournie par la mémoire subjective d’un individu. Prenez connais-sance de tout ce que votre mémoire individuelle peut vous livrer,laissez-la d’abord se remplir avant de l’explorer jusqu’au bout,inventez quelque chose comme une science de votre propremémoire, et vous deviendrez un maître intellectuel du passé.C’est, d’un mot, ce qu’a fait Marcel Proust.

La seconde chose qui nous préoccupe essentiellement est lemoment de notre propre vie ou, pour ainsi dire, de notre proprejour, détaché de tous les autres jours. Rien ne peut vous en don-ner une meilleure idée que de vous promener dans les rues affai-rées d’une ville moderne. Ce chaos où se heurtent courants etactivités, ambitions et affaires, voix et silences, triomphes, com-plaintes, défaites ; la coloration et l’ambiguïté de l’ensemble ; sonindifférence au passé ; l’impression que tout arrive en mêmetemps, cette simultanéité comme si plus rien avant ou après necomptait ; les choses et les événements ayant l’air petits et disper-sés, mais tous pleins d’énergie ; chaque chose poursuivant saroute dans une direction ou dans une autre, avec sa petite volontépropre et en résistant à tout le reste : voilà l’aspect animal denotre monde moderne, une vie sans passé ni futur, existant enelle-même, un flux rapide et toujours croissant du présent. Pourl’aborder, James Joyce a trouvé une méthode. Il a saisi le flux duprésent dans l’unité donnée d’une ville, Dublin, en un jourdonné, le 16 juin 1904.

La troisième préoccupation, la plus terrifiante, est celle de cequi vient. Là, plus rien n’est donné, plus rien n’est connu. Plusaucun objet alentour n’est certain d’appartenir au futur. Cettecathédrale même, vieille de huit cents ans, peut s’effondrer cettenuit et le jour qui vient ne la connaîtra jamais. Et cette villemême, débordante de vie, peut être détruite dans le prochainquart d’heure, et la nuit qui vient existera sans elle.Toutes les des-tructions appartiennent au futur, comme tous les vestiges appar-tiennent au passé. Il n’est aucune peur qui ne puisse devenir réa-

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lité ; et toute parole peut être d’une certaine manière regardéecomme prophétique. Cent futurs, mille futurs différents sont pos-sibles, et quiconque s’occupe du futur les a tous en tête — un ter-rible poids où le doute et le souci de ce qui vient sont indissolu-blement liés. L’angoisse est le héraut du futur. De tous lesécrivains modernes, Kafka est le seul à ressentir les futurs, si l’onpeut dire, en ses membres tremblants. Il n’essaie pas de s’endébarrasser. Il les travaille patiemment, d’une manière, puis d’uneautre. Son courage semble immense, et son courage le tue. Alorsque les peuples d’Europe mènent docilement leur premièreguerre mondiale, il conduit, obstinément, des batailles apparem-ment privées avec le futur. Il ne remarque même pas combien ilest courageux. Ne sachant pas comment se frayer un chemin dansles rues affairées du présent, il finit par avoir une assez basse opi-nion de lui-même. Il ne sait pas se battre de ses mains et ne boxepas à la ronde ; il ne sait pas flatter de ses mots et ne fréquentepas le monde. C’est en tant que tout petit employé d’un bureaud’assurance qu’il porta le poids du futur de chacun. Les œuvresde Kafka sont comme des plans, non des plans de maisons oud’usines, non des plans de batailles, mais des plans d’événementsindividuels et inconnus.

Parmi les quelques éléments que nos trois auteurs ont encommun, le plus intéressant est sans doute le caractère autobio-graphique d’une si grande partie de leur œuvre. Chacun d’entreeux a une vision nouvelle et originale du monde. Chacun d’entreeux ressent combien il est nécessaire de saisir sa propre vie enmême temps que la vie des autres ; que l’une doit être interprétéeau travers de l’autre ; qu’il n’y a rien d’arbitraire ni de complaisantdans cette double voie d’exploration. C’est le narrateur du romande Proust, qui dit « Je » pour parler de lui ; c’est Stephen Dedalusdans les deux œuvres capitales de Joyce, Un portrait de l’artiste enjeune homme et Ulysse ; c’est Joseph K. dans Le Procès de Kafka, etc’est K dans Le Château : l’initiale du nom de son héros, K, est lapropre initiale de Kafka. Pour ceux qui veulent apprendre quelque

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chose de la vie intérieure de ces auteurs, voilà un très heureuxaccident. Leurs luttes et leurs conflits, leurs préjugés et leurscroyances, et tout leur développement : tout est clairement là. Lesbiographies écrites ensuite par d’autres n’ont rien apporté d’es-sentiel ni d’indispensable. Elles ont peut-être pu découvrir un oudeux faits inconnus, mais combien les faits sont pauvres dans lavie d’hommes d’une si incroyable vitalité imaginative. Dans l’en-semble, on peut dire sans être injuste que ces biographies n’ontrien fait d’autre que de rabattre la complexité et la subtilité desrecherches personnelles de ces auteurs au niveau plus simple etplus abordable des sensibilités ordinaires. L’interprétation de leurœuvre, si difficile et multiple, ne sera jamais finie. Mais il n’y aurarien à dire de leurs vies qu’ils n’aient eux-mêmes mieux décou-vert.

La première chose à comprendre dans la vie d’un grand écri-vain est le genre et le degré de solitude qu’il a réussi à se ménagerpour lui-même. Il y a plusieurs manières pour rompre des liensétouffants. Une violente révolte peut être d’une absolue nécessitépour l’un, mais se révèlera être le plus dangereux poison pour unautre. L’un s’efforcera soigneusement de préserver les plus petiteshabitudes de son enfance et de sa jeunesse, quand un autre sebattra jusqu’au bout pour les faire entièrement disparaître. Il y aune diversité infinie d’êtres humains, mais les artistes créateursdiffèrent entre eux encore plus que les autres gens. Pour prendreun exemple simple et aisément vérifiable : il y a indéniablementune différence frappante dans les relations de nos trois écrivainsà leurs familles.

Proust n’a jamais abandonné sa famille. Sa tendresse pour ellene changea pas tout au long de sa vie. Pendant les longues annéesde sa maladie, il resta avec sa mère, dans la maison même où ilavait passé la plus grande partie de sa jeunesse. Elle fit ce qu’elleput pour alléger ses souffrances ; tout autour de lui était ordonnéà ses besoins et à ses désirs. La relation à sa mère fut la chose la

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plus essentielle de sa vie. L’atmosphère que sa mère créa pour luia souvent été décrite, mais c’est lui qui en parle encore le mieux.

Enfant, avant de s’endormir, sa mère venait tous les soirsdans sa chambre pour l’embrasser. Sans ce baiser, il ne pouvaits’endormir. Il redoutait les soirées où il y avait du monde àdîner, parce qu’alors sa mère l’embrassait dans la salle à manger,en présence des invités, et l’envoyait seul dans sa chambre enhaut. Mais même ce baiser public dans la salle à manger lui étaitindispensable. S’en passer et c’était une nuit agitée et insom-niaque. Un soir, son père, quelque peu impatient, l’envoya direc-tement en haut sans lui laisser le temps d’embrasser sa mère.L’agonie qui le terrassa alors, seul dans sa chambre, est décritedans le premier et très important chapitre de son livre1. C’est lenoyau de tout le reste, où est exprimée la douleur d’être séparéde ce que l’on aime, cette tendresse contrariée, cette séparationqui vaut déjà pour toutes les séparations à venir jusqu’à la der-nière, la mort.

Même adulte, il sembla impossible à Proust de vivre sans samère. Il avait trente-quatre ans quand elle mourut. Juste après samort, il commença son œuvre immense, et cela l’occupa pour lesdix-sept dernières années de sa vie. Il y a toute raison de croireque la séparation d’avec sa mère lui conféra la concentration et latension nécessaires à son œuvre. Seul quelque chose de vaste etde profond pouvait la remplacer progressivement et lui donner lavolonté et la force de vivre. Quand il sortait le soir, du temps où ilfréquentait encore le monde, elle avait l’habitude de rester deboutet d’attendre qu’il rentre à la maison. Maintenant qu’elle ne pou-vait plus l’attendre, il sortait à peine. Sa maladie l’avait très forte-ment lié à sa mère ; elle le liait maintenant très fortement à sontravail. Le jour, il dormait ; la nuit, quand ses attaques d’asthmeétaient moins pénibles, il travaillait.

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1 (Ndt) Il s’agit de Du côté de chez Swann, premier livre d’À la recherche dutemps perdu.

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Il serait cependant inexact de parler de la famille de Proust enn’évoquant que sa mère. Son œuvre témoigne combien tous sesautres parents ont été importants. On trouve son père, sa grand-mère, son grand-père, un oncle, de nombreuses tantes. En dehorsde son père peut-être, qui paraît un rien froid, ils sont tousdépeints avec une tendresse inhabituelle. La toute premièreimpression que ressent le lecteur de Proust est celle d’une ten-dresse débordante mais bien protégée. Dans sa vie comme dansson œuvre, Proust semble toujours s’en tenir à sa famille. Jamaisil n’eut ne serait-ce que la moindre idée de s’en séparer, jamais lamoindre raison durable d’être insatisfait.

Combien radicalement différente est l’attitude de Joyce ! Ilexiste un document précieux sur sa jeunesse, si document n’estpas un mot trop pauvre pour une œuvre d’art. Le Portrait de l’ar-tiste en jeune homme décrit les vingt premières années de sa vie àDublin. Dans une première version du livre, Stephen le héros, queJoyce n’a pas publiée lui-même, l’environnement du héros, l’his-toire de sa nombreuse famille sont traités beaucoup plus précisé-ment. La mort de la sœur de Stephen, par exemple, est laisséecomplètement de côté dans la dernière version. Il suffit en ce quinous concerne d’en rester au Portrait de l’artiste, qui est plusconnu, et de voir quelles informations il peut nous donner sur larelation de Joyce à sa famille. Stephen Dedalus est ici le doublede James Joyce.

Son père, Simon Dedalus, un homme très imprévoyant encharge d’une très nombreuse famille, emmène Stephen avec lui àCork où il doit vendre une propriété.

« Il se rendait à Cork avec son père par le train poste de nuit…Il écoutait sans la moindre sympathie le récit de son père évo-quant des souvenirs de Cork et des scènes de sa jeunesse, récitcoupé de soupirs et de gorgées bues à la gourde de poche, chaquefois que l’image de quelque ami défunt apparaissait dans l’his-toire ou que, pendant qu’il faisait ainsi revenir les esprits, il serappelait soudain le motif de son voyage actuel. Stephen écoutait,

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mais n’éprouvait aucune compassion. Les images des morts luiétaient toutes étrangères… Cependant, il savait que les biens deson père allaient être vendus aux enchères et sentait qu’en ledépossédant lui-même de cette manière, le monde donnait undémenti brutal à ses imaginations ».

À Cork, « Stephen poursuivait son chemin à côté de son père,écoutant des histoires déjà entendues, entendant à nouveau lesnoms des joyeux lurons, dispersés ou morts, compagnons de jeu-nesse de son père. Et un vague malaise soupirait en son cœur. Ilse rappela sa propre situation équivoque à Belvédère » — le col-lège jésuite où il allait à l’école — « un externe libre, chef de fileintimidé par sa propre autorité, fier, sensitif, soupçonneux, enlutte contre la misère de son existence et contre les débordementsde son esprit ».

Il entendait toujours la voix de son père : « Quand tu tedébrouilleras tout seul, Stephen, comme j’espère que tu le feras unde ces jours, aie soin, quoi que tu entreprennes, de fréquenter desgentlemen. Quand j’étais jeune, je me suis bien amusé, tu peuxm’en croire. Je ne fréquentais que de vrais chics types. Chacun denous avait un talent particulier. L’un avait une belle voix, l’autrejouait bien la comédie, celui-ci chantait des chansons comiques,celui-là était bon rameur ou bon manieur de raquette, un autreencore racontait bien les histoires, et ainsi de suite. Nous ne per-dions pas notre temps, je t’assure, nous nous amusions bien, nousfaisions un peu la vie, et cela n’en allait pas plus mal pour ça. Maisnous étions tous des gentlemen, Stephen, je le crois du moins ; etd’honnêtes Irlandais bougrement convaincus, par-dessus le mar-ché. C’est avec des gaillards comme ça que je te recommande defrayer, des gaillards de la bonne trempe. Je te parle en ami, Ste-phen. Je ne crois pas qu’un fils doive craindre son père. Non, je tetraite comme ton grand-père me traitait quand j’étais gamin. Nousétions deux frères, plutôt que père et fils ».

Mais à côté de lui Stephen sentait que « la voix de son père lelassait et le déprimait ».

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« Le soir du jour où la propriété fut vendue, Stephen suivitdocilement son père à travers la ville, de bar en bar… Ils s’étaientmis en route de grand matin en partant du café de Newscombe,où la tasse de M. Dedalus avait bruyamment tremblé contre sasoucoupe, et Stephen avait essayé de couvrir, en remuant sachaise et en toussant, ce signe honteux des excès de boisson aux-quels son père s’était livrés pendant la nuit. Les humiliationss’étaient succédé : les faux sourires des vendeurs, les courbettes etles œillades des serveuses avec lesquelles flirtait son père ; lescompliments et les encouragements de ses amis. »

« Stephen suivit des yeux les trois verres qui se soulevèrentau-dessus du comptoir, tandis que son père et les deux copainsbuvaient à la mémoire de leur passé. Destin ou tempérament, unabîme le séparait d’eux. Son esprit semblait plus âgé que lesleurs : il brillait d’un éclat froid sur leurs joutes, leurs joies, leursregrets, comme la lune sur une terre plus jeune. Aucune vie,aucune jeunesse ne remuait en lui comme elle avait remué eneux. Il n’avait connu ni les plaisirs de la camaraderie, ni la vigueurd’une rude et mâle santé, ni la piété filiale… Son enfance étaitmorte ou perdue, et avec elle son âme, accueillante aux simplesjoies ; il errait à travers la vie comme la coque stérile de la lune ».

Il y a, dans tout son comportement pendant le séjour à Cork,une violente opposition au passé. Il se défie des histoires de sonpère — quelle peut être la valeur d’un passé qui n’a rien apportéd’autre que la misère, l’abjection et l’humiliation de cette pré-sence. Il se sent seul au milieu des amis de son père ; il ne veutpas devenir comme l’un d’eux. Cork semble même plus étriquéeque Dublin. Et il se manifeste déjà en lui un rejet absolu desmanières de son père.

De retour à Dublin, il souffre « du désordre, du dérèglementet de la confusion dans la maison de son père ». Tout ce discourssur le fait d’être un gentleman — et voilà le genre de maisonnéeque son père lui propose ! En voici une description, alors qu’ilrevient de son école jésuite à la maison.

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« Une aigre puanteur de choux pourris arrivait jusqu’à lui despotagers… Il poussa la porte d’entrée dépourvue de loquet etgagna, par le couloir dénudé, la cuisine. Un groupe de ses frèreset sœurs était assis autour de la table. Le repas du soir étaitpresque fini, il n’y avait plus que le fond d’un thé déjà allongéd’eau dans les petits bocaux de verre et les pots à confiture quifaisaient office de tasses. Des croûtes à jeter, des morceaux depain sucré, brunis par le thé qu’on avait versé dessus, jonchaientla table. On voyait par endroits de petites mares de thé, un cou-teau à manche d’ivoire cassé était planté dans les entrailles d’unchausson aux pommes éventré… Il se mit à table près d’eux etdemanda où étaient son père et sa mère :

— Partis visiter une maison.Encore un déménagement ! À Belvédère, un garçon du nom

de Fallon avait coutume de lui demander, avec un ricanementimbécile, pourquoi sa famille déménageait si souvent. Une ride demépris assombrit aussitôt son front ; il lui semblait entendre ànouveau le rire imbécile de l’indiscret.

Il demanda :— Et peut-on savoir pourquoi on change de logis encore une

fois ?— Parce que le propriétaire nous met à la porte ».Il ne détestait rien de plus que ces déménagements perpé-

tuels. Une série de fourgons de déménagement et une boîte degages au mont-de-piété à ses côtés lorsqu’il s’asseyait par terre àla maison symbolisaient la complète futilité de tout ce que faisaitson père.

Stephen vit combien son propre but avait été insensé. « Il avaitessayé de bâtir une digue d’ordre et d’élégance contre le flux sor-dide de la vie extérieure et d’arrêter par des règles de conduite, etde nouvelles activités, et de nouveaux rapports filiaux, l’inlassableretour de ces flux au-dedans de lui-même. En vain. Du dehorscomme du dedans, l’eau avait débordé par-dessus les barrages(…). Il vit aussi nettement la futilité de son isolement. Il n’avait

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pas fait un pas de plus vers les vies dont il avait tenté de se rap-procher, il n’avait pu jeter un pont sur la honte et la rancœurincessantes qui le séparaient de sa mère, de ses frères et de sessœurs. Il se sentait à peine du même sang qu’eux, et se trouvaitplutôt lié par la mystique parenté de l’adoption : enfant adoptif etfrère adoptif. (…) Le sifflet de son père, les grommellements de samère, les cris d’une folle invisible lui semblaient autant de voixqui offensaient et menaçaient d’humilier l’orgueil de sa jeu-nesse ».

L’orgueil de sa jeunesse et ce rejet énergique et déterminé deses parents adoptifs, comme il les appelle ; cet éloignement d’avecl’inébranlable foi catholique de sa mère ; l’envie d’être loin desinsupportables fanfaronnades oisives de son père — tout cela res-surgit de manière concentrée et très frappante dans un dialogueavec son ami Cranly vers la fin du livre. Je pense qu’il vaut lapeine d’en citer une bonne partie :

« Cranly, j’ai eu une discussion pénible, ce soir.— Avec les tiens ? demanda Cranly.— Avec ma mère.— À propos de religion ?— Oui, répondit Stephen.Après une pause, Cranly demanda :— Quel âge a ta mère ?— Pas très âgée, dit Stephen. Elle veut que je fasse mes

Pâques.— Et toi ?— Je ne veux pas, dit Stephen.— Pourquoi ?— Je ne veux pas servir, répondit Stephen.— Quelqu’un a déjà fait cette objection avant toi, dit tran-

quillement Cranly.— Et je la fais maintenant à mon tour, répliqua Stephen avec

chaleur.(…)

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— Crois-tu en l’eucharistie ? demanda Cranly.— Non, dit Stephen.— Tu refuses d’y croire, alors ?— Je n’y crois pas et je ne refuse pas d’y croire non plus,

répondit Stephen.— Beaucoup de gens, même parmi les croyants, éprouvent des

doutes ; pourtant ils arrivent à les surmonter ou à les écarter, ditCranly.Tes doutes à toi, sur ce point, sont-ils trop forts ?

— Je n’ai pas le désir de les surmonter, répondit Stephen.(…)— Permets-moi de te poser une question. Aimes-tu ta mère ?Stephen secoua la tête lentement.— Je ne sais pas ce que signifient tes paroles, dit-il avec sim-

plicité.— As-tu jamais aimé qui que ce soit ? demanda Cranly.— Tu veux dire des femmes ?— Je ne parle pas de cela, dit Cranly sur un ton plus froid. Je

te demande si tu as jamais ressenti de l’amour pour quelqu’un oupour quelque chose.

Stephen continua à marcher à côté de son ami, fixant unregard sombre sur le trottoir.

— J’ai essayé d’aimer Dieu, dit-il à la fin. Il apparaît aujourd’huique je n’ai pas réussi. C’est très difficile. J’ai essayé d’unir mavolonté avec la volonté de Dieu, minute par minute. En cela je n’aipas toujours échoué. Cela, je pourrais peut-être le faire encore…

Cranly coupa court en demandant :— Ta mère a-t-elle eu une existence heureuse ?— Qu’est-ce que j’en sais ? dit Stephen.— Combien d’enfants a-t-elle eus ?— Neuf ou dix, répondit Stephen. Quelques-uns sont morts.— Ton père était-il … Cranly s’interrompit un instant, puis il

dit : Je ne veux pas m’immiscer dans tes affaires de famille. Maiston père était-il, comme on dit, dans l’aisance, je veux dire aumoment où tu grandissais ?

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— Oui, dit Stephen.— Qu’est-ce qu’il était ? demanda Cranly après une pause.Stephen se mit à énumérer avec faconde les attributs de son

père :— Étudiant en médecine, champion d’aviron, ténor, acteur

amateur, politicien braillard, petit propriétaire terrien, petit ren-tier, grand buveur, bon garçon, conteur d’anecdotes, secrétaire dequelqu’un, quelque chose dans une distillerie, percepteur d’im-pôts, banqueroutier, et actuellement laudateur de son proprepassé.

Cranly se mit à rire en serrant plus étroitement le bras de Ste-phen. Il dit :

— La distillerie fait bougrement bien, là-dedans !— Y a-t-il autre chose que tu désires savoir ? demanda Ste-

phen.— Êtes-vous à l’abri du besoin pour le moment ?— Est-ce que j’en ai l’air ? riposta Stephen.— Eh bien, donc, continua Cranly d’un air méditatif, tu es né

dans l’opulence.(…)— Ta mère a dû traverser pas mal d’épreuves, dit-il ensuite. Ne

veux-tu pas essayer de lui en épargner d’autres, même si… oubien le veux-tu ?

— Si j’en avais la possibilité, dit Stephen, cela ne me coûteraitpas grand-chose.

— Alors fais-le, dit Cranly. Fais ce qu’elle te demande. Qu’est-ce que cela représente pour toi ? Tu n’y crois pas. C’est une forma-lité, rien de plus. Et tu lui auras rendu la tranquillité d’esprit.

Il s’arrêta et, Stephen ne répliquant point, il demeura silen-cieux. Puis, comme exprimant le cours de ses propres pensées, ildit :

— Si tout le reste est incertain sur ce tas de fumier puantqu’est la terre, l’amour d’une mère ne l’est pas. Notre mère nousmet au monde, elle nous porte d’abord dans son propre corps.

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Que savons-nous de ce qu’elle peut ressentir ? Mais, quoi que celapuisse être, ce qu’elle ressent, cela du moins, est réel. Cela doitl’être, nécessairement. Que sont nos idées à nous, nos ambi-tions ? ».

Stephen resta de marbre. Leur conversation, après avoirabordé les mêmes questions sous diverses apparences, s’achèvesur ce que l’on pourrait appeler une « déclaration de foi » dujeune Joyce :

« Écoute-moi, Cranly, dit-il : tu m’as demandé ce que je feraiset ce que je ne ferais pas. Je vais te dire ce que je veux faire et ceque je ne veux pas faire. Je ne veux pas servir ce à quoi je ne croisplus, que cela s’appelle mon foyer, ma patrie ou mon Église. Et jeveux essayer de m’exprimer, sous quelque forme d’existence oud’art, aussi librement et aussi complètement que possible, enusant pour ma défense des seules armes que je m’autorise àemployer : le silence, l’exil et la ruse …Tu m’as fait avouer mescraintes. Mais je vais aussi te dire ce que je ne crains pas. Je necrains pas d’être seul, ni d’être repoussé au profit d’un autre, ni dequitter quoi que ce soit qu’il me faille quitter. Et je ne crains pasde commettre une erreur, même grave, une erreur pour toute lavie, et pour toute l’éternité aussi, peut-être ».

Il y a peu de choses à ajouter à cette déclaration de foi. Trèspeu de temps après, Joyce quitta Dublin pour Paris, où il arrivapresque sans argent : il y vécut une année, étudiant, affamé, selibérant progressivement lui-même de « la terne image deDublin ». Un télégramme de son père le rappela au chevet de samère mourante. Même confronté à sa mort imminente, il ne cédapas à ses exigences religieuses. Elle mourut parfaitementconsciente de son refus de croire. Son refus de la rassurer dansles derniers moments de sa vie est la scène récurrente et la plusémouvante dans Ulysse. Il resta encore une année à Dublin et par-tit pour de bon en octobre 1904, à l’âge de 22 ans. Il s’établit àTrieste comme professeur de langue. Il ne revint qu’une seule foiset brièvement à Dublin, pour une triste histoire d’édition. La

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manière dont il fut alors traité n’a pu remonter son estime pourDublin. Toute sa vie, il resta cet exilé volontaire, coupé de lafamille, de la ville et du pays qu’il avait rejetés avec orgueil. Mais iln’oublia jamais le moment de ce rejet, qui gagna son éternitépropre dans son œuvre. Le 16 juin 1904, un de ses derniers jours àDublin, est le jour d’Ulysse. Toute la ville est reconstruite autourde son acte de défiance comme aucune ville n’avait jamais aupa-ravant été construite : comme un moment de son existence, unjour, avec ses rues, ses magasins, ses maisons, les choses vues, lessons, les gens, leurs paroles et leurs pensées.

S’il fallait trouver le motif central des actions de Joyce, lasource essentielle et dernière de ses sentiments, il faudrait nom-mer son orgueil. Cela est particulièrement clair dans la relation àsa famille et à la religion pendant sa jeunesse. Il n’a rien de lagénéreuse tendresse d’un Proust ni de son attachement affec-tueux et fécond à tout ce qui lui est familier et bien connu. Pas-sons maintenant à une histoire bien différente, celle de Kafka etde la relation malheureuse avec son père. Il n’y avait là, nousallons le voir, ni assez de force ni de confiance en soi pour pou-voir se révolter. L’orgueil devait laisser place au doute, et le fait derejeter au sentiment d’être rejeté.

Franz Kafka est né un an après Joyce, en 1883 : ils furentpresque d’exacts contemporains. Sa famille habitait Prague, oùson père avait réussi à mettre sur pieds tout seul une affaireassez importante. Hermann Kafka, le père, était un homme trèsimposant, grand et large d’épaules, doté d’une aptitude au tra-vail et d’une endurance sans limite. Son propre père avait étéboucher en son temps et était si fort qu’il pouvait soulever unsac de farine avec les dents. La jeunesse d’Hermann ne fut pasfacile et fut faite de dur labeur. Il était très fier de son endu-rance, de son courage et de toutes les difficultés qu’il avait duessurmonter. Avec vantardise, il racontait souvent à ses enfants sacruelle jeunesse et la comparait à la vie bien plus aisée qu’ilavait réussi à leur offrir.

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Franz, enfant délicat, prenait ces récits pour des reproches àson endroit et en souffrait profondément. La relation à son pèreresta la blessure de sa vie. Il devait ensuite considérer tous sesdéfauts et tous ses échecs comme résultant du comportement queson père avait eu dès sa prime jeunesse. À l’âge de 36 ans, aprèsque ses plans de mariage — dont nous parlerons davantage dansune prochaine conférence — eurent définitivement échoué, il luiécrivit une lettre de plus de cent pages. Il pensait qu’une explica-tion précise de ce qui s’était passé entre eux depuis trente-six anspouvait peut-être mener à une meilleure compréhension. Il remitcette lettre à sa mère et lui demanda de la transmettre, mais elle lalui rendit de peur qu’elle ne contrarie son mari. Cette lettre n’ajamais été publiée dans son entier — elle semble être trop per-sonnelle pour cela — mais des extraits en ont été donnés par MaxBrod dans sa biographie de Kafka. C’est d’après elle que je cite.Les remarques de Kafka sur son père sont subtiles, cruelles ettendres à la fois, pleines d’admiration et pleines de doute.

« Cher père — commence ainsi la lettre — tu m’as demandéun jour pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habi-tude, je n’ai rien su te répondre, en partie justement à cause de lapeur que tu m’inspires, en partie parce que la motivation de cettepeur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée orale-ment avec une certaine cohérence ». Il expose alors le contrastede leurs deux caractères ; lui-même, le fils, a « de l’obstination, dela sensibilité, un sentiment de l’injustice, une inquiétude » ; sonpère a « de la force, de la santé, de l’appétit, le sens de la décision,le don d’éloquence, le contentement de soi-même, le sentimentd’être supérieur au monde, la ténacité, la présence d’esprit, laconnaissance des hommes, une certaine générosité — tout cela,bien entendu, avec les défauts et les faiblesses que comportentces qualités. Qu’on nous compare simplement ! ». Plus loin, ilexplique pourquoi il ne pouvait se marier :

« L’obstacle essentiel à mon mariage, c’est la conviction, main-tenant indéracinable, que pour pourvoir à la suffisance d’une

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famille, et combien plus encore pour en être vraiment le chef, ilfaut avoir ce que j’ai reconnu que tu as — bonnes et mauvaisesqualités prises ensemble, telles qu’elles se trouvent organique-ment réunies dans ta personne, c’est-à-dire de la force et dumépris pour les autres, de la santé et une certaine démesure, del’éloquence et un caractère intraitable, de la confiance en soi et del’insatisfaction à l’égard de tous les autres, un sentiment de supé-riorité sur le monde et de la tyrannie, une connaissance deshommes et de la méfiance à l’endroit de la plupart d’entre eux —à quoi s’ajoutent des qualités entièrement positives, telles quel’ardeur au travail, l’endurance, la présence d’esprit, l’ignorancede la peur. Par comparaison, je n’avais presque rien ou que fortpeu de tout cela, et c’est avec ce peu que j’aurais osé me marier,alors que je te voyais, toi, lutter durement dans le mariage etmême faire faillite en ce qui concernait tes enfants ? (…) À l’occa-sion de chaque bagatelle tu m’as convaincu de mon incapacité —de la manière que j’ai essayé de décrire, par ton exemple et tonéducation —, et ce qui était vrai et te donnait raison lorsqu’ils’agissait d’une bagatelle devait bien entendu être terriblementvrai quand il s’agissait de la chose la plus grave, à savoir dumariage ». Il parle de la manière dont il a été élevé :

« J’étais un enfant craintif, ce qui ne m’empêchait pas d’êtretêtu, comme le sont les enfants ; il est certain aussi que ma mèrema gâtait, mais je ne puis pas croire que j’ai été un enfant particu-lièrement difficile à mener, je ne puis pas croire qu’on n’eût puobtenir tout ce qu’on voulait de moi en me parlant sur un tonaffectueux, en me prenant posément par la main, en me regardantavec bonté. Or, tu es bien, au fond, un homme bon et tendre …mais tu ne peux traiter un enfant que selon ta nature, c’est-à-direen recourant à la force, au bruit, à la colère, ce qui, par-dessus lemarché, te paraissait tout à fait approprié dans mon cas, puisquetu voulais faire de moi un garçon plein de force et de courage ».

Il parle ensuite des jugements désobligeants que son père for-mulait en passant à propos de ses petits plaisirs d’enfant, de l’ami

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qu’il fréquentait, de toute sa manière d’être et d’agir, et commentil avait fini par ressentir tout cela comme un énorme fardeau quidevait conduire à ce qu’il se méprise lui-même.

« Grâce à ton énergie, tu étais parvenu tout seul à une si hauteposition que tu avais une confiance sans borne dans ta propreopinion. De ton fauteuil tu gouvernais le monde. Ton opinionétait juste, toute autre était folle, extravagante, anormale. Et aveccela, ta confiance en toi-même était si grande que tu n’avais pasbesoin de rester conséquent pour continuer à avoir raison. Il pou-vait arriver que tu n’aies pas d’opinion du tout, et il s’ensuivaitnécessairement que toutes les opinions possibles en l’occurrenceétaient fausses, sans exception. Tu étais capable, par exemple, depester contre les Tchèques, puis contre les Allemands, puis contreles Juifs, et cela non seulement à propos de points de détail, maisà propos de tout, et pour finir, il ne restait plus personne que toi.Tu pris à mes yeux ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans,dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur proprepersonne ».

« Le courage, l’esprit de décision, l’assurance, la joie de fairetelle ou telle chose ne pouvaient pas tenir jusqu’au bout quand tut’y opposais ou même quand on pouvait te supposer hostile ; etcette supposition, on pouvait la faire à propos de presque tout ceque j’entreprenais. En ta présence — et tu étais un excellent ora-teur dès qu’il s’agissait de tes propres affaires — je me mettais àbalbutier et à bégayer, mais ce fut encore trop pour ton goût et jefinis par me taire, d’abord par défi peut-être, puis parce que je nepouvais plus ni penser ni parler devant toi. Et comme tu étaismon véritable éducateur, les effets s’en sont fait sentir dans tousles aspects de ma vie ».

« Dans mes livres, il s’agissait de toi, je ne faisais que m’yplaindre de ce dont je ne pouvais me plaindre sur ta poitrine.C’était un adieu que je te disais, un adieu intentionnellementtraîné en longueur, mais qui, s’il m’était imposé par toi, avait lieudans une direction qui était déterminée par moi ».

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« Mon opinion de moi-même était beaucoup plus dépendantede toi que de n’importe quoi d’autre, d’un succès extérieur parexemple. Là où je vivais, j’étais rejeté, condamné, écrasé, etquoique je fisse vraiment les efforts les plus désespérés pourtrouver un refuge ailleurs, ce n’était pas là un travail, il s’agissaitd’une tâche impossible qui n’était pas à la mesure de mes forces ».

Il parle de sa nostalgie pour le sourire de son père : « Tu as unefaçon particulièrement belle de sourire, silencieuse, paisible,bienveillante — un sourire qui se manifestait rarement, mais quipouvait vous rendre très heureux s’il vous était destiné ». Il se sou-vient des quelques moments de sa vie où il s’est senti proche deson père : « Certes, cela arrivait rarement, mais c’était merveilleux.C’était, par exemple, quand il faisait chaud l’été et que je te voyaissomnoler au magasin après le déjeuner, l’air las, le coude appuyésur le comptoir ; ou bien le dimanche quand tu venais, éreinté,nous rejoindre à la campagne ; ou bien lors d’une grave maladiede notre mère, quand tu te tenais à la bibliothèque, tout secoué desanglots ; ou bien pendant ma dernière maladie, quand tu vinsdoucement à ma chambre pour me voir, que tu restais sur le seuil,passais juste la tête, et te bornais à me saluer de la main par égardpour ma fatigue. A de tels moments, on s’allongeait et on pleuraitde bonheur, et on pleure maintenant encore en l’écrivant ».

Au lieu d’une révolte, cette lettre fait place à un doute pro-longé. La supériorité du père n’est jamais remise en question,mais l’usage qu’il fait de sa puissance est examiné attentivement.Kafka est bien trop faible pour rejeter son père — sa force, sonsuccès auprès des autres sont trop manifestes — mais le fils peutrechercher les échecs de son père, et peut alors se désigner. Il n’ya jamais de véritable rupture, de coupure claire et nette ; ce queJoyce a réussi à vingt ans, Kafka n’y arrive pas à trente-six ; il esttoujours en train de s’expliquer avec son père ; on ne voit aucunefin à l’explication ; cinq ans plus tard c’est le fils et non le père quimourra. La dernière partie de la lettre que j’ai citée témoigned’une attente de tendresse, d’une nostalgie du sourire du père, ce

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qui est rare chez un homme de trente-six ans. Il paraît alors dou-loureux de penser à Proust, lui qui fut presque étouffé d’affec-tion, autrement dit qui n’était jamais étouffé par elle, mais qui envoulait toujours plus et qui en recevait autant qu’il voulait. Kafka,lui, attendit patiemment de son père un signe silencieux de lamain, et il ne l’eut que lorsqu’il fut malade et alité.

J’ai essayé de caractériser nos trois auteurs au travers de larelation à leurs familles. Mon propos n’était cependant pas desimplement montrer qui ils furent. Mais je voulais ménager unemanière d’expliquer la relation à leur travail. Et le genre de condi-tions qu’ils ont dû ménager pour leur travail. Ont-ils vécu commede purs artistes coupés de leur temps, ou se sont-ils mis humble-ment à son écoute pour le servir ?

Bien des choses fallacieuses et simplistes ont été dites sur lerapport de l’écrivain à son temps. Il y a ceux qui pensent quel’écrivain se doit d’accentuer sa différence d’avec les autres genset se comporter presque comme s’il était seul au monde ; qu’il nedoit être tenu par aucun code moral, et faire tout ce qu’il veutquand cela lui chante ; qu’il doit mépriser les goûts et lesmanières vulgaires des autres gens : ne jamais s’habiller commeeux ; ne jamais parler comme eux ; et qu’il doit délaisser ses opi-nions les plus chères dès qu’il sent que trop de monde les par-tage. Les écrivains de ce genre agissent comme si un mépris hau-tain contenait en soi une énergie vitale qui menât à la création. Ilsmanquent de la plus infime et de la plus essentielle passion pourl’humanité, et se consomment tout entiers dans une seule et irré-pressible envie — l’envie de paraître unique. Mais même ainsi ilssont souvent trop faibles pour mener à bien leur projet d’êtreunique. Ils sont rarement uniques, ils sont mêmes rarement seulsen leur genre. Ils forment de petits groupes d’individus pareille-ment arrogants et insensibles. Ils méprisent ceux qui affrontentles désordres et les tourments de la vie réelle. Ils ignorent ledésespoir, cela les fatiguerait trop ; leur stérilité les barricade à vie.

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Ce genre d’artistes se rencontre partout de nos jours ; il n’est pasde ville cosmopolite qui ne soit épargnée. Qu’ils soient français,anglais, américains, suédois ou suisses, ils sont tous exactementpareils. Et il est bien étonnant de constater que ceux qui s’atta-chent autant à se différencier de n’importe qui d’autre fontpreuve de moins d’individualité que le premier laboureur illettrévenu.

Il y a ensuite un groupe d’un caractère complètement opposé :ceux qui s’engagent avec le fort sentiment d’avoir des racines etdes liens communs avec le reste de l’humanité. Ceux-là saventque tout ce qui arrive à n’importe qui d’autre leur arrive aussi. Cesentiment d’unité est primordial ; aucun vrai artiste ne peut s’enpasser ; mais il vaut peut-être mieux qu’il ne reste pas trop sta-tique. Car en croyant connaître cette unité, en pensant qu’elle aun nom précis et immuable, une direction déterminée ou un butévident, et en se vouant définitivement à cette expérience pre-mière et puissante de l’unité humaine qui leur a été donnée defaire et qui a transformé leurs vies, ils se privent eux-mêmes de lasource la plus essentielle de la création artistique : la métamor-phose. Les artistes qui embrassent sincèrement un tel credo uni-versel méritent sans aucun doute plus de respect que ces créa-tures égoïstes et sans relief que j’ai mentionnées avant, maispeuvent-ils rester des artistes s’ils se concentrent trop longtempssur un même credo ? Et ne changent-ils d’ailleurs pas parfoissubitement de visage, honteusement et sans raison apparente,uniquement parce qu’ils se rendent compte qu’ils faisaient tropde cas de leur croyance et lui accordaient une place trop impor-tante dans leur vie intérieure ?

Il y a une part de vérité dans les prétentions de ces deuxgroupes, mais elle est mêlée à tant de fausseté qu’elles semblent àpremière vue totalement infondées. Ceux qui pensent que l’artistedoit embrasser un credo universel transcendant la sphère de l’artrevendiquent une responsabilité qui dépasse le cadre de l’artseul. Ce n’est pas de leurs collègues et de leurs égaux seulement

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qu’ils attendent un jugement : même si leur travail a de trèsgrands mérites techniques, et même si les spécialistes les pluscompétents ont des raisons de penser le plus grand bien d’eux,cela ne leur suffirait absolument pas. C’est un plus haut tribunalqu’ils veulent convaincre, qui juge la vie dans sa totalité et nondans ses aspects particuliers. « Seul notre concept de temps, écritKafka, nous permet de parler ainsi de Jugement dernier ; en réa-lité c’est un tribunal expéditif en session permanente »2. L’autoritéd’un tel tribunal est la seule qui compte pour les artistes dontnous parlons. Ils ne peuvent travailler sans que ce tribunal ne soitétabli, reconnu et n’ait ouvert sa session perpétuelle. Ils ont l’airde se sentir comme rassurés par la menace de son verdict. Ils nesont en fait que trop conscients des dangers de la liberté ; et ilsconnaissent les frontières de leur pays avant de connaître le payslui-même.

Les autres, ceux qui essayent avant tout de paraître différentsde tous les autres, ont le sentiment que tout travail artistiqueauthentique devrait être quelque chose d’immédiatement recon-naissable, quelque chose d’original et d’unique ; et comme ils nepeuvent montrer d’abord quelque travail original — il faut dutemps pour l’accomplir — ils commencent par singer l’originalitécomme telle. Derrière ce comportement, aussi méprisable soit-il,il y a quelque chose de sérieux et de pas si factice que cela. Proustl’a exprimé d’une manière magnifique. Le but de l’artiste, dit-il,est « de saisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pourl’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une ques-tion non de technique mais de vision. Il est la révélation, quiserait impossible par des moyens directs et conscients, de la diffé-rence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le

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2 (Ndt) La citation exacte est la suivante : « Seul notre concept de tempsnous permet de parler ainsi de Jugement dernier ; en réalité c’est unecour martiale » (Kafka, aphorisme 40, in : Nachgelassene Schriften und Frag-mente, II, Frankfurt a. M., Fischer, 1992, p. 122).

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monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secretéternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir denous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas lemême que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussiinconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, aulieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier,et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons demondes à notre disposition, plus différents les uns des autres queceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’estéteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver-meer, nous envoient encore leur rayon spécial ».

« La différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nousapparaît le monde » — dont nous sentons le monde : c’est cettedifférence qui fait la substance d’un écrivain. Seul ce qui le diffé-rencie lui est essentiellement propre. Mais il faut qu’il fasse l’ex-périence de cette différence ; et il faut du temps pour qu’elle sedéveloppe et devienne de plus en plus sienne. Sans cette sub-stance, il n’est pas un écrivain. Il a sa manière propre de l’acqué-rir, qui n’est la manière de personne d’autre ; et cela étonneraitbeaucoup de lecteurs, et ferait fuir les admirateurs de l’œuvrefinie, si l’on révélait quelle est véritablement cette manièrepropre ; mais heureusement peu de gens se soucient de tellesvérités. On néglige très souvent le rôle de la passion dans ledéploiement de la substance d’un écrivain, à moins qu’il nes’agisse d’une de ces passions communes connues de tout lemonde. Mais chez les grands écrivains, il ne s’agit presque jamaisd’une manière commune : là encore ils se différencient des autreset ne peuvent faire autrement. Cette passion essentielle manqued’abord de pureté ; la pureté survient ensuite quand le processusd’isolement commence.

On a souvent l’impression que l’écrivain doive s’isoler pourcréer son œuvre. Mais ce qu’il isole véritablement, c’est sa sub-stance. Il tente de la soustraire au monde et de la garder en unendroit protégé et en même temps à une certaine distance de lui-

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même. C’est qu’elle doit être protégée tout autant de lui que dumonde. S’il réussit à trouver ce lieu d’isolement, il la laissera làpour quelque temps, où elle subira un processus progressif depurification, et il y a une chance qu’elle se transforme en œuvred’art.

La substance de Proust était double : d’un côté, son expériencedu travail intérieur de sa mémoire, de l’autre sa connaissanceintime de la société parisienne. J’en parlerai davantage plus tard.Après la mort de sa mère, il isola cette substance en vivant dansune chambre en liège et en travaillant la nuit. Il essaya de corrigerle moins possible ce qui était déjà contenu dans sa mémoire. Ilévita de fréquenter le monde, afin de ne pas faire de nouvellesconnaissances. C’était un homme serviable et aimable et il luiaurait été probablement impossible de rompre ses innombrablesrelations si la maladie ne lui était venue en aide. Dans ses lettres ils’excuse abondamment de ne pas voir ses amis, et toutes sesexcuses renvoient d’une manière ou d’une autre à son asthme. Onne peut s’empêcher d’avoir l’impression qu’il était, dans cettedernière période créatrice de sa vie, exactement autant maladequ’il fallait pour parvenir à isoler son unique et très précieusesubstance. Et il est remarquable qu’il mourut, après dix-sept ansde maladie et de réclusion, presque au moment où il achevait sontravail.

Le processus qui distingue le plus Kafka des autres est celuidu doute. C’est de cette manière qu’il fait l’expérience du monde.Pendant la douloureuse période de ses fiançailles, qui dura plusde cinq ans, il donne au procédé une telle étendue qu’il devientvéritablement quelque chose comme sa substance artistique. Iso-ler un processus si inné et si permanent semble presque impos-sible, mais il y réussit en partie : son œuvre, nous le verrons,exprime toute la gamme du doute. Son autre substance est la puis-sance, et c’est la fascination particulière pour la puissance de sonpère qui l’y mena, aussi cruel que cela semble. Sa manière d’isolerla puissance est très originale, et nous devrons revenir sur ce

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point plus tard : il avait appris à se faire petit, si petit qu’il avaitfini par disparaître, et c’est par un heureux hasard que ses œuvresn’ont pas disparu avec lui.

De Joyce, nous connaissons déjà une substance : Dublin. Noussavons comment il rejeta sa famille et sa ville natale ; comment ilpartit à vingt ans pour Paris, puis ensuite à vingt-deux ans, aprèsun nouveau séjour d’un an à Dublin, pour ne plus jamais yrevivre. On se souvient aussi combien son œuvre porte exclusive-ment sur Dublin. Peut-être serons-nous maintenant enclins àpenser que cet exil volontaire ne signifiait en fait rien d’autrequ’un isolement de Dublin. Il a préservé sa substance essentielleen s’éloignant pour de bon ; et en faisant cela de manière si pré-coce, il ménageait une longue période de temps à sa purificationet à sa transformation future en œuvre d’art.

Les mots sont une autre substance de Joyce, et sa grande pas-sion depuis sa prime jeunesse. C’est un trésorier des mots. Il n’ena jamais assez. Afin d’en rassembler le plus possible, il apprendun certain nombre de langues. Il décrit ainsi l’effet qu’ils eurentsur lui quand il était enfant :

« Il y avait de jolies phrases dans le manuel d’orthographe dudocteur Cornwell. Cela faisait comme de la poésie mais c’étaitseulement des phrases pour apprendre l’orthographe.

Wolsey mourut à l’Abbaye de Leicester,Où il fut enterré par les abbés.Le chancre est une maladie des plantes,Le cancer en est une des animaux.Ce serait bon d’être couché sur le tapis devant la cheminée, la

tête appuyée sur les mains, et de penser à ces phrases ».Plus tard, le dictionnaire étymologique de Skeats se révèle

être pour lui une véritable mine. Mais quand nous parlons de sapassion des mots, n’est-ce pas là une remarque triviale et trèsbanale ? Tout poète, tout romancier a affaire aux mots ; ils sont lematériau de tout écrivain ; de quoi un écrivain peut-il se servirsinon des mots ? En fait, c’est une fois que l’on a regardé de plus

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près Ulysse que l’on comprend combien l’usage des mots avait étésimple et naïf avant cette œuvre.

Quand nous ne savons pas ce qu’un mot veut dire, nousouvrons un dictionnaire et nous le recherchons. Nous l’y trouvonsdans une colonne bien imprimée, et à côté ses quelques significa-tions, en général pas trop nombreuses. Nous refermons le diction-naire et nous gardons le mot avec nous comme un beaucoquillage bien identifié. De temps en temps, nous le prenonsdans notre petite collection de mots nouveaux, où il repose biennet, bien éclatant, encore bien séparé des autres, et nous nous enservons dans une lettre ou dans une conservation avec un ami.Plus cela se produit, et plus nous sommes familiers à ce mot, etmoins il garde son caractère de chose unique. Peu à peu, il perdses contours tranchants et l’identité simple qu’il avait dans le dic-tionnaire se diffracte en plusieurs identités. Il prend une formedifférente et rend un son différent selon la bouche qui le formeou la page où il se trouve. Le même mot employé dans un journalet dans un poème élisabéthain n’est certainement pas la mêmechose. Un cri soudain dans le silence de la nuit et le même crisous forme de mot dans la paisible lettre d’une tante sont aussidifférents qu’il est possible de l’être. Le premier est quelquechose que l’on n’oubliera peut-être jamais ; le second est déjàoublié avant qu’on n’ait fini la lettre : pourtant c’est toujoursapparemment le même mot, nettement défini si l’on se met enpeine de le rechercher.

C’est cette relativité des mots qui intéresse principalementJoyce. Il semble connaître tous les nombreux aspects, toutes lesatmosphères et tous les usages des mots. Non seulement il lesconnaît, c’est-à-dire qu’il pourrait comprendre n’importe lequeldes sens qu’ils peuvent avoir dans différentes situations, mais ilsait aussi en faire usage selon chacune de ces variantes. Et il saitaussi inventer des mots comme personne avant. J’achèverai cesremarques par une image qui me vient à l’esprit à chaque fois queje pense aux deux grandes œuvres de James Joyce, Ulysse et Finne-

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gans Wake. Il me plaît à penser que Ulysse est comme un « BristishMuseum des mots », une immense collection de mots de tous lestemps et de toutes les cultures, soigneusement arrangés, et offertsà la vue comme un cadeau. On peut s’y promener comme on veut,chaque partie peut être vue indépendamment des autres, chaquepartie a sa propre signification. Peu importe ce que l’on voit enpremier : il fait jour et tous les objets tendent à être pareillementbien exposés.

Si l’on s’y rend la nuit, il n’y a bien sûr rien à voir. Mais lesobjets sont toujours là. Imaginez que ces mots-objets se réveillentla nuit et essaient, pour changer, d’aller dans une autre vitrine quela leur. Ils n’y réussissent peut-être pas tous de la même manière,certains tombent peut-être et restent étalés au sol, d’autres com-mencent à peine à s’introduire ailleurs qu’ils sont déjà repoussés.Ce rêve prodigieux, ce mélange de mots qui existent vraiment etqui s’interpénètrent selon tous les degrés possibles, telle est ladeuxième grande œuvre de Joyce, Finnegans Wake.

Elias CANETTI.(Traduit de l’anglais par Arnaud Pelletier.)

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