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AU-DELÀ DES ÉLECTIONS : L’ÉGLISE CATHOLIQUE, LES AGRICULTEURS ET LE MONDE RURAL Notre pays est à l’heure de choix politiques importants qui engagent notre avenir commun, en Charente, en France et au-delà. Les élections présidentielles, puis législatives, nous appellent à prendre nos responsabilités en vue du bien commun. L’Église catholique, présente dans la société et particulièrement dans le monde rural, veut se faire l’écho des difficultés graves auxquelles ce monde est confronté. En nous interrogeant sur l’avenir du monde rural, nous sommes certains de poser des questions qui concernent l’ensemble de notre société. Les élus, les responsables de l’État et de la société civile, les citoyens et avec eux les chrétiens ne peuvent pas ne pas être à l’écoute de situations parfois dramatiques qui nous préoccupent tous. Au sein de la Communauté européenne, la Politique Agricole Commune, représentant environ 40% du budget européen, et en cours de renégociation, est le levier principal d’orientation du monde agricole. Il ne s’agit plus de trouver des échappatoires provisoires, mais de favoriser des politiques de responsabilité à long terme. 1 Le monde agricole : des métamorphoses accélérées et des pauvretés multiples À l’intérieur du monde rural, le monde agricole est marqué par des métamorphoses accélérées. On ne le dit pas assez et peut-être ne le sait-on pas assez : dans le monde agricole, les différences de revenus n’ont cessé de s’accroître ces derniers temps, le surendettement est une réalité souvent présente, les écarts sociaux et la pauvreté se sont aggravés. Les origines de ces évolutions sont profondes, les conséquences peuvent en être dramatiques, poussant parfois au désespoir et jusqu’au suicide des personnes angoissées face à l’avenir immédiat et confrontées à un isolement difficile à supporter. En France aujourd’hui, des agriculteurs mettent fin à leurs jours, et ces événements sont peu relayés par les medias. Il existe des formes multiples d’agriculture, avec une grande diversité de situations, dont les critères sont variés : types de production (élevage, céréales, vigne, arboriculture), systèmes d’exploitation (de type familial ou sociétaire), taille des exploitations poussant à un agrandissement dont on ne voit pas la fin, localisations géographiques aux conséquences plus ou moins positives et dépendantes des aléas du climat, filières de vente des produits plus ou moins maîtrisées par les producteurs, par des coopératives ou par le secteur privé. À tous ces facteurs s’ajoutent les conséquences pratiques de la Politique Agricole Commune qui dicte des choix de production et donc d’orientation parfois en contradiction avec la réalité des fermes et des territoires. À tout cela s’ajoute la pression administrative d’application de la PAC qui bride parfois les initiatives et les talents des hommes de terrain. Les hommes et les femmes qui font vivre les exploitations sont de générations, de formations, de parcours de vie différents. Ils peuvent être solidaires, prêts à se porter secours dans l’épreuve, mais parfois aussi concurrents les uns des autres. Les familles d’agriculteurs ne ressemblent plus à celles des générations précédentes, et si le travail en couple est encore présent dans les fermes, une majorité de conjoints travaillent à l’extérieur, et souvent, c’est cet apport extérieur qui permet à l’exploitation et à la famille de vivre. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la métamorphose de l’agriculture en France, en Europe et dans le monde s’apparente à une révolution. Grâce à la mécanisation, à l’évolution technologique, à une énergie abondante et bon marché jusqu’à ce jour, les modes de production ont changé profondément. Le nombre de paysans dans notre pays est en chute libre, passant de dix millions environ en 1945 à quatre cent mille exploitants professionnels en 2012. A l’heure actuelle, dix mille agriculteurs s’installent chaque année quand vingt mille partent à la retraite. 2 Les raisons des inquiétudes : des subventions européennes aux préoccupations écologiques Tous ces facteurs n’ont pas pour seul effet de déstabiliser socialement une profession qui vit très péniblement sa situation actuelle. Ce sont d’abord des hommes et des femmes, des familles entières qui se trouvent dans une situation de souffrance profonde. Le système des subventions européennes, s’il permet à notre agriculture de vivre, oblige à reconnaître que, dans bien des cas, cette économie agricole ne pourrait pas localement vivre par elle-même. Les responsables politiques départementaux et nationaux ne cessent de renvoyer à des responsabilités qui semblent dépasser leur pouvoir d’action.

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AU-DELÀ DES ÉLECTIONS : L’ÉGLISE CATHOLIQUE, LES AG RICULTEURS ET LE MONDE RURAL

Notre pays est à l’heure de choix politiques importants qui engagent notre avenir commun, en Charente, en France et au-delà. Les élections présidentielles, puis législatives, nous appellent à prendre nos responsabilités en vue du bien commun. L’Église catholique, présente dans la société et particulièrement dans le monde rural, veut se faire l’écho des difficultés graves auxquelles ce monde est confronté. En nous interrogeant sur l’avenir du monde rural, nous sommes certains de poser des questions qui concernent l’ensemble de notre société. Les élus, les responsables de l’État et de la société civile, les citoyens et avec eux les chrétiens ne peuvent pas ne pas être à l’écoute de situations parfois dramatiques qui nous préoccupent tous. Au sein de la Communauté européenne, la Politique Agricole Commune, représentant environ 40% du budget européen, et en cours de renégociation, est le levier principal d’orientation du monde agricole. Il ne s’agit plus de trouver des échappatoires provisoires, mais de favoriser des politiques de responsabilité à long terme. 1 Le monde agricole : des métamorphoses accélérées et des pauvretés multiples À l’intérieur du monde rural, le monde agricole est marqué par des métamorphoses accélérées. On ne le dit pas assez et peut-être ne le sait-on pas assez : dans le monde agricole, les différences de revenus n’ont cessé de s’accroître ces derniers temps, le surendettement est une réalité souvent présente, les écarts sociaux et la pauvreté se sont aggravés. Les origines de ces évolutions sont profondes, les conséquences peuvent en être dramatiques, poussant parfois au désespoir et jusqu’au suicide des personnes angoissées face à l’avenir immédiat et confrontées à un isolement difficile à supporter. En France aujourd’hui, des agriculteurs mettent fin à leurs jours, et ces événements sont peu relayés par les medias. Il existe des formes multiples d’agriculture, avec une grande diversité de situations, dont les critères sont variés : types de production (élevage, céréales, vigne, arboriculture), systèmes d’exploitation (de type familial ou sociétaire), taille des exploitations poussant à un agrandissement dont on ne voit pas la fin, localisations géographiques aux conséquences plus ou moins positives et dépendantes des aléas du climat, filières de vente des produits plus ou moins maîtrisées par les producteurs, par des coopératives ou par le secteur privé. À tous ces facteurs s’ajoutent les conséquences pratiques de la Politique Agricole Commune qui dicte des choix de production et donc d’orientation parfois en contradiction avec la réalité des fermes et des territoires. À tout cela s’ajoute la pression administrative d’application de la PAC qui bride parfois les initiatives et les talents des hommes de terrain. Les hommes et les femmes qui font vivre les exploitations sont de générations, de formations, de parcours de vie différents. Ils peuvent être solidaires, prêts à se porter secours dans l’épreuve, mais parfois aussi concurrents les uns des autres. Les familles d’agriculteurs ne ressemblent plus à celles des générations précédentes, et si le travail en couple est encore présent dans les fermes, une majorité de conjoints travaillent à l’extérieur, et souvent, c’est cet apport extérieur qui permet à l’exploitation et à la famille de vivre. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la métamorphose de l’agriculture en France, en Europe et dans le monde s’apparente à une révolution. Grâce à la mécanisation, à l’évolution technologique, à une énergie abondante et bon marché jusqu’à ce jour, les modes de production ont changé profondément. Le nombre de paysans dans notre pays est en chute libre, passant de dix millions environ en 1945 à quatre cent mille exploitants professionnels en 2012. A l’heure actuelle, dix mille agriculteurs s’installent chaque année quand vingt mille partent à la retraite. 2 Les raisons des inquiétudes : des subventions européennes aux préoccupations écologiques Tous ces facteurs n’ont pas pour seul effet de déstabiliser socialement une profession qui vit très péniblement sa situation actuelle. Ce sont d’abord des hommes et des femmes, des familles entières qui se trouvent dans une situation de souffrance profonde. Le système des subventions européennes, s’il permet à notre agriculture de vivre, oblige à reconnaître que, dans bien des cas, cette économie agricole ne pourrait pas localement vivre par elle-même. Les responsables politiques départementaux et nationaux ne cessent de renvoyer à des responsabilités qui semblent dépasser leur pouvoir d’action.

Car ces difficultés locales, accrues par la dépendance d’une économie mondiale qui ne paraît plus maîtrisable, remettent en cause à la fois le mode de vie de chacun et la solidarité effective entre des continents aux capacités disparates : le volume de denrées agricoles, la disponibilité en produits alimentaires dans les pays occidentaux et un gaspillage sans mesure et sans précédent n’ont jamais été aussi importants. Sont apparues les maladies de la suralimentation et de la malnutrition (maladies cardio-vasculaires, obésité notamment dans la jeunesse) lorsque les céréales sont transformées en énergie alors qu’un milliard d’hommes dans le monde souffrent de famine et de malnutrition. Dans le même temps, la part de l’alimentation dans le budget des ménages occidentaux n’a jamais été aussi faible tandis que la préoccupation écologique oblige à s’interroger sur les responsabilités des citoyens et des gouvernements vis-à-vis de la terre sur laquelle et de laquelle nous vivons pour nous-mêmes et pour nos enfants. Quelle autorité sera compétente et efficace pour réguler les cours mondiaux et favoriser les économies locales ? 3 Les questions du monde rural sont celles de toute notre société Ces questions, qui concernent le monde agricole, à l’intérieur du monde rural, ne peuvent pas être séparées des évolutions de l’ensemble de notre société où coexistent le rural, l’urbain et le « rurbain », alors que beaucoup d’habitants du rural ont une vie ou un travail – quand ils en ont dans des secteurs parfois en voie de désertification industrielle – sans rapport direct avec la production agricole. Mais il faut reconnaître que ces problèmes du monde agricole sont les mêmes que ceux de l’ensemble de la société : précarité du travail, fragilisation de la vie conjugale et familiale quand les difficultés économiques deviennent dramatiques, difficultés dans la transmission d’un travail, d’un savoir-faire et d’un mode de vie aux générations futures, et aussi du patrimoine acquis par des générations précédentes. Le monde agricole n’est pas un monde à part, toute la vie de la société, par les biens essentiels qu’il fournit et par le paysage qu’il modèle, lui est liée, et il est lui-même atteint par la crise globale de notre société, où les plus faibles économiquement et socialement sont de plus en plus à la merci du développement exponentiel des plus forts. Parmi les besoins sociaux-économiques premiers des agriculteurs, il faut noter la nécessité d’une juste rémunération des produits agricoles qui tienne compte de la compétence et des investissements grandissants, qui permette la cotisation en vue d’une couverture sociale convenable et d’une retraite décente, et qui assure la considération et le respect dus à des acteurs de la société trop souvent injustement ignorés. Il est aussi urgent de repenser l’exploitation et le travail agricoles pour favoriser l’emploi et l’installation de nouvelles générations, qui peuvent venir aussi bien du monde agricole lui-même que du reste de la société. Ce ne sont pas là de simples constats. Il s’agit de reconnaître des souffrances d’hommes et de femmes, de familles auxquels nous sommes liés quotidiennement et de poser ces questions graves pour susciter des prises de conscience à moyen et surtout à long terme, si nous voulons que l’ensemble de notre société prenne réellement en compte les réalités de la terre dont nous vivons et l’avenir de notre agriculture, part significative de notre vie, de notre solidarité et de notre économie. Du souci écologique de la terre et de l’homme à la mondialisation des cours et aux risques entraînés par la spéculation financière, du dialogue démocratique à la responsabilité politique, quelles concertations pour le monde agricole ? Des dialogues et des décisions sont nécessaires pour prendre un chemin nouveau qui doit associer non seulement les agriculteurs, les coopératives, les syndicats, les collectivités locales, l’État, mais aussi l’ensemble de la société, le consommateur étant partie prenante, par ses choix de vie, de l’économie agricole dont il doit se sentir davantage encore coresponsable. L’Église catholique, si réellement implantée dans le monde rural, veut faire entendre davantage les cris de souffrance et les appels de détresse qui viennent de ce monde. Rien ne serait pire que la résignation, qui peut elle-même susciter des réactions de désespoir et de violence, et aussi des formes diverses d’instrumentalisation politique. Que chacun le comprenne : les éléments d’analyse et de réflexion contenus dans ce texte expriment notre attachement à des personnes, notre compréhension de leurs inquiétudes et notre volonté de répondre à l’appel de Jésus Christ, lorsqu’il demande à ses disciples de ne pas seulement regarder les variations du ciel, mais d’interpréter les « signes des temps » (cf. Matthieu 16, 1-4)

� Claude DAGENS, évêque d’Angoulême avec un groupe diocésain de réflexion

le 1er juin 2012