24. Modes de vie urbains et modèles d’urbanité

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Modes de vie urbains et modèles d’urbanité Jacques LÉVY Le rural a eu ses villes, l’urbain a désormais ses campagnes. La généralisation de l’urbanisation crée une différenciation d’un nouveau genre dans l’espace des pays développés. Plutôt qu’une opposition rural / urbain devenue obsolète, il faut plutôt parler de gradients d’urbanité, des centres-villes à l’infra-urbain (zones à faible densité mal reliées aux villes) en passant par les différentes situations suburbaines, périurbaines (disjointes des agglomérations morphologiques) et hypo-urbaines (campagnes fonctionnellement intégrées aux espaces urbains). Il y a bien, pour l’essentiel, unification des modes de vie, même si les contradictions dans les processus et dans leur gestion sont patentes. C’est justement dans la dynamique de ces contradictions que se situent les principaux enjeux de la période à venir. UNE ENTREE A RECULONS DANS LA CIVILISATION URBAINE Après un début de siècle ambivalent, les années 1930-70 ont représenté un moment de négation de la ville comme réalité sociale spécifique. Au-delà des vicissitudes politiques (le ruralisme militant de Vichy ou le volontarisme géographique de Charles de Gaulle), on observe un mouvement de fond lié à la conjonction de trois schèmes de pensée et d’action. Le mouvement moderne en architecture et en urbanisme, dominé par la figure de Le Corbusier, la culture des ingénieurs de l’Équipement consistant à se représenter la question urbaine à travers des sous-questions isolables (circulation, logement, etc.), et le « planisme » étatique, qui se traduisait par une vision avant tout sectorielle des problèmes, ont convergé pour laisser filer le concept de ville, dans la prospective comme dans les actes concrets. Il s’agit là d’un paradoxe majeur puisque la ville, objet à la fois spatial et sociétal par excellence, n’était vue que comme agrégation d’objets séparables par ceux-là même qui avaient en charge, d’une manière ou d’une autre, la relation de la société à l’espace. Il ne s’agit pas d’un problème spécifiquement français. Ignorant sa propre expérience d’invention de l’urbanité, toute l’Europe était alors persuadée que, dans ce domaine aussi, la modernité ne pouvait être qu’américaine. Cependant, la France apparaît comme un cas spécifique, caractérisé par une exacerbation tardive du phénomène. La dégradation des centres anciens jusque dans les années 1960 à Paris, encore plus tard ailleurs, la destruction des réseaux de transports publics (notamment les tramways) au profit de l’automobile, et finalement l’explosion périurbaine montrent une France certes décalée par rapport à la Grande-Bretagne, qui a connu un processus massif en ce sens dès avant la Deuxième guerre mondiale. Mais la France rattrape son « retard » selon un phasage, sur lequel on reviendra plus loin, qui ne la replace pas pour autant dans le « peloton de tête » de l’urbanité européenne. La densité, associée d’abord à l’usine puis au « béton », et devenant peu à peu « criminogène », demeure la bête noire des dirigeants politiques et administratifs, du « scénario de l’inacceptable » de 1970 (cf. document 1) au grand débat sur l’aménagement du territoire de 1993-1995 en passant par les premières « politiques de la ville » au début des années 1980. Contrairement à la Scandinavie (plus soucieuse d’environnement) et à l’Europe du Sud (plus à l’aise dans la culture urbaine), à l’Allemagne, aux Pays-Bas et à la Suisse (associant les deux caractères), la France peine à se construire une nouvelle conception de l’urbain. C’est par petites touches, durant les années 1990, que les choses basculent sous l’effet conjugué de changements de paradigme dans les milieux professionnels de l’urbanisme, dans le domaine des sciences de la ville, dans les secteurs innovants du politique à l’échelle nationale et dans les grandes villes (Grenoble, Nantes, Strasbourg, Lyon, Lille et, tardivement, Paris). Les élites françaises, intellectuelles, techniques et politiques, de l’action urbaine abordent le tournant du siècle acquises à l’idée que la densité associée à la diversité des populations et des fonctions constituent la clé majeure de toute valorisation cohérente du choix urbain, lui-même désormais perçu comme généralisé, irréversible et porteur de valeurs fondatrices d’une civilisation. Il leur aura fallu soixante-dix ans pour se réconcilier avec la ville. Pendant ce temps, le reste de la société reste divisé à propos des configurations géographiques idéales du bien-être. Deux modèles antinomiques continuent de s’opposer. DEUX GRANDS MODELES DURBANITE Il est frappant de constater que l’ensemble des espaces urbains du monde peuvent aisément se classer en deux grandes familles très typées (cf. document 2). La première, que l’on peut ranger dans le « modèle d’Amsterdam », correspond à des villes qui, dans l’ensemble, assument l’option urbaine : densité, diversité, complexité assumée, Futuribles / Etude rétrospective et prospective des évolutions de la société française (1950-2030) 24.

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Modes de vie urbains et modèles d’urbanité Jacques LÉVY

Le rural a eu ses villes, l’urbain a désormais ses campagnes. La généralisation de l’urbanisation crée une différenciation d’un nouveau genre dans l’espace des pays développés. Plutôt qu’une opposition rural / urbain devenue obsolète, il faut plutôt parler de gradients d’urbanité, des centres-villes à l’infra-urbain (zones à faible densité mal reliées aux villes) en passant par les différentes situations suburbaines, périurbaines (disjointes des agglomérations morphologiques) et hypo-urbaines (campagnes fonctionnellement intégrées aux espaces urbains). Il y a bien, pour l’essentiel, unification des modes de vie, même si les contradictions dans les processus et dans leur gestion sont patentes. C’est justement dans la dynamique de ces contradictions que se situent les principaux enjeux de la période à venir.

UNE ENTREE A RECULONS DANS LA CIVILISATION URBAINE

Après un début de siècle ambivalent, les années 1930-70 ont représenté un moment de négation de la ville comme réalité sociale spécifique. Au-delà des vicissitudes politiques (le ruralisme militant de Vichy ou le volontarisme géographique de Charles de Gaulle), on observe un mouvement de fond lié à la conjonction de trois schèmes de pensée et d’action. Le mouvement moderne en architecture et en urbanisme, dominé par la figure de Le Corbusier, la culture des ingénieurs de l’Équipement consistant à se représenter la question urbaine à travers des sous-questions isolables (circulation, logement, etc.), et le « planisme » étatique, qui se traduisait par une vision avant tout sectorielle des problèmes, ont convergé pour laisser filer le concept de ville, dans la prospective comme dans les actes concrets. Il s’agit là d’un paradoxe majeur puisque la ville, objet à la fois spatial et sociétal par excellence, n’était vue que comme agrégation d’objets séparables par ceux-là même qui avaient en charge, d’une manière ou d’une autre, la relation de la société à l’espace.

Il ne s’agit pas d’un problème spécifiquement français. Ignorant sa propre expérience d’invention de l’urbanité, toute l’Europe était alors persuadée que, dans ce domaine aussi, la modernité ne pouvait être qu’américaine. Cependant, la France apparaît comme un cas spécifique, caractérisé par une exacerbation tardive du phénomène. La dégradation des centres anciens jusque dans les années 1960 à Paris, encore plus tard ailleurs, la destruction des réseaux de transports publics (notamment les tramways) au profit de l’automobile, et finalement l’explosion périurbaine montrent une France certes décalée par rapport à la Grande-Bretagne, qui a connu un processus massif en ce sens dès avant la Deuxième guerre mondiale. Mais la France rattrape son « retard » selon un phasage, sur lequel on reviendra plus loin, qui ne la replace pas pour autant dans le « peloton de tête » de l’urbanité européenne.

La densité, associée d’abord à l’usine puis au « béton », et devenant peu à peu « criminogène », demeure la bête noire des dirigeants politiques et administratifs, du « scénario de l’inacceptable » de 1970 (cf. document 1) au grand débat sur l’aménagement du territoire de 1993-1995 en passant par les premières « politiques de la ville » au début des années 1980. Contrairement à la Scandinavie (plus soucieuse d’environnement) et à l’Europe du Sud (plus à l’aise dans la culture urbaine), à l’Allemagne, aux Pays-Bas et à la Suisse (associant les deux caractères), la France peine à se construire une nouvelle conception de l’urbain. C’est par petites touches, durant les années 1990, que les choses basculent sous l’effet conjugué de changements de paradigme dans les milieux professionnels de l’urbanisme, dans le domaine des sciences de la ville, dans les secteurs innovants du politique à l’échelle nationale et dans les grandes villes (Grenoble, Nantes, Strasbourg, Lyon, Lille et, tardivement, Paris). Les élites françaises, intellectuelles, techniques et politiques, de l’action urbaine abordent le tournant du siècle acquises à l’idée que la densité associée à la diversité des populations et des fonctions constituent la clé majeure de toute valorisation cohérente du choix urbain, lui-même désormais perçu comme généralisé, irréversible et porteur de valeurs fondatrices d’une civilisation. Il leur aura fallu soixante-dix ans pour se réconcilier avec la ville. Pendant ce temps, le reste de la société reste divisé à propos des configurations géographiques idéales du bien-être. Deux modèles antinomiques continuent de s’opposer.

DEUX GRANDS MODELES D’URBANITE

Il est frappant de constater que l’ensemble des espaces urbains du monde peuvent aisément se classer en deux grandes familles très typées (cf. document 2). La première, que l’on peut ranger dans le « modèle d’Amsterdam », correspond à des villes qui, dans l’ensemble, assument l’option urbaine : densité, diversité, complexité assumée,

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forte présence des espaces publics et puissance des métriques pédestres (transports publics et marche à pied), « autovisibilité » politique à l’échelle de l’agglomération, identité affirmée. Au contraire, le « modèle de Johannesburg » se présente de manière beaucoup plus contrastée : il caractérise des espaces incontestablement urbains en ce sens qu’ils manifestent un niveau de concentration de réalités sociales significativement plus important que dans les territoires environnants mais, d’un autre côté, on s’écarte, par de nombreux aspects des principes de base de toute ville : la densité associée à la diversité. En effet, une multitude de séparations rigides segmente les populations, les activités et les fonctions, en sorte que l’interaction entre groupes sociaux, les productions différentes et les composantes du système urbain s’en trouve entravée. Dans les cas-limites, il n’y a plus aucun espace public où la mixité sociale puisse se manifester et les métriques automobiles deviennent exclusives. Dans ce contexte de raréfaction des rencontres, la productivité sociale générale de la société urbaine se trouve abaissée, comme le prouvent de manière convergente les études sur la surproductivité urbaine (cf. document 3).

À l’échelle mondiale, le modèle d’Amsterdam l’emporte en Europe et en Asie orientale tandis que le modèle de Johannesburg règne en Amérique du Nord et en Afrique subsaharienne, l’Amérique latine, l’Islam occidental et l’Inde étant moins facilement classables. En Europe, la tentation de l’écart apparaît plus forte dans les régions atlantiques (Iles britanniques, Belgique, France de l’Ouest, Nord du Portugal), où dominait, dans les sociétés rurales, l’habitat dispersé, que dans le centre et l’est du continent. Les pays nordiques, l’Allemagne, l’Autriche, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie, les Pays-Bas, la Suisse, l’Italie du Nord et du Centre et l’Espagne constituent une vaste dorsale nord-est / sud-ouest, où se concentrent, pour des raisons variables selon les cas, les villes les plus « européennes ». La France se situe à cheval sur une limite civilisationnelle qu’avait bien repérée Marc Bloch, ce qui explique sans doute ses hésitations à opter pour l’un ou l’autre modèle. Un élément décisif fut la coïncidence, spécifique à la France, de trois processus : l’urbanisation, la motorisation, l’émergence d’une solvabilité de masse en matière de logement de larges parties de la population alors même que la persistance de cultures rurales puissantes dans les mentalités et de points d’ancrage possibles dans le maillage villageois encore actif rendait à la fois matériellement crédible et mentalement attractif le modèle périurbain d’espaces urbains « à la campagne ».

Un grand nombre de Français se sont trouvés en décalage par rapport à ce qui s’était passé chez leurs voisins. Après une courte hésitation, beaucoup ont, à partir des années 1970, rejeté l’option de l’appartement loué dans un immeuble en milieu dense et préféré le pavillon à l’écart de la ville en propriété. C’est seulement la génération suivante, moins marquée par les modèles de la ruralité, qui, dans les années 1990, accepte, sous l’influence des élites intellectuelles, techniciennes et politiques de relancer le débat sur la ville souhaitable. Entre temps, l’émergence d’une conscience écologique a contribué a modifier le rapport de forces entre les deux options.

Au sein du territoire français, la relation au politique et à l’État ajoute à l’opposition est/ouest une séparation nord / sud. Dans l’ensemble, les villes méridionales se montrent plus réfractaires à une gestion unifiée des espaces urbains, ce qui aggrave les tendances au mitage et à la dispersion dans le sud-ouest et crée, en Provence notamment, des complexes urbains réticulaires polycentriques et fragmentés, comparables à ce que l’on peut rencontrer en Californie du Sud. On a ainsi une structure en quatre quarts, le « quartier » nord-est regroupant, de Lille à Lyon en passant par Strasbourg, les villes les plus attirées par le modèle d’Amsterdam. En outre, les effets de taille contribuent à la complexification de l’espace urbain français, donnant naissance à un apparent paradoxe. Ce sont en effets les plus petites villes (agglomérations de moins de 50 000 habitants) qui se révèlent les plus « américaines » : une crise persistante des centres anciens, une domination écrasante de l’automobile et du pavillon, une séparation des populations et un zonage des fonctions. Au contraire, la masse exigeant une plus grande efficacité des moyens de l’accessibilité, celle-ci est obtenue, dans les métropoles, par la densité, réalisée par les constructions en hauteurs, et par la diversité des populations et des activités, ces deux éléments contribuant au succès des transports publics et des métriques pédestres. Avec son espace métropolitain, Paris est, pour ces raisons, et de très loin, la plus européenne des villes françaises.

Enfin, soulignons que le choix des individus joue un rôle croissant dans les configurations de la vie urbaine. Dans un monde où la mobilité géographique, à toutes échelles et à tous rythmes, entre dans la sphère de l’horizon stratégique des individus, la vision « écologique » traditionnelle (les habitants modelés par leur habitat) se trouve mise en question : ce ne sont plus seulement les lieux qui font les hommes mais aussi les hommes qui font les lieux. Les choix de localisation intra-urbains et interurbains tendent à se modeler sur les horizons stratégiques des habitants,

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faits de compromis arbitrant contraintes et désirs. D’une part, ces nouvelles conditions de l’action géographique font ressembler l’espace des résidences principales à celui du tourisme. D’autre part, elles peuplent les espaces urbains de personnes qui, en s’y installant, s’identifient à un modèle d’urbanité incarné, au moins dans leur imaginaire, par ces espaces. Déménager à Toulouse, c’est pour beaucoup de cadres de l’aéronautique venus du Nord de la France, s’installer dans la « campagne » « méditerranéenne », ce qui suppose bien évidemment d’habiter dans une villa périurbaine avec piscine. Ce renforcement (rétroaction positive) des réalités préexistantes s’accompagne d’une translation des identités locales qui illustre bien l’idée que le désenclavement et l’ouverture produisent, d’un même mouvement, un affaiblissement des disparités antérieures et l’émergence de nouvelles différenciations.

LA COHABITATION COMME ENJEU

Partons d’une description rapide de la situation française actuelle. Les campagnes ne sont qu’une des situations urbaines « non-citadines » : les zones délaissées par l’agriculture (massifs forestiers), les déserts situés aux marges de l’écoumène (hautes montagnes) ou les interfaces de contact avec ceux-ci (littoraux) se révèlent des constituants significatifs d’un système spatial totalement urbain mais laissant aux zones faiblement résidentielles des fonctions récréatives et patrimoniales essentielles. Les campagnes n’ont plus de rural que le privilège politique, âprement défendu par ses bénéficiaires, de représenter, indépendamment du principe démocratique, les racines de la nation. Tout un environnement d’idéologies administratives continue de cultiver la fiction d’un partage à 75-25 ou à 80-20 de la superficie de la France entre l’urbain et le rural. Cela ne peut s’obtenir qu’en incluant les petites villes dans le rural, y compris si, comme dans le cas des stations touristiques elles n’ont, dans toute leur histoire, jamais rien qu’on puisse affecter à la ruralité. « Rural » ne signifie alors rien d’autre qu’« urbain faiblement concentré ».

La vraie différence ne porte pas sur les modes de vie, ni même sur le lien avec les villes. Une récente étude de l’Insee sur le recensement de 1999 montre que 80 % des dynamiques observées depuis le dernier recensement dans ce qui était appelé un peu imprudemment « rural isolé » se corrèlent avec les évolutions de la ville la plus proche. Une différenciation effective se manifeste en la matière à propos des types de distances et de leur gestion. L’urbain non citadin est dominé par les réseaux tandis que la territorialité (un espace complexe continu et contigu développé dans toutes les directions et à différentes échelles) ne se rencontre plus que dans la ville compacte. On observe donc une inversion par rapport à la situation qui prévalait dans les sociétés rurales d’une campagne plus territoriale que la ville.

Dans ce contexte, la grande question qui est posée à la société française (et, de manière plus ou moins marquée, à l’ensemble des habitants de la planète) est la suivante : comment organiser la cohabitation pacifique et démocratique entre ces deux modèles d’urbanité ? Le laisser-faire ne peut satisfaire car il aboutit à des situations d’irresponsabilité destructrice : si rien ne vient la réguler, la périurbanisation tend à concentrer sur le centre ancien les encombrements, la pollution, la pression fiscale et des problèmes sociaux aigus. En effet, malgré le développement de nouvelles centralités commerciales et technopolitaines, l’urbanisation aux marges ou à distance de la ville continue de dépendre de la ville ancienne, même si celle-ci est traitée de manière partiellement parasitaire. Le débat n’est pas contenu dans l’opposition entre « marché » et « État » car, en l’espèce, on pourrait très bien imaginer, dans le principe, que chaque morceau de l’espace urbain fasse valoir ses avantages comparatifs en concurrence avec les autres. La concentration d’activités à haute potentialité créative et d’une partie des groupes sociaux les mieux socialement « dotés » mettrait les centres historiques et les zones denses à l’abri de tout risque. La difficulté repose sur l’absence de frontière tranchée dans la ville – ce qui est constitutif de l’urbanité – et donc de l’existence de biens publics urbains non segmentables : l’avantage comparatif de chaque quartier comprend une part qui est commune à la ville tout entière. Dans ces conditions, l’existence d’un gouvernement urbain à l’échelle de l’agglomération morphologique (communautés d’agglomération étendues) ou fonctionnelle (« pays métropolitains ») devient nécessaire pour éviter une dissociation (appelée spillover aux États-Unis) entre la production de ces biens (les « coûts de centralité ») et leur consommation.

Dans une situation où les règles du jeu seraient claires et où personne – habitant ou entité politique – ne pourrait se soustraire aux conséquences de son action sur l’ensemble de l’espace urbain, une période indéterminée de débat expérimental des urbains entre les différents modèles d’urbanité pourrait débuter. C’est là une autre fonction du gouvernement urbain : organiser un dispositif délibératif permanent appuyé sur l’information, la concertation et la participation. Les sociétés urbaines contribueraient alors par leur choix à prendre position dans la délibération citoyenne et, ce faisant, à en modifier les termes.

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Document 1. Le « scénario de l’inacceptable »

Conçue en 1968, publiée deux ans plus tard, cette carte montre la hantise permanente de l’urbanisation comme concentration des ressources et des richesses sur une étendue limitée du territoire et d’une désertification du reste du pays. L’émergence de quelques métropoles a été bien anticipée de même que l’expansion sur une grande partie de l’espace français des logiques du tourisme et des loisirs. En revanche, le rôle structurant de l’industrie et les effets des agricultures hors-sol ont été surestimés.

Source : Atlas de l’aménagement du territoire. Paris : Datar / documentation française, 1998.

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Document 2. Deux modèles d’urbanité.

« Amsterdam » « Johannesburg » Densité + –

Compacité + – Interaccessibilité des lieux urbains

+ –

Présence d’espaces publics + – Importance

des métriques pédestres + –

Co-présence habitat/emploi + – Diversité des activités + – Mixité sociologique + –

Fortes polarités intra-urbaines + – Productivité marchande

par habitant + –

Auto-évaluation positive de l’ensemble des lieux urbains

+ –

Autovisibilité et auto-identification de la société urbaine

+ –

Société politique d’échelle urbaine + – La corrélation entre densité, diversité fonctionnelle, mixité sociale, forte présence d’espaces publics et de transports publics se vérifie presque partout en positif (“ modèle d’Amsterdam ”) et en négatif (“ modèle de Johannesburg ”). Dans chaque espace urbain, toutefois, on rencontre une association des deux modèles, soit à travers un mélange variable, soit à travers une juxtaposition, le centre émargeant plutôt au modèle de la ville compacte, la périphérie à celui de la ville diffuse. Enfin, la taille de la ville joue son rôle : toutes choses égales par ailleurs, plus elle est importante, plus la part du “ modèle d’Amsterdam ” est significative.

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Document 3. Richesse et productivité des métropoles. Rang Agglomération PUB Population RSP

G$ x1000 1 Tokyo 1443,8 29 317 1,246 2 New York 829,2 24 310 1,249 3 Osaka 628,7 15 011 1,060 4 Los Angeles 457,4 14 539 1,152 5 Paris 361,4 9 513 1,515 6 Nagoya 291,3 6 851 1,076 7 Chicago 273,6 8 991 1,114 8 San Francisco 213,9 5 567 1,407 9 Washington/

Baltimore 212,1 5 706 1,361

10 Londres 208,9 8 017 1,394 11 Séoul 193,6 18 942 1,090 12 Boston 173,5 5 346 1,188 13 Hong-Kong/

Shenzhen 140,0 7 101 (a)

14 Miami 132,8 4 385 1,109 15 Essen 128,9 4 669 1,000 16 Dallas 124,4 4 031 1,130 17 Detroit/Windsor 120,2 4 097 (a) 18 Buenos Aires 111,5 11 757 1,180 19 Toronto 107,4 4 587 1,181 20 Milan 102,1 3 850 1,385 21 Hambourg 101,5 2 151 1,709 22 Taipei 100,2 7 583 1,100 23 Houston 98,5 3 381 1,067 24 São Paulo 94,6 16 333 1,563 25 Mexico 93,5 17 738 1,588

(a) : agglomération internationale. Source: GEOPOLIS, 1998.

Le rapport entre la production par habitant des grandes agglomérations (ici découpées sur des critères morphologiques partout identiques, pour faciliter les comparaisons) et la production par habitant des espaces englobants de référence (les États auxquels appartiennent ces villes) fait apparaître un très fort “ ratio de surproductivité ” (RSP) des métropoles. Cela se vérifie pratiquement partout, y compris dans les États décentralisés ou fédéraux, comme le montre le très bon score de Hambourg. En outre, dans un même pays, ce sont les agglomérations plus proches du modèle d’Amsterdam qui obtiennent les meilleurs résultats : New York et San Francisco l’emportent sur Los Angeles.

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Document 4. Les aires urbaines de l’Insee.

La nouvelle nomenclature de l’Insee, appliquée pour la première fois aux résultats du recensement de 1990, tente de prendre en compte les dynamiques urbaines récentes, en particulier la périurbanisation. La différence des “ aires urbaines ”, obtenues grâce à la prise en compte des migrations domicile/travail, avec les agglomérations morphologiques (“ pôles urbains ”), fondées sur la continuité du bâti sont spectaculaires en surface et significatives en population. La carte de la France urbaine cesse de ressembler à un semis de point et prend une consistance territoriale. Néanmoins, le renvoi dans les “ espaces à dominante rurale ” de toutes les villes n’ayant pas cinq mille emplois, tend à donner l’impression d’une stabilité du rapport urbain/ rural à environ 80/20 alors qu’on a rebasculé dans le “ rural ” des agglomérations parfois importantes ou dont l’insertion dans le rural n’a jamais existé.

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Document 5. Les votes extrêmes classés selon les positions dans l’aire urbaine

Au premier tour de l’élection présidentielle, le vote protestataire ou “ tribunitien ”, surtout structuré par l’extrême droite mais avec un “ renfort ”, dans l’Ouest, de l’extrême gauche apparaît très corrélé avec la position selon les gradients d’urbanité. Dans une aire urbaine donnée, la “ couronne périurbaine ” vote systématiquement plus à l’extrême que le “ pôle urbain ”. Cela tend à montrer que le choix de l’habitat périurbain n’est pas sans rapport avec de grandes options de société concernant l’être-ensemble, c’est-à-dire le plus profond du politique. La périurbanisation a longtemps été présentée comme un phénomène “ technique ”, lié au prix du sol ou à la taille des ménages. Cette carte nous dit le contraire.

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Document 6. Les flux domicile-travail « bruts » entre les communes en 1999

Cette carte, qui ressemble à une gigantesque toile d’araignée, montre l’extraordinaire imbrication des espaces dans une France presque totalement urbanisée et devenue très mobile. Il y a là, bien sûr, une multitude de micro- flux impliquant un petit nombre de personnes et l’on perçoit que l’espace français fonctionne selon plusieurs “ couches de mobilité ” d’intensité variable. On constate aussi que, même à l’échelle temporelle du quotidien, Paris fonctionne comme un pôle pour l’ensemble du territoire national qui l’emporte sur la plupart des flux intrarégionales.

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Document 7. Les déplacements domicile-travail (variation des entrées dans les communes entre 1990 et 1999)

Trois phénomènes significatifs sont mis en valeur par cette carte. Il s’agit d’abord de la périurbanisation qui touche aussi l’emploi et favorise l’attractivité des communes de grande périphérie. Ensuite, corrélativement, les centres historiques voient leurs attraction légèrement affectée, sauf lorsqu’ils se trouvent dans des zones en crise industrielle, où la perte est plus sensible. Enfin, on observe un croissance des entrées dans une multitude de communes en marge des grandes urbaines. Cette nouvelle attractivité de l’hypo- ou de l’infra-urbain témoigne d’une “ périurbanisation in situ ” non accompagnée de migrations et de constructions spectaculaires, mais liées au développement silencieux de la multirésidence et de l’économie résidentielle que nourrissent les transferts redistributifs (retraites, minima sociaux).

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Document 8. Aires urbaines : construction des espaces (seuils 0,14 et 0,07en 1999)

Calculées à partir des navettes domicile-travail, ces aires urbaines diffèrent de celles de l’Insee sur plusieurs points : calcul à partir de tous les couples de communes (et non par rapport aux agglomérations morphologiques), et par rapport à la population totale (le seuil de 0,14 correspond à environ 35 % de la population active), sans masse d’emplois requise, en une fois (avec un rattrapage après coup avec un seuil de 0,07 pour mieux prendre en compte les aires polycentriques). Le résultat présente une population française presque complètement incluse dans les aires urbaines : moins de 8% des habitants ne résident ni dans une aire urbaine, ni dans une commune urbaine isolée.

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Document 9. Aires urbaines : typologie des configurations (seuils 0,14 et 0,07 en 1999)

Cette carte détaille la précédente, montrant la grande diversité des situations urbaines. Neuf catégories permettent de distinguer simultanément, pour chaque commune appartenant à une aire urbaine, l’intensité des relations avec les autres communes de l’aire et le sens dominant (“ exportateur ” ou “ importateur ”) de ces relations. On constat que les centralités sont plus variées qu’on ne pourrait le croire, certaines métropoles comme Marseille, peinant à attirer le reste de l’aire, d’autres comme Paris maintenant de hauts niveaux d’attractivité vers un nombre croissant de pôles. Enfin, les communes n’entrant pas dans des aires urbaines bien que appartenant à des agglomérations morphologiques parfois importantes montrent la spécificité des zones à faible diversité fonctionnelle (anciens bassins miniers ou industriels) et leur difficulté à accéder à un bon niveau d’urbanité.

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