17 - chronique de Jean-Luc n° 17.pdf
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La sale défaite
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?
(Paul Verlaine, Le ciel est, par-dessus le toit, recueil Sagesse)
Voilà un roman qui vous saisit aux tripes. Le roman d’une
jeunesse perdue : Des Hommes, de Laurent Mauvignier.
Une tragédie, la tragédie d’une génération, celle des
appelés qui ont fait la guerre d’Algérie. Dans le rôle du
héros malheureux, Bernard, surnommé Feu-de-Bois. Dans
le rôle du choryphée : Rabut. Sa proximité avec le
protagoniste (c’est le cousin de Bernard et il a été soldat
en Algérie dans le même secteur que celui-ci) fait de lui le
focalisateur principal de cette histoire. J’ajouterai en
arrière-plan des bribes de chansons de Jacques Brel.
La première époque qui encadre le roman doit être
située au milieu des années 2000. Dans la salle des fêtes
communale, on célèbre les soixante ans et le départ à la
retraite de Solange, la sœur de Bernard. Petite fête entre
petites gens d’une petite ville de province.
Après bien sûr, une fois que tout aura été fini et
qu’on aura laissé derrière nous la journée de ce
samedi et la salle des fêtes vide avec ses odeurs de tabac froid et de vin, ses
nappes de papier déchirées et tachées, c’est à ce moment-là donc que moi
aussi je reverrai chaque scène en m’étonnant de les avoir chacune si bien en
mémoire, si présentes.
Décor effacé pour que
ressortent crûment les
scandales dont il va être le
théâtre. D’abord, Bernard
est là alors que tout le
monde aurait souhaité
qu’il ne vînt pas. Lui qu’on
n’ose plus inviter.
Et puis, y a l´autre
Des carottes dans les cheveux
Qu´a jamais vu un peigne
Qu´est méchant comme une teigne
Même qu´il donnerait sa chemise
A des pauvres gens heureux
Qui a marié la Denise
Une fille de la ville Enfin d´une autre ville
Couverture d’un roman de
Maud Tabachnik
Il avait fait des efforts, il portait une veste et un pantalon assortis, une
chemise blanche et une cravate. Aujourd’hui, on dira qu’il ne sentait pas
trop mauvais. On entendra sa sœur l’appeler par son prénom, Bernard.
On se rappellera qu’il n’a pas toujours été ce type qui vit aux crochets
des autres. Et cette fois, si on y prêtait attention, on verrait les traces du
peigne sur les cheveux coiffés en arrière, on devinerait l’effort de
propreté. Et même, on se dirait qu’il n’a pas bu et qu’il n’a pas l’air trop
mauvais. Et même à le voir comme ça, plutôt récuré que propre quand
toute sa propreté sentait l’effort, le travail, l’acharnement à vouloir être
présentable.
Ensuite Bernard offre à Solange un cadeau d’anniversaire dont on ne soupçonnait
pas qu’il pût l’acheter.
Et puis il a avancé. Et puis il a appelé Solange. Et puis en avançant
vers elle il a appelé Solange de plus en plus fort. Jusqu’à ce que les
gens s’arrêtent un moment, qu’ils le regardent et s’étonnent de son
élan, de ce mouvement tout à coup et de son sourire, c’était la joie
d’un homme un peu étrange et déphasé qui ne devait pas aimer
être là. Ils se sont écartés pour le laisser passer.
Bon anniversaire, a-t-il dit.
Comment c’est possible, avec quel argent ?
Lui qui n’a pas d’argent et vit aux crochets des autres,
tous les autres autour de lui, dont les regards allaient de
la broche à lui et de lui à la broche, puis de la broche à
eux, entre eux, des regards qui posaient les mêmes
questions et laissaient déjà voir la même stupéfaction,
déjà la colère.
Dans cette hostilité générale, Bernard va laisser remonter en lui une mémoire
enfouie confondue avec un lot de vieilles rancœurs : ce qui se traduira par la
profération d’une insulte raciste à l’adresse de Saïd Chefraoui, collègue de Solange. Et
une incursion menaçante au domicile de ce dernier.
Le cousin Rabut, témoin de l’esclandre, va accompagner
cette remémoration invasive. Car Bernard et lui font partie
de cette génération de jeunes gens traumatisés par la guerre
d’Algérie. En une nuit, quarante années de non-dits et de
blessures inavouées vont être abolies.
Parce que les fleurs,
c´est périssable.
J´avais juste vingt ans et nous
étions cent vingt / A être le
suivant de celui qu´on suivait
Monsieur le maire, vous vous souvenez de la
première fois où vous avez vu un Arabe ?
Il avait quel âge, lui, dans ces années-là ? Est-ce
qu’il y est allé, est-ce qu’il a vu, est-ce que c’était la
première fois qu’il sortait de chez lui, et est-ce qu’il
a laissé des mois et des mois une famille, une
fiancée ?
Monsieur le maire, vous vous souvenez ?
La honte si violente de cette phrase, de son surgissement.
J’entendais encore cette phrase que j’avais roulée dans ma bouche et, à ce moment-
là, j’ai ressenti en moi s’affaisser, s’enliser, s’écraser toute une part de moi, seulement
cachée ou calfeutrée, je ne sais pas, endormie, et cette fois comme dans un sursaut
elle s’était réveillée.
Et les voilà, maintenant autant qu’autrefois, comme
hébétés à la pensée des exécutions, de la torture, des
mises en scène macabres, des villages qu’on détruit – ces
actes et actions inhumaines commis par l’un et l’autre
camp.
Quels sont les hommes qui peuvent faire ça. Pas
des hommes qui font ça. Et pourtant. Des hommes.
(Ces deux mots dont Mauvignier a fait son titre)
[…] une chose comme ça, que je pense, qui vient se glisser et brouiller ce
moment de notre histoire où tout à coup elle est là, comme un compte à régler
vieux de quarante ans, pour nous dire non, ce n’est pas fini, on croyait que
c’était fini mais ce n’était pas fini.
Le roman de Laurent Mauvignier est le récit vibrant d’un
désenchantement. Celui de ces garçons qui, entre 1956 et
1962, avant d’être majeurs, embarqués avant que d’être
adultes, se sont retrouvés vidés d’eux-mêmes, de leur
substance propre et de celle qui leur était promise. Vidés
parce qu’ils n’ont pas pu emplir leur âge de ce qui leur était
dû ; qui, entre autres, ont manqué de temps pour se
construire : dans la relation aux parents, aux filles, à la vie
active ; pour qui les mots « émancipation, idéalisme,
maturation sexuelle, insouciance » n’ont été que des
chimères.
Image du film Cléo de 5 à 7,
d’Agnès Varda
Le soir, on montre sa fiancée en photo dans son
portefeuille. Parce que, ici, les femmes sont des
souvenirs cachés dans des portefeuilles où l’on a
remisé les bals du samedi soir, les fiancées serrées
très fort, des robes légères, une chaleur de
printemps, et alors c’est la douleur lancinante du
désir, d’un désir qu’on chasse en rigolant.
Et quand enfin on rentre chez soi…
Je me souviens aussi de comment les uns après les autres on est revenus. Et
aussi de comment, très vite, tous, nous nous sommes remis à travailler pour ne
plus y penser, et seulement reprendre la vie avec une drôle de frénésie. Enfin on
allait de l’avant, on voulait rattraper le temps perdu, tellement on avait perdu
notre temps là-bas, pourvu qu’on n’entende plus les vieux bougonner que,
quand même,
C’était pas Verdun, votre affaire.
Moi, avait raconté Février (appelé en Algérie en même
temps que Bernard et Rabut, il vient leur rendre visite),
moi, quand je vais au bistro, les gens qui ne m’ont pas
vu depuis longtemps me regardent et me disent que j’ai
maigri et que maintenant j’ai l’air d’un homme.
Oui, c’est ça, je suis un homme.
Ils demandent comment c’était l’Algérie, et parfois,
ceux qui s’intéressent disent que c’est dommage, tout
ça pour rien. Mais quand même ils sont contents que
tout soit terminé et puis. Et puis ils passent à autre
chose.
Tu vois moi, j’ai même pas essayé de raconter parce qu’en revenant il y avait
rien pour moi, du boulot à la ferme, des bêtes à nourrir, et puis regarder de loin
Eliane. Parce que quand je suis rentré, se dire qu’elle était mariée, oui, ça,
c’était vraiment dur. Et qu’elle était mariée avec un voisin, un pauvre type.
Chacun est rentré avec des rêves brisés. Par
exemple Bernard s’est marié avec Mireille, la fille
d’un propriétaire colon rencontrée à Oran, il a
nourri l’idée d’ouvrir son propre garage à Paris. La
réalité, telle que la découvrira Février quand il lui
rendra visite : « Nos deux tourtereaux d’Oran, pas si
beaux, pas si jeunes, déjà fatigués et tristes, surtout
elle, amère, aigrie, enceinte du deuxième enfant. »
Lui : il pointait chez Renault et habitait dans une HLM.
Et puis Bernard est « revenu en soixante-seize. Il
avait à peine dit bonjour, comme si on ne s’était pas
vus seulement depuis la veille. Le silence. Après quinze
ans. Rien. Même sur Mireille, pourquoi il l’avait
laissée comme ça, sa femme et ses deux enfants
aussi.»
Et chez lui, dans la ruine du grand-oncle,
comment ça m’avait choqué (là, c’est Rabut qui
parle), oui, de voir parmi les quelques photos dans leurs cadres, sur les murs,
plutôt que les photos de ses enfants, seulement celles de la petite fille avec qui
il jouait en Algérie. Il y avait cette photo-là. Il porte le calot et il est très
appliqué à aider l’enfant sur sa trottinette. Je me souviens très
bien de ce bâtiment derrière et aussi le flanc de la colline, le ciel
blanc, la dalle de ciment sur laquelle ils avancent, et mon ombre
tout en bas de l’image, ma tête, mes mains et l’appareil photo
qui forment une seule figure, comme une bête qui rampe.
Comment c’est possible d’en arriver à mépriser et vouloir
oublier ses propres enfants ?
Rabut va ressortir du fond d’un placard les photos qu’il a faites « là-bas » et qu’il a
empilées dans une boîte à chaussures.
Elles disaient des choses.
Elles disent des choses. Quelles choses.
Derrière les visages d’abord. Oui, on les
voit bien, les visages des jeunes gars de
vingt ans. Tous ces gars que j’ai connus et
dont les noms aujourd’hui s’effacent de
plus en plus vite et que je mélange, et que
je confonds.
Ils rigolent et font les mariolles on dirait
la cour de récréation.
La peur au ventre. Mais elle est où ; la peur au ventre ? Pas sur les photos.
Photo Pierre Juillet (SIPA)
Photo collection Claude Sabourin
Ils ont brûlé leurs ailes Ils ont perdu leurs branches Ils marchent en silence Les désespérés
J’ai regardé les photos avec leurs
bords légèrement crénelés, et à ce
moment-là j’ai pensé qu’en Algérie
j’avais porté l’appareil photo
devant mes yeux seulement pour
m’empêcher de voir.
Après, je n’ai plus jamais fait de
photographies.
Et alors on aura des pensées qui
s’imprimeront dans la mémoire. Ça durera tout notre vie, ce sera aussi
important que le reste et pourtant on ne saura pas que ça compte, parce qu’on
ne pense pas tous les jours aux choses dont les murs de notre vie sont tapissés.
Ce sombre roman se termine pourtant par une échappée inattendue. Rabut, qui a
mesuré ce qui été manqué ici, prend en même temps conscience de ce qui a été
manqué là-bas. Et bloqué dans sa voiture qui a versé dans le fossé, il laisse le temps
comme suspendu à l’espérance d’un nouveau rêve. Comme les Îles Marquises pour
Jacques Brel, manière de clore notre playlist.
Je me suis dit pour la première fois que j’avais
envie de retourner là-bas, peut-être, et que je
voudrais voir s’il y a des fermes avec des cours
carrées et presque blanches et s’il y a des enfants
qui jouent au ballon pieds nus. Je voudrais voir si
l’Algérie existe et si moi aussi je n’ai pas laissé
autre chose que ma jeunesse, là-bas. Je voudrais
voit si l’air est aussi bleu que dans mes souvenirs.
Si l’on mange encore des kémias. Je voudrais voir
quelque chose qui n’existe pas et qu’on laisse
vivre en soi, comme un rêve, un monde qui
résonne et palpite – je voudrais savoir si l’on peut commencer à vivre quand on
sait que c’est trop tard.
La lecture de ce roman m’en a rappelé un autre écrit par Claude Tardat qui a été ma
collègue, autrefois, près de Lille. Ce roman, intitulé L’Ivresse (1989), doit
malheureusement être épuisé à ce jour. Signe du ciel, mi-avril je faisais du tourisme à
Barcelone, et sur qui tombé-je à l’arrêt de bus de la place d’Espagne ? A plus de mille
kilomètres du collège où nous avions enseigné ? Claude Tardat. A qui je dédie cette
chronique. C’est le moins que je puisse faire.
Le cœur est voyageur, l´avenir est au hasard
Les pirogues s´en vont, les pirogues s´en viennent
gémir n´est pas de mise Aux Marquises
Quelques dernières considérations. D’abord, dois-je justifier mes références à
Jacques Brel ? Ses premières grandes années sont contemporaines de la guerre
d’Algérie. Guerre qu’il a d’ailleurs dénoncée dans une chanson anticolonialiste : La
Colombe. Laurent Mauvignier, dans un roman précédent (Dans la foule, 2006), en
fond sonore des affrontements entre hooligans anglais et italiens au stade du Heysel,
fait entendre les chansons de Jacques Brel. Alors, pourquoi pas ici ?
Je ne résiste pas à l’envie de vous donner la citation de Jean Genet que Laurent
Mauvignier a placée en exergue. Elle est très éclairante.
Et ta blessure, où est-elle ?
Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète
où tout homme court se réfugier si l’on attente à son
orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure – qui devient
ainsi le for intérieur –, c’est elle qu’il va gonfler, emplir.
Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette
blessure elle-même, une sorte de cœur secret et
douloureux.
Jean Genet, Le Funambule
Blessure et mémoire sont bien les mots-clés du roman. La
blessure est mémoire : l’horreur qui vous sidère, les
douleurs qui vous traversent, c’est ce dont vous vous souvenez. Et la mémoire est
blessure : car se souvenir ravive les plaies.
René Magritte
La Mémoire
Cette œuvre enfin est une merveille d’écriture. Pas
de pittoresque, on l’aura deviné mais le style n’en est
pas pour autant plombé. Nous avons affaire à une
parole de remémoration qui avance pas à pas – par
sédimentation (les virgules) hésitante quelquefois (les
répétitions), progressant par à-coups (les blancs et
alinéas) comme une voix qui se cherche au-delà du
mutisme. Du grand art que je rapprocherai, en
musique, de la musique répétitive (par exemple
Different trains, de Steve Reich). J’ai aussi pensé au film (pour son propos et la
musique de son écriture) Hiroshima mon amour d’Alain Resnais et Marguerite Duras.
Lui : Tu n'as rien vu à Hiroshima. Rien.
Elle : J'ai tout vu. Tout. Ainsi l'hôpital, je l'ai vu. J'en suis sure.
L'hôpital existe à Hiroshima. Comment aurais-je pu éviter de le
voir ?
Lui : Tu n'as pas vu d'hôpital à Hiroshima. Tu n'as rien vu à
Hiroshima.
Le mot musique se justifie d’autant plus que Des Hommes est
écrit, comme une symphonie, en quatre mouvements de
longueurs inégales: Après-midi / soir / nuit / matin.
Enfin, à côté du portrait de l’auteur Laurent Mauvignier,
ce dernier extrait en guise de conclusion.
Peut-être que ça n’a aucune importance, tout ça, cette
histoire, qu’on ne sait pas ce que c’est qu’une histoire tant
qu’on n’a pas soulevé celles qui sont dessous et qui sont les
seules à compter, comme les fantômes, nos fantômes qui
s’accumulent et forment les pierres d’une drôle de maison
dans laquelle on s’enferme tout seul, chacun sa maison.
Disponible dans toutes les bonnes bibliothèques, dont celle de Mosset :
Laurent Mauvignier, Des Hommes, aux éditions de Minuit (2009)
A Mosset, le 22 septembre 2013