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La pierre et la cendre Petite sonate au clair de l’urne (au pays du Soleil levant) Le livre qui, cette fois, a retenu mon attention m’attendait discrètement au bas d’un rayon de la bibliothèque de Mosset . Aucune ostentation : presque un format de livre de poche (alors que ça n’en est pas un), 140 pages bien serrées. Ajoutez à cela une photo de couverture qui ajoute à l’impression de gracilité : un long visage oriental dans un parfait ovale vous fixant dans une totale inexpressivité, augmentée par le camaïeu froid des teintes bleues. Fascination. Exacte adéquation entre l’objet et son contenu. A l’intérieur, deux récits dont le premier donne son titre au livre en question : La Jeune fille suppliciée sur une étagère. Je venais d’en terminer la lecture quand eut lieu, à Mosset, le vernissage d’un accrochage du peintre Olivier Mosset (ci-contre le lien pour accéder à l’article du journal L’Indépendant) : quatre toiles monochromes. Au milieu des réactions imaginables des personnes présentes (« Est-ce de l’art ? », « Qu’est-ce que ça veut dire ? », « Tout le monde peut faire cela. », etc), j’en ai retenu une seule – à contre- courant des précédentes , émise par Christophe Blanpain (pour connaître son travail et ses inclinations voir ce blog: http://blanpainchris.artblog.fr/ ) . Je vais tenter ici de la reformuler : « Accrochées dans la sobriété des murs de la petite chapelle (la Capelleta), les grandes toiles silencieuses d’Olivier Mosset appellent à la méditation, tournant le dos au tapage et au bruit du monde. » Christophe avait mis les mots que je cherchais pour traduire mes sentiments à la lecture du livre d’Akira Yoshimura : un livre qui tourne le dos au bruit du monde. La jeune fille de la première nouvelle nous expose ce qu’elle ressent au fil des jours des deux mois qui suivent son décès. Avec une remarquable équanimité. Elle a seize ans, elle est belle, elle vient de mourir d’une pneumonie aiguë. Sa mère a cédé son corps à la faculté contre une modeste somme d’argent (rituellement enfermée dans une enveloppe, cf. image à droite). http://mosset.blogs.l independant.com/ar chive/2013/06/18/m osset-mosset-l- artiste-etait-la.html

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La pierre et la cendre

Petite sonate au clair de l’urne (au pays du Soleil levant)

Le livre qui, cette fois, a retenu mon attention m’attendait

discrètement au bas d’un rayon de la bibliothèque de Mosset.

Aucune ostentation : presque un format de livre de poche (alors

que ça n’en est pas un), 140 pages bien serrées. Ajoutez à cela

une photo de couverture qui ajoute à l’impression de gracilité :

un long visage oriental dans un parfait ovale vous fixant dans

une totale inexpressivité, augmentée par le camaïeu froid des

teintes bleues. Fascination. Exacte adéquation entre l’objet et

son contenu.

A l’intérieur, deux récits dont le premier donne son titre au livre en question : La

Jeune fille suppliciée sur une étagère.

Je venais d’en terminer la lecture quand eut lieu, à Mosset, le

vernissage d’un accrochage du peintre Olivier Mosset (ci-contre le

lien pour accéder à l’article du journal L’Indépendant) : quatre

toiles monochromes. Au milieu des réactions imaginables des

personnes présentes (« Est-ce de l’art ? », « Qu’est-ce que ça veut

dire ? », « Tout le monde peut faire cela. », etc), j’en ai retenu une seule – à contre-

courant des précédentes – , émise par Christophe Blanpain (pour connaître son

travail et ses inclinations voir ce blog: http://blanpainchris.artblog.fr/) . Je vais

tenter ici de la reformuler : « Accrochées dans la sobriété des murs de la petite

chapelle (la Capelleta), les grandes toiles silencieuses d’Olivier Mosset appellent à la

méditation, tournant le dos au tapage et au bruit du monde. »

Christophe avait mis les mots que je cherchais pour traduire

mes sentiments à la lecture du livre d’Akira Yoshimura : un livre

qui tourne le dos au bruit du monde.

La jeune fille de la première nouvelle nous expose ce qu’elle

ressent au fil des jours des deux mois qui suivent son décès. Avec

une remarquable équanimité. Elle a seize ans, elle est belle, elle

vient de mourir d’une pneumonie aiguë. Sa mère a cédé son

corps à la faculté contre une modeste somme d’argent

(rituellement enfermée dans une enveloppe, cf. image à droite).

http://mosset.blogs.l

independant.com/ar

chive/2013/06/18/m

osset-mosset-l-

artiste-etait-la.html

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Il nous faut admettre cette évidence : par son décès la jeune fille a été ramenée à

l’essentiel dans un état ultime de veille de la conscience. Douée maintenant d’une

hypersensibilité, elle nous rapporte, avec une précision simple (touchante même) et

clinique, les sensations qui sont désormais les siennes : « Je m’apercevais que mes

sens étaient tellement affûtés que c’en était étrange. »

Et ce dès la toute première phrase :

A partir du moment où ma respiration s’est

arrêtée, j’ai soudain été enveloppée d’air pur,

comme si la brume épaisse qui flottait alentour

venait de se dissiper pour un temps.

Je pouvais distinguer très nettement le bruit de la pluie : le bruit monotone et

sec de quelque chose qui éclate était celui des gouttes tombant sur le seuil de

pierre de l’entrée de la cuisine ; un bruit clair et vaguement joyeux, celui des

gouttes qui tombaient sur la terre où affleurait le gravier, au pied des fenêtres.

Arrivent, en ambulance, un employé et deux brancardiers envoyés par l’hôpital

pour l’emporter. Hyperacousie, acuité de la vision et du toucher.

Soudain mes sensations furent troublées.

Un coup de klaxon, léger mais strident, effaça la

musique pure et claire de la pluie.

La voiture qui venait me chercher était arrivée.

Je concentrai mon regard sur la vitre de la porte

d’entrée. Quelque chose de blanc se refléta légèrement

sur le verre dépoli, des bouts de doigts d’une intense

couleur chair se collèrent à l’encadrement de la porte qui

s’ouvrit en grinçant.

Les mains osseuses de l’homme se glissèrent sous moi. Peut-être parce que

mon corps était froid, elles me semblaient terriblement chaudes.

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Rapides adieux aux parents. Sur le trajet, autre adieu à un

camarade et un coup d’œil à une reine de beauté dont passe le

cortège. Etonnamment, c’est la description du visage de cette

dernière qui se fait grinçante. Notre morte, elle, est une belle

éveillée.

A l’entrée de la maison, le visage fin de ma mère me

regardait partir, tandis que mon père ne laissait voir que la

moitié de sa tête effarouchée dans l’entrebâillement de la

porte. Leurs silhouettes s’éloignaient progressivement,

happées par la pluie.

Je leur dit adieu dans un murmure.

J’aperçus soudain un jeune homme pâle qui se rangeait sur

le côté, abrité sous un parapluie de papier huilé. Il s’agissait

d’un camarade de l’école secondaire qui s’appelait Tomio

Fujiwara.

Une baleine du parapluie grinça sur le flanc de la voiture.

Je murmurai un nouvel adieu.

Mes yeux voyaient très nettement ressortir les pores de sa

peau sous le maquillage Dohran. Le cosmétique avait

légèrement séché au coin des ailes du nez, et je le voyais aussi

se lézarder à intervalles réguliers chaque fois qu’elle souriait.

A l’hôpital, on vient régulièrement lui prélever qui un organe, qui

des bandes de peau (pour le laboratoire de dermatologie) sans

qu’elle ne s’en formalise (formolise ?). Tout ce qu’elle peut en dire :

« Toujours enveloppée dans mon linceul, je ne pouvais m’empêcher

de penser que mon corps était devenu étrangement léger. » Autre

visite, celle d’une petite mante religieuse dont elle perçoit les

frôlements avant

qu’elle ne s’envole.

Un bon mois après être arrivé à

l’hôpital, elle est jetée sans

ménagement sur une paillasse de

ciment. Là voilà aux prises avec les

mains malhabiles d’apprentis

chirurgiens.

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La jeune fille ne se départit jamais de

son équanimité. Elle constate même que

l’odeur de cadavre, ce sont les vivants

qui la portent (les employés de la

morgue dont les épouses finissent par

ne plus supporter le désagrément).

Enfin, un petit mois plus tard, arrive le

moment de l’incinération bouddhiste

au crématorium. Nouvelles sensations.

Les flammes, dont la couleur était simple au départ, se mirent à dessiner

toutes sortes de motifs colorés dès qu’elles s’attaquèrent à mon corps.

Fascinée, je ne me lassais pas du spectacle.

La jeune « suppliciée » (qui ne s’éprouve jamais comme telle) loge désormais à

l’état de cendres dans une urne qu’on placera dans une chapelle du colombarium,

dans le carré des anonymes (puisque la mère n’en veut pas chez elle). Et c’est dans la

toute dernière phrase qu’on entend la jeune fille manifester un sentiment d’effroi, le

premier qu’elle ressent.

A la surface de l’urne on avait tracé à la peinture marron Mieko Mizuse,

disparue le 27 septembre.

A l’intérieur de la chapelle, il faisait très froid. Çà et là flottait une profonde

obscurité annonçant le soir.

Mon urne était silencieuse et ne bougeait pas.

Mes cendres étaient plongées dans le silence. Etait-ce la tranquillité de la

mort ? Je sentais que j’avais enfin trouvé le repos.

Il y eut un bruit.

Il était faible, mais je l’entendis.

Je tendis l’oreille.

Je compris enfin ce qui se passait. Ce

bruit venait manifestement des urnes les

plus anciennes… Les vieux os, à

l’intérieur, ne pouvaient rester intacts et

se décomposaient.

Le calme ne régnait pas à l’intérieur de la chapelle. C’était un monde bruyant.

Un espace composé uniquement de bruits d’os qui se désagrégeaient.

Mes cendres se blottirent au sein de ces résonances effrayantes.

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Par un véritable tour de force, Akira Yoshimura réussit,

tout le long de cette nouvelle, à maintenir, entre le

lecteur et son propos, cette distance où lui-même a placé

son personnage.

Un peu comme s’il nous disait d’essayer d’être ce que

nos sens nous disent, avec une conscience débarrassée

des scories et des « bruits » parasitaires dont l’existence

vous encombre. Il a fallu que Mieko fût morte pour que,

paradoxalement, elle accède aux justes sensations de la vie : la chaleur d’une main, la

musique de la pluie, le frôlement d’un insecte, l’odeur du bois neuf, le dessin d’une

paire de doigts sur une vitre. Etat de plénitude trop fugace puisque, vite, les bruits du

monde vous rattrape sous la forme grotesque d’une danse macabre.

Je tiens à placer ici cette citation de Céline, tirée du Voyage au bout de la nuit : « On

ne peut pas se retrouver pendant qu’on est dans la vie. Y a trop de couleurs qui vous

distraient et trop de gens qui bougent autour. On ne se retrouve qu’au silence, quand

il est trop tard, comme les morts. »

Passons maintenant à la seconde

nouvelle : Le Sourire des pierres.

Où, c’est du moins la lecture que

j’en fais, à la différence de Mieko,

les personnages se laissent envahir

par leurs propres zones d’ombre,

comme la neige des écrans de

téléviseurs mal réglés.

Il était certain de connaître

cette silhouette vue de dos.

C’est par cette phrase que commence le récit : « il » c’est Eichi ; la silhouette – un

flou que le personnage gardera jusqu’au terme de la nouvelle –, c’est Sone. Un ancien

camarade de classe, marqué dès l’enfance des aléas du destin, s’y complaisant peut-

être.

Le souvenir qu’Eichi avait gardé de Sone était en relation étroite avec le vaste

cimetière qui s’étendait de l’autre côté de la clôture de la maison où il habitait.

Ils avaient vécu l’un comme l’autre dans un paisible quartier résidentiel pris

entre le cimetière et les voies ferrées qui passaient en contrebas.

Image retravaillée du film La Colline aux coquelicots

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Le cimetière est le terrain de jeu des enfants pour des amusements que Sone ne

partage pas : « Pour eux, Sone avait été quelqu’un de plutôt effacé, pour ne pas dire

inexistant. »

Sauf qu’un jour. Sone disparaît. On finit par le retrouver en contemplation d’une

femme qui s’est pendue à la branche d’un pin du cimetière. Fascination morbide que

ne peuvent comprendre les autres garçons.

Le corps d’Eichi se glaça soudain. Et des petites bulles

s’élevèrent à l’intérieur de sa tête, tandis qu’il se sentait

perdre connaissance.

A partir de ce soir-là et pendant plusieurs nuits, Eichi

n’avait cessé de faire des cauchemars. Et dans ses rêves

le hantait, comme pour mieux l’effrayer, la silhouette de

Sone observant froidement le cadavre de la femme qui

s’était pendue.

L’aura morbide qui entoure Sone va aller en s’aggravant.

Eichi était en dernière année d’école primaire lorsque des funérailles s’étaient

produites chez Sone. Son père et la jeune domestique de la maison avec qui il

entretenait une liaison s’étaient jetés sous un train en contrebas du cimetière.

Précision : ce serait le père qui aurait forcé la jeune fille à l’accompagner dans la

mort.

Eichi vit maintenant avec sa sœur qui confectionne

compulsivement de la layette, des vêtements pour enfants,

alternativement pour garçonnets et fillettes.

- C’est pour offrir à l’orphelinat. Quand j’en aurai

cinquante de chaque.

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Elle a été mariée. Au bout de trois ans, déclarée stérile, elle a été mise à la porte par

sa belle-mère désireuse de trouver une nouvelle épouse pour son fils unique.

A son corps défendant, Eichi va en quelque sorte devenir le go-between de deux

mélancoliques. Car Sone va réussir à s’installer chez le frère et la sœur. Et à y stocker

les pierres bouddhiques qu’il vole dans une ancienne nécropole pour les revendre à

de riches clients étrangers. Il emmène un jour Eichi dans l’une de ses expéditions, sur

l’île de Sado.

Leur premier butin fut un enfant Jizo (dans la croyance populaire

japonaise, celui qui veille au salut des enfants mort-nés ou en bas âge).

Il paraissait sculpté dans la pierre d’une manière enfantine, ce qui lui

donnait encore plus de charme.

Au retour, ils s’arrêtent dans une

auberge et sont abordés par un policier :

(à Sone) - les aubergistes sont inquiets. Ils se demandent

si tu n’es pas encore venu faire du scandale.

(à Eichi) - Il a un lourd passé, tu sais ? Tu devrais te

méfier.

(Sone s’explique) - je suis venu ici avec une femme pour

mourir. Elle voulait bien m’accompagner dans la mort.

Alors nous sommes partis dans les montagnes et nous

avons avalés des cachets. Elle est morte, et je suis

redescendu tout seul en ville le lendemain matin.

Un soir une jeune femme demande à voir Sone :

- C’est la fille de la pension où je logeais. Une faiseuse d’histoires, tu peux me

croire, murmura-t-il à Eichi en sortant de sa chambre.

(opinion de la sœur d’Eichi) - M. Sone est bien imprévisible, tu ne trouves pas ?

Il est habile à harponner les filles. Et dès qu’il les a eues il les jette sans état

d’âme

Un peu plus tard dans la soirée, une femme affolée force leur porte.

Elle avait dû sortir précipitamment, car elle était vêtue d’un kimono très

ordinaire, tandis que ses cheveux étaient en bataille.

- Elle est là, n’est-ce pas ? Laissez-moi la voir. Où est-elle ? Où est ma fille ?

Elle dit qu’elle va mourir avec Kusuo Sone. Elle a laissé un testament.

Double suicide à Amijima, film réalisé

par Masahiro Shinoda

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Eichi arrive à temps pour empêcher la fille de se

défenestrer. Celle-ci lâchera :

- Il ne faut pas rester avec lui. C’est la

mort en personne.

Sone essaie de se justifier – tous les

torts ne sont pas de son côté, dit-il.

Le lendemain, il présente même ses excuses à Eichi, en vient à lui

parler de sa sœur - et de cette obsession qui est la sienne de coudre

des vêtements d’enfants. Plus tard, Eichi découvre que Sone a fait

cadeau d’une statuette à sa sœur qui lui dit :

- Tu lui as parlé de moi, n’est-ce pas ? Finalement, il me paraît

assez sympathique, ce monsieur. Il m’a dit que c’était un Jizo qui

aide à faire grandir les enfants. C’est rare, et ça a certainement

beaucoup de valeur, tu sais.

Eichi pâlit, furieux de l’indiscrétion de Sone. Ce bloc de pierre

ressemblait à un fœtus. Sa sœur le serrait dans ses bras. Ainsi

assise au milieu d’un fouillis de tissus éparpillés, elle avait quelque

chose d’indécent.

Il fut pris d’une peur incontrôlable devant la perversité de Sone. Il pensa que

sa sœur était en danger. Elle était déjà prisonnière des fils gluants de la toile

qu’il avait tissée autour d’elle.

A partir de ce jour-là, malgré tous les efforts qu’Eichi fit pour se raisonner,

l’angoisse ne le quitta plus.

Eichi constate que, le temps passant, sa sœur semble se désintéresser du Jizo. Il

apprend qu’elle a vendu les vêtements confectionnés avant même d’arriver au terme

de la centaine. La jeune femme évoque l’idée d’un second mariage, d’une cure

thermale contre la stérilité. Elle se précipite au-dehors pour aller chez le coiffeur. Elle

revient, elle a fait des emplettes – un chapeau de jeunette de 20

ans, prépare une valise. Le lendemain, elle dit au revoir à son frère,

elle a un train à 10 heures. Eichi est maintenant seul à la maison. La

veille, Sone lui avait dit qu’il retournait sur l’île de Sado ramasser de

nouvelles statuettes.

Une tempête se déchaîna brusquement dans sa tête.

Il sentit le sang refluer dans son corps. Il se retourna brusquement, se

précipita dans le couloir, glissa maladroitement les pieds dans des socques.

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La silhouette de sa sœur le saluant d’une manière terriblement distante avant

de disparaître occupait son esprit. Il se mit à courir.

Il n’avait pas compris cette façon qu’elle avait eue de tout ranger alors qu’elle

n’était pas encore arrivée au nombre de vêtements d’enfants qu’elle avait

prévu de coudre. N’aurait-elle pas décidé de mourir sur la proposition de Sone ?

Et soudain, à la périphérie de son regard, il crut distinguer une

tache blanche. En observant mieux, il reconnut le chapeau de

mohair.

Eichi se remit à courir. Mais la tache blanche, telle une épave

prise dans le courant, dérivait au milieu de la foule compacte.

La voix de sa sœur évoquant une station thermale de Fukushima

lui revint à l’esprit. Le mieux était d’aller voir à la gare d’Ueno.

Il se retrouva devant le distributeur de billets, ne sachant que

faire. Il reçut un coup brutal dans l’épaule. Et un homme en colère le poussa en

tendant le bras pour glisser une pièce dans la fente.

Eichi se tenait gauchement à côté de l’appareil, comme

un automate détraqué, à regarder d’un air absent

l’étrange machine qui ne cessait d’engloutir les pièces qui

arrivaient l’une après l’autre.

Je vous invite à découvrir par vous-mêmes ces

deux nouvelles. La plus flippante des deux n’est pas

celle qu’on croit : j’ai vu dans Le Sourire des pierres

une histoire à la Henry James (Le Tour d’écrou). Des

personnages équivoques, fragiles et imaginatifs qui

n’ont pas, parce qu’ils sont ballotés par les

contingences de la vie, la vertu zen à laquelle est

arrivée Mieko, la jeune suppliciée. Deux textes qui,

comme on le voit, se complètent. Un moment fort

de lecture.

À votre disposition, à la bibliothèque de Mosset :

Akira Yoshimura, La Jeune fille suppliciée sur une étagère, éditions Actes-Sud – 2002

(sorti au Japon en 1959), 140 pages

à Lille (ou à Mosset : vu du Japon, c’est la porte à côté), le 22 novembre 2013