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    - Comment va le monde, Mssieu ?

    Sunderson, soixante-cinq ans (mais il en fait dix de

    moins) na pour ainsi dire jamais quitt la Pninsule

    Nord du Michigan. Il doit prendre sa retraite de

    policier et se voit contraint de faire ce grand saut

    dans linconnu. Il sait ce quil laisse derrire lui :

    quarante ans de bons et loyaux services (o sa

    priorit ntait pas forcment celle du respect des

    lois, ainsi quand il doit verbaliser une bande de

    jeunes surpris fumer de lherbe : Je nai pas le

    temps de vous embarquer. Faut que jaille

    pcher. ) et cela sans jamais avoir tu quelquun ;

    un chien quil vient denterrer ; dans les brumes de

    son scepticisme, de vagues souvenirs de son

    ducation luthrienne ; une pouse Diane partie

    refaire sa vie ; des livres (dhistoire, de sociologie, et la posie dEmily Dickinson) ; et

    un nombre incalculable de gueules de bois. Avant de

    tourner la page, il veut boucler une

    dernire affaire, pour laquelle il reoit

    le soutien de Marion, un mtis indien,

    et de sa jeune voisine Mona qui le

    laisse, avec une rouerie candide,

    mater ses rondeurs quand elle est nue

    face sa fentre. Pour laider faire le

    pas, quelques parties de jambes en lair, les mmes livres et

    dautres gueules de bois.

    Cette dernire affaire : apprhender un gourou souponn

    dabus sexuels sur mineures.

    Cela lui prendra trois-quatre

    mois pendant lesquels il aura le

    temps de se pencher sur une

    nigme existentielle : comment

    se fait-il que religion, argent et sexe puissent tre

    ce point malignement mls ? Lui, le mcrant

    agnostique, il sait par les livres et lexprience que les hommes barbote(nt) dans un

    marigot glac didologies dsesprment lies largent.

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    Pourquoi les disciples de la secte sacrifiaient-ils de

    leur plein gr leurs filles peine pubres au Grand

    Matre ? Pourquoi Abraham avait-il accept de

    sacrifier son fils Isaac ? Comment la religion sy

    prenait-elle pour drgler lesprit humain ? Les chiites

    et les sunnites cesseraient-ils un jour de sentretuer?

    Pourquoi lEglise catholique tenait-elle fermer les

    yeux sur la pdrastie ? A Jonestown plus de neuf

    cents personnes staient suicides, mais pour qui au

    juste ?

    En tant quhistorien amateur, Sunderson avait un

    faible pour lexpression dlicieusedHannah Arendt,

    la banalit du mal .

    Cependant Sunderson nest pas impermable la spiritualit. A vivre dans la nature

    proximit des Grands Lacs, il comprend lanimisme des Indiens et de son copain

    mtis, et partage sa faon leur exprience mystique totalement exempte du

    dolorisme chrtien.

    Antonello da Messina : Ecce Homo, Piacenza, Galleria Alberoni

    Botticelli :Naissance de Vnus,

    Florence, muse des Offices

    Tous ces Jsus crucifis et sanguinolents quil avait vus avec sa femme en Italie

    lavaient laiss de glace alors quil stait mis bander devant la Vnus sortant

    des eaux aux Offices.

    Un lan le porte dailleurs la compagnie des oiseaux . Il les

    comprend, sidentifie mme parfois eux (un oiseau attrap par

    un serpent sonnette, cest lui ; un corbeau qui mange des

    tripes, cest lui aussi). Il se laisse aller dialoguer avec une bande

    de corbeaux rencontrs ( Quand lun deux croassa, il croassa en retour).

    Rembrandt, le Sacrifice dIsaac,

    Saint-Petersbourg

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    Jim Harrison russit, ds les premires pages, le portrait

    attachant dun personnage haut en couleurs, vert et galant,

    semblable ces habitants de la Pninsule Nord :

    (Ceux-ci) taient souvent des rustres intelligents, des

    hbleurs mal dgrossis comme leurs grands-pres

    bcherons ou mineurs, (de ceux quon cataloguerait

    facilement de machos )

    Par deux fois, il est dit que Sunderson ressemble lacteur Robert Duvall (ci-dessus)

    Sujet de frquentes motions lubriques, il se fait en retour volontiers taquiner par

    les femmes (qui lui plaisent). Il passe de ce fait des nuits agites, emplies de

    cogitations, de remmorations, de fous-rires, et de rves (souvent rotiques !). Sans

    pourtant tre dupe du gtisme dans lequel il vite tout pris de tomber :

    (Surtout ne pas ressembler ) ces vieux chnoques dont

    il avait surpris la conversation ; ils changeaient des

    blagues sexuelles comme sils taient toujours dans le

    coup.

    Il peut mme loccasion se montrer fleur bleue.

    Il retrouva un semblant de sourire la bibliothque, car la jeune fille de

    laccueil, bien que laide, sentait le lilas. (Dune autre, il avouera) : elle sentait

    aussi bon quune balle de foin.

    Il a t policier sur les terres voles aux tribus indiennes.

    Grand lecteur de livres dhistoire, il a pleinement

    conscience du drame que les colons blancs ont fait subir

    aux native americans. Ce problme est trait dans leroman de Jim Harrison du seul point de vue de

    Sunderson, sans aucune prtention ethnologique :

    Pour Sunderson, les Indiens taient le squelette

    monstrueux cach dans le placard de lAmrique.

    Marion disait que nous (les Blancs) avons dvor le

    monde avant de le recracher et quen dehors de

    quelques endroits isols tout ce que nous avons

    laiss derrire nous est pour lessentiel du vomi.

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    Dans un calepin, il prend volontiers des notes aussi dsordonnes que ses nuits,

    habitude quil a garde de ses annes passes dans la police :

    Nous avons surtout affaire

    un homme qui, entre unecuite et une plate de

    tripes, aime marcher, pour

    tre sans doute au plus

    prs de la nature. Grand

    Matre, roman quHarrison

    a lui-mme qualifi de

    faux roman policier , est

    une grande prgrination

    dans les paysages du Nord-

    Michigan avec ce quil faut

    juste de dtour par

    lArizona pour que

    Sunderson ait le mal du

    pays, en dpit de leffet que

    lui font les chicanas de cet

    tat du Sud.

    Ce roman est aussi un

    regard sans concession

    port sur lhumanit par un

    homme qui ne se prend

    jamais pour un surhomme.

    Sil avait t un bon enquteur, ctait parce quil passait aussi inaperu quune

    racine comestible. Contrairement aux hros romantiques, aux crivains, aux

    peintres ou aux athltes clbres, il ne se mettait jamais lcart des autrestres humains.

    Nallez cependant pas imaginer que ce livre est grave en tre pesant. Loin de l :

    on y trouve aussi beaucoup de drlerie. Ainsi cette scne o la mre de Sunderson

    improvise un long bndicit de Thanksgiving ( Notre Pre, nous vous remercions

    davoir guri les petits bobos de mes enfants et je vous demande de donner un coup

    de pouce mes actions en Bourse ) pendant que lui-mme reluque lentrejambe

    de la nice de son beau-frre.

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    Lhumour, lalcool et la galipette sont sans doute ce qui le sauve du

    suicide car, comme il est dit au milieu du roman :

    Le vrai problme ntait pas le Grand Matre, mais le monde,

    et la seule vraie solution consistait se flanquer une balle dans

    la tte.

    Comment va le monde, Mssieu ? Ben, il ne tourne pas trs rond

    A votre disposition dans notre bibliothque de Mosset

    Jim Harrison, Grand matre (The Great Leader) Flammarion 2012, traduit par Brice

    Matthieussent, 350 pages

    Mosset, le 21 juin 2013 et vive la musique !

    v

    Lauteur domicilie son personnage Marquette (Il y a une commune de la banlieue

    lilloise qui porte ce mme nom !). Cette ville du

    Michigan a t ainsi baptise du nom de

    Jacques Marquette, jsuite franais, n Laon

    en 1637, qui aurait dcouvert les sources du

    Mississipi. La commune proche de Lille tire son

    nom dune rivire qui la traverse, la Marque.

    et la Marque, au

    Nord de la France

    Une citation de Gary Snyder que je ddie auxmarcheurs du Conflent (le groupe de Mosset

    pour les balades du lundi : La marche est

    lquilibre exact entre lesprit et

    lhumilit. (Walking is the exact balance

    between spirit andhumility).

    On pourrait recommander demporter le

    roman de Jim Harrison dans une balade que

    vous feriez en remontant la Castellane (ici Molitg)

    Et le soir, revenu chez vous, vous visionnez le

    film de Robert Redford : Et au milieu coule une

    rivire (1993)