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    JEAN-PAUL SARTRE

    LA NAUSE

    GALLIMARD1938

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    Au CAS

    C'est un garon sans importance collective, c'est tout juste un indivL.-F. C

    L'

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    AVERTISSEMENT DES DITEURS

    Ces cahiers ont t trouvs parmi les papiers dAntoine Roquentin. Nous les pubns y rien changer.

    La premire page nest pas date, mais nous avons de bonnes raisons pour peelle est antrieure de quelques semaines au dbut du journal proprement dit.rait donc t crite, au plus tard, vers le commencement de janvier 1932.

    cette poque, Antoine Roquentin, aprs avoir voyag en Europe Centrale, en AfrNord et en Extrme-Orient, stait fix depuis trois ans Bouville, pour y acheve

    cherches historiques sur le marquis de Rollebon.

    LES DITE

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    FEUILLET SANS DATE

    Le mieux serait dcrire les vnements au jour le jour. Tenir un journal pour yair. Ne pas laisser chapper les nuances, les petits faits, mme sils nont lair de riertout les classer. Il faut dire comment je vois cette table, la rue, les gens, mon paqubac, puisque cest cela qui a chang, il faut dterminer exactement ltendue et la nace changement.

    Par exemple, voici un tui de carton qui contient ma bouteille dencre. Il fausayer de dire comment je le voyais avantet comment prsent je le [1] Ehst un paralllpipde rectangle, il se dtache sur cest idiot, il ny a rien en il ce quil faut viter, il ne faut pas mettre de ltrange o il ny a rien. Je pensest le danger si lon tient un journal : on sexagre tout, on est aux aguets, on ntinuellement la vrit. Dautre part, il est certain que je peux, dun moment lautprcisment propos de cet tui ou de nimporte quel autre objet retrouver pression davant-hier. Je dois tre toujours prt, sinon elle me glisserait encore e

    doigts. Il ne faut rien[2]

    mais noter soigneusement et dans le plus grand dut ce qui se produit.

    Naturellement je ne peux plus rien crire de net sur ces histoires de samedi et daver, jen suis dj trop loign ; ce que je peux dire seulement, cest que, ni dans luns lautre cas, il ny a rien eu de ce quon appelle lordinaire un vnement. Samedmins jouaient aux ricochets et je voulais lancer comme eux, un caillou dans la mer.oment-l, je me suis arrt, jai laiss tomber le caillou et je suis parti. Je devais air gar, probablement, puisque les gamins ont ri derrire mon dos.

    Voil pour lextrieur. Ce qui sest pass en moi na pas laiss de traces claires. Il y elque chose que jai vu et qui ma dgot, mais je ne sais plus si je regardais la megalet. Le galet tait plat, sec sur tout un ct, humide et boueux sur lautre. Je le ter les bords, avec les doigts trs carts, pour viter de me salir.

    Avant-hier, ctait beaucoup plus compliqu. Et il y a eu aussi cette suitncidences, de quiproquos, que je ne mexplique pas. Mais je ne vais pas mamuettre tout cela sur le papier. Enfin il est certain que jai eu peur ou quelque sentimegenre. Si je savais seulement de quoi iai eu peur, jaurais dj fait un grand pas.

    Ce quil y a de curieux, cest que je ne suis pas du tout dispos me croire fou, jeme avec vidence que je ne le suis pas : tous ces changements concernent les ob moins cest ce dont je voudrais tre sr.

    O HEURES ET DEMIE [3].

    Peut-tre bien, aprs tout, que ctait une petite crise de folie. Il ny en a plus tes drles de sentiments de lautre semaine me semblent bien ridicules aujourdhu

    y entre plus. Ce soir, je suis bien laise, bien bourgeoisement dans le monde. Ici a chambre, oriente vers le Nord-Est. En dessous, la rue des Mutils et le chantier

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    uvelle gare. Je vois de ma fentre, au coin du boulevard Victor-Noir, la flamme rouanche du Rendez-vous des Cheminots . Le train de Paris vient darriver. Les rtent de lancienne gare et se rpandent dans les rues. Jentends des pas et des aucoup de personnes attendent le dernier tramway. Elles doivent faire un petit grste autour du bec de gaz, juste sous ma fentre. Eh bien, il faut quelles attencore quelques minutes : le tram ne passera pas avant dix heures quarante-cinq. Poil ne vienne pas de voyageurs de commerce cette nuit : jai tellement envie de dotellement de sommeil en retard. Une bonne nuit, une seule, et toutes ces hist

    raient balayes.

    Onze heures moins le quart : il ny a plus rien craindre, ils seraient dj l. me ce ne soit le jour du monsieur de Rouen. Il vient toutes les semaines, on lui rserambre n 2, au premier, celle qui a un bidet. Il peut encore samener : souvent il p

    bock au Rendez-vous des Cheminots avant de se coucher. Il ne fait pas trouit, dailleurs. Il est tout petit et trs propre, avec une moustache noire cire etrruque. Le voil.

    Eh bien, quand je lai entendu monter lescalier, a ma donn un petit coup au cnt ctait rassurant : quy a-t-il craindre dun monde si rgulier ? Je crois que jeri.

    Et voici le tramway 7 Abattoirs-Grands Bassins . Il arrive avec un grand brurraille. Il repart. prsent il senfonce, tout charg de valises et denfants endorrs les Grands Bassins, vers les Usines, dans lEst noir. Cest lavant-dernier tramwarnier passera dans une heure.

    Je vais me coucher. Je suis guri, je renonce crire mes impressions au jour le

    mme les petites filles, dans un beau cahier neuf.

    Dans un cas seulement il pourrait tre intressant de tenir un journal : ce serait si

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    JOURNAL

    NDI 29 JANVIER 1932

    Quelque chose mest arriv, je ne peux plus en douter. Cest venu la faon daladie, pas comme une certitude ordinaire, pas comme une vidence. a sest insurnoisement, peu peu ; je me suis senti un peu bizarre, un peu gn, voil tout.s dans la place a na plus boug, cest rest coi et jai pu me persuader que je n

    n, que ctait une fausse alerte. Et voil qu prsent cela spanouit.Je ne pense pas que le mtier dhistorien dispose lanalyse psychologique. Dans nrtie, nous navons affaire qu des sentiments entiers sur lesquels on met des nnriques comme Ambition, Intrt. Pourtant si javais une ombre de connaissancoi-mme, cest maintenant quil faudrait men servir.

    Dans mes mains, par exemple, il y a quelque chose de neuf, une certaine faoendre ma pipe ou ma fourchette. Ou bien cest la fourchette qui a, maintenant,rtaine faon de se faire prendre, je ne sais pas. Tout lheure, comme jallais enns ma chambre, je me suis arrt net, parce que je sentais dans ma main un objet i retenait mon attention par une sorte de personnalit. Jai ouvert la main, jai regatenais tout simplement le loquet de la porte. Ce matin, la bibliothque, qu

    Autodidacte [5] est venu me dire bonjour, jai mis dix secondes le reconnatreyais un visage inconnu, peine un visage. Et puis il y avait sa main, comme un groanc dans ma main. Je lai lche aussitt et le bras est retomb mollement.

    Dans les rues, aussi, il y a une quantit de bruits louches qui tranent.

    Donc il sest produit un changement, pendant ces dernires semaines. Mais o ? changement abstrait qui ne se pose sur rien. Est-ce moi qui ai chang ? Si ce nest

    oi, alors cest cette chambre, cette ville, cette nature ; il faut choisir.

    *

    Je crois que cest moi qui ai chang : cest la solution la plus simple. La sagrable aussi. Mais enfin je dois reconnatre que je suis sujet ces transformatudaines. Ce quil y a, cest que je pense trs rarement ; alors une foule de petamorphoses saccumulent en moi sans que jy prenne garde et puis, un beau jouroduit une vritable rvolution. Cest ce qui a donn ma vie cet aspect hecohrent. Quand jai quitt la France, par exemple, il sest trouv bien des gens re que jtais parti sur un coup de tte. Et quand jy suis revenu, brusquement, aprs de voyage, on et encore trs bien pu parler de coup de tte. Je me revois encore,ercier, dans le bureau de ce fonctionnaire franais qui a dmissionn lan dernierite de laffaire Ptrou. Mercier se rendait au Bengale avec une mission archolog

    avais toujours dsir aller au Bengale, et il me pressait de me joindre lui. Jemande pourquoi, prsent. Je pense quil ntait pas sr de Portal et quil comptai

    oi pour le tenir lil. Je ne voyais aucun motif de refus. Et mme si javais pressen

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    poque, cette petite combine au sujet de Portal, ctait une raison de plus pour acceec enthousiasme. Eh bien, jtais paralys, je ne pouvais pas dire un mot. Je fixaistite statuette khmre, sur un tapis vert, ct dun appareil tlphonique. Imblait que jtais rempli de lymphe ou de lait tide. Mercier me disait, avectience anglique qui voilait un peu dirritation :

    Nest-ce pas, jai besoin dtre fix officiellement. Je sais que vous finirez pari : il vaudrait mieux accepter tout de suite.

    Il a une barbe dun noir roux, trs parfume. chaque mouvement de sa ttspirais une bouffe de parfum. Et puis, tout dun coup, je me rveillai dun sommex ans.

    La statue me parut dsagrable et stupide et je sentis que je mennuyais profondmne parvenais pas comprendre pourquoi jtais en Indochine. Quest-ce que je fa? Pourquoi parlais-je avec ces gens ? Pourquoi tais-je si drlement habill ?ssion tait morte. Elle mavait submerg et roul pendant des annes ; prsent, jntais vide. Mais ce ntait pas le pis : devant moi, pose avec une sorte dindolence

    ait une ide volumineuse et fade. Je ne sais pas trop ce que ctait, mais je ne pous la regarder tant elle mcurait. Tout cela se confondait pour moi avec le parfum rbe de Mercier.

    Je me secouai, outr de colre contre lui, je rpondis schement :

    Je vous remercie, mais je crois que jai assez voyag : il faut maintenant que je reFrance.

    Le surlendemain, je prenais le bateau pour Marseille.

    Si je ne me trompe pas, si tous les signes qui samassent sont prcurseurs uveau bouleversement de ma vie, eh bien, jai peur. Ce nest pas quelle soit riche

    e, ni lourde, ni prcieuse. Mais jai peur de ce qui va natre, semparer de moi entraner o ? Va-t-il falloir encore que je men aille, que je laisse tout en plan,cherches, mon livre ? Me rveillerai-je dans quelques mois, dans quelques aneint, du, au milieu de nouvelles ruines ? Je voudrais voir clair en moi avant quit trop tard.

    ARDI 30 JANVIER.Rien de nouveau.

    Jai travaill de neuf heures une heure la bibliothque. Jai mis sur pied le chaI et tout ce qui concerne le sjour de Rollebon en Russie, jusqu la mort de Pauil du travail fini : il nen sera plus question jusqu la mise au net.

    Il est une heure et demie. Je suis au caf Mably, je mange un sandwich, tout est s normal. Dailleurs, dans les cafs, tout est toujours normal et particuliremen

    f Mably, cause du grant, M. Fasquelle, qui porte sur sa figure un air de canailen positif et rassurant. Cest bientt lheure de sa sieste, et ses yeux sont dj r

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    ais son allure reste vive et dcide. Il se promne entre les tables et sapprochenfidence, des consommateurs :

    Cest bien comme cela, monsieur ?

    Je souris de le voir si vif : aux heures o son tablissement se vide, sa tte se ssi. De deux quatre le caf est dsert, alors M. Fasquelle fait quelques pas dubt, les garons teignent les lumires et il glisse dans linconscience : quandmme est seul, il sendort.

    Il reste encore une vingtaine de clients, des clibataires, de petits ingnieursmploys. Ils djeunent en vitesse dans des pensions de famille quils appellent l

    potes et, comme ils ont besoin dun peu de luxe, ils viennent ici, aprs leur repaennent un caf et jouent au poker das ; ils font un peu de bruit, un bruit inconsisi ne me gne pas. Eux aussi, pour exister, il faut quils se mettent plusieurs.

    Moi je vis seul, entirement seul. Je ne parle personne, jamais ; je ne reois riedonne rien. LAutodidacte ne compte pas. Il y a bien Franoise, la patronne duRen

    us des Cheminots. Mais est-ce que je lui parle ? Quelquefois, aprs dner, quande sert un bock, je lui demande :

    Vous avez le temps ce soir ?

    Elle ne dit jamais non et je la suis dans une des grandes chambres du premier elle loue lheure ou la journe. Je ne la paie pas : nous faisons lamour au pair.

    prend plaisir (il lui faut un homme par jour et elle en a bien dautres que moi) et jrge ainsi de certaines mlancolies dont je connais trop bien la cause. Mais hangeons peine quelques mots. quoi bon ? Chacun pour soi ; ses yeux, daill

    reste avant tout un client de son caf. Elle me dit, en tant sa robe : Dites, vous connaissez a, le Bricot, un apritif ? Parce quil y a deux clients qut demand, cette semaine. La petite ne savait pas, elle est venue me prvenir. Ctas voyageurs, ils ont d boire a Paris. Mais je naime pas acheter sans savoir. Si us fait rien, je garderai mes bas.

    Autrefois longtemps mme aprs quelle mait quitt jai pens pour Aaintenant, je ne pense plus pour personne ; je ne me soucie mme pas de chercherots. a coule en moi, plus ou moins vite, je ne fixe rien, je laisse aller. La plupar

    mps, faute de sattacher des mots, mes penses restent des brouillards. Elles dessis formes vagues et plaisantes, sengloutissent : aussitt, je les oublie.

    Ces jeunes gens mmerveillent : ils racontent, en buvant leur caf, des histoires nvraisemblables. Si on leur demande ce quils ont fait hier, ils ne se troublent pasus mettent au courant en deux mots. leur place, je bafouillerais. Il est vrairsonne, depuis bien longtemps, ne se soucie plus de lemploi de mon temps. Quanseul, on ne sait mme plus ce que cest que raconter : le vraisemblable dispara

    me temps que les amis. Les vnements aussi, on les laisse couler ; on voit su

    usquement des gens qui parlent et qui sen vont, on plonge dans des histoires

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    eue ni tte : on ferait un excrable tmoin. Mais tout linvraisemblablempensation, tout ce qui ne pourrait pas tre cru dans les cafs, on ne le manquer exemple samedi, vers quatre heures de laprs-midi, sur le bout du trottoi

    anches du chantier de la gare, une petite femme en bleu ciel courait reculons, en ragitant un mouchoir. En mme temps, un Ngre avec un impermable crme

    aussures jaunes et un chapeau vert, tournait le coin de la rue et sifflait. La femmnue le heurter, toujours reculons, sous une lanterne qui est suspendue la palisquon allume le soir. Il y avait donc l, en mme temps, cette palissade qui sent si

    bois mouill, cette lanterne, cette petite bonne femme blonde dans les bras dun Nus un ciel de feu. quatre ou cinq, je suppose que nous aurions remarqu le cutes ces couleurs tendres, le beau manteau bleu qui avait lair dun drempermable clair, les carreaux rouges de la lanterne ; nous aurions ri de la stupfai paraissait sur ces deux visages denfants.

    Il est rare quun homme seul ait envie de rire : lensemble sest anim pour moi ns trs fort et mme farouche, mais pur. Puis il sest disloqu, il nest rest qunterne, la palissade et le ciel : ctait encore assez beau. Une heure aprs, la lant

    ait allume, le vent soufflait, le ciel tait noir : il ne restait plus rien du tout.Tout a nest pas bien neuf ; ces motions inoffensives je ne les ai jamais refusesntraire. Pour les ressentir il suffit dtre un tout petit peu seul, juste assez poubarrasser au bon moment de la vraisemblance. Mais je restais tout prs des gens,rface de la solitude, bien rsolu, en cas dalerte, me rfugier au milieu deux : au tais jusquici un amateur.

    Maintenant, il y a partout des choses comme ce verre de bire, l, sur la table. Qua

    vois, jai envie de dire : pouce, je ne joue plus. Je comprends trs bien que je suisop loin. Je suppose quon ne peut pas faire sa part la solitude. Cela ne veut pase je regarde sous mon lit avant de me coucher, ni que japprhende de voir la por

    a chambre souvrir brusquement au milieu de la nuit. Seulement, tout de mme, jequiet : voil une demi-heure que jvite de regarder ce verre de bire. Je regardessus, au-dessous, droite, gauche : mais luije ne veux pas le voir. Et je sais trs e tous les clibataires qui mentourent ne peuvent mtre daucun secours : il est

    rd, je ne peux plus me rfugier parmi eux. Ils viendraient me tapoter lpaule, ilraient : Eh bien, quest-ce quil a, ce verre de bire ? Il est comme les autres. I

    seaut, avec une anse, il porte un petit cusson avec une pelle et sur lcusson on a Spatenbru . Je sais tout cela, mais je sais quil y a autre chose. Presque rien. Mapeux plus expliquer ce que je vois. personne. Voil : je glisse tout doucement au leau, vers la peur.

    Je suis seul au milieu de ces voix joyeuses et raisonnables. Tous ces types passentmps sexpliquer, reconnatre avec bonheur quils sont du mme avis. Qportance ils attachent, mon Dieu, penser tous ensemble les mmes choses. Il svoir la tte quils font quand passe au milieu deux un de ces hommes aux yeu

    isson, qui ont lair de regarder en dedans et avec lesquels on ne peut plus du

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    mber daccord. Quand javais huit ans et que je jouais au Luxembourg, il y en avai venait sasseoir dans une gurite, contre la grille qui longe la rue Auguste-Comte.rlait pas, mais, de temps autre, il tendait la jambe et regardait son pied dunray. Ce pied portait une bottine, mais lautre pied tait dans une pantoufle. Le gar

    dit mon oncle que ctait un ancien censeur. On lavait mis la retraite parce quilnu lire les notes trimestrielles dans les classes en habit dacadmicien. Nous en ave peur horrible parce que nous sentions quil tait seul. Un jour il a souri Robertendant les bras de loin : Robert a failli svanouir. Ce nest pas lair misrable d

    pe qui nous faisait peur, ni la tumeur quil avait au cou et qui frottait contre le born faux col : mais nous sentions quil formait dans sa tte des penses de crabe ongouste. Et a nous terrorisait, quon pt former des penses de langouste, surite, sur nos cerceaux, sur les buissons.

    Est-ce donc a qui mattend ? Pour la premire fois cela mennuie dtre seuudrais parler quelquun de ce qui marrive avant quil ne soit trop tard, avant que sse peur aux petits garons. Je voudrais quAnny soit l.

    Cest curieux : je viens de remplir dix pages et je nai pas dit la vrit du moinsute la vrit. Quand jcrivais, sous la date, Rien de nouveau , ctait avecauvaise conscience : en fait une petite histoire, qui nest ni honteuse ni extraordinfusait de sortir. Rien de nouveau. Jadmire comme on peut mentir en mettason de son ct. videmment, il ne sest rien produit de nouveau, si lon veut

    atin, huit heures et quart, comme je sortais de lhtel Printania pour me rendrebliothque, jai voulu et je nai pas pu ramasser un papier qui tranait par terre.

    ut et ce nest mme pas un vnement. Oui, mais, pour dire toute la vrit, jen aofondment impressionn : jai pens que je ntais plus libre. la bibliothquerch sans y parvenir me dfaire de cette ide. Jai voulu la fuir au caf Msprais quelle se dissiperait aux lumires. Mais elle est reste l, en moi, pesanuloureuse. Cest elle qui ma dict les pages qui prcdent.

    Pourquoi nen ai-je pas parl ? a doit tre par orgueil, et puis, aussi, un peualadresse. Je nai pas lhabitude de me raconter ce qui marrive, alors je ne retrouveen la succession des vnements, je ne distingue pas ce qui est important. Msent cest fini : jai relu ce que jcrivais au caf Mably et jai eu honte ; je ne veuxsecrets, ni dtats dme, ni dindicible ; je ne suis ni vierge ni prtre, pour jouer l

    trieure.

    Il ny a pas grand-chose dire : je nai pas pu ramasser le papier, cest tout.

    Jaime beaucoup ramasser les marrons, les vieilles loques, surtout les papiers. Il mrable de les prendre, de fermer ma main sur eux ; pour un peu je les porterais uche, comme font les enfants. Anny entrait dans des colres blanches quanulevais par un coin des papiers lourds et somptueux, mais probablement sali

    erde. En t ou au dbut de lautomne, on trouve dans les jardins des bouts de joure le soleil a cuits, secs et cassants comme des feuilles mortes, si jaunes quon peu

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    oire passs lacide picrique. Dautres feuillets, lhiver, sont pilonns, broys, macretournent la terre. Dautres tout neufs et mme glacs, tout blancs, tout palpit

    nt poss comme des cygnes, mais dj la terre les englue par en dessous. Ils se tordsarrachent la boue, mais cest pour aller saplatir un peu plus loin, dfinitivemut cela est bon prendre. Quelquefois je les palpe simplement en les regardant des, dautres fois je les dchire pour entendre leur long crpitement, ou bien, sils s humides, jy mets le feu, ce qui ne va pas sans peine ; puis jessuie mes paumplies de boue un mur ou un tronc darbre.

    Donc, aujourdhui, je regardais les bottes fauves dun officier de cavalerie, qui sola caserne. En les suivant du regard, jai vu un papier qui gisait ct dune flaque

    u que lofficier allait, de son talon, craser le papier dans la boue, mais non jamb, dun seul pas, le papier et la flaque. Je me suis approch : ctait une gle, arrache sans doute un cahier dcole. La pluie lavait trempe et tordueait couverte de cloques et de boursouflures, comme une main brle. Le trait rougmarge avait dteint en une bue rose ; lencre avait coul par endroits. Le bas de la sparaissait sous une crote de boue. Je me suis baiss, je me rjouissais dj de tou

    tte pte tendre et frache qui se roulerait sous mes doigts en boulettes grises Jes pu.

    Je suis rest courb, une seconde, jai lu Dicte : le Hibou blanc , puis je meev, les mains vides. Je ne suis plus libre, je ne peux plus faire ce que je veux.

    Les objets, cela ne devrait pas toucher, puisque cela ne vit pas. On sen sert, omet en place, on vit au milieu deux : ils sont utiles, rien de plus. Et moi, ilsuchent, cest insupportable. Jai peur dentrer en contact avec eux tout comme

    aient des btes vivantes.Maintenant je vois ; je me rappelle mieux ce que jai senti, lautre jour, au bord

    er, quand je tenais ce galet. Ctait une espce dcurement doucetre. Que cnc dsagrable ! Et cela venait du galet, jen suis sr, cela passait du galet dans

    ains. Oui, cest cela, cest bien cela : une sorte de nause dans les mains.

    UDI MATIN, LA BIBLIOTHQUE.

    Tout lheure, en descendant lescalier de lhtel, jai entendu Lucie qui faisait, po

    ntime fois, ses dolances la patronne, tout en encaustiquant les marchestronne parlait avec effort et par phrases courtes parce quelle navait pas encoretelier ; elle tait peu prs nue, en robe de chambre rose, avec des babouches. Lait sale, son habitude ; de temps en temps, elle sarrtait de frotter et se redressai

    genoux pour regarder la patronne. Elle parlait sans interruption, dun air raisonna

    Jaimerais cent fois mieux quil courrait, disait-elle ; cela me serait bien gaoment que cela ne lui ferait pas de mal.

    Elle parlait de son mari : sur les quarante ans, cette petite noiraude sest offert,

    s conomies, un ravissant jeune homme, ajusteur aux Usines Lecointe. Elle

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    alheureuse en mnage. Son mari ne la bat pas, ne la trompe pas : il boit, il entreus les soirs. Il file un mauvais coton ; en trois mois, je lai vu jaunir et fondre. Lnse que cest la boisson. Je crois plutt quil est tuberculeux.

    Il faut prendre le dessus , disait Lucie.

    a la ronge, jen suis sr, mais lentement, patiemment : elle prend le dessus, elle pable ni de se consoler ni de sabandonner son mal. Elle y pense un petit peu, untit peu, de-ci de-l, elle lcornifle. Surtout quand elle est avec des gens, parce qu

    nsolent et aussi parce que a la soulage un peu den parler sur un ton pos, avec lanner des conseils. Quand elle est seule dans les chambres, je lentends qui fredour sempcher de penser. Mais elle est morose tout le jour, tout de suite lassudeuse :

    Cest l, dit-elle en se touchant la gorge, a ne passe pas.

    Elle souffre en avare. Elle doit tre avare aussi pour ses plaisirs. Je me demande ssouhaite pas, quelquefois, dtre dlivre de cette douleur monotone, de

    armonnements qui reprennent ds quelle ne chante plus, si elle ne souhaite pauffrir un bon coup, de se noyer dans le dsespoir. Mais, de toute faon, a lui spossible : elle est noue.

    UDI APRS-MIDI.

    M. de Rollebon tait fort laid. La reine Marie-Antoinette lappelait volontierchre guenon . Il avait pourtant toutes les femmes de la cour, non pas en bouffonmme Voisenon, le macaque : par un magntisme qui portait ses belles conqutesres excs de la passion. Il intrigue, joue un rle assez louche dans laffaire du Collisparat en 1790, aprs avoir entretenu un commerce suivi avec Mirabeau-Tonneaerciat. On le retrouve en Russie, o il assassine un peu Paul Ieret, de l, il voyageys les plus lointains, aux Indes, en Chine, au Turkestan. Il trafique, cabale, espio

    n 1813, il revient Paris. En 1816, il est parvenu la toute-puissance : il est lunnfident de la duchesse dAngoulme. Cette vieille femme capricieuse et butehorribles souvenirs denfance sapaise et sourit quand elle le voit. Par elle, il faitur la pluie et le beau temps. En mars 1820, il pouse Mllede Roquelaure, fort bei a dix-huit ans. M. de Rollebon en a soixante-dix ; il est au fate des honneu

    poge de sa vie. Sept mois plus tard, accus de trahison, il est saisi, jet dans un cail meurt aprs cinq ans de captivit, sans quon ait instruit son procs.

    Jai relu avec mlancolie cette note de Germain Berger [6]. Cest par ces quelnes que jai connu dabord M. de Rollebon. Comme il ma paru sduisant et comut de suite, sur ce peu de mots, je lai aim ! Cest pour lui, pour ce petit bonhome je suis ici. Quand je suis revenu de voyage, jaurais pu tout aussi bien me fixer P Marseille. Mais la plupart des documents qui concernent les longs sjours en Frmarquis sont la bibliothque municipale de Bouville. Rollebon tait chtelai

    arommes. Avant la guerre, on trouvait encore dans cette bourgade un de

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    scendants, un architecte qui sappelait Rollebon-Campouyr, et qui fit, sa mo12, un legs trs important la bibliothque de Bouville : des lettres du marquis

    agment de journal, des papiers de toute sorte. Je nai pas encore tout dpouill.

    Je suis content davoir retrouv ces notes. Voil dix ans que je ne les avais pas reon criture a chang, il me semble : jcrivais plus serr. Comme jaimais Mllebon cette anne-l ! Je me souviens dun soir un mardi soir : javais travailljour la Mazarine ; je venais de deviner, daprs sa correspondance de 1789-179

    on magistrale dont il avait roul Nerciat. Il faisait nuit, je descendais lavenuaine et, au coin de la rue de la Gat, jai achet des marrons. tais-je heureux ! Je ut seul en pensant la tte quavait d faire Nerciat, lorsquil est revenu dAllemafigure du marquis est comme cette encre : elle a bien pli, depuis que je men occu

    Dabord, partir de 1801, je ne comprends plus rien sa conduite. Ce ne sont pacuments qui font dfaut : lettres, fragments de mmoires, rapports secrets, archivelice. Jen ai presque trop, au contraire. Ce qui manque dans tous ces tmoignages,fermet, la consistance. Ils ne se contredisent pas, non, mais ils ne saccordent pas

    us ; ils nont pas lair de concerner la mme personne. Et pourtant les autres historavaillent sur des renseignements de mme espce. Comment font-ils ? Est-ce quis plus scrupuleux ou moins intelligent ? Ainsi pose, dailleurs, la question me ltirement froid. Au fond, quest-ce que je cherche ? Je nen sais rien. Longteomme, Rollebon, ma intress plus que le livre crire. Mais, maintenant, lhomomme commence mennuyer. Cest au livre que je mattache, je sens un besoi

    us en plus fort de lcrire mesure que je vieillis, dirait-on.

    videmment, on peut admettre que Rollebon a pris une part active lassassina

    ul Ier

    , quil a accept ensuite une mission de haut espionnage en Orient pour le comtsar et constamment trahi Alexandre au profit de Napolon. Il a pu en mme tesumer une correspondance active avec le comte dArtois et lui faire tenirnseignements de peu dimportance pour le convaincre de sa fidlit : rien de toutest invraisemblable ; Fouch, la mme poque, jouait une comdie autremmplexe et dangereuse. Peut-tre aussi le marquis faisait-il pour son comptmmerce des fusils avec les principauts asiatiques.

    Eh bien, oui : il a pu faire tout a, mais ce nest pas prouv : je commence c

    on ne peut jamais rien prouver. Ce sont des hypothses honntes et qui renmpte des faits : mais je sens si bien quelles viennent de moi, quelles sont mplement une manire dunifier mes connaissances. Pas une lueur ne vient du c

    llebon. Lents, paresseux, maussades, les faits saccommodent la rigueur de loe je veux leur donner mais il leur reste extrieur. Jai limpression de faire un travare imagination. Encore suis-je bien sr que des personnages de roman auraient

    us vrais, seraient, en tout cas, plus plaisants.

    ENDREDI.

    Trois heures. Trois heures, cest toujours trop tard ou trop tt pour tout ce quon

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    re. Un drle de moment dans laprs-midi. Aujourdhui, cest intolrable.

    Un soleil froid blanchit la poussire des vitres. Ciel ple, brouill de blanc.isseaux taient gels ce matin.

    Je digre lourdement, prs du calorifre, je sais davance que la journe est perduferai rien de bon, sauf, peut-tre, la nuit tombe. Cest cause du soleil ; il

    guement de sales brumes blanches, suspendues en lair au-dessus du chantier, il cns ma chambre, tout blond, tout ple, il tale sur ma table quatre reflets ternes et fa

    Ma pipe est badigeonne dun vernis dor qui attire dabord les yeux par une appargaiet : on la regarde, le vernis fond, il ne reste quune grande trane blafarde su

    orceau de bois. Et tout est ainsi, tout, jusqu mes mains. Quand il se met fairleil-l, le mieux serait daller se coucher. Seulement, jai dormi comme une brute larnire et je nai pas sommeil.

    Jaimais tant le ciel dhier, un ciel troit, noir de pluie, qui se poussait contre les vmme un visage ridicule et touchant. Ce soleil-ci nest pas ridicule, bien au contraireut ce que jaime, sur la rouille du chantier, sur les planches pourries de la palissambe une lumire avare et raisonnable, semblable au regard quon jette, aprs unens sommeil, sur les dcisions quon a prises denthousiasme la veille, sur les pon a crites sans ratures et dun seul jet. Les quatre cafs du boulevard Victor-Noiryonnent la nuit, cte cte, et qui sont bien plus que des cafs des aquariumsisseaux, des toiles ou de grands yeux blancs ont perdu leur grce ambigu.

    Un jour parfait pour faire un retour sur soi : ces froides clarts que le soleil projmme un jugement sans indulgence, sur les cratures elles entrent en moi paux ; je suis clair, au-dedans, par une lumire appauvrissante. Un quart dhffirait, jen suis sr, pour que je parvienne au suprme dgot de moi. Merci beaucny tiens pas. Je ne relirai pas non plus ce que jai crit hier sur le sjour de Rollebint-Ptersbourg. Je reste assis, bras ballants, ou bien je trace quelques mots, urage, je bille, jattends que la nuit tombe. Quand il fera noir, les objets et moi, rtirons des limbes.

    Rollebon a-t-il ou non particip lassassinat de Paul Ier? a, cest la question du jn suis arriv l et je ne puis continuer sans avoir dcid.

    Daprs Tcherkoff, il tait pay par le comte Pahlen. La plupart des conjursherkoff, se fussent contents de dposer le tsar et de lenfermer. (Alexandre semoir t, en effet, partisan de cette solution.) Mais Pahlen aurait voulu en finir tout ec Paul. M. de Rollebon aurait t charg de pousser individuellement les conjussassinat.

    Il rendit visite chacun deux et mimait la scne qui aurait lieu, avec une puisscomparable. Ainsi il fit natre ou dveloppa chez eux la folie du meurtre.

    Mais je me dfie de Tcherkoff. Ce nest pas un tmoin raisonnable, cest un m

    dique et un demi-fou : il tourne tout au dmoniaque. Je ne vois pas du tout M

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    llebon dans ce rle mlodramatique. Il aurait mim la scne de lassassinat ? Anc ! Il est froid, il nentrane pas lordinaire : il ne fait pas voir, il insinue,

    thode, ple et sans couleur, ne peut russir quavec des hommes de son bordtrigants accessibles aux raisons, des politiques.

    Adhmar de Rollebon, crit Mme de Charrires, ne peignait point en parlansait pas de gestes, ne changeait point dintonation. Il gardait les yeux mi-clos et cine si lon surprenait, entre ses cils, lextrme bord de ses prunelles grises. Il y a

    annes que jose mavouer quil mennuyait au-del du possible. Il parlait unmme crivait labb Mably.

    Et cest cet homme-l qui, par son talent de mime Mais alors comment sduisnc les femmes ? Et puis, il y a cette histoire curieuse que rapporte Sgur et qurat vraie :

    En 1787, dans une auberge prs de Moulins, un vieil homme se mourait, amderot, form par les philosophes. Les prtres des environs taient sur les dentsaient tout tent en vain ; le bonhomme ne voulait pas des derniers sacrements, il

    nthiste. M. de Rollebon, qui passait et ne croyait rien, gagea contre le curoulins quil ne lui faudrait pas deux heures pour ramener le malade des sentimrtiens. Le cur tint le pari et perdit : entrepris trois heures du matin, le maladnfessa cinq heures et mourut sept. tes-vous si fort dans lart de la dispumanda le cur, vous lemportez sur les ntres ! Je nai pas disput, rpondit Mllebon, je lui ai fait peur de lenfer.

    prsent, a-t-il pris une part effective lassassinat ? Ce soir-l, vers huit heureficier de ses amis le reconduisit jusqu sa porte. Sil est ressorti, comment a-t-

    averser Saint-Ptersbourg sans tre inquit ? Paul, demi fou, avait donn loarrter, partir de neuf heures du soir, tous les passants, sauf les sages-femmes edecins. Faut-il croire labsurde lgende selon laquelle Rollebon aurait d se dgusage-femme pour parvenir jusquau palais ? Aprs tout, il en tait bien capable. En

    s, il ntait pas chez lui la nuit de lassassinat, cela semble prouv. Alexandre devauponner fortement, puisquun des premiers actes de son rgne fut dloignearquis sous le vague prtexte dune mission en Extrme-Orient.

    M. de Rollebon massomme. Je me lve. Je remue dans cette lumire ple ; je la

    anger sur mes mains et sur les manches de ma veste : je ne peux pas assez dire come me dgote. Je bille. Jallume la lampe, sur la table : peut-tre sa clart pourra-tmbattre celle du jour. Mais non : la lampe fait tout juste autour de son pied une moyable. Jteins, je me lve. Au mur, il y a un trou blanc, la glace. Cest un pige. Jee je vais my laisser prendre. a y est. La chose grise vient dapparatre dans la glacapproche et je la regarde, je ne peux plus men aller.

    Cest le reflet de mon visage. Souvent, dans ces journes perdues, je reste ntempler. Je ny comprends rien, ce visage. Ceux des autres ont un sens. Pas le m

    ne peux mme pas dcider sil est beau ou laid. Je pense quil est laid, parce quon

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    dit. Mais cela ne me frappe pas. Au fond je suis mme choqu quon puissribuer des qualits de ce genre, comme si on appelait beau ou laid un morceau de bien un bloc de rocher.

    Il y a quand mme une chose qui fait plaisir voir, au-dessus des molles rgionsues, au-dessus du front : cest cette belle flamme rouge qui dore mon crne, ce sonteveux. a, cest agrable regarder. Cest une couleur nette au moins : je suis con

    tre roux. Cest l, dans la glace, a se fait voir, a rayonne. Jai encore de la chanc

    on front portait une de ces chevelures ternes qui narrivent pas se dcider enttain et le blond, ma figure se perdrait dans le vague, elle me donnerait le vertige.

    Mon regard descend lentement, avec ennui, sur ce front, sur ces joues : il ne rencon de ferme, il sensable. videmment, il y a l un nez, des yeux, une bouche, maisna pas de sens, ni mme dexpression humaine. Pourtant Anny et Vlines

    ouvaient lair vivant ; il se peut que je sois trop habitu mon visage. Ma tante Bige disait, quand jtais petit : Si tu te regardes trop longtemps dans la glace, tu y ve

    singe. Jai d me regarder encore plus longtemps : ce que je vois est bien au-des

    singe, la lisire du monde vgtal, au niveau des polypes. a vit, je ne dis pas nais ce nest pas cette vie-l quAnny pensait : je vois de lgers tressaillements, jee chair fade qui spanouit et palpite avec abandon. Les yeux surtout, de si prs, rribles. Cest vitreux, mou, aveugle, bord de rouge, on dirait des cailles de poisson

    Je mappuie de tout mon poids sur le rebord de faence, japproche mon visage ace jusqu la toucher. Les yeux, le nez et la bouche disparaissent : il ne reste plushumain. Des rides brunes de chaque ct du gonflement fivreux des lvres,evasses, des taupinires. Un soyeux duvet blanc court sur les grandes pentes des jo

    ux poils sortent des narines : cest une carte gologique en relief. Et, malgr touonde lunaire mest familier. Je ne peux pas dire que jen reconnaisse les dtails. nsemble me fait une impression de dj vu qui mengourdit : je glisse doucement sommeil.

    Je voudrais me ressaisir : une sensation vive et tranche me dlivrerait. Je plaquain gauche contre ma joue, je tire sur la peau ; je me fais la grimace. Toute une m

    mon visage cde, la moiti gauche de la bouche se tord et senfle, en dcouvrantnt, lorbite souvre sur un globe blanc, sur une chair rose et saignante. Ce nest pe je cherchais : rien de fort, rien de neuf ; du doux, du flou, du dj vu ! Je mendorux ouverts, dj le visage grandit, grandit dans la glace, cest un immense halo plsse dans la lumire

    Ce qui me rveille brusquement, cest que je perds lquilibre. Je me retroulifourchon sur une chaise, encore tout tourdi. Est-ce que les autres hommestant de peine juger de leur visage ? Il me semble que je vois le mien comme je on corps, par une sensation sourde et organique. Mais les autres ? Mais Rollebonemple ? Est-ce que a lendormait aussi de regarder dans les miroirs ce que Mm

    nlis appelle son petit visage rid, propre et net, tout grl de petite vrole, o il y e malice singulire, qui sautait aux yeux, quelque effort quil ft pour la dissimul

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    enait, ajoute-t-elle, grand soin de sa coiffure et jamais je ne le vis sans perruque. s joues taient dun bleu qui tirait sur le noir parce quil avait la barbe paisse et quulait raser lui-mme, ce quil faisait fort mal. Il avait coutume de se barbouilleanc de cruse, la manire de Grimm. M. de Dangeville disait quil ressemblait, ut ce blanc et tout ce bleu, un fromage de Roquefort.

    Il me semble quil devait tre bien plaisant. Mais, aprs tout, ce nest pas ainsi parut Mme de Charrires. Elle le trouvait, je crois, plutt teint. Peut-tre

    possible de comprendre son propre visage. Ou peut-tre est-ce parce que je suimme seul ? Les gens qui vivent en socit ont appris se voir, dans les glacesils apparaissent leurs amis. Je nai pas damis : est-ce pour cela que ma chair ee ? On dirait oui, on dirait la nature sans les hommes.

    Je nai plus de got travailler, je ne peux plus rien faire, quattendre la nuit.

    nq heures et demie.

    a ne va pas ! a ne va pas du tout : je lai, la salet, la Nause. Et cette fois-ci, uveau : a ma pris dans un caf. Les cafs taient jusquici mon seul refuge parce qnt pleins de monde et bien clairs : il ny aura mme plus a ; quand je serai trns ma chambre, je ne saurai plus o aller.

    Je venais pour baiser, mais javais peine pouss la porte que Madeleine, la servea cri :

    La patronne nest pas l, elle est en ville faire des courses.

    Jai senti une vive dception au sexe, un long chatouillement dsagrable. En mmps, je sentais ma chemise qui frottait contre le bout de mes seins et jtais entoisi, par un lent tourbillon color, un tourbillon de brouillard, de lumires dans la funs les glaces, avec les banquettes qui luisaient au fond et je ne voyais ni pourtait l, ni pourquoi ctait comme a. Jtais sur le pas de la porte, jhsitais et pu

    mous se produisit, une ombre passa au plafond et je me suis senti pouss en avanttais, jtais tourdi par les brumes lumineuses qui mentraient de partout la

    adeleine est venue en flottant mter mon pardessus et jai remarqu quelle stai cheveux en arrire et mis des boucles doreilles : je ne la reconnaissais pa

    gardais ses grandes joues qui nen finissaient pas de filer vers les oreilles. Au creuxues, sous les pommettes, il y avait deux taches roses bien isoles qui avaient lannuyer sur cette chair pauvre. Les joues filaient, filaient vers les oreilles et Madeuriait :

    Quest-ce que vous prenez, monsieur Antoine ?

    Alors la Nause ma saisi, je me suis laiss tomber sur la banquette, je ne savais mus o jtais ; je voyais tourner lentement les couleurs autour de moi, javais envi

    mir. Et voil : depuis, la Nause ne ma pas quitt, elle me tient.

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    Jai pay. Madeleine a enlev ma soucoupe. Mon verre crase contre le marbreque de bire jaune, o flotte une bulle. La banquette est dfonce, lendroit o jesis, et je suis contraint, pour ne pas glisser, dappuyer fortement mes semelles contl ; il fait froid. droite, ils jouent aux cartes sur un tapis de laine. Je ne les ai pasentrant ; jai senti simplement quil y avait un paquet tide ; moiti sur la banqu

    oiti sur la table du fond, avec des paires de bras qui sagitaient. Depuis, Madeleineapport des cartes, le tapis et les jetons dans une sbile. Ils sont trois ou cinq, je nes, je nai pas le courage de les regarder. Jai un ressort de cass : je peux mouvoi

    ux mais pas la tte. La tte est toute molle, lastique, on dirait quelle est juste pr mon cou ; si je la tourne, je vais la laisser tomber. Tout de mme, jentends un sourt et je vois de temps en temps, du coin de lil, un clair rougeaud couvert de pancs. Cest une main.

    Quand la patronne fait des courses, cest son cousin qui la remplace au comptoppelle Adolphe. Jai commenc le regarder en masseyant et jai continu parce qpouvais pas tourner la tte. Il est en bras de chemise, avec des bretelles mauves

    ul les manches de sa chemise jusquau-dessus du coude. Les bretelles se voient p

    r la chemise bleue, elles sont tout effaces, enfouies dans le bleu, mais cest de la familit : en fait, elles ne se laissent pas oublier, elles magacent par leur enttemen

    outons, comme si, parties pour devenir violettes, elles staient arrtes en route andonner leurs prtentions. On a envie de leur dire : Allez-y, devenez violetton nen parle plus. Mais non, elles restent en suspens, butes dans leur e

    achev. Parfois le bleu qui les entoure glisse sur elles et les recouvre tout fait : je rinstant sans les voir. Mais ce nest quune vague, bientt le bleu plit par places

    is rapparatre des lots dun mauve hsitant, qui slargissent, se rejoignen

    constituent les bretelles. Le cousin Adolphe na pas dyeux : ses paupires gonfltrousses souvrent tout juste un peu sur du blanc. Il sourit dun air endormi ; de teautre, il sbroue, jappe et se dbat faiblement, comme un chien qui rve.

    Sa chemise de coton bleu se dtache joyeusement sur un mur chocolat. a ausnne la Nause. Ou plutt cestla Nause. La Nause nest pas en moi : je la ressens sur le mur, sur les bretelles, partout autour de moi. Elle ne fait quun avec le st moi qui suis en elle.

    ma droite, le paquet tide se met bruire, il agite ses paires de bras.

    Tiens, le voil ton atout. Quest-ce que cest latout ? Grande chine nurbe sur le jeu : Hahaha ! Quoi ? Voil latout, il vient de le jouer. Je ne saisnai pas vu Si, maintenant, je viens de jouer atout. Ah bon, alors atout curantonne : Atout cur, Atout cur. -tout-cur. Parl : Quest-ce que onsieur ? quest-ce que cest, monsieur ? Je prends !

    De nouveau, le silence le got de sucre de lair, dans mon arrire-bouche. Les ods bretelles.

    Le cousin sest lev, il a fait quelques pas, il a mis ses mains derrire son dos, il solve la tte et se renverse en arrire, sur lextrmit des talons. En cette positio

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    ndort. Il est l, oscillant, il sourit toujours, ses joues tremblent. Il va tombencline en arrire, sincline, sincline, la face entirement tourne vers le plafond

    moment de tomber, il se rattrape adroitement au rebord du comptoir et rtablituilibre. Aprs quoi, il recommence. Jen ai assez, jappelle la serveuse :

    Madeleine, jouez-moi un air, au phono, vous serez gentille. Celui qui me plat, vez :Some of these days.

    Oui, mais a va peut-tre ennuyer ces messieurs ; ces messieurs naiment p

    usique, quand ils font leur partie. Ah ! je vais leur demander. Je fais un gros effort et je tourne la tte. Ils sont quatre. Elle se penche sur un vieiurpre qui porte au bout du nez un lorgnon cercl de noir. Il cache son jeu contritrine et me jette un regard par en dessous.

    Faites donc, monsieur.

    Sourires. Il a les dents pourries. Ce nest pas lui quappartient la main rouge, cn voisin, un type moustaches noires. Ce type moustaches possde dimme

    rines, qui pourraient pomper de lair pour toute une famille et qui lui mangeoiti du visage, mais, malgr cela, il respire par la bouche en haletant un peu. Il y a ec eux un jeune homme tte de chien. Je ne distingue pas le quatrime joueur.

    Les cartes tombent sur le tapis de laine, en tournoyant. Puis des mains aux dgus viennent les ramasser, grattant le tapis de leurs ongles. Les mains font des taanches sur le tapis, elles ont lair souffl et poussireux. Il tombe toujours daurtes, les mains vont et viennent. Quelle drle doccupation : a na pas lair dun je

    un rite [7], ni dune habitude. Je crois quils font a pour remplir le temps,

    mplement. Mais le temps est trop large, il ne se laisse pas remplir. Tout ce quonge samollit et stire. Ce geste, par exemple, de la main rouge, qui ramasse les catrbuchant : il est tout flasque. Il faudrait le dcoudre et tailler dedans.

    Madeleine tourne la manivelle du phonographe. Pourvu quelle ne se soit pas tromelle nait pas mis, comme lautre jour, le grand air de Cavalleria Rusticana. Mais st bien a, je reconnais lair ds les premires mesures. Cest un vieux ragtime

    frain chant. Je lai entendu siffler en 1917 par des soldats amricains dans les rue

    Rochelle. Il doit dater davant-guerre [8]. Mais lenregistrement est beaucoup cent. Tout de mme, cest le plus vieux disque de la collection, un disque Path guille saphir.

    Tout lheure viendra le refrain : cest lui surtout que jaime et la manire abrnt il se jette en avant, comme une falaise contre la mer. Pour linstant, cest le jaz

    ue ; il ny a pas de mlodie, juste des notes, une myriade de petites secousses. Ellennaissent pas de repos, un ordre inflexible les fait natre et les dtruit, sans leur lamais le loisir de se reprendre, dexister pour soi. Elles courent, elles se pressent, e frappent au passage dun coup sec et sanantissent. Jaimerais bien les retenir,

    sais que, si jarrivais en arrter une, il ne resterait plus entre mes doigts quun

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    naille et languissant. Il faut que jaccepte leur mort ; cette mort, je dois mmuloir: je connais peu dimpressions plus pres ni plus fortes.

    Je commence me rchauffer, me sentir heureux. a nest encore extraordinaire, cest un petit bonheur de Nause : il stale au fond de la flqueuse, au fond de notre temps le temps des bretelles mauves et des banqufonces , il est fait dinstants larges et mous, qui sagrandissent par les bords en t

    huile. peine n, il est dj vieux, il me semble que je le connais depuis vingt ans.

    Il y a un autre bonheur : au-dehors, il y a cette bande dacier, ltroite dure dusique, qui traverse notre temps de part en part, et le refuse et le dchire de ses stites pointes ; il y a un autre temps.

    M. Randu joue cur, tu mets le manillon.

    La voix glisse et disparat. Rien ne mord sur le ruban dacier, ni la porte qui souvrbouffe dair froid qui se coule sur mes genoux, ni larrive du vtrinaire avec sa pe : la musique perce ses formes vagues et passe au travers. peine assise, la petitet saisie : elle se tient raide, les yeux grands ouverts ; elle coute, en frottant la tab

    n poing.

    Quelques secondes encore et la Ngresse va chanter. a semble invitable, si fortncessit de cette musique : rien ne peut linterrompre, rien qui vienne de ce tempmonde est affal ; elle cessera delle-mme, par ordre. Si jaime cette belle voix, rtout pour a : ce nest ni pour son ampleur ni pour sa tristesse, cest quellvnement que tant de notes ont prpar, de si loin, en mourant pour quil naissurtant je suis inquiet ; il faudrait si peu de chose pour que le disque sarrte : qssort se brise, que le cousin Adolphe ait un caprice. Comme il est trange, comme

    mouvant que cette duret soit si fragile. Rien ne peut linterrompre et tout peut la br

    Le dernier accord sest ananti. Dans le bref silence qui suit, je sens fortement quet, que quelque chose est arriv.

    Silence.

    Some of these days

    Youll miss me honey ![9]

    Ce qui vient darriver, cest que la Nause a disparu. Quand la voix sest leve, daence, jai senti mon corps se durcir et la Nause sest vanouie. Dun coup : cesque pnible de devenir ainsi tout dur, tout rutilant. En mme temps la dure dusique se dilatait, senflait comme une trombe. Elle emplissait la salle dansparence mtallique, en crasant contre les murs notre temps misrable. Je suis

    musique. Dans les glaces roulent des globes de feu ; des anneaux de fumcerclent et tournent, voilant et dvoilant le dur sourire de la lumire. Mon verrre sest rapetiss, il se tasse sur la table : il a lair dense, indispensable. Je veuendre et le soupeser, jtends la main Mon Dieu ! Cest a surtout qui a changnt mes gestes. Ce mouvement de mon bras sest dvelopp comme un th

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    ajestueux, il a gliss le long du chant de la Ngresse ; il ma sembl que je dansais.

    Le visage dAdolphe est l, pos contre le mur chocolat ; il a lair tout procheoment o ma main se refermait, jai vu sa tte ; elle avait lvidence, la ncessit dnclusion. Je presse mes doigts contre le verre, je regarde Adolphe : je suis heureux.

    Voil !

    Une voix slance sur un fond de rumeur. Cest mon voisin qui parle, le vieillard s joues font une tache violette sur le cuir brun de la banquette. Il claque une cntre la table. La manille de carreau.

    Mais le jeune homme tte de chien sourit. Le joueur rougeaud, courb sur la tabette par en dessous, prt bondir.

    Et voil !

    La main du jeune homme sort de lombre, plane un instant, blanche, indolente, nd soudain comme un milan et presse une carte contre le tapis. Le gros rougeaud slair :

    Merde ! Il coupe.

    La silhouette du roi de cur parat entre des doigts crisps, puis on le retourne sz et le jeu continue. Beau roi, venu de si loin, prpar par tant de combinaisonsnt de gestes disparus. Le voil qui disparat son tour, pour que naissent dambinaisons et dautres gestes, des attaques, des rpliques, des retours de fortuneule de petites aventures.

    Je suis mu, je sens mon corps comme une machine de prcision au repos. Moi, j

    vraies aventures. Je nen retrouve aucun dtail, mais japerois lenchanemoureux des circonstances. Jai travers les mers, jai laiss des villes derrire moi e

    mont des fleuves ou bien je me suis enfonc dans des forts, et jallais toujours autres villes. Jai eu des femmes, je me suis battu avec des types ; et jamais juvais revenir en arrire, pas plus quun disque ne peut tourner rebours. Et toute menait o ? cette minute-ci, cette banquette, dans cette bulle de clart turdonnante de musique.

    And when you leave me.

    Oui, moi qui aimais tant, Rome, masseoir au bord du Tibre, Barcelone, le scendre et remonter cent fois les Ramblas, moi qui prs dAngkor, dans llot du BPrah-Kan vis un banian nouer ses racines autour de la chapelle des Nagas, je suis idans la mme seconde que ces joueurs de manille, jcoute une Ngresse qui ch

    ndis quau-dehors rde la faible nuit.

    Le disque sest arrt.

    La nuit est entre, doucereuse, hsitante. On ne la voit pas, mais elle est l, elle v

    lampes ; on respire dans lair quelque chose dpais : cest elle. Il fait froid. Unueurs pousse les cartes en dsordre vers un autre qui les rassemble. Il y en a une qu

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    ste en arrire. Est-ce quils ne la voient pas ? Cest le neuf de cur. Quelquun la pfin, la donne au jeune homme tte de chien.

    Ah ! Cest le neuf de cur !

    Cest bien, je vais partir. Le vieillard violac se penche sur une feuille en suainte dun crayon. Madeleine le regarde dun il clair et vide. Le jeune homme tourtourne le neuf de cur entre ses doigts. Mon Dieu !

    Je me lve pniblement ; dans la glace, au-dessus du crne du vtrinaire, je sser un visage inhumain.

    Tout lheure, jirai au cinma.

    Lair me fait du bien : il na pas le got du sucre, ni lodeur vineuse du vermouth. n Dieu quil fait froid.

    Il est sept heures et demie, je nai pas faim et le cinma ne commence qu

    ures, que vais-je faire ? Il faut que je marche vite, pour me rchauffer. Jhsrrire moi le boulevard conduit au cur de la ville, aux grandes parures de feu des ntrales, au Palais Paramount, lImprial, aux grands Magasins Jahan. a ne me s du tout : cest lheure de lapritif ; les choses vivantes, les chiens, les hommes, to masses molles qui se meuvent spontanment, jen ai assez vu pour linstant.

    Je tourne sur la gauche, je vais menfoncer dans ce trou, l-bas, au bout de la ras becs de gaz : je vais suivre le boulevard Noir jusqu lavenue Galvani. Le trou sovent glacial : l-bas il ny a que des pierres et de la terre. Les pierres, cest dur et

    uge pas.Il y a un bout de chemin ennuyeux : sur le trottoir de droite, une masse gazeuse, ec des tranes de feu fait un bruit de coquillage : cest la vieille gare. Sa prsencond les cent premiers mtres du boulevard Noir depuis le boulevard de la Redsqu la rue Paradis , y a fait natre une dizaine de rverbres et, cte cte, qufs, leRendez-vous des Cheminotset trois autres, qui languissent tout le jour, maiclairent le soir et projettent des rectangles lumineux sur la chausse. Je prends en

    ois bains de lumire jaune, je vois sortir de lpicerie-mercerie Rabache une v

    mme qui ramne son fichu sur sa tte et se met courir : prsent cest fini. Je suibord du trottoir de la rue Paradis, ct du dernier rverbre. Le ruban de bitumsse net. De lautre ct de la rue, cest le noir et la boue. Je traverse la rue Paradiarche du pied droit dans une flaque deau, ma chaussette est trempe ; la promemmence.

    On nhabite pas cette rgion du boulevard Noir. Le climat y est trop rude, le solgrat pour que la vie sy fixe et sy dveloppe. Les trois Scieries des Frres Soleilres Soleil ont fourni la vote lambrisse de lglise Sainte-Ccile-de-la-Mer, qui cnt mille francs) souvrent lOuest, de toutes leurs portes et de toutes leurs fenr la douce rue Jeanne-Berthe-Curoy, quelles emplissent de ronronnements

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    ulevard Victor-Noir elles prsentent leurs trois dos qui rejoignent des murs.timents bordent le trottoir de gauche sur quatre cents mtres : pas la moindre fens mme une lucarne.

    Cette fois jai march des deux pieds dans le ruisseau. Je traverse la chausse utre trottoir un unique bec de gaz, comme un phare lextrme pointe de la taire une palissade dfonce, dmantele par endroits.

    Des morceaux daffiches adhrent encore aux planches. Un beau visage plein de h

    mace sur un fond vert, dchir en toile ; au-dessous du nez, quelquun a crayonnoustache crocs. Sur un autre lambeau, on peut encore dchiffrer le mot purtreractres blancs do tombent des gouttes rouges, peut-tre des gouttes de sang. ut que le visage et le mot aient fait partie de la mme affiche. prsent laffich

    cre, les liens simples et voulus qui les unissaient ont disparu, mais une autre ust tablie delle-mme entre la bouche tordue, les gouttes de sang, les lettres blancdsinence cre ; on dirait quune passion criminelle et sans repos chercxprimer par ces signes mystrieux. Entre les planches on peut voir briller les feux

    ie ferre. Un long mur fait suite la palissade. Un mur sans troues, sans portes, ntres qui sarrte deux cents mtres plus loin, contre une maison. Jai dpasamp daction du rverbre ; jentre dans le trou noir. Jai limpression, en voyant

    mbre mes pieds se fondre dans les tnbres, de plonger dans une eau glace. Deoi, tout au fond, travers des paisseurs de noir, je distingue une pleur rose : venue Galvani. Je me retourne ; derrire le bec de gaz, trs loin, il y a un soupo

    art : a, cest la gare avec les quatre cafs. Derrire moi, devant moi il y a des genivent et jouent aux cartes dans des brasseries. Ici il ny a que du noir. Le vent mappr intermittence une petite sonnerie solitaire, qui vient de loin. Les bruits domestiq

    ronflement des autos, les cris, les aboiements ne sloignent gure des rues clairestent au chaud. Mais cette sonnerie perce les tnbres et parvient jusquici : ell

    us dure, moins humaine que les autres bruits.

    Je marrte pour lcouter. Jai froid, les oreilles me font mal ; elles doivent tre touges. Mais je ne me sens plus ; je suis gagn par la puret de ce qui mentoure : rie

    ; le vent siffle, des lignes raides fuient dans la nuit. Le boulevard Noir na pas la dcente des rues bourgeoises, qui font des grces aux passants. Personne na pris

    le parer : cest tout juste un envers. Lenvers de la rue Jeanne-Berthe-Curoy

    venue Galvani. Aux environs de la gare, les Bouvillois le surveillent encore un u ; ils le nettoient de temps en temps, cause des voyageurs. Mais, tout de suite aplabandonnent et il file tout droit, aveuglment, pour aller se cogner dans lavlvani. La ville la oubli. Quelquefois, un gros camion couleur de terre le trave

    ute vitesse, avec un bruit de tonnerre. On ny assassine mme pas, faute dassassivictimes. Le boulevard Noir est inhumain. Comme un minral. Comme un tria

    est une chance quil y ait un boulevard comme a Bouville. Dordinaire on nen tre dans les capitales, Berlin, du ct de Neuklln ou encore vers Friedrichshain

    ndres derrire Greenwich. Des couloirs droits et sales, en plein courant dair, aveges trottoirs sans arbres. Ils sont presque toujours hors de lenceinte, dans ces tra

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    artiers o lon fabrique les villes, prs des gares de marchandises, des dptamways, des abattoirs, des gazomtres. Deux jours aprs laverse, quand toute lat moite sous le soleil, et rayonne de chaleur humide, ils sont encore tout froidnservent leur boue et leurs flaques. Ils ont mme des flaques deau qui ne scmais, sauf un mois dans lanne, en aot.

    La Nause est reste l-bas, dans la lumire jaune. Je suis heureux : ce froid est sipure cette nuit ; ne suis-je pas moi-mme une vague dair glac ? Navoir ni san

    mphe, ni chair. Couler dans ce long canal vers cette pleur l-bas. Ntre que du froiVoil des gens. Deux ombres. Quavaient-ils besoin de venir ici ?

    Cest une petite femme qui tire un homme par la manche. Elle parle dune voix ramenue. Je ne comprends pas ce quelle dit, cause du vent.

    Tu la fermeras, oui ? dit lhomme.

    Elle parle toujours. Brusquement, il la repousse. Ils se regardent, hsitants, omme enfonce les mains dans ses poches et part sans se retourner.

    Lhomme a disparu. Trois mtres peine me sparent prsent de la femme. Toup des sons rauques et graves la dchirent, sarrachent delle et remplissent toue, avec une violence extraordinaire :

    Charles, je ten prie, tu sais ce que je tai dit ? Charles, reviens, jen ai assez, jeop malheureuse !

    Je passe si prs delle que je pourrais la toucher. Cest mais comment croire que air en feu, cette face rayonnante de douleur ? pourtant je reconnais le fich

    anteau et la grosse envie lie de vin quelle a sur la main droite ; cest elle, cest Lucmme de mnage. Je nose lui offrir mon appui, mais il faut quelle puisse le rclamesoin : je passe lentement devant elle en la regardant. Ses yeux se fixent sur moi, e ne parat pas me voir ; elle a lair de ne pas sy reconnatre dans sa souffrance. Jeelques pas. Je me retourne

    Oui, cest elle, cest Lucie. Mais transfigure, hors delle-mme, souffrant avec unenrosit. Je lenvie. Elle est l, toute droite, cartant les bras, comme si elle attendagmates ; elle ouvre la bouche, elle suffoque. Jai limpression que les murs ont gra

    chaque ct de la rue, quils se sont rapprochs, quelle est au fond dun pattends quelques instants : jai peur quelle ne tombe raide : elle est trop malingre pporter cette douleur insolite. Mais elle ne bouge pas, elle a lair minralise cout ce qui lentoure. Un instant je me demande si je ne mtais pas tromp sur elle, est pas sa vraie nature qui mest soudain rvle

    Lucie met un petit gmissement. Elle porte la main sa gorge en ouvrant de grux tonns. Non, ce nest pas en elle quelle puise la force de tant souffrir. a lui

    dehors cest ce boulevard. Il faudrait la prendre par les paules, lemmenermires, au milieu des gens, dans les rues douces et roses : l-bas, on ne peutuffrir si fort ; elle samollirait, elle retrouverait son air positif et le niveau ordinair

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    s souffrances.

    Je lui tourne le dos. Aprs tout, elle a de la chance. Moi je suis bien trop calme, deois ans. Je ne peux plus rien recevoir de ces solitudes tragiques, quun peu de purde. Je men vais.

    UDI 11 HEURES ET DEMIE.

    Jai travaill deux heures dans la salle de lecture. Je suis descendu dans la cour

    ypothques pour fumer une pipe. Place pave de briques roses. Les Bouvillois en rs parce quelle date du XVIIIe sicle. lentre de la rue Chamade et de laspdard, de vieilles chanes barrent laccs aux voitures. Ces dames en noir

    ennent promener leurs chiens, glissent sous les arcades, le long des murs. vancent rarement jusquau plein jour, mais elles jettent de ct des regards de jees, furtifs et satisfaits, sur la statue de Gustave Imptraz. Elles ne doivent pas savom de ce gant de bronze, mais elles voient bien, sa redingote et son haut-de-foe ce fut quelquun du beau monde. Il tient son chapeau de la main gauche et po

    ain droite sur une pile din-folio : cest un peu comme si leur grand-pre tait l, scle, coul en bronze. Elles nont pas besoin de le regarder longtemps pour compreil pensait comme elles, tout juste comme elles, sur tous les sujets. Au service de ltites ides troites et solides il a mis son autorit et limmense rudition puise in-folio que sa lourde main crase. Les dames en noir se sentent soulages, uvent vaquer tranquillement aux soins du mnage, promener leur chien : les saes, les bonnes ides quelles tiennent de leurs pres, elles nont plus la responsables dfendre ; un homme de bronze sen est fait le gardien.

    La Grande Encyclopdieconsacre quelques lignes ce personnage ; je les ai luesrnier. Javais pos le volume sur lentablement dune fentre ; travers la vitruvais voir le crne vert dImptraz. Jappris quil florissait vers 1890. Il tait inspec

    acadmie. Il peignait dexquises bagatelles et fit trois livres : De la popularit cheecs anciens (1887), La pdagogie de Rollin (1891) et un Testament potiqu99. Il mourut en 1902, emportant les regrets mus de ses ressortissants et des gent.

    Je me suis accot la faade de la bibliothque. Je tire sur ma pipe qui menac

    teindre. Je vois une vieille dame qui sort craintivement de la galerie en arcades egarde Imptraz dun air fin et obstin. Elle senhardit soudain, elle traverse la couute la vitesse de ses pattes et sarrte un moment devant la statue en remuanandibules. Puis elle se sauve, noire sur le pav rose, et disparat dans une lzardur.

    Peut-tre que cette place tait gaie, vers 1800, avec ses briques roses et ses maisonsent elle a quelque chose de sec et de mauvais, une pointe dlicate dhorreur. a vce bonhomme, l-haut, sur son socle. En coulant cet universitaire dans le bronza fait un sorcier.

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    Je regarde Imptraz en face. Il na pas dyeux, peine de nez, une barbe rongette lpre trange qui sabat quelquefois, comme une pidmie, sur toutes les staun quartier. Il salue ; son gilet, lendroit du cur, porte une grande tache vert clairir souffreteux et mauvais. Il ne vit pas, non, mais il nest pas non plus inanim. urde puissance mane de lui ; cest comme un vent qui me repousse : Imptraz voue chasser de la cour des Hypothques. Je ne partirai pas avant davoir achev cette p

    Une grande ombre maigre surgit brusquement derrire moi. Je sursaute.

    Excusez-moi, monsieur, je ne voulais pas vous dranger. Jai vu que vos lmuaient. Vous rptiez sans doute des phrases de votre livre. Il rit. Vous faisiasse aux alexandrins.

    Je regarde lAutodidacte avec stupeur. Mais il a lair surpris de ma surprise :

    Ne doit-on pas, monsieur, viter soigneusement les alexandrins dans la prose ?

    Jai baiss lgrement dans son estime. Je lui demande ce quil fait ici, cette heuexplique que son patron lui a donn cong et quil est venu directement

    bliothque ; quil ne djeunera pas, quil lira jusqu la fermeture. Je ne lcoute ais il a d scarter de son sujet primitif car jentends tout coup :

    avoir comme vous le bonheur dcrire un livre.

    Il faut que je dise quelque chose.

    Bonheur dis-je dun air dubitatif.

    Il se mprend sur le sens de ma rponse et corrige rapidement :

    Monsieur, jaurais d dire : mrite.

    Nous montons lescalier. Je nai pas envie de travailler. Quelquun a laissEugandetsur la table, le livre est ouvert la page vingt-sept. Je le saisis machinalemen

    e mets lire la page vingt-sept, puis la page vingt-huit : je nai pas le couragmmencer par le dbut. LAutodidacte sest dirig vers les rayons du mur dun pas vpporte deux volumes quil pose sur la table, de lair dun chien qui a trouv un os.

    Quest-ce que vous lisez ?

    Il me semble quil rpugne me le dire : il hsite un peu, roule ses grands yeux g

    is il me tend les livres dun air contraint. Ce sontLa tourbe et les tourbirerbaltrier, etHitopadsa ou lInstruction utile, de Lastex. Eh bien ? Je ne vois pai le gne : ces lectures me paraissent fort dcentes. Par acquit de conscience je feuiltopadsaet je ny vois rien que dlev.

    ois heures.

    Jai abandonnEugnie Grandet. Je me suis mis au travail, mais sans couAutodidacte, qui voit que jcris, mobserve avec une concupiscence respectueuse

    mps en temps je lve un peu la tte, je vois limmense faux col droit do sort sonpoulet. Il porte des vtements rps, mais son linge est dune blancheur blouiss

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    r le mme rayon il vient de prendre un autre volume, dont je dchiffre le titnvers :La Flche de Caudebec, chronique normande, par Mlle Julie Lavergnectures de lAutodidacte me dconcertent toujours.

    Tout dun coup les noms des derniers auteurs dont il a consult les ouvragesviennent la mmoire : Lambert, Langlois, Larbaltrier, Lastex, Lavergne. Cestumination ; jai compris la mthode de lAutodidacte : il sinstruit dans lophabtique.

    Je le contemple avec une espce dadmiration. Quelle volont ne lui faut-il pas, aliser lentement, obstinment un plan de si vaste envergure ? Un jour, il y a sept ana dit quil tudiait depuis sept ans) il est entr en grande pompe dans cette sallercouru du regard les innombrables livres qui tapissent les murs et il a d dire, s comme Rastignac : nous deux, Science humaine. Puis il est all prendemier livre du premier rayon dextrme droite ; il la ouvert la premire page, aventiment de respect et deffroi joint une dcision inbranlable. Il en est aujourdhK. aprs J, L. aprs K. Il est pass brutalement de ltude des coloptres celle

    orie des quanta, dun ouvrage sur Tamerlan un pamphlet catholique contrrwinisme : pas un instant il ne sest dconcert. Il a tout lu ; il a emmagasin dane la moiti de ce quon sait sur la parthnogense, la moiti des arguments cont

    visection. Derrire lui, devant lui, il y a un univers. Et le jour approche o il dirrmant le dernier volume du dernier rayon dextrme gauche : Et maintenant ?

    Cest lheure de son goter, il mange dun air candide du pain et une tablette de ter. Ses paupires sont baisses et je puis contempler loisir ses beaux cils recourbs cils de femme. Il dgage une odeur de vieux tabac, laquelle se mle, quand il sou

    doux parfum du chocolat.

    ENDREDI, 3 HEURES.

    Un peu plus, jtais pris au pige de la glace. Je lvite, mais cest pour tomber dage de la vitre : dsuvr, bras ballants je mapproche de la fentre. Le Chantielissade, la Vieille Gare. la Vieille Gare, la Palissade, le Chantier. Je bille siune larme me vient aux yeux. Je tiens ma pipe de la main droite et mon paque

    bac de la main gauche. Il faudrait bourrer cette pipe. Mais je nen ai pas le courage.

    as pendent, jappuie mon front contre le carreau. Cette vieille femme magace.ottine avec enttement, avec des yeux perdus. Parfois elle sarrte dun air apmme si un invisible danger lavait frle. La voil sous ma fentre, le vent plaqupes contre ses genoux. Elle sarrte, elle arrange son fichu. Ses mains tremblent.part : prsent, je la vois de dos. Vieille cloporte ! Je suppose quelle va tourner dns le boulevard Noir. a lui fait une centaine de mtres parcourir : du train dont elle y mettra bien dix minutes, dix minutes pendant lesquelles je resterai comme regarder, le front coll contre la vitre. Elle va sarrter vingt fois, repartir, sarrter

    Je vois lavenir. Il est l, pos dans la rue, peine plus ple que le prsent. Quasoin de se raliser ? Quest-ce que a lui donnera de plus ? La vieille sloign

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    opinant, elle sarrte, elle tire sur une mche grise qui schappe de son fichu.arche, elle tait l, maintenant, elle est ici je ne sais plus o jen suis : est-ce qis ses gestes, est-ce que je lesprvois ? Je ne distingue plus le prsent du futurtant a dure, a se ralise peu peu ; la vieille avance dans la rue dserte place ses gros souliers dhomme. Cest a le temps, le temps tout nu, a vient lentemexistence, a se fait attendre et quand a vient, on est cur parce quon sapee ctait dj l depuis longtemps. La vieille approche du coin de la rue, ce nest un petit tas dtoffes noires. Eh bien, oui, je veux bien, cest neuf, a, elle ntait pa

    s tout lheure. Mais cest du neuf terni, dflor, qui ne peut jamais surprendre. Elurner le coin de la rue, elle tourne pendant une ternit.

    Je marrache de la fentre et parcours la chambre en chancelant ; je mengluroir, je me regarde, je me dgote : encore une ternit. Finalement jchappe age et je vais mabattre sur mon lit. Je regarde le plafond, je voudrais dormir.

    Calme. Calme. Je ne sens plus le glissement, les frlements du temps. Je voisages au plafond. Des ronds de lumire dabord, puis des croix. a papillonne. Et

    il une autre image qui se forme ; au fond de mes yeux, celle-l. Cest un grand anenouill. Je vois ses pattes de devant et son bt. Le reste est embrum. Pourtant connais bien : cest un chameau que jai vu Marrakech, attach une pierre. Il senouill et relev six fois de suite ; des gamins riaient et lexcitaient de la voix.

    Il y a deux ans, ctait merveilleux : je navais qu fermer les yeux, aussitt maurdonnait comme une ruche, je revoyais des visages, des arbres, des maisons,ponaise de Kamaishi qui se lavait nue dans un tonneau, un Russe mort et vid parge plaie bante, tout son sang en mare ct de lui. Je retrouvais le got du cousc

    deur dhuile qui remplit, , midi, les rues de Burgos, lodeur de fenouil qui flotte les de Tetuan, les sifflements des ptres grecs ; jtais mu. Voil bien longtempstte joie sest use. Va-t-elle renatre aujourdhui ?

    Un soleil torride, dans ma tte, glisse roidement, comme une plaque de lantagique. Il est suivi dun morceau de ciel bleu ; aprs quelques secousses il simmobn suis tout dor en dedans. De quelle journe marocaine (ou algrienne rienne ?) cet clat sest-il soudain dtach ? Je me laisse couler dans le pass.

    Mekns. Comment donc tait-il ce montagnard qui nous fit peur dans une ruelle, e

    mosque Berdaine et cette place charmante quombrage un mrier ? Il vint sur nnny tait ma droite. Ou ma gauche ?

    Ce soleil et ce ciel bleu ntaient que tromperie. Cest la centime fois que je my lendre. Mes souvenirs sont comme les pistoles dans la bourse du diable : quanuvrit, on ny trouva que des feuilles mortes.

    Du montagnard, je ne vois plus quun gros il crev, laiteux. Cet il est-il mme b? Le mdecin qui mexposait Bakou le principe des avortoirs dtat, tait borgn

    ssi et, quand je veux me rappeler son visage, cest encore ce globe blanchtre qui p

    s deux hommes, comme les Nornes, nont quun il quils se passent tour de rle

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    Pour cette place de Mekns, o jallais pourtant chaque jour, cest encore plus simne la vois plus du tout. Il me reste le vague sentiment quelle tait charmante, e

    nq mots indissolublement lis : une place charmante de Mekns. Sans doute, si je f yeux ou si je fixe vaguement le plafond, je peux reconstituer la scne : un arbrn, une forme sombre et trapue court sur moi. Mais jinvente tout cela pour les besla cause. Ce Marocain tait grand et sec, dailleurs je lai vu seulement lorsqui

    uchait. Ainsi je sais encore quil tait grand et sec : certaines connaissances abrmeurent dans ma mmoire. Mais je ne vois plus rien : jai beau fouiller le pass je

    tire plus que des bribes dimages et je ne sais pas trs bien ce quelles reprsentent,sont des souvenirs ou des fictions.

    Il y a beaucoup de cas dailleurs o ces bribes elles-mmes ont disparu : il ne restee des mots : je pourrais encore raconter les histoires, les raconter trop bien (necdote je ne crains personne, sauf les officiers de mer et les professionnels), masont plus que des carcasses. Il y est question dun type qui fait ceci ou cela, ma

    est pas moi, je nai rien de commun avec lui. Il se promne dans des pays sur lesqusuis pas plus renseign que si je ny avais jamais t. Quelquefois, dans mon rc

    rive que je prononce de ces beaux noms quon lit dans les atlas, Aranjuenterbury. Ils font natre en moi des images toutes neuves, comme en forment, da

    urs lectures, les gens qui nont jamais voyag : je rve sur des mots, voil tout.

    Pour cent histoires mortes, il demeure tout de mme une ou deux histoires vivalles-l je les voque avec prcaution, quelquefois, pas trop souvent, de peur de les n pche une, je revois le dcor, les personnages, les attitudes. Tout coup, je marri senti une usure, jai vu pointer un mot sous la trame des sensations. Ce mot-lvine quil va bientt prendre la place de plusieurs images que jaime. Aussit

    arrte, je pense vite autre chose ; je ne veux pas fatiguer mes souvenirs. En vainochaine fois que je les voquerai, une bonne partie sen sera fige.

    Jbauche un vague mouvement pour me lever, pour aller chercher mes photoekns, dans la caisse que jai pousse sous ma table. quoi bon ? Ces aphrodisiaont plus gure deffet sur ma mmoire. Lautre jour jai retrouv sous un buvardtite photo plie. Une femme souriait, prs dun bassin. Jai contempl un moment rsonne, sans la reconnatre. Puis au verso, jai lu : Anny. Portsmouth, 7 avril 27.

    Jamais je nai eu si fort quaujourdhui le sentiment dtre sans dimensions secrmit mon corps, aux penses lgres qui montent de lui comme des bullesnstruis mes souvenirs avec mon prsent. Je suis rejet, dlaiss dans le prsenss, jessaie en vain de le rejoindre : je ne peux pas mchapper.

    On frappe. Cest lAutodidacte : je lavais oubli. Je lui ai promis de lui montrerotos de voyage. Que le diable lemporte.

    Il sassied sur une chaise ; ses fesses tendues touchent le dossier et son buste rncline en avant. Je saute en bas de mon lit, je donne de la lumire :

    Mais comment donc, monsieur ? Nous tions fort bien.

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    Pas pour voir des photographies

    Je lui prends son chapeau dont il ne sait que faire.

    Cest vrai, monsieur ? Vous voulez bien me les montrer ?

    Mais naturellement.

    Cest un calcul : jespre quil va se taire, pendant quil les regardera. Je plonge soble, je pousse la caisse contre ses souliers vernis, je dpose sur ses genoux une bra

    cartes postales et de photos : Espagne et Maroc espagnol.Mais je vois bien son air riant et ouvert que je me suis singulirement trompmptant le rduire au silence. Il jette un coup dil sur une vue de Saint-Sbastien p

    mont Igueldo, la repose prcautionneusement sur la table et reste un insencieux. Puis il soupire :

    Ah ! monsieur. Vous avez de la chance. Si ce quon dit est vrai, les voyages soeilleure cole. tes-vous de cet avis, monsieur ?

    Je fais un geste vague. Heureusement, il na pas fini. Ce doit tre un tel bouleversement. Si jamais je devais faire un voyage, il me seme je voudrais, avant de partir, noter par crit les moindres traits de mon caractre uvoir comparer, en revenant, ce que jtais et ce que je suis devenu. Jai lu quil y ayageurs qui ont tellement chang au physique comme au moral, qu leur retour us proches parents ne les reconnaissaient pas.

    Il manie distraitement un gros paquet de photographies. Il en prend une et la postable sans la regarder ; puis il fixe avec intensit la photo suivante qui reprsent

    int Jrme, sculpt sur une chaise de la cathdrale de Burgos. Avez-vous vu ce Christ en peau de bte qui est Burgos ? Il y a un livre bien cur

    onsieur, sur ces statues en peau de bte et mme en peau humaine. Et la Vierge noe nest pas Burgos, elle est Saragosse ? Mais il y en a peut-tre une Burgos ?lerins lembrassent, nest-ce pas ? je veux dire : celle de Saragosse. Et il y a

    mpreinte de son pied sur une dalle ? Qui est dans un trou ? o les mres poussent lfants ?

    Tout raide, il pousse des deux mains un enfant imaginaire. On dirait quil refussents dArtaxerxs.

    Ah ! les coutumes, monsieur, cest cest curieux.

    Un peu essouffl, il pointe vers moi sa grande mchoire dne. Il sent le tabac et oupie. Ses beaux yeux gars brillent comme des globes de feu et ses rares chembent son crne de bue. Sous ce crne, des Samoydes, des Nyams-Nyams,algaches, des Fugiens clbrent les solennits les plus tranges, mangent leurs vres, leurs enfants, tournent sur eux-mmes au son du tam-tam jus

    vanouissement, se livrent la frnsie de lamok, brlent leurs morts, les exposen toits, les abandonnent au fil de leau sur une barque illumine dune to

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    ccouplent au hasard, mre et fils, pre et fille, frre et sur, se mutilent, se chtrenstendent les lvres avec des plateaux, se font sculpter sur les reins des animonstrueux.

    Peut-on dire, avec Pascal, que la coutume est une seconde nature ?

    Il a plant ses yeux noirs dans les miens, il implore une rponse.

    Cest selon , dis-je.

    Il respire. Cest aussi ce que je me disais, monsieur. Mais je me dfie tant de moi-mm

    udrait avoir tout lu.

    Mais la photographie suivante, cest du dlire. Il jette un cri de joie.

    Sgovie ! Sgovie ! Mais jai lu un livre sur Sgovie.

    Il ajoute avec une certaine noblesse :

    Monsieur, je ne me rappelle plus le nom de son auteur. Jai parfois des absenceso Nod

    Impossible, lui dis-je vivement, vous nen tes qu Lavergne

    Je regrette aussitt ma phrase : aprs tout il ne ma jamais parl de cette mthodcture, ce doit tre un dlire secret. En effet, il perd contenance et ses grosses lvancent dun air pleurard. Puis il baisse la tte et regarde une dizaine de cartes posns dire mot.

    Mais je vois bien, au bout de trente secondes, quun enthousiasme puissant le gon

    il va crever sil ne parle :

    Quand jaurai fini mon instruction (je compte encore six ans pour cela), jendrai, si cela mest permis, aux tudiants et aux professeurs qui font une croinuelle dans le Proche-Orient. Je voudrais prciser certaines connaissances, dit-il ction, et jaimerais aussi quil marrivt de linattendu, du nouveau, des aventures

    ut dire.

    Il a baiss la voix et pris lair coquin.

    Quelle espce daventures ? lui dis-je tonn. Mais toutes les espces, monsieur. On se trompe de train. On descend dans une

    connue. On perd son portefeuille, on est arrt par erreur, on passe la nuit en pronsieur, jai cru quon pouvait dfinir laventure : un vnement qui sort de lordinns tre forcment extraordinaire. On parle de la magie des aventures. Cette expresus semble-t-elle juste ? Je voudrais vous poser une question, monsieur.

    Quest-ce que cest ?

    Il rougit et sourit.

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    Cest peut-tre indiscret

    Dites toujours.

    Il se penche vers moi et demande, les yeux mi-clos :

    Vous avez eu beaucoup daventures, monsieur ?

    Je rponds machinalement :

    Quelques-unes

    me rejetant en arrire, pour viter son souffle empest. Oui, jai dit achinalement, sans y penser. Dordinaire, en effet, je suis plutt fier davoir eu aventures. Mais aujourdhui, peine ai-je prononc ces mots, que je suis pris dande indignation contre moi-mme : il me semble que je mens, que de ma vie je nmoindre aventure, ou plutt je ne sais mme plus ce que ce mot veut dire. En m

    mps pse sur mes paules ce mme dcouragement qui me prit Hano, il y a pratre ans, quand Mercier me pressait de me joindre lui et que je fixais sans rpoe statuette khmre. Et lIDE est l, cette grosse masse blanche qui mavait

    got alors : je ne lavais pas revue depuis quatre ans.

    Pourrai-je vous demander , dit lAutodidacte.

    Parbleu ! De lui en raconter une, de ces fameuses aventures. Mais je ne veux plusmot sur ce sujet.

    L, dis-je, pench par-dessus ses paules troites et mettant le doigt sur une phcest Santillane, le plus joli village dEspagne.

    Le Santillane de Gil Blas ? Je ne croyais pas quil existt. Ah ! monsieur, comtre conversation est profitable. On voit bien que vous avez voyag.

    Jai mis lAutodidacte la porte, aprs avoir bourr ses poches de cartes postaleavures et de photos. Il est parti enchant et jai teint la lumire. prsent, je suis s tout fait seul. Il y a encore cette ide, devant moi, qui attend. Elle sest misule, elle reste l comme un gros chat ; elle nexplique rien, elle ne bouge pas ntente de dire non. Non, je nai pas eu daventures.

    Je bourre ma pipe, je lallume, je mtends sur mon lit en mettant un manteau surmbes. Ce qui mtonne, cest de me sentir si triste et si las. Mme si ctait vrai qai jamais eu daventures, quest-ce que a pourrait bien me faire ? Dabord, il me see cest une pure question de mots. Cette affaire de Mekns, par exemple, laquensais tout lheure : un Marocain sauta sur moi et voulut me frapper dun grand cais je lui lanai un coup de poing qui latteignit au-dessous de la tempe Alors il secrier en arabe, et un tas de pouilleux apparurent qui nous poursuivirent jusquau tarin. Eh bien, on peut appeler a du nom quon voudra, mais, de toute faon, ces

    nement quiMest arriv.

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    Il fait tout fait noir et je ne sais plus trs bien si ma pipe est allume. Un tramsse : clair rouge au plafond. Puis cest une lourde voiture qui fait trembler la maisoit tre six heures.

    Je nai pas eu daventures. Il mest arriv des histoires, des vnements, des incidut ce quon voudra. Mais pas des aventures. Ce nest pas une question de motsmmence comprendre. Il y a quelque chose quoi je tenais plus qu tout le resns men rendre bien compte. Ce ntait pas lamour, Dieu non, ni la gloire,

    hesse. Ctait Enfin je mtais imagin qu de certains moments ma vie pouendre une qualit rare et prcieuse. Il ntait pas besoin de circonstatraordinaires : je demandais tout juste un peu de rigueur. Ma vie prsente na ries brillant : mais de temps en temps, par exemple quand on jouait de la musique cafs, je revenais en arrire et je me disais : autrefois, Londres, Mekns, Ti connu des moments admirables, jai eu des aventures. Cest a quon menlsent. Je viens dapprendre, brusquement, sans raison apparente, que je me suis mndant dix ans. Les aventures sont dans les livres. Et naturellement, tout ce qconte dans les livres peut arriver pour de vrai, mais pas de la mme manire. C

    tte manire darriver que je tenais si fort.Il aurait fallu dabord que les commencements fussent de vrais commencem

    las ! je vois si bien maintenant ce que jai voulu. De vrais commencemparaissant comme une sonnerie de trompette, comme les premires notes dun a

    zz, brusquement, coupant court lennui, raffermissant la dure ; de ces soirs entrirs dont on dit ensuite : Je me promenais, ctait un soir de mai. On se promnne vient de se lever, on est oisif, vacant, un peu vide. Et puis dun coup, on penQuelque chose est arriv. Nimporte quoi : un lger craquement dans lombre,

    houette lgre qui traverse la rue. Mais ce mince vnement nest pas pareiltres : tout de suite on voit quil est lavant dune grande forme dont le dessin se ns la brume et lon se dit aussi : Quelque chose commence.

    Quelque chose commence pour finir : laventure ne se laisse pas mettre de ralloe na de sens que par sa mort. Vers cette mort, qui sera peut-tre aussi la miennis entran sans retour. Chaque instant ne parat que pour amener ceux qui suiveaque instant je tiens de tout mon cur : je sais quil est unique ; irremplaable urtant je ne ferais pas un geste pour lempcher de sanantir. Cette dernire mi

    e je passe Berlin, Londres dans les bras de cette femme, rencontre laville minute que jaime passionnment, femme que je suis prs daimer ellendre fin, je le sais. Tout lheure je partirai pour un autre pays. Je ne retrouvertte femme ni jamais cette nuit. Je me penche sur chaque seconde, jessaie de lpun ne passe que je ne saisisse, que je ne fixe pour jamais en moi, rien, ni la tendr

    gitive de ces beaux yeux, ni les bruits de la rue, ni la clart fausse du petit jourpendant la minute scoule et je ne la retiens pas, jaime quelle passe.

    Et puis tout dun coup quelque chose casse net. Laventure est finie, le temps rep

    mollesse quotidienne. Je me retourne ; derrire moi, cette belle forme mlod

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    nfonce tout entire dans le pass. Elle diminue, en dclinant elle se contracte, prfin ne fait plus quun avec le commencement. En suivant des yeux ce point donse que jaccepterais mme si javais failli mourir, perdu une fortune, un ami vivre tout, dans les mmes circonstances, de bout bout. Mais une aventure ncommence ni ne se prolonge.

    Oui, cest ce que je voulais hlas ! cest ce que je veux encore. Jai tant de bonand une Ngresse chante : quels sommets natteindrais-je point si mapropre viefa

    matire de la mlodie.

    LIde est toujours l, linnommable. Elle attend, paisiblement. prsent, elle a lare :

    Oui ? Cest celaque tu voulais ? Eh bien, prcisment cest ce que tu nas jamaappelle-toi : tu te dupais avec des mots, tu nommais aventure du clinquant de voy

    mours de filles, rixes, verroteries) et cest ce que tu nauras jamais ni personne ae toi.

    Mais pourquoi ? POURQUOI ?

    AMEDI MIDI.

    LAutodidacte ne ma pas vu entrer dans la salle de lecture. Il tait assis tout au botable du fond ; il avait pos un livre devant lui, mais il ne lisait pas. Il regardauriant son voisin de droite, un collgien crasseux qui vient souvent la bibliothautre sest laiss contempler un moment, puis lui a brusquement tir la langu

    sant une horrible grimace. LAutodidacte a rougi, il a plong prcipitamment lens son livre et sest absorb dans sa lecture.

    Je suis revenu sur mes rflexions dhier. Jtais tout sec : a mtait bien gal quit pas daventures. Jtais seulement curieux de savoir sil ne pouvait pasy en avoir.

    Voici ce que jai pens : pour que lvnement le plus banal devienne une aventuut et il suffit quon se mette le raconter. Cest ce qui dupe les gens : un homme, ujours un conteur dhistoires, il vit entour de ses histoires et des histoires dautrit tout ce qui lui arrive travers elles ; et il cherche vivre sa vie comme s

    contait.Mais il faut choisir : vivre ou raconter. Par exemple quand jtais Hambourg,

    tte Erna, dont je me dfiais et qui avait peur de moi, je menais une drle dexisteais jtais deda