48772224 SARTRE Jean Paul • Sartre Cent Ans de Liberte Le Monde Des Livres Vendredi 11 Mars 2005

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LITTÉRATURES ESSAIS O n commémore, on commémore. Les magazines mettent Sartre en couverture tout en se demandant s’il faut le brûler ou en affirmant qu’il ne suscite plus que l’indifféren- ce, quand ce n’est pas les deux en même temps. Bref, ce mort insup- porte encore beaucoup. Pour l’affi- che de l’exposition de la Bibliothè- que nationale de France, on a choisi un Sartre sans son habituelle cigaret- te à la main, comme s’il risquait de précipiter encore une fois la jeu- nesse dans le vice ou au moins dans la transgression. L’œuvre, Dieu soit loué, reste à l’index. Mais comme elle est vouée à l’oubli, on se conten- te d’appeler médiatiquement au relevé des fameuses « erreurs de Sartre » qui la disqualifient. En février 1940, Jean-Paul Sartre, jeune écrivain prometteur, mobilisé en Alsace dans cette « drôle de guerre » qui n’éclate pas, s’interro- ge sur sa génération : « Y a-t-il eu avant la guerre beaucoup de jeunes gens plus solides que nous n’étions ? Plus solides que Nizan, que Guille, qu’Aron, que le Castor [Simone de Beauvoir] ? Nous ne cherchions ni à détruire ni à nous procurer des exta- ses nerveuses et insensées. Nous vou- lions patiemment et sagement com- prendre le monde, le découvrir et nous y faire une place. (…) Ceux d’en- tre nous qui voulaient changer le monde et qui furent, par exemple, communistes, le devinrent raisonna- blement, après avoir pesé le pour et le contre. Et ce que je me rappelle le mieux, ce que je regretterai toujours, c’est l’atmosphère unique de force et de gaîté intellectuelles qui nous enve- loppait. On a dit que nous étions trop intelligents. Pourquoi trop ? » (Car- nets de la drôle de guerre.) Oui, formidable génération intel- lectuelle, dont cette année marque le centenaire. Certes, Sartre la domi- ne, mais qu’on n’oublie pas Geor- ges Canguilhem, Daniel Lagache, ses camarades de promo- tion. Et Paul Nizan, bien sûr, fauché par une balle alle- mande en 1940, avant d’avoir pu tenir toute sa place ; et Raymond Aron qui, une fois Nizan et Camus disparus, resta en dialogue avec Sar- tre. Y eut-il, en effet, y a-t-il aujour- d’hui des jeunes gens plus solides, plus travailleurs, plus appliqués qu’ils le furent ? A travers Sartre, c’est à toute une génération que l’on voudrait ici rendre simplement hommage, fût-ce pour la contester. Elle a puissamment contribué à éclairer le monde. On n’est jamais trop intelligent. Ou bien l’intelligen- ce continue-t-elle d’offenser ? Mais celle de Sartre opère-t-elle encore pour notre temps ? Jim Crace ; Hubert Mingarelli ; « Parti-pris » : Philippe Djian, Ysé Aillaud page X Michel Onfray et Régis Debray, variations sur Dieu ; Monique Canto-Sperber page XI RENCONTRES Sartre, cent ans de liberté Un siècle après sa naissance, en 1905, l’ombre portée du « petit homme », comme l’appelaient ses amis de jeunesse, demeure considérable. Metteurs en scène de théâtre et philosophes disent son actualité ainsi que celle de ses deux grands contemporains, Paul Nizan et Raymond Aron jacques de potier/paris-match LIVRES DE POCHE Gérard Berreby et l’aventure des éditions Allia ; Armand Farrachi et « L’Art de la Fugue » page XII FANTASTIQUE Mais qui s’acharne ainsi sur le Frère Médard ? « Les Elixirs du diable » d’E. T. A. Hoffmann, chef-d’œuvre absolu du roman noir page IX Véronique Bizot « Une manière impressionnante de mêler le vraisemblable et l'absurde, la douleur et le cynisme, la cocasserie et la noirceur. » Bernard Pivot de l'Académie Goncourt, Le Journal du Dimanche Les sangliers © David Balicki Stock NOUVELLES a Michel Contat DES LIVRES VENDREDI 11 MARS 2005

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LITTÉRATURES ESSAIS

On commémore, oncommémore. Lesmagazines mettentSartre en couverturetout en se demandant

s’il faut le brûler ou en affirmantqu’il ne suscite plus que l’indifféren-ce, quand ce n’est pas les deux enmême temps. Bref, ce mort insup-porte encore beaucoup. Pour l’affi-che de l’exposition de la Bibliothè-que nationale de France, on a choisiun Sartre sans son habituelle cigaret-te à la main, comme s’il risquait deprécipiter encore une fois la jeu-nesse dans le vice ou au moins dansla transgression. L’œuvre, Dieu soitloué, reste à l’index. Mais comme

elle est vouée à l’oubli, on se conten-te d’appeler médiatiquement aurelevé des fameuses « erreurs deSartre » qui la disqualifient.

En février 1940, Jean-Paul Sartre,jeune écrivain prometteur, mobiliséen Alsace dans cette « drôle deguerre » qui n’éclate pas, s’interro-ge sur sa génération : « Y a-t-il euavant la guerre beaucoup de jeunesgens plus solides que nous n’étions ?Plus solides que Nizan, que Guille,qu’Aron, que le Castor [Simone deBeauvoir] ? Nous ne cherchions ni àdétruire ni à nous procurer des exta-ses nerveuses et insensées. Nous vou-lions patiemment et sagement com-

prendre le monde, le découvrir etnous y faire une place. (…) Ceux d’en-tre nous qui voulaient changer lemonde et qui furent, par exemple,communistes, le devinrent raisonna-blement, après avoir pesé le pour et lecontre. Et ce que je me rappelle lemieux, ce que je regretterai toujours,c’est l’atmosphère unique de force etde gaîté intellectuelles qui nous enve-loppait. On a dit que nous étions tropintelligents. Pourquoi trop ? » (Car-nets de la drôle de guerre.)

Oui, formidable génération intel-lectuelle, dont cette année marquele centenaire. Certes, Sartre la domi-ne, mais qu’on n’oublie pas Geor-ges Canguilhem, Daniel Lagache,

ses camarades de promo-tion. Et Paul Nizan, bien sûr,fauché par une balle alle-

mande en 1940, avant d’avoir putenir toute sa place ; et RaymondAron qui, une fois Nizan et Camusdisparus, resta en dialogue avec Sar-tre. Y eut-il, en effet, y a-t-il aujour-d’hui des jeunes gens plus solides,plus travailleurs, plus appliquésqu’ils le furent ? A travers Sartre,c’est à toute une génération quel’on voudrait ici rendre simplementhommage, fût-ce pour la contester.Elle a puissamment contribué àéclairer le monde. On n’est jamaistrop intelligent. Ou bien l’intelligen-ce continue-t-elle d’offenser ? Maiscelle de Sartre opère-t-elle encorepour notre temps ?

Jim Crace ;Hubert Mingarelli ;« Parti-pris » :Philippe Djian,Ysé Aillaudpage X

Michel Onfrayet Régis Debray,variations sur Dieu ;MoniqueCanto-Sperberpage XI

RENCONTRES

Sartre, cent ans de libertéUn siècle après sa naissance, en 1905, l’ombre portée du « petit homme », comme l’appelaient ses amis de jeunesse, demeure considérable.

Metteurs en scène de théâtre et philosophes disent son actualité ainsi que celle de ses deux grands contemporains, Paul Nizan et Raymond Aron

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LIVRES DE POCHE

Gérard Berrebyet l’aventuredes éditions Allia ;Armand Farrachi et« L’Art de la Fugue »page XII

FANTASTIQUEMais qui s’acharne ainsi sur le Frère Médard ?« Les Elixirs du diable »d’E. T. A. Hoffmann, chef-d’œuvre absoludu roman noirpage IX

Véronique Bizot

« Une manière impressionnante de mêlerle vraisemblable et l'absurde, la douleur etle cynisme, la cocasserie et la noirceur. »

Bernard Pivot de l'Académie Goncourt,Le Journal du Dimanche

Les sangliers

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Stock NOUVELLES

a Michel Contat

DES LIVRESVENDREDI 11 MARS 2005

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L'être et le Net

D e toutes les figures de Jean-Paul Sartre – le penseur,l’auteur, l’homme d’action

et d’engagement –, c’est celle del’écrivain que la Bibliothèque natio-nale de France (BNF) a choisi de pri-vilégier. « D’une part, Sartre estd’abord un homme de l’écriture. Toutau long de sa vie, il n’a jamais cesséd’écrire, sauf à la fin lorsqu’il est deve-nu aveugle. D’autre part, la BNF pos-sède un fonds exceptionnel de manus-crits », explique Mauricette Berne,commissaire de l’exposition.

La présentation suit ce chemind’écriture, par étapes chronologi-ques, depuis la jeunesse jusqu’àl’aboutissement, L’Idiot de lafamille, publié en 1971. Elle laisseaussi place aux œuvres d’artistesqui ont inspiré Sartre, notammentLe Tintoret, ou à ses proches, com-me Giacometti ou Wols.

Dès l’entrée à l’Ecole normalesupérieure, en 1924, le jeune hom-me noircit des carnets. Il correspondavec Simone Jollivet (la Camille desMémoires de Simone de Beauvoir),future compagne du metteur en scè-ne Charles Dullin. Elle contribue àengager Sartre dans l’aventure duthéâtre. Dans une lettre de 1926, pré-sentée à la BNF, il lui écrit : « J’ai sur-tout l’ambition de créer, (…) je nepeux pas voir une feuille de papier

blanc sans avoir envie d’écrire quel-que chose dessus. » A la même pério-de, le normalien décide d’ensei-gner la philosophie pour avoir leloisir de se consacrer à l’écriture :« Cette profession secondaire m’of-frirait le monde intérieur qui seraitle sujet même de mes ouvrages litté-raires. » Il résume ses ambitions :« Je veux être Spinoza et Stendhal. »

En 1939-1940, il rédige quinzecarnets de son journal de guerre.Plusieurs des sept qui subsistentsont exposés, montrant une écritu-re serrée couvrant chaque centimè-tre du papier précieux en temps deguerre. A la Libération, Sartre, quia publié La Nausée et les pièces dethéâtre Les Mouches et Huis clos,fait déjà partie du Tout-Paris deslettres. Son choix d’une littérature« engagée » apparaît dès le pre-mier numéro de la revue Les Tempsmodernes, paru en 1945.

Une large sélection des œuvresqui témoignent d’un engagementsur les questions raciales et colonia-les est présentée dans l’exposition.En 1945, les Etats-Unis invitentune douzaine de reporters fran-çais. Sartre y part pour le quoti-dien Combat d’Albert Camus, etaussi pour Le Figaro. A la une de cejournal, le 16 juin 1945, on peutlire le début de sa série « Retour

des USA, ce que j’ai appris du pro-blème noir ». Il devient membredu comité de patronage de larevue Présence africaine, fondée en1947. Plus tard, la guerre d’Algérielui donne l’occasion de radicaliserses positions en faveur des cou-rants indépendantistes. Une photomontre son appartement de la rueBonaparte plastiqué en 1962 parl’OAS pour la deuxième fois.

Plusieurs documents des années1950 n’éludent pas l’adhésion qua-si aveugle de Jean-Paul Sartre auParti communiste français, jusqu’àla rupture en 1956, après l’écrase-ment de l’insurrection à Budapest.Bon nombre de photos témoi-gnent des voyages de Sartre etBeauvoir sur des lignes de front del’époque : ils sont aux côtés de CheGuevara à Cuba, en 1960, ou àGaza en 1967. L’engagement pourla paix au Proche-Orient amènerala publication en 1977 dans LesTemps modernes des actes d’uncolloque réunissant intellectuelspalestiniens et israéliens chez lephilosophe Michel Foucault.

espaces à partTout au long de l’exposition, la

participation de Jean-Paul Sartre àla vie théâtrale est présentée dansdes espaces à part, qui, entourés

de tentures rouges, font penser àdes loges. On y voit des films deses pièces, des éditions originales,des livrets de représentations.Dans un texte inédit extrait desarchives de Charles Dullin, il expo-se sa conception de l’enseigne-ment de l’art dramatique, axée surle travail de l’acteur.

La BNF présente aussi un entre-tien inédit, recueilli en 1967 pour latélévision canadienne par Madelei-ne Gobeil Noël et Claude Lanz-mann. En une heure, ce document(édité à présent en DVD) constitueune introduction vivante aux grandsthèmes de l’œuvre de Sartre.

En exposant de nombreuses piè-ces du fonds Sartre, MauricetteBerne espère que l’événement sus-citera une curiosité qui permettrade « faire ressurgir des manuscritsdisparus ». Il n’existe par exempleplus aucune trace du manuscrit ori-ginal de L’Etre et le néant.

Catherine Bédarida

e Sartre, jusqu’au 21 août. Bibliothè-

que nationale de France, quai Fran-

çois-Mauriac, Paris-13e. Tél. :

01-53-79-59-59.

e Un catalogue qui suit l’itinéraire

de l’exposition est publié (BNF/ Galli-

mard, 292 p., DVD inclus, 48 ¤).

L’HÉRITAGE de Sartre et soncortège de questions hantent lasphère médiatique. Et, par natu-re, les titres oscillent inévitable-ment entre dénonciation ethagiographie. La Toile, quant àelle, est plus froide. Elle est préoc-cupée de l’auteur et ne semblepas prise dans l’emballement ducentenaire de la naissance del’écrivain. Le fidèle et imperturba-ble destrier Google, qui d’habitu-de se montre prompt à délivrerdes réponses « dans l’actualité »,n’en fournit aucune. Il se conten-te, excusez du peu, de814 000 références multilingues.Quant à Technorati, moteur derecherche pour les blogs, il recen-se quelque 5 272 notes, dont ladernière, au moment de notreconnexion, remontait à 38 minu-tes. La raison de cette froideurapparente est simple : sur leWeb, Sartre bouge encore. Lessillons laissés par son œuvresont perceptibles, mais ils par-tent en tous sens, de l’introduc-teur de la phénoménologie enFrance à l’intellectuel engagé ouà l’écrivain.

influence internationalePour le néophyte, l’encyclopédie

ouverte en ligne Wikipedia nousparaît la meilleure ressource. Sonarchitecture de liens permet effec-tivement de faire le tour sinon del’œuvre, du moins de la biogra-phie de Sartre. Sur le site Alalettreégalement, une brève introduc-

tion à cet homme-siècle, de soninfluence sur la philosophie à lareprésentation de l’intellectueldans la vie publique. Ou encore,pour une première approche, lesite Philonet résume, en une sim-ple page, les racines et les apportsde la philosophie sartrienne. Maisl’une des meilleures biographies

en ligne se trouve sur le site qué-bécois Encéphi.

Hors des débats hexagonaux, leWeb est un bon outil pour mesurerl’influence mondiale de Sartre. L’undes sites les plus complets estl’américain Sartre Online. Divisé ensept rubriques (biographie, cita-

tions, influences, thèses, articles,liens, forum), il brosse un vastetableau de la vie et de l’œuvre del’auteur. Il renvoie utilement à unautre site qui s’intéresse plus spéci-fiquement à l’existentialisme etétablit une revue critique de cha-cun des textes de Sartre. Enfin,leurs forums de discussion sont plu-

tôt animés. Curieusement, c’est enlangue anglaise que l’on trouve faci-lement en ligne L’existentialismeest un humanisme, sur le siteMarxist.org. Cette conférence don-née par Sartre en 1946 fait aujour-d’hui encore figure de manifeste.En anglais toujours, le site Don-

johnr répertorie tous les textes deSartre que l’on peut lire sur la Toile.Enfin, l’encyclopédie de la philoso-phie de l’université Stanford propo-se une lecture intéressante de l’écri-vain français. Sans oublier la trèssérieuse North American SartreSociety – ça ne s’invente pas –, quirecrute des sartriens de tout poil etédite un journal et une newsletter.

Sur la Toile française, il est diffici-le de trouver des extraits en ligne. Ily a, bien sûr, quantité de citations,et le site de Gilles Jobin, avec sonair un peu désuet, remplit bien cetoffice. Plus sérieusement, l’essai deBertrand Saint-Sernin sur Pouvoiret figures politiques du mal chez Sar-tre est l’un des rares textes analyti-ques que l’on trouve en ligne avecceux du site jpsartre.free.

Mais Internet demeure un hautlieu de dérision, et une petite pépi-te se promène sur le réseau. Elleavait été en son temps publiéepar un magazine alternatif améri-cain, Utne Reader : le livre derecettes de Sartre. Où Jean-Paul,plutôt que de philosopher, déci-dait de révolutionner la cuisine.Ce qui donne : « Je voudrais créerune omelette qui exprime le néantde l’existence, et au lieu de cela,elle sent le fromage. Je la regardedans l’assiette et elle ne merépond pas. J’essaie de la mangerdans le noir. Cela n’aide en rien.Malraux me suggère d’utiliser dupaprika. »

Boris RazonLeMonde.fr

a DU 16 AU 18 MARS, colloque àTrente (Italie), divisé en trois sec-tions : « Philosophie, histoire, her-méneutique » ; « Littérature etesthétique » ; « L’existentialismephénoménologique, Bergson etHusserl » ([email protected]).

a LE 23 MARS, journée d’études« Paul Nizan ; l’engagement d’unphilosophe », avec plusieurs inter-ventions sur Sartre (Paris-VIII,Département de philosophie, 1, ruede la Liberté, Saint-Denis).

a A PARTIR DU 4 AVRIL, sur FranceCulture : émissions et magazinessont consacrés à Sartre, notam-

ment du lundi 4 au vendredi 15avril, de 20h30 à 21 heures, « LesMémorables » (série d’archives) ;durant la même période, de 11h30à 12 heures, « Les Chemins de laconnaissance » ; samedi 30 avril de15 heures à 17 heures, « radiolibre » avec Sylviane Agacinski,Alain Geismar et Claude Lanz-mann ; série de dramatiques à par-tir des pièces, les dimanches 10, 17,24 avril et 8 mai ; les lundis 11, 18,25 avril et 9 mai, de 1 heure à 6 heu-res, série de « Nuits ».

a JUSQU’AU 9 JUIN, à Paris, à laGalerie Léo Scheer, les jeudis de18 à 20 heures, série de rencontresautour du thème « Le centenaire

politique de Sartre. A-t-on raisonde se révolter ? ». Le 31 mars, Patri-ce Maniglier, « les structures de larésistance » ; le 14 avril, SylvianeAgacinski, « Conversions – à partirde Sartre » ; le 19 mai, Annie Cohen-Solal, Juliette Simon et PatriceVermeren, « Sartre et les Etats-Unis »; le 9 juin, Claude Lanzmann,« Sartre et les Etats-Unis » (14-16,rue de Verneuil, 75007 Paris).

a LES 18 ET 19 MAI, colloque interna-tional à Amiens, à l’Université Picar-die-Jules Verne, sur le thème « Sar-tre, l’intellectuel et la politique ».

a DU 14 AU 18 NOVEMBRE, colloqueà Saragosse (Espagne), « Sartre etson temps » (Département de phi-losophie, faculté de philosophie etde lettres, cité universitaire,[email protected]).

L’itinéraire d’un écrivainC’est l’homme d’écriture qu’a choisi de privilégier la Bibliothèque nationale de France

dans la grande exposition Sartre, en exploitant notamment son riche fonds de manuscrits

QUELQUES MANIFESTATIONS

JEAN-PAUL SARTRE

ZOOMa SARTRE. L’INVENTION DE LA LIBERTÉ,

de Michel Contat

Divisé en neuf sections chronologiques,l’ouvrage illustré, qui paraît dans une collec-tion désormais bien installée, ne se contentepas d’une iconographie étroitement limitéeà la personne de Sartre mais restitue l’épo-que, le contexte culturel et politique (la mirede la RTF et la speakerine Catherine Lan-geais dans les années 1950, l’Algérie,mai 1968…). L’album d’images se fait alors

guide de voyage dans notre propre temps historique. Un temps agité,contradictoire et passionné. Mais imaginerait-on Sartre isolé derrièreun fond blanc et immobile dans le studio d’un photographe ? Le textequi accompagne ce parcours est informé et enjoué. Même s’il le recou-pe parfois, cet ouvrage complète le catalogue de la BNF.Textuel, « Passion », 192 p., 49 ¤.

a CAMUS ET SARTRE. Amitié et combat, de Ronald Aronson

Pour cet essayiste, spécialiste de Sartre aux Etats-Unis, Camus et Sar-tre ont en commun d’avoir été aveuglés face aux violences de leurscamps respectifs. Il faut donc les lire pour avoir une vision complètede leur temps. L’auteur a rassemblé toute la documentation nécessai-re sur l’amitié puis la querelle qui opposa les deux écrivainsTraduit de l’anglais (Etats-Unis) par Daniel B. Roche

et Dominique Letellier, éd. Alvik, 2, rue Malus, 75005 Paris, 370 p., 20 ¤,

en librairie le 17 mars.

a DICTIONNAIRE SARTRE,

sous la direction de François Noudelmann

et Gilles Philippe

De la parabole sur l’« Absence » de Pierre dansL’Etre et le Néant à Lena « Zonina », que Sartre ren-contra à Moscou en 1962, ce dictionnaire comportequelque huit cents notices dues à soixante spécialis-tes, embrasse la totalité de l’univers sartrien.Œuvres, noms, événements et notions s’y côtoientselon les hasards de l’alphabet. Comme le remar-quent les auteurs, certaines entrées sont plus riches

que d’autres : ainsi « Anti » (américanisme, communisme, sartrismes…)ou « Guerre » (froide, de Corée, d’Algérie…). Erudit et documenté,l’ouvrage invite à la lecture vagabonde et désordonnée.Ed. Honoré Champion, « Dictionnaires & Références », relié, 542 p., 70 ¤.

a LA CÉRÉMONIE DE LA NAISSANCE, de Benny Lévy

Les textes rassemblés (par Gilles Hannus) dans ce volume témoignentdu parcours de Benny Lévy en direction du « réel juif », après son dia-logue de 1980 avec Sartre (L’Espoir maintenant, Verdier, 1991). SelonBenny Lévy, ce dialogue constitua, au-delà du « scandale » qu’il pro-voqua sur le rapport du philosophe avec le judaïsme, et à propos des« aveux » (« extorqués » selon Beauvoir), à la fois un acte de naissanceet un arrachement – « quitter Sartre grâce à Sartre ». Au cours d’unséminaire de l’Institut d’études lévinassienne de Jérusalem(2002-2003), Bény Lévy, à propos de ce scandale « complètementidiot », qualifia Beauvoir d’« inintelligente ».Verdier, 122 p., 12 ¤.

a LE CONCEPT D’EXISTENCE. Deux études sur Sartre,

de François George Maugarlone

Reprise, un peu élaguée, de deux essais philosophiques qui firent datedans les études sartriennes lors de leur première publication en 1976.« J’ai retranché quelques phallus lacaniens et j’ai mis de l’eau aroniennedans mon vin marxiste », écrit l’auteur.Ed. Christian Bourgois, 300 p., 23 ¤.

a SARTRE DE LA NAUSÉE A L’ENGAGEMENT, d’Alfredo Gomez-Muller

L’auteur, professeur de philosophie à l’Institut catholique de Paris,analyse ce qu’il nomme la « conversion » de Sartre, qui l’amena de l’in-dividualisme d’avant-guerre à une forme de « compréhension renouve-lée de la question du sens et de la valeur ». Ce n’est pas seulement ladimension biographique qui est ici en question mais toute la concep-tion sartrienne du sujet comme « universel singulier ».Ed. Le Félin, 234 p., 18,70 ¤.

a SARTRE UN PENSEUR POUR LE XXI e SIÈCLE,

d’Annie Cohen-Solal

Retour sur les images, commenté par Annie Cohen-Solal, biographe de l’écrivain (Gallimard, 1985 et« Folio-Essais », 1999). En 1977, Gilles Deleuzenotait : « C’est stupide de se demander si Sartre estle début ou la fin de quelque chose. Comme toutesles choses et les gens créateurs, il est au milieu, ilpousse par le milieu. » A partir de ce « milieu »l’auteur et les documentalistes qui ont travaillé àcet agréable volume mettent en lumière une épo-

que qui n’a pas eu encore le temps de se figer en une nostalgie sansvie. « Pourquoi veut-on que le vivant s’occupe de fixer les traits du mortqu’il sera ? », demandait justement l’auteur des Chemins de la liberté.

Gallimard, « Découvertes », 160 p., 13,90 ¤.

a SARTRE, L’IMPROBABLE SALAUD, de Bernard Lallement

Proche de Sartre, avec lequel il fonda Libération, Bernard Lallement aété l’un des témoins de la vie du philosophe, dont il brosse le portrait.Le Cherche Midi, 240 p., 15 ¤, en librairie le 15 avril.

a « LES CHEMINS DE LA LIBERTÉ » DE SARTRE. Genèse et écriture

(1938-1952), d’Isabelle Grell

L’auteur s’attache à étudier la conception et l’écriture des Chemins de laliberté en les rapportant aux événements historiques et aux engagementsde Sartre. Grâce à divers brouillons et plans, elle reconstitue ce qui auraitpu être la fin du dernier volume, La Dernière Chance, resté inachevé.éd. Peter Lang SA, Hochfeldstrasse 32, CH-3000, Berne, 9, 204 p., 44 ¤, en

librairie en avril.

SIGNALONS ÉGALEMENT, EN POCHE :

Sartre, Stendhal et la morale, ou la Revanche de Stendhal, de Paul Desal-mand (Pocket, « Agora », 112 p.,).Sartre, de Denis Bertholet, reprise d’une biographie publiée en 2000Perrin, « Tempus », 596 p., 11¤ ; du même auteur, Sartre, l’écrivainmalgré lui (éd. Infolio, 1, rue du Dragon, 75006 Paris. 128 p., 11 ¤).PLUSIEURS DOSSIERS ET NUMÉROS SPÉCIAUX DE REVUES

paraissent à l’occasion de cet anniversaire :Magazine littéraire, hors-série, no 7 : « Jean-Paul Sartre, la consciencede son temps » (6,20 ¤).La Règle du jeu, janvier, no 27 : Christian Delacampagne présente lescommunications d’un colloque Sartre qui eut lieu à Baltimore enoctobre 2004 (Grasset, 15 ¤).Revue internationale de philosophie, no 231, janvier : « Le théâtre deJean-Paul Sartre », avec un texte inédit (50, avenue Franklin-Roose-velt, 1050 Bruxelles).Rue Descartes, no 47 : « Sartre contre Sartre » (revue du Collège inter-national de philosophie, 15 ¤).Cités, no 22 : « Dossier Sartre » (PUF, en librairie le 9 avril). Sélection établie par P. K.

LIENS INTERNET

Colloque de CerisyDu 20 au 30 juillet, à Cerisy-la-Salle, un colloque « Jean-PaulSartre : Ecriture et Engagement », est organisé par Michel Rybalkaet Michel Sicard. Inscriptions et programme complet :Centre culturel international de Cerisy-la-Salle.Une première décade consacrée à Sartre avait eu lieu en 1979,peu avant la mort du philosophe.CCIC, 21 rue Boulainvilliers, 75016 Paris, www.ccic-cerisy.asso.fr

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Paul_Sartre

http://www.alalettre.com/sartre-intro.htm

http://mper.chez.tiscali.fr/auteurs/Sartre.html

http://www.cvm.qc.ca/encephi/CONTENU/philoso/Oeuvresartre

.htm

http ://www.jpsartre.org

http://www.dividingline.com/private/Philosophy/Philosophers

/Sartre/sartre.shtml

http://www.marxists.org/reference/archive/sartre/works/exist

/sartre.htm

http://members.aol.com/donjohnr/Philosophy/Sartre.html#Texts

http://condor.stcloudstate.edu/~phil/nass/home.html

http://plato.stanford.edu/entries/sartre

http://www.gilles-jobin.org/citations/?au=319

http://www.philagora.net/ph-prepa/sartre1.htm

http://jpsartre.free.fr/page0.html

http://www-berkeley.ansys.com/wayne/sartre-cookbook.html

II/LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005

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Un homme libre, exposé au vent de l’histoireJean-Paul Sartre avait conçu pour lui-même ce grand projet : « être à la fois Spinoza et Stendhal ». Sa vie durant, de « La Nausée » (1938)

à « L’Idiot de la famille » (1971), il précisera sa vision radicale de l’existence

Ses amis de jeunesse l’appe-laient « le petit homme »,peut-être parce qu’ils lesavaient promis à la gran-deur. Lui-même n’en dou-

tait pas, du moment qu’elle nedépendait que de lui. RaymondAron se souvient qu’il admirait l’as-surance de son petit camarade.Kant, Hegel ? Et pourquoi pas ? Ildit aussi que les normaliens de cettegénération se demandaient qui deSartre et de Nizan, les inséparables,serait célèbre le premier et qui leserait pour toujours. Lui-même pen-sait que Sartre créerait en philoso-phie et Nizan en littérature.

Sartre raconte qu’il se pensaitcomme un grand homme au futur,vivait sa jeunesse comme celle du« jeune Sartre » que détailleraientles biographies. Mieux encore, ilavait conçu ce grand projet : « êtreà la fois Spinoza et Stendhal ».Quand Simone de Beauvoir le ren-contra, au printemps de 1929, ellefut frappée par cette belle convic-tion, par l’inépuisable jaillissementd’idées et de théories qu’il produi-sait, mais aussi, quand il lui fit lireses premiers essais, par leur mala-dresse. Il était arrivé à Sartre uneaventure métaphysique : il étaitné. Cet accident arrive à tout lemonde, mais chez lui la naissanceprit un tour véritablement ontolo-gique : elle était pure contingence.Autrement dit, elle aurait pu aussibien, sentait-il, ne pas se produire.Plus tard, quand il interpréta lesconditions particulières de sonenfance, dans Les Mots, il écrivit :« Ma chance fut d’appartenir à unmort : un mort avait versé les quel-ques gouttes de sperme qui font leprix ordinaire d’un enfant » et ils’en félicita : orphelin de père,c’est à ce « mort en bas âge » qu’ildevait de n’être pas « rongé par lechancre du pouvoir » et de ne pasavoir de surmoi. Il était donc detrop et ce caractère surnumérairedevait lui donner l’intuition quec’est là le propre de l’homme. Som-me toute, il était de naissance lephilosophe de la liberté parce qu’ilavait vécu dès la petite enfancenotre condition d’êtres sans desti-nation autre que celles que nouspouvons nous donner nous-mêmes. Cela vous assure une cer-taine avance dans la vie.

Encore faut-il trouver la formequi conférera à cette découvertevaleur de vérité universelle. Sartre ymit du temps. Aron, armé de l’idéa-lisme kantien, avait démoli une àune ses théories, sans le convaincre.Il creusait son sillon, obstinément,sûr d’avoir raison parce qu’il vivaitce qu’il pensait, quand Aron allaiten élégant jouer sur des courts detennis. Pendant que son camaradeNizan, fort de son engagement auxcôtés des damnés de la terre inscritsau PCF, donnait dans des romansvirulents la charge contre la classeennemie du genre humain, la bour-geoisie, Sartre, empêtré dans unnéoclassicisme hérité de Valéry, pro-posait des mythes sur la Légende dela vérité en essayant d’en reconsti-tuer l’histoire. Puis, sur le conseil du

bon Castor, ainsi qu’il appelait sacompagne, il se décida à donner laforme d’un roman à l’expérienceconstitutive de sa personne. Modes-tement, il nomma cette entrepriseson « factum sur la Contingence ».Le Castor tordit le nez quand elle enlut une première version, écriteau Havre où il enseignait la philoso-phie : cela sentait encore trop sonprof. Ne pouvait-il y mettre un peudu suspense qu’ils aimaient au ciné-ma et dans les romans américains ?À Berlin, où il était allé découvrirHusserl et Heidegger dans le texte,en 1933-1934, pendant qu’un cer-tain Adolf Hitler consolidait sonpouvoir, il reprit le factum de fonden comble.

Beauvoir, qu’il décrivit plus tardcomme un des « témoins sourcilleuxqui ne [lui] passent rien », ne fut pasencore convaincue. Il remit doncson manuscrit sur l’établi, rabota,polit, resserra. Mais ce manuscritamélioré, intitulé « Melancholia »,n’eut pas l’heur de plaire aux lec-teurs de Gallimard. Sartre se sentitrefusé dans son être même, et com-me une jolie jeune personne qu’ilconvoitait le refusait aussi, il plon-gea dans la dépression, se crut pour-suivi par des langoustes et des cra-bes, se pensa victime d’une psycho-se hallucinatoire chronique, augrand agacement de sa compagnequi trouvait qu’il se complaisaitdans la folie. Il cessa donc d’êtrefou, fit intervenir Charles Dullinauprès de son ami Gaston Galli-mard ; celui-ci accepta l’étrangeroman, proposa pour titre La Nau-sée, et Sartre consentit de bonne grâ-ce à l’édulcorer quelque peu de sesaspects populistes et obscènes. Onconnaît la suite. Succès critique, prixGoncourt manqué de peu, publica-tion de nouvelles et d’articles reten-tissants dans La NRF, dont un surMauriac qui plongea le romanciercatholique dans un silence perplexe.

Qu’est-ce que Sartre a apporté aumonde littéraire avant la guerre etqui éclatera véritablement après ?Une vision radicale de la conditionhumaine. Non pas politique, maisontologique : l’être humain est livréà l’angoisse dès qu’il considère sonexistence dans sa vérité. Il est cequ’il n’est pas et n’est pas ce qu’il

est, et cette distance à soi, cetteimpossibilité de coïncider avec soin’est rien d’autre que la liberté de laconscience.

Husserl a appelé cette projectionde la conscience vers les chosesl’« intentionnalité ». L’homme esttout entier dehors, dans le monde,exposé au grand vent du réel. Il n’ya pas d’intériorité, ce qu’on appellela vie intérieure est une mystifica-tion, une vaine complaisance auxmythes de la personne unique etexquise. La phénoménologie nousdélivre de Proust et de la psycholo-gie. L’imagination est cette facultéde « néantiser » qui est propre à laconscience et lui confère la liberté.Celle-ci n’a rien d’un cadeau, toutau contraire elle engage à la respon-sabilité, d’autant plus qu’il estimpossible de la fuir, sauf à mentir àsoi et aux autres par la mauvaise foi.Mais elle permet aussi la grandeuren quoi consiste une vie assuméecomme liberté, contre tous les déter-minismes, y compris celui de l’in-conscient.

Ces thèmes de l’existentialismesartrien ou de l’existentialismeathée (par opposition à l’existentia-lisme chrétien qui a sa source chezKierkegaard) et qui seront formali-sés, conceptualisés dans L’Etre et leNéant (1943), sont déjà en placedans les écrits que Sartre publie aucours des années 1930. La guerre valui servir à les approfondir, à lesdévelopper.

La guerre est la grande chance desa vie, peut-on dire au risque d’unscandaleux paradoxe. À la Libéra-

tion, Sartre commencera son articlesur « La République du silence »par cette phrase devenue célèbre :« Jamais nous n’avons été plus libresque sous l’Occupation allemande. »Libres parce qu’exposés, dans unesituation-limite, à la vérité de lacondition humaine et confrontésaux choix les plus extrêmes. Il estsouvent reproché à Sartre, surtoutdepuis qu’il est mort, de n’avoir pasété fusillé ou au moins torturé,d’avoir résisté en écrivant au lieu dele faire les armes à la main. Den’avoir été ni Jean Cavaillès ni René

Char. En somme d’avoir été Sartre.D’avoir écrit Les Mouches, Huis clos,L’Etre et le Néant, au lieu d’avoir des-cendu des Allemands ou fait sauterdes trains. Que lui se le soit repro-ché, après, on peut le comprendre ;que d’autres, surtout ceux qui l’ontlu, lui fassent le reproche d’avoirécrit, c’est farce. La résistance d’écri-vain et de philosophe de Sartre estirréprochable.

Les reproches, si on tient à lui enfaire, portent sur la manière dont ila justifié et argumenté ses choixpolitiques de l’après-guerre et desannées 1950 et 1960. On peutaujourd’hui préférer les objectifs du

Rassemblement démocratique révo-lutionnaire qu’il anime en1948-1949 (donner un contenuconcret aux droits abstraits de ladémocratie par la création d’uneEurope socialiste et révolution-naire) aux attendus de la positionde compagnon de route qu’il prenden faveur du Parti communiste de1952 à 1956 (défendre le parti parcequ’il représente les intérêts de laclasse ouvrière et qu’il est réprimé,défendre le bloc soviétique dans laguerre froide parce qu’il est moinsarmé que le bloc atlantique et a

donc plus de raisons de vouloir lapaix).

Mais ces positions ne sont jamaisque de la politique et ce qui nousimporte est ailleurs, dans le fait quel’œuvre que Sartre poursuit dansles années « litigieuses » (aux yeuxde Bernard-Henri Lévy, par exem-ple) est à proprement parler celled’un génie. Les Chemins de la liberté,cette mise à l’épreuve de la libertéelle-même par l’expérimentation lit-téraire dans la lignée du roman amé-ricain et de son réalisme subjectif.Saint Genet, cette prodigieuse psy-chanalyse existentielle d’un écrivainpar un autre écrivain. Les Mains

sales, Le Diable et le Bon Dieu, LesSéquestrés d’Altona, ces interroga-tions passionnées sur ce que nousfaisons quand nous sommes prispar l’histoire. La Critique de la rai-son dialectique, cet effort gigantes-que pour comprendre comment laliberté se mue en contre-finalité dèslors que l’acte s’inscrit dans le mon-de matériel et comment le groupese pétrifie par le serment de se conti-nuer une fois passées les conditionsde son surgissement. Les Mots, cettefaçon ironique de se congédier soi-même en démystifiant ce qui vous aconstitué. L’Idiot de la famille, cetteentreprise d’anthropologie totali-sante où l’individu Flaubert et sonprojet de verser le monde toutentier dans l’imaginaire deviennentune saga de l’écriture dans un mon-de historique rendu intelligible.Autant d’œuvres qui donnent unevue sur l’homme où les mystères sedissipent sous les feux de l’intelli-gence la plus agile et vigoureuseque le XXe siècle ait connue.

On peut être fier d’avoir étécontemporain de cet homme-là,Jean-Paul Sartre, émouvant, drôle,fraternel. Il avait 60 ans quand jel’ai connu, il était couvert de gloireà un point qu’aucun écrivain fran-çais n’avait connu avant lui, il irra-diait de dynamisme, il exaltait envous tous les refus, tous les espoirs,tous les projets. Il ignorait complète-ment qu’il était Sartre, cet Autreque les jurés du Nobel avaient vou-lu pétrifier en statue de lui-même,tout ce dont il avait horreur. Ilaimait la vie, ne se mentait pas, nedisait pas la vérité, dans l’intimité, àcelles qui ne voulaient l’accepter ; ilne s’en désolait pas, ne se rongeaitpas de culpabilité. Il allait del’avant, je l’ai toujours connu ainsi,même diminué, sans souci de cequ’il laissait derrière lui, délivré dece qui entrave tant les hommes : l’in-térêt. « Fidèle au beau mandatd’être infidèle à tout », libre il a été,libre il reste, exposé au vent de l’his-toire, au souffle épais et brûlant dumonde. Un grand vivant qui n’estpas mort, car il s’est transformé ence qu’il était, un appel à la liberté.Jamais nous n’avons été plus libresqu’occupés des idées de Sartre.

Michel Contat

DATES

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gem

an/g

irau

don

1905 : Sartre naît à Paris, le

21 juin.

1929 : sort premier à l’agré-

gation de philosophie. Simo-

ne de Beauvoir est deuxiè-

me.

1933-1934 : à Berlin, lit Hus-

serl et Heidegger.

1934-1936 : professeur de

philosophie au Havre.

1937 : professeur au lycée

Pasteur, à Neuilly.

1939 : « La guerre a coupé

ma vie en deux. »

1941 : libéré de captivité.

1951 : Le Diable et le BonDieu.

1952 : se déclare compa-

gnon de route du Parti com-

muniste.

1959 : Les Séquestrés d’Alto-na, contre la torture.

1964 : Les Mots. Refuse le

prix Nobel de littérature.

1971 : L’Idiot de la famille.

1980 : meurt le 15 avril à

Paris. Il est enterré par une

foule de 50 000 personnes..

UNE BIBLIOGRAPHIE SUBJECTIVE

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JEAN-PAUL SARTRE

Ci-dessus, à gauche : Sartre à l’époque de son service militaire (1929-1931). En haut à droite, le philosophe attablé avec Boris et Michèle Vian et Simone de Beauvoir, en 1946.

En bas à droite : avec Simone de Beauvoir, à Tamanrasset, dans le désert algérien (1950)

L’être humain est livré à l’angoissedès qu’il considère son existence

dans sa vérité. Il est ce qu’il n’est paset n’est pas ce qu’il est

La Nausée, Gallimard, 1938. Sa plus grande réussite

littéraire. Toujours décapant.

Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann,

1938. La meilleure introduction à la pensée de Sartre.

On se « met en colère », ce qui veut dire qu’on choisit

cette émotion pour répondre (mal) à une situation.

L’Etre et le Néant, Gallimard, 1943. Beaucoup moins

difficile qu’on le dit et beaucoup plus important que

le dit l’Université. La philosophie à l’état pur dans la

vie quotidienne.

Situation I, Gallimard, 1947. Ses critiques littéraires.

Faulkner, Dos Passos, Mauriac.

Le Diable et le Bon Dieu, Gallimard, 1951. Sa plus

grande œuvre dramatique. Le rival athée de Paul

Claudel.

Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952. La

préface (500 pages) aux Œuvres complètes de Jean

Genet. Un chef-d’œuvre hérétique à tous points de vue.

Les Mots, Gallimard, 1964. Son chef-d’œuvre pour

ceux qui n’aiment pas trop Sartre.

L’Idiot de la famille, Gallimard, 1971 et 1973. Le Sar-

tre qui irrite tout le monde, même les sartriens, et

pourtant la plus décidément géniale de ses œuvres.

Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, 1995. Sans

consigne ni contrainte, une écriture en totale liberté et

qui touche à tout. Le plus important des posthumes.

LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005/III

Page 4: 48772224 SARTRE Jean Paul • Sartre Cent Ans de Liberte Le Monde Des Livres Vendredi 11 Mars 2005

Tard dans le XXe siècle, lenom de Jean-Paul Sar-tre trôna, souverain, aucentre de la scène intel-lectuelle française. Les

nouveaux venus, s’ils désiraient sefaire une situation, devaientd’abord prendre leurs marques parrapport à l’idole existentialiste. Ettenter, si possible, de ne pas étouf-fer. Evoquant cette époque, le philo-sophe Jacques Derrida rappelaitqu’au temps de sa jeunesse, à l’om-bre de Sartre, il s’agissait simple-ment de « survivre ». Derrida maisaussi Foucault, Deleuze ou encoreBarthes : c’est l’ensemble d’unegénération qui s’est peu ou prouconstruite « contre tout ce que repré-sentait (…) l’entreprise sartrienne »,selon les termes utilisés par PierreBourdieu dans un témoignage pos-thume (Esquisse pour une socio-ana-lyse, Seuil, 2004).

Quatre décennies plus tard, ledécor a bien changé. La cohorteaujourd’hui dominante est celle-làmême qui évinça Jean-Paul Sartreaprès lui avoir rendu hommage.Celui-ci demeure encore présentparmi nous, certes, mais son œuvren’est plus centrale. Elle ne structureplus le débat d’idées. A l’université,le corpus sartrien constitue biendavantage un objet d’étude qu’uneressource théorique. Et s’il arriveaux jeunes gens de retrouver sa tra-ce, c’est désormais à la marge.

Chemin oblique, rencontre indi-recte : « Dans les études littéraires, setourner vers Sartre, c’est de l’ordre dudétour », note Marielle Macé,31 ans, chercheuse au CNRS. Ainsiles étudiants qui s’intéressent à JeanGenet iront-ils fréquenter Sartre parricochet, tout comme ceux qui abor-dent la sociologie du champ littérai-re proposée par l’école Bourdieu.C’est surtout au lycée que l’auteurdes Mots demeure un passage obli-gé, alors que l’Université, elle, lemobilise rarement en tant que théo-ricien de la littérature : « Le soupçonporté sur le roman à thèse et le théâ-tre engagé a longtemps dévalorisé cet-te œuvre, au profit d’interrogationsplus formalistes. Comme critique litté-raire, Sartre a été éclipsé. Mais depuispeu, on constate un certain retour dusouci éthique. Et s’il y a bien un pointoù Sartre peut être utile, c’est sur cettequestion du face-à-face entre le mon-de et la littérature, sur ce renouveaud’un engagement qui appelle uneautre réponse que la seule écriture »,note Marielle Macé.

Ancienne élève de l’Ecole norma-le supérieure, cette jeune enseignan-te n’a vraiment découvert Sartreque par raccroc, à la toute fin de soncursus universitaire. C’est-à-dire endoctorat, au cours d’un travail sur legenre de « l’essai » au XXe siècle :« J’ai tout de suite été emportée par leSartre essayiste, qui a su établir unesolidarité très neuve entre style et pen-

sée, entre écriture et concept »,confie-t-elle.

Et c’est cette même énergie stylis-tique, cette même confiance dans laprose d’idée qui séduisent le philoso-phe Elie During : « L’Etre et leNéant peut se lire entièrement com-me un recueil d’exemples, rempli defigures et d’anecdotes. Le garçon decafé, le skieur qui dévale les pentes…Cette prise directe de la philosophiesur les situations les plus ordinaires,

c’est aussi un rapport direct avec lesconcepts. Il y a dans la manière deSartre, en dépit du style dialectique,quelque chose qui s’apparente àl’“art brut”. Sartre, on n’a pas besoinde l’utiliser pour en avoir besoin. Il estlà en cas de coup dur, comme le rap-pel nécessaire que la philosophie estpossible sous sa forme la plus libre »,s’enflamme-t-il.

Et pourtant : ce normalien de32 ans achève une thèse consacréeau trio Bergson/ Wittgenstein/ Poin-caré, et Sartre en est totalementabsent. Tout comme il est absent de

la plupart des travaux et enseigne-ments dans les départements de phi-losophie. Lui qui n’a jamais été« donné » au programme de l’agré-gation, y apparaît au mieux commeun acteur secondaire du grand dra-me phénoménologique européen,derrière les premiers rôles Husserl,Heidegger et Merleau-Ponty. « Sar-tre, c’est un peu le philosophe pourterminales. Après le bac, on se ditqu’il est temps de passer aux choses

sérieuses, et on a presque honte de leciter… », sourit During. Non sansrappeler le curieux statut qui estdésormais celui du penseur existen-tialiste, y compris chez les philoso-phes qui s’y réfèrent : « Il est omni-présent, oui, mais on ne travaille aveclui que sur les bords, à la marge. »

Largement délaissé comme théo-ricien de la littérature et comme phi-losophe, Sartre est-il davantage sol-licité en tant que penseur de l’éman-cipation ? Celui qui prétendaitaccompagner partout la lutte desopprimés est-il mis à l’honneur par

les savoirs « dominés », les discipli-nes « parias » ? Rien n’est moinssûr. Prenons l’exemple des étudesdites « postcoloniales », qui décons-truisent les savoirs européens telsqu’ils se sont constitués à l’âge desempires, en liaison étroite avec lespolitiques de puissance. Sartre y estpeu présent, comme en atteste PapNdiaye, maître de conférences àl’Ecole des hautes études en scien-ces sociales (EHESS) : « On peut letrouver ici ou là, sous la forme depetits coups de chapeaux à l’intellec-tuel anticolonialiste. Mais les pointsd’appui, dans ce domaine, ce sontprécisément des auteurs qui l’ontmarginalisé, et d’abord Michel Fou-cault et Edward Saïd », note cetaméricaniste de 38 ans.

A ses yeux, les textes où Sartrecélébra jadis la « négritude » sontd’ailleurs devenus « illisibles ». Ain-si de la fameuse préface aux Dam-nés de la terre, de Franz Fanon(1961) : « L’exaltation de la “race”noire s’y exaspère dans un quasi-appel au meurtre des Européens. Unetelle radicalité l’a isolé. Cette préfaceest une sorte de monument, souventcité, rarement visité, incroyablementdaté et problématique. Aux Etats-Unis, Fanon est encore lu et discuté,alors qu’en France, on peut dire qu’ila été “plombé” par la préface de Sar-

tre. Quand je parle de Fanon à desétudiants, il faut que j’épelle sonnom… », tranche Pap Ndiaye.

Penseur de toutes les domina-tions, sociales et coloniales, maisaussi sexuelles, Sartre ne semblepas beaucoup plus sollicité par lesthéoriciennes du féminismecontemporain. Exception faite,peut-être, d’un courant venu desEtats-Unis, qui puise dans la Criti-que de la raison dialectique pour éla-borer une doctrine existentialiste(anti-naturaliste et anti-essentialis-te) des identités sexuées : « L’idéeest d’envisager le féminisme commeun mouvement pluriel, au seinduquel émerge un véritable sujet col-lectif : par exemple, le racisme vientmoduler la domination de genre, etune femme afro-américaine d’unmilieu défavorisé ne fait pas la mêmeexpérience de l’oppression sexistequ’une femme blanche de la middleclass. L’essentiel est de comprendreque cette multiplicité des expériencesn’empêche pas la solidarité entre tou-tes les femmes », analyse Elsa Dor-lin, 30 ans, qui vient de soutenir unethèse sur les relations entre sexe,race et médecine à l’âge classique.Cofondatrice du réseau « Efigies »,qui regroupe des jeunes chercheursen « études féministes, genre etsexualités », cette philosophe n’a

pourtant jamais étudié Sartre àl’université : « En cela, je ne croispas être un cas isolé. J’ai croisé Sartrepar des chemins détournés, extrême-ment sinueux. Je l’ai lu toute seule, etpar l’entremise de Simone de Beau-voir ! », confie-t-elle.

Même constat du côté des étudesgaies et lesbiennes, enfin. Tandisque les figures de Derrida, Bourdieuet surtout Foucault y triomphent,Sartre est boudé, voire considéré,dans sa première période, commeun penseur homophobe, ainsi que

l’affirment encore des Entretiens surla question gay qui paraissent cesjours-ci aux éditions H & O (168 p.,15 ¤). Ancien militant du Fronthomosexuel d’action révolutionnai-re (FHAR), Jean Le Bitoux y rappelleaussi, néanmoins, qu’en 1971, c’estdans le journal maoïste Tout !, dontSartre était directeur, que furentpubliés les premiers manifestes duFHAR. Bien plus, un spécialiste com-me Louis-Georges Tin, fondateurde la « Journée mondiale contrel’homophobie » et par ailleursauteur d’une thèse sur la tragédiepolitique au XVIe siècle, considèrequ’en dernier ressort, l’avènementd’une « politique » gay et lesbiennedoit beaucoup plus à Sartre qu’àFoucault.

Pour le comprendre, il convientune fois de plus d’emprunter un sen-tier détourné : « Analysant l’Histoirede la sexualité, Foucault parlaitd’une “hypothèse répressive”, et sem-blait par là mettre à mal la basemême du militantisme homosexuel.Sartre, lui, prend à bras le corps lesquestions de l’aliénation, de la honte,de l’intériorisation du regardd’autrui. Ses psychanalyses existentiel-les permettent de comprendre les posi-tions marginales, celles de l’artiste, del’homosexuel, du nègre ou du juif. Cefaisant, il anticipe sur la notion de“stigmate” chez Erving Goffman, etde “violence symbolique”chez Bour-dieu. Aujourd’hui, tout le monde citeFoucault, mais quand on parled’“homophobie”, qu’on s’en rendecompte ou non, on contourne un cer-tain foucaldisme ordinaire. Et au pas-sage, on récupère Sartre… »

Jean Birnbaum

Mai 1968 : Jean-Paul Sartre à la Sorbonne

Beauvoir et son « cher petit être »La complicité de l’écrivain et de son « charmant Castor »

L es dévots de tous bords vou-draient aujourd’hui que cettehistoire n’ait pas eu lieu, que

ce compagnonnage de toute uneexistence entre Jean-Paul Sartre etSimone de Beauvoir (1908-1986)soit une erreur, voire un menson-ge. Les pieux sartriens aimeraientbien effacer Beauvoir sur la photo,ou tout au moins la reléguer dansun petit coin, et ne craignent pasde dire élégamment qu’elle « aemmerdé Sartre toute sa vie ».

Quant à certaines féministes, ousupposées telles, désormais très cri-tiques à l’égard de Beauvoir, ellesse demandent comment elle a pudemeurer amoureuse de ce« machiste déguisé », en outreassez laid, et comment elle a purenoncer, s’effaçant devant cethomme, à son propre destin de phi-losophe.

Evidemment, ce propos desMémoires d’une jeune fille rangéeleur déplaît infiniment : « C’était lapremière fois de ma vie que je mesentais intellectuellement dominéepar quelqu’un. (…) Sartre, tous lesjours, toute la journée, je me mesu-rais à lui, et dans nos discussions, je

ne faisais pas le poids. » Aveu de fai-blesse, ou lucidité ?

Cette lucidité, que lui dénient cel-les qui la disent « soumise à Sar-tre », Simone de Beauvoir l’a réaf-firmée tout au long de son œuvre,notamment dans son travail demémorialiste, où son talent – plusque dans les romans – est à sonmeilleur. Il s’agit, rappelle-t-elledans La Force de l’âge, de faire, en« un compte-rendu (…) dénué detoute préoccupation morale », lachronique d’une époque et de sapropre vie.

« sa mort nous sépare »A-t-elle vraiment, à cause de

celui qu’elle appelle dans ses let-tres son « bon petit philosophe »,déserté le domaine de la pensée ?« Je savais très bien, précise-t-elledans La Force de l’âge, que monaisance à entrer dans un texte venaitprécisément de mon manque d’in-ventivité. Dans ce domaine, lesesprits véritablement créateurs sontsi rares qu’il est oiseux de me deman-der pourquoi je n’essayai pas deprendre rang parmi eux » ; « Jetenais d’abord à la vie, à sa présen-

ce immédiate, et Sartre d’abord àl’écriture. Cependant, comme je vou-lais écrire et qu’il se plaisait à vivre,nous n’entrions que rarement enconflit. »

L’entente, pendant des années,d’un homme et d’une femme dansl’exercice d’une vraie liberté estinsupportable. Alors il faut tenterde la nier, caricaturer Beauvoir, cequi est fait constamment – avecplus ou moins de talent. Certes, deMémoires d’une jeune fille rangée àLa Cérémonie des adieux (on lui areproché de décrire Sartre maladeet affaibli), en passant par Les Man-darins, elle n’a cessé d’aggraverson cas… Dans Les Mandarins, prixGoncourt 1954, Dubreuilh, person-nage inspiré par Sartre, est décritcomme quelqu’un qui aura « tou-jours l’air aussi jeune à cause de sesyeux énormes et rieurs qui dévo-raient tout ».

« Mme Simone de Beauvoir sedéfend d’avoir écrit un livre à clef,écrivait en 1954 Emile Henriotdans Le Monde. N’y recherchonsdonc pas des ressemblances très pré-cises, mais la situation dans laquelleM. Sartre s’est trouvé est la même

que celle des héros du livre, dansune atmosphère analogue. » Et ilajoutait : « Est-ce donc l’affaire desécrivains de faire de la politique etde vouloir réformer le monde parcequ’ils savent tenir une plume et sontbons au jeu des idées ? Ou faut-ilqu’ils soient condamnés à ne produi-re qu’une littérature de propagan-de ? Voilà le sujet d’un grand livre, etcelui de Mme de Beauvoir (580 pages

de texte serré) en est un ; jusque-là leplus important de l’année. »

A la dernière ligne de La Cérémo-nie des adieux, Beauvoir donne sapropre conclusion de l’aventure :« Sa mort nous sépare. Ma mort nenous réunira pas. C’est ainsi ; il estdéjà beau que nos vies aient pu si long-temps s’accorder. » Des vies qu’on arevisitées, après leur mort à tousdeux, en découvrant leur correspon-

dance. Là encore, les interprétationsdivergent, et beaucoup moquent les« cher petit être », « cher petit vousautre », « mon doux petit », de cellequi signe souvent « votre charmantcastor ». C’est pourtant bien à l’usa-ge de codes mystérieux, de motsjugés ridicules par « les autres »,qu’on reconnaît ceux qui s’aimentdans la complicité.

Jo. S.

Pour la jeune génération, un éclaireur à la margeIls sont trentenaires, chercheurs et spécialisés dans divers domaines, de la littérature à la philosophie en passant par les études gaies et lesbiennes.

Nous leur avons demandé si leur itinéraire intellectuel avait été marqué par la figure et l’œuvre de Sartre

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JEAN-PAUL SARTRE

Sartre et Beauvoir,

en 1947

A l’université, le corpus sartrienconstitue bien davantage un objet d’étude

qu’une ressource théorique

« On n’a pas besoinde l’utiliser pour

en avoir besoin. Il estlà en cas de coup dur,

comme le rappelque la philosophieest possible sous sa

forme la plus libre »

IV/LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005

Page 5: 48772224 SARTRE Jean Paul • Sartre Cent Ans de Liberte Le Monde Des Livres Vendredi 11 Mars 2005

« Il enferme ses personnages »

I l n’est pas excessif de dire queSartre a dominé la scène fran-çaise pendant la dizaine d’an-

nées qui commence en 1943, avantd’être doublé sur sa droite par lethéâtre dit de l’absurde (Ionesco,Beckett, Vauthier…) et sur sa gau-che par le brechtisme, dont la mon-tée en puissance date de la venueà Paris du Berliner Ensemble en1954-1956.

Pendant cette décennie, Sartreconnut une période d’intense pro-duction : sept pièces et autant desuccès. Après Les Mouches, sa pre-mière pièce, montée par Dullin auThéâtre de la Cité, ce fut Huis clos,qui triompha en 1944, Mort sanssépulture et La Putain respectueuseen 1946, Les Mains sales (jouées625 fois d’affilée) en 1948 ; puis LeDiable et le Bon Dieu en 1951 dans

la mise en scène de Jouvet, Kean,d’après Dumas, en 1953. Aprèsquoi fut créé Nekrassov en 1955 etenfin (ou presque, car il y eut enco-re Les Troyennes, adaptées d’Euripi-de, en 1965) Les Séquestrés d’Alto-na en 1959. Nekrassov ne connutqu’un demi-succès (90 représenta-tions) et Les Séquestrés furentjoués 250 fois mais entrèrent enconcurrence avec Les Nègres(joués 330 fois), la pièce de Jean

Genet, l’auteur de théâtre qui, seulde son époque, fascinait Sartre.

Quant à lui, aucune de ses onzepièces n’appartient au mêmegenre et aucun des genres exploi-tés ne l’est sans être adultéré ougauchi, notamment dans le sensd’une théâtralité qui ouvre deshorizons sur bien autre chose queles vieux modèles. Pour prendretoute la mesure de l’importanceontologique que Sartre accorde àla facticité du théâtre, il faut voiravec quelle maestria, dans Huisclos notamment, il jongle avec lesinstances canoniques de la drama-turgie (espace, temps, récit) et lescontraintes techniques de la boîteà l’italienne.

Totus mundus agit histrionem(tout le monde joue la comédie).Cette maxime élisabéthaine, inscri-

te au fronton du Théâtre du Glo-be, à Londres, convient parfaite-ment au jeu de rôles (autre nomde la mauvaise foi) auquel selivrent maints personnages de sonthéâtre en quête ou en fuitedevant eux-mêmes. Si dans Huisclos l’enfer c’est le théâtre, dansKean le feu d’artifice est plusréjouissant puisqu’il démultiplie àl’infini, comme dans les miroirs deLuna Park, les possibilités de

construire son être sur du paraî-tre, sur du rien.

Sartre est un dramaturge quimultiplie les paradoxes et les ambi-guïtés, d’où résultèrent quelquesmalentendus. Le premier para-doxe est d’avoir été philosophe authéâtre et ne pas s’en être caché.

Paradoxe encore du public bour-geois auquel Sartre s’adresse, carses pièces se donnent dans degrands théâtres de la rive droite(Antoine, Renaissance) où il est debon ton de se réunir entre gens dumême monde ; l’intelligence neleur fait pas peur à condition qu’el-le reste dans les limites des conve-nances. Or Sartre est inconvenantet fit souvent scandale : les gensqu’il visait étaient à la fois sur leplateau et dans la salle ! Néan-moins, il n’y avait pas que desbourgeois pour l’applaudir : Sartreet Simone de Beauvoir étaient leshéros d’une jeunesse intellectuellequi ne se laissait inféoder à aucunparti, politique, religieux oumoral.

Sartre prend plaisir à agacer,voire harceler ses pairs aussi bienculturels que politiques en se pla-çant sur le même terrain qu’eux,mais de biais. Il sait tout ce qu’onpeut tirer des vieux mythes en lestransformant en paraboles à dou-ble niveau, un pour la consomma-tion de la fable, l’autre pour l’appli-cation au public du moment : LesMouches restent ouvertes à toutesles interprétations mais, en mêmetemps, déçoivent le désir deconclure nettement sur un projetimmédiatement intelligible. On sedoute bien qu’il y a une obligationde double lecture avec Huis clos,Morts sans sépulture ou Les Séques-trés, mais on aurait aimé, à l’épo-que, être guidé par des balisesplus visibles. Morts sans sépulture,est-ce une pièce sur la Résistance,et Les Séquestrés, sur la guerre d’Al-gérie ou l’Allemagne des annéesde plomb ? Sartre ne le dit pas oudénie le sens que ses contempo-rains y voient.

Ce manque d’univocité n’a paspeu contribué aux malentendus del’auteur avec son public ; il pour-rait, au contraire, susciter l’intérêtdes metteurs en scène et du publicd’aujourd’hui, rebelles à toutendoctrinement idéologique. Cequi compte est moins la multiplici-té des applications que les parabo-

les sartriennes autorisent que leprincipe de contradiction surlequel elles sont construites. Ils’agit de créer l’homme, non d’ana-lyser ce qu’il est : « Le paradoxe dela liberté : il n’y a de liberté qu’ensituation et il n’y a de situation quepar la liberté. » Comment sortir de

ce cercle ? Par un acte, par l’acteque la situation prépare comme unferment de liberté dont certains,trop aliénés, telle la putain Lizzie,ne pourront pas tirer parti. Autre-ment dit, tant que l’acte libre quifonde la part inaliénable de l’hom-me – ce qui n’est pas en antinomieavec un théâtre politique, loin de

là, mais plaçait Sartre passa-blement en porte-à-fauxavec les communistes – n’a

pas été choisi, on peut dire que lasituation n’est pas encore mûre :« La situation est un appel ; ellenous cerne ; elle nous propose dessolutions, à nous de décider. »

Quelle place pour Sartre dans lepaysage théâtral d’aujourd’hui ?Comment faire sauter le verrou

d’une trop belle langue, tropdense, trop tendue pour les capa-cités de réception du spectateurcontemporain ? Affirmer l’actua-lité du message et souligner l’ur-gence d’une réflexion sur la libertéen acte ne suffit pas à séduire. Lesmetteurs en scène qui s’y sont frot-tés ont pris avec le texte de trèsgrandes libertés. Comme s’il fallaitaccepter de rethéâtraliser un lan-gage dont la force même est unhandicap. L’intelligence du théâtrede Sartre est peut-être à ce prix.Dira-t-on que c’est dommage ?

e Historien du théâtre, Michel Cor-

vin est l’un des maîtres d’œuvre de

l’édition en « Pléiade » du Théâtrecomplet de Jean Genet.

« Marivaux aussi, c’est daté... »L e théâtre semble d’abord

intervenir dans la vie de Sar-tre comme une grande néces-

sité, comme un véritable désir. En1940, il dit vouloir « une grandepièce de théâtre avec sang, viol,massacres ». Mais, à en croire LesMots, c’est au cinéma que le jeuneSartre doit ses premières émo-tions esthétiques. Il a un désir cer-tain de faire du cinéma, et est enga-gé par Pathé comme scénariste. Ilaime les personnages forts,comme le cinéma de cette époqueen présente. J’ai toujours ressenti,à la lecture de ses nouvelles et deses romans, un sens aigu deséquences visuelles très cinémato-graphiques. Et la plupart de sespièces s’inspirent de la construc-tion du film policier.

La difficulté, pour un metteuren scène d’aujourd’hui, c’estqu’en deçà des enjeux apparentsdes pièces de Sartre le seul enjeu

réel de cette dramaturgie semble-rait être celui de la culpabilité. Lepersonnage se demande sanscesse s’il a été un salaud, untraître, ou un héros, un homme.C’est en cela plutôt un homme dela volonté qu’un homme du désir.Les personnages de Sartre sontforts ; ils feignent toujours d’être

maîtres d’eux, à défaut de l’êtrede l’univers.

Difficile est aussi pour le met-teur en scène la situation propre àce théâtre, qui a principalementpour enjeu la problématique de lavérité, ou, ce qui est la mêmechose, de la liberté ; ce qui seheurte directement aux exigencesde la scène théâtrale, qui demandeaussi que le personnage mentesans cesse. L’Alceste de Molière, lePère dans Six personnages en quêted’auteur de Pirandello, revendi-quent la vérité à tout prix, maisleur inventeur nous fait compren-dre qu’ils mentent malgré eux.Contrairement à ce qu’il croit, Sar-tre enferme ses personnages dansl’illusion de leur vérité, qui est, fina-lement, la même que celle qu’il asur eux. Redoutable, pour le met-teur en scène, de rendre l’hyperlu-cidité de ces consciences.

J’ai commencé à lire Sartre versl’âge de 16 ans. j’avais travailléavec mes camarades de lycée desscènes des Mains sales (ainsid’ailleurs que le Caligula deCamus), il y a une quinzaine d’an-nées, mais j’étais, je l’avoue, assezgêné par l’abondance de ses indica-tions scéniques.

En vérité, j’étais surtout habitépar ses romans et ses nouvelles, enparticulier par La Nausée : l’hom-me livré aux autres hommes, à l’im-possible transparence, que je res-sentais comme une tentative déses-pérée, propre à un siècle constituéd’horreurs et de situations limites

qui forcent l’homme à assumer undestin. Je garde de ces expériencesl’idée que les romans de Sartreimpliquent une puissante atmo-sphère de la France et de ses ima-ges, et pourraient fort bien s’adap-ter aujourd’hui au cinéma, cepen-dant que l’écriture des nouvellesme semble offrir un mélange inouï

de fantastique et de banali-té dont le théâtre devraitbien trouver les acteurs

capables de le rendre à la scène. Ilnous faut, en tout cas, nous déli-vrer des oppositions forcées entreles écrivains et les penseurs d’unemême époque : Camus contre Sar-tre, Sartre contre Ionesco, Ionescocontre Brecht !

Il est toujours salutaire de sortirde la France pour découvrir com-ment des metteurs en scène et desacteurs étrangers, plus libres, nousfont entendre des œuvres auxquel-les nous sommes devenus sourds.

Ne désespérons pas d’être sur-pris, au théâtre, par de nouveauxsorciers.

e Directeur de la Comédie de Reims,

Emmanuel Demarcy-Mota a récem-

ment mis en scène Six personnagesen quête d’auteur, de Pirandello, et

Rhinocéros, de Ionesco. Il prépare

une lecture radiophonique des Mou-ches, de Sartre, pour France-Culture.

Jean Vilar (à gauche) et Pierre Brasseur dans « Le Diable et le Bon Dieu », mis en scène par Louis Jouvet (1951)

J e me souviens d’avoir été, toutemon adolescence, furieuse-ment sartrien. Et si les gauchis-tes marseillais des années 1960

– mes amis d’alors – souvent semoquaient de ce qu’ils appelaientmon sartrisme, ce qui signifiaitpour eux à peu près « idéalismepetit bourgeois à peine déguisé enmarxisme », peu importait : j’avan-çais. Oh, comme j’ai pu, des heuresdurant, marcher dans les rues endialoguant muettement avec monJean-Paul Sartre à moi ! Sans lui,

jamais je ne me serais éloigné de lavie intellectuellement paresseuseet politiquement convenue que jeconnaissais à 15 ans, et jamais jen’aurais eu, sans lui, assez de forcepour surplomber les grilles de pen-sée qu’il avait lui-même élaborées,et m’avancer par la suite vers lestextes de Heidegger, ou ceux deDerrida.

Alors, un long temps, je l’ai pres-que oublié, et me suis même trouvénaïf de l’avoir tant suivi. C’est queje découvrais l’art du théâtre, etque son théâtre – que je n’avais luque comme autant de dialoguespour réfléchir – me paraissait sou-dain, en tant que théâtre, faible, uni-voque, conventionnel. D’intelligen-tes dramatiques de télé sans plus.Mais je continuais à l’aimer ensecret, et à prendre sa défense si jele voyais attaqué. Je n’arrivais pas àêtre tout à fait ingrat.

Et puis je l’ai relu. Je l’ai relu à lalumière, précisément, du temps quiavait passé, et de ma presque-infi-délité. Et de nouveau – mais autre-ment, donc – j’ai aimé cette écritu-re. Autrement : c’est que sonœuvre avait changé. Il était, entre-temps, devenu un classique. « Sar-tre ? Oh c’est daté ! », disent lesparesseux, ceux souvent qui n’ysont pas même allés voir. Eh bienoui, c’est daté. Mais c’est là peut-

être la chance de cette littérature.Marivaux aussi, c’est daté. EtRacine, et Hugo. L’an 2005 n’estplus le temps de Sartre, et voilàpourquoi nous pouvons mieux lelire. Toute intentionnalité, réelle ouprésumée, de l’auteur a fondu àl’épreuve du temps, et ce qu’il res-te, c’est une écriture précise et flam-boyante.

La Nausée n’est plus, plus seule-ment, un manifeste romancé del’existentialisme ; et Le Diable etle Bon Dieu ne sont plus, plus

seulement, questionnementd’une morale existentielle,mais… du théâtre, c’est-

à-dire un texte ouvert à tous les pré-sents à venir. Et Gœtz, commeRichard III, comme Hamlet, s’estenfin mis à vivre autrement quecomme une marionnette à idéesd’après-guerre. En donnant auxfictions théâtrales de Sartre leurchance de pures fictions, en les pre-

nant au sérieux en tant qu’écriture,on se donne la possibilité d’échap-per à l’univocité, à la simple illustra-tion d’une pensée – et l’on se don-ne, par conséquent, les moyens derevenir à la pensée. Y a-t-il moinsde pensée chez l’auteur dramatiqueShakespeare que chez le philoso-phe Spinoza ?

J’ai voulu monter Le Diable et leBon Dieu comme si la pièce avait étéécrite par un Cervantès ou un Sha-kespeare français dans les années1950 en France. J’ai voulu le lirecomme un classique, comme le tex-te retrouvé d’une légende ancienne,géniale, obsessionnelle et naïve, etdont la naïveté même appelleraitl’intelligence et l’analyse : « l’hom-me qui voulait faire le bien ». Sartren’est plus notre contemporain, c’estsa chance, et c’est la nôtre.

e Daniel Mesguich a monté Le Dia-ble et le Bon Dieu en 2001.

Un théâtre de l’ambiguïtéDramaturge aux multiples paradoxes, l’auteur du « Diable et le Bon Dieu »

prend plaisir à agacer et à brouiller les pistes

L’ŒUVRE DRAMATIQUE EN « PLÉIADE »

JEAN-PAUL SARTRE

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« Il a plus ou moins tout raté »S artre est très lucide et très

conscient de tout, organisé. Ila fait tout ce qui est possible

pour construire l’image d’un génie.Il a dit lui-même que pour cela il fal-lait à la fois écrire des essais, desromans, des pièces de théâtre… Il amagnifiquement réussi son coup.

Ce que je cherche à démolir, c’estla statufication, cette façon de s’éri-ger en génie absolu, alors qu’il aplus ou moins tout raté. Les messa-ges de toutes ses pièces sont extrê-mement embrouillés. Ses formesthéâtrales sont très conventionnel-les, reposant sur le personnage, lecaractère, sur l’avènement d’un faitet ses conséquences. Il est passé àcôté d’une vraie invention person-nelle. Dans un entretien avec Ber-

nard Dort, il déclarait : « Je medemande parfois si le théâtre n’estpas en train de mourir. Rien de cequi s’est passé depuis dix ou vingtans. » Lorsqu’il déclare cela, noussommes en 1979. 1959, c’est l’an-née des Séquestrés d’Altona, sa der-nière pièce. Il est donc en train de

nous dire qu’après lui il ne s’est rienpassé : ni le Leaving Theater, ni Kan-tor, ni Grotowski, ni Bob Wilson…Tout cela est donc nul. Il ne peutsupporter que sa propre produc-tion. Je ne peux pas me laisser pren-dre par tous ces jeux.

Huis clos, c’est presque une piècede boulevard. Elle a été écrite pour

être jouée en province, dans desthéâtres municipaux, pour troisamis à lui qui avaient besoin de tra-vailler. J’ai relevé une phrase deSartre, fatale pour lui : « Le théâtreest devenu un théâtre de metteur enscène, il n’est pas un théâtred’auteur. » Ça, je peux l’accepter,

mais il poursuit : « Or lemetteur en scène est unhomme du réel non de l’ima-

ginaire. » C’est aberrant. C’est jus-tement son travail, au metteur enscène, d’être un homme de l’imagi-naire. On trouve tout le temps ceschoses péremptoires, qui se retour-nent contre lui en fait.

e Claude Régy a monté Huis clos à la

Comédie-Française, en 1990.

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Oser écrire.Faire avancer son écriture.

Ateliers 2005 :inscriptions ouvertes

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Dans la préface du volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » qui

rassemble le Théâtre complet de Sartre, notre collaborateur Michel

Contat, maître d'œuvre de cette édition, prédit : « On va redécouvrirsur scène le théâtre de Sartre, dans ses œuvres vives. Sa tension, sonhumour, ses excès, sa sobriété, sa vive intelligence de notre temps. »L'existence de ce volume donnera à cette « redécouverte », si elle

doit advenir, un instrument fiable et exhaustif. Outre les pièces

connues, on y trouvera la première que Sartre ait écrite (à la fin de

1940, au stalag de Trèves), Bariona, une esquisse (La Part du feu) et

les documents sur un projet jamais réalisé, Le Pari. D’importantes scè-

nes inédites, de nombreux documents et annexes éclairent à la fois

la genèse et la réception du théâtre de Sartre.

e Gallimard, 1 664 p., 57,50 ¤ jusqu'au 30 juin, 65 ¤ ensuite

a Michel Corvin

a Daniel Mesguich

a Claude Régy

a Emmanuel Demarcy-Mota

LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005/V

Page 6: 48772224 SARTRE Jean Paul • Sartre Cent Ans de Liberte Le Monde Des Livres Vendredi 11 Mars 2005

VI/LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005

Accompagner sans adhérer

E n leurs vertes années norma-liennes, au milieu des années1920, Jean-Paul Sartre et Ray-

mond Aron avaient, sur le mode dela plaisanterie, conclu un pacte :celui des deux qui survivrait àl’autre rédigerait sa notice nécrologi-que pour l’Annuaire des anciens élè-ves de la rue d’Ulm. Mais les décen-nies d’un siècle tourmenté s’écoulè-rent ensuite et désagrégèrent cetteamitié de jeunesse, à tel point que,quand le premier partit, enavril 1980, le second écrivit dansL’Express : « L’engagement ne tientplus. » Un tel constat ne prenait passeulement la mesure d’affinités élec-tives initiales peu à peu métamor-phosées en inimitié durable, il pre-nait surtout acte du fossé que l’His-toire avait entre-temps creusé. Cartelle est bien la clé de ce chassé-croi-sé affectif : il s’est doublé d’un désac-cord idéologique croissant entre lesdeux hommes, qui, de surcroît,devinrent au fil du second demi-siè-cle les figures de proue des deuxcamps idéologiques en présence.Largement à leur corps défendant,ils devinrent les héros éponymesd’une guerre de trente ans qui divisale milieu intellectuel français, de laLibération au milieu des années1970.

Raymond Aron l’avait, du reste,pressenti dès 1956, observant dès cemoment, dans un article de Preu-ves : « Que, dans notre génération,aucune amitié n’ait résisté aux diver-gences d’opinion politique, que lesamis aient dû politiquement changerensemble pour ne pas se quitter, est àla fois explicable et triste. » Et, de fait,cette génération de 1905 connutune destinée historique très dense.Certes, elle eut l’immense chance,étant née avec le XXe siècle, d’êtreépargnée, à quelques années près,par le coup de faux de la GrandeGuerre. En revanche, ses membresparcoururent ensuite le reste de leurâge en affrontant tour à tour la mon-tée des périls au fil des années 1930,

les épreuves de la défaite de 1940 etde l’Occupation, puis, sans que l’His-toire reprenne alors son souffle, laguerre froide et la décolonisation.

Ce sont ces deux derniers typesde conflits qui constituèrent autantde brisants sur lesquels se fracassal’amitié Sartre-Aron. Assurément,l’histoire intellectuelle française duXXe siècle est jalonnée de biend’autres relations brisées qui setransformèrent parfois en duels –ainsi Sartre et Camus –, et notam-ment à l’époque de la guerre froideet des débats autour du communis-me puis au moment de la guerred’Algérie, mais Sartre et Aronavaient le même âge et étaient issus

d’un même terreau intellectuel. Ducoup, faire l’histoire de leurs traver-sées respectives du siècle n’est passeulement établir la relation d’uneamitié brisée – phénomène, audemeurant, banal dans le milieuintellectuel, et pas seulement partemps de forte houle historique –,mais permet aussi la localisation desgrandes tempêtes qui ont agité cemilieu.

Cela étant, l’étude du « Sartron »ne fournit pas seulement ainsi unesorte de papier chimique se colo-rant fortement dans ces phasesaiguës de débats idéologiques. Ilconvient aussi d’observer que,quand vint le temps, entre les deuxhommes, d’un long affrontement –des débuts de la guerre froide auxdésillusions idéologiques de la findes années 1970 –, le rayonnementde l’un et de l’autre ne fut jamais de

même intensité au même moment.Et ce différentiel de rayonnementconstitue un autre papier chimique,rendant compte des grandes phasesde domination idéologique successi-ves dans la France du XXe siècle.

On le voit, Sartre et Aron existentpar eux-mêmes, tant par leur per-sonnalité et leur œuvre propres queparce qu’ils sont devenus des figu-res tutélaires de leurs camps respec-tifs, mais ils constituent aussi, à tra-vers leur face-à-face, des indica-teurs tout à la fois d’amplitude dehoule historique et d’intensité deradiation idéologique.

Longtemps, Sartre figura au firma-ment : son rayonnement, plusieursdécennies durant, autorise à parlerdes « années Sartre », période desuprématie idéologique des gau-ches intellectuelles, que RaymondAron estima en 1955 grisées parl’Opium des intellectuels, en d’autrestermes le marxisme. Dès 1945, Jean-Paul Sartre, dans la première livrai-son des Temps modernes, avait théo-risé le « devoir d’engagement », et sanotoriété rapidement acquise luipermit d’incarner le type de l’intel-lectuel de gauche progressiste, alorsstatistiquement et idéologiquementdominant dans ses différentesvariantes. Puis vint, à la fin desannées 1970, une véritable inver-sion des rôles : Aron, à la fin de savie, se trouva propulsé sur le devantde la scène, au moment où Sartrecommençait à connaître un déficitd’image. Car l’inversion des rôless’accompagnait d’un changementd’emploi : Sartre, longtemps promuau rôle d’oracle, apparaissait désor-mais, et pas seulement aux yeux deses adversaires de toujours, commeune sorte de pythie incongrue,ayant souvent diagnostiqué et pro-nostiqué à contretemps. Et la seuleligne de défense de ses sympathi-sants en dira long sur l’état de trou-ble profond dans lequel se trouvaitle milieu intellectuel français à cettedate : mieux valait avoir tort avecSartre, proclama-t-on, que raisonavec Aron. Les historiens du futurresteront à coup sûr perplexesdevant une telle phrase, qui, d’em-blée, réduisait à néant la légitimitéde la place du clerc, dont l’avis avaitété considéré comme important par-ce que procédant, au moins en théo-rie, de la raison. Cette phrase, parson excès même, reflétait bien cettesorte de querelles d’images qui, aubout du compte, avait accompagnéle débat franco-français.

Ce qui fait, du reste, qu’à bien deségards le débat est resté actuel. Lespartisans d’Aron ont fait valoir que

sa pensée fut sans cesse greffée surl’histoire-se-faisant, et qu’elle tentade lui donner une signification sanspour autant invoquer un quelcon-que sens de l’Histoire. Au reste, lui-même l’écrira en 1983 dans l’épilo-gue de ses Mémoires : « A supposerque quelqu’un se donne la peine deme lire demain, il découvrira les analy-

ses, les aspirations et les doutes d’unhomme imprégné par l’Histoire. »Pour Sartre, le cas de figure est singu-lièrement plus complexe. On doit àJacques Audiberti cette jolie formuleà son propos : « Un veilleur de nuitsur tous les fronts de l’intelligence ».La phrase, assurément, peut êtredétournée par les partisans aussibien que par les adversaires du philo-sophe. Les uns insisteront sur la vigi-lance constante du « veilleur »,mobilisé, trente-cinq ans durant,dans de multiples combats. Les

autres souligneront qu’il y a péril enla demeure quand le gardien rêveéveillé, sans prendre vraiment gardeà la réalité des choses ou commedétaché de cette réalité ; ou pis, lors-qu’il est somnambule. Aron auraitpensé l’Histoire, Sartre l’auraitrêvée : l’Histoire, donc, non tellequ’elle est mais telle qu’elle devrait

être.En même temps, l’histo-

rien doit se méfier de ce typede formule définitive. Ce qu’ensei-gne l’analyse du « Sartron », c’estaussi que la querelle d’images a tou-jours été tributaire du climat idéolo-gique et du contexte historique desépoques successives. D’où deux pha-ses très tranchées : longtemps Ray-mond Aron souffrit d’un réel ostra-cisme de la part d’une large partiedu milieu intellectuel, tandis que l’as-tre Sartre y rayonnait. Puis, au débutdes années 1980, on observa une sor-te de retour des cendres de Camus –lui aussi en partie ostracisé vingt ans

plus tôt –, tandis que commençaitpour Sartre une manière de descen-te aux Enfers au moment même oùRaymond Aron, après sa mort,gagnait directement le paradis despenseurs. Ce fut donc toujours, maisà tour de rôle, au regard du milieuintellectuel, l’hallali pour l’un et leWalhalla pour l’autre. L’historiendoit donc tenir compte du relativis-me de ces images successives. Pourautant, faire un tel constat ne doitpas conduire à verser dans une sorted’œcuménisme lénifiant. L’intellec-tuel engagé, se voulant un acteur del’Histoire, est ensuite passible nondes tribunaux de l’Histoire, quin’existent pas, mais de l’analyse rai-sonnée des conséquences de sesécrits et de ses actes sur la vie etl’avis de ses contemporains.

e Directeur du Centre d’histoire de

Sciences-Po. Auteur de Sartre etAron. Deux intellectuels dans le siècle,

Fayard, rééd., coll. « Pluriel », 1999.

I l s’est trompé, toujours trompé » :depuis vingt-cinq ans ans, unesartrophobie s’est installée dans

un climat de restauration idéologi-que. La dénonciation revancharde aparfois tourné au révisionnisme insi-dieux transformant Sartre en colla-borateur, stalinien et terroriste. Letribunal de la bonne conscience ajeté le discrédit sur une œuvreimmense et multiple, oubliant queles vérités n’ont de sens qu’en situa-tion. A l’écart des imprécations, unehistoire sans moralisme permettraitd’éclairer plus justement des trajec-toires provoquées par les chocs dela violence collective.

La guerre a coupé la vie de Sartreen deux. Avant 1939, l’individua-lisme désabusé tempérait sa sympa-thie pour les défilés du Front popu-laire, son indépendance d’écrivainl’emportait. La politique alors,c’était les notables de la IIIe Républi-que et le jeu opaque des forces ano-nymes. Tout bascule avec la mobili-sation militaire, cette réquisitionbrutale d’une existence jetée dans laguerre incontrôlable. L’Histoire col-lective fond sur l’individu soudaindéniaisé par l’épreuve d’une mise ànu. Le philosophe qui avait sage-ment étudié la phénoménologie àBerlin en 1933 fait brusquement l’ex-périence de l’ennemi radical etd’une possible solidarité par le bas.Le premier texte politique, issu de

cette conversion au social, est unepièce de théâtre d’inspiration bibli-que, Bariona ou le fils du tonnerre,destinée à ses camarades prison-niers. L’ironie antipolitique del’avant-guerre a laissé place au styleallégorique, mais de retour à ParisSartre échoue à manifester concrète-ment son antipétainisme et suppor-te passivement l’Occupation. C’est àla Libération qu’il construit un enga-gement volontariste dont Les Tempsmodernes constituent l’acte fonda-teur. Son objectif déclaré est l’éman-cipation totale de l’homme, que laguerre a confronté au Mal absolu :une libération non seulement

politique mais aussi biologique,économique et sexuelle !

L’extrême activisme de Sartredéploie une ambition salvatrice, à lafois nouée à une stratégie d’hégé-monie intellectuelle et en opposi-tion systématique à toute reconnais-sance institutionnelle. Il assuma parconséquent le désaveu de l’histoirecomme le risque d’un pari public etsolitaire sur l’avenir indéterminé.Plus anti-anticommuniste que com-muniste, il interrompit spectaculai-rement ses quatre ans de compa-gnonnage avec le PCF en 1956, lorsde l’invasion soviétique de la Hon-grie. En 1960, l’euphorie cubaine nel’empêcha pas de prévenir ses amisrévolutionnaires : « Vous avez votreterreur devant vous. » Et en 1979, ilsoutint les boat people fuyant lecommunisme après avoir été l’undes plus virulents contempteurs de

la guerre du Vietnam. Sartre accom-pagne, il n’adhère pas. Ses engage-ments accordent un crédit au désird’émancipation sans interdire laconscience critique : ils témoignentd’un espoir et d’une générositélivrés aux contradictions des véritésen devenir.

Mais au nom de quoi Sartre s’en-gageait-il, s’il ne croyait pas auxvaleurs universelles ? Assurément, ilsondait l’homme tapi dans le sous-homme, et donnait une parole auxsans-voix. Contre l’universalismeabstrait qui nie les différences,contre les idéologues de l’enracine-ment, il analysa dès 1945 la situa-tion des juifs et dénonça l’antisémi-tisme français sous ses formes décla-rées ou larvées. Quelques annéesaprès, c’est l’universalisme menteurdes Européens qu’il attaque dansses nombreux textes contre lacolonisation. Certes, horrifié par latorture d’Etat, il n’évita pas la suren-chère en justifiant le meurtredémiurgique par lequel le sous-hom-me colonisé devient un homme auxdépens du colon. Pour autant, il neparlait pas à la place des opprimés,et destinait sa fureur verbale auxoppresseurs, dont il ne s’excluaitpas. Sartre ne sort pas alors d’unelogique de la violence et de lacontre-violence. On s’abuseraittoutefois de croire que l’activismepolitique de Sartre, notammentcelui de ses dernières années « gau-chistes », a été motivé par la fascina-tion de la terreur. Son soutien aux

maos français révèle les deuxmobiles de ses engagements : l’anti-autoritarisme et la révolte morale.

Si une continuité pouvait êtrerepérée dans les traversées politi-ques de Sartre, elle résiderait dansson anarchisme. Orphelin de père, iln’a pas appris l’obéissance. Liber-taire, il préfère la révolte à la révolu-tion et ne s’intéresse qu’aux mouve-ments qui pulvérisent la gangue,l’« en-soi » ou la « série ». La dimen-sion morale d’une telle rébellion nevient donc pas d’un idéal éthique,mais prend sa source dans l’indigna-tion agissante devant l’inhumain. Etla politique commence dès qu’estassumée cette marge de liberté quipermet à chacun de ne pas rester àla place qu’on lui assigne. Politiquede la relation à l’autre, du désir, del’action, de l’art, elle engage toutl’homme dans le moindre des choix.

Cette responsabilité absolueappartient-elle à une époque révo-lue ? Elle reste sans doute hantéepar la référence aux horreurs et auxlâchetés de la deuxième guerre mon-diale. Mais, une fois chassés les spec-tres du messianisme politique, l’en-gagement sartrien nous rappelleque les jeux ne sont jamais faits,que l’histoire humaine ne se résumepas à celle de la nature, de la structu-re et de l’économie. Ni modèle niépouvantail, une telle politique estl’antidote au réalisme cynique toutcomme au prophétisme alarmé. Elleconjugue la résistance à l’inaccep-table et l’ouverture à l’inédit.

Sartre-Aron, les frères ennemisTrès liés au temps de leurs années normaliennes, les deux philosophes

se sont ensuite considérablement éloignés

RAYMOND ARON, 1905-1983

Sartre et Aron. Dessin de presse réalisé par Tim et paru dans l’Express

(14-20 février 1981).

tim

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xpr

ess/

edit

ing

Sur les toîts

de la rue d’Ulm.

Sartre est assis

sur la cheminée.

Nizan et Henriette

Alphen, qu’il

épousera en 1927,

sont debout, au

premier plan

a Jean-François Sirinelli

JEAN-PAUL SARTRE

Largement à leur corpsdéfendant,

ils devinrent les héroséponymes d’une guerre

de trente ans

Raymond Aron est né le 14 mars 1905 à Paris. Elève à l’Ecole normale

supérieure de 1924 à 1928, il est d’abord proche des Etudiants socialis-

tes, avant de rejoindre Sartre dans le groupe des non-engagés. Il sou-

tient, en 1938, sa thèse, Introduction à la philosophie de l’histoire. Dès

juin 1940, il rejoint Londres. A partir de 1946 il fait le choix du journa-

lisme politique, d’abord à Combat puis au Figaro. Elu à la Sorbonne en

1955, il crée en 1961 le Centre de sociologie européenne. En 1974, il sou-

tient Valéry Giscard d’Estaing, puis, quatre ans plus tard, fonde la revue

Commentaires. En 1977, après avoir rompu avec Le Figaro, il inaugure sa

tribune à L’Express. Enfin, en 1983, l’année de sa mort (le 17 octobre), la

publication de ses Mémoires parachève son itinéraire.

a François Noudelmann

Page 7: 48772224 SARTRE Jean Paul • Sartre Cent Ans de Liberte Le Monde Des Livres Vendredi 11 Mars 2005

LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005/VII

Mars 1960, Cuba. Sar-tre trace les derniersmots de sa préface àAden Arabie, pam-phlet de Nizan bien-

tôt réédité par François Maspero.Au début de l’été, sa série de repor-tages dans France Soir, « Ouragansur le sucre », le montre frappé parl’« intransigeance » des jeunes res-ponsables politiques cubains. Cettemythification de la jeunesse offreune parenté avec l’image de fidélitéet d’irréductibilité de Nizan brosséedans la préface. Dans ces reporta-ges, c’est bien un fantôme possiblede Nizan que l’on découvre sous lestraits de Castro ou Guevara, com-me ce fut le cas avec Albert Memmi,Henri Alleg et André Gorz, commece le sera avec Frantz Fanon.« L’amitié (…) plus orageuse qu’unepassion », décrite par Sartre dans unroman de jeunesse, éclate avec fer-veur dans la préface à Aden. Elle ahanté toute sa vie.

On se rappelle toujours la premiè-re rencontre. Elle a lieu en 1917, en5e, à Henri-IV. Mais c’est en 1920qu’ils deviennent amis. Classe prépa-ratoire à Louis-le-Grand (1922), Eco-le normale supérieure (1924) où ilssont « co-thurne » : on ne s’en-nuyait pas, avec eux, du côté de laplace du Panthéon – jamais les der-niers pour un canular. Nitre-Sar-zan : amis inséparables rivalisant delectures et de férocité envers leurscondisciples. Menés par la mêmeambition : vouer leur vie à l’écriture.

Alors, ils écrivent, seuls, à deux

voix, ou en collaboration avecd’autres. La Revue sans titre accueilleleurs premières publications, en1923. Une nouvelle (« L’Ange dumorbide »), le début d’un roman,pour Sartre. Deux contes (dont« Complainte du carabin qui dissé-qua sa petite amie en fumant deuxpaquets de Maryland »), une criti-que littéraire, pour Nizan. En réfé-rence à « L’Ange du morbide », lepersonnage représentant en partieSartre dans Le Cheval de Troie (1935)s’appellera Lange. Quant à Sartre, ilrelatera l’épisode de La Revue sanstitre et son amitié pour Nizan dansson roman non publié, La Semenceet le Scaphandre (1923).

Seul Nizan continue à publier.Puis, après plusieurs mois à Aden, iladhère au Parti communiste à la fin1927 – décision conditionnant savie, et son destin. A la même épo-que, il se marie avec HenrietteAlphen (témoins : Sartre et Aron).En 1928, les deux amis révisent la tra-duction française de la Psychopatho-logie générale de Karl Jaspers. En1929, Sartre est premier à l’agréga-tion de philosophie, Nizan, cinquiè-me. Beauvoir, deuxième, est appa-rue dans le groupe quelques moisauparavant. Les deux couples pas-sent de nombreux moments às’amuser. Deux films, tournés vers1932 par le frère d’Henriette, sur desscénarios des deux hommes, pou-vaient en attester : Tu seras curé etLe Vautour de la sierra. Ils ont mal-heureusement été perdus.

Nizan collabore à des revues d’im-portance, dont Europe. En 1930, ildevient conseiller littéraire de PierreLévy, directeur des Editions du Car-refour, qui publient la revue Bifur.Dans le numéro de décembre figureune ébauche du pamphlet LesChiens de garde (1932). Dans celuide juin 1931, un texte de Sartre,« Légende de la vérité », introduitpar Nizan : « Jeune philosophe. Pré-pare un volume de philosophie des-tructrice. »

Vient l’enseignement, en 1931. ABourg-en-Bresse, pour Nizan ;au Havre, pour Sartre. Expérience

brève pour le premier : à la rentrée1932, il devient permanent du PC,Début décembre, il signe sa premiè-re critique littéraire à L’Humanité.Sa vie sera celle d’un journaliste,d’un militant, d’un écrivain. Une viedont Sartre est alors éloigné. En1934, Nizan part un an en URSS. Le30 juin 1935, il devient rédacteurpolitique à L’Humanité, puis, enmars 1937, responsable de la politi-que étrangère à Ce soir.

Leurs relations s’espacent : pourcause d’un emploi du temps chargéde Nizan, assurément ; en raison dumanque d’engagement de Sartre,également. Henriette note que Paulet elle sont plus proches de Malraux

en 1936, Sartre et Beauvoirleur apparaissant « tout àfait hors du coup ». En

juillet 1938, les Nizan emmènentSartre voir un film sur la guerre d’Es-pagne : il écrit à Beauvoir qu’ils sont« emmerdants comme la pluie ».

1938, premier roman de Sartre(La Nausée) ; troisième roman deNizan (La Conspiration). L’entrée deSartre en littérature inaugure desclins d’œil dans leurs œuvres respec-tives, témoignant d’une amitié tou-jours vivace. Un « gendarmeNizan » apparaît dans La Nausée,auquel répond un « commandantSartre » dans La Conspiration, puisun « général Nizan » dans L’Enfanced’un chef. 1938, c’est également lesdébuts de Sartre critique littéraire, àLa NRF, en février. Nizan ouvre lebal, dans sa brève rubrique de Cesoir. « M. Jean-Paul Sartre, qui est, jecrois, professeur de philosophie »,commence-t-il, complice ; mais s’il ysalue le « romancier philosophe depremier plan », c’est pour assurerque ses « dons » devraient le condui-re à « s’engager dans les grandesdénonciations ». Sartre, lui, dévelop-pe dans La NRF une étude minutieu-se du roman. Laudative, elle exaltenotamment son talent d’écriture,dans une conclusion aux derniersmots célèbres : « Un style de combat,une arme. »

Arrive la guerre. Et la dernière ren-contre entre les deux hommes, parhasard, sur le port de Marseille. Lafamille Nizan part en vacances enCorse. Sartre et Beauvoir sont à la

terrasse d’un café. Nizan estconvaincu de l’imminence d’unaccord anglo-franco-soviétique :« L’Allemagne sera à genoux ! » Quel-ques semaines après, il apprend, stu-péfait, la signature du pacte germa-no-soviétique (23 août). Après l’inva-sion de la partie orientale de la Polo-gne par l’URSS, il annonce sa démis-sion du Parti à Jacques Duclos parune brève lettre, publiée par L’Œu-vre le 25 septembre. Dès lors, lescalomnies contre cet « ex » vont semettre en marche.

Quels furent les échanges entreles deux hommes ? Nous n’ensavons malheureusement presquerien, leur correspondance ayant étéperdue. Le 30 mai 1940, Sartre note,en bas d’une lettre à Beauvoir : « J’aipeur que Nizan, qui s’était“habilement” fait verser dans le corpsexpéditionnaire anglais, ne soit en Bel-gique. » Le 23 mai, Nizan a trouvé lamort, à Recques-sur-Hem, dans lePas-de-Calais. Le 21 juin, Sartre estfait prisonnier et transféré dans unstalag à Trèves, dont il sera libéré enmars 1941. A l’automne 1940, Hen-riette est partie se réfugier aux Etats-Unis, avec ses enfants ; elle appren-dra la mort de Paul début 1941.

En janvier 1945, Sartre est auxEtats-Unis, envoyé spécial de Combatet du Figaro. Il fait part à Henriette dela rumeur colportée par le Parti com-muniste : Nizan était un traître. Suiteà L’Existentialisme (1946) d’Henri Lefe-bvre et à des propos d’Aragon repre-nant les calomnies, Sartre rédige uneprotestation, sommant le Conseilnational des écrivains de fournir lespreuves de ses allégations. Signéepar 26 intellectuels, elle paraît notam-ment dans Combat en avril 1947.Bien entendu les preuves jamais nevinrent. Dans sa préface à Aden, Sar-tre reviendra avec virulence sur cette

« conjuration d’infirmes » ayant vou-lu « escamoter » Nizan.

L’après-guerre inaugure la notorié-té de Sartre existentialiste, son enga-gement total. Dans sa préface, onrelève : « C’était moi, tout aussi bienqui écrivais dans Ce soir les leaders depolitique étrangère. » Le Sartre jour-naliste s’épanouissant après guerreempruntera nombre de motifs thé-matiques, lexicaux et stylistiques aujournaliste Nizan. Le militant Nizanne cessera d’être aux côtés du Sartreengagé, avec plus ou moins de forceet de différences suivant la période.Sa figure inspirera le romancier desChemins de la liberté comme le dra-maturge des Mains sales ou deNekrassov. Il manquera toujours, enrevanche, et les traces fictionnées etle témoignage de Nizan sur son« petit camarade ». La vie en a décidéainsi.

Universitaire, Anne Mathieu dirige la

revue Aden-Paul Nizan et les

années 1930 ainsi que l’édition criti-

que des articles de Paul Nizan en qua-

tre volumes aux éditions Joseph K ;

un premier volume vient de sortir sur

les quatre prévus.

L’impasse de la morale

Nitre et Sarzan, la fraternité uniqueIls s’étaient rencontrés en 1917, à Henri IV. Jusqu’à la mort de Paul Nizan, en mai 1940,

leur amitié fut, selon le mot de Sartre, « plus orageuse qu’une passion »

S i Dieu n’existait pas, tout serait permis. » Cettephrase de Dostoïevski, Sartre en change la pers-pective : Dieu, effectivement, n’existe pas, pour-

tant tout n’est pas permis. Un ciel vide n’implique pasque ma liberté débouche sur la barbarie. Mais pour-quoi ? Et comment ? Au nom de quoi, et sous quelleforme, une morale demeure-t-elle possible ? Ces ques-tions n’ont cessé de hanter Sartre, philosophe commeromancier, militant comme dramaturge. De La Nau-sée à la Critique de la raison dialectique, de Saint Genetau Flaubert, même série de préoccupations : com-ment une liberté peut-elle agir sur le monde, s’inscriredans l’histoire, s’unir à d’autres, se perdre dans lesmalentendus, se ressaisir et continuer à s’inventer tou-jours en agissant ?

Sartre a bien tourné autour de cet enchaînement deproblèmes, mais sans parvenir à trouver une issue vrai-ment satisfaisante. En 1943, L’Etre et le Néant s’achèvesur l’annonce d’un prochain ouvrage : une morale. Cetexte annoncé n’a jamais vu le jour. Sartre a rédigé sixcents pages de brouillons, en 1947 et 1948, avant deles abandonner. Ces Cahiers pour une morale, éditésen 1984 à titre posthume, indiquent l’ampleur de satentative autant que son échec.

Cette impasse s’explique par le nombre de difficul-tés et de contraintes rassemblées. Se défaisant de tou-te loi divine, Sartre se débarrasse également des mora-les philosophiques fondées sur un « ordre divin » dumonde, de Platon aux stoïciens, ou de Descartes à Spi-noza. Refusant toute forme de nature humaine, il s’in-terdit aussi le recours aux morales sans Dieu qui, deHolbach à Rousseau, ou à Stuart Mill, reposent surune nature supposée. Enfin, voulant tenir compte del’histoire concrète et changeante, refusant de réduirela liberté à une abstraction, déclarant « il n’y a demorale qu’en situation », il ne peut adhérer au formalis-me de Kant et à l’idée que toute action doit se réglersur une maxime universelle.

réalité à construireLa réflexion des Cahiers pour une morale est centrée

sur les relations entre ma liberté et celle de l’autre, etsur leur inscription dans l’action historique. Sartreécarte le cas où ma liberté serait infinie et celle del’autre nulle (la violence pure) et celui, symétrique etinverse, où ma liberté serait nulle et celle de l’autre(Dieu, souverain ou maître) infinie. Seul « l’appel »indique une réalité à construire. Si je propose à l’autred’entreprendre avec moi une action précise (empê-

cher cette guerre qui menace), je reconnais notre fragi-lité et notre finitude communes. Je prends aussi le ris-que de son refus. Quant à l’action, elle sera nôtre etnon mienne, dans une réciprocité concrète.

La « conversion », à laquelle Sartre consacre la findes Cahiers, est une notion plus essentielle encore.Cette conversion consiste à vouloir le monde, et nonplus les valeurs. Si je subordonne mon acte à un butextérieur (faire le bien, ne pas mentir, être coura-geux), je suis déjà aliéné : je me transforme en moyenpour réaliser cette valeur universelle. La liberté n’exis-te, au contraire, qu’en se faisant. Elle se découvre elle-même à travers ses œuvres, et elle assume le monde,même (et surtout) quand il lui échappe. Je faisais toutpour éviter la guerre, mais « si elle éclate je dois lavivre comme si c’était moi qui l’avais décidée ». Mieuxencore : je vais considérer cette guerre (même si jecontinue à lutter contre, au risque de ma mort) com-me « une chance de dévoilement du monde ». Telle estla « conversion » dont rêve Sartre à cette époque.Elle est traversée par la joie, comme toute penséed’envergure.

Cette acceptation totale est aux antipodes de la rési-gnation : c’est par moi que le monde vient à l’être. Ain-si, « dans l’humilité de la finitude », je retrouve « l’exta-se de la création divine ». C’est dans cette optique qu’ilfaut comprendre la formule, inattendue sous la plumede Sartre : « L’absence de Dieu est plus divine queDieu. » En me perdant sans réserve dans l’action etdans les autres, en aimant ce don, j’ai quelque chanced’en recevoir, plus encore que mon identité rétrospec-tive, un point de vue singulier me découvrant l’absolu.Plus tard, Sartre jugera cette conception « mysti-fiée », et incapable aussi de penser ensemble moraleet histoire.

Toutefois, quand on relit aujourd’hui ce grosvolume, on peut trouver une continuité frappanteentre cette morale, entrevue puis abandonnée, et l’in-térêt final de Sartre pour le messianisme juif, donttémoignent ses entretiens controversés avec BennyLévy (1). En suivant cette piste, on lirait sans douteSartre autrement. Sa morale politique apparaîtraitalors sous un jour différent.

Roger-Pol Droit

(1) L’Espoir maintenant. Les entretiens de 1980. Verdier, 1991.Voir également sur ce point le volume qui vient de paraître :Benny Lévy, la cérémonie de la naissance, où Gilles Hanus a ras-semblé des textes épars (Verdier, 120 p., 12 ¤).

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JEAN-PAUL SARTRE

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Nizan à Aden, décembre 1925

Dans sa préfaceà « Aden »,

Sartre reviendraavec virulence

sur cette « conjurationd’infirmes »ayant voulu

« escamoter » Nizan

a Anne Mathieu

Page 8: 48772224 SARTRE Jean Paul • Sartre Cent Ans de Liberte Le Monde Des Livres Vendredi 11 Mars 2005

La figure de Sartreconcentre de manièresaisissante les aspectsessentiels d’un tempsd’oscillation, d’hésita-

tion et de décision tout ensemble,pendant lequel a pivoté le coursde la praxis philosophique aumilieu du XXe siècle – et avec lui lerapport de ce siècle à sa proprehistoire, à sa propre dispositionenvers lui-même ou envers lemonde, ses possibles et ses exigen-ces. Sartre et le rapport à Sartreauront caractérisé ce qu’on peutconsidérer comme le bascule-ment du XXe siècle « en lui-mêmeenfin », et l’ouverture en lui d’unesituation nouvelle.

Cette configuration exemplairepeut être esquissée – sans ambi-tion d’analyse – à partir de quel-ques traits.

Le premier serait celui de la lectu-re de Husserl et de Heidegger. ParSartre, ce qui était resté relative-ment cantonné à l’Allemagne (puisexpulsé par elle) et relativementaussi borné à l’Université accédaità un statut nouveau : celui où laphilosophie porte visiblement saprise au milieu du réel de l’histoire,de l’ethos et de l’agir. Sans doute, il

fit de Heidegger une lecture tribu-taire de postulations écartées d’em-blée par ce dernier, et, pour le dired’un mot, il substitua une simpleantécédence de l’existence sur l’es-sence à la négation franche de tou-te essence et à la récusation de« l’être » substantiel. Bataille,Beaufret, Granel et Derrida durentreconquérir cette récusation et la« déconstruction » de l’ontologie.Mais ils le purent, en partie aumoins, parce que déjà Sartre avaitfrayé le chemin.

Dans la lecture de Heidegger (etdans celle de Husserl, mais il fau-drait ici déborder vers Merleau-Ponty) ne se jouait pas tant le rap-port à un auteur que plus profondé-ment la conception même de lapensée et singulièrement son ordi-nation consensuelle à un humanis-me des « valeurs » ou de la produc-

tion d’un « homme total » lui-même valeur absolue. Sans hasard,un texte de Derrida consacré à Sar-tre s’intitulait en 1972 « Les fins del’homme » et travaillait expressé-ment l’ambiguïté de ce titre poséentre Sartre et Foucault.

Un autre trait tiendrait au rap-port avec la psychanalyse. Tout ens’opposant à Freud, Sartre ouvraitau milieu de la tradition de la« conscience » la possibilité dedéplacer le « sujet » non pas versune sous-conscience, mais vers letissu des rapports de forces et designifiance dans lesquels peut sur-gir le point fugace d’une singula-rité. Là encore, Bataille, Foucault,Deleuze et Derrida allaient abor-der de manière autrement décidéece que Lévi-Strauss nommait dès1962, en discutant Sartre, le« monde de la communication »,où ce mot devait être compris nonpas comme intersubjectif maiscomme antésubjectif et transcen-dantal ou structurant. Là encore,Sartre se sera tenu sur la limite,sur la ligne de partage des eaux.La « structure » ouvrait sur unsens non donné, là où pour lui ilrestait au fond prédonné (comme« liberté » par exemple).

Un dernier trait (pourabréger) serait à prendredans ce rapport à la littéra-

ture qui fit de Sartre un Janus iné-dit. Personne avant lui n’avait étéécrivain autant que philosophe, etpersonne n’avait à ce point(depuis le romantisme) philoso-phé sur la littérature. En un sens,ce mélange ou plutôt ce frotte-ment des genres sous une mêmeplume ne dérangeait rien au par-tage clair des registres théoriqueet fictionnel.

Néanmoins, c’étaient bel et bienà la fois le mode d’exposition de lapensée et la nature du discours dusens ou de la vérité qui se trou-vaient sourdement mis en jeu. Quece discours ne puisse se faire sonpropre fondement et qu’il soit demanière constitutive exposé à l’al-térité selon laquelle, précisément,il peut y avoir du « sens » non préé-tabli (non transcendant), voilà ceque Sartre savait déjà. Il ouvrait,

sans s’y engager, la voie de l’inter-rogation contemporaine sur tou-tes les formes et sur tous lesenjeux d’une écriture philosophi-que, soit d’une pensée qui s’enga-ge à partir de ce qu’il formule ain-

si : « Il s’agit de créer le monde quiexiste déjà. Cela signifie que le mon-de doit m’apparaître comme issu jus-que dans son être d’une liberté quiest ma liberté. Procession poétique :l’être-en-soi doit être liberté magi-

quement retournée en altérité »(Cahiers pour une morale).

Cette phrase rassemble des ambi-guïtés majeures, et particulière-ment celle qui accole un « m’appa-raître » et un « être » dans une

équivalence incertaine. Mais cen’est pas ici le lieu de l’analyse criti-que. Ce qu’il faut souligner, c’estceci : avec cette « procession poéti-que » s’indique un dépassementdu régime du sens donné et reçusans sortie de soi, sans mise en jeuabsolue d’un supposé rapport à unciel ou à un horizon plein de vérité.

Dans l’écrit posthume publié en1989 par Annette Elkaïm-Sartre,Vérité et existence, on peut lirececi : « Toute vérité est pourvued’un dehors que j’ignorerai tou-jours. Ainsi, l’attitude de la généro-sité, c’est de jeter la vérité auxautres pour qu’elle devienne infiniedans la mesure où elle m’échap-

pe. » Nous sommes, nous étionsdevenus déjà du vivant de Sartre,ses autres et son dehors. Nousdirions que la vérité absolumentjetée à l’altérité est infinie au sens« actuel » et non seulement« potentiel » comme il l’entend.Nous dirions que cet infini inscritle dehors et l’altérité dans l’« hom-me » même. Mais nous ne nieronspas qu’il nous vient encore par làquelque chose de la générosité deSartre. Cette générosité – cette res-ponsabilité – persistait à vouloirchanger le monde, comme il sedoit pour qui veut le penser, maisne percevait pas combien le mon-de se transformait, et la penséeavec lui.

e Philosophe

La violence et la probitéD’un Sartre à l’autreS artre violentait les opinions. Il

les expulsait de leur lieu natu-rel ; les faisait aller en un

point où elles ne seraient jamaisallées d’elles-mêmes ; leur retiraittoute évidence pour les remplacerpar d’autres, exactement inverses.Tout cela par probité. Sa violence etsa probité s’accomplissaient l’une

par l’autre. Il pouvait arriver quel’une fasse défaut à l’autre ; l’inertiel’emportait alors, parasitant Sartrelui-même. Ces instants de négligen-ce ne durèrent jamais.

Ce que les opinions deviennentquand on les laisse dans leur lieunaturel, Sartre ne se lassait pas de ledépeindre et de l’analyser. Le mobi-lier hideux de Huis clos répond auxmultiples variantes du répugnantdont L’Etre et le Néant expose lathéorie. Une réversibilité traversel’œuvre entière ; il n’y a d’authenti-quement répugnant pour un sujetque l’inertie à quoi il s’abandonne ;un sujet qui s’abandonne à l’inertiedevient lui-même répugnant. Qu’ils’agisse du corps ou des pensées.Ainsi la nausée existentielle annon-ce-t-elle l’immonde de l’existentiali-té antisémite, qui lui est pourtantétrangère ; l’antisémite qui a peurde tout a sa place assignéed’avance, que ce soit dans Les Mou-ches ou dans les réseaux deconcepts. Comme le théâtre ou lesromans, la philosophie se déploieen vagues d’assaut, démantelant les

inerties subjectives, de la plus cor-porelle à la plus idéelle.

On devrait évaluer tout écrit deSartre au regard de ce critère : queldéplacement opère-t-il ? Seul ledéplacement importe ; il ne s’agitpas de ramener l’erreur à la vérité,mais de déplacer une opinion pourune autre, qui sera, à son tour, aban-donnée dès qu’elle sera devenueinerte. Car le déplacement peut pro-duire, au temps d’après, un nouveaulieu d’inertie ; en 1960, la préface àNizan l’énonce en des accents siamers qu’on croirait un jansénismede l’incroyance. La prohibition del’inerte, si tel est le commandement,il est peut-être impossible.

Ce nœud d’injonction et d’impos-sible, Sartre l’appelait alors la dialec-tique. Simple nom scolastique pourla violence de sa probité. Par-delà lascolastique, le constat demeurait,impossible à éluder ; ce qui avait étévecteur de la modernité des tempsétait à son tour devenu vieillerie,habitude, paresse. Quelque chose encet instant bascula pour toujours.Sartre avait conclu ; il lui fallu seule-ment du temps pour comprendre cequ’il avait conclu et plus de temps

encore pour le laisser entendre. Ilavait désormais érigé l’infidélité enmaxime. Etre fidèle, eût-il pu dire,c’est un devoir quand il s’agit despersonnes ; c’est une faute quand ils’agit des pensées. Quant à être fidè-le à soi-même, c’est perpétuelle-ment revenir à ce qu’on a toujoursdéjà pensé ; soit la pire faute quepuisse commettre une intelligence.

Etre fidèle à Nizan pour être infi-dèle à Jean-Paul Sartre, mettre l’infi-délité à soi au cœur de la pensée –tel est le sens majeur des Mots –, çan’est jamais qu’appliquer à soi-même la prohibition de l’inerte. Apartir de 1968, qu’il perçut commeun réveil tirant la politique de sonsommeil dogmatique, à partir sur-tout des années qui suivirent, où le

sommeil lentement reprenait soncours, Sartre mit en œuvre, avec unepersévérance méconnue, l’ascèse dela prohibition. Impossible ou non, ilsuivrait l’injonction. Mobilis in mobi-le, il devint Nemo, ne touchant la ter-re que pour la faire se dérober sousles pas des installés.

Rien ne demeure aujourd’hui descoordonnées de l’espace sartrien.Qu’elles soient politiques, géopoliti-ques, culturelles, elles ne fonction-nent plus. L’outil minimal que luiétait la langue française – il la prati-quait sans passion – devient un latinqu’on ignore. Inéluctablement fidèle– tel est le péché des langues mortes–, la langue de Sartre ne suffit plus àSartre. Elle invite à le lire mal. Soit,mais ces coordonnées obsolètes neservent qu’à baliser l’inerte, et juste-ment, l’inerte n’importe pas. Je leredis, seul importe le déplacement,dont une machine au moins résisteaux érosions : l’arbalète de l’intelli-gence.

Ce qu’on a imputé commeerreurs, tromperies, fléchissements,ce sont les zones de fidélité de Sar-tre. Toute sa probité consiste aucontraire en une arrogante infidélité

à soi. Sur ce point, il céda demoins en moins et finit parne plus céder du tout. On

sait qu’aux derniers temps de sonparcours, il suivit des chemins quiétonnèrent. Il noua des interlocu-tions si différentes de ses interlocu-tions antérieures que l’on s’en indi-gna. Quoi de plus simple, pourtant ?Il avait écrit sur le nom juif, avec unegénérosité et une justesse sans pré-cédents ; or ce nom revenait dans lesiècle, tel justement qu’il n’en avaitpas écrit. Sous l’effet de ce retour,tout se redisposait quant au savoir,quant à la dialectique, quant à lanomination. En cet instant de renver-sement, il lui fallut redire l’affirma-tion dont il avait réglé son exis-tence : au regard de la probité,l’inerte n’a pas lieu d’être.

e Linguiste et philosophe

Jean-Paul Sartre

devant les ouvriers

de Billancourt,

en face des usines

Renault (1970)

I l revient à La Nausée d’avoirdécrit l’expérience cruciale surlaquelle repose l’édifice de la phi-

losophie dite « existentialiste » :expérience de la facticité de l’être,c’est-à-dire du caractère non néces-saire de ce qui existe. Cette expérien-ce agit comme une révélation. Lesmouettes sur la mer, les arbres dusquare de Bouville effacent en uninstant l’illusion de la nécessité del’être, aussi sûrement que le goût dela petite madeleine de Proust – unefois du moins celui-ci identifié –révèle soudain l’essence de Com-bray. « Jamais, avant ces derniersjours, écrit Sartre dans La Nausée, jen’avais pressenti ce que voulait dire“exister”. J’étais comme les autres,comme ceux qui se promènent aubord de la mer dans leurs habits deprintemps. Je disais comme eux “lamer est verte ; ce point blanc, là-haut,c’est une mouette”, mais je ne sentaispas que ça existait, que la mouetteétait une “mouette – existante” ; àl’ordinaire l’existence se cache. »

L’existence se cache : dans la me-sure où elle montre bien l’objet quiexiste mais passe sous silence le fait– à jamais mystérieux – qu’il existe.

Cette thèse fondamentale del’existentialisme, dont on trouvepeut-être les premières traces dansle poème de Parménide, et selonlaquelle nous employons le mêmeverbe être dans des sens complète-ment différents quand nous disons

que c’est un arbre ou que cet arbreest, ne manque ni de pertinence nide solidité ; et je la ferais volontiersmienne, moyennant quelquesretouches (portant notamment surle fait que les objets existant sanscause ne sont pas pour autant,contrairement à ce qu’en dit Sartre,des êtres nécessairement nauséa-bonds et même obscènes, commeles arbres du square de Bouville). Jeremarquerai cependant, ce qui

n’ôte rien à la vérité de la distinc-tion existentialiste entre l’existencede fait et l’existence nécessaire, quele premier à avoir établi cette dis-tinction n’est pas Sartre mais Scho-penhauer. Schopenhauer n’est passeulement l’auteur d’une théoriedu pessimisme ; il est d’abord unphilosophe existentialiste avant lalettre, qui refuse la garantie de quel-que principe de raison que ce soit àl’existence et considère celle-cicomme étrangère à toute cause età toute intention – parfaitementabsurde donc, grundlos (sans raisond’être).

A vrai dire, je ne me suis jamaisbien expliqué comment ni pour-quoi l’existentialisme de Sartreannoncé par La Nausée avait prisaussitôt un tournant moralisateuret politique qui fit bientôt de Sartrel’homme que tout le monde sait,que ce soit pour s’en réjouir ou ledéplorer : un militant possesseurde la vérité et ne doutant plus derien, un donneur de leçonsd’autant plus pénible que celles-ciétaient le plus souvent fort malavi-sées, un procureur qui n’épargnaitpas grand monde (« Tout anti-com-muniste est un chien ») tout en cau-tionnant les causes les plus douteu-ses quand elles n’étaient pas simple-ment criminelles. Bref, une sorte de« M. Vrai », un peu analogue au« M. Inondations » ou au « M.Canicule » que désigne en toutehâte le gouvernement français

quand il est débordé par les événe-ments. Un ouvrage au titre révéla-teur, L’existentialisme est un huma-nisme, annonçait, dès 1946, le chan-gement de cap.

Pour laisser filer la métaphore,on aurait dit que le penseur de lafacticité s’était transformé en un« monsieur droits de l’homme »,sans qu’on puisse bien comprendrela raison de cette métamorphose.Cette orientation moralo-politique

de l’existentialisme me fitperdre tout intérêt, maisnon tout agacement, à

l’égard de l’œuvre de Sartre. Defait, les nombreux et copieux ouvra-ges qui suivirent étaient constam-ment encombrés de notions –culpabilité, inauthenticité, statutontologique du « salaud », mauvai-se foi, libre arbitre – qui n’appar-tiennent pas à mon univers mentalet relèvent plutôt, selon moi, despseudo-idées que Spinoza récusecomme étant de simples effets devent (flatus vocis).

Je voudrais cependant, avant deconclure, rendre hommage à deuxœuvres de Sartre qui me paraissentdes réussites, en dehors de La Nau-sée. Il s’agit d’abord de Huis clos,qui témoigne d’un sens théâtralcomplètement absent des autresœuvres dramatiques de Sartre.D’autre part, des quelques pagesque Sartre a consacrées à Mallarmédans un essai inachevé et une pré-face à l’édition Gallimard des Poé-sies de Mallarmé. Ces pages, quitémoignent d’une intelligence del’entreprise mallarméenne trèssupérieure à celle de nombreuxcommentateurs de Mallarmé, à l’ex-ception peut-être du bref chapitreque Georges Poulet a consacré àMallarmé dans ses Etudes sur letemps humain, ont été rééditées en1986 dans une collection de pochedes éditions Gallimard, « Arca-des », sous le titre de Mallarmé, lalucidité et sa face d’ombre.

e Philosophe et écrivain

bru

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barb

ey/m

agn

um

pho

tos

Seul le déplacementimporte ; il ne s’agit

pas de ramenerl’erreur à la vérité,mais de déplacer

une opinionpour une autre

a Jean-Claude Milner

Une pensée au partage des eaux

JEAN-PAUL SARTRE

a Jean-Luc Nancy

Personne avant luin’avait été écrivain

autant quephilosophe,

et personne n’avaità ce point (depuis

le romantisme)philosophé

sur la littérature

Je ne me suis jamaisbien expliqué

comment ni pourquoison existentialisme

avait pris un tournantmoralisateuret politique

a Clément Rosset.

VIII/LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005