Angèle Kremer Marietti - Jean-Paul Sartre et le désir d'être

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Angèle Kremer Marietti

Jean-Paul Sartre et le désir d'être

Une lecture de l'Être et le néant

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JEAN-PAUL SARTRE ET LE DÉSIR D'ÊTRE

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© L'Harmattan, 2005 ISBN : 2-7475-8483-6 EAN: 9782747584838

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Angèle KREMER MARIETTI

JEAN-PAUL SARTRE ET LE DÉSIR D'ÊTRE

Une lecture de L'Être et le néant

L'Harmattan L'Harmattan Kdnyvesbolt L'Harmattan Italia 5-7, rue de l'École-Polytechnique 1053 Budapest Via Degli Artisti, 15

75005 Paris Kossuth L.u. 14-16 10124 Torino FRANCE HONGRIE ITALIE

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Commentaires philosophiques Collection dirigée par Angèle Kremer Marietti

et FouadNohra

Permettre au lecteur de redécouvrir des auteurs connus, appartenant à ladite "histoire de la philosophie", à travers leur lecture méthodique, telle est la finalité des ouvrages de la présente collection.

Cette dernière demeure ouverte dans le temps et l'espace, et intègre aussi bien les nouvelles lectures des "classiques" par trop connus que la présentation de nouveaux venus dans le répertoire des philosophes à reconnaître.

Les ouvrages seront à la disposition d'étudiants, d'enseignants et de lecteurs de tout genre intéressés par les grands thèmes de la philosophie.

Déjà parus

Michail MAIATSKY, Platon penseur du visuel, 2005. Rafika BEN MRAD, La Mimésis créatrice dans la Poétique et la Rhétorique d'Aristote, 2004. Gisèle SOUCHON, Nietzsche : généalogie de l'individu, 2003. Gunilla HAAC (dir.), Hommage à Oscar Haac, mélanges historiques, philosophiques et littéraires, 2003. Angèle KREMER MARIETTI, Carnets philosophiques, 2002. Angèle KREMER MARIETTI, KarlJaspers, 2002. Jean-Marie VERNIER (introduction, traduction et notes par), Saint Thomas dfAquin, questions disputées de Vâme, 2001. Auguste COMTE, Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, 2001. Michel BOURDEAU, Locus Logicus. L'ontologie catégoriale dans la philosophie contemporaine, 2000. Guy-François DELAPORTE, Lecture du commentaire de Thomas d'Aquin sur le Traité de l'âme d'Aristote, 1999. John Stuart MILL, Auguste Comte et le positivisme, 1999.

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À ma sœur Janine Ladmiral, trop tôt disparue.

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TABLE DES MATIERES

Introduction 11

I. L'être et le néant : Les présupposés philosophiques 13

IL Vers une théorie générale de l'être 23

1. De l'être au néant 24 2. La 2ème partie : l'être-pour-soi 31 3. La 3ème partie : le pour-autrui 38

III. La quatrième partie : Après la théorie de l'être, la théorie de l'action 53

Conclusion 67

Petite bibliographiede Sartre 71

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Introduction

Il peut être étonnant de mettre en avant une notion qui n'apparaît explicitement qu'au cours et en fin de parcours d'une longue phénoménologie, autrement dit d'une longue description des phénomènes de conscience et/ou de Y être vécu, et qui n'est autre que le texte même de L'être et le néant dont est proposée une lecture tout simplement compréhensive.

Or, cette notion à laquelle aboutit L'être et le néant est bien celle du « désir d'être » qui, selon la manière de Sartre, définit et caractérise le plus concrètement possible l'être humain.

On avait plus généralement (et un peu facilement) retenu la notion sartrienne de « manque d'être » relativement à l'humain. Certes, Sartre s'emploie patiemment à décrire ce manque qui n'est pourtant en rien passif ni nullement inerte, puisque la recherche de Sartre aboutit à découvrir l'humain essentiellement animé de la tendance à « remplir les vides ». Loin d'être une fatalité désespérante, ce manque bien réel est en tout cas un manque actif au point même qu'il est indéniablement un désir vif et constant de ce dont il manque manifestement.

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I.

L'ÊTRE ET LE NÉANT

LES PRÉSUPPOSÉS

PHILOSOPHIQUES

L'être et le néant est à la fois l'œuvre centrale et principale de Jean-Paul Sartre qui Ta présentée comme un essai d' « ontologie phénoménologique ». On peut affirmer avec vérité que le programme impliqué par le sous-titre a été honorablement rempli. S'agit-il, comme il a été dit parfois, d'un syncrétisme réunissant les diverses intentions de Husserl, de Heidegger et de Hegel ? Cette œuvre ne manifeste-t-elle pas plutôt une alliance entre deux formes modernes de la philosophie : la phénoménologie et la dialectique ? C'est en tout cas ce que confirmera la Critique delà raison dialectique (1960).

En quoi, il est permis d'invoquer Hegel, comme le fait Walter Biemel dans son article de 1958 : «Das Wesen der Dialektik bei Hegel und Sartre » (« L'essence de la dialectique chez Hegel et chez Sartre »), paru dans la revue

1 L'être et le néant, Paris : Gallimard, 1943.

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Tijdschrift voor Philosophie ; ou comme Ta fait, à son tour, K.Hartmann dans un livre mettant en relation l'ontologie de Sartre avec la Logique de Hegel : Grundzuge der Ontologie Sartres in ihrem Verhàltnis zu Hegels Logik (Berlin, 1963). Mais Sartre connaissait-il Hegel ? En fait, il commença par lire Marx sans même passer par Hegel. Selon ce qu'en écrit Simone de Beauvoir (1908-1986) dans La force de Vâge , il rédigea, vers 1931, une étude d'inspiration nietzschéenne intitulée « Légende de la vérité ».

Les maîtres vivants de Sartre furent Alain, Jean Wahl, Raymond Aron, René Laporte, auxquels on peut ajouter Gûnther Anders, l'auteur, entre autres publications, de l'essai d'anthropologie négative, paru en 1936 dans les Recherches philosophiques\ et intitulé « La pathologie de la liberté », dont Sartre s'inspira en retenant que l'homme n'est pas là avec un but déterminé. D'ailleurs, l'agrégé que Sartre était devenu (1929) voulait, tout comme Gûnther Anders, réagir contre l'idéalisme universitaire, aussi commença-t-il par être influencé par Jean Wahl dont le livre de 1932, Vers le concret, allait préfigurer son projet personnel. La même année, Sartre découvrit la phénoménologie de Husserl à travers la lecture du livre d'Emmanuel Lévinas, La Théorie de Vintuition dans la phénoménologie de Husserl (1930). En 1932 également, Sartre commence à réfléchir sur la psychanalyse à propos de laquelle il conçoit une théorie qui n'est autre que la théorie de la "mauvaise foi", selon ce qu'en écrit encore Simone de Beauvoir4. Boursier à l'Institut Français de Berlin, où il passa l'année 1934, Sartre voulait, comme Husserl, dépasser l'opposition entre idéalisme et réalisme. À Berlin, il écrivit La transcendance de l'ego et lut Heidegger. De retour en France en 1935, il rédigea Vimagination et ensuite L'imaginaire.

2 Vol. 20, p.300 et suivantes. 3 Simone de Beauvoir, La force de l'âge, Gallimard, 1960, p.50. 4 Op. c//,p.l34.

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Sans doute faut-il dater également de cette époque sa décision philosophique relative à la négativité de la conscience. Toutefois, nous ne devons pas oublier que Sartre ne reçut à l'Université aucun enseignement sur Hegel; toutefois, il put lire le numéro spécial consacré à Hegel en 1931 par la Revue de Métaphysique et de Morale ou le livre que Wahl avait publié en 1930, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, ou encore les articles sur Hegel écrits par Jean Hyppolite. Si ce n'est aussi, par la suite, qu'il put avoir eu connaissance des conférences que Kojève prononça durant les années 1933-39. Sartre dut vraisemblablement attendre 1939 pour lire Hegel directement dans le texte, comme Simone de Beauvoir attendit elle-même 1940 pour le lire à son tour.

Dans l'optique de Sartre, la philosophie de Hegel relevait d'une phénoménologie existentielle insistant sur la liberté, la négation et la contingence, notions qui ne furent pas seulement pensées mais aussi profondément ressenties par Sartre, pour qui, selon un raisonnement proprement existentiel, l'évidence de la contingence entraîne celle de la liberté totale de la conscience. Celle-ci faisant le vide autour de la conscience, l'absence ressentie, nous la rendons finalement présente à travers l'imaginaire doué d'un pouvoir néantisant. La liberté elle-même implique la capacité de dire "non"; mais, pour être capables de dire "non", nous devons avoir, en nous et hors de nous, la présence perpétuelle du non-être. C'est dire, traduit par Sartre, qu'il faut que « le néant hante l'être »5. C'est pourquoi nous pouvons légitimement retrouver des traces de Hegel dans la pensée de Sartre, et surtout dans L'être et le néant, qui parut en 1943.

5 Cf. L'être et le néant, Paris : Gallimard, 1955,45è édition, p.47. 15

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Le parti est donc définitivement pris pour Sartre : il sera un « phénoménologue » ; ce qui veut dire qu'il concevra les problèmes philosophiques à partir d'une conscience vécue et/ou d'un cogito vivant. En tout cas, Sartre se refusait nettement à la tâche de théoricien de la connaissance ou même d'épistémologue. Rien ne mène, en effet, de l'existentialisme de Sartre vers ce qui sera la vogue de l'épistémologie, bien qu'il ait largement traité de sa méthode propre.

Au lieu de parler de syncrétisme, il vaudrait mieux (relativement à l'ontologie visée plutôt qu'à la phéno­ménologie impliquée) évoquer une entreprise de "synthèse" : une synthèse entre la phénoménologie de Husserl et les principaux concepts de Hegel. C'est alors, dans ce strict rapport, que peut se situer la présence quasi permanente de Heidegger.

Telle est donc la perspective philosophique dans laquelle intervient le projet sartrien représenté par Vëtre et le néant, quand Sartre traite tout à la fois du corps, de la psychanalyse, des formes concrètes de la relation à autrui, et enfin et surtout de la liberté.

Sartre appartient, au moins de manière déclarée, à la succession de Husserl, même si son interprétation de Husserl a pu être discutée. N'a-t-il pas écrit un article sur Husserl en 1934, et qu'il intitula « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl: Pintentionnalité »6, reproduit dans Situations I (p.31-35), et dans lequel il interprète ouvertement Husserl :

« Husserl ne se lasse pas d'affirmer qu'on ne peut pas dissoudre les choses dans la conscience. Vous voyez cet arbre-ci...Mais vous le voyez à l'endroit même où il est: au

6 Nouvelle Revue Française, 304, janvier 1939. 16

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bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n'est pas de même nature qu'elle ».

« La conscience et le monde sont donnés d'un même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à elle ».

C'est pourquoi Sartre commence logiquement son « ontologie phénoménologique » par une discussion du concept de phénomène. Par cette présentation critique, dès le départ, il lui est permis d'évincer deux dualismes dont il ne veut plus entendre parler en philosophie:

1) le dualisme qui oppose l'intérieur à l'extérieur, et qui implique aussi un autre dualisme qui oppose la chose en soi au phénomène;

2) le dualisme qui oppose la puissance à l'acte, et par conséquent aussi le dualisme qui oppose l'apparition à l'essence.

Outre l'allusion à Husserl, il semblerait tout aussi évident de voir, dans les successives suppressions philo­sophiques auxquelles procède Sartre, rien d'autre que les marques certaines des effets, sur sa pensée, d'une connaissance de Nietzsche, rarement cité dans l'ensemble de L'être et le néant, alors que Husserl et Heidegger y sont chacun cité une quarantaine de fois. En effet, quand Sartre supprime les oppositions classiques de l'intérieur et de l'extérieur, du potentiel et de l'actuel, il se réfère alors explicitement à Nietzsche :

« Mais si nous nous sommes une fois dépris de ce que Nietzsche appelait Tillusion des arrière-mondes* et si nous ne croyons plus à l'être-de-derrière-Vapparition,

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celle-ci devient, au contraire, pleine positivité, son essence est un 'paraître' gui ne s'oppose plus à l'être, mais qui en est la mesure, au contraire. Car l'être d'un existant, c'est précisément ce qu 'il paraît. »

L'autre référence nietzschéenne importante concerne l'opposition entre le mouvement et l'arrêt : pour Nietzsche, si le fixe convient à notre intelligence et permet la connaissance, la réalité, elle, est mouvante. Sartre souligne comme Nietzsche - et même d'une certaine manière en se rapprochant de Bergson - le caractère artificiel et contingent de l'arrêt du mouvement:

« nous pourrions saisir le sens de Tâme ' de Pascal (c'est-à-dire de sa 'vie' intérieure} comme "somptueux et amer", ainsi que l'écrivait Nietzsche. Nous pouvons aller jusqu'à qualifier tel épisode de "lâcheté" ou "d'indélicatesse", sans perdre de vue, toutefois, que l'arrêt contingent de cet "être-en-perpétuel-sursis" qu'est le pour-soi vivant permet seul et sur le fondement d'une absurdité radicale de conférer le sens relatif à l'épisode considéré et que ce sens est une signification es­sentiellement provisoire dont le provisoire est acciden­tellement passé au définitif»*.

Comme Nietzsche, Sartre valorise l'apparence à partir de l'être uniquement justifié lui-même dans l'apparence (et non l'inverse)9. D'ailleurs, Nietzsche pense qu'il existe de multiples manières de créer de l'apparence : certes, « créer », mais aussi « rendre logique » et « falsifier ». Finalement,

7 Cf. Vètre et le néants op. cit., p. 12. 8 Op. cit., p.625. 9 Je renvoie à un ancien travail dans lequel je traite de cette question plus largement : Cf. A.Kremer-Marietti, L'homme et ses labyrinthes. Essai sur Friedrich Nietzsche (Collection 10/18, Union Générale d'Editions, Paris, 1972), réédition L'Harmattan, 1999,p.278-279.

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seul le sujet est démontrable ; ce qui n'a malheureusement pas pour effet de le rendre ni 'vrai' ni même 'réel' ; mais rien n'empêche d'étudier les formes de ses comportements, y compris celui de la pensée logique.

Pour Nietzsche comme pour Sartre, en effet, la réalité du corps et son apparence constituent la vérité existentielle10. Pour Nietzsche, mon corps s'exprime par mon 'esprit', j'interprète mon corps qui est de ce fait la base de ce que j'appelle vérité. De son côté, Sartre n'affirme-t-il pas que l'âme est le corps11 ? Pour Nietzsche comme pour Sartre, le thème philosophique de la négativité est ce qui apparaît avec évidence dans le rapport au sujet. Pour Nietzsche sont factices toutes les distinctions qui écartent délibérément le sujet, l'objet et l'attribut12 : c'est pourquoi il dénonce l'artifice logique qui sévit dans ce domaine. Dans le même sens que Sartre, Nietzsche avait déjà écrit ce que Sartre devait lire et retenir, à savoir:

Op. cit., p. 105: "La réalité du corps et son apparence, telle, est la vérité existentielle: mon corps s'exprime par mon 'esprit', j'interprète mon corps qui est de ce fait la base de la vérité. À partir de cette affirmation du corps s'ouvre une nouvelle voie d'accès à la connaissance". 12 Cf. L'être et le néant, op. cit., p.372 : « En un sens donc, le corps est une caractéristique nécessaire du pour-soi: il n'est pas vrai qu'il soit le produit d'une décision arbitraire du démiurge, ni que l'union de l'âme et du corps soit le rapprochement contingent de deux substances radicalement distinctes; mais, au contraire, il découle nécessairement de la nature du pour-soi qu'il soit corps, c'est-à-dire que son échappement néantisant à l'être se fasse sous forme d'un engagement dans le monde. Et pourtant, en un autre sens, le corps manifeste bien ma contingence, il n'est même que cette contingence : les rationalistes cartésiens avaient raison d'être frappés par cette caractéristique; en effet, il représente l'individuation de mon engagement dans le monde. Et Platon n'avait pas tort non plus de donner le corps comme ce qui individualise rame. Seulement, il serait vain de supposer que l'âme peut s'arracher à cette individuation en se séparant du corps par la mort ou par la pensée pure, car l'âme est le corps en tant que le pour-soi est sa propre individuation". 12 Questions débattues dans A.Kremer-Marietti, op.cit., p.97.

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« il faut attribuer à Vapparence [...] une valeur supérieure et plus fondamentale pour toute vie » (Par delà bien et mal, §2).

C'est, d'ailleurs, à propos du concept central de MphénomèneM que Husserl et Heidegger voisinent dans l'Introduction de L'être et le néant :

« Ainsi parvenons-nous à Vidée de phénomène, telle qu'on peut la rencontrer, par exemple, dans la "Phénoméno­logie" de Husserl et de Heidegger, le phénomène ou le relatif-absolu »13.

Au terme d'un simple examen de l'Introduction de l'œuvre, les trois caractères reconnus pour être définiti­vement assignés à l'être des phénomènes sont ainsi alignés :

« L'être est. L'être est en soi. L'être est ce qu'il est. »14

Mais surtout un pont pourra être érigé pour relier les uns aux autres, Hegel, Husserl et Heidegger:

« Hegel affirme la liberté de l'esprit, dans la mesure où l'esprit est la médiation, c'est-à-dire le Négatif [...] c'est une des directions de la philosophie contemporaine que de voir dans la conscience humaine une sorte d'échappement à soi15: tel est le sens de la transcendance heideggerienne ; l'intentionnalité de Husserl et de Brentano a elle aussi, à plus d'un chef, le caractère d'un arrachement à soi »16.

Étendant la réflexion de Gûnther Anders sur l'échap­pement à soi, c'est expressément à Hegel que Sartre emprunte l'idée que l'esprit est le négatif17. Mais, mal-

13 Cf. L'être et le néant, op. cit., p. 12. ,40p.cit.,p.34. 15 L'échappement à soi est une notion importée de GUnther Anders. 16 L'être et le néant, p.62. 17Op. cit., p.511.

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heureusement, d'après Sartre, Hegel n'a pas su tirer parti de sa position quand il a pensé l'action et la liberté:

« ...dès lors qu'on attribue à la conscience ce pouvoir négatif vis-à-vis du monde et d'elle-même, dès lors que la néantisation fait partie intégrante de la position d'une fin, il faut reconnaître que la condition indispensable et fonda-mentale de toute action c'est la liberté de l'être agissant » .

Dans la massivité de l'en-soi dont est fait le monde qui n'est que ce qu'il est, il y a place pour l'homme, un être original doué de conscience et de liberté, un pour-soi qui n'est pas ce qu'il est et est ce qu'il n'est pas, et qui demeure hanté par la perpétuelle absence de l'être.

18 Ibid. 21

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II

VERS UNE THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÊTRE

LES ARTICULATIONS DES MODES DE L'EXISTENCE

Comme l'existence - du moins telle qu'elle nous est donnée - s'oppose à l'essence - du moins telle que nous la pensons - , l'existentialisme s'oppose à l'essentialisme. L'objet de l'existentialisme est celui de connaître l'être individuel et concret, Y occasionnel19, et non l'universel. La phénoménologie sartrienne ne traite pas de l'homme en général, aussi la connaissance y bénéficie-t-elle d'un statut particulier. La conscience proposée par le cogito cartésien n'implique pas pour Sartre qu'elle ait une connaissance d'elle-même, c'est-à-dire qu'elle soit cognitive. La conscien­ce d'un plaisir n'implique pas la connaissance de ce plaisir, mais bien ce plaisir conscient de ce qu'il est un plaisir: et strictement rien de plus.

19 Cette même opposition à l'universel se retrouve chez Gtinther Anders qui se disait « Gelegenheitsphilosoph » (philosophe de l'occasion).

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Il est dans la nature d'un plaisir d'être conscient. De même, la notion heideggerienne d'« être-dans-le-monde » implique-t-elle pour Sartre la conscience d'un monde matériel en-soi, distinct de l'homme qui est donc un pour-soi auquel apparaît le phénomène du monde en soi. À quoi s'ajoute la notion d'intentionnalité propre à Husserl, et qui caractérise la conscience telle que Sartre l'appréhende.

Pour Sartre, en effet, la conscience intentionnelle tend vers l'affirmation des objets qu'elle atteint. C'est ainsi que la perception exige un sujet et un objet distincts. Dans la célèbre définition spinoziste, Omnis determinatio est negatio (Toute détermination est négation), Sartre voit l'illustration de la hantise perpétuelle de l'être par le néant. À la conscience qui est un « pour-soi » s'oppose toujours un « en-soi » qui est entièrement et uniquement « ce qu'il est »: soit le monde, soit un objet matériel, soit même notre propre passé. Le passé est dépassé. Je vis sans cesse entre ce que je ne suis plus : mon passé, et ce que je ne suis pas encore : mon futur.

2.1 De Têtre au néant

Pour saisir le mouvement de la pensée de Sartre dans L'être et le néant, il faut noter qu'il s'agit tout d'abord et avant tout d'une fondamentale « recherche de l'être ». C'est évidemment pourquoi la première partie s'intitule « le problème du néant ». Certes, le doute s'empare très vite du lecteur: cette recherche de l'être n'est-elle qu'un prétexte pour nous faire admettre, et donc affirmer : ou bien que l'être n'existe pas (et nous serions en présence d'une ontologie négative), ou bien qu'il n'est pas où nous croyons qu'il est. C'est-à-dire qu'il n'est pas derrière le phénomène, mais bien dedans ; et nous serions, avec L'être et le néant, mis en présence, d'une authentique ontologie phénomé­nologique. À cette étape, nous retenons déjà que « l'être du phénomène ne pouvait se réduire au phénomè-

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ne d'être» . Ce que veut souligner Sartre, c'est ni plus ni moins qu'un « appel d'être »21 est impliqué logiquement mais surtout vécu existentiellement dans la phénoménologie qui est la sienne.

Nous en aurons la démonstration. L'être du percipere ou le percevoir (mode actif) se distingue de l'être du percipi ou de l'être-perçu (mode passif): ce dernier renvoie toujours à un percevant, un percipiens, dont l'être est conscience. L'être-perçu, le percipi, implique aussi que la loi d'être du perçu, c'est-à-dire du perception, soit donc la relativité.

S'il y a, pour Sartre, une preuve ontologique (à com­prendre ici au pied de la lettre, comme une preuve qu'il y a véritablement de l'être), elle ne peut siéger dans le cogito réflexif, mais plutôt dans le cogito préréflexif du percevant ou du percipiens.

Nous est donc ouverte la voie par laquelle Sartre nous fait accéder au plan de l'être :

« La conscience est un être dont l'existence pose l'essence, et, inversement elle est conscience d'un être dont l'essence implique l'existence, c'est-à-dire dont l'appa-rence réclame d'être » .

L'être et le néant, p.16. Ibid. Op. cit., p.29.

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C'est alors que nous relevons et retenons la possibilité, qui nous est offerte par Sartre, d'un accès à une étape déterminante de sa pensée, la conscience de Paltérité de l'être:

« La conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui » .

Par conséquent, une première question s'impose à nous: qu'est-ce que l'être ?

Opaque à lui-même, «/ 'être est ce qu 'il est »24. Sans dedans, opposé à un dehors, dénué de tout secret, et massif: il ne s'agit alors que de l'être-en-soi. Car l'être du pour-soi se définira, au contraire, comme ce qu'il n'est pas. Ainsi sommes-nous parvenus au sein de l'être à travers les étapes de nos interrogations. Mais l'interrogation elle-même est interrogée à son tour et révèle, au cœur de notre exigence d'être, le néant qui nous environne. Tel est le cadre: ce que l'être est se détache sur fond de ce qu'il n'est pas. Et se pose à nous la question rhétorique : d'où le néant peut-il venir sinon de la négation ? Dès lors la négation relève-t-elle d'un pur acte de judication ? En fait, la négation est la structure même de la proposition judicative, c'est pourquoi elle est à l'origine du néant que nous concevons.

Sartre développera ensuite deux conceptions distinctes du néant: une conception dialectique et une conception phénoménologique. La conception dialectique du néant ramène Sartre à Hegel : l'être pur et le néant sont la même chose, c'est bien ce qu'impliquait déjà la petite Logique de Hegel:

23 Ibid. 240p.cit.,p.33.

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« Toute la théorie de Hegel se fonde sur Vidée qu'il faut une démarche philosophique pour retrouver au début de la logique l'immédiat à partir du médiatisé, l'abstrait à partir du concret qui le fonde » .

Pour Sartre, l'être des choses ne manifeste pas leur essence car il faudrait, pour accomplir cette tâche, qu'il y ait déjà un être de cet être. C'est bien parce que l'être des choses ne se "manifeste" pas que Hegel peut fixer « un moment pur de l'Être »26. Mais, simultanés, l'être et le néant sont-ils des contemporains logiques, c'est-à-dire des contraires? Ou bien, sont-ils seulement successifs avec la postérité logique du néant sur l'être, et par conséquent des contradictoires ? De toute façon, le néant présuppose l'être pour le nier. La conclusion est donc la préséance logique de l'être nécessaire à sa négation; ce qui veut dire que c'est de l'être que le néant tire son efficacité concrète. D'où, à nouveau, nous pouvons dire : « le néant hante l'être » .

L'autre conception du néant, la conception phénoménologique, conduit Sartre vers Heidegger; et il cite, de cet auteur, Qu'est-ce que la métaphysique ? (1929) dans la traduction de Corbin (1938)28 ; à propos de cette traduction que Sartre a suivie, une question s'est posée par rapport à son interprétation de Heidegger : « Sartre a-t-il commenté Heidegger ou Corbin ? »29. Quoi qu'il en soit de ces soupçons, la conception de Heidegger représente aux

25 Op. cit., p.49. 26 Ibid. 27 Op. cit., p.52. 28 *

A propos de la traduction de Corbin que Sartre a suivie de très près, une question se pose par rapport à son interprétation de Heidegger. Cf. Traugott Kônig, « Sartre a-t-il commenté Heidegger ou Corbin ? », communication faite au Colloque du Groupe d'Etudes Sartriennes du mois de juin 1991 29 Titre de la communication de Traugott Kônig au Colloque du Groupe d'Études Sartriennes de juin 1991.

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yeux de Sartre un net progrès sur celle de Hegel. L'être gardait chez Hegel un caractère universel et scholastique qu'il n'a plus chez Heidegger. Avec Heidegger, la nouveauté est que chacune des conduites de la réalité humaine (la 'réalité humaine' est la notion sartrienne qui traduit le Dasein heideggerien) enveloppe ce que Sartre dénomme une "compréhension pré-ontologique" de l'être: il s'agit d'un problème qui ne relève plus de l'entendement. Défini comme "un être des lointains", l'homme vient enfin à lui-même: il s'intériorise. Et ce mouvement d'intériorisation fait en même temps surgir l'être comme monde, tandis que la réalité humaine se trouve elle-même au sein du néant. C'est, pour Sartre, à ce moment-là que naît l'angoisse qui a été décrite par Heidegger dans Être et temps. Ce qui veut dire que des expériences du genre de la distance et de l'absence (ou de l'altération, de l'altérité, de la répulsion, du regret, de la distraction) démontrent, dans leur infrastructure même, l'existence vécue de la négation.

Pour pouvoir s'arracher au monde, la réalité humaine doit être d'abord elle-même arrachement à elle-même: Descartes n'a-t-il pas déjà fondé le doute sur la liberté ? Alain fit de même. Hegel a affirmé la liberté de l'esprit sur le fait que l'esprit est médiation, c'est-à-dire négation. Heidegger fait de l'angoisse la saisie du néant ; et Kierkegaard, dont il s'inspirait, voyait l'angoisse comme une réaction devant soi-même. Peu à peu, ce que l'expérience de l'angoisse nous découvre, c'est ni plus ni moins que la réalité de notre propre liberté. En d'autres termes, ce qui s'angoisse, dans ce que nous appelons l'angoisse, ce n'est autre que notre liberté:

« Lrangoisse est donc la saisie réflexive de la liberté par elle-même, en ce sens elle est médiation car, quoique conscience immédiate d'elle-même, elle surgit de la négation des appels du monde, elle apparaît dès que je me dégage du monde où je m'étais engagé, pour m1 appréhender moi-

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même comme conscience qui possède une com­préhension préontologique de son essence et un sens préjudicatif de ses possibles » .

Mais il n'y a pas que des négatités qui se dévoilent directement à l'homme, il y a aussi celles qu'il produit à travers ses propres attitudes. Aussi, après celle déjà citée (« un être pour lequel il est dans son être question de son être »31), une autre définition de la conscience s'impose-t-elle maintenant: « La conscience est un être pour lequel il est dans son être conscience du néant de son être »32. Pour ainsi dire, la question de son être est devenue maintenant la conscience du néant de son être. La conscience n'est alors que néantisation pure et simple: ainsi en est-il dans diverses expériences : dans l'exercice du veto, ou dans la profession du gardien, ou encore dans le ressentiment, ou enfin dans cette attitude déterminée qui est la mauvaise foi qui peut se définir, non pas comme un mensonge à autrui, mais comme un mensonge à soi. Or, la psychanalyse s'est employée à nier ce « mensonge à soi » :

« la psychanalyse a substitué à la notion de mauvaise foi Vidée d'un mensonge sans menteur: elle permet de comprendre comment je puis non pas me mentir mais être menti, puisqu'elle me place par rapport à moi-même dans la situation d'autrui vis-à-vis de moi »33.

C'est donc par tout un jeu de substitutions que Sartre peut montrer que le ça de la psychanalyse remplace le trompeur, tout comme le moi remplace le trompé. Il n'accepte pas que la psychanalyse puisse se permettre d'introduire de la sorte dans la subjectivité la plus

30 L'être et le néant, p.77. 31Op.cit.,p.29. 32 Op. cit., p.85. 33 Op. cit., p.90.

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profonde la structure intersubjective du mit-sein - selon l'expression de Heidegger - , c'est-à-dire de « l'être-avec » ou de Paltérité. Sartre taxe de "terminologie verbale" les termes psychanalytiques: qu'il s'agisse du Es (le ça), du Ich (le moi), et même de F Ueberich (le surmoi). Dans le déguisement aménagé de la vérité, il suspecte même un recours à une finalité inavouée. De plus, Freud est, aux yeux de Sartre, incapable de rendre compte de la mauvaise foi pathologique.

Pensant (sans doute un peu rapidement) avoir ainsi débarrassé son argumentation de ce qu'il pense être Fobstacle psychanalytique, Sartre revient à cette notion pour passer en revue les diverses conduites possibles relevant de la mauvaise foi. N'ayant d'autre priorité essentielle que de "décrire", aussi, tout en décrivant Sartre, s'emploie à la finalité de prouver. Or, chose curieuse, à travers ses analyses, le but de la sincérité et le but de la mauvaise foi ne sont pas tellement différents; du moins est-ce ce que Sartre met en lumière. La raison en est claire, puisque « la mauvaise foi n'est possible que parce que la sincérité est consciente de manquer son but par nature »34, et qu'en fait elle est elle-même au fond déjà mauvaise foi : celle-ci est alors le jeu de « ne pas être ce que je suis ».

Mais qu'est donc la "foi" de la mauvaise foi, sinon déjà une croyance ? et même une croyance sincère... c'est-à-dire l'adhésion de l'être à son objet. Ni la rigueur des preuves ni les raisons de croire n'ont été préalablement requises. Le monde de la mauvaise foi se caractérise ontologiquement par le fait que « l'être y est ce qu'il n'est pas et n'y est pas ce qu'il est »35. Voilà qui donne lieu à une évidence non persuasive. La mauvaise foi se révèle dans un projet de fuite de l'être, qui accuse en même temps

Op. cit., p. 106-107. Op. cit., p. 109.

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une désintégration intime de l'être. Le risque permanent de mauvaise foi vient d'une structure particulière à l'être pour-soi, qui consiste en ce que « la conscience, à la fois et dans son être, est ce qu'elle n'est pas et n'est pas ce qu'elle est »36.

Étant donné que l'homme se définit non pas par l'en-soi mais bien par le pour-soi, il est, par définition, disposé à la mauvaise foi. Peut-on tenter d'expliquer la mauvaise foi qui nous est propre ? D'une part, en tant que trompeur, comment connaître la vérité qui m'est cachée en tant que trompé ? D'autre part, nos opérations internes nous sont conscientes: affectées de mauvaise foi, elles nous le sont consciemment. Entre l'être et le « ne-pas-croire-ce-qu'on-croit », la mauvaise foi choisit directement la seconde alternative.

2.2 La 2eme partie ou l'être-pour-soi

Sartre a su ménager le passage de la négation à la liberté, puis celui de la liberté à la mauvaise foi, enfin la transition de la mauvaise foi à l'être de la conscience. Aussi la deuxième partie de Uëtre et le néant s'intitule-t-elle « L'être-pour-soi ».

Sartre a là une autre raison pour revenir sur le terrain du cogito préréflexif. À ce sujet, pour démarquer l'originalité de son propos, Sartre critique Husserl de n'être jamais sorti de la pure description de l'apparence en tant que telle; de plus, il critique également Heidegger, qui évite le "phénoménisme" de Husserl, mais en ne se référant nullement au cogito. Or, pour Sartre, le cogito pré­réflexif, homologue du cogito réflexif, est la condition première de toute réflexivité. Dans le cogito préréflexif le

Op. cit., p. l l l . 31

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néant ne se trouve nulle part: car il est toujours dans un ailleurs ; c'est ainsi que vit par rapport à lui-même le pour-soi, un être, «qui s'affecte (...) d'une inconsistance d'être »37. Or, cette inconsistance va de pair avec la contingence. Car c'est la contingence qui peut le mieux caractériser l'être de la conscience du pour-soi ; en effet, « il n'appartient pas à la conscience de se le donner, ni non plus de le recevoir des autres » . L'en-soi, qui gît au fond de l'événement absolu, qualifie l'apparition même du fondement du pour-soi, tout en demeurant au sein du pour-soi comme, en fait, "sa contingence originelle".

La contingence de l'en-soi qui hante le pour-soi est ce que Sartre nomme la facticité du pour-soi39, sans laquelle on ne pourrait dire que le pour-soi existe. Mais, parler de 'facticité', ce n'est pas invoquer la 'substance' dans le sens de Descartes. Au passage, Sartre dénonce l'illusion sub-stantialiste de Descartes pour qui la substance pensante « conserve le caractère d'en-soi dans son intégrité, bien que le pour-soi soit son attribut »40. Et s'il commence par le cogito, Sartre n'en refuse pas moins, non seulement le substantialisme mais encore l'instantanéisme cartésien. C'est aussi pourquoi Sartre pense que Heidegger s'est méfié du « Je pense » husserlien ; il y a substitué le souci (Sorge) par lequel il montre le Dasein s'«échappant à soi dans le projet de soi vers les possibilités qu'il est »41. L'impossible synthèse de l'en-soi et du pour-soi est soulignée par Sartre. Alors est invoqué l'être du soi comme étant l'être de la valeur qui, tout à la fois, est inconditionnellement et n'est pas. II en est ainsi en réalité, parce que la valeur est consubstantielle au pour-soi.

37 Op. cit., p. 121. 38 Op. cit., p. 124. 39 Op. cit., p. 125. 40 Op. cit., p. 127. 41 Op. cit., p. 128.

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La réalité humaine ne coïncide pas avec elle-même. Il lui manque le transcendant par rapport à l'existant. Tout à la fois étant et n'étant pas ses possibilités, la réalité humaine dépend de la notion du possible qui convient à un événement non engagé dans une série causale, mais n'impliquant aucune contradiction avec le système considéré. Sartre renvoie ainsi à Leibniz pour faire mieux comprendre la notion de possible à laquelle il a recours. Simple réalité concrète, le possible ne doit pas être confondu avec la virtualité ni avec la puissance aristotélicienne. Il n'est qu'une option de l'être, mais il fait comprendre pourquoi la réalité humaine doit être autre chose qu'elle-même : le manque dont elle est affectée ne lui vient pas du dehors, mais bien d'elle-même. Le pour-soi est le manque qu'elle a. Sartre distingue entre la nuance du pour-soi-désir (par exemple, la soif) et celle du pour-soi-réflexion (l'acte de boire). La soif ne vise pas sa propre suppression mais une réplétion, une plénitude d'être. Le désir sexuel ne vise pas sa propre destruction, mais la perpétuation. Et Sartre rappelle l'article sur l'Ego transcendantal qu'il fit paraître dans les Recherches Philosophiques (1935), dans lequel il démontrait que l'Ego n'appartient pas au domaine du pour-soi.

Le pour-soi s'élève vers la transcendance de ses possibles à travers le dépassement temporel. La temporalité est Tune de ses caractéristiques essentielles. Elle se présente comme une structure organisée dont les trois éléments, le passé, le présent et l'avenir, ne sont pas de simples data mais des moments structurés. Les deux chapitres de la temporalité et de la transcendance sont des moments très importants dans l'ensemble de l'œuvre de L'être et le néant.

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D'ailleurs, dans la conclusion du livre, Sartre rappellera que « la temporalité vient à l'être par le pour-soi »42 ; de même qu'il y exposera que l'être du transcendant est modifié par l'action. Cependant, dans le dernier chapitre, il aura d'abord subordonné la psychanalyse à l'ontologie, car elle est seule à pouvoir « se placer sur le plan de la transcendance et saisir d'une seule vue l'être-dans-le-monde avec ses deux termes, parce que, seule, elle se place originellement dans la perspective du cogito »43. Notons que dans la Critique de la raison Dialectique44, Sartre parlera davantage de "temporalisation" que de "temporalité" : Différence notable. Et, de ce qu'il appelle le « matérialisme dialectique du dehors », Sartre fera un "matérialisme transcendantal"45.

En conférant un privilège au présent, on se situe d'emblée dans la "présence au monde". Refusant autant Descartes, qui anéantit le passé, que Bergson, qui le conserve, Sartre regarde le passé comme quelque chose que l'on a, mais qu'on n'a pas comme on a une automobile, par exemple. Le passé, en fait, hante le présent, sans l'être. Il ne peut exister de passé que pour la réalité humaine, car « elle a à être ce qu'elle est »46. Le passé vient au monde par un pour-soi pour qui le "Je suis" est un "Je me suis"47. Il implique une signification qui peut sans cesse varier, puisqu'il est « un ex-présent ayant eu un

48 avenir » .

420p.cit.,p.715. 43 Op. cit., p.694.. 44 Voir Critique de la raison dialectique, i960, p. 124. 45 C'est le lieu de rappeler que l'expression 'matérialiste transcendantal' a été utilisée par Claude Lévi-Strauss, dans La pensée sauvage, 1962, p.326, pour qualifier sa propre position. 46 L'être et le néant, p. 157. 47 Ibid. 48 L'être et le néant, p. 160.

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Le passé jouit avec le présent d'une fausse homogénéité alors qu'entre l'un et l'autre existe en fait une hétérogénéité absolue. Sartre peut reprendre pour son compte le mot de Hegel "Wesen ist was gewesen ist " (« Pessence est ce qui a été ») car, pour lui, similairement, "mon essence est au passé, c'est la loi de son être"49. En effet, tandis que le passé est en-soi, le présent est pour-soi. Le présent est le contraire de l'absent. Et la présence est présence à quelque chose, tout comme la conscience est conscience « de » quelque chose. Le présent n'est autre que la présence du pour-soi à tout l'être-en-soi qui se présente. Mais qu'est-ce donc que la présence ? La présence à un être implique un lien d'intériorité, qui est un lien négatif; c'est en fait une présence du pour-soi en tant qu'il n'est pas. L'être du présent est derrière (passé) et devant (futur).

L'avenir n'existe pas comme représentation ; d'ailleurs, plutôt que 'représenté', il serait "thématisé". Le futur n'est pas davantage un "maintenant" qui ne serait pas encore. Il n'est que ma possibilité de présence à l'être. Dans la hiérarchie de mes possibles, je suis une infinité de possibilités. Telles sont globalement les trois "ek-stases" temporelles décrites par la phénoménologie de Sartre, et à partir desquelles il va aborder l'ontologie de la temporalité, c'est-à-dire la temporalité comme structure totalitaire.

De plus, la temporalité n'est pas que séparation. Si elle est une force dissolvante, elle s'intègre au sein d'un acte unificateur. Sartre récapitule ce qu'il en est du pour-soi par rapport aux trois ek-stases du temps. Le problème de la naissance disparaît au cœur du surgissement du pour-soi dans le monde, puisque le pour-soi est comme né du monde :

Op. cit., p. 164. 35

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« La naissance est le surgissement du rapport absolu de passéité comme être ekstatique du pour-soi dans Ven-soi »50.

Le passé étant posé contre le pour-soi, ce dernier regarde l'avenir. Et, si le pour-soi est temporel, c'est parce qu'il se "néantise" :

«Ainsi le temps de la conscience, c'est la réalité humaine qui se temporalise comme totalité qui est à elle-même son propre inachèvement, c'est le néant se glissant dans une totalité comme ferment détotalisateur »51.

La réflexion, en tant que "temporalité psychique", n'est autre que le pour-soi conscient de lui-même. Car Y esse, ou l'être du réfléchi, n'est pas un percipi : au contraire, il existe, même sans être perçu. Aussi le réflexif ne s'identifie-t-il pas au réfléchi, qui est apparence pour le réflexif. D'où, un néant qui sépare le réfléchi du réflexif. Sartre dit précisément que c'est : un « néant qui ne peut tirer son être de lui-même » . Le réflexif est le réfléchi sur le mode du n'être pas.

Enfin, selon une méthode d'analyse qui lui est propre, au-delà des structures négatives du pour-soi, Sartre reconnaît maintenant ses structures positives (car il en a !). Pour Sartre toute connaissance est intuitive. Sartre situe le plan onto­logique dans la perspective du pour-soi. La connaissance n'est qu'un type de relation entre le pour-soi et l'en-soi. Comme inétendu, le pour-soi appréhende la détermination transcendante de l'étendue. La négativité est ainsi comprise

L'être et le néant, p. 186. 51 Op. cit., p.196. 52 L'être et le néant, p. 199.

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comme transcendance originelle. Mais ce qui est subjectif ne s'objective pas : « le jaune du citron n'est pas un mode subjectif d'appréhension du citron »53.

C'est pourquoi la réalisation de l'être conditionne l'abstraction : « l'abstrait hante le concept comme une possibilité figée dans l'en-soi que le concret a à être »54. L'abstracteur est le pour-soi qui surgit avec un «par-delà l'être ». Une relation en-soi purement négative d'extériorité, telle est une définition possible du rapport de quantité.

Le temps du monde vient au monde par le pour-soi. Sartre nie qu'il y ait une "synthèse de récognition", comme on serait tenté de le croire. L'Homme est sa propre négation originelle autant sur le mode du "pas encore" que sur celui du "déjà là". La temporalité est notre organe de vision; elle n'est pas une saisie objective. Afin qu'il y ait une extériorité absolue, il faut qu'il y ait un monde; afin qu'il y ait un monde, il faut de même un pour-soi. C'est au passé que le pour-soi est au milieu du monde, sans transcendance.

Au présent, en tant que présence à l'être, le pour-soi n'est pas. De l'être au présent ne vient que l'être; l'extériorité est alors le rien. La présence que j'ai à être au futur dans un "par-delà de l'en-soi" est une multiplicité: d'une part, il y a un "futur universel"; d'autre part, il y a les futurs possibles du monde. C'est de la dispersion absolue sur l'objet qu'il est question, quand il est question du Temps (...qu'enfin Sartre nomme!) qui « est partout transcendance à soi et renvoi de l'avant à l'après et de l'après à l'avant »55.

53 Op. cit., p.235. 54 Op. cit., p.238. 55 Op. cit., p.267.

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Ayant tenu à bonne distance et l'idéaliste et le réaliste, Sartre leur fait cependant à chacun des concessions. Oui, l'idéaliste a raison d'affirmer que « l'être du Pour-soi est connaissance de l'être »56. Mais Sartre corrige cette affirmation en ajoutant qu'il faut aussi considérer l'être de cette connaissance. Et c'est ce qu'il a fait. Qu'est-ce que la connaissance ? Pour lui, elle est elle-même être ek-statique ; elle se confond avec l'être ek-statique du pour-soi. L'idéalisme est néanmoins renversé si l'on admet, avec Sartre, que la connaissance se résorbe dans l'être; par conséquent, sans qu'elle ne soit ni attribut, ni fonction, ni accident de l'être. Oui, maintenant, à son tour, le réaliste a raison puisque la connaissance comporte l'être comme présent à la conscience. Pourtant si, en effet, tout est donné pour Sartre comme pour le réaliste, si l'être vient bien d'un ailleurs et d'un autre que moi, cependant de cet être je suis comme investi et je n'en suis finalement séparé que par rien : mais j'en suis effectivement séparé par le néant!

2.3 La 3 partie ou le pour-autrui

La troisième partie de L'être et le néant appartient, du point de vue sémantique, au bloc qu'elle forme avec les deux premières : puisque, ensemble, les trois premières parties vont constituer "une théorie générale de l'être"57, par ailleurs articulée dans une démarche synthétique et totalisante.

À suivre le cheminement conceptuel de L'être et le néant jusqu'au seuil de cette troisième partie (c'est-à-dire jusqu'à la fin du premier tiers de l'œuvre), ce que nous pouvons constater de l'existentialisme présenté par Sartre

56 Op. cit., p.268. 57 Op. cit., p.502.

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nous semble assez proche d'une forme de "positivisme11, position dont on a toujours dit, avec un certain mépris, qu'elle impliquait la croyance dans un donné pur et simple58.

En effet la connaissance n'est-elle pas simple intuition pour Sartre, les objets ne se donnent-ils pas d'eux-mêmes à l'analyse descriptive, même si celle-ci part d'un fond certain de négation ? Et, si Sartre réussit à déployer une véritable spéculation philosophique, néanmoins celle-ci se déroule sur le plan de l'analyse d'un donné existentiel saisissable, qui opère sur les problèmes habituels à la philosophie un mystérieux effet de dissolution.

Ainsi, le problème de l'existence du monde sensible n'offre aucune difficulté: les qualités du monde sont bien celles du monde, et non les nôtres. Mais ce "donné", qui semble à première vue un cadeau, se révèle empoisonné, car la qualité représente un mode d'être propre à toute chose, et qui est pourtant refusé par Sartre à la réalité humaine.

Par ailleurs, à travers la négation de Ten-soi, à travers la mauvaise foi, l'angoisse, l'absence de choix, l'engagement, le passé qu'il s'est fait, l'homme voit, comme fatalement, surgir à chacun de ses pas la liberté à laquelle, de façon étrange, il est condamné, alors que l'humain en tant que tel est une existence positive qui précède son essence. Certes, on devine le caractère contingent de l'essence ainsi rajoutée.

Faut-il s'interroger maintenant sur ce qu'il en est du monde des autres pour Sartre qui, en 1944, écrira la pièce de théâtre Huis clos, dans laquelle sera prononcée la terrible petite phrase : "L'Enfer, c'est les autres" ? Appréhendons-nous le monde des autres aussi facilement que nous

58 Ce qui n'est pas nécessairement le cas du positivisme d'Auguste Comte.

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appréhendons le monde sensible ? À travers l'expérience vécue (en allemand: Erlebnis ) ce qui nous est donné là n'est autre que le conflit : en somme, une négatité de plus.

Sartre confirme son choix des conduites négatives pour décrire la réalité humaine. Il persévère dans cette direction avec le choix de la description de la "honte". Qu'est-ce donc que la honte ? Elle est comme toutes les structures que nous avons découvertes jusqu'à présent :

« Elle est conscience non positionnelle (de) soi comme honte et, comme telle, c'est un exemple de ce que les Allemands appellent "Erlebnis", elle est nécessaire à la réflexion »59

Et c'est avec la honte que Sartre pose le problème de l'existence d'autrui: mais, vu sous cet angle, s'agit-il là encore d'un problème ? Se "donnant tout", le réaliste ne peut-il se donner autrui ? Sartre constate avec fierté qu'il se distingue nettement du réaliste à ce propos. Car, si le réaliste a une intuition de la présence d'autrui dite "en personne" (traduction de l'expression de Husserl: leibhaflig, traduisible aussi par l'expression "en chair et en os" - et le "réaliste" en question est alors pour Sartre actuellement Husserl), il n'a guère l'intuition de la présence de l'âme d'autrui ! Cette présence est loin de se donner "en personne" à la sienne. Ou bien, si le réalisme "livre le corps", par exemple comme un morceau de cire (et c'est alors Descartes qui est maintenant visé), il ne nous livre pas le corps en tant que "corps d'autrui". On commentera avec profit cette phrase qui touche directement Descartes, taxé par là même, et curieusement, de "réaliste spiritualiste" :

L'être et le néant, $215. 40

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« S'il est vrai que pour un réalisme spiritualiste, l'âme est plus facile à connaître que le corps, le corps sera plus facile à connaître que l'âme d'autrui ».

Mais le réalisme renvoie systématiquement à l'idéalisme, comme nous l'avons vu précédemment. Kant est alors désigné (dénoncé ?), cependant, pour s'être consacré uniquement aux lois universelles de la subjectivité, aussi ne s'est-il guère occupé des personnes. Le "sujet" de la subjectivité étudiée par Kant n'est autre que l'essence commune des personnes. Aussi, pour éliminer cet aspect du problème, Sartre refuse-t-il d'assimiler le problème d'autrui à ce qu'il croit percevoir chez Kant comme étant le problème des réalités nouménales. L'apparition (non, à proprement parler, la "connaissance") d'autrui est un phénomène qui renvoie à d'autres phénomènes, distincts les uns des autres. Les premiers phénomènes d'autrui sont, du point de vue de la conscience, "la mimique et l'ex­pression"60, et, particulièrement, sous l'apparence visible de l'expression et de la mimique, le phénomène de la colère d'autrui. C'est pourquoi les analyses de la honte et de la colère concernent des attitudes qui sont privilégiées relative­ment à l'existence d'autrui.

Pour la description et la signification de la honte, on peut se référer à la présentation de la honte "d'hier" allant de pair avec l'étude de la temporalité61 et la confirmant.

Pourtant, même liée à l'épreuve du temps, la honte n'est pas originellement un phénomène de réflexion; elle est plutôt une réaction à un autre phénomène. En fait, c'est l'existence d'autrui qui commande cette réaction de honte : « j'ai honte tel que j'apparais à autrui »62. Autrui joue un rôle

60Op.cit.,p.280. 610p.cit.,p.l63. 620p.cit.,p.276.

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créateur de honte pour moi: « La honte est honte de soi devant autrui »63. Et si, en effet, de cette manière, la honte joue le rôle d'indicateur d'autrui, elle indique même encore bien davantage, et quelque chose de précieux : tout simplement l'unité des consciences, qui est manifestement restée inaperçue par Husserl:

«par ma honte même, je revendique comme mienne cette liberté d'un autre, j'affirme une unité profonde des consciences, non pas cette harmonie des monades qu'on a prise parfois pour garantie d'objectivité, mais une unité d'être, puisque j'accepte et je veux que les autres me confèrent un être que je reconnais »64.

Nous apprenons aussi que la honte a un pendant positif qui n'est autre que la fierté ; de toute façon, pour Sartre, « c'est la honte ou la fierté qui me révèlent le regard d'autrui » 65. Autrui le regarde et, en tant qu'objet temporo-spatial du monde, l'individu s'offre au hasard des appré­ciations d'autrui:

« par la honte ou la fierté, je reconnais le bien-fondé de ces appréciations »66.

Car, de toutes parts, "l'autre me guette"61. La fuite opposable au guetteur, celui-ci la dépasse comme il la désarme. Car la honte est tout à la fois ma "chute originelle"6* et mon "être dehors"69 : je me découvre alors dans la dimension d'un "objet". Par la description de la

63 Op. cit., p.277. 64 Op. cit., p.320. 65 Op. cit., p.319. 660p.cit.,p.326. 67 Op. cit., p.322. 68 Op. cit., p.349. 69 Ibid.

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colère, que Sartre développe de manière significative, il est clair que l'expérience de la colère nous apprend également que nous subissons encore avec ce comportement l'existence dfautrui:

« ces froncements de sourcils, cette rougeur, ce bégaiement, ce léger tremblement des mains, ces regards en dessous qui semblent à la fois timides et menaçants n'expriment pas la colère, ils sont la colère » .

La colère renvoie à des actions dans le monde, à de « nouvelles attitudes signifiantes du corps » 7l. Le corps étant le passé et le caractère d'autrui étant déjà le dépassé, il en est de même de l'irascibilité: comme promesse de colère, celle-ci est toujours « promesse dépassée »72.

Je peux, d'ailleurs, transcender la colère d'autrui: c'est-à-dire l'attiser ou la calmer. L'existence d'autrui peut donc s'établir immédiatement et intuitivement par et dans l'expérience de la vie quotidienne. Le regard d'autrui va au-devant de moi, comme s'il se portait à ma rencontre; cependant, loin de m'accueillir, il tend, au contraire, à me pétrifier. Sous l'emprise du regard, nous ne voyons pas les yeux : nous ne voyons pas leur couleur. Nous sommes regardés, et ce qui domine, c'est seulement notre conscience d'être regardés. Même plus: je me vois parce qu'autrui me voit. Je suis réduit à cette limite du regard: ma transcendance est alors dépouillée par l'autre et je ne suis plus pour Sartre qu'une "transcendance transcendée": et cela se produit uniquement du fait de situations déterminées par la peur, par l'attente prudente ou anxieuse .

TOOp.cit.,p.413. 71 Ibid. 72 Op. cit., p.418. 730p.cit.,p.321.

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Déjà, à propos de la mauvaise foi, Sartre avait souligné ce regard qui refuse de donner l'approbation recherchée:

« quoi que je fasse sourires, promesses, menaces - rien ne peut décrocher l'approbation, le libre jugement que je quête, je sais qu'il est toujours au-delà »74.

Bien que Sartre ait souligné très nettement la réciprocité d'une telle relation, il semble cependant qu'il nous dise clairement : Autrui a refusé de me reconnaître ; je ne suis pas pour lui un sujet digne de l'être, mais un objet qu'il a méprisé!

Cette "transcendance transcendée", qui est celle de celui qu'autrui refuse implacablement d'approuver, est d'autant plus cruelle qu'elle est ressentie comme un arrachement à soi-même par le fait légitime de la liberté d'autrui . Elle est assimilable, en dernier ressort, à une surprise déshonorante, comme celle de celui qui est confondu dans son intention - comme si son intention était mauvaise - et ainsi humilié sans appel. L'impression ressentie est telle qu'elle est comparable, mais dans une situation totalement différente, à celle que Sartre a décrite dans l'affreuse expérience de l'indiscrétion, lorsque, son corps caché dans un corridor obscur et penché devant une porte, il est tout entier absorbé par l'occupation de glisser honteusement un œil dans le trou de la serrure, et qu'il est surpris par "autrui" dans cette posture peu élégante76 :

74 Op. cit., p. 101. 75 L'être et le néant, p.334. 76 Op. cit., pp.317-323.

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«C'est à la fois l'obscurité du coin sombre et ma possibilité de m'y cacher qui sont dépassées par autrui, lorsque, avant que j'aie pu faire un geste pour m'y réfugier, il éclaire l'encoignure avec sa lanterne » .

Ce qui ainsi trahit l'individu, c'est donc son corps; en un sens, ce corps est encombrant, opaque, indissimulable. Mais le corps nfest pas une chose. Au contraire, Sartre emploiera soixante pages à proclamer l'authenticité de ce corps dont autrui veut faire un objet en le regardant et en le commentant et donc aussi en le transcendant. Car ce corps-pour-autrui (puisque autrui l'interprète à sa guise : ce corps semble, en effet, être "pour-lui") n'est lui-même qu'un corps-pour-soi: « l'instrument et le but de nos actions »78 et en même temps "le siège des cinq sens"79. Apparaît alors pour Sartre, avec le problème du corps, le "problème de l'action"80.

L'action est-elle pour autrui telle qu'elle est pour moi ? Le corps de Pautre n'est-il, ainsi qu'il m'apparaît, que « comme un instrument au milieu d'autres instruments »81 ? Pourtant, nous dit Sartre, «le corps est tout entier 'psychique' »82. Ou bien encore :

« la conscience (du) corps est latérale et rétrospective; le corps est le négligé, le 'passé sous silence \ et cependant c'est ce qu'elle est; elle n'est même rien d'autre que corps, le reste est néant et silence » 83.

77 Op. cit., p.323. 78 Op. cit., p.383. 79 Ibid. 80Op.cit.,p.384. 81 Ibid. 82 Op. cit., p.368. 83 Op. cit., p.395.

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Avec l'analyse des "trois dimensions d'être de notre corps", Sartre va expliciter les relations concrètes avec autrui. Or, ces trois dimensions sont les suivantes:

1) L'être de mon corps pour-moi, ou la facticité du pour-soi, c'est-à-dire la nécessité d'être là - ce que Sartre appelle "nécessité ontologique" - enserrée entre deux contingences. D'abord, la première contingence : que je sois ; ensuite, la deuxième contingence : que je sois engagé dans un point de vue plutôt que dans un autre.

2) Le corps-pour-autrui: autre plan d'existence mais il s'agit d'une structure secondaire, s'il est question du corps d'autrui dont le corps est 'pour-moi', alors qu'en fait il m'échappe ; d'ailleurs, l'apparition ou la disparition d'autrui est elle-même contingence.

3) La troisième dimension ontologique du corps: « J'existe pour moi comme connu par autrui à titre de corps »84. Le regard d'autrui me révèle mon être-objet alors même que je l'ignorais ; dès lors, je puis en être même scandalisé.

La vérité de ce véritable drame tient au fait même qu'autrui surgit comme sans prévenir au cœur du pour-soi. Aussi les relations concrètes seront-elles nécessaire­ment signifiantes et même avant tout parfaitement réciproques: il en sera ainsi autant de la libération que de l'asservissement; il en sera également ainsi du conflit.

Toutefois, du regard nous passons maintenant à la possession; et, de celle-ci, à la revendication que je suis ce que je suis, et nullement autrement. L'attitude que Sartre

Op. cit., p.419. 46

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nomme « la première attitude envers autrui » comporte certes l'amour, le langage, le masochisme. Cependant, l'unité avec autrui s'avère être impossible, du moins irréalisable. Toutefois, avec le privilège de l'amour, nous nous rendons chacun et individuellement "indépassable", car il nous sauve de 1' "ustensilité". Sartre se réfère alors à la dialectique du maître et de l'esclave énoncée par Hegel, pour affirmer parallèlement que «ce que le maître hégélien est pour l'esclave, l'amant veut l'être pour l'aimé »85.

Il existe ici néanmoins une différence essentielle, c'est bien que "l'amant exige d'abord la liberté de l'aimé"86 ; hors de cette condition, le contrat n'est pas rempli.

En outre, l'amour suppose le langage qui "est originel­lement l'être-pour-autrui"87, car "je suis ce que je dis" (phrase que Sartre attribue à Heidegger et qui appartient en fait à Alphonse de Waelhens88). Mon langage m'échappe autant que mon corps: «je ne connais pas plus mon langage que mon corps pour l'autre »89. Ce qui veut dire aussi bien :"je ne puis m'entendre parler"90. Pour Sartre, ce qui se passe alors, c'est que le problème du langage rejoint le "problème du corps".

À travers fascination et séduction, afin que l'aimé devienne aimant, il doit avant tout projeter d'être aimé. L'amour ne parait alors que comme "une liberté qui, en tant que liberté, réclame son aliénation"91. S'ensuivent fatalement

85 Op. cit., p.438. 86 Ibid. 87 Op. cit., p.440. 88 A. de Waelhens, La philosophie de Martin Heidegger, Louvain, 1942,

ft99-w L'être et le néant, p.442. 90 Ibid. 91 L'être et le néant, p.443.

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duperies et renvois à l'infini. L'amour cherche à se perdre comme perpétuelle insatisfaction de l'amant. D'où, le probable effet du masochisme:

« puisque autrui est le fondement de mon être-pour-autrui, si je m'en remettais à autrui du soin de me faire exister, je ne serais plus qu'un ëtre-en-soi fondé dans son être par une liberté »92.

On le voit clairement, la conclusion de cette première attitude est un net échec.

Ce que Sartre nomme « la deuxième attitude envers autrui » comporte l'indifférence, le désir, la haine, le sadisme. C'est, pour ainsi dire, ce qui pourrait être appelé « une attitude de rechange ». Malheureusement, cette attitude risque d'être moins provisoire que la précédente. Dès lors, on ose « regarder le regard d'autrui »93 ; ce qui signifie: « se poser soi-même dans sa propre liberté et tenter, du fond de cette liberté, dfaffronter la liberté de l'autre »94. Regarder le regard produit ou entraîne l'effondrement de la personnalité de l'autre. Car, c'est, ni plus ni moins, enfin voir les yeux d'autrui ! Cependant, en même temps, quelque chose bascule: regarder le regard soustrait au regard ce dont précisément le sujet cherchait à s'emparer. Que se passe-t-il ? : « la liberté et le regard de l'Autre s'effondrent »95.

Saisissant l'Autre, le sujet ne saisit plus qu'une facticité. Sartre illustre cette défaite par la conduite

Op. cit., p.446. Op. cit., p.448. Ibid. L'être etlenéant9pA62.

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d'envoûtement représentée par le processus particulier du désir sexuel. En effet, le désir sexuel exagère et confirme cet évanouissement de l'Autre. Sartre présente le désir sexuel comme étant une tentative pour s'emparer de « la subjectivité libre de l'Autre à travers son objectivité-pour-moi »96. Mais qu'est, à proprement parler, le désir ? Et surtout de quoi est-il désir ? Le désir est, avant tout, irréfléchi; il ne vise pas sa propre suppression: c'est ce que Sartre avait déjà affirmé au sujet des structures du pour-soi: la soif ou le désir sexuel cherchent l'assouvissement, non leur disparition ou leur autodestruction 97.

De plus, le désir prouve que la réalité humaine est essentiellement un "manque". Mieux encore : elle est essentiellement, un « manque d'être ». Car « un être qui est ce qu'il est, dans la mesure où il est considéré comme étant ce qu'il est, n'appelle rien à soi pour se compléter"98. Le désir est la marque d'un mode singulier de la subjectivité qui dévoile l'être-en-situation d'Autrui. C'est à travers la conscience désirante que le corps désiré apparaît comme désirable, car, comme l'écrit Sartre, "le désir est consen­tement au désir »".

Le désir ne saurait être un quelconque "ceci" se produisant sur fond de monde, puisqu'il est positivement « une tentative d'incarnation du corps d'Autrui »100. Il faut noter que ce qui se passe alors est très grave: « II s'agit,

950p.cit.,p.451. 97 Op. cit., p. 145. 98 Op. cit., p. 130. 99 Op. cit., p.457 : « La conscience alourdie et pâmée glisse vers un alanguissement comparable au sommeil. » ,00Op.cit.,p.459.

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puisque je ne puis saisir l'Autre que dans sa facticité objective, de faire engluer sa liberté dans cette facticité »101.

On le devine, le désir, ainsi vécu et conçu, mène droit au sadisme; or, l'un et l'autre sont voués à l'échec. Qu'est-ce que le sadisme ? Il est passion, nous dit Sartre102. L'incarnation que le sadisme aspire à réaliser n'est autre que l'obscène103. Il y a du "mécanique"104 sur ce corps et comme une certaine pesanteur (autrement dit, tout le contraire de la grâce) quand sa facticité est dénudée. Le sadique "manie le corps de l'autre"105. L' obscène, qui est ce que le sadique recherche, « apparaît lorsque le corps adopte des postures qui le déshabillent entièrement de ses actes et qui révèlent l'inertie de sa chair »106.

Mais (coup de théâtre !) subitement la victime regarde le sadique. Ce regard bouleverse les plans du sadique qui découvre une vérité à laquelle il ne s'attendait pas ; en effet, il éprouve alors le contraire de ce qu'il croyait trouver. Le sadique constate « l'aliénation absolue de son être dans la liberté de l'Autre »107. Ainsi, le regard d'autrui "explose" littéralement dans le monde du sadique, anéantissant "le sens et le but du sadisme"108. Quant à la haine, qui en principe veut supprimer les autres consciences, elle est

101 Op. cit., p.463. 102 Op. cit., p.469. 103 Op. cit., p.470. 104 Rappel du « mécanique » qui n'est pas sans évoquer Bergson, pour qui le comique provient du « mécanique plaqué sur du vivant » (cf. Le rire). 105 L'être et le néant, p. 473. 106 Op. cit., p.471: « Lobscène apparaît lorsque le corps adopte des postures qui le déshabillent entièrement de ses actes et qui révèlent l'inertie de la chair». l07Op.cit.,p.476. 108 Op. cit., p.477.

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également un échec, car « elle ne pourrait faire que l'autre i «x 'x ' 109

n ait pas ete » .

À côté de ces deux grandes divisions entre la première et la deuxième attitude envers autrui, qu'en est-il de la communication, et surtout, plus profondément, de la com­munion ? Sartre reconnaît qu'il n'en a guère parlé mais, précisément, pour évoquer le "nous", c'est-à-dire "l'être-avec" (analogue, sinon identique, au mit-sein heideggerien).

Sartre les décrit et, pour ainsi dire, les répartit entre le « nous-objet » et le « nous-sujet ». On peut situer, par exemple, le « nous-objet » dans le travail en commun: "lorsque plusieurs personnes se trouvent appréhendées par le tiers pendant qu'elles œuvrent solidairement un même objet"110. Quant au « nous-sujet », on peut le concevoir dans l'appartenance à une communauté-sujet111. Le nous-objet, par exemple devant Dieu, et le nous-sujet se distinguent l'un de l'autre comme l'être-regardé et l'être-regardant, c'est-à-dire selon les deux relations fondamentales concrétisées dans le regard : celui-ci provoque la honte d'être regardé et manifeste l'insolence de regarder. D'une certaine manière, le regard du maître fait naître l'esclave.

Mais, sous ce regard, l'épreuve du nous-objet peut se transcender dans l'expérience du nous-sujet : n'est-ce pas à partir du regard des autres que la classe opprimée se

,09Op.cit.,p.483. 110 Op. cit., p.491. Voir p. 495: "Ce tiers, irréalisable, est simplement l'objet du concept-limite d'altérité. [...]; ce concept ne fait qu'un avec celui de l'être-regardant qui ne peut jamais être regardé, c'est-à-dire avec l'idée de Dieu. » mOp.cit.,p.495.

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transcende en un nous-sujet qui se sait et s'affirme "classe opprimée" devant la classe qui l'opprime? Par ailleurs, la totalité "humanité" s'est détotalisée, scindée dans le nous-objet. Par l'épreuve du nous-objet a été permise l'épreuve originelle du pour-autrui, enrichie. Mais l'expérience psychologique du nous-sujet, qui n'est pas première et qui n'est, d'ailleurs, possible qu'en second lieu, est l'expé­rience active de l'homme plongé dans l'histoire.

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III.

LA QUATRIÈME PARTIE

Après la théorie de Vêtre la théorie de Vaction

Le "nous-sujet" nous a mis sur la voie de Faction dans sa forme collective et historique. Après la théorie générale de TÊtre, développée dans les trois premières parties, nous abordons, avec la quatrième et dernière, la partie plus longue de Vêtre et le néant : la théorie de Faction.

Globalement, les modes de P "avoir", du "faire" et de P"être" s'imposent à nous comme les catégories radicales de la réalité humaine. Comme nous Favons vu à plusieurs reprises, la réalité humaine « néantise » ce qu'elle est, certes, après Favoir été, mais surtout après Pavoir été dans le mode en-soi de l'avoir été. La liberté humaine, condition de toute action, a elle-même pour condition cette néantisation fondamentale et permanente de l'en-soi de la réalité humaine. La liberté humaine n'est et n'a été possible que parce que l'homme n'est pas « soi », mais parce qu'il est simple présence à soi. De même, si le monde existe en tant que monde, c'est parce que nous n'existons que dans la néantisation, c'est-à-dire dans le surgissement parallèle du pour-soi.

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Nous sommes alors présence au monde, comme nous sommes présence à nous-mêmes. Sans le monde ainsi apparu, nous n'aurions pas le reflet de l'image du projet originel que nous sommes. À partir du projet originel et global d'être, tel projet particulier s'est spécifié et précisé à notre compréhension. De même, c'est à partir du monde que chacun se fait être dans sa liberté, qu'il ne saisit pas mais dont la figure s'inscrit dans les objets transcendants relatifs à l'apparition du monde.

Ainsi, d'un coup de baguette de sa philosophie existentialiste, Sartre élimine tous les problèmes philo­sophiques soulevés par les notions de liberté et de déterminisme. En effet, première condition de l'action qui, par principe, est toujours intentionnelle, la liberté n'est soumise à aucune nécessité logique. Et ce que Heidegger affirme du Dasein convient éminemment à la liberté selon Sartre qui écrit, derrière Heidegger: "En elle l'existence précède et commande l'essence"112. La description phéno­ménologique (surtout chez Husserl) vise généralement l'essence mais, ici comme il en était précédemment pour le phénomène et pour le néant, la description visera l'existant. Non seulement il n'y a pas d'essence de la liberté, mais c'est la liberté qui fonde toutes les essences. Sartre dénonce l'erreur commune à Descartes et à Husserl.

Gaston Berger113 avait montré que ces deux philosophes demandèrent au cogito de livrer une "vérité d'essence"; or, le cogito ne peut guère, pour Sartre, que livrer une nécessité de fait. Aussi bien, par le cogito, découvrons-nous que la liberté est comme une "pure nécessité de

112 Op. cit., p.513. 113 Cf. Gaston Berger, Le Cogito chez Husserl et chez Descartes, Paris, 1942.

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fait"114. Autrement dit, «je suis nécessairement conscience (de) liberté »115. L'être de la liberté ne peut pas ne pas être choisi, car il est donné de fait à la liberté.

Dans la première partie et au chapitre premier de L'être et le néant, Sartre notait déjà que « la liberté humaine précède l'essence de l'homme et la rend possible»116; il notait également que « la liberté qui se manifeste par l'angoisse se caractérise par une obligation perpétuellement renouvelée de refaire le Moi qui désigne l'être libre » .

Cette angoisse en tant que manifestation de la liberté signifie que Phomme est séparé par un néant de son essence ; mais, par là même, elle indique aussi la création de l'être libre comme étant perpétuelle. Car, selon la quatrième partie, la réalité humaine est « un être qui peut réaliser une rupture néantisante avec le monde et avec soi-même »118. Il semble bien que le secret de la liberté, comme de l'être qui est l'objet du « désir d'être », soit impliqué dans toute possible néantisation.

Il est clair, comme le montre l'argumentation dialectique de Sartre, que le chapitre sur la liberté de la quatrième partie répond logiquement au chapitre sur la négation de la première partie. Ainsi Sartre pouvait-il d'abord affirmer que la négation n'engage directement que la liberté119. D'ailleurs, mais parmi d'autres, les manifesta­tions de la mauvaise foi ne font que montrer combien la réalité humaine est son propre néant. Encore une fois, Tunique fondement des valeurs est alors la liberté.

ÏU-±*ètre et te néant, p. 514. ,,5Ibid. ,,60p.cit.,p.61. 1170p.cit.,p.72. 118 O. cit., p.514-515. 1,90p.cit.,p.83.

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Dans la première partie. Sartre écrivait déjà : « rien, absolument rien, ne me justifie d'adopter telle ou telle valeur, telle ou telle échelle de valeurs » ,20. De même, dans la deuxième partie, Sartre affirmait-il que « la valeur hante l'être en tant qu'il se fonde, non en tant qu'il est: elle hante la liberté » . C'est pourquoi, dans la quatrième partie, Sartre peut expliquer, en effet, que « dès que j'ai conscience des motifs qui sollicitent mon action, ces motifs sont déjà des objets transcendants pour ma conscience, ils sont dehors » . Proposition qui confirme cette autre de la même partie: « La réalité-humaine ne saurait recevoir ses fins, nous l'avons vu, ni du dehors, ni d'une prétendue nature intérieure »123. On ne peut mieux dire la liberté humaine.

Quant à la troisième partie de L'être et le néant, le chapitre sur l'existence d'autrui mettait la liberté du sujet en relation avec la liberté d'autrui. Ainsi, le conflit des libertés menace ma propre liberté. L'être que je suis est imprévisible, indéterminé. Mais, par là, je découvre aussi la liberté d'autrui. Car « la liberté d'autrui m'est révélée à travers l'inquiétante indétermination de l'être que je suis pour lui »124. Il se produit une réciprocité des libertés, de la mienne et de celle d'autrui pour moi.

Le regard confirme cette appréhension, puisque « être vu me constitue comme un être sans défense pour une liberté qui n'est pas ma liberté »125. Outre cette menace sise dans la liberté d'autrui, cependant, le cas de l'amour, traité au chapitre 3, implique que la liberté d'autrui exige ma liberté:

Op. cit., p.76. Op. cit., p. 137. Op. cit., p.515. Op. cit., p.519. Op. cit., p.320 Op. cit., p.326.

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Tarnant veut posséder une liberté comme liberté , non pas une chose. Sartre explicite ce que Tarnant exige de l'aimé: « il ne veut pas agir sur la liberté de l'Autre mais exister a priori comme la limite objective de cette liberté, c'est-à-dire être donné d'un coup avec elle et dans son surgissement même comme la limite qu'elle doit accepter pour être libre »127. Ce faisant, l'amant lui-même finit par aliéner sa liberté qui « se produit à l'existence avec une dimension de fuite vers l'autre »128.

Regarder le regard, nous l'avons vu, semblait devoir affirmer la liberté de celui qui imposait ce "regard du regard"; mais, là non plus, le but ne peut être atteint,.car autrui devient alors un "autrui-objet": la déception concerne l'appropriation souhaitée de la liberté d'autrui, qui s'est effondrée sous un simple regard. Devenu pur objet, autrui ne peut plus reconnaître ma liberté: tout simplement parce que la liberté n'est pas un être, elle est l'être de l'homme, son néant d'être: « la liberté coïncide en son fond avec le néant qui est au cœur de l'homme »129.

En effet, le jaillissement original de la liberté est une existence, ni une essence, ni la propriété d'un être engendré conformément à une idée. Car « la liberté n'est rien autre que l'existence de notre volonté ou de nos passions, en tant que cette existence est néantisation de la facticité, c'est-à-dire celle d'un être qui est son être sur le mode d'avoir à

C'est pourquoi la volonté n'est pas une manifestation de la liberté, mais elle ne peut véritablement se constituer

Op. cit., p.434. Op. cit., p.435. Op. cit., p.443. Op. cit., p.516. Op. cit., p.520.

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comme volonté qu'à partir du fondement d'une liberté originelle. En elle-même, la liberté est une totalité inana­lysable, quels que soient les motifs objectifs, les mobiles affectifs et les fins réfléchies.

Notre choix est à la fois absolu et fragile. Le choix n'est pas dans un moment du temps, mais il déploie le temps: le présent du choix appartient à la nouvelle totalité commencée. Car, « liberté, choix, néantisation, temporali-sation, ne font qu'une seule et même chose » 131. La liberté n'existe que par le choix qu'elle fait d'une fin: elle « n'est pas libre de ne pas être libre »... « elle n'est pas libre de ne pas exister »132. Si la liberté choisit, nous ne choisissons pas d'être libres: "nous sommes condamnés à la liberté"133.

La conséquence de cette condamnation à la liberté n'est autre que la responsabilité : « l'homme, étant con­damné à être libre, porte le poids du monde tout entier sur ses épaules »134. Tout désigne cette responsabilité : la place du sujet, son passé, ses entours, son prochain, et enfin sa mort, qui est un terme ôtantà la vie toute signification135.

En un mot, sa situation désigne l'homme comme responsable. Qu'est donc une situation ? Ce n'est qu'une existence au milieu d'autres existences: la situation n'est ni subjective ni objective; mais « l'être-en-situation définit la réalité-humaine » I36. La situation n'est pas non plus "le libre effet d'une liberté"137. Comment définir la responsabilité

131 Op. cit., p.543. 132 Op. cit., p.567. 133 Op. cit., p.565. 134 Op. cit., p.639. 135 Op. cit., p.570-633. 136 Op. cit., p.634. 137 Op. cit., p.636.

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sinon comme la « conscience (d') être l'auteur incontestable d'un événement ou d'un objet »138 ?

C'est ainsi que le pour-soi est responsable qu'il y ait un monde; en ce sens, sa responsabilité est d'un type particulier, et elle est "accablante", "insoutenable", « Tout se passe comme si j'étais contraint d'être responsable »139, conclut Sartre.

Sur les significations impliquées dans un acte, Sartre dit rejoindre Freud : « Pour Freud, comme pour nous, un acte ne saurait se borner à lui-même: il renvoie immédiatement à des structures plus profondes »140. Sartre, tout comme Freud, refuse l'explication d'une action particulière par le moment antécédent, c'est-à-dire l'interprétation par un déterminisme psychique 'horizontal' 141 ou simplement linéaire.

Certes, dire d'un acte qu'il est symbolique renvoie à un "déterminisme vertical"142. En outre, et contrairement à Freud, Sartre refuse la référence à l'affectivité qu'il juge être une "table rase", seulement constituée par l'histoire du sujet et les circonstances extérieures. Cependant, pour Sartre, en fait, le déterminisme vertical de Freud reste axé sur un déterminisme horizontal: puisque les antécédents affectifs jouent, pour Freud, un rôle dans le présent; alors, le passé détermine le présent; quant au futur, Sartre pense qu'il ne peut exister pour la psychanalyse freudienne.

l380p.cit,p.639. I390p.cit,p.641. ,40Op.cit.,p.535. 141 Ibid. 142 Voir p. 535: « L'acte lui paraît symbolique, c'est-à-dire qu'il lui semble traduire un désir plus profond, qui lui-même ne saurait s'interpréter qu'à partir d'une détermination initiale de la libido du sujet. Seulement Freud vise ainsi à constituer un déterminisme vertical. »

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Tout en s'inspirant ouvertement de la méthode d'interprétation psychanalytique, Sartre ne partira pas du passé, mais il concevra « l'acte compréhensif comme un retour du futur vers le présent »143. Donc, Sartre se méfie d'un déterminisme causal dont il pense, sans doute à tort, qu'il est la doctrine des psychanalystes; inversement, pour Sartre « est compréhensible toute action comme projet de soi-même vers un possible »144. Cette compréhension com­porte deux sens inverses : une psychologie régressive et une progression synthétique.

Par conséquent, dans L'être et le néant, s'affirme nécessaire une « méthode spéciale », destinée à appréhender la "totalité de mon être"145: une "méthode comparative"146, objective, mettant en lumière le choix subjectif d'une personne.

La conjugaison d'une "psychologie régressive" et d'une "progression synthétique", qu'il propose pour sa psychanalyse existentielle, ne reconnaissant pas le postulat de l'inconscient147, oriente Sartre vers une méthode nouvelle, la méthode « progressive-régressive »148, essentiellement historique, et qui combine une complexité verticale ou diachronique avec une complexité horizontale ou

143 Op. cit., p.536. 144 Op. cit., p.537. I450p.cit.,p.651. 146 Op. cit., p.656. 147 Op. cit., p. 658:" 148 De même, sous l'inspiration de Heidegger, GUnther Anders proposait une double interprétation « rétrospective et prospective ». Voir Thierry Simonelli, Gunther Anders De la désuétude de l'homme, Paris : Éditions du Jasmin, 2004, p.87. Cf. Questions de méthode (édition de 1967) pp. 119-230 et La Critique de la raison dialectique, pp. 60-111.

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synchronique. Conscience et connaissance sont à nouveau distinguées149.

Le phénomène de l'être dans le monde est « la relation entre la totalité de l'en-soi ou monde et ma propre totalité détotalisée »150. J'agis sur fond de monde, mais aussi sur fond de la totalité de moi-même; ainsi, c'est l'acte fondamental de liberté qui donne son sens à toute action particulière. La psychanalyse existentielle que propose Sartre a pour principe que « l'homme est une totalité et non une collection »151; et elle exige aussi que chacun de ses actes soit révélateur de sa personnalité entière.

À cette psychanalyse existentielle, qui « cherche à déterminer le choix originel »152 s'oppose la 'psychanalyse empirique' qui ne cherche qu'à déterminer le complexe. La psychanalyse existentielle de Sartre interprétera la géné­rosité comme étant une préférence vers l'appropriation par destruction. C'est aussi dire que la générosité guide plus vers le néant que vers l'en-soi.

Dans cette nouvelle perspective, le projet originel de la générosité doit être découvert, car il relève de la structure de l'être-dans-le-monde: en effet, la symbolisation ne se fait pas dans l'inconscient, mais dans la réflexion, qui « saisit à la fois symbole et symbolisation »153. Et là, Sartre découvre et souligne une tendance fondamentale de la réalité humaine: la tendance à remplir15* : 'boucher les trous', 'remplir les vides', chercher la plénitude, 'manger'. Le « désir d'être » se complète dans le réel vécu.

Op. cit., p. 658. Op. cit., p. 538.

Op. cit., p. 656. Op. cit., p.657. Op. cit., p.658. Op. cit., p.705.

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Sur les traces du Bachelard de L'eau et les rêves ou de Psychanalyse du feu, Sartre conçoit une psychanalyse des choses, mais très différente de celle de Bachelard. Ce qui intéresse Sartre, ce sont moins les images, passionnantes pour Bachelard, que le sens. Sartre ne veut ni de la libido de Freud, ni de la volonté de puissance de Nietzsche : c'est-à-dire ni d'un postulat ni d'un principe empirique. Pour lui, « il convient d'établir rigoureusement le but de la psychanalyse à partir de l'ontologie »155. C'est donc vraiment l'être qui décide de tout.

Une psychanalyse des choses doit se préoccuper du symbole de l'être que représente en vérité chaque chose. Sartre veut dépasser les résultats de l'herméneutique vers un projet plus fondamental, c'est-à-dire le projet originel d'un pour-soi, le désir d'être qui ne peut viser que son être propre156. Car « l'homme recherche l'être à l'aveuglette, en se cachant le libre projet qu'est cette recherche »157. Cachant son projet de recherche de l'être, l'humain vit pleinement et à chaque instant le « désir d'être ».

On comprend alors que, pour la réalité humaine, être, c'est agir, et, par conséquent, à l'inverse, cesser d'agir, c'est cesser d'être. Or, agir, c'est «modifier l'en-soi dans sa matérialité ontique »158.

De même, « faire », c'est "se faire"; et "se faire", c'est « faire ». C'est ce qu'il en est du pour-soi qui est surtout temporalisation; car « il n'est pas ; il 'se fait' »159. Aussi bien le faire que l'avoir se ramènent au « désir d'être ». En fin

Op. cit., p.693. Op. cit., p.651. Op. cit., p.721. Op. cit., p.503. Op. cit., p.636.

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de parcours, une découverte fondamentale s'impose à notre désir de connaissance (et d'être !) :

«Ainsi, l'ontologie nous apprend que le désir est originellement désir dfêtre et qu'il se caractérise comme libre manque d'être »160.

Le faire laisse entrevoir tantôt l'être et tantôt l'avoir, mais le désir de faire n'est qu'un « certain désir d'être »161. Quant au connaître, il est «une modalité de l'avoir» 162. S'approprier ou plutôt posséder un objet, c'est en user, La qualité de possédé désigne l'objet en profondeur. Ceux qu'on dit être des "possédés", en fait, "appartiennent à". Et nous nous interrogeons sur la nature du couple formé par le possédant et par le possédé. Quelle est-elle ? Ce n'est autre qu'une relation interne, et donc synthétique.

Car aussi « le désir d'avoir est au fond réductible au désir d'être par rapport à un certain objet dans une certaine relation d'être »163. La spécificité du « mien » le situe entre l'intériorité du moi et l'extériorité du non-moi. Sartre voit dans la possession un rapport magique: le «j'ai » devient un «je suis » : «je suis ces objets que je possède » l64. Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre parlera même de la "possession-pouvoir" 165comme de l'« homme-pouvoir »166

et aussi de l'« objet-pouvoir »167. Il y sera question de l'action individuelle comme de « la seule réalité pratique et

l60Op.cit.,p.675. 161 Op. cit., p.670. ,62Op.cit.,p.507. 163 Op. cit., p.678. l640p.cit.,p.681. 165 Critique de la raison dialectique, p. 265. 166 Op. cit., p. 585. l67Op.cit.,p.500.

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dialectique, le moteur de tout » . Ainsi, L'être et le néant présente une logique de l'action qui pourra s'accomplir directement dans la Critique de la raison dialectique .

Comme si c'était une sorte d'étape préliminaire, L'être et le néant s'achève sur des perspectives morales. L'exemple de « l'agent moral faisant pour se faire et se faisant pour être »16 annonce pleinement déjà la recherche morale de Sartre. Mais l'ontologie ne peut formuler les prescriptions morales, bien que l'éthique s'y laisse entrevoir. Une telle éthique ne peut être qu'une « éthique qui prendra ses responsabilités : en face d'une réalité humaine en situation »170.

N'étant pas son propre fondement, l'homme cherche irrésistiblement à se fonder, aussi est-il l'être-du-fondement se destinant à fonder l'être de tout objet. Car « tout se passe comme si l'en-soi, dans un projet pour se fonder lui-même, se donnait la modification du pour-soi » m . Et toute conscience est essentiellement projet de se fonder.

Les Cahiers pour une morale reprendront ce thème en affirmant que ce « néant non fondé se fera pur mouvement pour fonder »172. Or, l'action authentique est toujours prête à assumer ce manque de fondement: elle en accepte la contingence, car elle est à considérer en même temps sur le plan du pour-soi et sur celui de l'en-soi.

Op. cit., p.361. L'être et le néant, p.507. Op. cit., p.720. Op. cit., p.715. Cahiers pour une morale, p.455.

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Si, en définitive, il demeure encore un "problème de Faction", il ne peut être lié qu'à « Fefficace transcendant de la science »173. Aussi Faction est-elle pure gratuité et jouit-elle d'une pure autonomie ontologique. Me créant, j'échappe au-non-être non fondé du créateur174.

173 L'être et le néant, p.720. 174 Cahiers pour une morale, p.456.

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CONCLUSION

Ce n'est pas sans raison si les analyses de Sartre, partant d'un présupposé de l'être, le font basculer dans le néant ; d'où le thème majeur de la première partie de L'être et le néant : « le problème du néant ». Le néant s'étant imposé à son analyse, il n'en reste pas moins que, pensées comme étant conceptuellement réunies, les trois premières parties sont désignées par Sartre comme prises dans le vaste mouvement d'ensemble les dynamisant « vers une théorie générale de l'être ».

À cette recherche, Sartre indique que le corps participe à la fois dans ses « dimensions d'être » et dans ses « trois attitudes envers autrui ». En dernier ressort, ce qui domine dans cette orientation, c'est bien « l'agent moral faisant pour se faire et se faisant pour être » : c'est-à-dire, l'inlassable activité du « désir d'être », puisque le « néant non fondé se fera pur mouvement pour fonder ».

L'importance donnée également à la conscience la met en scène, dans la dialectique phénoménologique allant de l'être-en-soi massif à l'être du pour-soi défini comme ce qu'il n'est pas. Toujours et partout, l'être est recherché, désiré, puisque la « preuve ontologique » est définitive (car il y a véritablement de l'être). Si des négatités se dévoilent, il en est aussi qui se construisent, comme d'elles-mêmes au cours de l'intervention humaine en tant qu'action. Car, si le propre de la négation est de nous faire appréhender l'idée de néant,

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néant il y a en fait, pour Sartre, à partir du possible en tant que réalité concrète, puisque la réalité humaine, à la fois, est et n'est pas ses propres possibilités.

Les structures de la temporalité (passé, présent et avenir) viennent à l'être par la grâce du pour-soi : on a le passé comme une hantise qui fait figure de présent, tandis que le futur se présente comme un thème à variations ; quant au présent, le privilégié sur les deux autres structures, il est à la fois être et néant, c'est le mode de 1' « être-présent ».

Le manque d'être dûment constaté est une revendication, un désir d'être de toute la réalité humaine, habile à néantiser ce qu'elle est, mais, ajoute Sartre, après l'avoir été dans le mode en-soi de Y avoir-été. Car c'est la condition même de l'action que cette néantisation fondamentale et permanente de l'en-soi de la réalité humaine. Sans être « soi », mais en étant « présence à soi », nous découvrons avec Sartre que l'humain a l'avantage d'être pleinement et dangereusement libre.

Mais c'est proprement la considération de la situation humaine qui permet de parvenir à une conscience et/ou à une attitude morale : faisant pour se faire et se faisant pour être, l'agent moral, que l'on peut déjà deviner dans l'ontologie phénoménologique de Sartre, ne naît véritablement que de la situation de la réalité humaine que Sartre dit se trouver « en situation ».

L'idée et la réalité d'une action authentique se dégagent à la fois sur les deux plans de l'en-soi et du pour-soi. D'où la caractérisation de cette action dans la contingence et dans le manque initial d'un fondement à créer.

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En conclusion, il semble qu'on puisse dire qu'il existe un rapport de ce « désir d'être » auquel nous avons été sensibles avec une réflexion sur la causa sui.

Dans L'être et le néant, Sartre affirme avec fermeté: « L'être ne saurait être causa sui à la manière de la conscience » ; il affirme de même: « si l'en-soi devait se fonder, il ne pourrait même le tenter qu'en se faisant conscience, c'est-à-dire que le concept de "causa sui" emporte en soi celui de présence à soi, c'est-à-dire celui de la décompression d'être néantisante »176.

Il s'agit alors d'assumer la "totalité détotalisée", qui représente l'échec de la causa sui, c'est-à-dire celui de la synthèse impossible entre le soi-causant et le soi-causé.

Le parti-pris de saisir les négatités, les opérations néantisantes de la conscience et de l'imaginaire, et finalement le parti-pris de ne pouvoir s'en remettre qu'à des médiations, c'est-à-dire à des négations, n'a qu'une seule finalité qui est celle d'affronter, non pas une éventualité mais une réalité qui n'est autre que le « désir d'être » qui nous hante tout comme le néant hante l'être.

L'être et le néant, p.32. Op.cit,p.714-715.

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PETITE BIBLIOGRAPHIE DE SARTRE

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N° d'impression : 76034 Dépôt légal : Octobre 2005

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