world war two : capacites de résistance et de resilience

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1 Avant propos Un de nos grands anciens m’a fait parvenir "son" histoire, l’histoire d’un gamin de 17 ans emporté dans les tourments de la Résistance, avec ses joies, ses peines, ses douleurs, ses révoltes, ses rancoeurs sans doute tenaces, ses excès, peut-être…mais une histoire poignante vue par les yeux rebelles et parfois insolents d’un gamin de 17 ans…des yeux que Jacques Gindrey a toujours su garder Alain Boyer (Aix 57-65) Co-administrateur du site Internet www.aet-association.org En fait, l’histoire commence en 1943, au printemps… et même en 1942. Novembre 1942 : nous assistons, rageurs, à l’invasion de la zone dite libre. Pas un coup de feu n’est tiré par l’Armée d’Armistice, pauvre petite Armée au sabre de bois... Nos chefs (si l’on ose dire !) craignent nos réactions, nous réunissent. Le commandant en second, beau soldat de 40 (légion d’honneur et palmes), que nous admirions jusque là, nous adjure : "Soyez dignes, dignes, dignes ! " Et je crie "dignes ! Ding ! Dong"… et tout le monde de rire… tout le monde, sauf le Commandant ! Sur les routes passent les blindés, "les Panzers". Dans le ciel passent des planeurs Gotha trainés par des Heinkel lll "Zwilling" (les "spotters" apprécieront !). Tout ça, c’est les Boches. Mais voilà, les "Macaroni" avec leurs chapeaux à plumes (les Alpini) ou à "touffe de plumes" (les Bersaglieri). Alors ça, c’est l’abomination, la fin des haricots… Les Chleuhs nous ont battus, mais pas les Macaroni… qu’est-ce qu’ils foutent là ? Les mois passent, nous suivons de trop loin, la guerre en Afrique, Libye, Tunisie, puis les Popofs à Stalingrad. Monsieur Benazet, notre prof de français, nous fait connaitre Hemingway, Malraux, etc. Ce n’est pas le programme, mais pour nous, c’est bien le Programme, le vrai.

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la "Ballade" d'un tout jeune résistant enfant de troupe d'Autun dans le Haut Jura le siecle dernier.

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Avant propos Un de nos grands anciens m’a fait parvenir "son" histoire, l’histoire d’un gamin de 17 ans emporté

dans les tourments de la Résistance, avec ses joies, ses peines, ses douleurs, ses révoltes, ses rancœurs sans doute tenaces, ses excès, peut-être…mais une histoire poignante vue par les yeux rebelles et parfois insolents d’un gamin de 17 ans…des yeux que Jacques Gindrey a toujours su garder …

Alain Boyer (Aix 57-65)

Co-administrateur du site Internet www.aet-association.org

En fait, l’histoire commence en 1943, au printemps… et même en 1942. Novembre 1942 : nous assistons, rageurs, à l’invasion de la zone dite libre. Pas un coup de feu n’est tiré par l’Armée d’Armistice, pauvre petite Armée

au sabre de bois... Nos chefs (si l’on ose dire !) craignent nos réactions, nous réunissent. Le

commandant en second, beau soldat de 40 (légion d’honneur et palmes), que nous admirions jusque là, nous adjure : "Soyez dignes, dignes, dignes ! "

Et je crie "dignes ! Ding ! Dong"… et tout le monde de rire… tout le monde, sauf le Commandant ! Sur les routes passent les blindés, "les Panzers". Dans le ciel passent des planeurs Gotha trainés par des Heinkel lll "Zwilling" (les "spotters"

apprécieront !).

Tout ça, c’est les Boches. Mais voilà, les "Macaroni" avec leurs chapeaux à plumes (les Alpini) ou à "touffe de plumes" (les

Bersaglieri). Alors ça, c’est l’abomination, la fin des haricots… Les Chleuhs nous ont battus, mais pas les Macaroni… qu’est-ce qu’ils foutent là ? Les mois passent, nous suivons de trop loin, la guerre en Afrique, Libye, Tunisie, puis les Popofs à

Stalingrad. Monsieur Benazet, notre prof de français, nous fait connaitre Hemingway, Malraux, etc. Ce n’est pas le programme, mais pour nous, c’est bien le Programme, le vrai.

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Nous nous échauffons, parlons, discutons. Et voilà ! Nous allons partir en Afrique du Nord, par l’Espagne, pendant les grandes vacances.

Nous, c’est Thomassin, Cathala, Cherry et Jan, et moi, bien sûr. Tout est prévu pour août, un courrier nous arrivera, aux soins de Cherry.

Août se passe. Pas de courrier... En octobre, je me

dirige vers Thol, près de Pont d’Ain, où l’École, virée de Valence par nos cousins germains, s’est repliée dans ce qui a été le camp-caserne du 10ème Chasseurs à pied, dissous

comme les autres fin 42. Et je retrouve mes quatre faux-frères - car ils ont essayé les Pyrénées sans moi, les s... Ils me racontent leur course, les chiens-loups, les patrouilles, le mauvais passeur, et leur sauvetage

miracle. Je leur objecte que le Ciel les a punis de leur manque de parole envers

moi, ce à quoi ils répondent que j’ai juste 16 ans (ils en ont 17 !). Je leur fais jurer que la prochaine fois, j’en serai. Et ils jurent… les

traitres ! Semaines et mois passent. Pour moi, un hiver très dur, angines, otite

pas soignée (notre médecin ne sait pas faire une paracentèse !). La nuit où le tympan se fend, où je m’évanouis, arrivent les

maquisards du Capitaine Girousse (Chabot). Malade comme un chien, je ne fais qu’en entrevoir un ou deux.

Mais mes camarades les ont vus, leur ont parlé ; Chabot, l’homme de fer, le Saint-Cyrien, surtout lui, les a très fort impressionnés.

Je me remets tant bien que mal. Les semaines passent, il n’est question

que du maquis… Et un après-midi, je sèche un cours, je viens me chauffer dans la baraque

et… je trouve Robert Thomassin et Cathala en train de faire leur sac, "l’as de carreau" réglementaire, avec couverture, toile de tente, godasses de rechange, etc., etc.

"Bande de s…, vous voulez me refaire le coup de 1’an dernier" "Ben, c’est-à-dire que… "

Cette fois, j’y serai ! Vite, "l’ as de carreau", la toile de tente, tout le tintouin, et même les "75 clous " (souliers de biffin) de Deygout, les miens trop fatigués.

Nous nous planquons. Le camp est grand ! Et dans la soirée, en avant nous autres. Chemin creux, fils de clôture, etc. Un camion nous attend prés de Varambon, des gars en armes, et en avant vers le bois de Priay.

Une nuit à la belle étoile, et, le lendemain, Rapace-Collignon, deus ex machina de cette aventure, m’aperçoit, et me crie : "qu’est-ce que tu fous là, Bébé ? "

En effet, je n’étais pas prévu dans son plan ! Et voilà pourquoi, depuis le 2 mai 1944, je suis et je reste à 83 ans… "Bébé" ! La suite, Rapace-Collignon et Raymond Peytavi l’ont relatée dans le "Journal de marche du camp

de l’ École d’Autun dans les Maquis de l’Ain". Sa lecture m’émeut toujours… même si j’y relève une erreur : ils nous voient, Momo, Ferelloc et moi, à l’hôpital… peinards !

Oui, nous y étions, mais dans la salle des détenus… en tant que condamnés à mort !

La suite… un certain 6 juin 1944…

Une guitoune du camp des enfants de toupe dans les bois de Priay

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Nous, la compagnie des Enfants de Troupe d'Autun, en plein cœur des marais de la Dombes, dans

l'Ain, nous préparions… une revue d’armes !` Celle-ci passée - sévèrement -, notre chef, le Capitaine Chabot

nous annonce tranquillement... le Débarquement ! Il ajoute que, pour fêter cela, nous allons faire sauter toutes les

locomotives du grand dépôt d'Ambérieu en Bugey. Fébrilement, nous pétrissons en hâte une centaine de pains de

Plastic High Explosive, 250 grammes pièce, les primers, les crayons allumeurs, etc. !

A la nuit tombée, notre fidèle Berliet Gazogène nous largue près d’Ambérieu…

Là, des cheminots résistants viennent guider chaque équipe de 8 gars, un groupe de choc fait sonner l’alerte aérienne, un groupe de recueil - le mien - installe ses deux fusils mitrailleurs, et à Dieu vat !

La sirène hurle, nos gars s'enfoncent dans la nuit... Quelques coups de feu, puis rien, l’attente derrière nos F.M. ! Mon Dieu, que c'est long ! Que font-ils ? Soudain, premières explosions, d'autres encore… et encore, des

rafales ! Ça a marché ! Un feu d’artifice ! 52 locomotives explosent, les 3 plaques tournantes

aussi, plus quelques soldats allemands trop curieux... Derrière nos F.M., nous attendons anxieusement le

retour de nos camarades… ou l’arrivée des "Chleuhs"… qui sait ?

Oui, ce sont eux, les nôtres ! Un seul blessé, cinq égarés qui rejoindront les jours suivants.

52 locomotives, les plaques tournantes, les grandes machines-outils ! Quel bilan !

Le plus gros sabotage de France ! Aucunes représailles… les Allemands nous ont pris pour des parachutistes !

Rotonde de locomotives à Ambérieu

Notre groupe de combat en juin 44… Quelques semaines plus tard, plusieurs tomberont au champ d’honneur !

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Et nous avons évité à Ambérieu le bombardement aérien prévu en cas d'échec ! Dans cette belle région de France, de nombreux monuments rappellent les exploits et le sacrifice

des enfants de troupe résistants…

A suivre….une " ballade" …bien animée…

Le plus beau monument de France…700 noms y sont inscrits et dans le petit cimetière qui le jouxte, quelques dizaines parmi les meilleurs reposent…

A la mémoire de Gangloff (Popeye) et

Baril (Néné)

A la mémoire de Mercier

(Munchemann)

En souvenir de la destruction de 52 locomotives et de 3 plaques tournantes Devant le camp de Thol, des noms

inscrits dans le granit…

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Préface de Fernand Collignon (Rapace)

(Ep 38-41 Au 41-44)

Promotion Général Frère 1949-1950 Saint-Cyr

"Ballade de juillet", récit réclamé par ses camarades de maquis depuis 1947, est enfin paru en 1997 dans la Voix du Maquis, journal de 1'Association des anciens des Maquis de l'Ain et du Haut-Jura.

Son auteur : 1'enfant de Troupe Gindrey Jacques. Le 2 mai 1944, élève de 1ère (17 ans) à 1'Eco1e militaire d'Autun repliée au Camp de Thol dans

1'Ain, Gindrey se joint "clandestinement" au détachement d'élèves qui part au maquis. Le lendemain, dans les Bois de Priay, i1 se voit naturellement attribué 1e surnom de "Bébé".

Fusilier-voltigeur en position sur 1a colline de Chenavel dominant le Camp de Thol, il est

grièvement blessé le 11 juillet 1944 au cours de l'attaque allemande des maquis de 1'Ain. Après les épreuves évoquées dans cette "Ballade", Bébé reprend ses études et devient chirurgien

militaire. Il sauve la vie de nombreux blessés à Diên-Biên-Phu et le 30 mars 1954, ferme les yeux du lieutenant Brunbrouck défenseur du pont de 1a Nam-Youm, héros que Bébé a comparé à Bayard dans un article publié par 1e bulletin de liaison de la promotion Général Frère de Saint-Cyr. I1 est fait prisonnier par le Viet-Minh...

Merci Bébé pour ce récit que tu as baptisé "Ballade" avec deux "l". Sans vouloir jouer au prof de français, je pompe dans le Petit Larousse illustré, cadeau du maire de

ma commune (Brousseval) en 1937 pour réussite à mon certificat d'études primaires. Ballade : "Au moyen âge poème lyrique d’origine chorégraphique d'abord chanté puis destiné à la

récitation, dès la fin du XVIIIème siècle petit poème narratif qui met généralement en œuvre une légende populaire ou une tradition historique."

Puisse ton poème en prose, de la verve des "Ballades de François Villon" par son esprit frondeur,

son humour carabin et surtout ce patriotisme inconscient et viscéral, être lu, à défaut d‘être récité, par des milliers de jeunes Français…

Moi, Rapace, chef des Enfants de Troupe du camp "maquis de 1'Ecole d'Autun", je te confère la "dignité" de "Soldat de l‘An II ".

A suivre…balade de juillet…

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Pour Edmond Abraham, Maurice "Momo" Ferelloe, Quatre maquisards dont votre serviteur et un chauffeur de "14-18"

J’ai choisi «Ballade » en connaissance de cause ! Comme une chanson

dédiée à tous ceux qui ont combattu et souffert avec moi, et à celles et ceux qui nous ont sauvés, y compris un major allemand.

Jacques Gindrey

(Ep 40-42 Au 42 LF 45-46)

1er Acte

Au titre seul, vous avez déjà bien compris, mes camarades, que cette ballade-là ne serait pas consacrée à la cueillette de quelque tardif muguet, ni même à la louange de nos belles amies du coin, pourtant bien méritantes.

Non, rien de tout cela, mais seulement un aller-et-retour Nantua-Nantua, un certain 12 juillet 1944…

Au matin, à l'hôpital où nous avions passé une nuit agitée, blessés de la veille pour cinq d'entre nous - Edmond, lui, "datait" du train blindé du côté de Saint Rambert - au matin donc, "les Boches vont arriver"...

Cependant, calme des médecins, calme apparent, (j'ai connu cela plus tard !), sourires, un peu figés des religieuses, il n'y a aucun affolement mais une angoisse à couper au couteau.

Pour nous les blessés, pas besoin de discours : la capture, c'est la mort assurée, avec ou sans torture préalable.

Pour les veinards atteints aux membres supérieurs, voire au thorax, si ce n'est pas trop grave, on arrivera bien à les mettre hors d’atteinte, la montagne est vaste et la forêt profonde… Mais pour nous

autres malheureux "membres inférieurs", ça commence à sentir très fort le roussi !

"On va vous passer en Suisse !" Joli

programme, le chocolat, le lait Nestlé. Mais comme dit l’histoire bien connue :

- "C'est encore loin la Suisse ? " - "Tais-toi et roule !" Justement, c'est là le hic, ambulances "gazo"

hoquetantes, tape-cul divers et avariés, vont-ils rouler encore les quelques dizaines de kilomètres qui nous épargneront la rafale ultime ?

Les chauffeurs n'en doutent pas, surtout le nôtre, celui de la dernière ambulance :

- "Vous inquiétez pas les gars, c'est comme si on y était !"

Et nous voilà six, les pieds derrière, dans cette boite à sardines ornée quand même de magnifiques

croix rouges fraichement repeintes. Démarrage laborieux, avancée tintinnabulante, cela n’empêche pas de faire connaissance. Avec Momo, bien sûr, c'est déjà fait : l'Ecole d'Autun d'abord, et surtout le même groupe de combat

depuis 1er mai. Momo, la conscience faite homme, inflexible censeur de nos galipettes

Le champ de tir et d’excursions pédestre…

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"chenaveliennes1", avant tout un combattant breton, enthousiaste et déterminé, cœur d'or s’il en fut. Ce breton avait durement payé son courage : le 11 juillet, un obus de mortier lui avait collé plus de soixante éclats dans le dos et les reins. Momo se croyait perdu, mais il se battait… il se battrait toute sa vie.

Lui et moi occupions les deux brancards du haut, en dessous de Momo git un «vieillard », d’au moins trente ans et son genou fracassé, Edmond2, qui, pour le moment, souffre dents serrées.

Puis trois autres : pardonnez-moi, mes camarades, j’ai oublié vos noms - si je les ai jamais sus - mais je n'ai pas oublié votre calme.

Et enfin, le chauffeur, qui nous répète "qu'il a fait l4" et que "tout ira bien".

Adieu l’hôpital de Nantua, nous voilà partis cahin-caha, surtout caha… Le gazogène halète, nous aussi ! Chaud ce l2 juillet, le chauffeur fulmine, la guimbarde hoquète à

la moindre côte, et bien sûr, la voilà en panne, en semi-panne plutôt… on fait cent mètres, on s’arrête, on repart, on attaque une côte… qui se défend avec vigueur, mais finit - si j’ose dire - par se laisser grimper.

Hélas, cela ne saurait durer et on s'arrête pour de bon. Par chance, passe une Traction munie d’une corde, le conducteur nous prend en remorque, mais

l‘attelage reste bien poussif…cahin-caha... jusqu‘au moment où survient un avion qui nous honore de trois passes de mitraillage, avec largage de deux petites bombes, cerises sur un mauvais gâteau. Les bombes tombent loin et une seule balle atteint notre ambulance, et encore, par ricochet, à travers le plancher ; la Luftwaffe ne mettait, Dieu merci, pas toujours dans le mille !

Malheureusement, notre "remorqueur" n'a pas apprécié : il coupe net la corde qui nous tirait, et fout

le camp sous les injures, menaces et malédictions de notre chauffeur. La Suisse s’éloigne`de plus en plus... et les boches, eux, se rapprochent fâcheusement : quelques

rafales se font entendre…de plus en plus nettes. Nous sentons que c'est cuit, nous regrettons de plus en plus d’avoir séché le catéchisme et tiré les

nattes de nos petites sœurs... et chacun se mure dans son silence. Seul le chauffeur se bat encore avec son moteur… - "Foutez le camp, papa, les Boches vous tueront avec nous !" lui disons-nous. - Mais lui : "les Boches je les emm… j'étais à Verdun !". - "Sans doute, mais ils vous tueront quand même". - "Les gars, je vous ai amené là, je reste avec vous..." Il n'y a plus rien à dire, sauf "merci"… à voix basse ! Par la petite fenêtre arrière de l'ambulance, je fixe intensément le bout de route qui nous sépare de

l'orée du bois : "ils" vont arriver, "ils" arrivent ou plutôt "elle" arrive… l’automitrailleuse… J’ai à peine dit "les voilà !" que l'automitrailleuse ouvre le feu à 100-150 mètres, à la mitrailleuse. Le tireur est, hélas, beaucoup plus doué que l'aviateur, et les impacts claquent comme grêle (après

coup, le chauffeur en comptera plus de cinquante !). Nous sommes raides sur nos brancards, rien ne dépasse, nous voudrions être plats comme

limandes. Et ça dure… sans doute pas plus de vingt secondes ! Mais quand on est la cible... Rien ne dépasse sauf la tête de Momo Ferelloc qui "veut voir" malgré mes objurgations. Il se

penche et, horreur ! Deux longs sillons sanglants balafrent aussitôt son front. Il est mort… Eh bien, non ! Malgré le flot de sang qui inonde son visage, il vivra ! Seuls cuir chevelu et peau ont été atteints. J’ai eu, ailleurs, plusieurs fois l’occasion de voir des

blessures analogues, mais toujours par une seule balle. Il y a peu de miracles à la guerre, mais cette fois...

Les dégâts, hélas, ne s'arrêtent pas là : Edmond Abraham, déjà porteur d'une fracture ouverte du genou datant de Saint-Rambert3, prend encore une mauvaise balle et une nouvelle fracture ouverte.

1 Du nom de la colline de Chenavel qui surplombait le camp. 2 Edmond Abraham : lieutenant de son état, polonais, ingénieur Sup-Aréo… un tout bon a qui je dois de siroter en paix mon Talisker bien tourbé, 65 ans après ces fortes émotions ! 3 Saint- Rambert, attaque d'un train blindé chleuh. Edmond commandait tout ou partie des assaillants, au plus près…

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Son voisin d'en dessous en prend autant. Et nous, les trois de ma rangée, nous passons tous trois au travers, malgré le criblage de l'arrière de l'ambulance, plus de cinquante impacts, je le répète...

Le chauffeur, recroquevillé contre le moteur, est lui aussi indemne. Nous ne sommes pas morts mais… mais l’automitrailleuse s'arrête à coté de nous. Ça aboie sec, notre pauvre porte à croix rouge criblée de balles (belle cible !) est violemment

ouverte. Un officier parait, qui donne l'ordre de nous descendre immédiatement, aux deux sens du terme. De

la voiture d’abord, contre le talus ensuite. Dans ces cas là, il y a toujours… fatalité… un talus. Momo tourne vers moi son pauvre visage couvert de sang "Adieu Bébé !" "Adieu vieux frère !" Allons nous chanter la Marseillaise, crier vive la France ? Nous prenons le temps d’en parler, et nous optons pour tout simplement leur crier m… ! Les blessés du "rez-de-chaussée" sont déjà extraits sur leur brancard, l’un déjà contre le talus, cinq

ou six Boches en face, l'arme au pied… Gros regret de n'avoir pu leur faire davantage de mal, trop tard, c'est fini, la famille revue en un éclair, adieu à vous, à toi papa, brave de 14-18, mais pas la moindre peur (peut-être parce qu’on a guère le temps d'y penser !).

Et puis, et puis... voilà que de l'orée du bois surgit un officier, major ou lieutenant-colonel. Il arrive… pas très grand, tête nue, cheveux blancs, boitant bas (j’ai tout enregistré !) et, de loin, se

met à crier au lieutenant qu'il commande des soldats et que des soldats n’achèvent pas les blessés. Puis il donne 1'ordre de nous remettre dans l'ambulance, direction Nantua… en précisant quand même qu'il y a là-bas des gens compétents pour s'occuper de nous.

Vieux soldat allemand, Herr Major, je ne sais pas comment la guerre s’est terminé pour toi, mais nous sept, six maquisards et notre chauffeur, ne t'avons jamais oublié… jamais !

Mais revenons au 12 juillet. Les blessés, nos camarades déjà débarqués, sont replacés dans

l'ambulance, le chauffeur reprend sa place, flanqué d’un soldat allemand, et nous voilà pris en remorque vers Nantua.

Dès que nous sommes en route, Edmond Abraham, le sage, nous interpelle, Momo et moi, surtout

moi, parce que Momo, avec ses dizaines d‘éclats et ses deux balafres sanguinolentes sur le crâne est en train de sombrer.

"Je vous ai entendus tout à l'heure parler de Marseillaise, de vive la France etc. Tout cela, très bien… mais seulement au dernier carat, tout espoir évanoui ! Vous avez combattu, vous avez été gravement blessés au combat, vous avez réchappé au

mitraillage, et surtout au peloton, tout à l’heure. Vous devez maintenant survivre et témoigner, et pour cela - car les ennuis sérieux vont commencer

à Nantua - trouver un alibi très simple, facile à mémoriser, invérifiable, concernant votre présence dans l'Ain et les circonstances de vos blessures.

Bien sûr, il faut faire disparaitre tout ce qui peut vous incriminer, papier, brassards, pièces d’équipement, etc."

Merci Edmond, tu nous as fait revenir sur terre et tu nous as fait comprendre que survivre, ce n'était

pas mal. L’alibi, pour Momo et pour moi, très facile : notre École d'Autun a été licenciée, et, comme nous

habitons tous les deux en zone interdite, nous n'avons pu rentrer chez nous. Nous nous sommes embauchés chez des cultivateurs - noms fictifs, bien sûr - du côté de Châtillon-

de-Corneille et nous avons été blessés alors que nous faisions les foins. Mais il faut faire disparaitre les brassards (des beaux, jaunes, avec tête de mort et tibias), les barres

de chocolat américain de ration K (facile !), mes chaussettes anglaises superbes… mais avec étiquettes sans équivoque, et surtout, les innombrables cartouches de 9 mm dont Momo a bourré toutes les poches de sa veste de treillis.

Sauf le chocolat croqué illico, planquer le reste sera bien malaisé, penserez-vous ? Eh bien, non ! Vous n'imaginez pas les fausses parois et les trous qu’il y a dans une ambulance : brassards et

chaussettes disparaissent, les cartouches de 9 mm aussi, la plupart dans les bâtis des porte-brancards, calés entre deux bouchons de papier.

Le temps de faire tout cela, nous voici à Nantua. Immédiatement, on nous sépare : le chauffeur, les trois blessés inconnus, nous ne les reverrons pas,

et je n'ai jamais su leur sort !

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Momo, lui, est quasi comateux, et il est mis à part, sans doute considéré comme moriturus (mais nous nous retrouverons, Dieu merci, ainsi qu‘Edmond à qui nous devons indubitablement la vie).

A Nantua, donc, deux filtrages successifs par des Allemands se passent très bien - merci Edmond ! - d'autant plus que ma tête de bébé m’aide beaucoup.

Le gamin que je suis n'intéresse pas ces messieurs, et ils me repassent aux miliciens. Je vois venir un type blondasse, un peu chauve, deux galons blancs, flanqué d’un porte-flingue

gueule de vache. Ragaillardi par mes expériences avec les Boches, j’attaque ma petite histoire : - "J'étais élève à l'Éco1e d'Autun, l'École a été licenciée... je n'ai pu aller plus loin !" - "Quel est ton nom ?" - "Gindrey !" - "Tu es parti au maquis le 2 mai !" hurle le pseudo lieutenant, brandissant une liste

dactylographiée. - "Eh bien oui, j’étais au maquis !". Alors cette crapule se tourne vers son porte-flingue, et me désignant avec mépris, il éructe : - "Quand on voit cela, on aurait plutôt envie de lui mettre deux baffes !". Au lieu de me contenir, je lui rétorque qu'il aurait du venir huit jours plus tôt, quand j'avais ma Sten

sous le bras. J‘aurais marché sur la queue d'une vipère, c’aurait été à peu prés pareil ! Il est devenu tout rouge, puis tout blanc, a mis la main sur la crosse de son revolver à demi sorti de

son étui. Je me suis dis : "ce c… va me tuer dans mon lit". Comme vous voyez, il n'en a rien été, mais là ont commencé de très sérieux ennuis que je vous

laisse imaginer : Dagostini, la cour martiale et la suite, jusqu’à fin août et surtout jusqu'à ce que le médecin-colonel Manchet réussisse à nous arracher in extremis aux sbires qui nous gardaient dans la salle des détenus à l'hôpital de Bourg.

Si vous le souhaitez, je raconterai aussi ce deuxième acte, mouvementé… autant que le premier. En tout cas, cela m'a valu de penser souvent que je "vivais du rab" et de m'en réjouir. "Celui qui doit être noyé ne sera pas pendu" (proverbe russe). Post-scriptum : qui avait donné la liste en question ? Un mouchard quelconque, l’administration de

l'école ? Peut-être vaut-il mieux ne pas savoir...

2ème acte Donc, me revoilà à l'hôpital de Nantua, et le comité d‘accueil de la Milice me reçoit, comme je l'ai

écrit… aussi mal que possible ! Brandissant la liste accusatrice, le "chef" ordonne à ses estafiers de me conduire "avec les autres",

comme on dit… - "Les autres", se sont bien sûr ceux qui n’ont pas réussi à passer à travers les investigations aussi

impitoyables que sommaires de nos argousins ! - "les autres" sont bien mal partis, et les veinards, blessés comme nous mais qui pensent s’en être

sortis grâce à leur chance ou à leur astuce ne peuvent, après le tri, dissimuler leur soulagement. Je revois mon voisin et son regard, regard d'adieu, et d’amitié. Quelques jours plus tard, il sera

massacré, avec d'autres, lors des tueries qui ensanglantèrent Nantua... Sans douceur excessive, me voici amené dans une chambre d'une quinzaine de lits, avec "les

autres" parmi lesquels je reconnais Edmond ; Momo n’est pas là, et dans l'état qui était le sien au retour de Nantua, le pire est possible.

Les autres rescapés de notre ambulance cacochyme étaient-ils avec nous, je ne m`en souviens pas, mais je serais heureux qu’ils se manifestent.

Ils se reverront, serrés dans cette pièce étroite, avec des miliciens armés dehors et dedans, qui

jouent les durs à peu de risque… et une religieuse, tout de blanc vêtue, qui va de l’un à l'autre, forte de son sourire, nous parle avec la douce fermeté qui nous prépare à affronter une suite que nous devinons, sans peine, désagréable.

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Le 13 juillet se passe dans l'attente, juste marqué par la visite du chirurgien, flanqué de notre religieuse et escorté de deux argousins sinistres qui surveillent chacun de ses gestes, chacune de ses paroles.

Nous, les pensionnaires, restons murés dans nos pensées peu optimistes, malgré le doux sourire de notre religieuse.

Le 14 juillet, jour de saint Bonaventure, est beaucoup plus animé : grands claquements de bottes ! Garde à vous ! Saluts fascistes…le "grand chef" est là, entouré de porte-flingues à gueules de malfrats juste évadés de Cayenne, voici le «chef » : Dagostini, quatre galons, Légion d'honneur, Croix de guerre (Monsieur a fait une belle guerre en 40, puis a viré crapule, hélas).

Le "chef" toise les pauvres gisants que nous sommes, hurle que des larves judéo-maçonno-moscoutaires suscités par la perfide Albion, ne méritent pas de vivre, et qu'il se propose de régler notre affaire sur le champ !

Après cet exorde, les cas particuliers : comme je suis près de la porte, à moi l’honneur : - "Qu’est ce que tu as toi ? " - "J’ai des éclats d'obus dans les deux jambes !" - "Quand on des éclats d'obus dans les deux jambes, en peut s'attendre à ramasser douze balles

dans la cafetière ! À fusiller !" Et un scribouillard chafouin de noter cette sentence fâcheuse sur un cahier ! Quant à moi, toujours cette manie d'ouvrir ma g... qui m’a valu tant de déboires… je réponds au

"chef" : - "Je m'en fous ! Je me suis payé d'avance!" Dagostini se met à rire, mais sans pour autant rectifier le tir : "A fusiller !" Et il passe aux autres, condamne - à mort bien sûr - la plupart, acquitte au hasard quelques-uns, tout

cela en quelques instants, et puis s'en va, après nouveaux claquements de talons et saluts fascistes. Grand silence, une voie interroge "Il a le droit de nous condamner comme ça ?" Nous ne pouvons nous empêcher de rire, sauf bien sûr, nos gardiens qui nous gueulent que les

judéo-communo-gaullistes peuvent et doivent crever, et qu'une cour martiale, c'est fait pour ça. Oui, pour ça… un 14 juillet ! Mais la religieuse est là, qui s‘active, panse l‘un, donne à boire à l’autre, sourit à tous… sauf aux

miliciens ; son regard semble passer à travers eux, comme si ces crapules n'existaient pas, comme s'ils étaient en verre.

Ils s'en aperçoivent, mais notre petite sœur n'en a cure ! Cependant commence l’attente ; on guette les bruits de pas, les portes qui claquent, les allées-et-

venues de nos sbires, on se dit que c'est fini et en même temps, on se met à imaginer quelque improbable miracle (c’est l'influence de la petite sœur !).

Mauvaise nuit, mauvais réveil, et les deux ou trois jours suivants idem : on attend, et pourtant, on n'a rien de bon à attendre.

Plus de chirurgien ! La sœur nous explique à mots couverts qu‘elle seule a le droit de nous voir. Il est vrai qu'au point où nous en sommes, la science ne peut guère pour nous !

Le temps parait bien long…pourtant, dit l'un de nous, nous ne sommes pas pressés ! Et voilà le troisième jour ? Le deuxième ? … grand branle-bas, la petite sœur arrive, éclate en

sanglots, redouble, n'arrive pas à dire un mot... - "Allez, ma sœur, ne pleurez pas, on a compris !" Nouveaux sanglots… c’est nous qui la consolons, la remercions, quand finalement elle finit par

murmurer : - "Mes pauvres enfants, ils vous emmènent à Bourg, ils ne vont pas vous fusiller tout de suite !" - "Mais ma sœur, c’est toujours ça de gagné, ne pleurez plus !" En fait, nous saurons plus tard que ces dévoyés projetaient de nous flinguer en grand tralala, pour

l’édification des foules de Bourg ; seule l`évolution de la situation militaire nous a évité cet aria. Très vite, on nous charge dans deux autobus bondés, brancards sur le plancher, miliciens armés

jusqu’aux dents autour de nous. Oh surprise, joie et peine, Momo Ferelloc est là ! Joie parce qu'il vit encore, et peine parce qu'il est très mal… et qu'il va subir notre sort, alors qu'il semblait y avoir échappé.

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Edmond est là aussi impressionnant de calme. En route mauvaise troupe, pour un interminable Nantua-Bourg, avec nos Dagostini's Boys que nous

aurons tout le temps d'observer. Il y a là d’évidentes crapules, il y des bagarreurs toujours prêts qui nous flingueraient avec grand

plaisir. Mais il y en a d'autres, des garçons de notre âge, qui, sans un mot, s'occupent de Momo Ferelloc,

semi-inconscient, lui donnent à boire, arrangent son brancard, soulèvent sa pauvre tête… Je les remercie sans cacher mon étonnement. Peu à peu, s’engage une conversation fort compassée

d‘abord, de plus en plus libre ensuite. Ils pensent être le rempart de l'Occident, les héritiers des croisés. Ils nous parlent des hypothétiques hordes soviétiques ; ils ne voient pas - ils ne veulent pas voir - les hordes nazies bien présentes, ici, elles !

Quant à nous, nous ne sommes pas partis au maquis pour Moscou, Londres, ou la ploutocratie internationale…

Non, nous ne violons pas les bergères, nous ne brûlons pas les pieds des paysans ! Oui, nous nous battons simplement pour la liberté de notre pays, la liberté tout court ! Nous les sentons interloqués, plus trop sûrs de leur choix, au moins durant cette étrange

conversation. Quels criminels ont donc pu changer ces garçons en automates de l’Europe nouvelle, comme dira

plus tard Prévert ? Frères dévoyés, où avez-vous fini votre course ? Poméranie, Berlin… quel gâchis ! Le trajet interminable nous ramène à des considérations plus dangereuses. Des carcasses de

véhicules brûlés réveillent de mauvais souvenirs à ces messieurs. "C'est ici qu‘un tel et un tel ont été tués et tel autre blessé". Et les brutes de la bande nous laissent deviner leurs mauvaises pensées.

Deux ou trois passages de ce genre et nous voilà bons, dans une grande salle de l'hôpital réservée aux détenus, et gardée par des miliciens de Bourg. Ceux-ci sont en train de s’acharner sur un jeune maquisard blessé (Bobby Gaillot peut-être) qui affronte avec courage coups et insultes.

Il va disparaitre peu après, sans que nous n'en sachions plus sur le moment. Quant à nous, nous voilà installés, Edmond et Maurice Ferelloc en face de moi, d’autres camarades

inconnus sont là aussi. Fusillés à Bourg, nous a-t-on dit à Nantua. A Bourg, nous y voilà, il ne reste qu’à attendre. Et le

sort de ce camarade inconnu n'est pas fait pour nous rasséréner. Le lendemain, interrogatoire par le même blondasse qu’à Nantua, fort peu cordial. Puis survient le "chef" départemental, Simon, qui nous admoneste d'un ton qu'il veut paternel. Quand il m’affirme : "Vous étiez payés par l'Angleterre ! " et que je lui réponds "Oui mon

commandant, 40 sous par jour !", ça ne le fait pas rire du tout, bien que ce soit la stricte vérité. Les copains, eux, ont bien du mal à ne pas pouffer. Momo Ferelloc s’en souvenait encore… 50 ans plus tard !

Et bien sûr, suivent l'énumération de nos supposés crimes, et le juste châtiment qui en découle… Plusieurs jours se passent, entre cafard et espérance. Et puis, un bel après-midi, on vient me chercher en grand tralala, gardes armés…etc. Ça sent fort le roussi, tout le monde se tait, salut les copains ! Me voilà parti en ambulance. Par la vitre, je vois, sous le beau soleil, des gars penchés vers des

belles filles, des gamins qui jouent à la marelle, des petits pères qui promènent leur toutou. Comme je voudrais être avec eux ! Ai-je fait une c… en partant au maquis ? Est-ce que ça méritait ma peau ?

Je n'avais jamais douté jusque la, malgré blessures, mitraillages, Dagostini et sa cours martiale, ses sbires et ses assassins… et il suffirait de trois gamins et de quatre belles filles jambes au vent pour me faire pleurer sur mon sort ?

Non, pas de regrets, Jacques, pour ce que tu as fait, mais les belles répliques aux miliciens n’empêchent pas de trouver que la vie va s’arrêter beaucoup trop tôt.

Une petite place bordée de platanes, un hôtel occupé par ces messieurs, et me voilà soumis à un feu

de questions auxquelles je ne comprends goutte. On me baptise "Genevrey", on me parle d'un notaire milicien flingué à Chalamont( ?) avec la

complicité de sa femme et/ou de sa fille et/ou de la bonne. Cet homme de loi trompait la première et «sautait » la troisième, et aussi et surtout, avait dénoncé et fait tuer des gens qui lui déplaisaient, dont des résistants. D'ou son exécution par les "terroristes" du coin, dont le nommé Genevrey…

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Genevrey, si tu me lis, sache que : - 1. c'est très bien d’avoir tué cette ordure, - 2. grâce à notre demi-homonymie, j’ai été interrogé de multiples fois… Du temps a passé qui nous a amenés à la percée d’Avranches… et après la percée d’Avranches, le

plus borné des miliciens a compris qu’il valait mieux ne pas augmenter son palmarès ! Merci Patton ! Les interrogatoires ne se sont d‘ailleurs pas trop mal passés, sauf le premier lors duquel je n'ai pas

pu m’empêcher de dire, à l'annonce de l'exécution du chat-fourré "votre copain est mort, c'est très bien, mais je n'y suis pour rien", là, j'ai sévèrement dérouillé, pas besoin d'en dire plus.

Être interrogé sur une histoire dont on ne sait rien, qui s'est passée dans une ville où on n'a jamais

mis les pieds, présente quand même un avantage : on est sûr de ne mouiller personne ! Et puis mes interrogateurs ont commencé à penser à sauver leur propre peau, négligeant bientôt

celle de feu le tabellion de Chalamont ! Mis à part cette histoire absurde, la vie à la salle des détenus s'étaient peu à peu organisée, au point

que nous avons pu avoir des visites. L’administration de l’école, avertie de notre sort, s'est bien gardée de se manifester : Braves mais

pas courageux ! Ah j’allais oublier l'aumônier. Le voilà, en soutane, aimable comme une porte de prison - de

circonstance ! - qui entre à pas lents, s‘arrête devant mon lit, me fixe durement et me lâche : - "Alors, tu es content ! Tu as ce que tu cherchais !" - "Foutez-moi le camp" dis-je, "Vous êtes indigne de l’habit que vous portez !". Il faut dire que lorsque nous étions allés récupérer chez lui le drapeau de notre école, sa mauvaise

foi, son arrogance, mêlée de lâcheté, m`avait indigné si fort que je lui avais flanqué mon pied au c... Il l’avait, si j'ose dire, ce coup de pied au c… en travers de la gorge ! Exit l’aumônier. Requiescat in pace ! Dans un tout autre genre, voici Madame Forest, notre maîtresse-lingère de 1'école. Comment a-t’elle pu forcer le passage ? Je ne sais pas. Toujours est-il qu'elle viendra, souvent avec

son fils, plusieurs fois par semaine, et qu’elle va s’occuper tout spécialement de Momo Ferelloc, qui oscille entre vie et mort depuis le 11 juillet. Son courage, son sourire et aussi ses gâteaux - d'ou les tirent-elle en ce temps de crève la faim ? - ont sauvé Momo du désespoir, et moi aussi.

Edmond, lui, reçoit de temps à autre la visite d'une superbe blonde, dont la beauté avait servi de sésame : nos gardiens eux-mêmes capitulaient !

Comble de culot, voilà qu'un après-midi débarquent Adee et Michette4! Nous sommes fous de joie… fous d’inquiétude aussi, pour elles… si nos sbires savaient…

Elles nous donnent des nouvelles de tous, et aussi l'espoir d'un enlèvement que l’aggravation de nos blessures exclura.

Nous ne sommes pas seuls, les Boches sont foutus ! Les alliés - les Français - débarquent en Provence nous apprennent les radios qui braillent à tout va,

toutes fenêtres ouvertes. Nos gardiens font la gueule ! Leur patron, l'illustre Simon, vient un beau jour nous annoncer que nous ne serions fusillés qu'en

cas de troubles terroristes à Bourg. Nous voilà partagés entre le désir que "ça pète "et le souhait que "ça ne pète pas !" Quelques jours encore, et voilà qu'éclate à toute volée les cloches de la libération de Paris… Nos gardiens sont nerveux… très nerveux, et ça nous gâche un peu le plaisir : ils sont capables de

tout... ils sont bien capables de foutre le camp ! C'est ce qu'ils font, sans tambour ni trompette. A peine ont-ils tourné les talons que déboulent des infirmiers, qui nous collent sur des brancards et,

via "l'escalier des bonnes sœurs" nous amènent un par un dans les salles militaires de l’hôpital, dans le service du médecin-colonel Manchet.

Nous nous croyons hors d’atteinte ! Hélas non ! En même temps que nous, arrivent les Boches du SD5, dont le chef un géant, hurle nos

noms "Falentini ! Ferelloc ! Chimdre !" Falentini, c’est Valentini, un adjudant de l’ORA6 qui, blessé et pris, nous a rejoint récemment. `

4 Agents de liaison du PC du commandant Romans, commandant les maquis de l'Ain 5 Sicherheitsdienst, plus communément connue sous le vocable de Gestapo 6 Organisation de Résistance Armée, issue de l'Armée d'Armistice

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Le médecin-colonel Manchet vient juste de le coller dans un lit à côté d’un vieillard comateux et de changer les pancartes.

- "Voyez, j'ai bien un Valentini, mais il a 84 ans et un coma urémique... " Valentini, le vrai, impavide, affecte de lire un livre qu'en fait, il tient à l'envers, et dans lequel ses

doigts sont profondément marqués. Momo Ferelloc a été mis en salle de pansement. Ces messieurs, fort pressés, ne pensent pas à le

chercher là ! ` Quant à moi, j’arrive le dernier ; Manchet avec un culot incroyable, me fait placer sous le large

divan qui meuble une partie de son bureau. Situation peu confortable ! Le sommier fait de planches me comprime le visage, des "moutons" surabondants me flanquent

une terrible envie d'éternuer, juste au moment où le chef géant du détachement SD vient menacer le Docteur Manchet des pires avanies.

A travers les fanfreluches du couvre-lit qui orne le divan, je vois les bottes du géant, énormes, et, tout à fait à contretemps, me voilà pris d'une envie de rire à me mordre les lèvres !

- "Si ce grand c… s'assied sur le divan, il va m'écraser la tête, je vais hurler et alors... ". Dieu merci, le grand c… pressé d’aller assassiner ailleurs, s’en va, suivi de ses séides. Une demi-heure après, nous sommes dans nos lits, avec de fausses feuilles de températures, avec

faux diagnostic (ostéomyélite pour moi) et, bien sûr, faux noms.

Après une nouvelle alerte et un séjour

au milieu des pommes de terre, dans la cave, sous le bruit des mitraillages des Thunderbolts et des arrivées assez proches de salves de 155, une clameur immense !

On nous brancarde sur le trottoir, tandis que passent devant nous les soldats de l'an II , les maquisards de la Compagnie Lévrier (si ma mémoire ne me trahit pas, avec un crêpe noir au bras

gauche - Levrier vient d’être tué) et les G.I., les G.I. tellement attendus ! Mon Dieu, nous sommes vivants ! Nous sommes libres ! En moins de deux mois, nous aurons beaucoup appris, la douleur, la peur et le courage ! Nous aurons vu des lions et des lionnes, notre chauffeur d'ambulance, notre mentor Edmond, nos

chirurgiens, Manchet surtout, leurs petites bonnes sœurs, Madame Forest, Adee et Michette, des hommes de cœur, notre major allemand de la RN 84, et même les jeunes miliciens de Dagostini.

Quant aux salopards, le diable les emporte ! Notre liberté s'éclaire du sourire de merveilleuses jeunes filles de Bourg, qui ne savent que faire

pour nous, même quand elles sont rongées d'inquiétude pour un des leurs, maquisard au destin incertain.

Petit fille si inquiète, toi qui un jour est quand même venue nous voir alors que tu venais d'apprendre que ton frère était tombé aux carrières d'Hauteville, sache que je ne t'ai pas oubliée, jamais.

Dois-je dire que j'ai su que j'étais vraiment libre, lorsque le dimanche suivant, la sœur-cheftaine voulait me priver de dessert… je n'avais pas voulu assister à la messe !

L’épilogue… un certain 10 juillet…

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Il fait si chaud ! Le vieillard somnole devant sa télévision, lorsque soudain... C'est le Haut Jura !

Tour de France, mais qu'importe... Un certain 10 juillet, tous près, dans l'Ain, il y a si longtemps… Je revois ceux qui demain vont

mourir, mes proches camarades : - Chauchon, "La Cloche", 16 ans, haché par un obus de mortier… «Maman ! » crie cet orphelin à la naissance, "Maman !" ;

- Gangloff, "Popeye", mortellement touché en attaquant au bazooka une automitrailleuse, se poignardant pour éviter la capture ;

- Baril , "Gros Néné", équipier de Popeye, tombé avec lui, sous la même rafale ; - Mercier , "Muchemann", blessé intransportable, qui, lui aussi, va se suicider pour ne pas être pris vivant.

Je les revois encore le 10, joyeux, fiers de leurs combats... Un jour plus tard... Et je ne parle pas des blessés, ni de ceux qui prendront tous les risques pour les sauver. Parmi ces

sauveteurs, des gamins en culottes courtes... Période de feu, de bravoures anonymes souvent. La plus belle part de notre vie… Pourquoi ? Pour qui ?

- Pour la France, oui ça fait désuet, je sais. Pour la liberté, sans aucun doute. - Aussi, parce qu'ils ne supportaient pas de prendre de coups de pied au c... sans les rendre. - Pour la République… en tout cas, pas celle dans laquelle nous vivons.

Heureusement, ils sont morts en rêvant... Les coureurs du Tour de France montent vers les Rousses, à tous les virages, je vois les visages de

nos camarades et de ceux qui nous ont tant aidés… je revois "La Cloche", "Popeye", "Gros Néné" "Muchemann" et tous les autres, mes frères…

Je revois même cet officier supérieur allemand qui, quelques jours plus tard, empêchera l’exécution

sommaire de six blessés et du conducteur de leur ambulance. De tout, je me souviens de tout... de tout…

Jacques Gindrey, dit "Bébé"

Maquis des Enfants de Troupe de l’Ecole d’Autun

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(Pardon à ceux qui ont été oubliés… )

- Bobby Gallot a été, comme nous le savons tous, non pas assassiné, mais martyrisé.

- Edmond a réussi, grâce à son sang-froid et à son audace, à être libéré fin août. Je n'ai retrouvé sa trace que trop tard, très récemment...

- Maurice Ferelloc (Momo), malgré tout l’amour et le dévouement d'Armande, sa femme, a vécu une vie de douleurs jamais interrompues. I1 nous a quittés récemment, mais sa pensée, elle, ne nous quitte pas.

- Le Médecin-Co1onel Manchet, que j'ai revu dans les années 70, en Touraine, est mort quasi-aveugle, et à demi abandonné.

Le sous-lieutenant Signori (Mazaud), capable de toutes les audaces et

d’y emmener les autres ; meneur d’hommes ; laissé pour mort en Indo, il n’y laissera finalement qu’une cuisse – et la jambe qui va avec !

Poulain de de Lattre en Indo, c’était aussi mon chef et mon ainé. Le colonel Romans-Petit, capitaine à l’époque, et chef des maquis de

l’Ain ; notre patron révéré, un des tous meilleurs chefs de maquis, Compagnon de la Libération en mai - juin 44…

Le capitaine Girousse (Chabot), «père » et organisateur du sabotage des

locomotives d’Ambérieu, entre autres coups d’éclat. Saint-cyrien, tacticien hors classe ! Collignon (Rapace), l’âme de notre compagnie ! AET, brave entre tous, tête pensante, saint-cyrien de la promotion

Général Frère. Vit en paix - l’a bien mérité - près de Toulon. Je lui dois mon nom de guerre… si l’on peut appeler "Bébé" un nom de

guerre ! A 84 ans, on m’appelle toujours bébé !

Et puis... quelques années plus tard, Simon, détenu à son tour, aura le culot de me demander un

témoignage favorable ! Il a été servi !