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SUR LES ORIGINES DE LA GUERRE TOTALE. Monsieur Martin Motte

Lexpression guerre totale est dun usage aussi courant que problmatique: spontanment accole aux deux conflits mondiaux, elle resurgit parfois propos dvnements bien plus localiss. On a ainsi pu montrer de faon trs probante que la guerre dAlgrie fut une guerre totale dans un conflit de basse intensit 1 cependant que les intgristes sunnites irakiens ont rcemment dclar une guerre totale aux chiites. Qui veut claircir la question doit en revenir la thorie. En bonne logique, est total un conflit dans lequel on mobilise toutes les ressources humaines et matrielles pour combattre lennemi sans restrictions dans le but de le vaincre totalement. Cette dfinition implique la disparition du clivage entre civils et militaires, toute la population tant mobilise, le naufrage de lthique, tous les moyens tant admis, et la mise entre parenthse de la diplomatie, toute paix ngocie tant exclue. Clausewitz dcrit un tel affrontement sous le terme de guerre absolue 2, mais il prcise bien quil sagit l dun horizon thorique et non dune ralit empirique. Dans la guerre relle en effet, la rpugnance de lhomme fournir un effort excessif et son organisation imparfaite lempchent de mobiliser simultanment tout son potentiel3. La guerre absolue nest donc quun conceptlimite jamais inaccessible. Ds lors, qualifier un conflit de total signifie simplement quil se rapproche de cette limite, cest--dire franchit un seuil de mobilisation et de violence indit (du moins lchelle des gnrations vivantes). Il sensuit que la notion de guerre totale est relative aux moyens et aux valeurs dune poque donne4: tel conflit ressenti chaud comme apocalyptique apparatra ultrieurement limit sil est suivi de tueries plus impitoyables encore. Un bon exemple en est fourni par les guerres de la Rvolution et de lEmpire,

1 Sous-titre de larticle de Jacques Frmeaux La guerre dAlgrie (1954-1962) , Centre dHistoire et de Prospective Militaires (CHPM), Guerre totale - Cls pour une mutation au seuil du XXIe sicle, Pully (Suisse), 2000, p.124. 2 Carl von Clausewitz, Vom Kriege (1831), trad. fr. De la guerre, Paris, Editions de Minuit, 1955, p.671. 3 Ibid., pp.56-57. 4 Voir ce sujet Lucien Poirier, Stratgie intgrale et guerre limite , Stratgique n54, Paris, ISC, 1992, pp.33-61.

96 appeles Great War par les Anglais avant dtre dtrnes par le massacre de 1914-1918 5. Or, cette Grande Guerre de 1792-1815 est prcde par la premire apparition connue de lexpression guerre totale dans un discours de Robespierre: Si les rois se refusent la paix, alors la guerre sera totale. Toute la nation devra se soulever! 6 La rupture quavait en tte le chef jacobin avait cependant t entrevue vingt ans plus tt par un officier franais, le comte de Guibert, en raction contre les conflits limits du XVIIIme sicle. Cest donc ces derniers et leur remise en cause que nous consacrerons la premire tape de notre rflexion. Nous examinerons ensuite le passage de la thorie la pratique accompli par la Rvolution, puis verrons comment Napolon a diffus le nouveau genre de guerre dans toute lEurope. En conclusion, nous tenterons de prciser son statut dans la gnalogie des formes guerrires, envisages en particulier sous le rapport de lthique. DES LUMIERES A GUIBERT Lge dor de la guerre limite Un lieu commun veut que les annes 1715-1789, de la mort de Louis XIV la Rvolution, aient t celles des guerres en dentelle . Cette dnomination est rejete par les spcialistes de la priode en ce quelle occulte la cruaut inhrente tout combat. Le terme de guerres limites ou rgles simpose en revanche: limits, les conflits des Lumires le sont quant leurs objectifs, leurs effectifs et leurs mthodes; rgls, ils le sont par leur thique7. Strictement politiques, les guerres du XVIIIme sicle ont pour enjeu des territoires bien dfinis. Cest une diffrence considrable davec les guerres de religion: alors que les territoires schangent, les fanatismes religieux sexcluent. Absolus par nature, ils exigent la dfaite totale de lennemi. Tel tait encore le cas au dbut de la guerre de Trente ans (1618-1648). En raction aux massacres de ce conflit sest affirme une lacisation de la politique, sans lacisme toutefois -initialement au moins- puisque lun des principaux artisans en a t le cardinal

5 David Gates, Warfare in the Nineteenth Century, Houndmills, Basingstoke (Hampshire), Palgrave, 2001, p.23. 6 Cit par Jean-Jacques Langendorf, Le concept de guerre totale dans la pense militaire allemande , in CHPM, op. cit., p.230. 7 Voir notamment Jean-Pierre Bois, Les guerres en Europe, 1492-1792, Paris, Belin, 1993 ; JeanPaul Bertaud, Guerre et socit en France, de Louis XIV Napolon Ier, Paris, Armand Colin, 1998 ; Bruno Colson, Lart de la guerre de Machiavel Clausewitz, Bibliothque universitaire Moretus Plantin, Namur, 1999 ; Jeremy Black, Warfare in the Eighteenth Century (1999), trad. fr. La guerre au XVIIIme sicle, Paris, Autrement, 2003 ; Jean Chagniot, Guerre et socit lpoque moderne, Paris, Presses Universitaires de France, 2001. Pour le contexte diplomatique, voir J.-P. Bois, De la paix des rois lordre des empereurs, 1714-1815, Paris, Seuil, 2003.

97 de Richelieu et quil sest pour ce faire appuy sur la thologie chrtienne8. Saint Augustin avait dj condamn la guerre sainte au motif que lhomme est trop imparfait pour connatre pleinement la volont divine: Dieu seul pourrait ordonner une telle guerre, comme Il la fait dans lAncienne alliance. Mais lre de la Rvlation est maintenant acheve. Sous le rgime de la Nouvelle alliance, Dieu ne parle plus directement aux hommes: Il leur laisse la responsabilit de leur histoire, charge eux de se conformer lenseignement du Christ. Or, en distinguant Dieu et Csar, le Christ interdit Csar de se prendre pour Dieu, donc de proclamer des guerres saintes. Il respecte toutefois lautonomie de lEtat dans sa sphre propre, qui implique entre autres la possibilit de la guerre juste: Saint Augustin entend par l les conflits dfensifs, voire les conflits offensifs visant faire cesser les injustices les plus monstrueuses9. Cest cette distinction du spirituel et du temporel quaccentue Richelieu au bnfice du ralisme politique. Le temporel a ses rgles spcifiques, en quoi la raison dEtat est diffrente de la morale personnelle. Bien entendu, elle risque de dgnrer en machiavlisme de bas tage, perversion dont Richelieu lui-mme a t accus; reste qu ses yeux, la recherche de la puissance doit tre subordonne celle de la paix, non certes dune paix idale dont lhumanit ne semble gure capable, mais de la moins mauvaise des paix possibles. Celle-ci repose sur lquilibre europen, rgle dor de lge classique, en vertu de laquelle les grandes puissances sallient contre quiconque voudrait sagrandir outre mesure (les Habsbourg dabord, puis Louis XIV et enfin Frdric II). Il importe cet gard de rappeler que lide dune Socit des Nations, ou plus exactement des monarchies, apparat dans la rflexion politico-militaire des Sully, Richelieu et Vauban avant dtre reprise par des philosophes comme labb de Saint-Pierre ou Kant. Dans ce jeu dquilibre complexe, ladversaire du jour peut devenir lalli du lendemain, ce qui tend exclure la notion dennemi hrditaire. A exclure aussi tout moralisme intempestif: pour le grand juriste Vattel par exemple, loin que les conflits arms opposent un gentil et un mchant , il faut prsupposer lgale lgitimit des belligrants quant au droit la guerre (jus ad bellum) puisque le droit du temps de paix a t impuissant les dpartager. Lthique ne consiste ds lors pas jeter lopprobre sur le recours aux armes mais, prcisment parce quest admise sa possibilit voire sa fatalit, en limiter au maximum les horreurs par le biais du droit dans la guerre (jus in bello): Les droits fonds sur ltat de guerre, la lgitimit de ses effets, la validit des acquisitions faites par les armes ne dpendent point () de la justice de la cause, mais de la lgitimit des moyens en eux-mmes; cest--dire de tout ce qui est8 Jrg Wollenberg, Richelieu - Kircheninteresse und Staatsrson (1976), trad. fr. Les trois Richelieu: servir Dieu, le Roi et la Raison, Paris, Franois-Xavier de Guibert, 1995. 9 Jean Flori, Guerre sainte, jihad, croisade - Violence et religion dans le christianisme et lislam, Paris, Seuil, 2002, pp.44-46.

98 requis pour constituer une guerre en forme 10. Par quoi lon en vient aux modalits concrtes de laffrontement: les forces en prsence, leurs rapports entre elles et avec les populations, leurs tactiques et leurs stratgies. Les armes sont composes de professionnels dont la motivation est avant tout mercenaire. Ces troupes ignorent dans lensemble les passions nationales ou politiques, de sorte que lanimosit envers ladversaire est pour lessentiel cantonne laction de combat. Quand se taisent les armes, des conventions trs compltes protgent les prisonniers, qui doivent tre nourris et logs jusqu paiement de leur ranon, ainsi que les blesss, qui doivent tre soigns quel que soit leur camp. De mme, les rapports des soldats avec les civils sont troitement encadrs. Une arme en campagne peut certes rquisitionner de quoi vivre, des contributions , dans le langage dalors, mais leur montant total ne doit pas excder celui des impts acquitts annuellement par les habitants du lieu. Cette procdure tant lente et ses rsultats insuffisants, il faut acheminer le complment de ressources sur le thtre des oprations au moyen de pesants convois logistiques; du moins limite-t-on ainsi le pillage et son lot dexactions11. Au total, le jus in bello classique est plus perfectionn encore que lactuel, si lon en croit le Comit International de la Croix-Rouge12. Enfin, les conflits du XVIIIme sicle sont comparativement peu meurtriers, non que les batailles se livrent fleurets mouchets (elles prsentent au contraire des taux de pertes levs), mais parce quelles sont rares. Les bons gnraux sefforcent en effet de vaincre par la manuvre, notamment en menaant la logistique ennemie, plutt que par le choc frontal. Un autre facteur de limitation des pertes est quon ne poursuit pas ladversaire aprs lavoir battu13. Lthique du christianisme, celle des Lumires et aussi de ces Lumires chrtiennes trop souvent oublies ont indniablement contribu une telle retenue; mais on ne peut leur en attribuer tout le mrite. Sy mlent en effet des motivations beaucoup plus terre terre, essentiellement lies au principe de raret qui constitue la base de lconomie mercantiliste: en mnageant les populations civiles, les monarques protgent leurs revenus fiscaux; en veillant au10 Emmerich de Vattel, Le Droit des Gens ou Principes de la Loi Naturelle applique la Conduite des Affaires des Nations et des Souverains (1758), cit par John F.C. Fuller, The Conduct of War, trad. fr. La conduite de la guerre de 1789 nos jours, Paris, Payot, 1990, p.13. 11 Etienne Rooms, Lhumanisation de lart de la guerre dans les Pays-Bas dans la seconde moiti du XVIIe sicle , in CHPM, op. cit., pp.206-218. 12 Lgende accompagnant des documents du XVIIIe sicle prsents au Muse du CICR (Genve). 13 Sur la culture de la modration dans la stratgie de lre classique, voir Herv Coutau-Bgarie et B. Colson (ds.), Pense stratgique et humanisme De la tactique des Anciens lthique de la stratgie, Paris, Economica, 2000 (en particulier Thierry Widemann, Rfrence antique et raison stratgique au XVIIIe sicle ). Pour un exemple de victoire obtenue sans bataille, Sandrine Picaud, La manuvre de la Mhaigne, chef-duvre de style indirect, dans le cadre du dbat sur la petite guerre au XVIIIe sicle , Cahiers du CEHD n23, Centre dEtudes dHistoire de la Dfense, Vincennes, 2004, pp.181-200.

99 sort de leurs soldats, ils conomisent un potentiel militaire coteux; cest aussi pourquoi ils vitent autant que possible les batailles. Quant labsence de poursuite, elle tient dabord au fait que la logistique ne pourrait suivre des mouvements aussi rapides et que les troupes seraient donc obliges de vivre du pillage. Ds lors, lquilibre europen rsulte autant de blocages politicomilitaires que de la sagesse des princes: cette dernire ne va pas jusqu reconnatre aux Etats faibles un droit imprescriptible lexistence, la Pologne en fait lamre exprience la fin du sicle. Au demeurant, il arrive que les lois de la guerre soient violes. Cest particulirement frquent dans les priphries et dpendances de lEurope. Les guerres entre Russes et Turcs, Anglais et Highlanders, colons anglais et franais dAmrique du Nord -les uns et les autres flanqus de suppltifs indiens- sont ponctues datrocits, parce quelles engagent des troupes irrgulires, conservent quelque chose des guerres de religion et sont livres loin du regard de lopinion publique claire. De mme, les conflits maritimes sexonrent largement des contraintes juridiques: en 1755, lamiral anglais Boscawen rafle les navires franais de lAtlantique avant toute dclaration de guerre; en 1781, le bailli de Suffren attaque les Anglais dans le port de La Praya au mpris de la neutralit portugaise. Espace sans frontires par nature, la mer se prte en effet trs mal un partage ngoci: chacun tente de la dominer dans son ensemble. La guerre navale estompe aussi la distinction entre civils et militaires puisque son but ultime est de capturer le commerce ennemi. Cette traque nengage pas seulement les escadres des Etats belligrants, mais encore des corsaires, cest-dire des civils militariss; inversement, tout btiment marchand de quelque importance est aussi de facto un navire militaire en ce quil comporte une artillerie dautodfense. A ces rserves prs, lhistorien peut globalement ratifier le constat dress par Guibert dans son clbre Essai gnral de tactique (1770): Aujourdhui toute lEurope est civilise. Les guerres sont devenues moins cruelles. Hors des combats, on ne rpand plus le sang. On respecte les prisonniers. On ne dtruit plus les villes. On ne ravage plus les campagnes. Les peuples vaincus ne sont exposs qu quelques contributions, souvent moins fortes que celles quils payoient leur souverain. Conservs par le conqurant, leur sort nempire pas 14. Vers un nouveau systme de guerre Les lignes prcdentes semblent clbrer les guerres rgles en tant que triomphe de la raison. Elles contribuent en ralit en instruire le procs implacable. Pour tre moins meurtrires sur le court terme, estime en effet Guibert, les guerres modernes sont moins dcisives ; tranant en longueur,14 Guibert, Essai gnral de tactique, rd. in Comte de Guibert, Stratgiques, Paris, LHerne, 1977, pp.187-188.

100 elles sont finalement plus funestes 15. Cela tient la nature mme des armes en prsence, car des mercenaires ne sont gure ports faire du zle. Quant aux populations, indiffrentes aux succs ou aux revers des armes, elles se laissent aller au mpris de ltat militaire , lextinction du patriotisme et au relchement pidmique des courages : cest le triomphe des cosmopolites sur les bons citoyens16. A linverse, La manire dont les Anciens faisoient la guerre toit () plus propre rendre les nations braves et belliqueuses. Un peuple, battu la guerre, prouvoit les dernires misres. Souvent on tuoit les vaincus, ou on les tranoit en esclavage. La crainte de ce traitement () devoit ncessairement porter les peuples soccuper de discipline et dexercices militaires 17. Sil se dfend de vouloir ressusciter ce fanatisme funeste que nous admirons trop chez les Anciens 18, Guibert souhaite la cration dune milice nationale mue par les vertus austres du patriotisme19: Les armes () seroient plus faciles remuer et conduire. On quitteroit cette manire troite et routinire, qui entrave et rapetisse les oprations. On feroit de grandes expditions. On feroit des marches forces (). La sobrit ayant pris la place du luxe, les dtails des subsistances deviendroient moins compliqus et moins gnants pour les oprations. La science du munitionnaire consisteroit () vivre des moyens du pays 20. Ici encore simpose la rfrence lAntiquit: Il faut que la guerre nourrisse la guerre, disoit Caton (). De l la solution de cet tat de guerre presque continuel, au milieu duquel fleurissoit la rpublique. Elle recevoit de la guerre accroissement et richesse 21. Seul un peuple rgnr pourra adopter un systme de guerre aussi exigeant, grce auquel il saura subjuguer ses voisins, et renverser nos faibles constitutions comme laquilon plie de frles rosaux 22. Toutefois, sa vertu le gardera dune telle tentation: jouissant de la flicit publique , il uvrera la paix universelle 23 et ne se battra que sil est agress. Mais alors, ce sera avec tous les efforts de sa puissance (), avec la ferme rsolution de ne pas poser les armes, quon ne lui ait donn une rparation proportionne loffense. Son genre de guerre ne sera pas mme celui que tous les Etats ont adopt aujourdhui. Il ne voudra pas conqurir pour garder ses conqutes. Il fera plutt des expditions que des tablissemens. Terrible dans sa colre, il portera chez son ennemi la flamme et le fer. Il pouvantera, par ses vengeances, tous les15 16 17 18 19 20 21 22 23

Ibid., p.159. Ibid., p.188. Ibid., p.187. Ibid., p.188. Ibid., p.137. Ibid., p.160-161. Ibid., p.454. Ibid., p.137. Ibid., p.150.

101 peuples qui pourroient tre tents de troubler son repos. Et quon nappelle pas barbarie, violation des prtendues lois de la guerre, ces reprsailles fondes sur les lois de la nature. On est venu insulter ce peuple heureux et pacifique. Il se soulve, il quitte ses foyers. Il prira, jusquau dernier, sil le faut. Mais il obtiendra satisfaction, il se vengera, il assurera, par lclat de cette vengeance, son repos futur. Ainsi la justice () sait () ter par lexemple, aux mchans commencs, la tentation de devenir criminels 24. Arme nationale, pillage, reprsailles terroristes, le programme, dallure rvolutionnaire, semble ne rien laisser subsister de lthique militaire du XVIIIme sicle. Il repose tout entier sur une rsorption de la politique dans la morale: la guerre future nopposera plus des intrts divergents, mais la Vertu et le Vice. La premire sen trouve excuse davance des excs quelle sera amene commettre. Ces excs rpondent dailleurs un calcul de rentabilit: dchaner la violence sur le court terme permettra de lradiquer sur le long terme en supprimant ou en terrorisant les mchants . Se dessine ici une tonnante parent entre un certain pacifisme idaliste et la guerre totale. Face la raison des Lumires classiques, qui tentait de modrer la guerre faute de la pouvoir supprimer, lEssai incarne de prime abord un ultra-rationalisme qui entend la dchaner pour faire advenir la paix perptuelle. Guibert, penseur ambigu, nest pourtant quun prcurseur indirect de la guerre totale. Ainsi larme quil appelle de ses vux nest-elle nationale que par son recrutement, pas parce quelle se confondrait avec la nation entire. Il critique en effet les armes gantes: politiquement, elles sont lexpression dun pouvoir absolu quil naime pas, et il ny a pas lieu de penser quil prfrerait labsolutisme de la nation celui de la monarchie; militairement, elles sont trop lourdes pour pouvoir tre commodment manies. Dautre part, il plaide pour des manuvres fort savantes, reposant sur la conversion rapide de lordre de marche lordre de bataille, ce qui suppose un niveau dentranement dont des leves populaires ne seraient gure capables. Son idal est donc une arme professionnelle revigore par le patriotisme. Sy ajoute le souci de maintenir le rang de la petite noblesse militaire, son milieu dorigine, que le principe de la nation en armes noierait dans la masse. On relve enfin une contradiction tendancielle chez Guibert: en stratgie, il se veut rsolument offensif, la rue en territoire adverse apparaissant comme le plus sr moyen dobtenir rapidement des rsultats dcisifs; en tactique au contraire, il maintient le primat du feu, cest-dire de la dfensive. Balles et boulets empchent en effet ladversaire davancer, mais ne sont gure efficaces sil se met couvert. Seul le choc larme blanche, thoris par le chevalier de Folard25, pourrait faire la dcision,24 25

Ibid., p.149. Voir J. Chagniot, Le chevalier de Folard La stratgie de lincertitude, s.l., Editions du Rocher, 1997.

102 mais Guibert objecte que lattaquant, sauf circonstances exceptionnelles, serait ananti par les tirs ennemis avant darriver au contact. Tout porte donc croire que les tirades enflammes de lEssai sur la guerre lantique relvent largement dun artifice littraire, dune captatio benevolentiae bien accorde la sensibilit de lpoque, au profit dune volont rformatrice plus que vritablement rvolutionnaire (la remarque pourrait dailleurs sappliquer la pense des Lumires dans son ensemble). Il sagit en un mot de dpoussirer lart militaire et de donner larme franaise un avantage marginal, non den revenir des carnages qui ne sont plus de saison, ou du moins le croit-on. Guibert allait dailleurs rpudier la thorie qui lui avait valu les loges de toute lEurope cultive, des salons parisiens au roi de Prusse et lempereur dAutriche, sans oublier lAmrique en la personne de George Washington. Sa Dfense du systme de guerre moderne (1779) brle en effet ce quavait ador lEssai: Quand jai fait cet ouvrage, javois dix ans de moins. Les vapeurs de la philosophie moderne offusquoient mon jugement 26. Le tableau que la Dfense dresse de la guerre rgle -pesante, lente, indcise- reprend entirement celui de lEssai, mais le signe plac devant lquation change: De tous les systmes de guerre qui ont exist, le systme moderne est () le plus avantageux aux gouvernements et aux nations, le moins destructeur, le moins calamiteux, le plus conservateur de la paix et des empires 27. Cest quentretemps Guibert a abdiqu le pacifisme des philosophes -non des vrais Philosophes 28, mais de cette coterie mondaine qui a applaudi lEssai et contre laquelle il convoque le Pch originel: La philosophie slve en vain contre la guerre, () elle nen dtruira pas lusage. Pour le dtruire, il faudroit anantir les passions; il faudroit crer des peuples danges. Encore voyons-nous que lorgueil et lambition finirent par les mettre aux prises avec leur Crateur. Si la guerre est un rsultat infaillible des passions de lespce humaine, il faut donc un art de la faire 29 et de la modrer. La guerre rgle des armes professionnelles y est parvenue. A linverse, la guerre devient plus dsastreuse et plus cruelle quand les habitans y prennent part , car tout pays dfendu par ses habitans doit presque invitablement prouver () le ravage et la dvastation titre de reprsaille . Guibert en veut pour preuve les horreurs de la guerre dIndpendance qui svit alors outre-Atlantique30. Mais son indignation est le testament des conflits limits: dj se profile un cyclone auprs duquel les vnements dAmrique feront figure daimables divertissements.

26 27 28 29 30

Guibert, Dfense du systme de guerre moderne, rd. in Stratgiques, op. cit., p.541. Id. Ibid., p.562. Ibid., p.542. Ibid., p.355.

103 DE LA THEORIE A LA PRATIQUE: LA REVOLUTION La croisade rvolutionnaire On a souvent attribu la radicalisation de la Rvolution aux circonstances de la guerre commence le 20 avril 1792. Mais cette guerre, cest la France qui la dclare, et il est difficile de ne pas y voir le fruit dune volont de radicalisation prexistante. Elle a certes un motif dfensif, frapper prventivement les migrs soutenus par lAutriche; nombre de rvolutionnaires, dont Robespierre et Marat, soulignent toutefois quils ne reprsentent aucun danger srieux -ce que confirmeront par la suite leurs pitres performances militaires. Du reste, lAutriche ne veut pas en dcoudre avec la France, sa priorit tant alors de contrer les ambitions de la Prusse. Plus dterminant apparat le messianisme rvolutionnaire, qui rve de librer les Pays-Bas autrichiens (lactuelle Belgique) du joug des Habsbourg. Plus dterminants encore les calculs de politique intrieure: Louis XVI pense quune victoire restaurera son autorit ou quune dfaite discrditera la Rvolution. Mais limpulsion belliciste vient surtout des Girondins, qui voient dans la guerre loccasion de renverser la monarchie et ddifier une socit nouvelle. Un peuple qui a conquis sa libert aprs dix sicles desclavage a besoin de la guerre () pour la consolider , dit Brissot31; en confondant les hommes et les rangs, en levant le plbien, en abaissant le fin patricien, la guerre seule peut galiser les ttes et rgnrer les mes 32. Au total -premire rupture davec le XVIIIme sicle- la France entre en campagne sans but bien dfini, se condamnant ainsi une fuite en avant33. Cette guerre -seconde rupture- est demble conue en termes moraux: elle est selon le mot de Condorcet une croisade de la libert 34. Lvque asserment de Paris surenchrit: les conflits dantan avaient pour mobiles le caprice des rois ; prcisment tourn contre ces fauteurs de guerre, le combat quentreprend la France assurera donc le triomphe de la paix, en quoi il ne saurait tre qu une guerre juste (), une guerre sainte et avoue par la Religion 35. En 1793, Robespierre parlera son tour de guerre sainte 36. Mais ici encore, le mouvement est antrieur au conflit, qui en est plus la consquence que la cause. La Rvolution sest ds le dbut voulue une lutte mort de la Vertu contre le Vice: Le sang qui vient de couler tait-il donc si pur ? , demande Barnave, un31 Cit par Frank Attar, La Rvolution franaise dclare la guerre lEurope, Bruxelles, Complexe, 1992, pp.123-124. 32 Cit par Patrice Gueniffey, La politique de la Terreur - Essai sur la violence rvolutionnaire, 1789-1794, Paris, Fayard, 2000, p.162. 33 Cest lune des thses centrales de Jean-Yves Guiomar, Linvention de la guerre totale, XVIIIeXXe sicle, Paris, Le Flin, 2004. 34 Cit par Jean Tulard in J. Tulard, Jean-Franois Fayard et Alfred Fierro, Histoire et dictionnaire de la Rvolution franaise, Paris, Robert Laffont, 1988, p.92. 35 Cit par J.-P. Bertaud, op. cit., p.138. 36 Cit par J.-Y. Guiomar, op. cit. p.71.

104 modr pourtant, aprs le lynchage du ministre Foullon le 22 juillet 1789 37. Et Saint-Just, dans son pome Organt crit en 1786-1787, voit dj la Terreur () effrayer le sommeil des tyrans / Par des bchers, par des couteaus sanglans 38. Les ennemis de la Rvolution nen portent pas moins une lourde responsabilit dans lascension aux extrmes. Le manifeste du duc de Brunswick (25 juillet 1792), inspir par les migrs, promet en effet de tirer une vengeance exemplaire et jamais mmorable de tout attentat contre la famille royale en livrant la ville de Paris une excution militaire et une subversion , cest-dire une destruction39: cette menace contre lensemble de la population parisienne, dont seule une minorit -couverte il est vrai par les autorits rvolutionnaires- a sombr dans lultra-violence, annonce la guerre totale. En guise de rponse, les meutiers renversent la monarchie, puis massacrent les dtenus des prisons parisiennes, prsums complices de lennemi. Un nouveau pas est franchi au lendemain de Valmy, quand la France envahit la Savoie. Danton justifie cette extension du conflit en proclamant que La Convention doit tre un comit dinsurrection gnrale contre tous les rois de lunivers 40. Nous ne pourrons tre tranquilles que lorsque lEurope, et toute lEurope, sera en feu , renchrit Brissot41. Le procs de Louis XVI aggrave les choses: pour Danton toujours, il sagit de rompre franchement avec lEurope en lui jetant en dfi une tte de roi 42. De fait, lexcution du 21 janvier 1793 provoque une raction dhorreur dans les cours trangres. La Convention les devance en dclarant la guerre lAngleterre, la Hollande et lEspagne. En moins dun an, on est pass dun affrontement localis un conflit europen et mme mondial, puisque impliquant quatre grandes puissances coloniales. Troisime rupture, la Rvolution mise sur la nation en armes. La conscription ne sera certes institue quen 1798, les premires Assembles y voyant une forme de servitude, mais ds 1791 on a recouru des volontaires. Ils savrent pourtant insuffisants en 1793, lorsqu loffensive des Coaliss rpond le soulvement de nombreuses provinces contre la Convention. Celle-ci dcrte alors la leve en masse: Les jeunes gens iront au combat; les hommes maris forgeront des armes et transporteront les subsistances; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hpitaux; les enfants mettront les vieux linges en charpie; les vieillards se feront transporter sur les places publiques pour enflammer le courage des guerriers, exciter la haine contre les rois et recommander lunit de la Rpublique (). La Rpublique nest plus quune grande ville assige. Il fautCit par P. Gueniffey, op. cit., p.64. Cit par Albert Ollivier, Saint-Just et la force des choses, Paris, Le Livre de Poche, 1966, p.52. 39 Cit par J. Tulard, op. cit., p.606. 40 Cit par J.-Y. Guiomar, op. cit., p.50. 41 Cit par J.-P. Bois, De la paix des rois lordre des empereurs, op. cit., p.297. 42 Cit par Michel Mourre, Danton , Dictionnaire dhistoire universelle, Paris, Bordas, 1981, p.937.38 37

105 que la France ne soit plus autre chose quun vaste camp , proclame Barre le 23 aot43. La leve en masse schelonnant sur une anne, elle ne joue quun rle limit dans le sursaut victorieux de la fin 1793. Mais le discours de Barre dpasse de beaucoup la sphre militaire: il dcrit lidal politique des Jacobins. Leurs chefs, linstar de Robespierre, se sont opposs la guerre en 1792 parce quils voulaient dabord en finir avec les ennemis intrieurs 44, et par l mme rgnrer la nation. Or voici que les circonstances leur en donnent loccasion. La mobilisation totale, dmographique, conomique, psychologique, nest pas seulement un moyen dcraser toute opposition interne ou externe, elle est aussi le creuset au feu duquel les Franais se purifieront de tout intrt particulier pour atteindre la pleine communion civique. En tmoignent les projets de socit auxquels Saint-Just travaille la mme poque et qui, renouvels de Lycurgue ou de Platon, codifient dans ses moindres dtails lexistence du citoyen futur: retir sa mre ds lge de cinq ans, il appartiendra la Rpublique jusqu sa mort, devra porter tel ou tel vtement en fonction de son ge, de son tat-civil, de ses mrites ou de ses vices, dclarer une fois lan, dans le temple civique, qui sont ses amis, etc.45 Tout se passe en un mot comme si lgalit et la fraternit ne pouvaient tre atteintes quau sein dune immense caserne. Paradoxalement cependant, les tnors de la Rvolution se mfient de la nation en armes. La purification dont ils rvent, ils entendent en effet laccomplir par une violence lgale quils piloteraient de bout en bout, non en laissant la rue exercer elle-mme ses fureurs: Soyons terribles pour dispenser le peuple de ltre , dit Danton46. Cest ce qui les distingue de lextrme-gauche. Mais ayant pactis avec elle pour expdier les Girondins lchafaud, ils ont d lui faire des concessions, avec toutes les consquences imaginables sur les fronts de la guerre civile -dautant quelle contrle dj le ministre de la Guerre Le naufrage du jus in bello La quatrime rupture concerne lart militaire. Le principe de la nation en armes confre la Rvolution une forte supriorit numrique, dont elle use en multipliant les assauts frontaux. Elle sinscrit en cela dans le prolongement de Folard et non de Guibert. Mais Folard, partisan dune petite arme de mtier, comptait sur le professionnalisme pour limiter le cot de tels assauts: des troupes trs entranes, pensait-il, arriveraient sur lennemi avant davoir perdu beaucoup de monde. Or, la Rvolution na ni le temps, ni les moyens de donner une instruction complte ses normes effectifs. Elle nen a pas mme la volont, car ce serait retomber dans larme professionnelle, contraire aux principes43 44 45 46

Cit par J.-Y. Guiomar, op. cit., p.106. Cit par F. Attar, op. cit., p.183. Cit par A. Ollivier, op. cit., p.483 et suiv. Cit par P. Gueniffey, op. cit., p.129.

106 dmocratiques. Surtout, elle na pas besoin de limiter les pertes, puisque les leves en masse font du combattant une ressource peu onreuse, consommable volont. Linexprience des volontaires ou des requis est avantageusement remplace par leur motivation idologique, entretenue si besoin est par la propagande et -pour les officiers dfaillants- par la peur de la guillotine: Point de manuvre, point dart (), du patriotisme , crit Hoche47. Il sagit ds lors de mener une guerre outrance (Carnot), d anantir, exterminer, dtruire dfinitivement lennemi (Robespierre). Un discours aux soldats de Vincent, secrtaire gnral du ministre de la Guerre, traduit plus nettement encore labandon de la raison militaire classique au profit dun discours de guerre dj romantique: Fondez de toutes parts, millions, renversez, prcipitez-vous sur les esclaves froces de lennemi. Foulez aux pieds leurs crnes sanglants 48. Le nouveau style de guerre exclut par principe toute solution ngocie: La Rpublique franaise ne reoit de ses ennemis et ne leur envoie que du plomb , dclare Saint-Just en renvoyant un ambassadeur autrichien; Il ny a rien de commun entre vous et moi , dit-il un autre49. Par-del le Salut Public du peuple franais, la Rvolution incarne le Salut de lHomme universel auquel sadresse la Dclaration de 1789. Quiconque la combat est donc un ennemi de lespce humaine 50 et doit disparatre: Ce qui constitue une Rpublique, cest la destruction totale de ce qui lui est oppos , conclut fort logiquement SaintJust51. En 1792, cette volont dextermination concernait les dynasties et non les peuples: Paix aux chaumires, guerre aux chteaux , proclamait alors Condorcet52. Tel nest plus le cas en 1794: En qualit de Franais, de reprsentant du peuple, je dclare que je hais le peuple anglais , dit Robespierre; je dclare que jaugmenterai autant quil sera en moi la haine de mes compatriotes contre lui 53. Le comble est atteint le 26 mai, lorsque la Convention dcrte quil ne sera plus fait de prisonniers anglais et hanovriens (le Hanovre appartenant alors la couronne dAngleterre). Au grand dam de Robespierre cependant54, les armes franaises refusent dappliquer cette mesure: sursaut dhumanit, sens de lhonneur ? Sans doute, mais intervient aussi la crainte des reprsailles, et de fait la seule existence du dcret dextermination en47 Cit par Gilbert Bodinier, Rvolutions militaires de la Rvolution franaise et du Premier Empire , in Thierry de Montbrial et Jean Klein (dir.), Dictionnaire de stratgie, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p.485. 48 Cits par J.-Y. Guiomar, op. cit., p.13. 49 Cit par A. Ollivier, op. cit., pp.347 et 510. 50 Expression utilise par lAssemble propos du Premier ministre britannique Pitt, cite par Raoul Girardet, Problmes militaires et stratgiques contemporains, Paris, Dalloz, 1989, p.6. 51 Cit par A. Ollivier, op. cit., p.383. 52 Cit par J. Tulard, op. cit., p.92. 53 Cit par Michel Krautret, Dtruire ou imiter Carthage ? , in Jean-Marcel Humbert et Bruno Ponsonnet (dir.), Napolon et la mer Un rve dempire, Paris, Seuil/Muse national de la Marine, 2004, p.167. 54 Cit par E. Ollivier, op. cit., p.588.

107 provoque: des prisonniers franais sont excuts, sans que cela prenne un tour systmatique55. Langlophobie de la Convention tient en partie lattitude de Londres. Sous couvert dendiguer la menace franaise, Albion poursuit en effet le combat impitoyable quelle a entam depuis le dbut du XVIIIme sicle pour la matrise des mers. Ce combat est certains gards total: par son extension spatiale -le monde entier-, par ses objectifs monopolistes et en ce quil pitine le droit, dans la stricte continuit des rafles de Boscawen voques supra. Quant aux prisonniers franais, ils nont quune esprance de vie limite sur les pontons anglais. Reste un phnomne plus gnral: la Rvolution, en 1794, est devenue xnophobe. Robespierre nhsite pas dclarer que le peuple franais a 2.000 ans davance sur le reste de lhumanit et qu on serait tent de le regarder au milieu delle comme une espce diffrente 56. Comment a-t-on pu glisser en deux ans de luniversalisme le plus large au nationalisme le plus troit ? Sans doute en vertu mme de cet excs duniversalisme: persuads dapporter le bonheur une Europe dont lintelligentsia les a initialement applaudis, les rvolutionnaires ne comprennent pas que leurs mthodes lont ensuite heurte. En bons disciples du premier Guibert, ils ont notamment estim que la guerre devait nourrir la guerre; le dcret du 15 dcembre 1792 a donc stipul que les pays librs du joug monarchique couvriraient les frais de leur libration. Cest en revenir au traditionnel systme des contributions , cette diffrence prs que les armes de la Rvolution, autrement nombreuses que celles dautrefois, reprsentent une contrainte beaucoup plus lourde pour les populations. Leurs procdures de ravitaillement compliquent encore les choses. Certes la Rpublique jacobine, trs pointilleuse sur le chapitre de la Vertu et voulant mnager le peuple, punit le pillage avec la dernire svrit: on cite le cas dun troupier fusill pour avoir vol cinq ufs57. En thorie donc, les vivres sont pays comptant. Mais comme ils le sont en assignats et que ceux-ci se dvaluent constamment, nombre de paysans refusent le march, passant ainsi pour des suppts de la raction. Les dpouiller pose ds lors moins de problmes: Nous avons pris () tous les bestiaux , crit fin 1793 un caporal stationn en Belgique, et aprs ces expditions lon entre chez le paysan et aprs avoir bien bouff, bien bu son vin, lon baise la particulire et lon en emporte les couronnes et les esquessins ; les Coaliss, ajoute-t-il, ont fait pire dans le Nord de la France quelques mois plus tt58. Ils nont certes pas fait mieux, tout le moins; mais ce ne sont pas eux qui ont dclench la guerre. Lanticlricalisme rvolutionnaire contribue galement faire perdre aux armes franaises la sympathie de populations qui les avaient pourtant accueillies en55 J.-P. Bertaud, La vie quotidienne des soldats de la Rvolution, 1789-1799, Paris, Hachette, 1989, pp.258-260. 56 Cit par J.-Y. Guiomar, op. cit., p.116. 57 J.-P. Bertaud, La vie quotidienne des soldats de la Rvolution, op. cit., p.285. 58 Cit par J.-P. Bertaud, ibid., p.281.

108 libratrices. Incapable dadmettre ses erreurs, puisquelle est le Bien, la Convention ne peut quimputer ce rejet quelque perversit dont elle seule et ses partisans seraient indemnes. Le mme rflexe joue propos des oppositions intrieures, notamment du soulvement venden. Les causes profondes en sont dune part le rachat par la bourgeoisie rvolutionnaire, dans des conditions souvent frauduleuses, des biens nationaux que convoitaient les paysans, dautre part les perscutions contre le clerg insoumis. Mais le dtonateur est la leve de 300.000 hommes dcrte par la Convention le 24 fvrier 1793, dautant plus mal vcue que lOuest, loign des frontires stratgiques, fournissait traditionnellement quatre fois moins de soldats que le Nord et lEst59. Aller se battre au loin pour un rgime oppresseur, voil qui, aux yeux des Vendens, serait folie. Il nempche: vue de Paris, linsurrection ne peut rsulter que dun complot ractionnaire appuy par les Anglais et tourn contre le bonheur du genre humain. La seule rponse adquate consiste exterminer cette race rebelle (dixit Barre)60. Dautres slogans qualifient les Vendens de ramas de cochons et de race infme 61. Nous ferons de la France un cimetire plutt que de ne pas la rgnrer notre faon , dclare Carrier lorsquil fait noyer des milliers de prisonniers vendens, prtres et autres suspects des deux sexes et de tout ge dans la Loire62; Cest par principe dhumanit que je purge la terre de la libert de ces monstres 63. Lui fait cho le gnral Westermann: Jai cras les enfants sous les pieds des chevaux, massacr des femmes qui () nenfanteront plus de brigands (). Nous ne faisons pas de prisonniers 64. Le plus tonnant est que les massacres samplifient dans les premiers mois de 1794, cest--dire aprs que les prils militaires internes et externes ont t conjurs. On ne peut certes exclure que la Convention, encore sous le choc de la crise quelle vient de traverser, veuille en prvenir les rsurgences. Mais il faut aussi prendre en compte le fait que lextrme-gauche, toujours en charge du ministre de la Guerre, a intrt faire durer le plus longtemps possible le spectre du complot anglo-venden: elle lgitime ainsi les mesures dexception qui sont sa raison dtre et lui permettent de radicaliser toujours davantage la Rvolution. Quoi quil en soit, la Vende est incontestablement le thtre dune guerre totale faisant entre 140 et 190.000 cadavres. Les Jacobins y mettent un terme en envoyant lextrme-gauche la guillotine, mais ils intensifient dans le mme59 Andr Corvisier, La guerre. Essais historiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p.150. 60 Cit par P. Gueniffey, p.257. 61 Ibid., p.259. 62 Cit par Alain Grard, Par principe dhumanit - La Terreur et la Vende, Paris, Fayard, 1999, p.319. 63 Ibid., p.293. 64 Ibid., p.23

109 temps la Terreur lgale, comme si le radicalisme tait devenu la norme de la lgitimit rvolutionnaire. Il faut attendre que Robespierre, Saint-Just et leurs amis soient leur tour dpchs la fosse commune pour voir revenir une paix intrieure au demeurant toute relative. Le bilan de la guerre civile serait de 2 300.000 morts: au carnage venden se seraient ajouts dans le reste du pays 17.000 excutions aprs jugement et 23.000 sans jugement, plus les dizaines de milliers de soldats rpublicains tombs durant les oprations65. La guerre extrieure, elle, continue. LEXPORTATION DE LA GUERRE TOTALE La Rvolution, Thermidor, Napolon: rupture ou continuit ? Selon une certaine tradition rpublicaine, le conflit que la Rvolution avait t oblige de soutenir contre les monarchies aurait pu et d prendre fin avec la conqute des frontires naturelles ; mais la bourgeoisie thermidorienne na pas hsit les dpasser pour raliser de juteux profits. Elle a ainsi perverti une guerre dfensive en guerre imprialiste. A lappui de cette thse, on note effectivement aprs Thermidor une gnralisation du pillage dans les rgions libres par les troupes franaises, de trs nombreux soldats sombrant mme dans un comportement de btes froces: Hommes, femmes, enfants, tout ce qui sopposait leur fureur () tait sacrifi impitoyablement, les femmes taient violes, dchires en morceaux si elles sopposaient leurs dsirs monstrueux, bientt () tout tait enfonc, pill, brl, saccag , tmoigne en 1796 un capitaine de larme de Sambre et Meuse66. Mais sil est indniable que les Thermidoriens se caractrisrent par un expansionnisme dbrid, il faut sans doute se garder dvoquer une rupture complte davec les priodes prcdentes. Dabord parce que le conflit dclench par la Rvolution en 1792 fut bel et bien offensif, les frontires naturelles nayant quultrieurement t riges en but de guerre principal. Ensuite parce que le ranonnement grande chelle des pays occups avait commenc bien avant Thermidor. Certes, les troupes furent plus correctes du temps de Robespierre et de Saint-Just, mais cela vient du fait quils tenaient lappareil dEtat dune main de fer et avaient mis en place une conomie de guerre permettant dassurer un service logistique minimal: rquisitions de cuir pour les chaussures, de draps pour les uniformes, quadrillage des campagnes franaises par des armes rvolutionnaires de sans-culottes chargs de saisir les surplus alimentaires, avec pour cl de vote du systme la Terreur. Or limmense majorit des Franais la rejetaient, ce qui entrana la chute des Jacobins. Instruits par cet exemple, leurs successeurs se gardrent bien de maintenir lconomie de65 66

P. Gueniffey, op. cit., pp.234-235. Cit par J.-P. Bertaud, La vie quotidienne des soldats de la Rvolution, op. cit., p.285.

110 guerre. Ils en eussent dailleurs t incapables tant le pays sortait ravag, puis et dsorganis de la guerre civile. Les armes rpublicaines se trouvant ds lors rduites vivre intgralement sur lhabitant, il tait fatal que leur comportement dgnrt. En somme, on nassiste pas aprs le 9 Thermidor une barbarisation de la guerre, mais plutt une dlocalisation de la barbarie. La tradition susmentionne voit en Bonaparte le continuateur de limprialisme thermidorien, avec pour facteur aggravant la mgalomanie du personnage. Il a lui-mme dclar qu Un Premier Consul ne ressemble pas ces rois par la grce de Dieu qui regardent leurs Etats comme un hritage. Il a besoin dactions dclat et par consquent de la guerre 67: passion inhrente au csarisme, non ncessit stratgique. En 1808 notamment, rien noblige Napolon tendre sa tutelle au-del de la frontire naturelle des Pyrnes puisque les Bourbons dEspagne, malgr leur torve attitude, ont fini par sallier avec Paris contre Londres. En loccurrence, il cde un fantasme louis-quatorzien: recueillir lhritage du Grand Roi 68 en tablissant son frre sur le trne espagnol. L o la Rvolution se battait pour des principes, lEmpereur se bat pour sa dynastie A ces accusations, les admirateurs de Napolon ont beau jeu de rpondre que cest lAngleterre qui a rompu la paix dAmiens et remis sur le tapis la chose juge. Cest donc elle qui porte la responsabilit principale des tueries de 18051815, commises par procuration au seul bnfice de sa thalassocratie. Napolon, lui, a essay de dsarmer lagresseur en saignant son conomie par le blocus continental. Sil lui a fallu envahir les pays qui refusaient de lappliquer, ctait ultimement pour librer lEurope de linjustice et de la barbarie de la lgislation maritime anglaise 69 (le mot nest pas trop fort au vu des raids de la Royal Navy contre le Danemark, pourtant neutre, en 1801 et 1807). Il y a bien sr laffaire dEspagne, dont Napolon a reconnu quelle avait t sa plus lourde faute politique. Mais elle est lexception qui confirme la rgle: au principe des autres conflits de la priode, lAngleterre excite les Coaliss contre lEmpire comme elle les avait excits contre la Rvolution. Au vrai, mieux vaut parler de responsabilit partage, car en rompant la paix de 1802, Londres a donn au Premier Consul loccasion rve de satisfaire ses penchants bellicistes. Toutefois ce constat lude encore le lien entre la Rvolution et Napolon: navons-nous pas entendu Brissot dclarer en 1792 que la premire avait besoin de la guerre, et nest-ce pas le terme que reprend le second onze ans plus tard ? Une mme fuite en avant unit donc les deux priodes, celle de rgimes choisissant dluder leurs contradictions par la violence. Le recours aux armes est dautant plus facile que la Rvolution a par dfinition rcus le droit des rois et quinversement ceux-ci rejettent le droit des peuples: il67 68 69

Cit par J. Tulard, Napolon ou le mythe du sauveur, Paris, Fayard, 1989, p.180. Ibid., p.340. Ibid., pp.208-209.

111 nexiste donc plus de norme internationale capable darbitrer les diffrends. Or, les annexions ralises par la Rpublique franaise constituent un diffrend structurel au regard duquel Amiens ne peut gure tre quune trve. La zone la plus sensible est la rive gauche du Rhin. Les rvolutionnaires ont rig sa possession en un vritable dogme, lgitim tant par la croisade contre les Habsbourg que par la thorie des frontires naturelles et par lhistoire, puisquelle a jadis appartenu aux Gaulois (lesquels permettent de donner un soubassement ethnique au postulat de la nation une et indivisible, si manifestement dmenti par la diversit linguistique de la France dalors). Plus prosaquement, la Belgique reprsente un fort apprciable rservoir de richesses et dhommes. Voil pourquoi le serment du sacre fait obligation Napolon de maintenir lintgrit du territoire de la Rpublique 70. Mais cette terre quil ne peut abandonner, Albion ne peut la lui laisser, pas plus quelle ne pouvait la laisser Louis XIV, pas plus quelle ne pourra la laisser Guillaume II. Stratgiquement en effet, une grande puissance tenant le Nord et le Sud du Pasde-Calais pourrait plus facilement dbarquer en Angleterre. Dautre part, la rive gauche du Rhin est un dbouch traditionnel de lconomie britannique; or la Rvolution puis Napolon appliquent leurs conqutes un systme protectionniste tendant vincer toute concurrence. Lenchanement causal serait donc le suivant: en 1792-1793, la Rvolution dclare la guerre lEurope sans but clairement identifi; en 1794-1795, elle prcise a posteriori ses objectifs sous lespce des frontires naturelles ; jusquen 1815, elle est accule des guerres incessantes pour dfendre la frontire naturelle du Rhin, qui viole une des rgles les mieux tablies de lquilibre europen. Les autres annexions posent moins de problmes, comme le prouve le fait que les Coaliss, en 1814, laisseront la France certaines de ses conqutes mineures. Vu les circonstances, un roi de lre classique sen ft sans doute content, mais non Napolon, parce que le nationalisme rvolutionnaire a entre-temps investi le Rhin dune valeur mtaphysique: Des revers inous ont pu marracher la promesse de renoncer mes conqutes, mais que jabandonne celles de la Rpublique! 71 En 1815, il nhsitera pas immoler quelques dizaines de milliers de Franais supplmentaires sur lautel de la Belgique. Lidologie est donc un facteur central de drapage et de prolongation du conflit: son caractre nbuleux a empch den dfinir les objectifs en amont et sa rigidit exclut un compromis acceptable en aval. Lensemble contribue ncessairement la totalisation de la guerre. Le modle militaire napolonien et ses consquences politiques La continuit vaut aussi quant aux procdures de guerre. Certes, la Grande Arme de 1805 est plus professionnelle que celles de la Rvolution; soldat de70 71

Ibid., p.179. Cit par Jacques-Olivier Boudon, Histoire du Consulat et de lEmpire, Paris, Perrin, 2000, p.397.

112 mtier et homme dordre, Napolon se mfie dailleurs beaucoup de la nation en armes. Mais la professionnalisation sest amorce avant mme le Consulat, et pas seulement cause de la dure de la guerre. Dans sa Dfense du systme de guerre moderne, Guibert avait crit quune arme de miliciens ne pourrait jamais saccommoder de la technicit croissante de lart militaire. Les victoires de la Rvolution semblent de prime abord dmentir ce jugement, mais la ralit est plus complexe: Valmy, les volontaires se fussent vraisemblablement dbands sans le mle fourni par les rgiments de larme monarchique. La Rvolution en tira les consquences en recourant lamalgame, cest--dire en mlangeant volontaires et professionnels. Encore cette solution ne se traduisit-elle pas aussitt par une amlioration qualitative: si les armes rvolutionnaires furent victorieuses chaque fois quelles avaient la supriorit numrique, elles furent battues quand lavantage des gros bataillons revenait leurs adversaires. En thorie, la leve en masse aurait d exclure ce cas de figure. Mais les gouvernements rvolutionnaires morcelaient leurs forces afin de ne pas donner trop de puissance un seul gnral: ils vivaient en effet dans la hantise dun coup dEtat militaire dbouchant sur la restauration de la royaut. Pour la mme raison, ils avaient initialement refus dinstituer un tat-major centralis; seul le contexte dramatique de 1793-1794 les fit revenir sur cette dcision, sous limpulsion notamment de Carnot. Lamalgame, la mise en place dun vritable tat-major et le caractre interminable du conflit se conjugurent ensuite pour accoucher dune arme professionnalise, dgote des soubresauts politiques et nayant plus confiance quen ses chefs. Le rsultat fut effectivement un coup dEtat militaire, mais opr par un fils de la Rvolution. Ds lors, le modle de guerre napolonien cumule les avantages du modle professionnel et du modle rvolutionnaire, comptence technique dune part, nombre et motivation idologique de lautre, le tout sans contrle parlementaire, lextension et lintensification de la guerre ayant abouti la militarisation du pouvoir. Les campagnes qui terrassent lEurope centrale en 1805-1806 reprsentent lapoge de ce modle. Napolon sy montre incontestablement disciple du premier Guibert, envers lequel il na jamais cach sa dette. Au plan stratgique, le principal atout de la Grande Arme est sa stupfiante mobilit. Elle tient aux deux lments annoncs dans lEssai: labngation des troupes, qui leur fait accepter des marches forces se soldant systmatiquement par des milliers de morts, et le recours non moins systmatique aux ressources locales. Ds la campagne dUlm, note le gnral Thibault, les soldats prirent lhabitude de frapper le paysan pour se faire livrer son argent. On ne saurait croire quel point ils poussaient la tactique du pillage (). Ils () brisaient, dmolissaient 72. Ce rythme haletant permet de surprendre ladversaire avant quil nait achev sa concentration, donc en tat dinfriorit numrique. Mais si72

Cit par Georges Blond, La Grande Arme, Paris, Robert Laffont, 1979, pp.62-63.

113 grande est la valeur tactique de larme franaise en 1805-1806 quelle peut aussi vaincre un ennemi numriquement suprieur, comme Austerlitz ou Auerstaedt. Et laction ne se limite pas la bataille: elle se prolonge en une poursuite impitoyable au terme de laquelle ladversaire, taill en pices, doit capituler. Comme lavait prdit le premier Guibert, une plus grande violence est bien le gage dun plus prompt retour la paix mais seulement lchelle dune campagne. A lchelle de la Grande Guerre de 1792-1815 en effet, ces paix ne sont que des rpits puisque lAngleterre finance sans cesse de nouvelles coalitions. Il reste comprendre pourquoi les monarchies continentales ont jou son jeu. La raison principale est que les paix dictes par Napolon sont insupportables. On le voit ds 1805: l o Talleyrand, homme dAncien Rgime, lui conseille de tendre une main gnreuse lAutriche vaincue en tant qulment indispensable de lquilibre europen73, lEmpereur juge que la paix est un mot vide de sens (); cest une paix glorieuse quil nous faut 74. Maxime reprise lanne suivante lencontre de la Prusse, qui subit des annexions considrables, mais aussi des humiliations, comme la destruction du monument commmorant la victoire de Rossbach. La mgalomanie de Napolon nexplique quen partie cette attitude, o interviennent aussi les contraintes psychologiques inhrentes au nouveau modle militaire: pour entretenir la motivation du soldat, il faut le doper au nationalisme. La dimension financire joue galement un rle central dans ces paix lonines. Au pillage pratiqu durant les oprations pour des raisons logistiques succde en effet un pillage bien plus grande chelle sous la forme dindemnits de guerre, impts extraordinaires etc. (de 1806 1808 par exemple, la seule Prusse acquitte 600 millions de francs75). Ici encore la continuit est vidente entre la Rvolution et lEmpire: si Bonaparte a pu conqurir le pouvoir en 1799, cest entre autres choses parce que ses victoires italiennes ont fait de lui le banquier de gouvernements rvolutionnaires qui staient habitus ds 1792 renflouer le budget de la France en ranonnant les pays conquis. Comment, sans cela, financer leurs normes armes ? Comment, par la suite, faire accepter lopinion la poursuite de la guerre, sinon par une prosprit en partie lie au butin des campagnes ? De la mme logique prdatrice relve le systme continental, complment du blocus continental. En thorie, ce dernier est de nature cimenter une alliance solide entre la France et ses vassaux, car la plupart des pays dEurope ont eu se plaindre dune manire ou dune autre de la thalassocratie britannique. Encore faudrait-il que tous les industriels du continent puissent jouir dun gal accs aux marchs perdus par les Anglais. Or, quelques exceptions prs, lorganisation73 74 75

Cit par J.-O. Boudon, op. cit., p.280. Ibid., p.278. J. Tulard, Napolon, op. cit., p.197.

114 conomique de lEurope napolonienne avantage dlibrment les manufactures franaises bien quelles ne produisent pas assez pour remplacer les importations doutre-Manche. La tutelle franaise est donc synonyme la fois dchanges ingaux et de pnurie. Les soulvements anti-napoloniens A ce compte-l, il est invitable que les rancurs saccumulent contre loppression franaise, spcialement dans les rgions les plus pauvres que les rquisitions de toute nature condamnent la famine. Les armes rvolutionnaires avaient dj d affronter des soulvements populaires en Suisse ou en Calabre, mais cest sous lEmpire que le phnomne prend sa plus grande extension, notamment en Espagne. Pour les paysans espagnols, combattre les troupes napoloniennes relve dun impratif aussi vital que pourrait ltre la lutte contre une nue de sauterelles76. Comme leurs devanciers vendens en outre, et plus encore queux, ils abhorrent lanticlricalisme des autorits franaises et larrogance de la bourgeoisie qui les soutient. Cest donc une croisade quils vont leur dclarer: Que sont les Franais ? Danciens chrtiens devenus hrtiques , lit-on dans un Catchisme espagnol qui circule sous le manteau; Est-ce un pch de tuer un Franais ? Non, cest faire uvre mritoire 77. Se dchane alors toute la gamme des horreurs archaques dont tmoignent le burin de Goya ou les rcits hallucins des survivants: mutilations sexuelles, empalement, crmation petit feu, dpcement Les Franais, crit lun dentre eux, sont pour leur part dans la ncessit de punir linnocent avec le coupable, de se venger du puissant sur le faible 78: ils fusillent ou pendent tour de bras, femmes et enfants compris, qui ne sont pas les derniers gorger les soldats isols. On reverra ces excs au Tyrol, puis en Russie, dont les paysans devront leur tour disputer leur maigre ordinaire lenvahisseur. Mais ce nest pas seulement la paysannerie la plus misrable et les moines les plus fanatiques de lEspagne qui se soulvent, cest une bonne partie de la nation, car Napolon semble avoir oubli quil y avait une nation espagnole. Le gnral Thibault ne sy est pas tromp: Les cruauts inutiles (), le ddain de tout ce qui tait sagesse, loubli de tout ce qui tait politique, une foule dsolante de vexations et de concussions ont creus labme (). Tout le mal est venu de nous 79. La remarque, en fait, pourrait sappliquer dans presque toute lEurope, car l o loppression impriale ne rveille pas un sentiment national prexistant, elle leCamille Rougeron, La dimension historique de la gurilla (1948), repris in Grard Chaliand, Stratgies de la gurilla, Paris, Payot, 1994, p.60. 77 Cit par G. Blond, op. cit., pp.203-204. 78 Cit par Jean-Louis Reynaud, Contre-gurilla en Espagne (1808-1814) - Suchet pacifie lAragon, Paris, Economica, 1992, p.36. 79 Cit par J.-L. Reynaud, ibid., p.VI.76

115 cre. Le phnomne est particulirement net dans le monde germanique, o il a pour hrauts danciens admirateurs du jacobinisme qui retournent contre Napolon le nationalisme rvolutionnaire. Ainsi Fichte, dans ses fameux Discours la nation allemande prononcs aprs la catastrophe dIena, affirme-til que la France a trahi la libert: seule lAllemagne est assez dsintresse pour reprendre le flambeau et conduire lhumanit vers la perfection. Par sa puret ethnique, le peuple allemand est en effet un peuple originel, le peuple entendu absolument ; les autres nations dEurope nont quune nature drive , ne sont que des nations de second ordre 80, puisquelles se sont dtaches de lui 81 loccasion de mlanges entre conqurants germaniques et souches indignes. Les connotations dmocratiques du propos ont beau effrayer la cour de Prusse, il lui faut se rendre lvidence: cest au sentiment national et la conscription que les Franais doivent leur supriorit sur les champs de bataille. Avant mme Iena, Scharnhorst, alors directeur de lAcadmie militaire, crivait qu en armant toute la masse de la population, le petit obtient une sorte dquilibre de la puissance dans une guerre dfensive livre un plus grand 82. Mais on ne peut alourdir les devoirs militaires du peuple sans accrotre ses droits politiques, ce pour quoi le Premier ministre Stein entreprend en 1807 de faire sortir les Prussiens de ltat denfance 83, en abolissant le servage notamment. Son successeur Hardenberg partage dans lensemble sa philosophie: Lillusion selon laquelle lon pouvait contenir la Rvolution en revenant au pass et en faisant fi des nouveauts a particulirement contribu dvelopper cette Rvolution et lui donner une expansion sans cesse accrue , admet-il. Notre principe directeur sera donc de nous assimiler cette Rvolution dans le bon sens du terme , cest--dire d introduire les principes dmocratiques dans un Etat monarchique 84. Il sagit ddifier un systme dans lequel le roi gardera le monopole des affaires militaires mais pourra compter sur des troupes nombreuses et motives, comme Napolon. Parmi les rformateurs militaires qui entourent Scharnhorst se distinguent Gneisenau et Clausewitz. Le premier a servi en Amrique durant la guerre dIndpendance; le second est un admirateur de Guibert; lun et lautre se sont intresss de prs aux insurrections vendenne, espagnole et tyrolienne. Ces prcdents plaident en faveur dune guerre populaire. Mais la monarchie prussienne refuse cette formule, politiquement trop risque. On carte donc la Landsturm ou leve en masse au profit dune Landwehr ou arme territoriale deSeptime discours, repris en appendice Renan, Quest-ce quune nation ?, rd. Paris, Presses Pocket, 1992, p.244. 81 Ibid., p.239. 82 Cit par J.-J. Langendorf, art. cit., p.232. 83 Cit par Jacques Droz, LAllemagne t.I - La formation de lunit allemande, 1789-1871, Paris, Hatier, 1984, p.64. 84 Ibid., p.78.80

116 rserve. Nanmoins, lorsquclate la Guerre de Libration de 1813, plus de 25.000 volontaires rejoignent larme prussienne ou les corps francs85. Dans leurs rangs tombera le jeune pote Krner, dont les vers rappellent les slogans franais de 1792-1794 par leur violence, leur caractre religieux et leur tonalit dmocratique: Purifie le pays allemand avec ton sang! Cest une lutte que les couronnes ignorent, cest une croisade, cest une guerre sainte! 86. Gneisenau parle lui aussi de guerre sainte 87, et Hardenberg de but sacr 88. Or cette foi nationaliste fait maintenant dfaut aux armes napoloniennes, devenues cosmopolites par leur recrutement et mercenaires par leur mentalit: depuis 1807 en effet, lEmpereur a d combler les pertes en levant des troupes dans les Etatsvassaux. Le transfert du modle franais vers le reste de lEurope dbouche donc sur une inversion de la balance des forces morales par rapport aux dcennies prcdentes. Pour le reste, les gnraux prussiens (Gneisenau except), autrichiens et russes restent infrieurs Napolon, mais ils bnficient dsormais dune forte supriorit numrique et ils ont enfin appris coordonner leurs efforts. A la fin de 1813, lAllemagne est libre. Le pige de la guerre totale semble alors se refermer sur les Franais. En cho la sentence dHeinrich von Kleist -Tuez-les! Le tribunal universel ne demandera pas de comptes 89- linvasion de 1814 saccompagne de pillages, de meurtres et dincendies: Nous voulons vous exterminer et vous ter pendant cinquante ans les moyens de combattre , disent des officiers autrichiens au maire de Montereau90. Les patriotes allemands les plus radicaux rclament le dpcement du pays conquis. A linstar de leurs prcurseurs franais en effet, ils ne font pas du conflit une simple question militaire: ils esprent linstrumentaliser au service de leur grand projet idologique, lunit allemande, laquelle suppose lannexion de lAlsace et dautres provinces ayant jadis relev du Saint-Empire. Le clbre vers le Rhin, fleuve allemand et non frontire de lAllemagne 91 exprime bien cet irrdentisme qui prolonge la sacralisation de lespace inaugure par la Rvolution propos de la Belgique. Toutefois les monarques, instruits par les dboires de Brunswick en 1792 puis par ceux de Napolon, veulent viter de pousser les Franais bout. Do les consignes de Hardenberg la presse prussienne aux armes (autre innovation85 J.-J. Langendorf, Propagande patriotique et journaux de campagne prussiens (1813-1814) , in Herv Coutau-Bgarie (dir.), Les mdias et la guerre, Paris, Economica, 2005, p.268. 86 Cit par J.-J. Langendorf, ibid., p.269. 87 Cit par Wolfgang Venohr, Neithard von Gneisenau in Sebastian Haffner et W. Venohr, Preussische Profile (1980), trad. fr. Profils prussiens, Paris, Gallimard, 1983, p.109. 88 Cit par J.-J. Langendorf, Le concept de guerre totale , art. cit., p.234. 89 Cit par J.-J. Langendorf, Propagande patriotique , art. cit., p.269. En 1918, ce vers sera repris lencontre des Juifs par Heinrich Class, prsident de la Ligue Pangermaniste (Michel Korinman, Deutschland ber alles Le pangermanisme, 1890-1945, Paris, Fayard, 1999, p.290). 90 Cit par J.-P. Bertaud, Guerre et socit en France, op. cit., p.121. 91 Cit par J. Droz, op. cit., p.73.

117 emprunte la Rvolution): loin des mots dordre maximalistes destins fanatiser les combattants lors de la Guerre de Libration , elle doit promouvoir la modration92. Lunit allemande dautre part, les dynasties la refusent, parce quelle signifierait leur disparition. Enfin, lannexion de lAlsace chambarderait irrmdiablement lquilibre europen, auquel font allusion les manifestes des Coaliss. Celui du 4 dcembre 1813 stipule que Les puissances allies ne font point la guerre la France, mais cette prpondrance que, pour le malheur de lEurope et de la France, lEmpereur Napolon a trop longtemps exercs hors des limites de son empire 93. Celui du 31 mars 1814 ajoute qu Ils respecteront lintgrit de lancienne France, telle quelle a exist sous ses rois lgitimes; ils peuvent mme faire plus, parce quils professeront toujours le principe que, pour le bonheur de lEurope, il faut que la France soit grande et forte 94. Le second manifeste porte lempreinte de Talleyrand qui, stant impos comme interlocuteur des Coaliss, a tent de sauver du dsastre ce qui pouvait ltre. Le trait de paix sign peu aprs marque sans nul doute une dfaite totale de la France sous le rapport de lidologie, puisque cest la restauration de la monarchie qui la rendu possible. Mais pour le reste, il est tonnamment modr: des conqutes rvolutionnaires, la France conserve un tiers de la Savoie et dimportantes places militaires sur la frontire du Nord-Est; elle ne subit ni indemnit, ni occupation. Il faudra que Napolon revienne allumer une ultime guerre pour voir disparatre tous ces acquis CONCLUSIONS Selon Jean-Yves Guiomar, la Rvolution a invent la guerre totale sans pour autant la raliser, sinon en Vende. Il en veut pour preuve que la leve en masse de 1793-1794 a donn la moiti seulement des effectifs attendus ou encore la non-application du dcret dextermination des prisonniers anglais et hanovriens95. Nous ne partageons pas cet avis, car il suppose que la guerre totale existe en soi; mais il faudrait alors dfinir ne varietur quels seuils de mobilisation et de violence elle commence, ce qui reviendrait mconnatre que tout effet de seuil est par essence relatif. Aussi nous en tiendrons-nous notre remarque initiale: lexpression guerre totale ne saurait dsigner quune tension vers la guerre absolue en rupture brutale davec les conflits antrieurs. Telle fut prcisment la Grande Guerre de la Rvolution et de lEmpire. Une force dont personne navait eu lide fit son apparition en 1793 , crit Clausewitz; la guerre tait soudain redevenue laffaire du peuple (). Ds lors, les moyens disponibles navaient plus de limites dfinies (). La guerre () stait approche plus prs92 93 94 95

J.-J. Langendorf, Propagande patriotique , art. cit., p.278. Cit par J. Tulard, Napolon, op. cit., p.411. Cit par J.-O. Boudon, op. cit., p.411. J.-Y. Guiomar, op. cit., pp.150 sq.

118 de sa vraie nature, de son absolue perfection 96. Le jus in bello devait ncessairement faire les frais de cette ascension aux extrmes. Un abme moral spare lhumanisme dEwald von Kleist qui, au milieu du XVIIIme sicle, exaltait la mansutude envers le vaincu comme le summum des vertus militaires, et le romantisme sanguinaire de son lointain parent Heinrich von Kleist. Le premier, tomb face aux Russes en 1759, fut par eux port en terre avec force honneurs; son cortge funbre mla officiers russes et universitaires allemands: occupants et occups taient adversaires, ils ntaient pas ennemis, du moins en cette circonstance. Les pomes du second vouent au contraire les Franais lextermination, mais il nen vit pas le rsultat, stant suicid avec sa matresse en 181197. Les donnes statistiques confirment lampleur de la rupture (cf. annexe). Avec plus de deux millions de morts, peut-tre 3,5 millions, les guerres rvolutionnaires et napoloniennes surclassent de loin les conflits du sicle des Lumires et trs probablement aussi la plus violente des guerres louisquatorziennes. Pour trouver pire, il faut remonter la guerre de Trente ans, laquelle tait ses dbuts une guerre de religion. Or, les slogans de 1792-1815 ont frquemment une tonalit sacrale. Cette double parent entre les deux plus longs conflits de lre moderne incite repenser la gnalogie des formes guerrires: la guerre totale ne se confondrait-elle pas avec la guerre sainte ? Plus prcisment, ny aurait-il pas une guerre totale archaque, la guerre de religion proprement dite, et une guerre totale moderne dans laquelle lidologie se substituerait la religion, exigeant comme elle un sacrifice total du combattant pour purifier le monde dun ennemi totalement diabolis ? Dans la guerre de religion, la violence nest plus seulement la continuation de la politique par dautres moyens, mais prend la forme hyperbolique dune terreur recherche pour elle-mme: elle manifeste en effet la rupture davec toute norme antrieure, cur de lattente millnariste98. Cette volont de faire table rase se retrouve dans la Terreur rvolutionnaire, ce qui na rien dtonnant puisque la Rvolution est travaille par de profondes pulsions religieuses. En tmoignent le culte des grands hommes, apparu ds 1791 avec la transformation de lglise SainteGenevive en mtropole nationale sous le nom no-paen de Panthon; les cultes rivaux de la Desse Raison, inaugur Notre-Dame de Paris en 1793, et de lEtre Suprme, lanc par Robespierre le dimanche de Pentecte 1794; la secte de Catherine Thot et du chartreux dfroqu dom Gerle, qui voyaient en Robespierre un proto-Messie, ou celle des Thophilanthropes

Clausewitz, op. cit., pp.687-688. J.-J. Langendorf, Lhumanisme de lofficier prussien frdricien et post-frdricien , in H. Coutau-Bgarie et Bruno Colson (ds.), op. cit., pp.157-185. 98 D. C. Rapoport, Pourquoi le messianisme religieux engendre-t-il la terreur ? , Stratgique n6667, Paris, Institut de Stratgie Compare, 1997, pp.65-88 (article initialement paru en 1984 dans American Political Science Review).97

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119 On ne peut certes en conclure que la Rvolution relve exclusivement de lhistoire des hrsies millnaristes, ce qui reviendrait vacuer sa dimension politique, pas plus quon ne peut rduire ses guerres et celles de lEmpire leur caractre oppressif: elles diffusrent aussi des ides qui survcurent 1815 pour simposer aujourdhui dans presque toute lEurope. A contrario, jeter un voile pudique sur la violence dchane de la priode et ses origines messianiques serait se condamner ne pas comprendre ce qui discrdita si longtemps ces ides, ce qui les pervertit en idologie au sens quAlain Besanon donne ce mot: une corruption de la foi par la science et de la science par la foi99. Le premier Guibert est cet gard trs clairant. De la foi, lEssai gnral de tactique conserve lide dune lutte entre le Bien et le Mal; mais l o la tradition chrtienne voque un combat spirituel ayant pour thtre la conscience de chaque homme, Guibert parle dune lutte entre factions politiques bien identifies. Dans cette version scularise de lhrsie manichenne, tous les coups sont permis contre lennemi, puisquen le dtruisant on fait advenir la paix perptuelle, quivalent lacis du Paradis: ce qui est acte de foi pour le croyant devient pour lidologue calcul positif. Calcul positif encore, lide quune violence dchane conclut rapidement la guerre, donc pargne des vies. Rien de plus rationnel en termes mathmatiques. Rien de moins raisonnable en termes humains, puisque cela revient vacuer le paramtre psychologique. La Grande Guerre de 17921815 montre quune brutalit aveugle renforce la dtermination de ladversaire, prolonge le conflit et en alourdit considrablement le bilan. Ne poussez pas bout un ennemi aux abois , affirmait Sun Tzu au IVme sicle avant notre re100. Mais lorsque le second Guibert en revint cette antique sagesse, il tait trop tard: ce qui, dans lEssai, relevait en grande partie dune stratgie dclamatoire, on commenait le lire au premier degr; le propos de salon prenait valeur doracle. Nous rejoignons donc les conclusions de John U. Nef sur le lien entre lide de la paix perptuelle ou du millenium et la guerre totale: Ces ides ne font quaccrotre les dangers de guerre, car elles reposent sur lincomprhension de la nature humaine. Les hommes et les femmes ne sont pas des anges. Cest coup sr leur devoir et leur joie de crer ici-bas sur la terre, dans la mesure o ils le peuvent, quelque chose qui ressemble au paradis de leurs rves. Mais ils ne doivent pas confondre leur uvre avec le paradis lui-mme. Le rsultat dune telle confusion ne sera pas le gain du paradis ou de la terre. Ce sera la perte de lun et de lautre 101. Les reprsentants de lorthodoxie juive, chrtienne et musulmane en taient bien conscients, do leur lutte acharne contre la tentation du messianisme temporel102. Telle fut aussi la conviction qui prsida laDfinition emprunte Alain Besanon: voir notamment La confusion des langues, Paris, Calmann-Lvy, 1978, et Les origines intellectuelles du lninisme, mme diteur, 1986. 100 Sun Tzu Ping Fa, trad. fr. Lart de la guerre, Paris, Flammarion, 1978, p.152. 101 John U. Nef, La route de la guerre totale Essai sur les relations entre la guerre et le progrs humain, Paris, Armand Colin, 1949, p.161. 102 D. C. Rapoport, art. cit., pp.71-73.99

120 rorganisation de lEurope en 1814-1815. Le congrs de Vienne, en effet, ne se limita pas aux aspects ractionnaires qui lui sont traditionnellement reprochs: les historiens redcouvrent aujourdhui ses efforts en faveur de la scurit collective (logique de rgulation, non dabolition des conflits), avec pour instrument un dialogue beaucoup plus pouss entre les grandes puissances et pour fondement une conscience approfondie des valeurs suprieures de la civilisation europenne, au confluent des rfrences chrtiennes et dune interprtation modre des Lumires. Le XIXme sicle vit dailleurs lexpression concert europen , aux nuances organiques, remplacer celle d quilibre europen , purement mcanique103. Toutes dispositions qui contriburent assurer lEurope cent ans de tranquillit certes relative, mais plus profonde encore quau XVIIIme sicle. La propension aux idologies qui avait donn la Grande Guerre de 17921815 son caractre total ntait cependant quassoupie. La question dAlsace se rveille partir de 1871. La divinisation de la nation samplifie dans la foule, avec la caution scientifique du darwinisme social. Retrouvant linspiration du premier Guibert, Marx dmontre non moins scientifiquement que lhumanit, moyennant quelques massacres, sachemine vers des lendemains qui chantent; pour simplifier (), concentrer les douleurs meurtrires de la mort de lancienne socit, les douleurs sanglantes de lenfantement de la socit nouvelle , il prconise le recours au terrorisme rvolutionnaire 104. De mme lamiral Aube lgitime-t-il le torpillage sans pravis des navires civils au motif que de pareilles atrocits obissent la loi suprieure du progrs () dont le dernier terme sera labolition de la guerre 105. Largument sert ensuite justifier le bombardement arien des populations civiles106. Tout est prt pour un nouveau naufrage de lthique militaire. Comme les combattants de 1792-1815, ceux de 1914-1945 croiront livrer la der des ders ou la lutte finale ; comme eux, ils mneront une vritable croisade 107.

Georges-Henri Soutou, Ordre europen , in T. de Montbrial et J. Klein (dir.), op. cit., p.388 ; J.P. Bois, De la paix des rois lordre des empereurs, op. cit., p.402 et suiv. 104 Cit par Jean Brun, Philosophie de lhistoire, Paris, Stock, 1996, p.266. 105 Voir notre ouvrage Une ducation gostratgique - La pense navale franaise, de la Jeune Ecole 1914, Paris, Economica, 2004, et notre article La guerre au commerce maritime (1914-1945): un exemple de violence contre les civils in Martin Motte et Frdric Thebault (dir.), Guerre, idologies, populations, 1911-1946, Paris, LHarmattan, Cahiers dHistoire de Saint Cyr-Cotquidan, 2005, pp.97-129. 106 Jrme de Lespinois et Serge Gadal, Le bombardement des populations civiles: de la thorie la pratique , in M. Motte et F. Thebault (dir.), op. cit., pp.131-168. 107 Les rfrences sont ici si nombreuses que Stphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker ont intitul Croisade la deuxime partie de leur ouvrage 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000.

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ANNEXE STATISTIQUE

Toute tentative de quantification en matire militaire est sujette caution. Les chiffres ci-aprs ne valent donc pas par eux-mmes, mais suggrent des tendances permettant de situer les guerres de la Rvolution et de lEmpire dans lhistoire des conflits modernes. Taux de mobilisation Le taux de mobilisation dans lEurope de 1792-1815 oscille entre 1,1 et 1,5 % de la population totale, soit autant que lors des guerres louis-quatorziennes et beaucoup moins que durant la Premire Guerre mondiale (5,5 %). Ce plafonnement tient aux contraintes de lconomie agricole, qui laissent peu de disponibilits en chair canon, et la rpugnance des adversaires de la France envers la conscription. Mais par rapport au taux de mobilisation de la fin du XVIIIme sicle (0,8 %), la Rvolution et lEmpire reprsentent un tournant fort sensible (chiffres indiqus par A. Corvisier, op. cit., p.147). En bonne logique, ce tournant est particulirement prononc en France: alors que les conflits majeurs du XVIIIme sicle, de 1701 1762, avaient engag en tout 1.670.000 Franais, les seules annes 1792-1795 en mobilisent plus dun million, lanne 1799 en appelle encore 400.000, le Consulat 185.000 et lEmpire 2,1 millions, soit pour cette dernire priode 6 % de la population (chiffres indiqus par J.-P. Bertaud, Guerre et socit en France, op. cit., p.68). Intensit des oprations On peut lvaluer au nombre de grandes batailles, celles dans lesquelles les effectifs des armes belligrantes dpassent 100.000 hommes: les guerres de la Rvolution en ont connu 12 en 7 ans et les guerres napoloniennes 37 en 16 ans, total 49 grandes batailles en 23 ans. Les guerres louisquatorziennes nen avaient connu que 7 en 29 ans et les guerres frdriciennes 12 en 15 ans. On peut aussi considrer le nombre moyen de batailles par mois, toutes catgories confondues: pour la priode rvolutionnaire et impriale, il y en a 3 durant la premire coalition, 4,4 durant la deuxime, 7 durant la troisime, le record stablissant 11 durant la guerre de 1809. La guerre de Succession dEspagne, la plus meurtrire de lre louis-quatorzienne, et la guerre de Sept ans, la plus meurtrire de lre frdricienne, ne comptent respectivement que 0,77 et 1,4 batailles par mois (chiffres indiqus par R.R. Palmer in Edward Mead Earle, Makers of Modern Strategy, 1943, trad. fr. Les matres de la stratgie t.I, Paris, Flammarion, 1987, p.325). Lintensit des oprations connat donc un bond spectaculaire partir de 1792. Pertes de guerre En comptant les pisodes de guerre civile en France, les guerres de la Rvolution et de lEmpire ont fait plus de deux millions de morts, le maximum gnralement avanc tant de 3,5 millions (P. Gueniffey, op. cit., p.236). Pour la guerre de Sept ans, Frdric II avait supput 686.000 morts (cit par J. Chagniot, Guerre et socit lpoque moderne, op. cit., p.161) mais beaucoup dhistoriens pensent aujourdhui que ce chiffre est sous-valu et que les pertes ont d sapprocher du million (par exemple J.-P. Bois, De la paix des rois lordre des empereurs, op. cit., p.202). La comparaison des deux maxima suggre que les guerres de la Rvolution et de lEmpire nont pas t beaucoup plus meurtrires lanne que la guerre de Sept ans: leur bilan nettement plus lourd sexpliquerait donc au premier chef par leur dure. Mais ce constat cadre mal avec la diffrence dintensit releve prcdemment, de sorte que la comparaison entre le minimum de la guerre de Sept ans et le maximum de 1792-1815 donnerait peut-tre une image plus fidle de la ralit. Prcisons enfin que la croissance dmographique de lEurope, passe de 150 millions dhabitants au milieu du XVIIIme sicle 190

122vers 1800, ne relativise qu la marge les pertes de 1792-1815, qui restent proportionnellement beaucoup plus cruelles que celles de la guerre de Sept ans: sen tenir aux maxima, 1,85 % de la population totale contre 0,66 %. Une autre diffrence capitale entre 1792-1815 et la guerre de Sept ans tient aux pertes civiles. Compte tenu de la place quont eue les oprations de gurilla et contregurilla en Vende, Espagne, Russie et autres, A. Corvisier estime que les civils ont reprsent 30 % des pertes de la priode rvolutionnaire et impriale (op. cit., p.172). Pour la guerre de Sept ans, Frdric II (cit par J. Chagniot, op. cit., p.161) crivait avoir perdu 33.000 civils contre 180.000 militaires: les civils reprsenteraient donc 15,5 % des pertes prussiennes. A lchelle de tout le conflit, leur part doit tre infrieure encore puisque la Prusse a t plus touche par les oprations que les autres pays belligrants. La comparaison entre 1792-1815 et la guerre de Succession dEspagne est malaise car il nexiste aucun accord sur les pertes de ce dernier conflit. John A. Lynn parle de 1.251.000 morts sur les champs de bataille (The Wars of Louis XIV, 1667-1714, London and New York, Longman, 1999, p.359), mais avant la rvolution mdicale du XIXme sicle les pertes de combat ne reprsentaient quun tiers des pertes de guerre totales, le reste venant dpidmies, de blessures mal soignes, etc. On aurait alors 3,75 millions de morts, soit plus en 13 ans (1701-1714) que la Rvolution et lEmpire en 23 ans. Cela nous parat impossible en raison de la diffrence dintensit des oprations et de lcart des effectifs, non certes en pourcentage de la population totale (cf. supra), mais en chiffres absolus. Le plafond des hommes simultanment sous les armes durant lre louis-quatorzienne oscille en effet entre 1 et 1,5 million, contre 2,1 3 durant lre rvolutionnaire et impriale (A. Corvisier, op. cit., p.147). Il semble donc raisonnable destimer les pertes maximales de la guerre de Succession dEspagne par comparaison avec les quelque 900.000 morts de la guerre de Sept ans: prs de deux fois plus longue et moins encadre au plan juridique, la premire a pu faire plus du double de victimes, soit 2 millions, peut-tre davantage si lon tient compte des circonstances climatiques exceptionnelles. Les annes 1687-1717 sont en effet celles du petit ge glaciaire , qui culmine avec le Grand Hiver 1709; rien quen France, celui-ci tue 600.000 personnes (Jacques Marseille, Nouvelle histoire de la France, Paris, Perrin, 1999, p.591), dont certainement nombre de soldats. Ces 2 millions de morts reprsenteraient 2 % de la population europenne de 1700, soit un peu plus que 3,5 millions des guerres de la Rvolution et de lEmpire (1,8 %). Toutefois, la diffrence dintensit du simple au double entre la guerre de Succession dEspagne et la guerre de Sept ans fragilise le raisonnement prcdent. Lors dune conversation informelle avec lauteur de cet article, le professeur Bois a mme mis lhypothse que la guerre de Succession dEspagne (en ne tenant pas compte des pertes lies au Grand Hiver ) ait fait moins de morts au total que la guerre de Sept ans. En dfinitive, et quelles que soient les approches retenues, il ny a gure de raison de croire que les oprations de 1701-1714 aient t plus violentes que celles de 1792-1815; il y a mme tout lieu de penser le contraire. Les pertes civiles de la guerre de Succession dEspagne sont elles aussi inconnues. Mais elles sont trs vraisemblablement infrieures celles de la Rvolution et de lEmpire, car dune part le jus in bello a commenc se perfectionner ds les annes 1670 avec la mise en place progressive du systme des contributions , dautre part et surtout ce conflit ne connat gure doprations de gurilla et de contre-gurilla. La guerre des Camisards, en 1702-1704, voit certes les troupes de Louis XIV comme les insurgs cvenols multiplier les atrocits -il sagit dune guerre de religion- mais le bilan reste modeste, les Camisards nayant jamais t que quelques milliers. Si nos supputations sont correctes, il faut, pour trouver des taux de pertes civiles suprieurs ceux des guerres de la Rvolution et de lEmpire, et en se rfrant toujours aux chiffres dA. Corvisier (op. cit., p.172), remonter la guerre de Trente ans (75 % ?) ou descendre vers les deux guerres mondiales (respectivement 43 % et 63 %).