Wittgenstein Pastorini

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wittgenstein_pastorini.doc © Chiara Pastorini, Philopsis 2007 1 Wittgenstein L’analyse philosophique du mental chez Wittgenstein Chiara Pastorini Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Mon but, dans ce travail, est d’analyser la question du mental et la critique du psychologisme chez Ludwig Wittgenstein. En particulier je tâcherai de mettre en évidence que chez Wittgenstein il est question d’une philosophie davantage que d’une psychologie du mental. En outre, je montrerai que le philosophe suggère une image générale de l’analyse philosophique comme description. Comme le philosophe italien Massimo De Carolis le rappelle, la critique du psychologisme c'est-à-dire la critique du nivellement du sens des expressions linguistiques sur la représentation (ou, au sens plus général, sur l’activité psychique) a ses racines dans la pensée de Gottlob Frege et Edmund Husserl, et représente donc un point commun à la tradition de la philosophie analytique et à la tradition phénoménologique. 1 En ce qui concerne les réflexions wittgensteiniennes sur le mental, il faut rappeler que les interprétations traditionnelles s’accordent sur la lecture de la pensée wittgensteinienne en tant que travail de démystification et de « démentalisation » de la psychologie. En tenant compte de l’arrière plan d'une conception non essentialiste je considérerai ici en particulier deux pivots théoriques de l’analyse philosophique wittgensteinienne: la critique de l'internalisme (laquelle résulte de la négation de l'autonomie épistémique du principe d'introspection), et la fonction du langage en tant qu’élément de 1 Cf. M. De Carolis, La questione dello psicologismo tra Frege e Wittgenstein, in Il terreno del linguaggio. Testimonianze e saggi sulla filosofia di Wittgenstein, sous la direction de S. Borutti et L. Perissinotto, Carocci, Roma, 2006, p. 101.

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    Wittgenstein Lanalyse philosophique du mental chez Wittgenstein

    Chiara Pastorini

    Philopsis : Revue numrique http://www.philopsis.fr

    Les articles publis sur Philopsis sont protgs par le droit d'auteur. Toute reproduction intgrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprs des diteurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant lauteur et la provenance.

    Mon but, dans ce travail, est danalyser la question du mental et la critique du psychologisme chez Ludwig Wittgenstein. En particulier je tcherai de mettre en vidence que chez Wittgenstein il est question dune philosophie davantage que dune psychologie du mental. En outre, je montrerai que le philosophe suggre une image gnrale de lanalyse philosophique comme description. Comme le philosophe italien Massimo De Carolis le rappelle, la critique du psychologisme c'est--dire la critique du nivellement du sens des expressions linguistiques sur la reprsentation (ou, au sens plus gnral, sur lactivit psychique) a ses racines dans la pense de Gottlob Frege et Edmund Husserl, et reprsente donc un point commun la tradition de la philosophie analytique et la tradition phnomnologique.1 En ce qui concerne les rflexions wittgensteiniennes sur le mental, il faut rappeler que les interprtations traditionnelles saccordent sur la lecture de la pense wittgensteinienne en tant que travail de dmystification et de dmentalisation de la psychologie. En tenant compte de larrire plan d'une conception non essentialiste je considrerai ici en particulier deux pivots thoriques de lanalyse philosophique wittgensteinienne: la critique de l'internalisme (laquelle rsulte de la ngation de l'autonomie pistmique du principe d'introspection), et la fonction du langage en tant qulment de

    1 Cf. M. De Carolis, La questione dello psicologismo tra Frege e

    Wittgenstein, in Il terreno del linguaggio. Testimonianze e saggi sulla filosofia di Wittgenstein, sous la direction de S. Borutti et L. Perissinotto, Carocci, Roma, 2006, p. 101.

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    trait d'union entre lextriorit et lintriorit (et, par consquence, constitutif de l'individu en tant que sujet d'expression). Avant de passer lanalyse des points noncs ci-dessus il parat pertinent quand mme de sarrter un moment sur la conception de la psychologie chez Wittgenstein et de son statut par rapport la science. 1. Psychologie et science.

    Lanalyse du mental tant pour Wittgenstein de nature philosophique (et pas psychologique) il faut partir de sa conception de la philosophie. L'intention de Wittgenstein et, d'aprs lui, celle de la philosophie en gnral, nest pas denquter sur les causes des phnomnes, auxquelles sintresse le scientifique, mais deffectuer une enqute conceptuelle en essayant de comprendre la place qu'un concept occupe parmi les autres. La barrire que Wittgenstein pose entre une enqute de type philosophique (donc d'claircissement conceptuel) et une enqute de type scientifique est trs forte. En particulier, le rapport entre la science et la philosophie, entre une enqute bio-physiologique de type scientifique et une enqute conceptuelle se reflte pour le philosophe dans la dichotomie entre lexplication (Erklrung) et la description (Beschreibung). Pour Wittgenstein, la mthode correcte pour se rapprocher du mental est lanalyse descriptive2.

    2 Cf. S. Borutti, Wittgenstein: metafore per lanalisi del significato. In:

    Significato. Saggio sulla semantica filosofica del Novecento, Zanichelli, Bologna, 1983, p. 110. Comme Silvana Borutti le rappelle, le thme de la philosophie en tant que description ou bien en tant que reprsentation (Beschreibung, bersichtliche Darstellung, Besinnung) revient en plusieurs endroits dans la pense de Wittgenstein. Nous lisons, par exemple, in The Brown Book: Notre mthode est purement descriptive (purely descriptive); nos descriptions ne visent nullement la dcouverte dune explication (L. Wittgenstein, The Blue and Brown Books [1933-1934 e 1934-1935], sous la direction de R. Rhees, Basil Blackwell, Oxford 1958, 1965, tr. fr. Le cahier bleu et le Cahier brun par G. Durand, Gallimard, Paris 1965, I, 73, p. 235). Et encore: Nous devons carter toute explication et ne mettre la place quune description. Et cette description reoit sa lumire, cest dire son but, des problmes philosophiques (Id., Philosophische Untersuchungen. Philosophical Investigations [I, 1936-1945; II, 1947-1949], sous la direction de G. E. M. Anscombe et R. Rhees, trad. angl. par G. E. Anscombe, Basil Blackwell, Oxford 1953, 2001, tr. fr. Recherches philosophiques par F. Dastur, M. lie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, . Rigal, Gallimard, Paris, 2004, I, 109); La tentation est irrsistible l de dire quelque chose de plus, alors que tout a dj t dcrit (Id, Zettel [1929-1948, 1945-1948], sous la direction de G. E. M. Anscombe et G. H. Von Wright, trad. angl. par G. E. M. Anscombe, University of California Press, 1970, 1975, tr. fr. Fiches par J. Faves, Gallimard, Paris, 1970, 313) et Une telle attitude est lie, je crois, au fait que nous attendons tort une explication ; alors que cest une description qui est la solution de la difficult (Ibid, 314); Il y a bien un moment o il faut passer de lexplication la simple description (Id., ber Gewissheit. On Certainty[1950-1951], sous la direction de G. E. M. Anscombe et G.

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    Wittgenstein reproche principalement la psychologie de Sigmund Freud sa prtention se dclarer une entreprise scientifique gouverne par des lois causales. Dans les notes de Rush Rhees, prises pendant l't 1942 aprs une conversation avec Wittgenstein, nous lisons, en effet: Supposez encore que vous veuillez parler de causalit en ce qui concerne le jeu des sentiments. Le dterminisme sapplique lesprit avec autant de vrit quaux choses de la physique. Ceci est obscur parce que, lorsque nous pensons des lois causales pour les choses de la physique, nous pensons des exprimentations. Nous navons rien de la sorte qui soit li aux sentiments ou la motivation. Et cependant les psychologues tiennent dire : Il doit y avoir une loi - bien quon nen ait trouv aucune. (Freud : Votre intention est-elle de dire, Messieurs, que cest le hasard qui gouverne les changements dans les phnomnes mentaux ?3 En outre, mme la strilit et la confusion conceptuelle (Begriffsverwirrung) qui rgnent dans la psychologie ne peuvent pas sexpliquer par le fait qu'elle est une jeune science (junge Wissenschaft).4 Pour Wittgenstein seul une enqute philosophique sur le mental est possible, c'est--dire un travail de description des processus psychiques. Ce travail consiste pour le philosophe en une analyse de type linguistique-conceptuel qui exclut le rapport causal en tant que critre de connaissance (et donc en tant que critre pistmique) du domaine psychique. Cest bien labsence de la catgorie de la causalit qui fait de la psychologie une forme de savoir non scientifique. En excluant la possibilit denquter sur l'espace du mental en faisant rfrence des lois de type mcanique ou causale (et en faisant appel davantage une recherche de type phnomnologique-descriptif), Wittgenstein prive la psychologie du statut de discipline scientifique: le philosophe fait des lois causales l'indicateur de lespace de la science, dont, selon lui, la psychologie ne fait pas partie. Dans ce sens Wittgenstein peut tre lu comme un phnomnologue de la psychologie (qui fait de la description la mthode privilgie de lanalyse du mental) plutt que comme un savant de sciences de l'esprit (qui substitue l'explication scientifique la description des processus psychiques). 2. La conception non essentialiste du mental.

    La perspective wittgensteinienne procde dune conception anti-essentialiste du mental. Celle-ci soppose ce que normalement nous appelons une attitude mentaliste, en entendant par 'mentalisme' une famille de thories

    H. Von Wright, Basil Blackwell, Oxford 1969, tr. fr. De la certitude par J. Fauve, Gallimard, Paris, 1976, 189).

    3 L. Wittgenstein, Lectures and Conversations on Aesthetics, Psychology and Religious Belief, sous la direction de C. Barrett, Blackwell Pub., Oxford, 1966, tr. fr. Leons et conversations sur lesthtique, la psychologie et la croyance religieuse par J. Fauve, Gallimard, Paris, 1971, p. 89.

    4 Cf. L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, cit., II, XIV, p. 301.

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    postulant un esprit, gnralement substantiel, comme sujet dactivits mentales ou comme lieu o celles-ci se droulent 5. En particulier, l'anti-mentalisme wittgensteinien joue sur des niveaux diffrents souvent de manire implicite. En suivant la classification propose par Alberto Voltolini dans Guida alle Ricerche filosofiche6 il est possible de lire l'opposition de Wittgenstein un substrat essentiel de type platonique la fois dun point de vue smantique et dun point de vue psychologique. Ainsi, si l'anti-mentalisme smantique de Wittgenstein s'oppose la conception selon laquelle la signification d'un terme est une entit mentale associe au terme lui-mme, l'anti-mentalisme psychologique refuse au processus de comprhension les caractristiques d'une entit ou dune essence. Pour Wittgenstein il n'existe pas un esprit-objet dans lequel se drouleraient des processus mystrieux qui constitueraient la cause de nos actions. Tout ce qui a t dit jusque l est lie la position bien connue de Wittgenstein sur la notion d'image (Bild) mentale en tant quentit prive et inaccessible, en mesure de fournir un fondement pour l'usage correct ou pas d'un mot. Dans le 305 des Untersuchungen nous lisons: Mais tu ne peux pourtant pas nier quil y a, par exemple dans le souvenir, un processus interne. - Pourquoi cela donne-t-il limpression que nous avons voulu nier quelque chose ? Quand on dit : Il y a effectivement ici un processus interne -, on veut poursuivre ainsi : Dailleurs, tu le vois bien. Et cest ce processus interne que lon vise par lexpression se souvenir. Si nous donnons limpression davoir voulu nier quelque chose, cest parce que nous nous opposons limage du processus interne. Nous nions que limage du processus interne nous donne lide correcte de lemploi de lexpression se souvenir. Nous affirmons que cette image et ses ramifications nous empchent de voir lemploi du mot tel quil est.7 Wittgenstein veut nous librer de la notion desprit conu comme une entit, comme un medium dans lequel se passent maintes choses (les processus mentaux) qui ne pourraient pas se passer dans un autre endroit (cf. L. Wittgenstein, Philosophische Grammatik, I, 60)8.

    5 Cf. C. Chauvir, Voir le visible. La seconde philosophie de Wittgenstein,

    PUF, Paris, 2003, Glossaire, p. 5. 6 propos de lanti-mentalisme wittgensteinien, Alberto Voltolini (Cf. Guida

    alla lettura delle Philosophische Untersuchungen di Wittgenstein, 1998, pp. 52-62), tablit une espce de classification qui distingue le mentalisme en smantique (la signification d'un terme est une entit mentale associe au terme mme) et psychologique ( la signification, se substitue, dans ce cas, le procs de comprhension). Tout type de mentalisme est considr, ainsi, dans sa forme double: empirique (la signification ou la comprhension sont en rapport une exprience vcue) et neurophysiologique (la signification ou la comprhension rsident dans un procs crbral inconscient). (cf. A. Voltolini, Guida alla lettura delle Ricerche filosofiche di Wittgenstein, Laterza, Bari 1998, pp. 52-62).

    7 L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, I, 305. 8 Do la diffrence que Wittgenstein souligne entre lactivit intellectuelle de

    lesprit humain et lactivit digestive: Quand on dit que la pense est une activit

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    Comme nous lapprofondirons dans les paragraphes suivants, la conception non-essentialiste du mental saccorde avec la critique d'une certaine interprtation de l'intriorit et du principe d'introspection, et aussi avec la critique du dualisme intrieur/extrieur. 3. La critique de linternalisme.

    Bien que souvent nous ayons la tendance souligner seulement l'aversion de Wittgenstein pour la psychologie, il faut aussi rappeler que le philosophe a consacr les dix dernires annes de sa vie cette discipline et ses concepts. Il a poursuivi, ainsi, sa tche d'claircissement des confusions et des problmes mal poss, plutt qu'il na manifest son refus pour la discipline entire9. Comme nous le verrons, l'intention de dmystification et de dpsychologisation de la psychologie travers le refus du principe d'introspection ne se traduit pas par la ngation de l'intriorit, mais plutt par une volont de redfinition des rapports sur lesquels sarticulent l'intrieur et l'extrieur. Les ouvrages principaux dans lesquels Wittgenstein a concentr son attention sur l'intriorit et son expression extrieure sont en particulier : la deuxime partie des Philosophische Untersuchungen, les Letzte Schriften ber die Philosophie der Psychologie10, et les Bemerkungen ber die Philosophie der Psychologie I et II11.

    mentale, ou une activit de lesprit, on se reprsente lesprit comme une matire trouble, gaziforme, en quoi maintes choses peuvent se passer, qui ne pourraient se produire en dehors de cette sphre. Et dont on peut attendre maintes choses qui ne sont pas possible autrement. (Le processus de la pense dans lesprit humain, et le processus de la digestion) (cf. L. Wittgenstein, Philosophische Grammatik. Philosofical Grammar [1929-1934; 1934-1935], sous la direction de R. Rhees, Basil Blackwell, Oxford 1969, tr. fr. Grammaire philosophique par M.-A. Lescourret, Gallimard, Paris, 1980, I, 60).

    9 Comme Rush Rhees le souligne, Wittgenstein admirait Freud et le considrait comme un des rares auteurs dignes dtre lu, mais en mme temps il le considrait en faute (cf. L. Wittgenstein, Lectures and Conversations on Aesthetics, Psychology and Religious Belief, cit., p. 123).

    10 Cf. Id., Letzte Schriften ber die Philosophie der Psychologie. Last writings on the Philosophy of Psychology. Vol. 1 Vorstudien zum zweiten Teil der Philosophische Untersuchungen. Preliminary Studies for Part II of the Philosophical Investigation [1948-1949]; vol. 2 Das Innere und das ussere. The Inner and Outer [1948-1951], sous la direction de G. H. Von Wright et H. Nyman, Basil Blackwell, Oxford 1992, tr. fr. Vol. 1 Etudes prparatoires la deuxime partie des Recherches philosophiques par G. Granel, Ed. Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1985 ; vol. 2 Lintrieur et lextrieur. Derniers crits sur la philosophie de la psychologie par G. Granel, Ed. Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 2000.

    11 Cf. Id., Bemerkungen ber die Philosophie der Psychologie. Remarks on the Philosophy of Psychology [1946-1949; 1947-1948], sous la direction de G. E. M. Anscombe e G. H. Von Wright, trad. angl. par G. E. Anscombe, 2 vol., Basil Blackwell, Oxford 1980, 1988, tr. fr. Remarques sur la philosophie de la psychologie par G. Granel, 2 voll., Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1994.

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    3.1. La ngation du principe d'introspection. Outre une conception non essentialiste de l'esprit, le deuxime point sur lequel nous pouvons focaliser notre attention est donc la critique de l'internalisme. En gnral elle a son point de dpart dans la ngation de l'autonomie pistmique du principe d'introspection, conu en tant que privilge absolu attribu aux reprsentations mentales internes, et par consquent la possibilit d'observation directe du soi. Selon cette perspective, Wittgenstein nie la lgitimit de lattribution d'un pouvoir causal aux faits 'internes' dans l'explication des faits 'externes', cela en donnant priorit et certitude aux images mentales prives (internes). Le refus du principe d'introspection est symptomatique de l'opposition wittgensteinienne plus gnrale toute attitude (sceptique) qui fragmente le monde et l'tre humain qui vit dans le monde, selon la classification du dualisme (d'origine cartsienne) intrieur/extrieur ou, en dautres termes, d'aprs les oppositions esprit/corps, certitude/doute. Le sujet wittgensteinien se constitue plutt comme un ego unitaire travers un processus d'laboration et redfinition continues, et suivant un chemin prsentant un caractre souvent obsdant et angoissant. Nous pouvons faire remonter l'origine de la recherche d'un ego chez Wittgenstein quelques rflexions dj prsentes dans le Tractatus Logico-philosophicus o l'auteur trace le projet du refus d'une conception de la subjectivit purement psychologiste: Il y a donc rellement un sens selon lequel il peut tre question en philosophie dun je, non psychologiquement.12 Au sujet de la psychologie Wittgenstein substitue le sujet mtaphysique qui est caractris en tant que frontire et non partie du monde (die Grenze der Welt) (cf. L. Wittgenstein, Tractatus Logico-philosophicus, cit., prop. 5.641). Dans les ouvrages suivants, au contraire, le sujet wittgensteinien sur lequel le philosophe revient pour satisfaire la recherche commence dans le Tractatus, n'est plus un point de vue sur le monde ni sa limite : le moi, travers la langue, devient un sujet d'expression. Sans accorder aucun privilge aux processus intrieurs de la psychologie, la subjectivit wittgensteinienne se constitue comme voix expressive travers un langage qui est public et qui est gouvern par des rgles pratiques partages.

    12 L. Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus [1918-1921]; comme

    Logisch-philosophische Abhandlung in Annalen der Naturphilosophie, vol. XIV (1921), n. 3-4, 185-262 (d. critique sous la direction de B. McGuinness et J. Schulte, Suhrkamp, Frankfurt a. M 1989); avec lintroduction de B. Russell, Kegan Paul, Trench, Trubner & Co., London 1922 (Routledge & Kegan Paul, London 1961), tr. fr. Tractatus Logico-Philosophicus par G.-G. Granger, Gallimard, Paris, 1993, prop. 5.641.

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    La ngation de toute autonomie du principe d'introspection, et donc du privilge attribu de faon cartsienne la connaissance de la premire personne se lie la critique que Wittgenstein adresse l'existence d'un langage priv. En particulier, il considre le langage des sensations comme paradigmatique de tout type de langage priv, et le critique en tant quaccs privilgi aux propres sensations.13 Les rflexions wittgensteiniennes sur la sensation et sur leur caractre priv prsum peuvent tre rapproches du tournant physicaliste qui a caractris les reprsentants du Cercle de Vienne, in primis Carnap14 et Neurath dont Wittgenstein a srement senti l'influence.15 Leurs critiques taient diriges contre la tendance phnomniste soutenir le caractre fondamental de la connaissance de mon esprit (Eigenpsychisches). En particulier, Wittgenstein reprend une pre critique contre un de fondements du phnomnisme, c'est--dire largument de lanalogie, selon lequel la connaissance des objets physiques et des objets psychiques dautrui (les autres esprits, Fremdpsychisches) peut tre obtenue seulement par analogie avec la connaissance de mon esprit dont le caractre de primaut est affirm.16 Contre l'accs privilgi mon intriorit Wittgenstein crit dans les Philosophische Untersuchungen par exemple: Mais quand je me reprsente quelque chose, ou mme quand je vois effectivement des objets, jai bien quelque chose que na pas mon voisin. - Je te comprends. Tu veux regarder tout autour de toi et dire : Il ny a pourtant que moi qui ai CELA. - Pourquoi ces mots ? Ils ne servent rien. Ne peut-on dire aussi bien : Il nest pas question ici dun voir, ni par consquent dun avoir, - et pas davantage dun sujet, ni par consquent dun moi ? Ne pourrais-je pas demander : Ce dont tu parles et dont tu dis que tu es le seul lavoir, - dans quelle mesure las-tu ? Le possde-tu ? Tu ne le vois mme pas. Ne devrais-tu pas dire que personne ne la ? Et ceci est galement clair : Si tu exclus logiquement que quelquun dautre ait une certaine chose, alors il ny a aussi plus de sens dire que tu las.17

    13 La critique trs connue que le philosophe adresse au langage des sensations prives (modle paradigmatique de tout langage priv, en gnral) peut tre reconduite au 243 et sgg. des Philosophische Untersuchungen. En ralit, la question du langage priv est entrelace la question du suivre une rgle ( 199 e sgg.), et donc toute tentative de catgorisation ou de sparation schmatique des arguments, lintrieur dune pense asystmatique telle celle de Wittgenstein, semble tre non seulement force, mais impossible.

    14 Cf. R. Carnap, Psychologie in physikalischer Sprache, in Erkenntnis, 1932-33.

    15 Cf. R. Egidi, Wittgenstein e il problema epistemologico delle altre menti, in Wittgenstein e il Novecento. Tra filosofia e psicologia, Donzelli editore, Roma, 1996, 2002, pp. 167-180.

    16 Pour un approfondissement de la question des esprits dautrui chez Wittgenstein voir en particulier D. Sparti, Wittgenstein e la mente degli altri: unapplicazione del metodo terapeutico, in Il terreno del linguaggio. Testimonianze e saggi sulla filosofia di Wittgenstein, cit., pp. 163-171.

    17 L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, cit., I, 398.

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    Affirmer quil ny a pourtant que moi qui ai CELA (Nur ich habe doch DIESES) sont des mots, donc, qui ne servent rien (Sie taugen zu nichts). En tant conscient des risques de solipsisme et de scepticisme quune perspective phnomniste dorigine cartsienne contient en soi, Wittgenstein sen dtache, et travers le refus de la possibilit d'un langage priv affirme davantage la ncessit d'une rfrence aux critres externes, publics, qui permettent la reconnaissance du sujet en tant que membre d'une communaut caractrise par des rgles linguistiques pratiques partages. Le refus de largument phnomniste de l'analogie ne signifie pas, dautre part, que Wittgenstein identifie la connaissance du moi (c'est--dire de mon esprit) la connaissance des esprits dautrui. Pour Carnap, les noncs qui font rfrence l'Eigenpsychische et au Fremdpsychische sont structuralement semblables et obissent donc une logique symtrique ; pour Wittgenstein le premier type d'noncs est structuralement asymtrique par rapport aux noncs du second type. Si lusage du pronom personnel Je peut paratre analogue l'emploi du dmonstratif dans cet homme ou l'usage du pronom Il , en ralit, ces trois mots appartiennent des jeux linguistiques diffrents.18 Cest dans le cas de verbes indiquant les dispositions pistmiques traditionnelles, cest--dire savoir, croire, supposer ou admettre, quil est possible de souligner l'asymtrie entre la premire et la troisime personne. En particulier, dans ses ouvrages sur la philosophie de la psychologie, Wittgenstein essaie de dmontrer la thse de l'asymtrie en montrant que l'appartenance des jeux linguistiques diffrents des noncs la premire et la troisime personne met en lumire le non-sens de l'homologation des critres de signification qui leur sont relatifs: Lenfant qui apprend parler apprend lusage des mots avoir mal et apprend aussi que lon peut feindre davoir mal. Cela fait partie du jeu de langage quil apprend. Ou encore : Il napprend pas simplement lusage de Il a mal, mais aussi celui de Je crois quil a mal. (Mais naturellement pas celui de Je crois que jai mal).19 La connaissance par lego est, donc, une connaissance sui generis qui, comme Wittgenstein lcrit dans ber Gewissheit, a un emploi hautement spcialis20. Dans Letzte Schriften ber die Philosophie der Psychologie nous trouvons des observations qui vont dans la mme direction : Je suis incapable de mobserver comme le font les autres. Incapable de me demander : Quest-ce quil va faire maintenant, celui-l ? 21

    18 Cf. R. Haller, Legologia di Wittgenstein, in Wittgenstein e il Novecento.

    Tra filosofia e psicologia, cit., pp. 143-166. 19 L. Wittgenstein, Bemerkungen ber die Philosophie der Psychologie, cit., I,

    142. 20 Id., ber Gewissheit, cit., 11. 21 Id., Letzte Schriften ber die Philosophie der Psychologie, cit., II, [10].

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    Bien que lasymtrie entre la premire et les autres personnes soit reconnue, nous restons quand mme dans la perspective dun refus du paradigme internaliste et du principe d'introspection22 qui, chez Wittgenstein, saccompagne de l'adoption de critres intersubjectifs externes pour l'analyse de mon esprit et de celui dautrui. Wittgenstein crit ainsi, dans les Philosophische Untersuchungen : Un processus interne a besoin de critres externes. 23 La rfrence de Wittgenstein aux critres externes (uere Kriterien), c'est dire des rgles publiques qui garantissent la possibilit de parler de correct ou pas correct dnie au principe d'introspection toute valeur d'autonomie pistmique et smantique, et affirme l'impossibilit daccder aux faits qui concernent la personne (le processus interne) en ne tenant pas compte de la communaut laquelle elle appartient. Cependant, il faut souligner que l'anti-mentalisme wittgensteinien ne se traduit pas par la ngation de l'existence du mental ou dune intriorit, mais plutt par le refus de la manire mystificatrice24 den parler, manire qui attribue aux faits intrieurs un pouvoir presque magique dans l'explication de nos actions.25 Mais voyons maintenant dans quel sens Wittgenstein avance un pas plus loin dans l'opration de dmystification et de dpsychologisation de l'intriorit et du mental.

    22 Outre les reprsentants du Cercle de Vienne ci-dessus cits, un autre cas ou

    la ngation du principe dintrospection ne saccompagne pas dune asymtrie entre la premire et la troisime personne est celui du philosophe Gilbert Ryle (cf. G. Ryle, The Concept of Mind, University of Chicago Press, Chicago, 1949). En ralit, au principe dintrospection en tant que source de connaissance de soi Ryle substitue un principe qui pourrait tre dfini de r-trospection : connatre soi-mme signifie pour le philosophe reconstruire rtrospectivement sa propre histoire personnelle travers le rle fondamental jou par la mmoire (la notion dacte, au sens cartsien, est exclue). Pour Ryle, en outre, le sujet est quand mme un objet possible dobservation, tandis que pour Wittgenstein il est toujours sujet dexpression. Cest ce qui fait la diffrence pour Wittgenstein entre la premire et la troisime personne.

    23Id., Philosophische Untersuchungen, cit., I, 580. 24 A propos du caractre mythologique de la psychanalyse et de la

    psychologie, Wittgenstein caractrise dans ces termes lide de pouvoir, travers elles, donner une explication: Elle est attrayante comme le sont les explications mythologiques (cf. L. Wittgenstein, Lectures and Conversations on Aesthetics, Psychology and Religious Belief, cit., p. 91).

    25 Pour un approfondissement de lopration dmystifiante de la philosophie wittgensteinienne par rapport la notion dintriorit, cf. J. Bouveresse, Le mythe de lintriorit. Exprience, signification et langage priv chez Wittgenstein, Minuit, Paris, 1976, 1987.

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    3.2. Intriorit et extriorit. Chez Wittgenstein le dualisme intrieur/extrieur (ou le privilge de lun sur l'autre) sur lequel est fonde une vision cartsienne du monde en gnral, et du sujet en particulier, est dpass. Contre une certaine lecture bhavioriste des rflexions wittgensteiniennes, une interprtation mon avis plus correcte de la rfrence wittgensteinienne aux critres externes n'implique pas la ngation d'une intriorit ou dun composant mental qui sadjoint l'expression comportementale. En dautres termes, la connexion entre lintrieur et lextrieur nest pas soutenue pour faire disparatre, comme par enchantement, lintrieur. Affirmer cette ngation voudrait dire oprer une lecture partielle, et pour cela inexacte, de l'intention plus radicale de Wittgenstein. Contre lintention de nier tout processus intrieur (innerer Vorgang) ou mental (geistiger Vorgang) nous rappelons par exemple encore le 305 des Philosophische Untersuchungen : Mais tu ne peux pourtant pas nier quil y a, par exemple dans le souvenir, un processus interne. - Pourquoi cela donne-t-il limpression que nous avons voulu nier quelque chose ? Quand on dit : Il y a effectivement ici un processus interne -, on veut poursuivre ainsi : Dailleurs, tu le vois bien. Et cest ce processus interne que lon vise par lexpression se souvenir.26 Et encore: Pourquoi donc nierais-je quil y ait l un processus psychique ?! Mais : Le processus psychique du souvenir devient de se produire en moi ne signifie rien dautre que : Je viens de me souvenir de Nier le processus psychique signifierait nier le souvenir, nier que quiconque ne se souvienne jamais de rien.27 Wittgenstein soppose au dualisme intrieur/extrieur et toutes les perspectives qui accordent au premier terme (mentalisme) ou au second terme (bhaviorisme) un privilge absolu sur l'autre, en en faisant la base dogmatique d'une certaine thorie.28 Pour le philosophe, n'existent ni une

    26 L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, cit., I, 305. 27 Ivi, 306. 28 Une interprtation qui lit au contraire Wittgenstein dans des termes

    dualistes est celle de Ian Hacking qui affirme: On prtend que Wittgenstein ntait pas dualiste [...] Je ne suis pas daccord [...] Srement que Wittgenstein ne soutenait pas que lesprit et le corps taient deux substances, ou que le mot esprit dsignait un type particulier de chose. Mais par beaucoup daspects, il est bien dualiste comme Descartes. Les deux soutiennent que la psychologie requiert des formes de description et de mthodologie plutt diffrentes par rapport celles requises par la science naturelle. La rflexion sur la pense nest pas du tout comme ltude du monde inhumain des objets spatiaux et mcaniques (I. Hacking, Wittgenstein as Philosophical Psychologist, in Historical Ontology, Harvard University Press, 2002, pp. 214-226; daprs ma traduction). Bien quil ne fasse pas de rfrence directe aux composantes esprit/corps, le Wittgenstein de Hacking pose

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    intriorit, ni une extriorit absolues, c'est--dire radicalises dans une base thorique qui autorise l'accs au moi ou aux autres travers une voie privilgie.29 Comme Wittgenstein laffirme dans Philosophische Grammatik, il ne soccupe pas de la diffrence entre intrieur et extrieur ( La diffrence entre intrieur et extrieur ne nous intresse pas , cf. L. Wittgenstein, Philosophische Grammatik, cit., I, 60). Ce qui existe pour Wittgenstein est l'articulation entre lintrieur et lextrieur et il sintresse aux rapports d'interaction que ceux-ci ont au niveau du caractre expressif linguistique. La notion de structure expressive30 est ce travers quoi lintriorit et lextriorit se rconcilient pour caractriser un je unitaire et non schizophrne, comme lest le sujet de type cartsien, spar dans une res cogitans rationnelle et fondamentale et dans une res extensa corporelle. Pour analyser l'approche de Wittgenstein de la subjectivit (la mienne ou dautrui) en tant que paradigme de l'approche plus gnrale de la psychologie il est ncessaire, alors, de considrer le rapport intrieur/extrieur dans son intgralit. Comme Sandra Laugier le souligne, ce rapport parat surtout dans les textes originaux en allemand, tandis que les traductions en anglais ont tendance traduire sans faire de distinction inner et seelisch par mental, ce qui n'est pas entirement correct.31 Inner, en fait, renvoie davantage en gnral ce qui est interne, tandis que seelisch renvoie ce qui est intrieur (au sens psychologique). La relation interne/externe (inner/uer) ou (ce qui est la mme chose) intrieur/extrieur (seelisch/uerlich), est une structure qui envahit le langage, ses rgles et ses pratiques d'usage. Il n'existe pas pour Wittgenstein un intrieur sans un extrieur (et vice-versa), et l'intriorit sexprime travers lextriorit :

    donc une nette ligne de dmarcation entre la rflexion sur lhomme et lanalyse scientifique. Il ne faut pas oublier toutefois que le dualisme auquel Hacking fait rfrence concerne un certain type dinterrogation (philosophique ou scientifique) plutt quune dichotomie vraie entre les objets de cette interrogation.

    29 Ledit problme des esprits dautrui reprsente une transposition au niveau de la dimension thique des mmes problmatiques concernant le rapport du moi avec lui-mme, et qui renvoient la possibilit de la connaissance et de laccs. En dautres mots, cest bien entre deux ples diffrents, subjectivit et altrit, que la question wittgensteinienne du scepticisme conu en tant que possibilit par le sujet de se rapporter soi-mme ou autrui est encadre.

    30 Sur la notion de structure expressive en tant que fondement unitaire de larticulation entre intriorit et extriorit cf. S. Laugier, La psychologie, la subjectivit et la voix intrieure , in Les mots de l'esprit. Philosophie de la psychologie, Vrin, Paris, 2001. Laugier affirme, en fait, propos de la structure dexpression quelle est la nature du rapport intrieur/extrieur chez Wittgenstein (Ibid, p. 56)

    31 Cf. S. Laugier, La psychologie, la subjectivit et la voix intrieure , in Les mots de l'esprit. Philosophie de la psychologie, cit., p. 44

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    Il doit donc se passer en lui tout autre chose, que nous ne connaissons pas. - Voil qui nous montre le procd selon lequel nous dterminons si, chez autrui , il se produit la mme chose quen nous, ou autre chose. Voil qui nous montre le procd selon lequel nous portons un jugement sur les processus internes.32 Ce qui se passe dans l'autre n'est pas quelque chose de secret ou de cach33 quoi le je ne peut pas accder, mais il nous signale (das zeigt) ce par quoi (wonach) nous pouvons le dterminer (bestimmen) ou le juger (beurteilen). A travers ce qui est externe nous pouvons remonter donc, travers un jugement ou un processus de dtermination, ce qui est intrieur. Ainsi, la confession mme est le rsultat de quelque chose dextrieur : Il y a sans doute le cas o autrui, se confessant, me rvle aprs coup ce quil y a en lui de plus intime ; mais que tel soit le cas ne peut mclairer sur la nature de lintrieur et de lextrieur, car il faut encore que jajoute crance cette confession. La confession, aprs tout, est galement quelque chose dextrieur.34 Le rapport intrieur/extrieur est souvent exemplifi dans des rflexions wittgensteiniennes o il y a un lien entre lme et le corps. Ainsi, parmi les penses les plus cites de Wittgenstein nous trouvons : Le corps (Krper) humain (menschlich) est la meilleure image de l'me humaine (menschlich).35 Ici encore est souligne la corrlation (et non pas l'opposition) entre le corps (Krper) et lme (Seele), lextriorit et lintriorit. La notion dimage permet de dpasser le schma dualiste d'une perspective unilatrale (mentalisme ou bhaviorisme) pour rejoindre un espace dans lequel lesprit et le corps ne peuvent pas tre spars. Cest lespace anthropologique des formes de vie dans lequel la complexit de la personne humaine est irrductible la dimension monolithique des esprits sans corps (mentalisme), autant qu des corps sans esprit (bhaviorisme). Que le mental trouve son expression (Ausdruck) dans ce qui est corporel est aussi confirm dans Letzte Schriften ber die Philosophie der Psychologie o nous lisons: Notre incertitude ne porte pas sur des processus internes ; et si elle porte sur des tats dme, ceux-ci ont bel et bien une expression corporelle.36

    32 L. Wittgenstein, Zettel, cit., 340. 33 Comme Wittgenstein le rappelle, dire que lintrieur est cach, cest

    comme prtendre que nous pouvons voir les mouvements externes des chiffres dune multiplication, alors que la multiplication elle-mme nous est cache. (cf. LS, II, p. 184). Contre le caractre cach de lintriorit voir aussi LS, I, 959.

    34 Ivi, 558. 35 L. Wittgenstein., Philosophische Untersuchungen. Philosophical

    Investigations, cit., II, IV, p. 236. Il faut souligner que Wittgenstein utilise indiffremment le substantif Leib ou bien Krper, pour indiquer le corps humain.

    36 Id., Letzte Schriften ber die Philosophie der Psychologie, cit., II, [70].

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    4. Langage et intriorit.

    Comme nous avons vu, dans la perspective wittgensteinienne la question de l'intriorit n'existe pas sans faire rfrence celle de lextriorit, et cela se traduit par une analyse de larticulation du rapport intrieur/extrieur qui se manifeste au niveau de la dimension expressive linguistique. Pour Wittgenstein le rle quun langage prend en tant quexpression externe d'une intriorit insparable est rendu explicite en plusieurs endroits. Comme nous lavons vu, le rapport interne/externe (ou intrieur/extrieur) est une structure qui caractrise les jeux linguistiques, lintrieur desquels le sujet se dplace en suivant des rgles pratiques partages. Dans ce sens Wittgenstein affirme que la nature de cette structure est de type logique : Lintrieur est li logiquement lextrieur, et non simplement par exprience.37 Les jeux se constituent de langage et pratique, et cest seulement dans le courant de la vie que les mots acquirent leur signification.38 La question du rapport intrieur/extrieur intressant soit le rapport du sujet soi-mme, soit le rapport du sujet aux autres esprits, Wittgenstein laborde partir de l'analyse des pratiques linguistiques, en vitant tout type de rflexion sur les faits de nature psychologique. A la notion de fait ou de phnomne psychologique, en fait, le philosophe autrichien substitue la notion de concept psychologique, en renvoyant une analyse de type conceptuel qui autorise un dveloppement d'un point de vue linguistique. En particulier, il est ncessaire de remarquer quau sein des deux tentatives de rorganisation des phnomnes psychologiques que Wittgenstein labore partir des annes 40, le terme pense apparat seulement dans la premire classification, lintrieur du domaine des expriences (Erlebnisse), mais pas dans la seconde classification, o la notion dexprience est remplace par celle de concept psychologique.39 L'alternative expriences/concepts

    37 L. Wittgenstein, Letzte Schriften ber die Philosophie der Psychologie, cit.,

    II, [63]. Outre la nature logique de la relation entre interne et externe, Marco Mazzeo et Paolo Virno soulignent aussi son caractre ncessaire. Ils affirment, en effet : La relation entre interne et externe nest pas seulement logique mais ncessaire : les deux termes, dedans et dehors, ont un sens seulement par contraste, ils vivent de leur mme rationalit (M. Mazzo, P. Virno, Il fisiologico come simbolo del logico. Wittgenstein fisionomo. In: Sensibilit e linguaggio. Un seminario su Wittgenstein, Quodlibet, Macerata, 2002, p. 150, daprs ma traduction).

    38 Cf. Id., Letzte Schriften ber die Philosophie der Psychologie, cit., I, 913. 39 Lespace des motions, identifies avec ce qui colore la pense mme si

    elles sont dpourvues de dimension cognitive, se tient dans une position intermdiaire entre la pense et les sensations. A la diffrence de ces dernires, les motions namnent avec elles aucune information sur le monde extrieur et ne peuvent pas, en outre, tre physiquement localises (bien que, comme dans la perspective jamesienne, elles saccompagnent toujours de manifestations corporelles bien identifiables). Pour un approfondissement de lanalyse wittgensteinienne des

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    psychologiques ouvre, cependant, la possibilit d'un approfondissement des usages linguistiques de la premire et de la troisime personne, approfondissement fondamental pour comprendre la critique wittgensteinienne de l'introspection. Ainsi, propos de la deuxime tentative de classification, nous pouvons lire dans le deuxime volume des Bemerkungen ber die Philosophie der Psychologie : Plan pour traiter des concepts psychologiques. Les verbes psychologiques caractriss par le fait que la troisime personne du prsent doit tre identifie par observation, la premire non. Phrase la troisime personne du prsent : information ; la premire personne : expression ((Ce nest pas tout fait a)).40 Ce sont donc les instruments de la grammaire et des jeux linguistiques structurs travers la grammaire qui fournissent un moyen dinterprtation pour les concepts de la psychologie et pour la dissipation d'un malentendu (le processus psychique). Le caractre public des rgles linguistiques et leur nature intrinsquement applicable constituent la base pour une transposition de l'intriorit mme sur le plan des pratiques anthropologiques. La dichotomie entre ce qui est intrieur et ce qui est extrieur (hritage d'une certaine conception thorique de type cartsien), en dautres mots, entre l'intriorit et son expression extrieure perd, ainsi, toute pertinence, autant d'un point de vue mthodologique quontologique. Cela, comme nous lavons dj prcis, ne conduit pas la ngation totale de l'importance de la recherche psychologique, mais seulement de la mthode qui vise affirmer la suprmatie et l'autonomie du mental sur les ractions de type expressif ou perceptif. L'introspection, dont la valeur est nie en tant que base d'une conception dualiste de l'homme et de sa division en intrieur/extrieur, saplatit sur la surface du langage et de ses rgles o l'essence nest reprsente que par la grammaire. Cest la langue, donc, qui constitue le trait d'union entre lextriorit et lintriorit, entre l'expression et la pense. Et selon Wittgenstein, comme nous avons dj partiellement vu, l'analyse linguistique est le seul instrument qui peut apporter un peu de lumire et de clart dans la confusion conceptuelle o se trouve la psychologie: La confusion et laridit de la psychologie ne se laissent pas expliquer par le fait que celle-ci serait une jeune science. Son tat nest pas comparable celui de la physique ses dbuts, par exemple. (Plutt celui de certaines branches des mathmatiques. Thorie des ensembles.) Car en psychologie, il y des mthodes exprimentales et une confusion conceptuelle. (De mme quil y a, dans lautre cas, une confusion conceptuelle et des mthodes de dmonstration.)

    concepts psychologiques cf. J. P. Cometti, Ludwig Wittgenstein et la philosophie de la psychologie, PUF, Paris 2004 (I e III parte, en particulier).

    40 L. Wittgenstein, Bemerkungen ber die Philosophie der Psychologie, cit., II, 63.

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    Lexistence de mthodes exprimentales nous fait croire que nous disposons de moyens pour nous dbarrasser des problmes qui nous inquitent, alors que problme et mthode se croisent sans pour autant se rencontrer.41 La pense de Wittgenstein aboutit, en dernire analyse, une volont de dpsychologiser la psychologie (pour reprendre une expression de Stanley Cavell42), de redfinir la subjectivit travers le langage dans un espace qui se dveloppe entre son intriorit et son expression extrieure.

    41 L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, cit., II, XIV, p. 197. 42 S. Cavell, Must we Mean What We Say?, Cambridge University Press,

    Cambridge, 1969, p. 91.

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