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1 La métaphysique aujourd’hui et demain * Raphaël Millière (ENS, Paris) – octobre 2011 « Par métaphysique, je n’entends pas ces considérations abstraites de quelques propriétés imaginaires dont le principal usage est de fournir à ceux qui veulent disputer de quoi disputer sans fin ; j’entends par cette science les vérités générales qui peuvent servir de principes aux sciences particulières. » Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et la religion 1. L’interminable agonie de la métaphysique Nombreux sont les philosophes à avoir annoncé, tout au long du XX ème siècle, que la métaphysique est trépassée. Wittgenstein, Carnap, Heidegger, Ryle, Austin, Derrida, Habermas, Rorty, et dorénavant Putnam : quantité de figures tutélaires ont prôné rejet, dépassement ou déconstruction de la philosophie première. Toutes ces chroniques nécrologiques n’ont pas le même éclat, le même sérieux ni les mêmes motivations, mais toutes s’accordent à débouter la discipline qui fut considérée autrefois comme « la reine des sciences », avec une violence parfois comparable au prestige dont elle bénéficiait au temps de son impunité. Certains auteurs sont bien prompts, encore aujourd’hui, à accréditer la funeste nouvelle, comme si sa grave solennité lui conférait quelque évidence, au mépris de l’enquête philosophique ; Franco Volpi écrit de la sorte que : « ‘La grande métaphysique est morte !’ est le mot d’ordre qui vaut pour la plupart des philosophes contemporains, qu’ils soient continentaux ou de profession analytique. Ils traitent tous la métaphysique comme un chien mort. » 1 Ainsi, la « manière de penser moderne » se réclamerait à grands cris « anti- métaphysique et finalement post-métaphysique ». Est-ce à dire, au seuil du XXI ème siècle, que la métaphysique est désormais réductible à l’étude historique d’un corpus à jamais clos et inactuel ? Chacun doit-il réfréner dans le secret de son esprit penaud ce « besoin métaphysique » dont Schopenhauer exaltait l’universalité ? Pour répondre à ces interrogations faussement candides, il convient de rouvrir, pour la énième fois, le dossier de l’acte de décès. Il n’est pas possible – ni souhaitable – de rappeler toutes les critiques que « la métaphysique », sans que l’on prenne toujours la peine de définir ce que l’on entend par ce terme, a suscitées depuis Kant. Il suffira ici de passer en revue les plus importantes du siècle dernier, en synthétisant pour partie l’analyse patiente de la question qu’avait menée Frédéric Nef dans Qu’est-ce que la métaphysique ? 2 ; « tâche ingrate », selon ses propres termes, mais nécessaire pour tenter de justifier le rôle de la métaphysique et démêler l’écheveau de ses enjeux contemporains. Une attention particulière sera vouée à la critique heideggérienne, dont on sait l’influence considérable sur la philosophie allemande et française jusqu’à nos jours. Il ne serait d’ailleurs pas inexact de prétendre que la plupart des attaques postérieures de la métaphysique héritent, d’une manière ou d’une autre, des réflexions menées par l’auteur d’Être et temps. Il existe cependant une autre tradition dans laquelle les charges * Ce texte a été conçu comme une introduction synthétique à la situation actuelle de la métaphysique et de l’ontologie, à leurs enjeux et leurs pratiques dans le monde et en France, en guise de préambule aux activités de l’Atelier de métaphysique et d’ontologie contemporaines à l’ENS. Il ne prétend bien évidemment pas se substituer aux travaux plus informés et plus complets sur lesquels il s’appuie et qui sont indiqués dans la bibliographie. Il n’a pas non plus été rédigé dans l’intention de polémiquer contre telle ou telle conception de la métaphysique, même s’il va de soi que la perspective choisie pour aborder la question est nécessairement partisane, bien que résolument conciliatrice (voir la section 10).

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La métaphysique aujourd’hui et demain*

Raphaël Millière (ENS, Paris) – octobre 2011

« Par métaphysique, je n’entends pas ces considérations abstraites de quelques propriétés imaginaires dont le principal usage est de fournir à ceux qui veulent disputer de quoi disputer sans fin ; j’entends par cette science les vérités générales qui peuvent servir de principes aux sciences particulières. »

Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et la religion 1. L’interminable agonie de la métaphysique

Nombreux sont les philosophes à avoir annoncé, tout au long du XXème siècle, que la métaphysique est trépassée. Wittgenstein, Carnap, Heidegger, Ryle, Austin, Derrida, Habermas, Rorty, et dorénavant Putnam : quantité de figures tutélaires ont prôné rejet, dépassement ou déconstruction de la philosophie première. Toutes ces chroniques nécrologiques n’ont pas le même éclat, le même sérieux ni les mêmes motivations, mais toutes s’accordent à débouter la discipline qui fut considérée autrefois comme « la reine des sciences », avec une violence parfois comparable au prestige dont elle bénéficiait au temps de son impunité. Certains auteurs sont bien prompts, encore aujourd’hui, à accréditer la funeste nouvelle, comme si sa grave solennité lui conférait quelque évidence, au mépris de l’enquête philosophique ; Franco Volpi écrit de la sorte que :

« ‘La grande métaphysique est morte !’ est le mot d’ordre qui vaut pour la plupart des philosophes contemporains, qu’ils soient continentaux ou de profession analytique. Ils traitent tous la métaphysique comme un chien mort. »1

Ainsi, la « manière de penser moderne » se réclamerait à grands cris « anti-métaphysique et finalement post-métaphysique ». Est-ce à dire, au seuil du XXIème siècle, que la métaphysique est désormais réductible à l’étude historique d’un corpus à jamais clos et inactuel ? Chacun doit-il réfréner dans le secret de son esprit penaud ce « besoin métaphysique » dont Schopenhauer exaltait l’universalité ? Pour répondre à ces interrogations faussement candides, il convient de rouvrir, pour la énième fois, le dossier de l’acte de décès.

Il n’est pas possible – ni souhaitable – de rappeler toutes les critiques que « la métaphysique », sans que l’on prenne toujours la peine de définir ce que l’on entend par ce terme, a suscitées depuis Kant. Il suffira ici de passer en revue les plus importantes du siècle dernier, en synthétisant pour partie l’analyse patiente de la question qu’avait menée Frédéric Nef dans Qu’est-ce que la métaphysique ?2 ; « tâche ingrate », selon ses propres termes, mais nécessaire pour tenter de justifier le rôle de la métaphysique et démêler l’écheveau de ses enjeux contemporains. Une attention particulière sera vouée à la critique heideggérienne, dont on sait l’influence considérable sur la philosophie allemande et française jusqu’à nos jours. Il ne serait d’ailleurs pas inexact de prétendre que la plupart des attaques postérieures de la métaphysique héritent, d’une manière ou d’une autre, des réflexions menées par l’auteur d’Être et temps. Il existe cependant une autre tradition dans laquelle les charges

*Ce texte a été conçu comme une introduction synthétique à la situation actuelle de la métaphysique et de l’ontologie, à leurs enjeux et leurs pratiques dans le monde et en France, en guise de préambule aux activités de l’Atelier de métaphysique et d’ontologie contemporaines à l’ENS. Il ne prétend bien évidemment pas se substituer aux travaux plus informés et plus complets sur lesquels il s’appuie et qui sont indiqués dans la bibliographie. Il n’a pas non plus été rédigé dans l’intention de polémiquer contre telle ou telle conception de la métaphysique, même s’il va de soi que la perspective choisie pour aborder la question est nécessairement partisane, bien que résolument conciliatrice (voir la section 10).

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antimétaphysiques ne furent pas moins violentes ni moins retentissantes : il s’agit du fameux courant, initié au début du XXème siècle, que l’on a coutume d’appeler la « philosophie analytique »3, malgré l’ambiguïté de cette expression4, et qui correspond aujourd’hui à la majorité des publications philosophiques internationales. Paradoxalement, et contrairement au cas de la plupart des autres traditions philosophiques, la métaphysique est aujourd’hui florissante chez les « analytiques », alors même que l’on continue parfois d’associer à leurs orientations une hostilité à l’égard de la philosophie première qui ne coïncide historiquement qu’avec une période relativement brève de leur histoire5. Nous examinerons néanmoins avec le même soin, dans ce premier moment rétrospectif, les tentatives « analytiques » de dévaluer la métaphysique, que l’on peut subsumer schématiquement sous quatre rubriques : le quiétisme thérapeutique, le positivisme logique, la philosophie du langage ordinaire et enfin l’antiréalisme contemporain. On peut considérer que le coup d’envoi de l’offensive antimétaphysique au XXème siècle – si l’on exclut les réflexions déjà anciennes dans la mouvance du comtisme, du néokantisme ou du nietzschéisme – a été donné par Ludwig Wittgenstein. Examinons l’antépénultième proposition (6.53) du Tractatus logico-philosophicus :

« La méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions des sciences de la nature – quelque chose qui, par conséquent, n’a rien à voir avec la philosophie –, puis quand quelqu’un voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu’il a omis de donner, dans ses propositions, une signification à certains signes. Cette méthode serait insatisfaisante pour l’autre – qui n’aurait pas le sentiment que nous lui avons enseigné de la philosophie – mais ce serait la seule strictement correcte. »6

La critique est radicale : la métaphysique est un discours vain et illusoire ; elle ne peut rien dire légitimement de ce dont elle prétend parler, et n’aboutit par conséquent qu’au non-sens. Gilles Gaston Granger, dans le préambule de sa traduction française, définit classiquement le projet tractatusien comme celui d’une « philosophie négative », en le comparant à la théologie négative de la tradition néoplatonicienne qui culminait chez Plotin dans un silence apophatique. Il résume ainsi l’enjeu de l’œuvre :

« Le Tractatus a pour but non de dire ce qu’est la réalité du monde, mais de délimiter ce qui en est pensable, c’est-à-dire exprimable dans un langage. Et seules les propositions de la science, vraies ou fausses, satisferaient à cette exigence. Le discours du philosophe ne peut que rendre manifeste le fonctionnement correct du langage et montrer le caractère illusoire de son usage lorsqu’il prétend aller au-delà d’une description [proprement scientifique] des faits. »7

Ainsi, les grandes questions de la métaphysique ne peuvent pas recevoir de réponse ; mais « d’une réponse qu’on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la question » (6.5). Il suit que le métaphysicien doit cesser purement et simplement de discourir, en vertu de la fameuse conclusion du Tractatus : « sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » (7). Tel est le point de chute de la perspective « thérapeutique » qui est celle de Wittgenstein : une fois le diagnostic du non-sens des énoncés métaphysiques dûment établi, seul le quiétisme peut être prescrit à titre d’ultime remède. C’est néanmoins en marge du dicible que sera ménagé un espace non discursif approprié au questionnement « métaphysique », que Wittgenstein appelle le mystique : « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique. » (6.522) (et « ce n’est pas comment est le monde qui est le Mystique, mais qu’il soit » – 6.44). Ce qui ne peut se dire se montre, telle est la portée un peu énigmatique du

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parcours tractatusien8. On pourrait cependant conclure d’une lecture « naïve » de l’ensemble des propositions que Wittgenstein se contredit, puisque l’on sait que la première section de l’ouvrage porte sur des questions de nature éminemment ontologiques. C’est en quoi il faut sans doute se garder de lire le Tractatus, malgré son titre, comme un traité systématique ; on peut plutôt y voir un cheminement partiellement discursif vers « l’Éthique », que le philosophe autrichien situe au cœur de son entreprise. On peut ainsi suggérer que l’ontologie des états de chose esquissée dans la première section n’est qu’une étape de ce parcours qu’il s’agit de dépasser9. Reste qu’il est délicat d’examiner méthodiquement la critique wittgensteinienne de la métaphysique de manière non aporétique, en raison précisément de ce que le discours du Tractatus semble lui-même s’exempter des limites du régime discursif que fait voir l’horizon impalpable du « mystique ». Au demeurant, le texte de 1921, si court et dense à la fois, présente des difficultés herméneutiques maintes fois soulignées qui continuent d’alimenter une littérature abondante10.

Du Tractatus, le Cercle de Vienne11 (groupe philosophique actif dans les années 1930 et constitué notamment autour des figures emblématiques de Carnap, Neurath et Schlick) retient surtout la maxime selon laquelle « tout ce qui peut proprement être dit peut être dit clairement »12, et non la conclusion quiétiste qui l’accompagnait chez Wittgenstein – les rapports entre ce dernier et les membres du Cercle sur ce sujet furent assez ambivalents, comme en témoigne une note de Carnap13. Dans cette perspective, une étape supplémentaire de la critique de la métaphysique est franchie avec l’article publié en 1931 dans la revue Erkenntnis, « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage », notamment en réaction à la conférence de 1929 de Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? » (cf. infra). Carnap stigmatise dans son article « les soi-disant énoncés [...] totalement dépourvus de sens » qui prolifèrent dans la métaphysique. Selon lui, les énoncés de cette « discipline » n’ont aucune signification véritable, pour la simple raison qu’ils ne satisfont pas à un certain nombre de conditions sémantiques et épistémologiques nécessaires. Pour avoir une signification, un énoncé E qui comprend un mot a, E (a), doit, écrit Carnap, remplir quatre conditions :

(1) « Les critères empiriques de a sont connus » (2) « Il est établi de quels énoncés protocolaires E (a) est déductible » (3) « Les conditions de vérité de E (a) sont établies » (4) « La procédure de vérification de E (a) est connue »14

Ainsi, des termes comme « absolu », « esprit », « être-pour-soi » et même « être » tout court ne remplissent pas la condition (1) car ils n’ont pas de critères empiriques d’usage (ils ne peuvent être définis que par approximation à partir d’autres termes). Considérons l’énoncé suivant :

« L’esprit sachant l’esprit est conscience de soi-même, et est à soi dans la forme de l’objectif, il est. »15

La condition (2) n’est pas non plus respectée (l’énoncé n’est déductible d’aucun énoncé protocolaire), ni la condition (3), ni bien évidemment la condition (4). Carnap aboutit donc à l’idée que les « simili-énoncés » métaphysiques ne sont pas l’expression d’états de choses existants, mais d’un Lebensgefühl, d’un « sentiment de la vie ».

Le même type de réflexion conduit Schlick dans « Le vécu, la connaissance, la métaphysique »16 à critiquer « la soi-disant connaissance intuitive du transcendant ». Puisque l’intuition métaphysique n’est ni l’anticipation cognitive d’un résultat qui doit ensuite être dûment prouvé (à la manière, par exemple, de l’intuition mathématique), ni l’éclair de génie du chercheur dans l’ordre de la connaissance empirique (tel le légendaire « eurêka ! »

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d’Archimède), c’est qu’elle ne procède de rien d’autre que de la simple « expérience vécue » : « le métaphysicien ne veut pas du tout connaître les choses mais les vivre », c’est-à-dire « les transform[er] en contenu de conscience ». Ainsi la connaissance intuitive du transcendant serait pure illusion, puisque le contenu d’une expérience vécue est simplement un contenu de conscience, immanent par définition17. Il suit, selon Schlick, que la connaissance est le domaine réservé des sciences véritables :

« Toute connaissance de l’étant peut par principe être obtenue par la méthode des sciences particulières ; toute autre ontologie débite des sornettes. »

Il reste au métaphysicien épistémiquement bredouille à se tourner vers « la poésie, ou l’art, ou la vie elle-même, qui de leurs stimuli, augmentent la richesse des contenus de conscience, de l’immanent »18. Cependant la validité de ces critiques est contestable pour une raison évidente : les conditions de vérification imposées aux énoncés métaphysiques paraissent exorbitantes, et il n’est pas dit que les énoncés de la physique théorique, par exemple, puissent eux-mêmes les satisfaire. Si la critique du véritable non-sens de certaines proses philosophiques semble justifiée19, il n’est pas souhaitable pour autant de l’étendre à toute forme de métaphysique ; celle-ci, loin de culminer nécessairement dans la mystique ou la poésie, peut-être rationnelle et méthodique – un certain nombre d’augustes philosophes, d’Aristote à Peirce et au-delà, l’ont même conçue comme science (voir section 2). Reprenons dans l’ordre les critères du vérificationnisme carnapien : la condition (1) est plutôt imprécise quant à la nature du « critère empirique » ; Frédéric Nef remarque « qu’il n’y a pas de critère empirique de la gravitation chez Newton »20. La condition (2) est éminemment problématique : existe-t-il de purs « énoncés protocolaires » ? Imaginons qu’un chimiste déduise de l’énoncé protocolaire P « la jauge indique qu’il y a 15 ml de solution dans le tube à essai » une propriété quelconque sur la solubilité d’un élément : d’une part P présuppose un ensemble de concepts et d’hypothèses scientifiques – qui ne relèvent pas du protocole mais de la théorie –, d’autre part un tel énoncé prête le flan au subjectivisme, puisqu’il dépend étroitement de l’observateur effectuant le relevé21. La condition (3) se heurte au holisme épistémologique qui veut que la condition de vérité d’un énoncé dépende de celle du corps d’énoncés et du cadre théorique dans lequel il est opérant ; il est donc loin d’être évident que l’on puisse attribuer isolément des conditions de vérité à un seul énoncé. Enfin, condition (4) impliquant la nécessité de connaître la « procédure de vérification » de l’énoncé paralyse la formulation d’hypothèses métaphysiques qui, par définition, ne sont pas empiriquement vérifiables, mais néanmoins susceptibles d’être méthodiquement défendues à l’aide de différents outils formels et conceptuels22 (voir les sections 6 à 8). Il semble donc difficile d’accepter les critères carnapiens, trop forts, qui discréditent en bloc une grande partie des énoncés philosophiques et même une partie des énoncés scientifiques. Au demeurant, Carnap lui-même n’a-t-il pas fait œuvre de métaphysicien en écrivant La construction logique du monde23, tombant sous le coup de ses propres critiques ? L’article de Carnap était explicitement dirigé contre les formules équivoques de Heidegger (que l’on songe à la fameuse analyse du « pseudo-énoncé » das Nichts nichtet) ; ce dernier n’a pas tardé à répondre – sans jamais citer le nom de Carnap – dans son Introduction à la métaphysique :

« Dans cette revue [Erkenntnis, la revue du Cercle de Vienne] a paru un traité intitulé : ‘Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage’. En celui-ci, sous le semblant de la scientificité mathématique, on parachève l’extrême aplatissement et déracinement de la doctrine traditionnelle du jugement. »24

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Ironiquement, c’est pourtant Heidegger lui-même qui reprit à son compte l’idée originellement carnapienne d’une Überwindung, d’un « dépassement » de la métaphysique. Richard Sylvan résume bien ce chassé-croisé paradoxal en territoire germanophone :

« Très curieusement, le dépassement de la métaphysique devint aussi un objectif des contemporains allemands du Cercle de Vienne, dont les œuvres [...] offraient des exemples paradigmatiques de ce que le Cercle souhaitait démolir et enterrer pour toujours. Heidegger, comme Wittgenstein – et par des moyens présentant des similarités remarquables, orientés vers la dissolution des questions – proposa de surmonter la métaphysique. »25

La critique heideggérienne est bien connue ; la métaphysique substitue à la question ontologique – la question de l’être – une double question « ontique » : quel est la nature de « l’étantité » commune (ens commune) à tous les étants ? Et quel est, parmi les étants, l’étant suprême (summum ens) au fondement de la totalité de l’étant ? C’est par cette substitution subreptice que la métaphysique occidentale se serait constituée comme « onto-théo-logie » qui amalgame l’être soit à ce qui est commun à tout étant (objet de la metaphysica generalis, ou ontologie), soit à l’étant le plus haut dans l’ordre des causes, Dieu (objet de la metaphysica specialis, ou théologie). Ainsi l’être de l’étant resterait non questionné, impensé, puisque la « différence ontologique » déployée par la métaphysique depuis Aristote fait écran à la fameuse Seinsfrage, la « question de l’être ».

En dépit de cette reconstitution expéditive, le rapport de Heidegger à la métaphysique et à son éventuel « dépassement » est particulièrement complexe et ambigu, d’autant plus qu’il a considérablement évolué au fil des textes. Nous pouvons tenter de restituer le fil de cette évolution de la manière la plus claire possible, en trois étapes. Heidegger a d’abord projeté de détruire phénoménologiquement l’ontologie traditionnelle, au profit d’une science plus originaire à même de servir de fondement véritable à la philosophie – en quoi il demeurait fidèle au projet husserlien26 ; il nomme successivement cette entreprise, dans les textes qui précèdent ou suivent immédiatement Être et temps, « science théorétique originaire » (1919), « herméneutique de la facticité » (1923) puis « analytique de l’existence » et « ontologie fondamentale » (1927). Il tente dans Kant et le problème de la métaphysique (1929) de définir une « métaphysique du Dasein [...] non seulement [comme] métaphysique sur le Dasein, mais [comme] la métaphysique qui se produit nécessairement en tant que le Dasein. »27. Il déclare la même année dans sa conférence Qu’est-ce que la métaphysique ? que « La métaphysique est le devenir fondamental au sein du Dasein. Elle est le Dasein lui-même ». L’homme est le seul étant à posséder originairement une conscience aiguë de l’être : il est d’emblée Dasein, « être-là », ouverture sur l’être au-delà de l’étant. En conséquence, Heidegger considère à ce stade que la métaphysique véritable doit se déployer dans l’espace ouvert par le Dasein humain, dans une ontologie fondamentale comprenant l’angoisse face au néant – tel est le projet formulé dans Être et temps. Mais « l’étantité » du Dasein, sa nature ultimement ontique, ne saurait fonder l’enquête ontologique appelée de ses vœux par Heidegger ; l’identification de la métaphysique au Dasein apparaît comme intenable, puisqu’elle privilégie après tout un étant pour penser l’être. Le philosophe de Fribourg a donc radicalisé son entreprise, à la suite des attaques carnapiennes, en direction d’un « dépassement de la métaphysique » (Überwindung der Metaphysik) explicitement formulé comme mise au jour de sa « constitution onto-théo-logique » dans l’Introduction à la métaphysique de 1935. La thèse de l’onto-théo-logie permettrait de trouver l’« unité encore impensée de l’essence [Wesen] de la métaphysique »28 pour en montrer l’insuffisance profonde : l’oubli de l’être. Enfin, dans une dernière phase, Heidegger aboutit à la thèse de la fin de la métaphysique, laquelle serait désormais passée dans l’essence de la technique moderne : celle-ci serait donc l’accomplissement de la métaphysique, et la métaphysique, à son tour, la préhistoire de la

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technique. Face à la métamorphose de la métaphysique en technique moderne, Heidegger recommande une Verwindung en lieu et place de l’Überwindung : l’abandon pur et simple de la métaphysique à elle-même, sans rien vouloir changer en elle – surmonter (verwinden) au lieu de dépasser. La dernière parole de Heidegger, dans « Temps et Être », est en la matière presque quiétiste, sous la forme d’un double renoncement ; il s’agit de renoncer au dépassement de la métaphysique, en cessant purement et simplement de la prendre en considération :

« Penser l’être sans l’étant veut dire : penser l’être sans égard pour la métaphysique. Un tel égard règne en fait encore dans l’intention de dépasser la métaphysique. Aussi vaut-il la peine de délaisser ce dépassement et de laisser la métaphysique à elle-même. »29

Que faut-il penser de la critique heideggérienne de la métaphysique et de ses inflexions successives ? Sous sa première forme, à savoir la destruction de l’ontologie traditionnelle au profit d’une analytique existentiale du Dasein, elle tombe certainement sous le coup de la critique carnapienne, au sens où le projet de cette métaphysique réformée à la lumière des acquis de la phénoménologie husserlienne culmine bel et bien dans l’expression d’un Lebensgefühl qui situe, de manière quelque peu arbitraire, l’angoisse et l’être-pour-la-mort au cœur de la « question de l’être ». On peut sans doute arguer, à l’instar de Franco Volpi, que :

« Carnap se préoccupe d’établir les conditions de vérité du discours philosophique, tandis que Heidegger, abstraction faite du problème de la validité, en franchissant parfois en toute liberté les limites du langage, entend montrer comment se produisent les ouvertures de sens. »30

Mais le problème est bien là : Heidegger ignore la question de la validité de son discours et fait d’une manière générale l’économie de toute réflexion épistémologique concernant la connaissance métaphysique, ne serait-ce que pour promouvoir, à l’instar de Bergson, le rôle de l’intuition. Par surcroît, il est bien commode d’en référer à de mystérieuses « ouvertures de sens » dont on serait bien en peine de donner une définition précise. La thèse de la constitution « ontothéologique », quant à elle, présente un intérêt indéniable en proposant une lecture inédite de l’histoire de la métaphysique depuis Aristote. Elle ne résiste pas, néanmoins, à un examen historique approfondi, comme l’ont montré de nombreux travaux31. Citons notamment Jean-François Courtine, qui n’est pas soupçonnable de méconnaissance du projet heideggérien ni d’hostilité à son égard :

« Il importe de critiquer la violence, pour le coup non féconde, de ce que Janicaud a nommé très justement l’historialisme destinal [de la constitution ontothéologique]. Élargir le concept de la métaphysique au-delà de l’ontothéologique, cela pourrait donc signifier concrètement : élaborer à nouveaux frais un concept assez vaste et différencié pour y intégrer des auteurs qui, dans la tradition néoplatonicienne notamment, se sont attachés à penser l’Un au-delà de l’être [...]. »32

Il convient de s’interroger sur ce que Heidegger propose en lieu et place de la tradition métaphysique dévoyée par l’ontothéologie ; la réponse est loin d’être évidente, et les textes du philosophe s’avèrent particulièrement ambigus sur ce point. C’est que la philosophie de Heidegger, comme l’écrit Pierre Aubenque, aboutit à « une herméneutique inachevable, qui ne débouche jamais sur une intuition qui mettrait fin au conflit des interprétations [des discours sur l’être] en donnant raison aux unes et tort aux autres »33. Ultimement, l’ontologie heideggérienne se résout – se dissout – dans une « histoire » de l’être, c'est-à-dire dans une

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approche historico-herméneutique de la question de l’être34. C’est pourquoi, en dernière analyse, il n’est pas exclu de penser que l’apport décisif de Heidegger n’est pas d’avoir « dépassé » ou « surmonté » la métaphysique, mais d’avoir motivé un travail historique de longue haleine sur l’évolution de la « question de l’être » qui s’est constituée, pourrait-on dire en paraphrasant Whitehead, comme une série de notes (et de contresens !) à la lecture de Platon et d’Aristote. Sur ce point les travaux de Jean-François Courtine sur Suárez et surtout sur la genèse de l’analogia entis35 sont paradigmatiques ; le projet heideggérien est récupéré par celui d’une « archéologie »36 du problème de l’être, dans une perspective également tournée vers l’avenir de la métaphysique :

« Pourquoi la question ‘archéologique’ se laisse-t-elle aujourd’hui ainsi élaborer, après la fin de la ‘fin’ de la métaphysique ? Tenter de répondre à cette question implique de risquer plusieurs hypothèses ‘lourdes’ que nous nous proposons de soumettre à la discussion critique : la question ‘archéologique’, à titre même de question, présuppose toujours quelque chose comme un horizon post-kantien, post-nietzschéen et surtout post-heideggérien à l’intérieur duquel seulement se laisse déterminer, à nouveaux frais, le statut de la métaphysique et de son projet fondamental. Dit autrement, le propos ‘archéologique’ présuppose la possibilité, et, sans doute, la nécessité d’une ‘répétition’ de la métaphysique, de l’ontologie, de la question de l’être. »37

C’est là sans doute que l’on peut situer la véritable postérité du projet heideggérien, ou du moins la plus actuelle, qui implique paradoxalement une critique rigoureuse de la lecture heideggérienne de l’histoire de la métaphysique. Examinons enfin la dernière phase de la critique heideggérienne de la métaphysique, qui prétend tout simplement « surmonter » celle-ci : il n’est pas difficile de voir l’impasse où mène cette attitude d’indécision ou d’indifférence. La formulation heideggérienne du problème de l’être, à ce stade, fait l’économie des concepts de métaphysique, d’ontologie, et même de Dasein, pour tenter de s’approprier celui, beaucoup plus insaisissable, d’Ereignis, « événement », « occurrence »38. Pierre Aubenque résume ainsi cette inflexion finale, qui s’apparente à un renoncement :

« Heidegger [a renoncé] peu à peu à la nostalgie de l’origine [du sens de l’être] et à la prétention de la retrouver. La pensée de l’être a toujours déjà commencé, parce que l’être est toujours déjà là, non comme un étant déjà présent, mais comme un événement toujours déjà surgissant et dès lors non datable. »39

En vérité l’ultime analyse de la « question de l’être » paraît largement aporétique, puisqu’elle ne débouche que sur forme de limitation radicale du discours philosophique qui ne laisse pas de rappeler la caractérisation wittgensteinienne de l’indicible40. Après Heidegger, la phénoménologie prend un « tournant herméneutique »41 qui radicalise certaines orientations de l’auteur d’Être et temps42, tout en changeant de vocabulaire et de terrain. C’est bel et bien contre Heidegger que Gadamer et Ricœur affirment la plurivocité de la métaphysique. Pour le premier « il n’y a absolument pas de langage de la métaphysique » mais « il n’y a que des concepts métaphysiques, dont le contenu, comme il en est de tous les mots, se détermine à partir de leur usage »43, tandis que le second refuse « la commodité, devenue paresse de pensée, de faire tenir sous un seul mot – métaphysique – le tout de la pensée occidentale »44. Des annonces de la fin de la métaphysique, le projet herméneutique ne reprend pas le maître mot – la fin elle-même ou le dépassement – mais met l’accent sur le caractère temporel et historique de notre rapport à l’être. Gadamer maintient l’idée que les questions métaphysiques sont des Lebensfragen45, des questions « vitales » et à

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ce titre inéluctables. Pourtant, selon lui, cet élan questionnant nous fait aspirer à connaître ce qui est au-delà de toute connaissance, hors d’atteinte : « l’ignoramus est le fondement de la transcendance »46. Contrairement à la science, la métaphysique ne permet donc aucun progrès véritable ; il faut s’en tenir à une métaphysique de la finitude. Mais fort de cette dénonciation kantienne de l’inconnaissable, Gadamer caractérise la métaphysique avant tout comme attitude ; ce sont les « échos à des expériences humaines, qui [...], à partir du monde vécu, font comprendre la relation au transcendant ou au divin »47. Une fois de plus, cette définition de la métaphysique tombe sous coup des critiques du Cercle de Vienne. La métaphysique est pensée comme une activité humaine qui ne vaut que comme expérience de la « stupéfaction » face à l’étrangeté du monde, car « c’est précisément en posant ces questions sans réponse que nous affirmons notre humanité »48. Ailleurs, le ton devient presque sotériologique :

« La métaphysique [...] signifie [...] l’ouverture à une dimension qui, infinie comme le temps lui-même et d’une présence fuyante comme le temps lui-même, contient tout notre questionnement, tout notre dire et toute notre espérance. »49

Derrière cette célébration exaltée d’une métaphysique à visage humain, on voit que se cache un affaiblissement radical de son sens et de sa vocation. Néanmoins la possibilité de la métaphysique est maintenue à ce prix ; le projet derridien de la déconstruction, dont on sait la postérité, n’est pas aussi charitable. Derrida a voulu radicaliser la critique qu’Heidegger n’avait pas pu, selon lui, mener à bout. Il considère cependant qu’on ne peut pas invalider la métaphysique comme fausse, car ce serait faire jouer un concept de vérité lui-même pris dans les rets de la métaphysique. Notre temps, écrit Derrida, est marqué par un événement qui coïncide avec l’avènement de la linguistique structurale : la libération de l’écriture vis-à-vis de la tutelle du logocentrisme. Le structuralisme fait abstraction du locuteur pour considérer uniquement la langue en tant que système de signes pris dans leurs relations réciproques (et non dans la référence à un signifié extra-linguistique). Cet « événement » est le signe d’une libération de la « présence » :

« Par l’allusion à une science [ancienne] de l’écriture bridée par la métaphore, la métaphysique et la théologie, [on voit] que la science [nouvelle] de l’écriture – la grammatologie – donne les signes de sa libération à travers le monde grâce à des efforts décisifs. »50

L’inspiration heideggérienne de la déconstruction de la métaphysique se fait jour dans l’insistance sur sa détermination historique :

« L’unité de tout ce qui se laisse viser aujourd'hui à travers les concepts les plus divers de la science et de l’écriture est au principe, plus ou moins secrètement mais toujours, déterminée par une époque historico-métaphysique dont nous ne faisons qu'entrevoir la clôture. »51

Cependant Derrida est confronté au « problème du statut d’un discours qui emprunte à la tradition les instruments dont il a besoin pour déconstruire cette tradition même »52. C’est pourquoi toute l’entreprise derridienne est placée sous le signe d’une philosophie négative, c’est-à-dire d’une philosophie qui procède par écarts à la tradition et à la discursivité « institutionnelle ». L’auteur de la Grammatologie avoue qu’il est impossible de définir la déconstruction sans en ruiner le projet même ; car au cœur de celui-ci opère la « notion » de différance, qui n’est pas à proprement parler un concept, mais un « non-concept ». Pierre Aubenque repère trois origines de la différance53 :

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(1) La différence ontologique chez Heidegger : différence entre l’être dissimulé et l’étant que l’on prétend lui substituer.

(2) La différence linguistique chez Saussure : la langue est définie comme un système de différences, puisque seule ces différences sémiotiques sont productrices de sens.

(3) La diastasis néoplatonicienne, qui correspond au sens actif de diastèma, « l’intervalle », « la distance » ; ce sens se retrouve dans les définitions plotinienne et augustinienne du temps comme distensio animi.

On peut dès lors tenter, selon Pierre Aubenque, de résumer ainsi la critique derridienne de la métaphysique – quitte à lui faire, sans doute, quelque violence :

« La métaphysique ferme, clôture la différence : différence de l’être et de l’étant, différance comme temporalisation extatique, différence comme condition de signification. À la différence elle substitue la présence d’un principe fondamental ou substantiel : ousia, parousia, signifié transcendantal. Au Dasein extatique qui ne se connaît pas lui-même (l’homme, disait déjà Kant, n’est que le phénomène de lui-même), elle superpose et finalement substitue la substantialité du sujet, hypo-keimenon, sub-jectum, possesseur de soi-même. »54

À partir de ce « constat » et pour le valider par l’exemple, Derrida entend déployer l’outil de la déconstruction comme un « bricolage », « lequel consiste à utiliser comme instruments des éléments fortuitement rencontrés qui avaient une autre finalité que celle qu’on leur assigne : par exemple, finir de démolir une maison avec les matériaux issus de l’effondrement de cette maison elle-même »55. Mais dans quelle mesure peut-on prendre au sérieux cette « subversion interne des concepts » ? L’émancipation annoncée comme libératrice à l’égard de tous les critères canoniques de la rationalité n’est-elle pas la porte ouverte à une logorrhée complaisante et chaotique ? Par surcroît, ne court-on pas le risque, au nom de l’impératif séduisant de la subversion, d’isoler et de majorer arbitrairement des détails contingents de tel ou tel discours métaphysique ? Toutes ces questions ne manquent de se poser à un lecteur critique de Derrida. Plusieurs travaux56 ont d’ailleurs montré les incohérences logiques qui jalonnent dangereusement ses textes, sans parler de sa tendance prononcée à l’hermétisme au détriment de la clarté du raisonnement – tout cela, bien sûr, au nom d’un refus de se plier aux normes aliénantes de la rationalité traditionnelle57. L’impossibilité de définir des termes centraux, tels que la déconstruction ou la différance, autrement que par la métaphore et le néologisme, traduit une difficulté réelle de Derrida à développer une critique systématique de la métaphysique sans se placer d’emblée dans un « au-delà » nébuleux qui exonère le discours de toute structure logique et argumentative. Bref, on peut légitimement douter du bienfondé de ce procédé, qui s’attribue le monopole de la modernité philosophique – avec un succès qui ne s’est pas démenti depuis notamment dans le champ des études littéraires : la déconstruction elle-même serait par là devenue, à son corps défendant, un langage institutionnel. Le dernier avatar significatif de la postérité heideggérienne dans la course au dépassement de la métaphysique peut sans aucun doute être recherché chez Jürgen Habermas, qui a été particulièrement explicite sur la question. Celui-ci a en effet consacré en 1988 l’expression de « pensée postmétaphysique »58. Les raisons pour lesquelles « nous ne disposons d’aucune solution de rechange qui puisse se substituer à une pensée postmétaphysique » sont selon lui au nombre de quatre :

(1) L’apparition d’un « type nouveau de rationalité procédurale » remet en cause le primat de la « pensée totalisante orientée vers l’Un et le tout ».

(2) La « détranscendantalisation des concepts fondamentaux traditionnels » liée à l’avènement des sciences historiques et herméneutique au XIXème siècle traduit « les

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nouvelles expériences du temps et de la contingence, faites par une société dont l’économie moderne devient de plus en plus complexe ».

(3) La réification des formes de vie, ainsi qu’une vision objectiviste de la science et de la technique, sont désormais critiquées, augurant d’un « changement de paradigme lié au passage d’une philosophie de la conscience à une philosophie du langage ».

(4) Le primat de la théorie sur la pratique est remis en cause par leur nécessaire enchâssement et par l’accès des « contextes quotidiens de l’action et de la communication » à une dignité philosophique59.

Les présupposés d’un tel discours sont nombreux. En premier lieu, la définition de la métaphysique qui est implicitement retenue se fonde sur certaines caractéristiques plus ou moins arbitraires : primat du modèle des relations entre sujet et objet, primat du discours totalisant à propos de l’Un et du Tout, primat de la théorie sur la pratique. C’est donc très largement une schématisation de la dialectique hégélienne qui sert de modèle à la métaphysique obsolète, Habermas reconnaissant d’ailleurs qu’il néglige « la tradition aristotélicienne [...] par une simplification grossière » et qu’il identifie la métaphysique à « la pensée d’un idéalisme philosophique »60 courant selon lui de Platon à Hegel. Habermas juge qu’il est nécessaire, face au nouvel irrationalisme contemporain qu’il stigmatise chez Jaspers, Heidegger, Wittgenstein, Derrida et Adorno, non pas de rétablir le privilège de la métaphysique (rationaliste), mais de lui substituer une « raison située » qui participe de la mutation de la rationalité dans nos sociétés modernes. Or, commente Frédéric Nef :

« …parallèlement à ce courant irrationaliste, qui est certes le plus visible et le plus populaire [...] il s’est développé une multitude de courants en métaphysique qui prennent en compte les points soulevés par Habermas (finitude, laïcisation, perte du primat de la théorie, etc.), du pragmatisme métaphysique d’un Peirce, à l’ontologie formelle de Husserl, en passant par tous les développements du néo-meinongianisme, la métaphysique processuelle de Whitehead, la renaissance de la discussions sur la validité des arguments transcendantaux dans les sciences normatives, etc. Il y a largement de quoi faire pièce à l’irrationalisme contemporain qui est peut-être un effet de masse. »61

Outre ces considérations historiques, on peut s’interroger sur la validité du raisonnement habermassien quand il fait fond sur des déclarations générales et peu justifiées à propos de la « rationalité » moderne, ou encore de la nécessité supposée d’une « déflation du non-quotidien » traduisant pudiquement une fétichisation – voire une mythification – du quotidien dont on sait la parenté heideggérienne. En dernière analyse, c’est bien le Zeitgeist, « l’esprit du temps », qui demeure l’horizon nébuleux de Habermas pour condamner la vanité d’une réhabilitation de la métaphysique : à quoi bon lutter contre son époque, et faire mine d’ignorer l’obsolescence évidente de la vieille métaphysique ? Cette soi-disant évidence (stratégique, cf. infra) a en réalité tout d’un parti pris de principe dont l’étaiement s’avère assez faible. Après avoir rappelé, dans leurs grandes lignes, les thèses de Wittgenstein, Carnap, Heidegger et quelques critiques « post-heideggériennes » de la métaphysique, il nous reste à traiter de deux positions antimétaphysiques solidement ancrées dans la tradition analytique et qui sont encore parfois défendues. La première correspond à ce que l’on a coutume de nommer « la philosophie du langage ordinaire », et hérite pour sa part de l’œuvre du second Wittgenstein. Le postulat principal peut être résumé de la façon suivante : l’analyse attentive du langage ordinaire permet de « dissoudre » les problèmes philosophiques traditionnels. Le philosophe oxfordien Gilbert Ryle a ainsi insisté dès 1932 sur l’idée que ce type d’analyse du langage peut clarifier notre mode de pensée en éliminant les formes linguistiques inappropriées62 : les problèmes philosophiques naissent d’une mauvaise interprétation de notre usage ordinaire du langage. La tâche principale de la philosophie serait donc de

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cartographier, pour ainsi dire, nos schèmes conceptuels d’après leur usage ordinaire, et de rectifier éventuellement notre mauvaise compréhension de ces schèmes ; en ce sens la philosophie du langage ordinaire s’oppose à celle du « langage idéal », comme on l’a parfois dit, incarnée par la tradition de Frege, Russell et Carnap. Dans son article de 1932, Ryle examine le rôle néfaste de ce qu’il nomme les « expressions systématiquement trompeuses », desquelles il donne deux caractéristiques :

(1) Ces expressions sont parfaitement bien comprises par ceux qui en font un usage non philosophique.

(2) Cependant leur forme grammaticale caractérise improprement les faits auxquels elles font référence.

Ces expressions sont effectivement « trompeuses » puisque leur forme impropre n’apparaît pas dans leur usage ordinaire. Ce caractère fallacieux est en outre « systématique » puisque « toutes les expressions de cette forme grammaticale [sont] trompeuses de la même manière et pour les mêmes raisons »63. Le rôle du philosophe est de clarifier ce qui est confusément compris dans la communication ordinaire. Ryle fustige la tendance illusoire à l’abstraction et à la généralisation chez les métaphysiciens qui les conduit à mal interpréter les énoncés du langage ordinaire, par exemple à comprendre de la même manière l’énoncé « Capone n’est pas un philosophe » et « Satan n’existe pas »64. De la même manière, Ryle attribue à une « erreur catégorique » le débat métaphysique sur les universaux ; celui-ci viendrait en effet du parallélisme trompeur entre des énoncés tels que « Jean s’est attribué le prix à lui-même » et « La vertu est la récompense d’elle-même » – la traduction correcte du second énoncé étant : « Quiconque est vertueux en tire bénéfice ». Plus généralement, la philosophie du langage ordinaire, sous sa forme la plus radicale, entreprend de mettre au jour la vanité de certains débats métaphysiques (voir la plupart) : à quoi bon se demander si les tables existent per se, ou si ce sont de simples agrégats de particules élémentaires ? Nous faisons quotidiennement un usage paradigmatique du mot « table » pour se référer à des entités qui possèdent une existence propre ; donc le langage ordinaire nous enseigne que les tables existent. S’interroger sur l’existence du monde extérieur, ou sur le dualisme du corps et de l’esprit65, etc., est tout aussi vain, et les métaphysiciens se querellent à propos de chimères. Mais l’objection désormais classique à ce type de critique de la métaphysique paraît tout à fait légitime : pourquoi l’usage ordinaire du langage devrait-il être le mètre-étalon de l’enquête métaphysique ? Pourquoi le « langage ordinaire » qui nous sert essentiellement à communiquer devrait-il nous renseigner – mieux que, par exemple, l’enquête rationnelle – sur la nature ultime de la réalité et sur les entités dont elle est composée ? Le physicien ne se soucie pas de savoir si l’usage ordinaire du mot « table » correspond adéquatement à la nature de tel ou tel agrégat de particules que nous désignons par ce mot ; le métaphysicien ne devrait pas non plus s’inquiéter outre mesure de postuler, pour des raisons qui ne sont pas liées à notre usage du langage, des entités indépendantes telles que les universaux66.

Le dernier type de position qu’il nous faut examiner correspond ce que l’on a coutume d’appeler en général « l’antiréalisme », et qui peut prendre selon les cas une forme plutôt sémantique ou plutôt pragmatique. Le terme « antiréalisme » signale une confusion apparente chez les analytiques entre critique du réalisme métaphysique, c’est-à-dire de la thèse de l’indépendance du monde extérieur, et critique de la métaphysique tout court ; on comprend mieux cette association si l’on rappelle d’une part que la tradition analytique est née d’une révolte contre l’idéalisme (voir section 4) et d’autre part que le réalisme métaphysique est aujourd’hui très largement dominant chez les philosophes analytiques. Néanmoins, outre ces considérations de fait, il s’avère que l’antiréalisme contemporain aboutit bien à une dévaluation, parfois très violente, de la métaphysique en général. Hilary Putnam défend ainsi une forme de « pluralisme conceptuel » (qu’il qualifie dorénavant de « relativisme conceptuel »)67. On peut résumer cette position de la manière suivante : nous pouvons parler

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un certain nombre de langages différents, tels que (1) différents énoncés existentiels s’avèrent vrais dans ces langages, du fait que les expressions ontologiques (équivalentes à « il y a », « il existe », etc.) y expriment différents concepts d’existence, et (2) ces langages peuvent décrire les faits du monde aussi adéquatement les uns que les autres. Ainsi, pour prendre l’exemple du problème des universaux (la question étant : « les universaux, tel que le rouge, la pudeur ou la rondeur existent-ils indépendamment de leurs instanciations ? »), la thèse du nominalisme sera vraie dans certains langages (l’énoncé « les universaux existent », et ses traductions, seront faux dans ces langages) et la thèse du réalisme des universaux – ou platonisme – sera vraie dans d’autres langages (l’énoncé « les universaux existent », et ses traductions, seront vrais dans ces langages) ; pourtant, tous ces différents langages décrivent le monde aussi exactement. Il suit que selon la thèse du pluralisme conceptuel, les problèmes métaphysiques sont vains ou sans objets. Cette conclusion n’est pas dérivée, comme chez Carnap, de critères linguistiques, mais bien d’une réflexion pragmatistes sur l’usage de nos concepts d’existence. Putnam considère ainsi le cas de deux philosophes débattant de l’existence des sommes méréologiques68, l’un souhaitant user du verbe « exister » de telle manière qu’il permette d’asserter que les sommes méréologiques existent, et l’autre rejetant cet usage. Selon Putnam, ces deux individus débattent de quelque chose d’important quand le premier déclare que les sommes méréologiques existent que le second qu’elles n’existent pas ; mais ils ne sont pas en désaccord, ou du moins ne devraient pas l’être, sur la question de savoir si les sommes méréologiques existent vraiment. Leur désaccord porte en réalité sur l’extension de l’usage du concept d’existence, et nos deux métaphysiciens débattent de l’adoption ou non d’un langage optionnel particulier. Ainsi, écrit Putnam sans ménagement :

« La question de savoir si les sommes méréologiques ‘existent vraiment’ est une question idiote. Que nous décidions ou non de dire qu’elles existent est littéralement affaire de convention. »69

La métaphysique n’est que chimaera bombillans in vacuo. Prononçant en conséquence « l’obituaire » de l’ontologie, Putnam va jusqu’à conclure, « puisqu’il est de coutume dire au moins un bon mot à propos du mort » :

« Même si l’ontologie est devenue un cadavre puant, chez Platon et Aristote elle représentait le véhicule de nombreux aperçus philosophiques authentiques. Ces aperçus préoccupent encore tous ceux chez les philosophes qui ont un sens de l’histoire. Mais le véhicule a trop longtemps survécu à son utilité. »70

Mais s’il semble indiscutable qu’il y a un élément de convention dans toute connaissance, nous n’avons aucune garantie que ce que nous appelons aujourd’hui une convention ne devra pas être un jour abandonné, peut-être pour une raison que nous sommes incapable de prévoir aujourd’hui – ce qui s’accorde au faillibilisme de Putnam. Celui-ci assigne à la philosophie l’ambition d’atteindre un ensemble de vérités nécessaires tout en restant dans un contexte faillibiliste, plutôt que de céder aux sirènes du scepticisme. Or il est difficile, comme le souligne Claudine Tiercelin, de maintenir simultanément une préférence pour un réalisme du sens commun, d’inspiration pragmatiste, qui nous garantit un accès à la vérité – fût-ce de manière minimale – et pour le faillibilisme : la justification de nos connaissance doit bien s’arrêter quelque part. L’appel au sens commun n’est d’ailleurs nullement contradictoire avec l’élaboration patiente et méthodique d’une métaphysique digne de ce nom ; en témoigne l’œuvre de Charles Sanders Peirce, qui a proposé de fonder sa métaphysique scientifique réaliste sur une conception critique du sens commun71.

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Que conclure de ce petit tour d’horizon et du paysage désertique qu’il semble nous révéler sur les terres ancestrales de la métaphysique ? « La métaphysique est morte, vive la métaphysique ! » : telle pourrait être la conclusion tragicomique de cette pavane pour une reine défunte ; tel n’est pourtant pas le dernier mot de la philosophie à son égard. On peut sans doute convenir que toutes ces critiques sont riches d’enseignements, que leur portée n’est pas purement polémique et négative, et que la métaphysique, si elle en réchappe, en sortira grandie. Frédéric Nef prévient ainsi le lecteur au seuil de son étude :

« Il convient de dissiper un malentendu, favorisé par la pauvreté de certains débats sur le rapport au passé. Il ne s’agit nullement dans ce travail d’une restauration de la métaphysique des Anciens, ou même des Modernes, d’un rétablissement intégral des droits natifs de la métaphysique traditionnelle. Les critiques de Kant portant sur la métaphysique générale déliée de tout rapport à l’expérience, celles de Nietzsche sur l’utilisation de certains thèmes métaphysiques, déviés de leur finalité théorique, à des fins moralistes ou spiritualistes, celles de Carnap, peut-être les plus radicales, quand elles portent précisément sur la pseudolibération vis-à-vis de critères minimaux de rationalité et non sur l’impossibilité a priori d’énoncés métaphysiques sensés, sont parfaitement valides. La métaphysique ne peut tourner le dos à l’expérience, favoriser un culte malsain des choses de l’âme et de l’esprit et substituer les jeux de mots à l’analyse et à la dispute. »72

Adopter la cause de la métaphysique n’est pas rester aveugle aux limites de son mode de connaissance et de son champ d’étude. Mais à lire tous les textes que nous avons examinés, il peut sembler que cette attention à la critique soit rédhibitoire. Une première réponse à cette hypothèse doit pourtant faire valoir l’irréductibilité de la métaphysique : « qu’on lui ferme la porte au nez / [elle] reviendra par les fenêtres »73, comme le naturel selon la plaisante formule de La Fontaine. Mais sans, précisément, épiloguer sur le naturel spéculateur de l’animal metaphysicum, soulignons qu’il est fort difficile de tenter d’éliminer la métaphysique sans (1) accomplir dans cette tentative même un geste métaphysique et (2) s’engager implicitement en faveur de divers présupposés ontologiques qui demeureront, en l’absence de travail destiné à les mettre en évidence et éventuellement à les corriger, inaperçus. C’est ainsi que même des courants philosophiques devenus historiquement plus ou moins hostiles à la métaphysique doivent se méfier de la radicalité d’une telle révocation ; mentionnons pour mémoire l’appel à la prudence de Jean-Luc Marion :

« Dans le champ de la pensée, les choix ne se marquent pas aussi simplement, entre deux termes exclusifs l’un de l’autre. Ce serait retomber une fois encore dans un traitement polémique, donc superficiel et sans pensée, de la question de la métaphysique, que de s’en tenir à une telle dichotomie – métaphysique ou phénoménologie, métaphysique ou déconstruction, métaphysique ou nihilisme, etc. »74

Pour attaquer le problème à la racine, c’est peut-être de ce que Jocelyn Benoist dénonce à juste titre sous le nom d’une « rhétorique du dépassement »75 que nous devons nous débarrasser. L’ambiguïté du thème rebattu du dépassement nous semble résider dans ce qu’il connote simultanément la saturation d’une tradition, sa fin annoncée – le dépassement étant alors solidaire d’un achèvement76 – et quelque chose comme un progrès à marche forcée de la philosophie77. Hilary Putnam vise juste en rappelant que « la véritable tâche de la philosophie [...] n’est pas de rester paralysée dans un geste de répudiation qui est aussi vide que ce qu’il répudie »78. Il y a d’ailleurs souvent quelque réjouissance dans ce geste, et la mort de la métaphysique ne va pas sans son carnaval funèbre, où l’on fête la perte comme une libération (Derrida, Habermas) ou comme une guérison (Wittgenstein, Ryle, Austin). Mais il est aisé de prendre acte d’un « événement » de « l’esprit du siècle » que l’on bâtit de toutes pièces ; à cet

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égard, plus les formules sont péremptoires – songeons aux grandes phrases typiques sur l’évidence et la flagrante nécessité d’un dépassement de la métaphysique – plus le constat est suspect. S’il existe « un ton grand seigneur en métaphysique contemporaine »79, il existe assurément aussi un ton grand seigneur chez le philosophe antimétaphysique qui se fait le prophète de son temps ou le thérapeute d’une situation délétère pour railler la naïveté de ceux qui posent encore des questions traditionnelles.

Mais passons sur le procédé ; faut-il abandonner la métaphysique à son histoire au motif qu’elle n’est plus compatible avec notre monde désenchanté ou notre compréhension du langage ?

« Rien n’est pourtant moins sûr : car, une fois encore, le plus difficile en métaphysique n’est pas d’en construire une, ou de proclamer sa fin, c’est de cerner son véritable objet, la légitimité de sa méthode, le bien-fondé ou non de sa présence à côté des autres sciences, en un mot, de déterminer ce qui peut, aujourd’hui encore, non seulement expliquer mais aussi et surtout justifier qu’on en fasse. »80

Ce commentaire de Claudine Tiercelin résume bien le fond du problème : la métaphysique est une discipline vivante et universellement pratiquée ; la charge de la critique doit porter non pas sur sa possibilité même, mais sur la désignation et la (dé)limitation de son objet – le choix concerne donc l’importance que l’on souhaite donner à la métaphysique et les fondations épistémologiques de l’enquête rationnelle dont elle procède, plutôt que son existence à proprement parler. Au demeurant, si l’on cherche une preuve de la vitalité de la métaphysique, il suffit de rappeler qu’aux heures les plus sombres du positivisme logique ou de la Verwindung heideggérienne elle a connu ses « résistants » ; mentionnons notamment, côté analytique, G.F. Stout, C.D. Broad, H.H. Price, D.C. Williams et C.J. Ducasse, et côté européen, C. Stumpf, R. Ingarden, et N. Hartmann, dont les travaux demeurent précieux et passionnants. Aujourd’hui – et depuis les années soixante – la métaphysique est de nouveau prospère et prolixe, notamment dans le monde « analytique ».

Rassurons-nous : la métaphysique est bien vivante, et prête à défendre indéfiniment son sursis contre ceux qui la condamne. Reste à se demander ce qu’est devenue, au juste, cette discipline miraculée. 2. Qu’est-ce (de nos jours) que la métaphysique ?

L’ouvrage déjà cité de Frédéric Nef répond longuement et dans le détail à cette question difficile81. Sans prétendre au même degré de précision et d’érudition, on peut faire quelques remarques synthétiques sur ce vaste sujet d’interrogation. L’aspect le plus frappant de la métaphysique contemporaine – ou du moins des travaux qui se situent eux-mêmes dans ce champ d’investigation philosophique – est sans doute qu’elle se présente sous des formes très variées. S’il est fort difficile de trouver une définition consensuelle de la métaphysique, il ne faut pas s’étonner que le terme même soit né sous le signe d’une ambiguïté durable. On sait que le mot « métaphysique » vient du latin metaphysica lui-même formé tardivement d’après le titre donné au Ier siècle avant J-C par le dernier scholarque, Andronicus de Rhodes, aux livres situés après la Physique dans son édition des œuvres d’Aristote : « ta meta ta phusika », littéralement « les livres qui viennent après ceux qui traitent des choses physiques »82. Ce sont donc des dérives philologiques ultérieures qui ont conduit à donner au terme « métaphysique » le sens – parfaitement contraire au grec classique – d’« au-delà du physique ». La métaphysique est-elle une étude des entités qui existent, physiques ou non, considérées d’après le simple fait qu’elles sont – l’étude de l’être en tant qu’être, ou encore des étants en tant qu’ils sont – ou bien est-elle à proprement parler une transphysique, une

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discipline qui s’attache à ce qui est au-delà du sensible ? Cette ambivalence, qu’il serait bien trop simple de ramener à une divergence entre Aristote et Platon, parcourt toute l’histoire de la métaphysique jusqu’à nous. Quant au vocable « ontologie », il s’agit d’un néologisme relativement récent dont les premières occurrences sont datées de 1606-1613, et dont le sens n’est pas toujours clairement défini chez les auteurs contemporains. C’est pourquoi, sans pousser plus loin ces remarques historiques qui alimentent une littérature abondante, il faut se livrer à l’exercice délicat qui consiste à clarifier, autant que faire se peut, les définitions contemporaines opérantes de la métaphysique et de l’ontologie.

Remarquons d’emblée que l’interdéfinition de la métaphysique et de l’ontologie est elle-même source d’ambiguïtés – sans parler des cas fréquents où les deux termes sont tout simplement employés indifféremment, ce qui ne fait que compliquer la situation. Achille Varzi83, tentant de démêler ce nœud inextricable, signale deux manières cohérentes d’aborder la question, en souscrivant dans les deux cas au primat de l’ontologie sur la métaphysique :

(1) (a) L’ontologie consiste à dire ce qui est [quid], c’est-à-dire à faire l’inventaire du mobilier du monde.

(b) La métaphysique consiste à dire ce que c’est [quod], c’est-à-dire à déterminer la nature ou l’essence des entités dont on a préalablement établi l’existence.

(2) (a) L’ontologie s’occupe de l’ensemble ce qui est possible.

(b) La métaphysique s’occupe de l’ensemble de ce qui est actuel.

Selon la proposition (1), dominante chez les métaphysiciens analytiques, l’ontologie cherche à établir une classification exhaustive des types d’entités qui existent ; elle consiste donc à poser des question du type : existe-t-il des relations, des propriétés, des substances, des objets matériels, des universaux, des individus, des nombres, des événements, des classes, des sommes méréologiques, des objets contradictoires, un Premier Moteur, etc. ? Devons-nous inclure par exemple les tables, les réunions de famille et le courage dans notre inventaire du monde, ou bien simplement des agencements de particules élémentaires qui dans telle configuration matérielle forment ce que nous appelons des « tables », ou dans telle condition et de tel instant à tel instant ce que nous appelons des « réunions de famille », ou encore dans telle autre condition ce que nous nommons des « personnes courageuses » (sans que les tables, les réunions de famille et le courage n’aient en eux-mêmes une quelconque existence sinon à titre de concepts) ? Toujours selon la paire de définitions (1), la métaphysique doit au contraire établir ce que sont ces choses qui sont. Elle pose des questions telles que : quelles sont les conditions d’identité et de persistance à travers le temps des objets matériels, quelles sont leurs propriétés essentielles, quelle est la nature des universaux, du temps, etc. ? La proposition (2) correspond au départ à une position plus marginale qui trouve ses racines chez Alexius Meinong, mais est exprimée explicitement par Roman Ingarden84 et reprise notamment par Bergmann, Johansson, Grossmann, et Chisholm. Selon cette paire de définitions, le rôle de l’ontologie est de déterminer indépendamment de ce qui existe effectivement tous les types d’entités possibles – ou, comme le dit Ingarden, les « modes d’existence » possibles des étants. En effet, on ne peut prendre de décisions ontologiques que dans le cadre le plus général et le plus neutre possible, en étudiant toutes les « options » disponibles. D’après les définitions (1), l’ontologie procède « à l’aveugle » et « morceau par morceau »85 (postulant que tel type d’entité existe et non tel autre avant de dire ce qu’il est) ; le risque de cette méthode est de laisser le métaphysicien se fier à des « intuitions », qui en la matière, n’ont guère de crédit – être intimement convaincu de l’existence des objets abstraits

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n’est pas un argument valide en faveur de leur existence effective. De plus, l’inventaire proposé a toutes les chances d’être lacunaire. Les définitions (2), en revanche, permettent d’assigner à l’ontologie un champ d’investigation beaucoup plus large, pour avoir ensuite toute latitude, dans le cadre de l’enquête métaphysique, pour déterminer ceux qui, parmi les types d’entités possibles, existent effectivement.

Il y a donc deux manières très différentes de soutenir la primauté de l’ontologie sur la métaphysique, selon la définition que l’on donne de ces deux termes. Revenons un instant sur la proposition (1) qui est, répétons-le, la position dominante. L’une des définitions de l’ontologie – de type (1a) – les plus claires et les plus adéquates, à défaut d’être la plus originale, est due à Barry Smith :

« L’ontologie, en tant que branche de la philosophie, est la science de ce qui est, des genres et des structures des objets, propriétés, événements, processus et relations de tous les domaines de la réalité. [...]. L’ontologie vise à constituer une classification définitive et exhaustive des entités de toutes les sphères de l’être. La classification doit être définitive au sens où elle peut servir à répondre à des questions telles que : quelles classes d’entités sont requises pour une description et une explication complètes de tout ce qui advient dans l’univers ? Ou : quelles classes d’entités sont requises pour rendre compte de ce qui rend vraies toutes les vérités ? La classification doit être exhaustive au sens où tous les types d’entités doivent y être inclus, y compris les types de relations par lesquelles les entités sont liées entre elles pour former des ensembles plus grands. »86

Quand Smith parle d’inventaire exhaustif, il ne faut bien sûr par comprendre que l’ontologie s’occupe de dresser une liste complète de toutes les entités particulières de notre monde, mais plutôt qu’elle catégorise les types d’entités que nous pouvons inclure dans le catalogue de l’être. Le rôle de la métaphysique est ensuite de formuler précisément les conditions d’existence de ces types : s’il existe par exemple des événements, on se demandera à quelles conditions un événement existe, quel est son mode d’occurrence, son mode de persistance à travers le temps, ses relations avec les objets matériels, etc. De manière un peu similaire, Husserl distingue dans les Recherches logiques ontologie formelle et ontologie matérielle : l’ontologie formelle s’occupe des étants en général, et l’ontologie matérielle s’occupe d’aspects et de secteurs spécifiques de la réalité (au sens ou l’on parle aujourd’hui d’ontologie des mathématiques, d’ontologie de la physique, d’ontologie du social, etc.)87. On pourrait objecter – et un certain nombre de philosophes naturalistes ne se privent pas de le faire – que l’inventaire du monde que l’ontologie est censée prendre en charge est le domaine réservé de la science, et notamment de la physique théorique : il lui revient en effet de statuer sur l’existence des particules élémentaires (ou des champs), sur la nature de la perception visuelle, sur l’existence du vide, etc. On peut pourtant donner au moins trois bonnes raisons pour lesquelles l’ontologie n’est pas réductible aux sciences naturelles88 :

(1) L’ontologie ne statue pas uniquement sur l’existence des choses matérielles étudiées par la physique, mais également sur celle des entités immatérielles (esprit, nombres, propositions, événements, universaux, etc.)

(2) La physique étudie certes les « briques » élémentaires de la réalité, mais rien ne nous dit que la réalité est uniquement constituée de ces éléments minimaux, ni que, pour reprendre une fois de plus cet exemple classique, les tables ne sont pas quelque chose de plus que les particules dont elles sont composées. En outre, si la physique étudie les « briques » du monde, la métaphysique étudie également le « ciment » des choses, pour reprendre une expression d’Emile Meyerson – notamment les relations non-physiques nécessaires (survenance, émergence, dépendance existentielle, comprésence, etc.).

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(3) Enfin, même à réduire l’ensemble de la réalité à des interactions physiques, il n’est pas dit que la physique puisse faire l’économie d’engagements ontologiques implicites qu’il revient à l’ontologie de mettre au jour ; c’est notamment l’importante contribution de Quine à cette question. Ajoutons enfin que Claudine Tiercelin, reprenant notamment l’analyse de Kevin

Mulligan, synthétise de manière cohérente ces différentes définitions de l’ontologie en leur joignant une composante méta-ontologique que nous n’avons pas encore abordée :

« L’ontologie répond à quatre grands types de questionnement : 1) elle peut s’entendre comme l’étude de nos engagements ontologiques, c’est-à-dire de ce à quoi nous sommes engagés ; 2) elle peut très largement se comprendre comme l’étude de ce qu’il y a, ou, plus précisément, 3) comme l’étude des caractéristiques les plus générales de ce qui est et de la manière la plus générale dont les choses qu’il y a se relient les unes aux autres ; 4) enfin, elle peut se concentrer sur la tâche, plus méta-ontologique, consistant à dire ce que devrait accomplir l’ontologie, ou encore comment il faut comprendre la question à laquelle elle est censée répondre et avec quelle méthodologie. »89

L’ontologie ainsi comprise a donc un rôle largement taxonomique, ce qui explique la

renaissance des métaphysiques catégoriales au sein de la philosophie analytique, élaborant une hiérarchie arborescente des types d’entités. Mentionnons pour l’exemple, sans rentrer dans le détail de ses choix et de ses implications, celle de Roderick Chisholm [1996] :

En principe toutes les entités de la réalité devraient pouvoir être subsumées sous l’une de ces catégories et correspondre à une seule branche de l’arbre – chaque branche étant presque infiniment extensible par des distinctions de plus en plus fine, jusqu’à l’exhaustivité. Notons que ce type d’approche taxonomique de l’ontologie était déjà développé au XVIIème siècle à l’époque où le terme a émergé.

Cependant nous n’avons pas épuisé, loin s’en faut, les définitions possibles de la métaphysique et de l’ontologie ; nous avons en particulier négligé une distinction fondamentale depuis Wolff (Philosophia prima sive Ontologia, 1729) puis Kant, entre métaphysique générale et métaphysique spéciale. La métaphysique générale s’identifie proprement à l’ontologie, c’est-à-dire, selon les termes de Wolff, à « la partie de la

ENTITÉS

CONTINGENTES NÉCESSAIRES

ÉTATS INDIVIDUS ÉTATS NON-ÉTATS

ÉVÉNEMENTS FRONTIÈRES SUBSTANCES ATTRIBUTS SUBSTANCES

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philosophie qui s’occupe de l’étant en général ». Selon cette définition, l’ontologie répond donc simultanément à la question « qu’est-ce qu’il y a ? » et « qu’est-ce que c’est ? », puisqu’elle s’occupe de dégager les caractères les plus universels de la réalité. La métaphysique spéciale, en revanche, comprend trois disciplines : la théologie rationnelle, dont l’objet est Dieu, la cosmologie rationnelle, dont l’objet est le monde, et la psychologie rationnelle, dont l’objet est l’âme. D’une certaine manière, les objets de la métaphysique spéciale sont toujours aussi étudiés, mais l’unité de sa pratique a été fragmentée. La tâche de la théologie rationnelle se retrouve aujourd’hui dans la théologie naturelle qui a partie liée avec l’ontologie et continue de poser des questions traditionnelles sur l’existence et la nature de Dieu. La psychologie rationnelle, quant à elle, correspond peu ou prou à l’actuelle philosophie de l’esprit, qui jouxte d’un côté les neurosciences et les sciences cognitives et de l’autre l’ontologie. En revanche, l’enquête de la cosmologie rationnelle est de nos jours largement assumée par l’astrophysique. On peut néanmoins proposer d’actualiser la définition de la métaphysique spéciale en incluant par exemple dans son champ d’étude les problèmes de la philosophie de l’esprit, ceux du libre-arbitre et de la philosophie de l’action, ceux de la théologie naturelle, ceux de la perception. Évoquons une dernière distinction courante entre d’une part la métaphysique descriptive et d’autre part la métaphysique prescriptive ou révisionnelle (parfois dite « réformiste »). La première, illustrée principalement par Peter Strawson90, se situe dans la descendance du kantisme et limite l’activité de la métaphysique à la description de nos schèmes conceptuels, de notre système cognitif. La métaphysique prescriptive en revanche s’attache à déterminer les catégories fondamentales dans lesquelles la réalité s’articule indépendamment de l’image que nous en avons ou de notre usage du langage, pour réviser en conséquence nos schèmes conceptuels s’ils sont inappropriés. Il est clair que la conception prescriptive de la métaphysique, largement dominante, va de pair avec un engagement réaliste à l’égard de notre connaissance du monde extérieur, tandis que la conception descriptive tend à soutenir une forme d’antiréalisme néokantien.

Ces différentes définitions sont-elles valables en dehors du cadre de la métaphysique analytique ? La question de la division entre analytiques et non analytiques, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir en détail, est particulièrement sensible dans le champ de la métaphysique. Y a-t-il sens à parler de « métaphysique continentale » comme on parle de métaphysique analytique ? C’est fort contestable, tant il semble difficile de cerner l’unité de la métaphysique non analytique, si l’on excepte des considérations méthodologiques et historiques générales qui s’appliqueraient aussi bien à la philosophie non-analytique dans son entier. Un ouvrage à paraître annonce pourtant explicitement son ambition « d’esquisser une métaphysique continentale qui ne soit pas en contradiction avec les philosophies de l’immanence »91 – on peut y voir une tentative un peu velléitaire d’esquisser négativement, par rapport à la relative cohérence méthodologique et conceptuelle de la métaphysique analytique, l’unité d’une métaphysique proprement continentale92.

La première remarque que l’on peut faire sur ce sujet est la triplicité des approches de la « métaphysique » en territoire non analytique. La première est essentiellement historique, ou historico-herméneutique (pratiquant l’exégèse des grands textes de la métaphysique occidentale), et affiche rarement une ambition « constructive » (au sens neutre) à l’égard de la philosophie contemporaine : la question n’est tant pas de savoir si telle thèse d’Avicenne est plus adéquate ou mieux argumentée que telle thèse antagoniste d’Averroès, que de tenter de mesurer la différence entre ces deux thèses, leurs influences et leur postérité, souvent dans une perspective holiste. La seconde approche est critique ; elle hérite principalement de figures incontournables de la philosophie européenne telles que Kant, Nietzsche et Heidegger, dont le rapport à la métaphysique présente la particularité d’avoir un versant négatif et un

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versant positif. En conséquence, ce type d’approche de la métaphysique est en réalité essentiellement méta-métaphysique : il s’agit de s’interroger sur les conditions de possibilité du savoir métaphysique, sur l’illusion de la connaissance du suprasensible, sur le fourvoiement de la réduction de l’être à l’étant, voire sur les déterminations historiques, idéologiques et sociales à l’œuvre dans les doctrines métaphysiques. Enfin, la dernière approche est proprement constructive, au sens où elle entend décrire positivement la structure profonde de la réalité en rejetant les critiques susmentionnées de la métaphysique. Il arrive fréquemment que ces trois approches soient difficilement discernables avec autant de clarté, et cela pas uniquement en raison d’une confusion de la part des auteurs en question, mais surtout de l’éventuelle impossibilité de faire abstraction d’une part de l’histoire de la métaphysique et d’autre part de ses limites lorsqu’on veut aujourd’hui faire œuvre de métaphysicien. On peut également aborder le problème de l’unité de la métaphysique non analytique en indiquant un certain nombre de courants philosophiques qui ménagent une place de choix à la philosophie première : citons notamment la philosophie du processus, l’idéalisme, la phénoménologie et ses nombreuses ramifications, ainsi que divers courants « néo- » tels que le néothomisme, le néokantisme, le néoplatonisme, le néo-aristotélisme, etc.

Arrêtons-nous un instant sur le cas emblématique de la phénoménologie. Deux textes fondateurs de cette tradition affirment avec force l’étroitesse de son rapport à l’ontologie. Ainsi de ce large passage du §64 des Méditations cartésiennes :

« Nous pouvons maintenant affirmer aussi que c’est de la phénoménologie a priori et transcendantale que proviennent, dans leur ultime fondation, en vertu de la recherche de corrélation, toutes les sciences a priori en général, et, considérées du point de vue de cette origine, elles appartiennent à une phénoménologie a priori et universelle, et elles en sont les ramifications systématiques. Il faut donc aussi définir ce système de l’a priori universel comme le déploiement systématique d’un a priori universel inné à l’essence de la subjectivité transcendantale, donc aussi à celle de l’intersubjectivité, ou comme le déploiement du logos universel de tout être concevable. Ce qui signifie à son tour que la phénoménologie transcendantale complètement et systématiquement développée serait ipso facto la véritable et authentique ontologie universelle, non pas une ontologie simplement vide et formelle, mais une ontologie qui engloberait d’emblée toutes les possibilités régionales d’être, selon aussi toutes les corrélations qui en font partie. [...] Pour conclure, je voudrais, afin de ne laisser place à aucun malentendu, indiquer que la phénoménologie, comme nous l’avons déjà dit, n’exclut que la métaphysique naïve occupée à d’absurdes choses en soit, mais non pas la métaphysique en général, qu’elle ne fait pas violence aux thèmes de réflexion, ressorts internes de la vieille tradition persistant dans sa méthode erronée et sa manière fausse de poser les problèmes, et qu’enfin elle ne prétend aucunement refuser d’aborder les questions ‘ultimes et dernières’. »

Texte assez remarquable, dans lequel Husserl assigne à la phénoménologie le rôle de l’ontologie véritable (par opposition à l’ontologie traditionnelle) ; loin de dépasser la métaphysique, la percée phénoménologique la renouvelle en profondeur puis lui redonner un rôle central93. Songeons également à la fin du fameux §7 d’Être et temps :

« Ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines différentes et juxtaposées qui appartiennent à la philosophie. Ces deux intitulés caractérisent la philosophie elle-même dans son objet et sa manière de le traiter. La philosophie est ontologie phénoménologique universelle, partant de l'herméneutique du Dasein, qui, à titre d'analytique de l'existence, a fixé le terme de tout questionnement philosophique, celui d'où il procède et sur lequel il rejaillit. »

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Chez Heidegger, on l’a vu, la proximité ambiguë de la métaphysique et de la phénoménologie prend à la fin des années 1920 la forme de l’analytique existentiale du Dasein. Comme chez Husserl, la métaphysique renouvelée par la phénoménologie aspire à un rôle fondationnel et propédeutique qui détermine le développement de toute philosophie voire de toute science. Aujourd’hui encore, un philosophe tel que Jean-Luc Marion tente de réaffirmer l’identité de la phénoménologie avec la philosophie première, motivé par l’idéal d’une nouvelle philosophia perennis. Le rapport de la phénoménologie à la métaphysique a pourtant bien quelque chose de paradoxal, comme l’écrit Jocelyn Benoist :

« Dans un curieux échange de propriétés, tantôt [la phénoménologie] a pu endosser la figure de la métaphysique condamnée, tantôt celle de la métaphysique recherchée aux yeux de celle que l’on apprend maintenant à voir comme sa sœur jumelle, la philosophie analytique. »94

Le cas de Heidegger, au-delà du versant critique de son œuvre que nous avons déjà

examiné, mériterait toutefois un traitement à part. En dernière analyse, c’est bien chez lui plutôt que chez Husserl que l’ontologie prend un tournant « subjectiviste », si l’on ne désigne pas par ce terme l’« idéalisme » à proprement parler – puisque celui-ci est déjà et surtout au cœur du tournant transcendantal husserlien. L’ontologie comprise comme herméneutique du Dasein est subjectiviste au sens où elle sacre une approche « humaniste » et idiosyncrasique de l’existence qui met l’accent sur certains aspects extra-ontologiques, selon des critères classiques, de l’être-au-monde – à commencer par la thématisation du « souci » (Sorge) et de l’« angoisse » (Angst) au cœur de la question de l’être. L’homme est replacé au centre de l’ontologie réformée, car lui seul, parmi les étants, ouvre sur la question de l’être, i.e. de son être : l’homme est l’animal qui se demande pourquoi il est au monde, qui questionne son existence et pour ainsi dire l’incongruité de sa pure présence ; et c’est celui qui, pourrions-nous ajouter, s’en effraie. C’est donc une méditation sur l’homme, et non sur Dieu, le Big Bang ou le Premier Moteur, qui nous donne le sens de la question de Leibniz : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». L’ontologie ainsi comprise a donc peu en commun avec les précédentes définitions que nous avons résumées95.

Parmi les philosophes non analytiques, certains ont aussi défendus des définitions plus traditionnelles de la métaphysique. Le philosophe letton Nicolaï Hartmann a par exemple développé une ontologie stratifiée des « niveaux de réalité » tout à fait intéressante. Domine chez lui l’intime conviction qu’il est impossible de ramener les entités du monde, et donc la réflexion sur ce qui est, à un dénominateur commun. Chaque niveau de réalité (physico-mathématique, organique, psychique et spirituel) est un champ d’investigation ontologique différent qui nous livre un aspect parmi d’autres de la bigarrure de l’être.

Durant les vingt dernières années, après les heures de gloire des philosophies de la vie,

de l’esprit ou de l’immanence, on a assisté en territoire « continental » à la renaissance d’une métaphysique spéculative et systématique non phénoménologique, qui cherche à assumer un rôle fondationnel et fait fond sur la quête d’un savoir indubitable96. Les influences de ce type de pratique de la métaphysique sont diverses, mais on peu citer parmi ses caractéristiques principales un goût prononcé pour la démonstration, coïncidant avec le refus d’une dérive « poétique » de l’ontologie, une réticence face à l’historicisation de la métaphysique, ainsi qu’une préférence marquée pour les thèses les plus originales (et parfois les plus contre-intuitives). Il faudrait ajouter que cette conception de la métaphysique est souvent très ambitieuse, et entend implicitement se situer dans la lignée de la « grande philosophie » spéculative qui touche au plus haut degré d’abstraction, en privilégiant toutefois une vision

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globale des caractères principaux de la réalité à une étude détaillée, par exemple, des types d’entités qui existent. En marge de l’idéalisme, de la phénoménologie, de l’herméneutique et de la nouvelle métaphysique spéculative, peut-on déterminer d’autres conceptions non analytiques de la métaphysique ? Il faudrait poser ici la question épineuse et embrouillée du « postmodernisme », voire de ce que l’on nomme désormais dans certains magazines la « pop philosophie ». Sans s’attarder sur le débat qui touche au manque de clarté de ces dénominations, remarquons qu’il semble difficile de trouver quelque chose comme une définition ou une pratique postmoderne de la métaphysique, à moins de ne plus savoir ce que l’on entend vraiment par ce terme : on associe ainsi fréquemment au substantif ou à l’adjectif « métaphysique » des considérations qui ont trait à la psychanalyse (surtout lacanienne), à la politique, à la sociologie ou à l’anthropologie. Le postmodernisme est d’ailleurs souvent le nouveau nom des critiques « déconstructionnistes » de la métaphysique. Mais comment qualifier alors la position d’un Slavoj !i"ek contre la critique postmoderne de la métaphysique ?97 Gageons qu’en la matière le goût de l’ironie, de la subversion et de la synthèse brillante l’emporte souvent sur la rigueur du raisonnement (métaphysique du moins).

Avant d’examiner plus en détail la question du renouveau de la métaphysique dans la tradition analytique, citons à nouveau Claudine Tiercelin qui rend bien compte de la diversité des approches possibles de la métaphysique dont nous avons donné un aperçu sommaire :

« Partons de la forte idée avicennienne et scotiste : l’indépendance de la métaphysique est garantie par la reconnaissance du fait que l’étant est le principe le plus connu. Mais s’il l’est, c’est à mesure de son indétermination foncière. Peut-on penser jusqu’au bout l’irréductibilité, voire la scientificité de la métaphysique dans les termes de cette indétermination ? Tout la difficulté d’un projet métaphysique bien conduit vient [...] de là : si on veut le mener à bien, il faut sortir de l’étant dans son indétermination et dire quelque chose sur l’être. Comment à la fois éviter l’indicible, l’inexprimable sans réduire l’être ? [...] C’est à ce pari qu’Aristote s’essaie en permanence et auquel, en définitive, il réussit fort bien à se tenir. [...] Mais la métaphysique a montré que l’on peut retenir certaines leçons d’Aristote sans se faire aristotélicienne. [...] On peut envisager une métaphysique qui mette en premier lieu l’accent non plus sur la substance, mais sur la relation, ou sur la qualité, ou sur l’événement, ou encore sur des propriétés, des états de choses, des propositions abstraites, des mondes possibles [...], des relations en intension, des essences individuelles [...], voire des situations. »98

3. Le tournant ontologique

« Alors que [dans la période du positivisme logique] la philosophie analytique était un mouvement antimétaphysique, écrit Putnam, elle est récemment devenue le mouvement le plus prométaphysique de toute la scène philosophie mondiale »99. Cette inversion est assurément spectaculaire ; elle peut même sembler contre-nature quand on ignore le détail de l’histoire de la philosophie analytique (voir la section 4). Prenant le contrepied rétrospectif du fameux « tournant linguistique » dont l’étiquette et les préjugés afférents collent encore à la peau des philosophes analytiques, John Heil et C. B. Martin ont publié en 1999 un article intitulé « Le tournant ontologique »100. Ils y prennent acte du renouveau sans pareil de l’ontologie réaliste, et stigmatisent sous le nom de « linguisticisme » la thèse polymorphe selon laquelle nous ne pourrions accéder à la réalité que par le biais du langage :

« Le linguisticisme ne parvient pas à remplacer ou éliminer l’ontologie, mais seulement à divertir notre attention et à ajourner les questions fondamentales. L’erreur est d’imaginer que cette opération est philosophiquement innocente. »101

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L’ontologie, n’en déplaise aux partisans les plus radicaux de l’analyse sémantique, est non seulement possible, mais également inévitable et nécessaire. Meyerson écrivit que « l’homme fait de la métaphysique comme il respire », car comme M. Jourdain, nous faisons de l’ontologie sans le savoir ; mais cela ne veut pas dire que tous les postulats ontologiques se valent, ni que les philosophes ne sont pas mieux placés que les dentistes ou les traders pour départager ces postulats. L’omniprésence de l’ontologie ne doit pas être pensée au prix d’une dévaluation relativiste de la vérité ontologique. Dans Du point de vue ontologique102, John Heil insiste donc sur le fait qu’une bonne ontologie requiert du sérieux – entendant par l’idée de « sérieux ontologique » une vertu cardinale du métaphysicien dont l’acquisition est difficile. On peut résumer cet impératif de sérieux de la manière suivante : il faut d’une part faire preuve d’une vigilance constante pour ne pas postuler arbitrairement tel ou tel type de relations ou d’entités dont nous pensons avoir besoin ou dont nous avons l’intuition ; il faut ensuite dérouler en permanence la chaîne des implications ontologiques implicites de notre raisonnement, dans quelque domaine de la philosophie que ce soit, de manière à en contrôler la cohérence et l’adéquation ; enfin, il faut s’abstenir d’en référer à des explications impliquant des entités ontologiquement indéfinies. Heil détaille les bénéfices du sérieux ontologique pour la philosophie de l’esprit, et le danger que représente la négligence ou l’indifférence dans ce domaine. Il s’attache en particulier à l’exemple de la relation de survenance dans les théories fonctionnalistes de l’esprit qui postulent que les qualités mentales « surviennent » sur le substrat physique (neuronal) des individus. Or ce recours à la relation de survenance, comme le montre Heil, est ontologiquement imprécis. Une propriété de niveau supérieur A survient sur une propriété inférieure B si A dépend de B et si A et B covarient. On peut selon lui formuler la relation de survenance de la manière suivante : « si une chose x a A au niveau supérieur #, alors il existe une propriété B au niveau inférieur $, et si x a B, alors x a nécessairement A ». Mais cet énoncé pourrait être vrai (1) si # est identique à $, (2) s’il # est entièrement fait de $, (3) si # est causé par $, (4) si # et $ ont une cause commune. Pourtant comme le note Heil aucune de ces relations ne correspond à ce que l’on entend confusément par « survenance »103. Cet exemple montre bien l’importance d’un examen méticuleux des implications ontologiques qui interviennent dans chaque domaine de la philosophie et demeurent souvent inaperçues. Le retour en grâce de la métaphysique et de l’ontologie s’est accompagné plus récemment d’un développement inédit de la réflexion d’ordre méta-ontologique et méta-métaphysique. La parution en 2009 d’un ouvrage collectif sobrement intitulé Metametaphysics104 atteste de la vitalité de cette discussion. Nous avons déjà évoqué un certain nombre de questions d’ordre méta-métaphysique : à quelles conditions la métaphysique est-elle possible ? Quelle est la nature de la connaissance métaphysique ? Quels sont les objets respectifs de la métaphysique et de l’ontologie ? Quelle méthode adopter pour décrire le monde ? etc. Évidemment, ce type de discussion ouvre également la métaphysique sur sa critique, en posant également la question suivante : les débats métaphysiques sont-ils vains ou sans objet ? Au moins trois types de déflationnismes guettent aujourd’hui encore la métaphysique, essentiellement dans le monde analytique :

(1) Déflationnisme fort : les débats métaphysiques sont vides et purement verbaux. (2) Déflationnisme modéré : il y a d’authentiques débats métaphysiques, mais ils peuvent

être résolus de manière relativement triviale par une réflexion sur les faits conceptuels ou sémantiques.

(3) Scepticisme : les débats métaphysiques sont légitimes, mais il ne sera jamais possible de trancher avec certitude en faveur d’une position particulière sur chaque sujet ; en ce sens la métaphysique formule des questions et des hypothèses, mais n’apporte pas de réponse.

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Les positions (1) et (2) héritent des critiques que nous avons examinées dans la section 1. La position (3), en revanche, présente la particularité d’être soutenue y compris par certains métaphysiciens ; cela ne remet pas en cause leur intérêt pour leur discipline, mais rend au moins caduque une version forte du progrès métaphysique conçu par analogie avec le progrès scientifique. Ces réflexions ne manquent pas soulever des questions cruciales sur les conditions de possibilité de la métaphysique et de l’ontologie. Christopher Peacocke a notamment signalé la nécessité de répondre à ce qu’il nomme le « défi de l’intégration » (integration challenge)105. Le défi de l’intégration peut être résumé de la manière suivante : « nous devons réconcilier une explication plausible de ce qui est impliqué dans la vérité des énoncés d’un genre donné avec une explication crédible de la manière dont nous pouvons connaître ces énoncés, quand nous les connaissons »106. En d’autres termes, l’enquête métaphysique doit être accompagnée d’une enquête épistémologique qui puisse justifier le mode de connaissance de la première. Il faut, dans tous les domaines de la philosophie, réaliser l’intégration de la métaphysique avec l’épistémologie pour fournir des explications correctes de la vérité de nos connaissances. L’autre conséquence de la résurrection de la métaphysique dans un cadre analytique est la multiplication des grands « débats » ou « sujets » qui sont devenus en quelque sorte des standards auxquels tout métaphysicien doit se confronter. Une liste non-exhaustive de tels sujets devrait inclure :

• La nouvelle querelle des universaux : Les universaux existent-ils ? Les tropes (particuliers abstraits) existent-ils ?

• L’ontologie des propriétés : les propriétés sont elles qualitatives (conférant une certaine qualité, e.g. la rougeur) ou dispositionnelles (capacité à produire un certain effet, e.g. la fragilité) ou les deux à la fois ?

• La modalité : les mondes possibles existent-ils réellement ou sont-ils simplement des outils modaux pour comprendre les énoncés contrefactuels ? L’essence est-elle distincte de la nécessité ?

• La causalité : la causation existe-t-elle ? Y a-t-il des actions libres ? • Le problème de la composition matérielle : y a-t-il des tables ou seulement certains

agencements de particules élémentaires qui forment ce que nous appelons les tables ? • Le problème de la co-location : la statue est-elle strictement identique au bloc de

bronze dont elle est constituée ? • L’ontologie du social : quel est le statut ontologiques d’entités conventionnelles telles

que les banques, les familles, les États, etc. ? • Les problèmes du temps : le passé et le futur existent-ils ? Les objets ont-ils des parties

temporelles ? Notre identité persiste-t-elle à travers le temps ? • Les problèmes du vague : y a-t-il des objets vagues dans la réalité ? • L’esprit : les états mentaux sont-ils réductibles à un substrat physique ?

Au sein de chacun de ces débats et de bien d’autres encore, les métaphysiciens analytiques tendent à élaborer méthodiquement une taxonomie de toutes les positions jugées sinon possibles, du moins raisonnables, en les étiquetant le plus souvent, si l’on peut dire, par des néologismes en « -isme ». Cette méthode a le bénéfice d’établir une sorte de cartographie des principales positions métaphysiques sur les principaux problèmes, et de permettre à chacun des interlocuteurs de bien situer le point de vue de l’autre. En conséquence les discussions ne prennent pas la forme d’un débat ad hominem, mais s’inscrivent plutôt dans le cadre plus général de la concurrence entre plusieurs théories antagonistes sur une même question – sur le modèle des sciences naturelles. Cependant cette manière de procéder ne va pas sans ses inconvénients : pour être original à tout prix, certains auteurs écrivent des articles soutenant

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les combinaisons de position les plus improbables (souvent, en outre, avec une grande habileté technique)107. Sans doute faut-il y voir l’un des vices conjoncturels de la loi du « publish or perish » qui tend à s’imposer mondialement, mais on peut également y déceler la contrepartie de la manie taxonomique de la métaphysique analytique qui peut sembler favoriser le développement d’une ontologie « à choix multiples ». L’ontologie peut prendre alors une allure combinatoire sur la base de la taxinomie établie, et fournir matière à des articles du type : « peut-on soutenir une position x à propos d’un problème A et une position y à propos d’un problème B ? ». Néanmoins les métaphysiciens analytiques accordent pour la plupart une grande importance à la cohérence de leurs engagements. 4. Remarques subsidiaires sur le « Grand Schisme »108 Il a été question incidemment jusqu’ici de la division de la philosophie contemporaine entre « analytiques » et « continentaux » ; il est temps de s’arrêter brièvement sur cette ligne de fracture et sur sa pertinence historique. Remarquons d’emblée que l’emploi usuel des expressions antagonistes « philosophie continentale » et « philosophie analytique » est plutôt tardif. Il émerge en effet à la fin des années 1950, en particulier à la convention de Cérisy-la-Salle de 1958 qui permit la rencontre en France d’éminents philosophes issus des deux traditions, parmi lesquels Ryle, Strawson, Quine et Austin d’un côté et Alquié, Merleau-Ponty, Wahl et Van Breda de l’autre. Dans son discours d’ouverture, Jean Wahl distingue trois courants dominants dans le monde de la philosophie : le matérialisme dialectique (marxisme), la philosophie analytique (coïncidant selon lui avec « le néo-positivisme et le positivisme logique »), et la philosophie continentale (« sous ses diverses formes », comprenant la phénoménologie et l’existentialisme). Cette rencontre, dont les interventions et les discussions ont été transcrites et publiées en 1962, est passionnante à bien des égards109. D’un côté, chacun fait l’effort de saisir le point de vue de l’autre, voire de minimiser la différence. Jean Wahl semble convaincu de cette proximité inapparente :

« Il y a donc des difficultés, des difficultés philosophiques, je crois donc des difficultés réelles ; mais au fond nous sommes beaucoup plus proches que beaucoup d’entre nous ne le pensent. »

Quand aux « analytiques », ils contestent les préjugés du tournant linguistique : Austin va jusqu’à dire « l’expression ne représente pas grand chose à mes yeux », mais « autant cette bannière qu’une autre ». Cependant l’événement est surtout intéressant parce que chaque discussion révèle en réalité que la rencontre est manquée. Quand Merleau-Ponty, avec beaucoup de bonne volonté, demande en substance si le programme de Ryle n’est pas plus proche de la phénoménologie que celui-ci ne veut l’admettre, le philosophe oxfordien répond par la négative. Mais c’est surtout le véritable dialogue de sourds entre le Père Van Breda (fondateur des archives Husserl de Louvain) et Peter Strawson qui retient l’attention ; chacun campe sur son point de vue et ne parvient pas à saisir la perspective de l’autre, malgré les multiples tentatives un peu désespérées de Jean Wahl pour suggérer à nouveau que « peut-être l’accord est-il plus profond qu’il n’apparaît au premier abord » ! Il est certes vrai que la discussion dégénère ensuite entre les analytiques eux-mêmes (Strawson, Ayer et Ryle) ; reste que la rencontre de Cérisy-la-Salle, en dépit de son projet d’ouverture, a fixé durablement les termes de la division entre « analytiques » et « continentaux ».

Revenons un instant sur l’histoire du schisme. De nombreux travaux sur les prodromes de la philosophie analytique ont montré, ces dernières années, ce qu’il peut avoir de contre-nature. Non que l’état actuel de la division analytico-continentale ne corresponde à des différences réelles ; mais celles-ci ne sont pas pour la plupart directement tributaires de la

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naissance du courant analytique. S’il faut chercher la véritable origine de la divergence radicale entre deux conceptions de la philosophie, l’une éprise de système, d’absolu et d’une vision historico-politique ou humaniste de la connaissance, l’autre préférant l’analyse logique, la clarté argumentative et le réalisme métaphysique, c’est du côté de la frontière germano-autrichienne, non de la Manche ou de l’Atlantique, qu’il faut se tourner. La critique radicale du kantisme par le philosophe autrichien Bolzano est en effet le point de départ d’une rupture profonde entre d’un côté la philosophie proprement allemande incarnée par Fichte, Hegel, Husserl, Heidegger, Habermas, Adorno, etc., et de l’autre la tradition autrichienne fondée par Bolzano, puis continuée par la figure incontournable de Brentano et ses élèves : Meinong, Husserl, Ehrenfels, Marty, Twardowski – et au-delà encore par leurs propres élèves. Ainsi les travaux séminaux de Michael Dummett110 ont montré que l’habitude de considérer la philosophie analytique dans son entier comme « anglo-américaine » est née d’une « grave distorsion historique » ; une juste attention au contexte dans lequel la philosophie analytique s’est développée devrait plutôt nous inciter à la déclarer « anglo-autrichienne ». Cette prise en considération de la voie autrichienne et de l’influence de Brentano montre aussi qu’opposer systématiquement la phénoménologie à l’ontologie analytique (ou à l’ontologie tout court) revient, comme nous l’avons vu, à ignorer arbitrairement les travaux menés par Husserl avant le tournant de l’idéalisme transcendantal (notamment dans les Recherches logiques), mais aussi ceux des phénoménologues réalistes qui se sont réclamés de son enseignement, comme Johannes Daubert111, Adolf Reinach112, Max Scheler, et surtout Roman Ingarden113, dont les contributions à la métaphysique contemporaine sont majeures – et dont les travaux sont presque exclusivement discutés par des philosophes analytique. Comme l’écrit Kevin Mulligan :

« L’une des nombreuses ironies de l’histoire de la philosophie du siècle est que l’ontologie florissait à son début, hors de la philosophie analytique naissante, dans les philosophies de Brentano, Husserl, Reinach et Meinong. »114

Outre les phénoménologues (et Meinong dont il sera plus amplement question dans la section suivante), on trouve parmi les élèves Brentano le polonais Kazimierz Twardowski qui a fondé la très féconde école de Lvov-Varsovie, initiant ce que l’on a coutume d’appeler « l’âge d’or » de la philosophie polonaise. Cette école associait étroitement des travaux pionniers sur la logique non-standard et une authentique orientation métaphysique, grâce à des figures comme %ukasiewicz, Le&niewski, Kotarbi'ski, Ajdukiewicz et Tarski. En Autriche même, l’école de Graz a prolongé l’enseignement de Brentano dans diverses directions, en développant notamment une nouvelle psychologie sous l’impulsion de Christian von Ehrenfels, fondateur de la Gestalttheorie, et la théorie de l’objet avec – outre Meinong lui-même – Stephan Witasek et Vittorio Benussi. Parmi les autres disciples importants de Brentano, on peut citer Anton Marty, dont les travaux concernent aussi bien la psychologie et que l’ontologie, et Carl Stumpf, le dédicataire des Recherches logiques.

Tous ces philosophes ont démontré que l’exigence de clarté, de rigueur et de compétence technique (notamment la maîtrise des langages formels), associée à une attention aux méthodes et au développement des sciences naturelles, à une conception réaliste de la vérité ainsi qu’à un goût sain pour la discussion argumentée (qui va de pair avec l’acceptation d’un certain « anonymat » de la philosophie), n’impliquent ni réductionnisme stérile ni naïveté archaïque115, et ne sont en aucun cas incompatibles avec un vif intérêt pour les approches « humaines » – ou, pour le dire vite, intentionnelles – de la métaphysique que l’on trouve dans la psychologie, la phénoménologie, ou même diverses formes d’idéalisme. Songeons à la définition presque héroïque que donne Tadeusz Kotarbi'ski du philosophe :

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« Un philosophe est un penseur qui vise la précision dans la formulation des problèmes, la définition des concepts, l’énoncé des théorèmes et des systèmes de théorèmes. Il y parvient principalement par un effort intérieur destiné à s’assurer une meilleur compréhension de la pensée des gens qui tâtonnent dans l’obscurité, à formuler les problèmes de manière plus rationnelle pour atteindre la totale clarté des concepts, souvent confus, et à obtenir des théorèmes évidents par eux-mêmes et des systèmes cohérents. Il combat l’ambiguïté, l’obscurité, l’indéfinition et la confusion de la pensée, et bat en brèche les formes de raisonnements insensés qui sont souvent le résultat de la superstition dogmatique, de l’illusion sentimentale [sic], ou de la partialité due à la position sociale ou personnelle du penseur. »116

Après ces quelques remarques, il devrait être clair que le courant analytique n’a jamais eu le monopole d’une méthodologie rigoureuse inspirée des sciences naturelles, ni, bien sûr, celui de l’investigation métaphysique. Qu’en est-il au contraire de sa supposée orientation positiviste et scientiste aboutissant à des conclusions antimétaphysique ? Nous avons déjà suggéré que ces allégations reposent essentiellement sur le souvenir de l’épisode du Cercle de Vienne. Le courant analytique est né de la « rébellion » de Russell et Moore contre l’idéalisme néo-hégélien du philosophe britannique Bradley, et contre l’influence de l’idéalisme en général dans l’Angleterre de cette époque (incarné également par McTaggart et Bosanquet). Russell a notamment tenté de réhabiliter la notion d’« analyse » face à sa critique dans le contexte du monisme de Bradley, qui dans Apparence et réalité prône la connaissance métaphysique du monde « comme un tout ». Mais le sauvetage de l’analyse a pour fin, précisément, de réévaluer la possibilité d’une métaphysique réaliste et rationnelle qui ne sacrifie pas l’intuition, l’argumentation et l’enquête empirique sur l’autel de l’esprit de système. Ainsi, la philosophie analytique n’a jamais été antimétaphysique dans son fond, et surtout pas à l’origine. Comme l’écrit encore Kevin Mulligan :

« Les distinctions frégéennes entre les trois règnes des entités physiques, psychologiques et idéales, et entre entités saturées et insaturées, les métaphysiques russellienne, mooréenne et ramseyenne des universaux, des relations et des valeurs en témoignent. Même un ennemi de la ‘métaphysique’ tel que Carnap est l’auteur d’une construction du monde qui s’insère dans une longue tradition de tentatives allant de Whitehead, Russell et Nicod jusqu’à Goodman. »117

Il ne serait donc pas inexact de prétendre que la philosophie analytique a été le courant le plus métaphysique du XXème siècle. C’est d’ailleurs celui qui a vraiment hérité des ambitions métaphysiques des premières heures de la phénoménologie et de la théorie de l’objet, grâce à des philosophes comme C. J. Ducasse et Roderick Chisholm qui ont perpétué aux États-Unis la tradition autrichienne. L’histoire du « schisme » analytico-continental n’est donc pas tant celui d’un débat continu entre deux « blocs » théoriques, que l’évolution de plaques tectoniques en perpétuel glissement dont les zones de contact ne sont pas toujours très nettes – mais d’où peuvent naître en peu de temps des gouffres ou des sommets. Sur le terrain de la métaphysique, peut-être le plus sensible à ces variations sismiques, la division la plus profonde est d’ordre méthodologique, et hérite de la fracture germano-autrichienne qui remonte à l’époque de Bolzano. Mais sur le plan doctrinal, les travaux les plus originaux dont il va être à présent question sont souvent situés à la frontière. 5. Métaphysique mainstream et métaphysique borderline

Le terme de « métaphysique mainstream » est proposé par Manley [2009] pour caractériser le courant réaliste dominant dans la métaphysique analytique, par opposition aux diverses formes de déflationnisme qui soutiennent ou bien que les débats métaphysiques sont vides (c’est-à-dire purement verbaux) ou bien qu’ils sont triviaux. Cette typologie fait

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néanmoins abstraction des philosophes qui ne souscrivent pas à cette conception réaliste mainstream tout en prétendant faire, dans le sens le plus noble du terme, de la métaphysique118. Par symétrie, on peut rassembler ces auteurs sous la catégorie un peu hétérogène de métaphysique borderline. Deux grandes tendances antagonistes nous semblent occuper le terrain de ces positions marginales :

(1) Le « réalisme débridé »119, ou inflationnisme ontologique. Nous entendons par cette expression l’extension du réalisme à des domaines ou à des entités qui ne sont habituellement pas pris au sérieux.

(2) L’idéalisme ou ses variantes panpsychistes et solipsistes.

Les deux positions les plus influentes de la première tendance sont sans doute le meinongianisme et le réalisme modal. L’autrichien Alexius Meinong, dans sa Théorie de l’objet120 de 1904, propose à sa manière un dépassement de l’ontologie, non pour proclamer la fin de la métaphysique, mais au contraire élargir son champ d’étude. Comment étendre la portée d’une discipline qui étudie déjà l’étant de la manière la plus générale ? La réponse de Meinong est simple : l’ontologie considère les entités existantes ; la théorie de l’objet, située en deçà, étudie l’objet pur – sans s’occuper de s’avoir s’il existe ou non. En d’autres termes, Meinong étend le domaine d’investigation de la métaphysique, à son plus haut niveau d’abstraction, aux objets non-existants, c’est-à-dire aux objets simplement possibles et même aux objets contradictoires donc impossibles. Si l’on considère que l’ontologie étudie ce qui est, il n’est plus possible de l’identifier à la théorie de l’objet ; Jean-François Courtine suggère plutôt d’employer le néologisme « tinologie », formé à partir de la particule ti qui fait référence, en grec, au « quelque chose » indéterminé. Si le recours au grec est souhaitable, c’est que, comme l’ont montré Courtine lui-même et Libera en diverses études, la théorie de l’objet n’est pas aussi radicalement nouvelle que Meinong le laisse entendre. Les origines de la « tinologie » peuvent même être située dans le Sophiste de Platon : l’étranger demande (237a) si l’on peut faire référence à un non-étant (mè on), ou plus exactement sur quoi porte cette expression de « non-étant ». Théétète répond que c’est peut-être tout simplement au « ti », c’est-à-dire au quelque chose en général (et non pas à un étant, to on) que fait référence l’expression « mè on ». Mais l’étranger rejette tout de suite cette hypothèse plus audacieuse que naïve, en déclarant que le « ti » réfère toujours à l’être, car il n’est pas possible de l’employer « comme nu, dépouillé de tout ce qui a l’être ». Platon ouvre donc la voie de la tinologie plus de deux millénaires avant Meinong, tout en refusant de l’emprunter. Mais l’histoire de l’ascendance de cette discipline étrange ne s’arrête pas à l’auteur du Sophiste : après lui, Porphyre dans l’antiquité tardive, et surtout Avicenne au Moyen-Âge poursuivent des analyses qui vont dans ce sens. Mais c’est sans doute, bien plus tard, la lecture brentanienne d’Aristote qui permet à Meinong de concevoir explicitement sa nouvelle théorie de l’objet. Si celle-ci n’est pas sans précédents, elle n’est pas non plus sans postérité. Il existe aujourd’hui un petit courant « néo-meinongien » qui s’attache à exploiter la puissance du schème tinologique tout en tentant de d’échapper à ses faiblesses, notamment à l’aide des avancées de la logique ; citons, parmi ces héritiers, Edward N. Zalta, Terence Parsons et Richard Sylvan (alias Richard Routley).

Autre thèse métaphysique marginale et néanmoins extrêmement influente, le réalisme modal prôné par le grand métaphysicien David Lewis a nourri une littérature abondante. Le point de départ de cette théorie est l’analyse contemporaine de la modalité, c’est-à-dire de la possibilité et de la nécessité, qui ont trouvé une nouvelle formulation avec le développement de la logique modale (par C. I. Lewis notamment). La sémantique des mondes possibles de Saul Kripke, introduite dans les années cinquante, interprète la modalité en termes de quantification sur des mondes possibles : « x est nécessaire » devient « x est vrai dans tous les mondes possibles », et « y est possible » devient « y est vrai dans au moins un monde

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possible ». Cette interprétation sémantique des énoncés contrefactuels permet de clarifier la plupart de nos intuitions confuses concernant la modalité, mais la référence aux mondes possibles demeure un simple outil conceptuel. David Lewis, en revanche, dans son retentissant ouvrage de 1986, De la pluralité des mondes, prend « au sérieux » les mondes possibles, en faisant le pari de leur existence réelle121. C’est pourquoi sa position a été nommée « réalisme modal » : Lewis soutient une forme de réalisme extrêmement inflationniste qui porte sur la modalité ; chaque manière dont un monde pourrait être est une manière dont quelque monde est effectivement. Dire que les corps sont nécessairement étendus, c’est dire qu’il est effectivement vrai dans tous les mondes que les corps sont étendus. Pour autant, Lewis rejette plusieurs possibilités : d’une part il n’existe qu’un seul monde actuel, d’autre part il n’existe pas d’individus transmondains. Il reste que l’hypothèse de l’existence des mondes possibles, que Lewis justifie par ses bénéfices théoriques considérables, demeure difficile à admettre pour la plupart des métaphysiciens. La postérité du réalisme modal est à cet égard assez paradoxale : presque aucun philosophe ne l’a repris à son compte122, mais beaucoup prennent la peine de le discuter.

L’actualité de l’idéalisme est plus marginale, mais néanmoins extrêmement intéressante. Nous avons déjà souligné que les antiréalistes d’aujourd’hui assimilent le refus du réalisme à un refus de la métaphysique simpliciter, comme si la position mainstream valait pour l’ensemble de la discipline. Si bien que l’impression dominante chez les analytiques semble parfois se ramener à une alternative sommaire : ou bien on est réaliste, ou bien on est un adversaire farouche de la métaphysique. Or comme le note bien John Heil, l’immatérialisme de Berkeley, par exemple, n’est pas un refus ou une limitation de la métaphysique, mais constitue en lui-même une théorie éminemment métaphysique que le philosophe irlandais assume comme telle. De fait, c’est bien du côté de l’Angleterre que l’on trouve du début du XXème à nos jours les formes les plus consistantes d’idéalisme contemporain. Les héros de ce courant, contre lesquels Russell et Moore luttèrent avec tant d’acharnement, furent T. H. Green, F. H. Bradley, Bernard Bosanquet puis J. M. E. McTaggart. Tous ces philosophes étaient fortement influencés par un idéalisme absolu de type néo-hégélien. Les représentants les plus récents de l’idéalisme britannique diffèrent sensiblement de cette orientation initiale. John Foster a ainsi défendu un véritable idéalisme subjectif (ou « phénoménaliste ») de type berkeleyen123, tandis que Timothy Sprigge a développé une version panpsychiste de l’idéalisme absolu124. Signalons en outre la position originale de Caspar Hare en faveur d’un « présentisme égocentrique » qui s’avère être ni plus ni moins qu’une version contemporaine de solipsisme modéré125.

Ces quelques exemples devraient suffire à montrer que la philosophie dite continentale

n’a pas le monopole de l’originalité voire de l’extravagance. Avant de discuter plus avant la question de la parcimonie ontologique dans la section 7 et le problème de la spéculation chimérique dans la section 8, tentons d’évaluer la richesse des nouveaux outils formels qui permettent à la métaphysique d’assurer à ses raisonnements des critères standard de rigueur et de consistance. 6. « Expanding the toolbox »126

La boite à outils du métaphysicien a bien grandi depuis Aristote et les prodromes de la syllogistique. Il est courant d’associer la pratique de la philosophie analytique à une attention excessive accordée à la logique formelle ; mais ce constat vaut surtout pour les courants qui privilégient l’analyse sémantique. Or la métaphysique analytique est désormais en prise avec les choses elles-mêmes, ralliant a posteriori le slogan du premier Husserl : « zu den Sachen selbst ! ». Mais contrairement à ce qu’ont pu penser les premiers philosophes analytiques, et à ce que pensent encore nombre de métaphysiciens, la logique n’est peut-être

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pas le meilleur outil pour étudier le mobilier du monde. Barry Smith déplore ainsi en jouant sur les mots qu’à l’ontologie se soit petit à petit substituée une « F(a)ntologie », c’est-à-dire une ontologie fantoche privilégiant des caractéristiques syntaxiques de la logique du premier ordre (calcul des prédicats) telle qu’elle fut conçue par Frege et Russell127. Selon la F(a)ntologie, la structure ontologique de la réalité est capturée syntaxiquement par un formalisme de type « F(a) », où « F » représente ce qui est général dans la réalité, et « a » ce qui est individuel (par exemple « la rose est rouge » peut s’analyser en F(a), où F représente la propriété d’être rouge et a représente la rose). Mais Smith considère la « F(a)ntologie » comme un reliquat logiciste du kantisme, où l’attention à la structure du langage prime sur l’attention à la structure du monde lui-même.

La critique du recours systématique à la logique du premier ordre ne vise pas à dépouiller la métaphysique de tout outil formel, mais au contraire à la doter de moyens plus adéquats. Reprenant les termes du projet husserlien des Recherches logiques, de nombreux philosophes au premier rang desquels figure Barry Smith lui-même se sont échinés, depuis une trentaine d’année, à initier le développement d’une véritable « ontologie formelle ». La définition qu’en donne Kevin Mulligan est limpide :

« L’ontologie formelle est à l’ontologie et à la métaphysique ce que la logique et la sémantique formelle sont à la théorie de la signification »128

Remarquons qu’il existe en la matière une « tendance forte » et une « tendance faible ». Dans sa version modérée, l’ontologie formelle est un simple outil conceptuel destiné à clarifier et affiner nos intuitions pour guider le développement et le progrès de la métaphysique. Mais la version forte envisage l’ontologie formelle dans la perspective d’une véritable axiomatisation de l’ontologie, analogue à la formalisation des fondements des mathématiques. Toutefois cette perspective n’est pas si nouvelle qu’elle peut le paraître. Ainsi Nino Cocchiarella emploie-t-il un vocabulaire explicitement leibnizien pour décrire l’ontologie formelle :

« Le but de l’ontologie formelle est la construction d’une lingua philosophica, ou characteristica universalis, comprise dans les termes d’un ars combinatoria et d’un calculus ratiocinator, en tant que partie de toute théorie formelle de la prédication. Une ontologie formelle doit servir de cadre à une characteristica realis, et partant doit être à la base d’une approche formelle de la science et de la cosmologie. Elle doit également servir de cadre à la compréhension du monde du sens commun. »129

Cette définition semble aussi ambitieuse qu’énigmatique pour le profane ; tentons en

conséquence de dégager les principales orientations actuelles de l’ontologie formelle. L’une des voies maintes fois explorées pour tenter de doter la métaphysique d’un socle formel suffisamment vaste est d’en référer à la théorie des ensembles, dont on sait l’importance capitale dans la réflexion sur les fondements des mathématiques. L’usage ontologique de la théorie des ensembles est sujet à caution, mais le philosophe allemand Uwe Meixner a pu par exemple formuler une version ensembliste axiomatique de l’ontologie formelle dans son Axiomatic Formal Ontology130. Néanmoins, un certain nombre de métaphysiciens s’accorde pour dire que la théorie des ensembles n’est pas l’outil adéquat de l’ontologie formelle, pour différentes raisons. Mentionnons notamment que :

(1) La théorie des ensembles opère au niveau d’entités mathématiques abstraites et n’est pas aussi pertinente pour traiter d’entités quelconques, matérielles ou immatérielles. Ainsi, les concepts de « frontière » et de « continuum », par exemple, capitaux dans la formalisation de l’ontologie, ne sont pas adéquatement formalisables dans un cadre ensembliste.

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(2) L’application de la théorie des ensembles à un domaine quelconque présuppose l’existence d’un niveau élémentaire d’entités irréductibles (Urelemente) de manière à rendre possible la reconstitution des structures de niveau supérieur à partir du niveau inférieur par des ensembles de plus en plus vastes. Dans le monde concret, en revanche, nous n’avons pas besoin d’isoler un élément de base comme point de départ de la construction ontologique.

(3) Les ensembles sont des entités abstraites définies entièrement par la spécification de leurs membres ; il est donc délicat dans un cadre ensembliste de rendre compte du changement et de l’altération à travers le temps des objets concrets qui peuvent perdre ou gagner des parties.

Plutôt que la théorie des ensembles, deux types de théories formelles sont donc

privilégiées en ontologie : la méréologie et la topologie. La méréologie est un système formel axiomatique qui traite des relations entre les parties et les tous131. Elle a reçu ses premiers développements systématiques, à la suite des réflexions de Whitehead et de Husserl132 notamment, dans l’œuvre du polonais Stanis(aw Le&niewski (l’un des membres éminents de l’école de Lvov-Varsovie), puis, sous le nom de « calcul des individus », dans celle de Henry Leonard et Nelson Goodman. Enfin, dans Parts of classes, David Lewis a tenté une approche originale tâchant de combiner la méréologie et la théorie des ensembles. La méréologie n’emploie pas le terme d’« ensemble », mais de « somme » : elle décrit formellement les relations qui existent entre une partie et le tout dont elle est partie, et la manière dont plusieurs entités peuvent être méréologiquement « fusionnées » pour former une somme (c’est-à-dire un tout constitué de ces entités à titre de parties). Elle permet donc de traiter formellement d’entités quelconques, de manière à pouvoir être appliquée aussi bien aux entités immatérielles qu’aux entités matérielles dont nous faisons l’expérience quotidiennement. Quant à la topologie, elle permet de formaliser nos intuitions sur les relations spatiales entre différentes entités, et sur la notion de « frontière » (comment un rien peut-il séparer quelque chose ?) ; notons que la réponse de la physique théorie n’est pas généralisable à l’ontologie formelle. La topologie s’attache par exemple a déterminer ce que nous entendons quand nous disons que x est connexe à y ; or si cela semble assez clair dans le cas des objets concrets (x est en contact avec y), la topologie peut aussi s’intéresser aux entités abstraites. Ainsi, le cognitiviste suédois Peter Gärdenfors a récemment proposé, dans Conceptual Spaces, une véritable théorie des distances dans un espace conceptuel133. Plus récemment, Barry Smith et d’autres métaphysiciens ont tenté de combiner la méréologie et la topologie en créant la « méréotopologie », théorie formelle des touts et des frontières, des parties et des emplacements spatiaux134.

Néanmoins la méréologie et la topologie ne sont pas les seuls champs d’investigation de l’ontologie formelle. On y trouve notamment des travaux très complexes sur la formalisation des relations de dépendance existentielle, au premier rang desquels la monographie adaptée par le français Fabrice Correia de sa thèse de doctorat, Existential dependence and cognate notions135. Cette analyse méticuleuse reprend notamment les travaux de Kit Fine sur les concepts de fondation et de dépendance ontologique. Enfin, d’autres études d’ontologie formelle ont aussi attiré l’attention, ces dernières années, sur des entités ontologiques non-paradigmatiques : surfaces, trous, ombres, objets vagues, nœuds, etc.136, ou sur le statut problématique des événements.

L’ontologie formelle connaît donc un développement prospère depuis les articles

programmatiques de Barry Smith de la fin des années 1970. L’étrangeté de cette branche de la métaphysique est qu’elle doit maintenir une sorte d’épochè quant aux types d’entités qui existent réellement ; c’est pourquoi, en dernière analyse, elle coïncide bel et bien avec la

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définition de l’ontologie formulée plus haut en (2a) dans la section 2 : il s’agit en un sens d’une analyse formelle de la quoddité sans égards pour la quiddité. La question de savoir s’il existe ou non des universaux ou même des objets matériels importe peu et ne doit pas influer sur son enquête ; l’ontologie formelle dégage la structure formelle de tout monde possible. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a aucune incidence sur la métaphysique comprise, au sens (2b), comme la détermination de ce qui existe effectivement dans notre monde, bien au contraire. C’est même principalement sur l’ontologie formelle que se basent les récentes tentatives d’ontologie appliquée (section 8). Cependant, si l’on en vient à présent à la question quid ? (qu’est-ce qui existe au juste dans notre monde, quels types d’entités en fournit le mobilier ?), il faut préalablement examiner un problème méthodologique redoutable légué à la postérité sous le nom de « rasoir d’Occam ». 7. Le principe d’économie ou l’imbroglio d’Occam

Il n’est pas nécessaire de revenir en détail sur l’histoire du fameux rasoir d’Occam pour comprendre son importance dans les débats métaphysiques contemporains. Rappelons seulement que ce principe méthodologique est apparu tel quel dans le contexte de la querelle médiévale des universaux, et que Guillaume d’Occam était un farouche partisan du nominalisme ; on ne trouve nulle part dans ses œuvres de formulation explicite du principe qui porte son nom, mais les énoncés qui s’en rapproche le plus sont les suivants : « Numquam ponenda est pluralitas sine necessitate » (la pluralité ne doit pas être posée sans nécessité) et « Frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora » (c’est en vain que l'on fait avec plusieurs ce que l’on peut faire avec un petit nombre)137. Il s’agit chez Occam d’une ligne de défense de la thèse nominaliste, jugée plus parcimonieuse que le réalisme des universaux. Notons en outre que ce type de principe d’économie se trouve déjà formulé depuis Aristote, et que nous devons à Condillac l’expression de « rasoir des nominaux » déformée en « rasoir d’Occam ».

L’intérêt d’un principe d’économie en métaphysique se mesure à l’aune des définitions de l’ontologie qui, nous l’avons vu, lui assignent la tâche de dresser l’inventaire des types d’entités existants. Soit par exemple l’énoncé suivant :

(1) « Pierre est plus grand que Paul » Est-ce à dire que Pierre possède la propriété « être plus grand que Paul » ? Considérons un second énoncé :

(2) « Pierre mesure 1m. 80 et Paul mesure 1m. 75 » Le fait exprimé par l’énoncé (1) doit-il s’ajouter au fait exprimé par l’énoncé (2) sur les tailles respectives de Pierre et Paul ? En d’autres termes, peut-on réduire (1) à (2), ou bien faut-il admettre que (1) exprime quelque chose de plus que (2) sur le mobilier ontologique du monde ? On pourrait aisément multiplier les exemples de ce type. C’est ce genre de problèmes qui conduit aux formulations contemporaines du rasoir d’Occam comme celle qu’en donne Claudine Tiercelin :

« Prendre au sérieux la métaphysique, c’est commencer par accepter l’idée qu’il faut tendre à une compréhension de la réalité dans les termes du nombre d’ingrédients le plus limité possible, mais en s’assurant aussi qu’on n’en oublie aucun. Discriminer, être complet. Cela oblige à situer correctement, à réduire et, dans certains cas, à éliminer certains traits du monde. À cet égard, le métaphysicien est semblable au physicien dont la méthodologie n’est pas de laisser fleurir un millier de fleurs, mais de suivre le régime le plus hypocalorique possible. »138

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Tel quel, ce principe semble émaner du pur bon sens ; il fait écho à de nombreuses réflexions similaires chez les métaphysiciens contemporains. David Armstrong, par exemple, épilogue sur la nécessité d’une analyse « coût-bénéfice » des thèses métaphysiques, et conclut : « Toutes choses égales par ailleurs, je tiendrai la théorie la plus économique pour la meilleure »139. Empruntant lui aussi le vocabulaire de l’économie, David Lewis compare le « bénéfice théorique » du réalisme modal avec son « coût ontologique », pour se demander s’il s’agit de l’hypothèse la plus « bon marché » (cheap)140.

On peut cependant s’interroger sur le bienfondé de cette obsession méta-théorique qui se semble se ramener ultimement à un compte-rendu du philosophe-consommateur sur le rapport qualité/prix d’une hypothèse (dans un marché hyperconcurrentiel). Le « rasoir d’Occam », promu au rang d’objet fétiche de la métaphysique analytique, pourrait bien avoir été victime de sa célébrité – chacun sait qu’une lame trop affutée présente quelque danger, du moins si l’on s’en sert sans précaution. En 1978 Barry Smith mettait déjà les métaphysiciens en garde contre les effets pernicieux du « réductionnisme occamiste »141. En effet, comme l’écrit Smith, le principe d’économie classique : « tu ne multiplieras pas les entités sans nécessité » a été parfois perverti en vœu de pauvreté : « tu nieras l’existence des entités le plus souvent possible, c’est-à-dire chaque fois que cela est compatible avec tes objectifs philosophiques à court terme ». Cette perversion résulte historiquement de la lutte contre l’inflationnisme ontologique exemplifié par la « jungle meinongienne ». La métaphysique, tout au long du vingtième siècle et jusqu’à nos jours, a été écartelée entre le réductionnisme occamiste et ce type d’inflationnisme ontologique. Kevin Mulligan met ainsi en évidence « une dialectique qui est caractéristique des débats en métaphysique et ontologie analytiques – l’alternance [...] entre des ontologies généreuses et austères »142.

Plutôt que de parler d’alternance diachronique entre ces deux tendances, on pourrait parler actuellement de coexistence, au sein de chaque débat métaphysique important, entre ce que Karen Bennett appelle un high ontology side et un low ontology side en concurrence143. Ainsi, dans le problème de la composition matérielle, le low ontology side est occupé par les « nihilistes compositionnels », qui nient l’existence des composés tels que la table, tandis que le high ontology side est occupé par les partisans déclarés de la composition. Bien sûr, cette bipartition schématique pourrait elle-même être raffinée sur le même principe : il faudrait, au sein des partisans de la composition matérielle, distinguer les « modérés » (e.g. les tables existent, mais tel groupe de tables n’a pas d’existence distincte des tables dont il est composé, en tant que groupe-de-tables) et les zélateurs de la composition méréologique non restreinte (si un espace contient un objet a et un second objet b, il n’existe pas deux mais trois entités dans cet espace : a, b, et la somme méréologique composée de a et b). Comme le soulignent aussi bien Mulligan que Bennett, les partisans des différentes positions, qu’ils soient plutôt économes ou plutôt généreux, essayent généralement de minimiser les différences qui les séparent afin d’éviter le double couperet occamiste (l’accusation, dans un cas, de ne pas postuler assez d’entités, et d’en postuler trop dans l’autre cas – sans doute plus typique)144. Cette stratégie consiste, pour ceux qui sont du côté de la high ontology, à montrer que leurs engagements sont « ontologiquement innocents » [Bennett 2009], et pour les autres, au contraire, à faire des déclarations du type : « ma liste de catégories est plus courte que la vôtre [...] mais je peux faire avec ma liste courte tout ce que vous pouvez faire avec la vôtre » [Mulligan 2000].

Néanmoins les débats sur la formulation la plus adéquate du rasoir d’Occam peuvent être simplifiés par la distinction que rappelle Achille Varzi entre exubérance et extravagance ontologiques145 : l’exubérance concerne l’inflation déraisonnable du nombre d’entités acceptées par une théorie ontologique, tandis que l’extravagance concerne l’acceptation d’entités contre-intuitives et problématiques, même en petit nombre. Cette différence est

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notamment sensible dans les discussions sur la restriction de la composition méréologique. Mais comme le note Varzi, les soupçons d’exubérance et d’extravagance sont parfois fondés, l’un comme l’autre, sur une fausse impression ; il convient donc d’être prudent et rigoureux dans l’évaluation du « coût » ontologique d’une théorie pour faire un usage adéquat du rasoir d’Occam. En d’autres termes, le rôle de l’intuition ne doit pas être déterminant dans une bonne conception de la parcimonie ontologique. Reste que sous sa forme modérée, le principe d’économie ne saurait être écarté d’un revers de manche comme un critère futile ; et il n’est pas si ridicule qu’il y paraît de prétendre, selon le bon mot de Quine, « raser la barbe de Platon avec le rasoir d’Occam ».

Les discussions sur la formulation la plus judicieuse du « principe d’économie » ont donc une place de choix dans les débats méta-ontologiques actuels. Mais ce type de principe méthodologique n’est pas suffisant pour garantir aux métaphysiciens qu’ils gardent les pieds sur terre. 8. Une fêlure dans la tour d’ivoire Dans un article sur la situation problématique de la philosophie contemporaine, Kevin Mulligan, Peter Simons et Barry Smith fustigent en cœur l’horror mundi des métaphysiciens analytiques, ivres de paradoxes insolubles et de controverses en apesanteur146. Cette critique vise en particulier (1) les débats hyperspécialisés dont l’incidence sur l’ontologie en général et plus encore sur la « pratique » est presque nulle et (2) les positions qui, même au sein de débats importants et légitimes, défendent des thèses non seulement contre-intuitives (au point qu’il est difficile de les croire sincèrement vraies) mais qu’il est en outre difficile de se représenter « concrètement »147. La critique (1) peut viser notamment certains débats oiseux sur des paradoxes apparents, et de manière plus générale toutes les publications qui s’occupent de problèmes relativement triviaux ou peu importants avec une approche très techniciste – de type « coupeur de cheveux en quatre ». La seconde critique vise par exemple le présentisme (thèse selon laquelle seul le présent existe) qui est sur certains points aussi difficile à soutenir que le solipsisme, et, quant à la difficulté de l’imaginer intuitivement, le quadri-dimensionnalisme (thèse selon laquelle les objets existent en quatre dimension et ont des parties temporelles). De même, le réalisme modal, qui a suscité une littérature si volumineuse depuis 1986, tombe sous le coup de ces accusations : il est difficile de croire sincèrement qu’une infinité de mondes existe réellement quand nous n’avons aucun moyen de vérifier empiriquement cette thèse apparemment extravagante. Quoi qu’on pense de ces remarques, elles nous rappellent que l’association courante chez les non philosophes du terme « métaphysique » à des spéculations chimériques et irréalistes trouve son fond chez les métaphysiciens eux-mêmes, et que ceux-ci doivent veiller à ne pas s’isoler dans le paysage stellaire des questions dont ils sont spécialistes148. Cependant, loin de reconduire les attaques habituelles envers la métaphysique spéculative en fauteuil, Mulligan, Simons et Smith proposent à leurs pairs quelques excursions encadrées dans les contrées trépidantes du monde moderne. Cette chevauchée philosophique porte un nom : l’ontologie appliquée. Le nom même de cette sous-discipline, qui en est à ses balbutiements, peut surprendre : l’ontologie, par définition, est une enquête théorique qui n’a aucune conséquence pratique. Pourtant le terme « ontologie », même si cela a longtemps échappé aux philosophes, a commencé il y a une quinzaine d’années a être employé par les techniciens des sciences de l’informations. En informatique, en effet, il désigne un langage formel (un artefact logiciel) conçu pour servir de cadre à un certain ensemble d’opérations. En particulier, le développement d’une ontologie informatique répond au problème dit de la « tour de Babel » : comment pouvoir mettre en commun deux bases de données si elle n’ont pas le même « vocabulaire », et plus exactement la même taxonomie pour classer les données

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qu’elles sauvegardent ? Le rôle de l’ontologie dans les sciences de l’information consiste à établir un cadre « universel » approprié pour rendre commensurable les bases de données entre elles ; car, comme en philosophie, les engagements « ontologiques » de telles bases de données ne sont pas forcément apparents, et ne sont pas du tout optimisés. L’ontologie appliquée poursuit ce type de travaux dans des domaines tels que l’ingénierie, la biomédecine, et même la géographie. Il s’agit à chaque fois de hiérarchiser de manière rigoureuse et adaptée les entités auxquelles recourt la discipline en question, influant notamment sur la manière dont les logiciels organisent les données et gèrent des opérations spécifiques. En médecine, cela permet concrètement, en dernière analyse, d’améliorer les systèmes informatique de classification et donc le savoir médical dans sa globalité. En géographie, le recours à l’ontologie permet de clarifier la nature de certaines entités utilisées spontanément, posant des questions telles que : les entités géographiques comme les montagnes existent-elles ? quelle est la relation entre une entité géographique et un territoire physique ? une entité géographique peut-elle subsister sans territoire ou sans frontières définies ? y a-t-il des critères clairs de définition des entités géographies ? etc149. L’ontologie appliquée développe aussi ses activités dans le champ de l’ontologie du social qui, à la suite des travaux pionniers de John Searle, a connu une évolution significative ces dernières années150. Comme le souligne Peter Simons, seul l’avenir nous dira si l’ontologie appliquée peut s’imposer comme une discipline utile et fonctionnelle. D’une certaine manière, on peut donner un sens plus courant – et moins concret – à la notion d’application en métaphysique, en suivant notamment la conception de l’ontologie préconisée par John Heil que nous avons déjà examinée : il est possible d’« appliquer » les résultats d’une ontologie générale à des discipline particulière, comme la philosophie de l’esprit voire les sciences cognitives. Cela permet de mesurer les bénéfices « pratiques » de la métaphysique. Un autre biais pour aborder la question du rapport entre la métaphysique théorique et le monde quotidien est celui de l’expérience empirique. Au moins deux types de pratiques peut garantir à la métaphysique un rapport à l’expérience, fût-il médié par l’intuition. Le premier est l’expérience de pensée, dont le rôle heuristique dans l’investigation philosophique en général et la métaphysique en particulier a été maintes fois souligné. Les expériences de pensée permettent de mettre à l’épreuve nos intuitions spontanées et irréfléchies sur tel ou tel sujet, et de rectifier en conséquence certains postulats ontologiques inadéquats. Le second type de rapport à l’expérience se retrouve dans le développement plus confidentiel de la métaphysique expérimentale, qui teste sur le plus grand nombre d’individus possible nos intuitions ontologiques, non dans le but de les corriger, mais de les recenser. Certes, rien ne nous indique que nos conceptions spontanées sont justes ; mais cela peut tout de même servir à guider la recherche théorique ou à soulever de nouvelles questions. Le problème du rapport de la métaphysique au sens commun est ancien ; Moore faisait un large usage de ce dernier pour « réfuter » l’idéalisme. Nous avons déjà souligné que la formalisation de l’ontologie n’est pas une croisade impitoyable contre l’intuition, mais en est au contraire le prolongement et la correction. Cependant certains travaux151, reprenant le fil d’une tendance qui parcourt toute l’histoire de la philosophie, ont remis au goût du jour la possibilité d’une « ontologie naïve » par opposition à l’ontologie savante, par analogie avec la « physique naïve ». Prenant le contrepied de l’idée que « la métaphysique est presque par définition contraire au sens commun »152, l’ontologie naïve porte son attention sur la réalité mésoscopique, en ne cherchant pas à corriger la manière dont nous l’appréhendons naturellement. Après avoir parcouru à marche forcée quelques-uns des principaux aspects de la métaphysique et de l’ontologie contemporaines, nous pouvons pour terminer nous arrêter brièvement sur deux aspects plus circonstanciels de la question : la situation de la

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métaphysique en France et l’avenir incertain de la discipline considéré dans la perspective du schisme analytico-continental. 9. La métaphysique à la française La situation de la métaphysique en France est un quelque peu paradoxale : tandis que les philosophes français ont compté parmi les plus grands métaphysiciens des sept derniers siècles, notamment au Moyen-Âge et à l’époque moderne, ce n’est plus dans le champ de la philosophie dite « française » que la métaphysique est aujourd’hui la plus vivante. L’avenir même de la phénoménologie française, partagée depuis la mort de Merleau-Ponty entre une tradition herméneutique heideggérienne (Derrida, Janicaud, Courtine) et une tradition « orthodoxe » plutôt husserlienne (Henry, Marion, Barbaras) est pour le moins incertain et peut difficilement prétendre incarner l’actuel renouveau des questionnements métaphysiques. Certes, les œuvres des phénoménologues réalistes, de Daubert à Ingarden, suscitent un regain d’intérêt historique en France comme en témoignent les travaux salutaires de Jean-François Lavigne, Patricia Limido-Heulot ou Wioletta Miskiewicz ; mais ces études n’ont pas d’ambition directement programmatique pour l’avenir de l’ontologie. Comme l’écrivait récemment Jean-François Courtine :

« Si la phénoménologie ou mieux son ‘idée’, voire son idée critique, doit se défendre, c'est sans doute bien plutôt contre elle-même, j’entends contre son élargissement tous azimuts et les effets qu’il induit de labélisation et d’identification contrastive : phénoménologie versus philosophie analytique. »153

Il existe cependant des philosophes français non analytiques qui assument pleinement l’ambition de faire œuvre de métaphysicien. Outre les œuvres d’Alain Badiou, le programme ambitieux du « matérialisme spéculatif » de Quentin Meillassoux ouvre de vastes horizons et suscite un intérêt croissant, d’autant plus que ses développements les plus conséquents restent à paraître dans l’ouvrage monumental annoncé sous le titre L’inexistence divine. La métaphysique analytique « française », ou plutôt d’origine française puisqu’un courant international saurait difficilement s’inféoder à une langue ou un pays – fût-ce l’Angleterre ou les Etats-Unis –, se développe rapidement après des débuts difficiles. Il faut saluer les travaux accomplis par Frédéric Nef, ainsi que Jean-Maurice Monnoyer et Roger Pouivet notamment, pour diffuser les textes, les débats et l’histoire de cette tradition. La nomination de Claudine Tiercelin au Collège de France représente à cet égard un double événement : d’une part parce que celle-ci, tout en gardant une fort lien à l’histoire de la philosophie et à la tradition rationaliste française, s’inscrit dans le courant analytique ; d’autre part parce que c’est la première fois dans l’histoire de cette illustre institution qu’une chaire de métaphysique (et plus exactement de « métaphysique et de philosophie de la connaissance ») est créée. La prétendue « inconnue du Collège de France »154, dont les travaux importants sur Peirce, Putnam et le pragmatiste appellent la métaphysique à garder les pieds sur terre, n’hésite pas à présenter dans Le ciment des choses155 le programme d’une métaphysique scientifique réaliste, basée sur une solide réflexion épistémologique inspirée des travaux les plus conséquents en la matière. Cependant, questionner le statut actuel de la métaphysique en France ne doit pas nous empêcher de (re)découvrir la riche lignée des métaphysiciens français du XXème siècle, parfois oubliés, appartenant à des courants aussi divers que le spiritualisme, le personnalisme, le néothomisme, le néoplatonisme, l’existentialisme, etc. Mentionnons parmi eux : Jean Wahl (Traité de métaphysique, L’expérience métaphysique), Vladimir Jankélévitch (Philosophie première), Étienne Gilson (L’Être et l’essence), Stanislas Breton (Du principe), Louis Lavelle (les quatre volumes de La dialectique de l’éternel présent), Nicolas Berdiaev (Essai de

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métaphysique eschatologique), Gabriel Marcel (Journal métaphysique, Le mystère de l’être), Maurice Nédoncelle (Intersubjectivité et ontologie), Aimé Forest (Du consentement à l’être), Maurice Blondel (L’être et les êtres), Jean-Paul Sartre (L’être et le néant), Étienne Souriau (Les différents modes d’existence). Bien entendu, toutes ces œuvres explicites sur le caractère métaphysique de leur projet ne présentent pas le même intérêt ; mais il serait au moins instructif de réévaluer leurs propositions au regard des acquis contemporains. Tout en demeurant particulièrement attentifs au contexte français, il semble nécessaire de conclure cette synthèse sur quelques perspectives d’avenir, en posant à nouveau frais et par un biais optimiste la question de la division analytico-continentale. 10. Vers l’improbable réunion de la métaphysique ?

De même que le provincialisme156 qui a souvent conduit à minorer l’importance de la métaphysique analytique dans certains milieux universitaires français – à de notables exceptions près157 – a trop duré (l’enseignement dispensé dans la plupart des classes préparatoires et les programmes de l’agrégation suffisent à témoigner de cet « oubli » dommageable158), de même le schéma binaire qui oppose la French Theory à une philosophie analytique pétrie de positivisme logique est largement périmé. Ni les uns, ni les autres des « partis » en présence dans les débats métaphysiques actuels ne sont susceptibles d’être réduit à ces trademarks du siècle dernier, et une partie de la charge éristique du « débat » analytico-continental en métaphysique semble relever de combats d’arrière-garde. Non que les différences entre ces deux traditions soient négligeables ou fantasmées ; elles sont incontestables, et paraissent parfois, il faut le reconnaître, abyssales. Cependant le vrai problème du « schisme » n’est pas la virulence des discussions, que semble traduire la violence des propos tenus ici et là159, mais bien l’absence même de débat : la polémique occupe le plus souvent la place de la discussion, et chacun campe sur ses positions (ou sur ses préjugés). « Bref, les échanges entre les deux camps ont surtout jeté de l’huile sur le feu »160, comme l’écrit Hans-Johann Glock dans un livre récemment traduit sur la philosophie analytique et son histoire. Certes, la France a connu ses « passeurs » : au sein de la génération 1920-1945, Louis Couturat, Jacques Herbrand, Jean Nicod, Émile Meyerson, Jean Cavaillès, Albert Lautman ; puis au sein de la génération 1945-1970, Gilles Gaston Granger, Jules Vuillemin ; enfin dans les années 1970, Jacques Bouveresse, Claude Imbert, Jean Largeault, Paul Ricœur, Francis Jacques et Denis Zaslawsky. Ils sont aujourd’hui plus nombreux encore et certains disposent d’une large audience. Mais l’implantation d’un ferment analytique en territoire « continental » ne suffit pas à faire émerger un dialogue dépassionné. Comme le disait déjà le Père Van Breda en 1958 aux analytiques qui lui faisaient face : « Quand nous nous voyons, nous sommes parfois trop polis, et très peu honnêtes. C’est la vérité pure et simple, je crois, de dire qu’il y a beaucoup de continentaux qui n’ont aucun intérêt réel pour votre philosophie. Et j’ose dire que c’est la même chose chez vous envers les continentaux. » Et, ajoutait-il à juste titre, « on clarifie beaucoup la discussion en le disant ouvertement »161. Loin de stimuler la qualité des publications en mettant en concurrence, si l’on peut dire, les hypothèses antagonistes, les effets du « schisme » sont donc essentiellement négatifs, créant un climat d’aigreur et poussant certains à adopter des postures de martyrs (en France, les analytiques tendent à se sentir minoritaires et marginalisés, les continentaux « envahis », et de part et d’autre on trouve des attitudes de résistance – on l’a bien vu lors du pseudo-scandale de la nomination de Claudine Tiercelin au Collège de France). À cela s’ajoute un phénomène corrélatif d’invisibilité réciproque des publications162.

Comme dans tout bon western, la question qui importe semble aujourd’hui plus que jamais : « Which side are you on, boy ? »163. L’injonction est particulièrement sensible pour

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les étudiants qui, si l’on peut dire, n’ont pas encore choisi leur camp. Bien entendu, le choix en faveur de la philosophie continentale, facilité par la tendance française à assimiler la philosophie en général à une conception exégétique de l’histoire de la philosophie, se fait plus souvent « par défaut » que le choix inverse. À cet égard, il n’est pas anodin de voir certains universitaires français mentionner dans leur parcours académique l’année de leur « tournant analytique », conversion sans retour qui conditionne fortement l’orientation d’une carrière.

Cependant, nous l’avons amplement constaté, les adversaires de la métaphysique ont existé dans tous les camps, et reviendront à la charge164; peut-on imaginer que, dans un avenir proche ou lointain, ses partisans de tout bord fassent front uni ? Citons le commentaire éclairé de Dean Zimmerman :

« L’impression qu’il y a une différence profonde et principielle entre la philosophie analytique et d’autres traditions s’est avérée néfaste pour la santé de la métaphysique (et pour d’autres branches de la philosophie sans aucun doute), isolant des alliés naturels et empêchant de saines critiques d’être entendues de part et d’autre des nombreuses frontières analytique/non-analytique. Il est à espérer que les métaphysiciens qui considèrent que la philosophie analytique est fondamentalement hostile à la métaphysique découvriront que les questions classiques et substantielles de leur discipline sont à nouveau au plus haut sur l’agenda analytique – et qu’elles l’ont été en réalité durant plus de la moitié de l’histoire de la philosophie analytique, en particulier à ses commencements. Il est également à espérer que les métaphysiciens analytiques s’ouvriront aux meilleurs travaux contemporains issus de traditions métaphysiques trop longtemps tenues à l’écart de la philosophie analytique – par exemple, le néo-thomisme, le néoplatonisme, la philosophie du processus, le personnalisme, l’idéalisme. »165

Si l’on peut rester sceptique face à l’optimisme de Zimmerman, on ne peut ignorer le bon sens de ses propos, validés par un examen lumineux de l’histoire de la philosophie analytique – qui n’a jamais été dans son projet, répétons-le, antimétaphysique. Des philosophes d’horizons très divers partagent d’ailleurs une partie de ses conclusions ; Alain de Libera écrit qu’« une sérieuse confrontation des points de vue s’impose. Elle est souhaitable. Elle est possible »166. Hans-Johann Glock nuance toutefois la perspective naïve d’une synthèse :

« Si le contraste analytique/continental est devenu obsolète, ce n’est en rien parce que nous nous serions déplacés vers une nouvelle synthèse en plein épanouissement. Il a peut-être tout simplement été débordé par d’autres distinctions. »167

Il serait cependant malhonnête de ne pas mentionner également les commentaires sceptiques sur la question168. Frédéric Nef juge que cette perspective est prématurée :

« Je ne crois pas que le moment de la grande unification entre la phénoménologie, la pensée analytique de style épistémologique ou wittgensteinien soit venu : comme en physique l’unification viendra à son heure d’une théorie beaucoup plus puissante et non d’un collage ou d’un accouplement des divers champs concernés. »169

C’est également au cas de la physique théorique que recourt Jean-Michel Roy en reprenant à contre-emploi les travaux controversés de Thomas Kuhn sur les révolutions scientifiques170, en aboutissant néanmoins à des conclusions plus favorables à la réunion.

Ces dernières années, plusieurs initiatives sont allées dans le sens du dialogue. En ce qui concerne la métaphysique, cet élan a pu donner lieu récemment à des ouvrages collectifs tels que Ce peu d’espace autour, auquel des philosophes d’obédiences aussi diverses que Tiercelin, Meillassoux, et Marion ont contribué171. Mais la plus belle réussite française en

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matière de diversité métaphysique est peut-être le Groupe « Métaphysique à l’ENS » formé par Francis Wolff il y a quelques années, à l’origine du collectif Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?172 Cette perspective d’ouverture est encore fragile, et doit sans doute passer par le retour actuel sur l’histoire de la division analytico-continentale et par la redécouverte des métaphysiciens inclassables qui font la richesse du vingtième siècle, de Meinong à Ingarden. Citons à nouveau les propos bienveillants – mais prudents – que Jean Wahl tenait face à son illustre auditoire anglo-saxon dès 1958 :

« S'il y a un accord, s’il y avait par hasard un accord possible entre la phénoménologie et la philosophie analytique, peut-être que ce serait là, la vérité. Mais qu’est-ce que cela signifie la vérité ? C'est justement une des questions devant lesquelles nous nous trouvons. »173

La remarque de Jean Wahl n’est pas seulement rhétorique : ce qui se fait jour derrière l’idée, peut-être naïve et illusoire, d’une réunion de la métaphysique, c’est avant tout le procès long et complexe qui devra replacer une conception sérieuse de la vérité et de la connaissance au cœur du projet ontologique. La lutte contre les ennemis héréditaires, scepticisme et déflationnisme, est l’affaire de tous les courants philosophiques par-delà leurs divisions ; et il serait aujourd’hui préjudiciable, pour quiconque se veut métaphysicien, de prétendre faire cavalier seul.

C’est en quoi, on peut le présumer, le programme « œcuménique » (et non syncrétique)174 de l’Atelier de métaphysique et d’ontologie contemporaine n’est pas simplement le reflet de la naïveté estudiantine ou d’un compromis « philosophiquement correct ». À l’heure où certains philosophes analytiques discutent voire défendent des thèses heideggériennes175, où d’autres préconisent la réunion des deux traditions incarnées par les trinômes « Frege-Russell-Wittgenstein » et « Brentano-Husserl-Ingarden » autour des développements récents de l’ontologie formelle176, il est à espérer que l’ambition d’aborder de front différentes conceptions jugées incommensurables de la métaphysique n’est pas totalement vaine. Se tenir à l’écart des effets polémiques du schisme analytico-continental sans négliger des différences souvent radicales ni sombrer dans un relativisme méta-ontologique injustifié177 : l’exercice est périlleux, mais vaut la peine d’être humblement et collectivement tenté. 1. Volpi [1999] p.88 (nous soulignons). L’auteur achève son article par cette conclusion pour le moins partisane et contestable : « Il faut reconnaître que de nos jours – pour les raisons logico-empiriques déployées par Carnap, logico-analytiques montrées par Wittgenstein, historiales évoquées par Heidegger et historiques indiquées par Habermas – on ne peut plus employer le mot ‘métaphysique’ sans devenir suspect. Nous n’avons plus un rapport direct avec ce que la métaphysique a été, et ne pouvons plus avoir avec elle un rapport de simple répétition. Nous pouvons avoir uniquement un rapport critique. » (p.88). Pis encore : « On ne peut ressusciter l’idée de métaphysique comme epistêmê, sans reprendre en même en même temps l’idée de la theoria comme forme de vie, comme praxis suprême. Voilà une bonne raison pour dire que depuis Aristote la métaphysique n’a fait aucun pas en avant. » (p.89). 2. Nef [2004]. Voir en particulier la première partie (« La métaphysique n’est pas morte ») qui établit les enjeux de la question, la seconde partie (« La mort lui va si bien ») qui s’attache principalement aux critiques kantienne et derridienne, et les troisième et quatrième parties qui examinent et réfutent d’un point de vue historique la thèse heideggérienne de la constitution « ontothéologique » de la métaphysique.

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3. Les sections 2 et 3 introduisent les principales caractéristiques de la métaphysique telle qu’elle est pratiquée, avec beaucoup de vitalité, dans le « monde » de la philosophique analytique (qui est aussi, que nous le voulions ou non, notre monde). Sur la question épineuse du schisme analytico-continental, voir la section 4, et sur les conséquences de cette division en France, voir la section 9. Enfin, sur l’improbable perspective d’une « réunification » de la métaphysique, voir la section 10. 4. Sur l’histoire et la cohérence de l’usage philosophique du terme d’« analyse » (notamment chez Kant et Bolzano), voir Lapointe [2008]. Pour une réflexion sur les liens entre métaphysique et analyse, voir Zaslawsky [1982]. 5. Voir la mise au point lumineuse de Zimmerman [2004]. 6. Wittgenstein [1921/1993], p. 112. 7. Ibid., p.10 8. Nous ne pouvons bien sûr, dans un espace si restreint, que proposer une caractérisation lapidaire et superficielle de la question qui traverse de part en part l’œuvre du premier Wittgenstein. Pour une introduction générale aux différents problèmes du Tractatus, voir Chauviré [2009]. 9. Le terme de « dépassement », utilisé par Carnap et Heidegger, est peut-être ici maladroit. L’extrait suivant, datant de 1931, rend sans doute mieux l’ambiguïté (nécessaire) de la position de Wittgenstein à l’égard de la métaphysique : « Je crois maintenant qu’il faudrait commencer mon livre avec certaines observations sur la métaphysique considérée comme un type de magie. Ce faisant, je ne pourrais pourtant ni prendre parti pour la magie ni me moquer d’elle. Il faudrait garder la profondeur de la magie. Oui, la l’élimination de la magie a ici le caractère de la magie elle-même. » (« Bemerkungen über Frazers The Golden Bough », éd. R. Rhees, Synthese, XVII (1967), p.233-253) 10. Il est d’ailleurs loisible de se demander ce que Wittgenstein lui-même aurait pensé de la déferlante historique et interprétative qu’ont suscitée ses écrits ! 11. Le manifeste et les principaux articles du Cercle de Vienne sont traduits dans Soulez [1985]. Pour une introduction détaillée aux doctrines et à l’histoire du Cercle, voir Schmitz [2009]. 12. Wittgenstein [1921/1993], « Avant-propos », p. 31. 13. « À l’époque où nous avions lu dans notre ‘Cercle’ le livre de Wittgenstein [le Tractatus], je m’étais convaincu, me trompant, que son attitude à l’égard de la métaphysique était la même que la notre. Je n’avais pas fait attention aux nombreuses assertions de genre mystique contenues dans son livre ; sans doute parce que ce qu’il pensait et ressentait dans ce domaine était trop différent de mes pensées et de mes sentiments. [...] J’eus l’impression que son ambivalence à l’égard de la métaphysique était seulement un aspect particulier d’un conflit intérieur plus fondamental dans sa personnalité, dont il souffrait profondément. » (Carnap, « Intellectual Autobiography », in P.A. Schilpp (éd.), The Philosophy of Rudolf Carnap, p.27) 14. Soulez [1985], p.160. 15. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. fr. Jarczyk et Labbarière, 1993, p.593, cité à titre d’exemple par Nef [2004], p.156. 16. Traduit dans Soulez [1985], p.183 sq. 17. Cette thèse est notamment dirigée contre Bergson, qui dans son « Introduction à la métaphysique » (in La pensée et le mouvant) affirmait la supériorité de l’intuition, nous permettant d’accéder à « l’absolu », sur l’analyse. Ce texte de 1903 déploie à cet égard un schème essentiel dans le

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développement ultérieur de la division analytico-continentale. Pourtant l’opposition systématique entre intuition et analyse est dommageable : toute métaphysique, aussi scientifique qu’elle se veuille, ne saurait sans préjudice faire l’économie du recours à l’intuition. Même une discipline aussi rigoureuse que l’ontologie formelle requiert une part d’intuition (voir section 6). 18. Schick admet toutefois que les textes métaphysiques puissent alors se lire comme des « poèmes conceptuels » qui, à l’instar de la poésie, nourrissent la vie et non la connaissance. Mais Carnap n’est pas aussi charitable : partant du principe que « l’art est le moyen d’expression adéquat et la métaphysique un moyen inadéquat pour rendre le sentiment de la vie », il conclut pour sa part que les métaphysiciens sont comparables à « des musiciens sans talent musical ». 19. Cf. Benoist [2004] : « Il y a à parier que Carnap aurait été amplement confirmé dans cette analyse par les développements contemporains de la phénoménologie, qui l’ont décidément installée sur un terrain très éloigné de la positivité empirique qu’il objectait déjà à la dramaturgie existentielle heideggérienne. » 20. Nef [2004], p.158 21. On sait par surcroît que la présence de l’observateur par rapport au dispositif expérimental a pris une importance sans précédent dans la physique quantique ; en ce sens tout « énoncé protocolaire » est tributaire du scientifique qui l’établit, et c’est pourquoi la physique théorique contemporaine est si vulnérable à l’idéalisme. Cf. Tiercelin [2011] : « il est assez clair que la menace idéaliste pèse au moins autant et même de plus en plus sur la science que sur la métaphysique » (p.28). 22. C’est toutefois cet argument qui motive encore aujourd’hui une partie des attaques antiréalistes portant sur l’absence d’issue des débats métaphysiques. 23. En réalité Carnap essaye dans La construction logique du monde d’adopter une position de « neutralité » à l’égard des problèmes métaphysiques. La reconstruction logique des concepts, selon lui, ne valide ni le réalisme ni l’idéalisme. Mais, comme le remarque Nef [2004], « si l’on parle de neutralité entre deux thèses A et B, cela implique qu’on accorde du sens à A et B » (p.167). 24. Heidegger, Einleitung in die Metaphysik, in Gesamtausgabe, t.40, 1983, p. 227-228, cité par Volpi [1999]. 25. Sylvan [1997] (cf. infra sur le rapprochement entre Heidegger et Wittgenstein). Benoist [2004] résume ainsi cette situation : « La philosophie du XXe siècle, rétrospectivement, renvoie l’image d’un terrain de bataille étrange : comme si, au cœur des années 1930, qui constituent certainement l’épicentre de ce siècle, le point auquel les ruptures décisives s’accomplissent, s’opéraient toute une série de mouvements confus autour du cadavre supposé de la métaphysique. Par après, d’un côté il y a ceux qui sont persuadés de se tenir ‘après la fin de la métaphysique’ et qui taxent les autres d’une naïveté préjudiciable qui les aurait fait rester en deçà de la limite invisible ainsi franchie ; de l’autre il y a lesdits naïfs, mais qui, quant à eux, tiennent les premiers, justement, pour les vrais et seuls métaphysiciens, et les combattent comme tels, s’estimant seuls vrais détenteurs de la critique de la métaphysique. » (p.176). 26. La question du rapport de Heidegger à Husserl est bien sûr plus complexe. On peut toutefois citer ce commentaire éclairant de Benoist [2004] : « Dans son principe, la critique heideggérienne de la phénoménologie est phénoménologique : la méthode phénoménologique telle que Husserl l’a mise en œuvre y est contestée, au moins au départ, comme « non phénoménologique » (unphänomenolo- gisch) dans ses attendus, c’est-à-dire comme insuffisamment phénoménologique. Il ne s’agit pas alors de moins, mais de plus, toujours plus décrire, ni de moins revenir à l’immanence de la donnée, mais de s’y enfoncer toujours plus, en en modifiant le sens – en apercevant que celle-ci ne peut correctement être qualifiée comme sujet, si ce n’est par un préjugé métaphysique, mais doit l’être comme être, qui se rencontre toujours dans le format d’un monde » (p.172). Ou encore : « C’est de l’exigence du retour

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aux choses mêmes que tout devient possible, à partir du moment où ce retour n’est plus entendu comme captation et mise à la disposition pour la conscience constituante, mais pur laisser-être de la chose. » (ibid.). 27. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, in Gesamtausgabe, t.3, p.231 28. Heidegger, Questions I, Gallimard, p.289 29. Heidegger, « Temps et Être », in Zur Sache des Denkens, Tübingen, 1969, p.25 (trad. fr., Questions IV, Paris, 1976, p.48), cité par Marion [1999]. 30. Volpi [1999], p.81. 31. Voir notamment Nef [2004] pour un traitement critique de la question. Pierre Aubenque, Jean-Marc Narbonne, Alain de Libera, Jean-Luc Marion et Jean-François Courtine ont montré dans diverses études historiques érudites les limites de la thèse heideggérienne, qui néglige notamment toute la tradition néoplatonicienne de l’hénologie. 32. Courtine [1999], p.157. On peut d’ailleurs arguer que cette « historialisme destinal » qui supporte la thèse du dépassement de la métaphysique est lui-même éminemment métaphysique. Cf. Benoist [2004] : « La difficulté de la problématique heideggérienne et post-heideggérienne du dépassement de la métaphysique nous semble du reste tenir à son caractère proprement... métaphysique. En effet, comment ne pas reconnaître, dans cette vision téléologique de l’histoire, dans laquelle un principe, nommé « métaphysique », s’accomplirait jusqu’à son retournement en arraisonnement et maîtrise technologique du monde, une forme à peine larvée d’idéalisme historique ? Comment croire que la « métaphysique » soit au principe de l’histoire du monde ? Il y a là une répétition des structures de l’idéalisme historique – et, pour être plus précis, de l’idéalisme hégélien –, d’autant plus absolue qu’elle se présente sous les espèces du dépassement radical de cet idéalisme, parlant depuis un au-delà qui lui donne l’intelligibilité de l’ensemble du processus, l’idéalisme et sa catastrophe compris. » (p.175) 33. Aubenque [2009]. 34. Ce qui revient à faire, selon les propres termes de Heidegger, une « histoire de l’être entendue comme métaphysique » (Nietzsche, II, Neske, Pfullingen, 1961, p.458 sq.). 35. Courtine [2005]. On peut situer ces travaux dans la double descendance de Heidegger et de Pierre Aubenque. 36. C’est le terme qu’a également retenu, en revendiquant l’héritage foucaldien, Alain de Libera, notamment dans son étude monumentale sur la constitution du concept moderne de « sujet » au Moyen-Âge. 37. Courtine [2005], Introduction. On peut lire également sur la quatrième de couverture : « En distinguant ainsi différents « âges » de la métaphysique, et en faisant ressortir les conditions très déterminées de son interprétation (arabo-latine) comme onto-théologie, la présente recherche espère contribuer ainsi à relancer l’écriture de ses histoires dont toute métaphysique future – analytique ou non – ne saurait faire l’économie. » 38. L’idée répandue en France que certains vocables heideggériens seraient intraduisibles est révélateur de la vénérable indéfinition dont ils semblent parfois auréolés – sans parler des considérations sur l’essence philosophique de la langue allemande, héritière de la supériorité « originaire » supposée de la langue grecque. Néanmoins, le thème de l’Ereignis, au cœur de la Kehre heideggérienne, est complexe, et ne peut être ici que simplifié de manière outrancière.

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39. Aubenque [2009]. 40. Le rapprochement entre Heidegger et Wittgenstein est devenu courant, notamment depuis les considérations de Richard Rorty dans Philosophy and the Miror of Nature. Il convient toutefois de préciser que des notes des deux philosophes indiquent clairement qu’ils n’approuvaient pas les analyses de l’autre. Voir sur ce point M. Marion [2011]. 41. Pour une histoire critique de ce « tournant herméneutique » de la phénoménologie, voir Grondin [2003]. 42. Selon Grondin [2003], il y a trois grandes conceptions de l’« herméneutique » chez Heidegger : la première herméneutique de la facticité (1923), l’herméneutique du Dasein dans Être et temps (1927), et enfin l’herméneutique plus tardive de l’histoire de la métaphysique. 43. Gadamer, « Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique », in L’Art de comprendre, Paris, Aubier, 1991, p. 22, cité par Rodier [2011]. 44. Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 396. 45. Gadamer, « Denken », Die Religion in Geschichte und Gegenwart, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 2000, p. 703-704, cité par Rodier [2011]. 46. Gadamer, Die Lektion des Jahrhunderts, p. 85, cité par Rodier [2011]. 47. Gadamer, « Danken und Gedenken », dans Hermeneutische Entwürfe. Vorträge und Aufsätze, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 2000, p. 210, cité par Rodier [2011]. Pour Gadamer, ce type d’expérience du transcendant se rencontre notamment dans la reconnaissance et la gratitude. 48. Gadamer, « Philosophy as a Common Human Engagement », p. 11, cité par Rodier [2011]. Le philosophe prend soin de préciser que, même et surtout « à notre époque scientifique », « nous n’avons pas à nous excuser de nous poser des questions auxquelles nous ne pouvons pas répondre ». On peut se demander pourquoi notre époque serait plus « scientifique » que, par exemple, celles de la Renaissance ou de la Grèce classique – qui furent des époques tout autant « philosophiques », si cela a un sens. La stratégie qui consiste à dénigrer la scientificité « techniciste » au profit de l’authentique questionnement philosophique est sans aucun doute un héritage heideggérien. Pour une mise au point sur les questions en « comment » et en « pourquoi », censées distinguer science et philosophie, voir la section 2. 49. Gadamer, « Phänomenologie, Hermeneutik, Metaphysik », p. 107-108, cité par Rodier [2011]. On peut d’ailleurs s’amuser à remplacer « métaphysique » par « foi » sans que le sens de la phrase soit radicalement transformé… 50. Derrida, De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p.13 51. Ibid., p.14 52. Derrida, Sauf le nom, Galilée, 1993, p.21, cité par Aubenque [2009]. 53. Aubenque [2009], p.60 54. Ibid., p.61 (nous soulignons) 55. Ibid., p.63

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56. Nef [2004] (p.180 sq.) reprend les analyses de Kevin Mulligan et Vincent Descombes qui mettent au jour les principaux « sophismes » derridiens. Sylvan [1997] développe quant à lui une « déconstruction de la déconstruction » à partir de la logique dialéthique – l’une des formes de la logique paraconsistante – qui permet d’éviter les paradoxes liés à l’autoréférentialité. 57. Aubenque [2009] situe cette attitude dans la descendance du néoplatonisme et de la mystique rhénane auxquels Derrida a consacré plusieurs travaux. 58. Habermas [1988/1993] 59. Ibid., pp.41-42 60. Ibid., p.36 61. Nef [2004], p.89 62. Ryle [1932] 63. Ibid., p.143 64. Ryle sait gré à Kant d’avoir clarifié le concept d’existence dans sa réfutation de la preuve ontologique, mais lui reproche néanmoins de ne pas avoir été assez loin – c'est-à-dire de ne pas avoir vu que « Dieu » n’est pas le sujet logique de l’énoncé « Dieu existe ». 65 Dans The Concept of Mind (1949), Ryle s’attaque aux concepts mentaux pour révéler l’absurdité du problème – éminemment métaphysique – du dualisme du corps et de l’esprit. 66. Pour une critique plus développée du « linguisticisme » en général, voir la section 3. 67. Putnam [2004] en présente la formulation la plus récente. 68. Une somme méréologique est un tout qui résulte de la « fusion méréologique » de ses parties, c’est-à-dire qui ajoute quelque chose à l’existence indépendante des entités dont il est composé en tant que tout. Prenons l’exemple d’un espace contenant deux objets. Pour un partisan de l’existence des sommes méréologiques, cet espace contient en réalité trois entités : les deux objets et le « tout » constitué par ces deux objets ; pour un partisan de l’inexistence de telles sommes, au contraire, la pièce contient seulement deux entités, et le fait que l’on puisse considérer l’ensemble qui contient ces deux entités à titre d’éléments n’ajoute rien de plus à l’existence de ces deux entités. Voir également, sur ce point, les sections 6 et 7. 69. Putnam [2004], p.43 70. Ibid., p.85 71. Putnam considère que la métaphysique va à l’encontre du sens commun, tandis que Peirce – qui est lui-même un représentant illustre du pragmatisme – pense au contraire que la métaphysique a partie liée au sens commun, à condition d’en avoir une approche critique. Cf. Peirce, The Collected Papers of Charles Sanders Peirce, ed. Charles Harsthorne, Paul Weiss, and Arthur Burks. Cambridge, Mass, Harvard U.P., vol. 1, §129. 72. Nef [2004], p.25 73. La Fontaine, « La chatte métamorphosée en femme », Livre II, fable 18, vv. 41-42

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74. J.-L. Marion [1999], p.30. La comparaison avec les propos antérieurs de Jean-Luc Marion prête à sourire : « À l’évidence [sic], depuis que la métaphysique a trouvé sa fin, soit comme un achèvement avec Hegel, soit comme un crépuscule avec Nietzsche, la philosophie n’a pu se poursuivre authentiquement que sous la figure de la phénoménologie » (Phénoménologie et métaphysique, sous la dir. de J.-L. Marion et G. Planty-Bonjour, PUF, 1984, p.7) 75. Benoist [2004], p.180. L’exhortation velléitaire à vouloir toujours tout dépasser en matière théorique, voire, avec d’autant plus de complaisance, à dépasser le dépassement, a été l’un des leitmotivs du XXème siècle, parfois sous la forme d’un reliquat hégélien ou nietzschéen (augurant, pour notre siècle nouveau, l’ère des « post- » : postmodernisme, post-structuralisme, et bien sûr pensée post-métaphysique). Pourquoi la métaphysique ne pourrait-elle pas continuer à poser avec sérénité les problèmes importants que lui a légué une tradition multimillénaire qu’on prétendrait reléguer au magasin des accessoires ? « Nous ne sommes pas convaincus, quant à nous, que la philosophie ait réellement changé de nature ou, à plus forte raison, soit menacée (cette menace fût-elle présentée comme son espoir ultime) de disparaître ou de se transformer en un autre type de pensée fondamentalement différent. Et la phénoménologie n’est certainement pas le gouffre où celle-ci devrait s’engloutir et/ou se régénérer une fois pour toutes. » (ibid., p.175). 76. « D’où la représentation tentante, et partagée aujourd’hui au moins par une bonne part des phénoménologues français, d’une phénoménologie qui viendrait ‘après la fin de la métaphysique’, comme son achèvement et sa dissolution naturelle. » (Benoist [2004], p.173) 77. Citons encore Jean-Luc Marion, cette fois pour illustrer cette rhétorique : « la métaphysique [...] ne cesse de se dépasser elle-même. [...] D’ailleurs, les virages successifs de la métaphysique historiquement réalisée [...] mobilisent déjà en fait cette propriété intrinsèque de la métaphysique – dépasser, dépasser son dépassement, bref se dépasser elle-même. » (J.-L. Marion [1999], p.33). 78. Putnam [2002], p. 101 79. Pascal Engel, préface de : J. Benovsky, Le puzzle philosophique, édition Ithaque, 2010. 80. Tiercelin [1995], p.401 81. Nef [2004]. Notons toutefois que la seconde partie de Qu’est-ce que la métaphysique ?, qui fait pendant à une première partie essentiellement critique destinée à réhabiliter la métaphysique face à ses détracteurs célèbres, se concentre sur les divers développements de la métaphysique analytique. Notre synthèse tente d’aborder, au risque de survoler la question et de mettre à mal l’unité supposée de la discipline et de ses pratiques, la métaphysique non-analytique (sur la question de cet « œcuménisme », voir la section 10). 82. Voir, sur ce point, Tiercelin [1995] et surtout l’analyse lumineuse de Brisson [1999]. 83. Varzi [2005/2011] 84. Pour Meinong, la « théorie de l’objet » doit aller plus loin que l’ontologie (même si par commodité sa position est ici assimilable à 2a). La proposition (2), pour la résumer clairement en évitant ce type de confusion circonstancielle, consiste donc, à l’inverse de (1), à soutenir la primauté de la quoddité sur la quiddité. 85. Varzi [2005/2011], p.25 86. Smith [2003] 87. Sur la conception contemporaine de l’ontologie formelle, voir la section 6.

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88. Nous passons sur le fait que, comme l’a souligné Frédéric Nef en plusieurs endroits, la différence entre l’enquête physique et l’enquête métaphysique ne saurait se résumer à une distinction simpliste entre les questions en « comment ? » et les questions en « pourquoi ? ». Ce sont plutôt deux types de questions en « comment ? » et deux types de questions en « pourquoi ? » qu’il faudrait distinguer : « Bien entendu la distinction des questions en pourquoi et de celles en comment ne recouvre pas celle entre questions de type physique et questions de type métaphysique : il existe en fait quatre type de questions théoriques : physiques en pourquoi (pourquoi le ciel est-il bleu ?), physiques en comment (comment les lois physiques émergent-elles du chaos primordial ?), métaphysiques en pourquoi (pourquoi y a-t-il de l’ordre ?) et métaphysiques en comment (comment les objets deviennent-il concrets ?). » (Nef [2007], p.24, n.32) 89. Tiercelin [2011], p.16. Cf. Mulligan [2000], p.5-33. La question de la méta-ontologie sera traitée dans la section suivante. 90. Strawson [1959/1973] 91. Jedrzejewski [2011] 92. Sur le caractère impropre et ambigu du terme « continental », voir la section 4 et la note 156. 93. Plus exactement, comme l’écrit Benoist [2004] p.172 : « Il y a une composante antimétaphysique dans la phénoménologie au sens du refus des théories préconstituées qui nous écartent, ou sont supposées nous écarter, des phénomènes. Mais ce sens postpositiviste de la critique de la métaphysique n’exclut nullement l’objectif d’une métaphysique, qui est présentée par Husserl lui-même comme l’accomplissement, il est vrai encore à venir, de la recherche phénoménologique. » 94. Benoist [2004], p.167. Sur les rapports entre phénoménologie et philosophie analytique, voir la section 4. 95. Mulligan suggère en plusieurs endroits que la manière la plus adéquate de définir une approche « continentale » de la métaphysique est de dire qu’elle se tient sur une sorte de continuum où l’on trouve à une extrémité des réflexions historiques, sociologiques et politiques (héritant pour partie de la dialectique hégélienne et de son inversion matérialiste chez Marx), et à l’autre extrémité une philosophie de l’existence qui est au contraire centrée sur les expériences idiosyncrasiques. 96. Nous pensons principalement aux œuvres d’Alain Badiou et de Quentin Meillassoux, dont il sera plus amplement question dans la section 9. 97. Si l’on en croit !i"ek, le « postmodernisme » (de Heidegger à l’écologie en passant par le marxisme, le féminisme et les avatars de la déconstruction !) serait en croisade contre le sujet cartésien et la prétention hégélienne au savoir absolu. Mais son propre emploi du terme « métaphysique » est pour le moins flottant, par exemple dans la phrase suivante : « L'époque ‘postmoderne’ nous demande de renoncer aux projets métaphysiques et politiques, parce qu'il y aurait une équivalence entre la totalité et le totalitarisme. » (Entretien dans Philosophie magazine n°8). 98. Tiercelin [1995], p.478-481 99. Putnam [1992], p.187 100. Heil et Martin [1999] 101. Ibid., p.36 Ils précisent, visant notamment Ayer et Wisdom : « Plutôt que de purger la philosophie de l’ontologie, la pratique de l’analyse sémantique a en fait contribué à éluder ou à

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obscurcir les positions ontologiques. Ses partisans ont prétendu que les implications étaient possibles quand elles ne le sont pas. Quand les implications ont dû être abandonnées au profit de réductions ontologiques non-implicatives, ils ont refusé de voir ces réduction comme ontologiques et ont étiqueté seulement la forme implicative comme phénoménalisme, etc. ». Cf. aussi Heil [2003/2011], p.17 : « Ce n’est pas sur une analyse de concepts mais bien sur une ontologie adéquate que doit s’appuyer une conceptualisation adéquate du monde et de notre place dans ce monde. L’ontologie n’est pas une affaire d’analyse. J’ai signalé plus haut qu’en nous engageant dans une recherche ontologique, nous tentions d’élucider des problèmes qui, autrement, resteraient déroutants. Les problèmes en question se rencontrent dans les sciences, les sciences humaines et la vie quotidienne. C’est pourquoi ils comportent un élément empirique qu’on ne peut éliminer. Je suis convaincu que si nous parvenons à une bonne ontologie, ces problèmes se résoudront d’eux mêmes, en ce sens que les questions qui resteront à traiter seront essentiellement empiriques ; elles pourront de ce fait être résolues grâce aux techniques que nous employons habituellement pour répondre aux questions empiriques. » 102. Heil [2003/2011] 103. Le problème ne concerne pas tant l’énoncé de la relation de survenance, mais son fondement, c'est-à-dire son vérifacteur. 104. Chalmers, Manley, et Wasserman [2009] 105. Peacocke [1999], chap.1 106. Ibid., p.1 107. Comme le remarquent Mulligan, Simons et Smith [2006] ; c’est en partie cette tendance qui a pu valoir à la philosophie analytique l’accusation d’être techniciste et « scolastique ». 108. Mulligan [1998] emploie, avec la même ironie, l’expression « The Great Divide » ; Engel [1997] préfère nommer sobrement son dialogue La Dispute. La référence assez courante à un schisme (par exemple chez Roy [2010]), plus ou moins précisément repérable et datable par les historiens, permet de rappeler les origines partiellement communes – notamment chez Brentano et ses élèves – de certaines traditions unanimement présentées comme antagonistes. Pour un aperçu de l’état des lieux en France et quelques perspectives (optimistes) sur l’avenir, voir les sections 9 et 10. 109. Cahiers de Royaumont [1962] 110. Dummett [1993] 111. Daubert (1877-1947), que Husserl tenait pour l’un de ses plus brillants élèves, a été redécouvert grâce aux travaux de Karl Schuhmann et de Barry Smith. 112. Reinach (1883-1917) était le chef de file de l’école phénoménologique de Munich. Il est notamment le premier philosophe – avant Russell – à avoir proposé une réflexion sur les états de chose négatifs. 113. Ingarden (1894-1970) est, peut-être avec Hartmann, l’un des plus grands métaphysiciens non analytiques du XXème siècle. Il fut notamment l’un des principaux opposants au tournant idéaliste de son maître Husserl, avec lequel il garda néanmoins de forts liens d’amitié. Son opus magnum, La controverse sur l’existence du monde, somme monumentale de 1700 pages, présente une ontologie originale et exhaustive dont on ne peut que regretter qu’elle soit si peu étudiée. 114. Mulligan [2000], p. 5

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115. Alain Badiou n’hésite pas à associer à cet archaïsme supposé l’adjectif « scolastique », selon l’acception péjorative du terme qui hérite d’une méfiance romantique pour la disputatio médiévale et l’obscurité fantasmée de l’âge gothique. Cette dépréciation tacite des philosophes du Moyen Âge se ressent par leur place relativement marginale dans l’enseignement de la philosophie en France – le même constat peut être fait, peu ou prou, pour les philosophes (païens) de l’antiquité tardive. 116. T. Kotarbi'ski, « The Philosopher », in Gnosiology, Oxford, 1966, cité par Prze()cki [1989] 117. Mulligan [2000], p. 5 118. On touche ici à la confusion de certains débats sur l’antiréalisme, qui désigne tantôt l’opposition au réalisme du monde extérieur, tantôt l’opposition à la métaphysique en général. Or, comme nous allons le voir, on peut tout à fait, au XXIème siècle, être métaphysicien sans être réaliste en ce sens précis. 119. L’ambiguïté du terme de « réalisme » dans la métaphysique contemporaine est bien connue. D’une manière générale, le réalisme désigne la position qui accepte la réalité indépendante d’un certain type d’entités ; l’emploi le plus courant du terme fait référence au réalisme du monde extérieur, la thèse selon laquelle le monde existe indépendamment de la conscience que nous en avons. Néanmoins, il existe virtuellement autant de formes de réalisme que d’entités dont on peut soutenir la réalité : réalisme des universaux (les universaux existent indépendamment de nos concepts), réalisme mathématique (les entités mathématiques existent pas elles-mêmes), réalisme moral (les valeurs morales existent par elles-mêmes), réalisme « aléthique » (il existe une vérité objective), réalisme modal (les mondes possibles existent), réalisme « meinongien » (même les objets non-existants ont une forme de subsistance), etc. La section 7 développe la question de l’inflationnisme ontologique en examinant le problème du rasoir d’Occam. 120. Meinong, Untersuchungen zur Gegenstandstheorie und Psychologie, trad. fr. J.-F. Courtine, Théorie de l’objet et présentation personnelle, Paris, Vrin, 1999 121. Lewis [1986/2007] 122. Très récemment, Takashi Yagisawa a formulé une version hétérodoxe de réalisme modal dans Worlds and Individuals, Possible and Otherwise (Oxford U.P., 2009) 123. J. Foster, The Case for Idealism (Londres, Routledge & Kegan Paul, 1982) et A World for Us: The Case for Phenomenalistic Idealism (Oxford, Oxford U. P., 2008). 124. T. L. S. Sprigge, The Vindication of Absolute Idealism (Edinbourg, Edinburgh U. P., 1984) 125. C. J. Hare, On myself, and other, less important subjects, (Princeton, Princeton U.P., 2009) 126. Simons [2007] 127. Smith [2005]. Le même constat a été fait par de nombreux métaphysiciens ; cf. les mises au point de Nef [2009], Varzi [2005/2011] et Heil [2003/2011]. 128. Mulligan [2000] 129. Cocchiarella [2007], p.23 130. Meixner, Axiomatic Formal Ontology, Kluwer, Dordrecht 1997

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131. La synthèse la plus complète sur la méréologie demeure Simons [1987] 132. Cf. la troisième Recherche logique. Sur la méréologie husserlienne, lire la contribution de Kit Fine, « Part-Whole », in B. Smith et D.W. Smith (dir.), The Cambridge Companion to Husserl, 1995. 133. Gardenförs, Conceptual Spaces: The Geometry of Thought, MIT Press/Bradford Books, 2000. 134. Cf. notamment Casati et Varzi (dir.), Parts and Places : The Structure of Spatial Representation, MIT Press, 1999 135. Correia, Existential Dependence and Cognate Notions, Philosophia Verlag, 2005 136. Cf. par exemple Roberto Casati, « Minor entities : surfaces, holes and shadows », 2008, disponible sur le site de l’institut Jean Nicod. 137. Respectivement dans les Quaestiones et decisiones in quattuor libros Sententiarum Petri Lombardi (livre II) et la Summa Totius Logicae. On a souvent attribué à Occam une formule qui n’est présente dans aucune de ses œuvres : « Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem » (il ne faut pas multiplier les entités sauf nécessité). 138. Tiercelin [2002], p.535 139. Armstrong [1989/2010] 140. Lewis [1986/2007] 141. Smith [1978] 142. Mulligan [2000] 143. Bennett [2009] 144. Mais ce faisant, ils attisent inéluctablement les suspicions antiréalistes : plus les positions antagonistes paraissent proches, plus le débat, pourtant acharné, paraît vain (selon l’idée qu’à peu de choses près, les métaphysiciens qui débattent sont d’accord). Comme le montre Bennett [2009], il s’agit largement d’un effet d’optique dont il faut imputer la responsabilité aux métaphysiciens eux-mêmes, et à leur obsession de ne pas passer pour ontologiquement extravagants. 145. Varzi [2005/2011] 146. Mulligan, Simons et Smith [2006] 147. Bennet [2009] note que dans la discussion sur l’antiréalisme, tous les débats métaphysiques ne se valent pas, et certains sont des cibles privilégiées. Ainsi des problèmes de la composition matérielle et de la colocation, caractéristiques, pour les adversaires de l’ontologie, de la querelle vide ou triviale. Toutefois la critique de Mulligan Simons et Smith n’a rien à voir avec les attaques de type antiréaliste ; il s’agit plutôt, pour ces métaphysiciens réalistes convaincus, de s’interroger sur les dérives de leur propre pratique. 148. Claudine Tiercelin, qui revendique son héritage pragmatiste, a aussi déclaré dans un entretien sur le site www.mediapart.fr : « je pense que la pensée ne mérite pas une heure de peine si elle ne nous permet pas de mieux nous orienter et de nous guider dans nos actions ».

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149. Cf. R. Casari, B. Smith et A. Varzi, « Ontological Tools for Geographic Representation », in N. Guarino (ed.), Formal Ontology in Information Systems, Amsterdam, IOS Press, 1998. 150. Cf. I. Ehrlich, D. M. Mark et B. Smith, The mystery of capital and the construction of social reality, Chicago, Ill., Open Court, 2008 151. Cf. R. Casati et B. Smith, « La physique naïve : un essai d’ontologie », Intellectica, 1993/2, 17, pp. 173-197 152. Putnam [2002], p.124 153. Courtine [2007], introduction 154. Ainsi que l’a récemment qualifiée Aude Lancelin dans un article du Nouvel Observateur (14/06/2011) qui, en tout état de cause, n’a d’autre intérêt que d’attiser une polémique stérile et fait preuve d’une ignorance complète des travaux de Claudine Tiercelin. La lettre ouverte de Jacques Bouveresse à Aude Lancelin publiée sur le site des éditions Agone (blog.agone.org) fait le point sur cette récupération médiatique biaisée et quasi tauromachique du débat analytico-continental. 155. Tiercelin [2011] 156. Dans sa lettre ouverte à Aude Lancelin, Jacques Bouveresse parle de « nationalisme philosophique », notamment en réaction aux propos lapidaires d’Alain Badiou sur la transformation du Collège de France en « une sous-préfecture attardée de la philosophie analytique américaine, favorisant le consensus conservateur au détriment du contemporain novateur ». Remarquons en outre qu’il n’y pas grand sens à affirmer que la métaphysique, telle qu’elle est actuellement pratiquée dans le monde de la philosophie analytique, serait exclusivement voire essentiellement américaine – sauf à inclure, entre autres, dans cette Amérique fantastique : l’Australie, le Royaume-Uni, une bonne partie de l’Europe « continentale » (en particulier la Scandinavie, la Pologne, la Suisse, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie et même la France), le Japon. Inversement, la « french theory » est particulièrement en vogue aux États-Unis, certes pas dans les départements de philosophie, mais au sein de disciplines aussi variées que la littérature, la sociologie, l’anthropologie et les diverses « cultural studies » déclinées à l’infini sur le même modèle (gender studies, ethnic studies, postcolonialism studies, etc.). C’est d’ailleurs en quoi la distinction analytique versus continental reflète un déséquilibre et une incohérence flagrants, en opposant d’une part un critère méthodologique aux sens multiples, et d’autre part un critère géographique pour le moins vague et contestable. Rappelons, avec Mulligan [1998], le bon mot de Bernard Williams : partager la philosophie entre philosophie analytique et philosophie continentale revient à partager les voitures entre voitures japonaises et voitures à traction arrière... Cf. également Smith [2006]. 157. Citons notamment l’EHESS, dans une certaine mesure l’ENS (bien que la distance physique séparant les numéros 29 et 45 de la rue d’Ulm semble parfois refléter ironiquement des divergences d’orientation philosophique), et enfin, last but not least, le Collège de France. Les remarques de Claudine Tiercelin à ce propos sont plutôt amères : « un philosophe analytique, quoi qu’on puisse dire d’une soi-disant amélioration des choses, et de la part sans cesse grandissante qu’il se verrait accorder dans l’institution, continue d’être davantage toléré qu’il ne fait vraiment partie du paysage institutionnel ‘normal’. » (entretien sur le site www.mediapart.fr). N’oublions pas que c’est à la demande d’Althusser que Jacques Bouveresse a donné des cours sur la philosophie analytique à l’ENS dans les années 1966-1969. Malheureusement, l’expérience, tentée à nouveau par Frédéric Nef il y a quelques années, ne semble pas avoir eu le succès qu’elle méritait. Il faut sans doute y voir la persistance de préjugés tenaces sur la philosophie analytique – à laquelle est encore associée, chez beaucoup d’étudiants fraichement émoulus des classes préparatoires, une conception un peu vague d’un linguistic turn menaçant.

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158. De mémoire de khâgneux, j’ai souvenir d’un professeur de philosophie déclarant que la métaphysique se limite grosso modo à trois questions – « substances et accidents », le problème de l’existence de Dieu, « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » – et expliquant par l’étroitesse de ces sujets le fait que le jury du concours de l’ENS ne se soit toujours pas résolu, depuis qu’il existe un programme à l’épreuve de philosophie, à y faire figurer la métaphysique. 159. On pourrait évoquer le paradigme « gigantomachique » de la controverse qui opposa jadis Searle et Derrida : l’aspect purement polémique et la personnalisation du différend prennent encore souvent le pas, dans les mémoires, sur le fond du débat. Comme l’écrit Engel [2011] en ironisant sur le culte du spectaculaire dans ce qu’il identifie comme une tendance journalistique de la philosophie contemporaine, tout le monde sait que « la lecture de Derrida sur Searle est bien plus drôle que l’inverse ». 160. Glock [2008/2011], p.479 161. Cahiers de Royaumont [1962], p. 344 162. Cf. Zimmerman [2004]. Ce constat n’est pas toujours valable dans ce qu’on pourrait appeler, quitte à constituer une géographie du phénomène, des « zones-frontières » – dont la rue d’Ulm pourrait être un exemple pertinent. 163. Zimmerman [2004]. 164. Si la critique de la métaphysique outrepasse les frontières de la division analytico-continentale, sa défense devrait être l’affaire de tous. Ainsi, le rapprochement désormais habituel entre les critiques wittgensteinienne et heideggérienne de la métaphysique – dont nous avons certes souligné les limites – suggère néanmoins que les arguments invoqués par les métaphysiciens de tous bords pour défendre leur discipline pourraient être les mêmes. Des exemples d’une telle ligne argumentative commune peuvent être trouvés dans l’esquisse qu’en donne Tiercelin [1995], dans la première partie de Nef [2004] et, dans une certaine mesure, dans les développement substantiels de Tiercelin [2011]. 165. Zimmerman [2004], p. xxi 166. Libera [1999] 167. Glock [2008/2011] p.479 168. Claudine Tiercelin fait partie en France des plus sceptiques, malgré avoir longtemps maintenu le dialogue. Interrogée sur l’éclectisme philosophie, elle répond : « Après m’y être, croyant bien faire, très largement adonnée, en essayant de concilier des styles philosophiques finalement irréconciliables, je me suis rendu compte que sous couvert d’une attitude pluraliste bienveillante, on cède surtout à la paresse intellectuelle, et, pour finir, que l’on y perd son âme. En philosophie, il faut choisir et s’engager. La philosophie est à cet égard, comme la vie : un massacreur de possibles. Tout n’est pas possible en même temps. » Elle déclare encore : « Je crois être, de tous les philosophes français, parmi celles qui ont été le plus à l’écoute de la philosophie continentale et qui entretient aussi le plus de liens d’amitié et d’affection avec bon nombre de philosophes continentaux. » Mais sa conclusion est sans appel : « Aucune réconciliation entre les deux ne me semble possible, et pour tout dire, j’ai souvent l’impression de faire, tout simplement, un autre métier. Je me sens bien souvent plus proche de la manière de réfléchir et de travailler de bon nombre de mes collègues analytiques péruviens, taïwanais ou grecs que je ne le suis de certains ‘philosophes’ français. » (entretien sur le site www.mediapart.fr). 169. Nef [2004], p. 743 170. Roy [2010]

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171. Bernard Mabille (éd.), Ce peu d’espace autour, éditions de la Transparence, 2010 172. Francis Wolff (dir.), Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?, PUF / éditions Rue d’Ulm, 2007 173. Cahiers de Royaumont [1962] 174. À moins de considérer un éventuel sens positif du syncrétisme philosophique, à l’instar de Mulligan [1993] : « En un sens, le terme ‘syncrétisme’ est péjoratif. Mais, bien sûr, le fait qu’un philosophe combine deux idées ou davantage, aussi diverses que soient leurs provenances, n’est jamais en soi une mauvaise chose. L’origine d’une bonne idée n’a aucune importance. La philosophie syncrétique n’est de la mauvaise philosophie que lorsqu’elle se combine avec la maladie que j’ai appelée sous-détermination [des positions et des problèmes] : plus particulièrement, c’est seulement quand les liens entre des philosophèmes issus de traditions très différentes ou de sources hétérogènes, – par exemple, Freud et la topologie – ne sont pas clairement précisés que nous arrivons à une variante de la libre association d’idées typique de la philosophie continentale. » 175. Voir par exemple McDaniel [2009], Eisenhardt [1990], D’Agostini [2002], Rundle [2004]. 176. Cf. Smith [1978] 177. Nous n’entendons pas par « relativisme ontologique » ce que signifie cette expression chez Quine, ni même le pluralisme de Putnam, mais plutôt l’attitude qui transparaît dans certains travaux de « métaphysique comparée » ou de métaphysique anthropologique.

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