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WITTGENSTEIN ET LE PRAGMATISME BRITANNIQUE 1. Le pragmatisme britannique On rapproche parfois, dans la littérature secondaire, Peirce et Wittgenstein, dont la soi-disant « deuxième » philosophie aurait un caractère « pragmatique » 1 . Ce genre de rapprochement est par nature artificiel, puisqu’il n’existe aucune référence à Peirce par Wittgenstein dans ses écrits, et on ne s’étonne guère de découvrir que les remarques de ce genre ne sont généralement accompagnées d’aucune analyse textuelle spécifique 2 . On peut aussi faire des rapprochements de ce genre entre Wittgenstein et Derrida ou entre Wittgenstein et le bouddhisme, et Derrida et le bouddhisme. Pour celui qui cherche plutôt à comprendre Wittgenstein, une connaissance du contexte pointe vers le rôle essentiel, dans la transmission des idées de Peirce, de Frank Ramsey, avec qui Wittgenstein a eu de nombreuses discussions à Cambridge en 1929 3 . L’expression « pragmatisme britannique » a justement été introduite par Nils-Eric Sahlin dans le but de caractériser la philosophie de Ramsey 4 ; dans ce texte je discuterai donc de l’influence de celui-ci sur Wittgenstein, qui a reconnu sans équivoque, dans la préface à ses Recherches philosophiques, l’importance de la critique de Ramsey : En effet, depuis l’époque où j’avais recommencé à m’occuper de philosophie, voici seize ans, il m’avait fallu reconnaître de graves erreurs dans ce que j’avais publié antérieurement. C’est à reconnaître ces erreurs qu’a contribué — dans une mesure que je puis à peine apprécier moi-même — la critique de mes idées faite par Frank Ramsey, avec qui j’ai pu la discuter en d’innombrables entretiens, durant les deux dernières années de sa vie. 5 Dans ses manuscrits de l’époque, Wittgenstein fit de nombreuses allusions à ces discussions et ces remarques laissent transparaître un climat d’affrontement 6 . Leurs caractères et 1 Pour les premières occurrences de ce genre de remarques, cf. J. Passmore, A Hundred Years of Philosophy, Harmondsworth. Penguin, 1957, p. 424n. ; R. Rorty, « Pragmatism, Categories and Language », Philosophical Review, vol. 70 (1961), pp. 197-223. 2 Je m’insurge surtout contre le procédé qui consiste à donner d’abord une interprétation du « deuxième » Wittgenstein à coup de superficialités de ce genre pour ensuite lire à rebours son œuvre. Je crois cependant qu’un rapprochement entre les idées de Peirce sur le fonctionnement des signes et celles de Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus, tel qu’établi par François Latraverse dans « Signe, proposition, situation : éléments pour une lecture du Tractatus logico-philosophicus » (Revue internationale de philosophie, n. 219, 2002, pp. 125- 140) et dans sa contribution à ce volume est très éclairant. Je dois aussi signaler la conférence de Benoît Favreault, « La triadicité dans le Tractatus », au colloque international « Peirce, Wittgenstein et le pragmatisme », à l’Université du Québec à Montréal en octobre 1999. 3 Le rôle de Ramsey était déjà reconnu dans H. S. Thayer, Meaning and Action. A Critical History of Pragmatism, sec. éd., Indianapolis, Hackett, 1981, pp. 304-313. Mais celui-ci se contente de conclure ses analyses par un vœux : « Il faut espérer qu’un historien clarifiera dans l’avenir les relations des œuvres de Ramsey et de Wittgenstein au pragmatisme américain » (H. S. Thayer, Meaning and Action, op. cit., p. 313). 4 N.-E. Sahlin, « “He is no good for my work”. On the Philosophical Relations Between Ramsey and Wittgenstein », Poznan Studies in the Philosophy of the Sciences and the Humanities, vol. 51 (1997), pp. 61-84 ; p. 65. 5 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1961, p.112. 6 Cf. , par exemple, la remarque sur l’aspect « chevaleresque » et … « érotique » de ces conversations dans les Wiener Ausgabe (vol. 1, Vienne, Springer, 1994, p. 3).

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WITTGENSTEIN ET LE PRAGMATISME BRITANNIQUE

1. Le pragmatisme britannique

On rapproche parfois, dans la littérature secondaire, Peirce et Wittgenstein, dont la soi-disant« deuxième » philosophie aurait un caractère « pragmatique »1. Ce genre de rapprochement estpar nature artificiel, puisqu’il n’existe aucune référence à Peirce par Wittgenstein dans ses écrits,et on ne s’étonne guère de découvrir que les remarques de ce genre ne sont généralementaccompagnées d’aucune analyse textuelle spécifique2. On peut aussi faire des rapprochements dece genre entre Wittgenstein et Derrida ou entre Wittgenstein et le bouddhisme, et Derrida et lebouddhisme. Pour celui qui cherche plutôt à comprendre Wittgenstein, une connaissance ducontexte pointe vers le rôle essentiel, dans la transmission des idées de Peirce, de Frank Ramsey,avec qui Wittgenstein a eu de nombreuses discussions à Cambridge en 19293. L’expression« pragmatisme britannique » a justement été introduite par Nils-Eric Sahlin dans le but decaractériser la philosophie de Ramsey4 ; dans ce texte je discuterai donc de l’influence de celui-cisur Wittgenstein, qui a reconnu sans équivoque, dans la préface à ses Recherches philosophiques,l’importance de la critique de Ramsey :

En effet, depuis l’époque où j’avais recommencé à m’occuper de philosophie, voici seize ans, ilm’avait fallu reconnaître de graves erreurs dans ce que j’avais publié antérieurement. C’est àreconnaître ces erreurs qu’a contribué — dans une mesure que je puis à peine apprécier moi-même— la critique de mes idées faite par Frank Ramsey, avec qui j’ai pu la discuter en d’innombrablesentretiens, durant les deux dernières années de sa vie.5

Dans ses manuscrits de l’époque, Wittgenstein fit de nombreuses allusions à cesdiscussions et ces remarques laissent transparaître un climat d’affrontement6. Leurs caractères et

1 Pour les premières occurrences de ce genre de remarques, cf. J. Passmore, A Hundred Years of Philosophy,Harmondsworth. Penguin, 1957, p. 424n. ; R. Rorty, « Pragmatism, Categories and Language », PhilosophicalReview, vol. 70 (1961), pp. 197-223.2 Je m’insurge surtout contre le procédé qui consiste à donner d’abord une interprétation du « deuxième »Wittgenstein à coup de superficialités de ce genre pour ensuite lire à rebours son œuvre. Je crois cependant qu’unrapprochement entre les idées de Peirce sur le fonctionnement des signes et celles de Wittgenstein dans sonTractatus logico-philosophicus, tel qu’établi par François Latraverse dans « Signe, proposition, situation : élémentspour une lecture du Tractatus logico-philosophicus » (Revue internationale de philosophie, n. 219, 2002, pp. 125-140) et dans sa contribution à ce volume est très éclairant. Je dois aussi signaler la conférence de Benoît Favreault,« La triadicité dans le Tractatus », au colloque international « Peirce, Wittgenstein et le pragmatisme », àl’Université du Québec à Montréal en octobre 1999.3 Le rôle de Ramsey était déjà reconnu dans H. S. Thayer, Meaning and Action. A Critical History of Pragmatism,sec. éd., Indianapolis, Hackett, 1981, pp. 304-313. Mais celui-ci se contente de conclure ses analyses par un vœux :« Il faut espérer qu’un historien clarifiera dans l’avenir les relations des œuvres de Ramsey et de Wittgenstein aupragmatisme américain » (H. S. Thayer, Meaning and Action, op. cit., p. 313).4 N.-E. Sahlin, « “He is no good for my work”. On the Philosophical Relations Between Ramsey and Wittgenstein »,Poznan Studies in the Philosophy of the Sciences and the Humanities, vol. 51 (1997), pp. 61-84 ; p. 65.5 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1961,p.112.6 Cf., par exemple, la remarque sur l’aspect « chevaleresque » et … « érotique » de ces conversations dans lesWiener Ausgabe (vol. 1, Vienne, Springer, 1994, p. 3).

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leurs styles philosophiques étaient très différents 7; Wittgenstein considérait Ramsey comme un« penseur bourgeois »8 et il dira de sa critique qu’elle « n’apportait rien ; elle arrêtait tout &faisait l’effet d’une douche »9 et il ira jusqu’à qualifier ses objections de « superficielles » et à lescomparer à l’effet d’un nœud sur la croissance d’un arbre : ce nœud n’arrête pas la croissance dutronc, tout au plus le tronc dévie-t-il10. De son côté, Ramsey aurait dit à Wittgenstein : « Jen’aime pas votre méthode d’argumentation »11. Certains des apports les plus marquants de la« deuxième » philosophie sont venus d’ailleurs, par exemple de Spengler pour le concept d’« airde famille » ou de Sraffa pour le « physicalisme »12. Par contraste, le rôle de Ramsey semblen’être que négatif.

Je ne crois pas que l’on puisse en toute franchise se servir de ces remarques pour nier àl’avance toute conséquence positive de la critique de Ramsey et encore moins pour nier touteinfluence possible ; il se pourrait bien que celle-ci fut néanmoins positive, quoique souterraine. Ilsuffit de laisser tomber les préjugés et de chercher. Les relations philosophiques entreWittgenstein et Ramsey ont déjà été examinées dans la littérature secondaire, quoique de façonpartielle. Ainsi, par exemple, Nils-Eric Sahlin a montré, à la suite des travaux de Georg Henrikvon Wright,13 que les remarques de Wittgenstein sur la probabilité dans les années trente furentinfluencées par Ramsey14 et j’ai moi-même montré, en me basant sur une idée de von Wright15 et

7 Difficile de ne pas citer au complet le portrait de Ramsey que Wittgenstein dressa peu de temps après sa mort, quil’affecta grandement : « L’esprit de Ramsey m’a toujours déplu. Lorsque je suis arrivé à Cambridge il y a quinzemois, je pensais qu’il me serait impossible de le fréquenter, car j’avais gardé un très mauvais souvenir de notrerencontre chez Keynes dans le Sussex, quatre ans auparavant. Keynes, à qui je confiais cela, me dit cependant que jedevrais selon lui avoir beaucoup de plaisir à converser avec lui & pas seulement sur la logique. Et j’ai constaté quel’opinion de Keynes était fondée. Car il m’était possible de parvenir à une parfaite entente sur beaucoup de chosesavec R. Mais à la longue les choses n’allèrent toutefois pas réellement bien. L’incapacité de Ramsey à faire preuved’un réel enthousiasme ou d’un respect réel, ce qui revient au même, finirent de plus en plus par me répugner. D’unautre côté, R. m’inspirait une certaine crainte. Lorsqu’on exprimait des idées devant lui, il se montrait un critiquetrès vif et talentueux. Mais sa critique n’apportait rien ; elle arrêtait tout & faisait l’effet d’une douche. Le court lapsde temps qui, selon l’expression de Schopenhauer, sépare les longues périodes pendant lesquelles une vérité apparaîtd’abord comme un paradoxe puis comme une banalité s’était réduit pour R. à un point. Et ainsi, on commençait parconsacrer de longs efforts à lui expliquer quelque chose pour le voir tout à coup hausser les épaules & dire que biensûr cela était évident. Sur ce point, il est vrai qu’il ne manquait pas de sincérité. Il avait un mauvais esprit. Mais sonâme n’était pas mauvaise. Il appréciait vraiment la musique & la comprenait. Et l’on voyait quel effet elle exerçaitsur lui. A propos du dernier mouvement de l’un des derniers quatuors de Beethoven qu’il aimait peut-être plus quetout, il me dit qu’en les écoutant il sentait que les cieux étaient ouverts. Et lorsqu’il le disait, cela voulait vraimentdire quelque chose » (L. Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden, Paris, Presses Universitaires de France,1999, pp. 29-30).8 L. Wittgenstein, Wiener Ausgabe, vol. 4, Vienne, Springer, 1995, p. 172 ; L. Wittgenstein, Remarques mêlées,Paris, Flammarion, 2002, p. 72.9 L. Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden, op. cit., p. 30. Cf. la note 7.10 L. Wittgenstein, Wiener Ausgabe, vol. 2, Vienne, Springer, 1994, p. 49.11 L. Wittgenstein & G. E. Moore, Philosophica I, Mauvezin, T. E. R., 1997, p. 52.12 Cf. M. Marion, « Sraffa and Wittgenstein: Constructivism and Physicalism », à paraître.13 G. H. von Wright, « Wittgenstein sur les probabilités », dans Wittgenstein, Mauvezin, T. E. R., 1986, pp. 147-174.14 Cf. N.-E. Sahlin, « “He is no good for my work”. On the Philosophical Relations between Ramsey andWittgenstein », op. cit. ; N.-E. Sahlin, « On the Philosophical Relations between Ramsey and Wittgenstein », dans J.Hintikka & K. Puhl (dir.), The British Tradition in 20th Century Philosophy. Proceedings of the 17th InternationalWittgenstein-Symposium, Vienne, Hölder-Pichler-Tempsky, 1995, pp. 150-163.15 G. H. von Wright, Truth, Knowledge, and Modality, Oxford, Blackwell, 1984, pp. 109-110.

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sur les travaux d’Ulrich Majer16, que l’adoption par Wittgenstein d’une conception finitiste de laquantification ne peut être expliquée que par la critique de Ramsey17. Je reviendrai dans latroisième section sur ce point car j’aimerais montrer dans ce qui suit que la mention de Ramseydans la préface des Recherches philosophiques est tout à fait justifiée et, par là, que l’on peut eneffet parler d’un élément pragmatique dans la philosophie de Wittgenstein : en effet, je montreraidans la deuxième section que l’adoption par Ramsey d’une conception finitiste de laquantification répond à un souci « pragmatiste ».

De quel « pragmatisme » parle-t-on dans ce contexte britannique ? Pour Sahlin, l’étiquette« pragmatisme britannique » est à définir en référence à la philosophie de Ramsey. Celui-ci asûrement connu le pragmatisme à travers la célèbre critique de William James par Russell18, et ila sans doute découvert l’œuvre de Peirce à l’occasion de la publication en 1923 d’un recueil deses articles intitulé Chance, Love and Logic19. Certaines idées de Peirce sont intégrées de façonharmonieuse dans sa propre philosophie. Mais ces éléments peircéens ne sont pas tous pertinentsdans le cadre des relations entre Ramsey et Wittgenstein. Pour ne prendre qu’un exemple,Ramsey reprend dans un de ses derniers textes l’idée de la vérité comme concordance entre uneproposition abstraite et la limite idéale de l’enquête scientifique20. Cette idée ne joue aucun rôlechez Wittgenstein. D’autre part, certaines idées du « deuxième » Wittgenstein dont on peutraisonnablement affirmer qu’elles proviennent de Ramsey, telles que les remarques sur leconcept de vérité dans Remarques sur les fondements des mathématiques, n’ont pas d’équivalentdans les écrits de Peirce21. Quoi qu’il en soit, la raison principale de l’attribution de l’étiquette

16 U. Majer, « Ramsey’s Conception of Theories: An Intuitionistic Approach », History of Philosophy Quarterly,vol. 6 (1989), pp. 233-258 ; U. Majer, « Ramsey’s Theory of Truth and the Truth of Theories: A Synthesis ofPragmatism and Intuitionism in Ramsey’s Last philosophy », Theoria, vol. 57 (1991), pp. 162-195.17 M. Marion, « Cora Diamond on Wittgenstein and Ramsey : A Realistic Interpretation ? », dans J. Hintikka & K.Puhl (dir.),The British Tradition in 20th Century Philosophy. Papers of the 17th International Wittgenstein-Symposium, Kirchberg am Wechsel, Die österreichische Ludwig Wittgenstein Gesellschaft, 1994, 291-298 :« Wittgenstein and Finitism », Synthese, vol. 105 (1995), pp. 141-176 ; Wittgenstein, Finitism, and the Foundationsof Mathematics, Oxford, Oxford University Press, 1998, chapitre 4.18 Cf. les articles « Le pragmatisme » (1909) et « La conception de la vérité de William James » (1908) reproduitsdans B. Russell, Essais philosophiques, Paris, P. U. F., 1997, pp. 128-163 & pp. 165-184.19 C. S. Peirce, Chance, Love and Logic, M. R. Cohen (dir.), New York, Harcourt, Brace & Co., 1923. Il s’agit dupremier volume d’articles de Peirce. L’édition de ses Collected Papers ne surviendra qu’en 1931-1935, soit après lamort de Ramsey, en janvier 1930. Celui-ci ne réfère d’ailleurs qu’à Chance, Love and Logic dans toute son oeuvre.Les notes de lecture de Ramsey ont par ailleurs été conservées parmi ses manuscrits à la Hillman Library del’Université de Pittsburgh, où il s’agit de l’article FR 005-30-01. L’article FR 007-05-01 est un résumé de la maind’Ogden d’un article de Peirce (« Prolegomena to an Apology for Pragmaticism », The Monist, vol. 16 (1906), pp.492-546). S’il ne cite jamais ce texte, Ramsey semble en avoir connu le contenu.20 F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, Paris, Vrin, 2003, pp. 252-253. À propos de la significationde cet emprunt à Peirce, cf. U. Majer, « Ramsey’s Theory of Truth and the Truth of Theories: A Synthesis ofPragmatism and Intuitionism in Ramsey’s Last Philosophy », op. cit.21 C f. L. Wittgenstein, Remarques sur les fondements des mathématiques, Paris, Gallimard, 1983, p. 112. Laconception de la vérité exprimée dans ces passages est à rapprocher de celle de Ramsey dans « Faits etpropositions » (F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., p. 217sq.). Il faut noter à cet égard quel’interprétation de Ramsey comme ayant soutenu dans ce passage une conception de la vérité « redondance » (et parconséquent que Wittgenstein aurait soutenu une telle conception) est tout à fait erronée. Cf., par exemple, J. Dokic &P. Engel, Ramsey. Vérité et succès, Paris, P. U. F., 2001, pp. 31-41. En fait, la conception de la vérité exprimée parRamsey est liée intimement à son « pragmatisme » et son adoption par Wittgenstein est une preuve supplémentairede l’influence du pragmatisme de Ramsey sur Wittgenstein. Malheureusement, un exposé détaillé de ces questionsn’est pas possible dans le cadre de ce texte.

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« pragmatisme britannique » à Ramsey se trouve dans un passage de la conclusion de l’article« Faits et propositions » de 1927 :

Pour conclure, je dois souligner la dette que j’ai à l’égard de M. Wittgenstein, à qui j’ai empruntéma conception de la logique. Tout ce que j’ai dit vient de lui, à l’exception des éléments quimanifestent une tendance pragmatiste et qui me semblent nécessaires pour combler une lacunedans son système. [...] Mon pragmatisme prend son inspiration dans celui de M. Russell ; et il est,bien entendu, très vague et peu développé. L’essence du pragmatisme me semble tenir à ceci : quela signification d’une phrase doit être définie en référence aux actions auxquelles le fait del’affirmer conduirait ou, plus vaguement encore, par les causes et les effets possibles de cetteaffirmation22.

Lorsque Ramsey définit l’essence du pragmatisme comme étant l’idée que « lasignification d’une phrase doit être définie en référence aux actions auxquelles le fait del’affirmer conduirait », il ne fait qu’énoncer, à sa manière, une idée typiquement pragmatiste. Eneffet, Peirce écrivait dans « Comment se fixe la croyance », texte que Ramsey connaissaitpuisqu’il fut reproduit dans le recueil Chance, Love and Logic, que nos croyances sont telles« qu’elles puissent vraiment diriger nos actions de façon à satisfaire nos désirs »23, et, dans« Comment rendre nos idées claires », texte que Ramsey connaissait aussi pour les mêmesraisons, que « toute la fonction de la pensée est de créer des habitudes d’action » et qu’« exposerla signification d’une pensée » consiste donc dans la détermination des « habitudes qu’elleproduit », car « la signification d’une chose consiste simplement dans les habitudes qu’elleproduit »24.

Pour Peirce, une croyance, ou opinion, est donc « quelque chose sur la base de quoi unhomme est prêt à agir, et est, par conséquent, en un sens général une habitude »25. Il est à noter,cependant, que la paternité de cette idée n’appartient pas à Peirce, qui a repris l’idée duphilosophe écossais Alexander Bain, qui écrivait dès 1859 que « la croyance n’a aucunesignification en dehors de nos actions »26.

Par ailleurs, Peirce définissait dans ses « Lectures on Pragmatism » de 1903, la notion de« croyance » comme l’adoption délibérée de la phrase en laquelle on croit comme un « guidepour l’action »27. Ramsey écrira des choses tout à fait similaires en 1929, dans « Propositionsgénérales et causalité ». On y lit que « le but ultime de la pensée est de guider notre action »28 etqu’une croyance est une « carte du monde environnant qu’on utilise pour se diriger » (a map ofthe neighbouring space by which we steer)29. Cette idée sera appelée à jouer un rôle clef dans cequi suit.

Malgré l’origine chez Bain et Peirce de la définition du pragmatisme par Ramsey dans la

22 F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., p. 228.23 C. S. Peirce, Textes anticartésiens, Paris, Aubier, 1984, p. 274.24 Ibidem, pp. 295-296. (Traduction modifiée.)25 C. S. Peirce, Collected Papers, C. Hartshorne & P. Weiss (dir.), Cambridge Mass., The Belknap Press, 1931-35,2.148.26 A. Bain, The Emotions and the Will, Londres, Parker, 1859, p. 372. Le rapprochement entre Bain et Ramsey a étéfait pour la première fois par son ami R. B. Braithwaite dans « The Nature of Believing », Proceedings of theAristotelian Society, vol. 33, 1932-33, 129-146, p. 133n.27 C. S. Peirce, Collected Papers, op. cit., 5.27.28 F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., p. 245.29 Ibidem, p. 238.

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conclusion de « Faits et propositions », on ne peut pas, si l’on veut véritablement comprendre lesens de ce passage, passer outre le fait que Ramsey y ajoute une autre définition, qu’il qualifielui-même de plus vague, selon laquelle la signification d’une phrase doit être définie par « lescauses et effets possibles de son affirmation » et qu’il ne mentionne comme source ni Bain, niPeirce mais Russell : « mon pragmatisme prend son inspiration dans celui de Mr. Russell ». Celaest d’autant plus surprenant que Russell avait critiqué sévèrement James et qu’il ne semblait pas,à l’époque, connaître l’œuvre philosophique de Peirce. Dans ses Essais sceptiques, Russell nementionnait comme « fondateurs du pragmatisme » que William James, Ferdinand Schiller etJohn Dewey30 ! D’où vient l’idée d’une source « russellienne » du pragmatisme de Ramsey ?Outre l’absence de Peirce, cette liste se démarque par la présence du Britannique Schiller, ce quinous ouvre une piste.

Ferdinand Canning Scott Schiller, d’origine allemande, fut professeur à Oxford de 1897 à1926 et il termina sa carrière aux États-Unis. C’est au cours d’un séjour aux États-Unis dans ladernière décennie du dix-neuvième siècle qu’il découvrit l’œuvre de William James et c’est dansun article de 1902, « Axions as Postulates »31, que Schiller qualifie ouvertement, pour lapremière fois, sa philosophie de « pragmatiste »32. De ce texte, Moore dira qu’il est« entièrement dénué d’intérêt » (utterly worthless)33, mais Peirce parlera d’un « texte tout à faitremarquable » (most remarkable paper)34. Schiller, qui aimait la polémique, défendra par la suitedans de nombreux ouvrages sa variante du pragmatisme, qu’il appela de diverses manières« personnalisme », « humanisme » ou « volontarisme »35. Mais il était isolé à l’intérieur mêmede sa propre université où il n’exerça pas l’influence de l’idéaliste F. H. Bradley ou du réalisteJohn Cook Wilson ; sa pensée n’eut aucun rayonnement, sauf, peut-être sur la « signifique »(significs) de Victoria Lady Welby36. En tout cas, Wittgenstein semble avoir tout ignoré de lui.En termes très généraux, il faut cependant noter que, si le pragmatisme de Peirce est une théoriedu fonctionnement des signes — tout comme, par ailleurs, le Tractatus logico-philosophicus deWittgenstein —, les théories des pragmaticiens britanniques, Schiller et Lady Welby portentplutôt sur la signification. Cette préoccupation pour la signification se reflétera dans l’importantouvrage de Charles K. Ogden et Ivor A. Richards, qui paraît en 1923, The Meaning ofMeaning37. Russell signale par ailleurs dans My Philosophical Development que ses travaux des

30 B. Russell, Essais sceptiques, Paris, Éditions Rieder, 1933, p. 79. Pour une remarque analogue, voir B. Russell,Essais philosophiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 131. Russell corrigea ces remarques en1946, dans son avant-propos au livre de James Feibleman, An Introduction to the Philosophy of Charles S. Peirce(Cambridge Mass., MIT Press, 1946), où il reconnut que le pragmatisme de Peirce n’a que peu à voir avec celui deses admirateurs, James, Schiller et Dewey et qu’il ne se prête pas aux même objections (p. xv).31 F.C. S. Schiller, « Axions as Postulates », dans H. Sturt (dir.), Personal Idealism: Philosophical Essays by EightMembers of the University of Oxford, Londres, Macmillan, 1902, pp. 47-133.32 Sur la philosophie pragmatiste de Schiller, cf. H. S. Thayer, Meaning and Action, op. cit., pp. 273-303. On noteraque la philosophie de Schiller avait déjà des accents « pragmatistes » avant sa découverte de James ; cf. F. S. C.Schiller, The Riddle of the Sphinx, Londres, Swan Sonnenschein & Co., 1891.33 G. E. Moore, « Philosophy of the United Kingdom », Archiv für Systematische Philosophie, vol. 10 (1904), p.259.34 C. S. Peirce, Collected Papers, op. cit., 5.41435 Cf., entre autres, F. C. S. Schiller, Humanism. Philosophical Essays, Londres, Macmillan, 1903 ; Studies inHumanism, Londres, Macmillan, 1907 ; Logic for Use, Londres, G. Bell & Sons, 1929.36 Sur le rôle de Lady Welby, cf. H. S. Thayer, Meaning and Action, op. cit., pp. 305-308.37 C. K. Ogden & I. A. Richards, The Meaning of Meaning, Londres, Kegan Paul, Trench & Trubner, 1923.

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1910-1920 sur cette question furent précédés de ceux de Schiller et de Lady Welby38. Lestravaux auxquels Russell réfère suivent immédiatement la fin de la guerre ; il s’agit de l’article« On Propositions : What they Are and What they Mean » (1919) et du livre Analysis of Mind(1921)39. En fait, lorsqu’il mentionne Russell à la fin de « Faits et propositions », Ramsey faitréférence à ces textes40.

Russell examine en effet dans ces deux textes une théorie de l’« efficacité causale » qu’ildécrit comme suit dans « On Propositions: What they Are and What they Mean » :

[...] nous devons prendre en considération une théorie qui, qu’elle soit plaidée explicitement ounon, semble être implicite dans le pragmatisme et capable, si elle est vraie, d’apporter en sa faveurle soutien d’un argument solide. Selon cette théorie — dont je ne rends aucun auteur responsable— il n’y a aucune occurrence particulière que nous pourrions appeler « croire une proposition » ;la croyance ne consiste que dans l’efficacité causale. Certaines idées nous font agir, d’autres non ;celles qui nous font agir sont considérées comme « crues »41.

Dans l’Analysis of Mind, Russell décrira sensiblement la même théorie :

La première de ces deux théories est celle qui prétend que ce qui différencie la croyance, c’est sonefficacité causale. Je ne rends aucun auteur responsable de cette théorie ; je me propose seulementde la développer d’une façon hypothétique, afin de me rendre compte de sa valeur.Nous avons défini la signification d’une image ou d’un mot en nous basant sur l’efficacité causale,et notamment sur les associations : une image ou un mot, avons-nous dit, acquiert unesignification parce qu’elle ou il a les mêmes associations que ce qu’elle ou il signifie.Nous proposons, à titre d’hypothèse, de définir la croyance, en lui attribuant une efficacité causaled’un genre différent, et notamment le pouvoir de provoquer des mouvements volontaires42.

Deux faits méritent d’être relevés : tout d’abord, le fait que Russell n’attribue la paternitéde cette théorie à aucun auteur en particulier et il est peu probable qu’il réfère à Peirce, dont il neconnaissait pas, à l’époque, les travaux. Deuxièmement, les passages que je viens de citer sontsuivis, dans le texte de Russell, par une critique. Sa propre théorie de la compréhension entermes de « causes et effets possibles », Russell la présente succinctement en ces termes dansl’Analysis of Mind :

Nous pouvons dire qu’une personne comprend un mot : a) lorsqu’elle s’en sert dans descirconstances appropriées : b) lorsque l’audition de ce mot provoque chez cette personne uncomportement approprié. Nous ajouterons que dans le premier cas elle comprend le mot d’unemanière active, dans le second d’une manière passive43.

Pour Russell,

38 B. Russell, My Philosophical Development, Londres, Allen & Unwin, 1959, p. 14.39 B. Russell, « On Propositions: What they Are and What they Mean », Aristotelian Society. SupplementaryVolume 2, 1919, pp. 1-43 ; B. Russell, Analyse de l’esprit, Paris, Payot, 1926. En fait, il s’agit moins de l’influencede Schiller et Lady Welby que de la réaction de Russell à sa découverte du « monisme neutre » de James et del’œuvre du béhavioriste américain Watson.40 Cf. aussi la discussion de Russell dans « Vérité et probabilité » (F. P. Ramsey, Logique, philosophie etprobabilités, op. cit., p. 164).41 B. Russell, « On Propositions: What they Are and What they Mean », op. cit., p. 31.42 B. Russell, ¢ Analyse de l’esprit, op. cit., pp. 243-244.43 Ibidem, p. 196.

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Comprendre un mot n’équivaut pas à connaître sa définition telle qu’elle figure dans ledictionnaire ou à spécifier les objets auxquels le mot se rapporte. [...] On comprend une langue àpeu près comme on comprend le jeu de cricket : il s’agit d’habitudes que chacun acquiert pour sonpropre compte. [...] on commence par se servir d’un mot, et son sens n’est dégagéqu’ultérieurement par l’observation et l’analyse44.

Russell défend en fait dans cet ouvrage une théorie de la compréhension active en terme decauses et de la compréhension passive en terme d’effets : « Si nous voulons comprendre lafonction que les mots remplissent dans ce qu’on appelle la pensée, nous devons avoir une idéenette des causes de leur production et des effets de leur occurrence »45.

Parmi les sources de Ramsey, il faut aussi faire mention de l’ouvrage d’Ogden et Richards,The Meaning of Meaning46. C’est un ouvrage que Ramsey connaissait bien pour en avoir fait unerecension, plutôt critique, dans la revue Mind en 192447. Ramsey y salue cependantl’« excellente » présentation des idées de Peirce, en appendice48. Ogden et Richards yprésentèrent une théorie causale de la référence selon laquelle la perception d’un événement A,conjuguée à l’occurrence régulièrement observée dans le passé de l’événement A suivi de celuide B, serait la cause de l’état mental qu’est l’attente (expectation) d’un événement B. PourOgden et Richards, la différence entre leur théorie et celle de Russell dans l’Analysis of Mindtient en ce qu’ils proposent une théorie centrée sur la cause tandis que Russell aurait proposé unethéorie centrée sur l’effet49. (Les passages cités ci haut montrent que ce n’était pas le cas.) Lathéorie d’Ogden et Richards peut paraître plus proche de conceptions de Hume mais il ne fautpas oublier à cet égard que les conceptions de Bain et Peirce remontent à celles de Hume. Quoiqu’il en soit, c’est aussi à ce genre de solution causale, tout comme aux idées qu’il a trouvéesdans Russell, que Ramsey devait faire référence dans la conclusion de « Faits et propositions ».

Ces brèves remarques de nature historique n’avaient pour but que de montrer qu’il y a belet bien une filière « pragmatiste » dans la philosophie britannique50, de Bain à Russell, à laquelleon peut donc rattacher Ramsey. Mais quelle influence cette filière a-t-elle bien pu avoir surl’évolution de la pensée de Wittgenstein ? Ogden envoya une copie de The Meaning of Meaningà Wittgenstein, croyant y avoir donné une solution causale au problème de la significationsoulevé dans le Tractatus logico-philosophicus. Wittgenstein lui répondit qu’il n’avait pascompris les problèmes abordés dans son Tractatus51. Il n’aimait guère plus l’Analysis of Mind de

44 Idem.45 Ibidem, pp. 201-202.46 C. K. Ogden & I. A. Richards, The Meaning of Meaning, Londres, op. cit.47 F. P. Ramsey, « The Meaning of Meaning. By C. K. Ogden & I. A. Richards. », Mind, vol. 33 (1924), pp. 108-109.48 Ibidem, p. 109. Cf., C. K. Ogden & I. A. Richards, The Meaning of Meaning, op. cit., pp. 432-444.49 Ibidem, pp. 141-142n.50 Il ne faut pas non plus oublier le rôle de Richard Braithwaite, qui fut le premier à discuter publiquement leTractatus logico-philosophicus de Wittgenstein au Moral Science Club en 1923. Le titre de sa conférence était« Wittgenstein’s logic as expounded in his Tractatus Logico-Philosophicus ». Cf. R. Monk, Ludwig Wittgenstein.The Duty of Genius, Jonathan Cape, 1990, p. 213. Les travaux de Braithwaite sur la causalité eurent une grandeinfluence sur Ramsey. Cf. R. B. Braithwaite, « The Idea of Necessary Connexion », Mind, vol. 36 (1927), pp. 467-77 & vol. 37 (1928), pp. 62-72.51 L. Wittgenstein, Letters to C. K. Ogden, op. cit., p. 69. Cf. R. Monk, Ludwig Wittgenstein. The Duty of Genius,op. cit., p. 214.

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Russell ; certaines de ses critiques sont bien connues, comme celles concernant le lien établi parRussell entre le contenu d’un désir et le sentiment de la satisfaction de ce désir52. Il faut donc sepencher du côté de Ramsey. Dans la prochaine section, je mentionnerai d’abord quelqueséléments biographiques pour ensuite présenter de façon succincte certaines idées de Ramsey.Dans la dernière section, je montrerai leur influence sur la pensée de Wittgenstein.

2. La philosophie pragmatiste de Ramsey

Frank Ramsey était un undergraduate, étudiant les mathématiques à Cambridge, lorsqu’on luiproposa de traduire le Logisch-philosophische Abhandlung de Wittgenstein, paru en 1921 dans ledernier numéro des Annalen der Naturphilosophie de Wilhelm Ostwald. Il n’a que 18 anslorsque la traduction anglaise paraît en 192253. Malheureusement, une fois la traductionterminée, seul le nom de son professeur, C. K. Ogden, apparaît sur la couverture. Ayant obtenuson diplôme et publié dans la revue Mind une excellente étude critique de l’ouvrage qu’il venaitde traduire54, Ramsey décide de rencontrer Wittgenstein à l’occasion d’un séjour à Vienne.Ramsey devait y suivre une psychanalyse avec Theodor Reik55 et il en profita pour rejoindreWittgenstein en Basse-Autriche, où celui-ci était instituteur. Ramsey est alors fasciné parWittgenstein : « Il est d’une grande stature. Je croyais que Moore était un grand homme, maiscomparé à Wittgenstein ! »56. Il écrit en outre à sa mère :

Il est en mesure de consacrer 4 ou 5 heures par jour à l’explication de son livre. […] Quand nousaurons terminé le livre j’essaierai de lui soutirer des idées pour de nouveaux développements quej’essaierai d’accomplir57.

De ce passage on peut conclure que Ramsey voulait continuer dans la foulée du Tractatus etqu’il avait espoir que Wittgenstein lui fournirait quelques « tuyaux ».

Ramsey rendra de nouveau visite à Wittgenstein au printemps 1924 mais cette fois-ci il nesera plus impressionné et il écrira à sa mère : « Il n’est d’aucun secours pour mes travaux »58.Ramsey et Wittgenstein se reverront lors d’une soirée chez les Keynes en 1925, à l’occasiond’une visite de Wittgenstein en Angleterre. Ils s’y sont apparemment disputés violemment maisle sujet de la dispute semble avoir été la psychanalyse59. Les deux hommes ne se reverront pasavant le retour de Wittgenstein à Cambridge en 192960.

Les articles publiés entre 1925 et 1927 montrent que Ramsey a poussé les analyses deWittgenstein dans trois directions : premièrement, dans son article « Les universaux » (1925), il

52 Cf., par exemple, L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, Paris, Gallimard, 1975, § 22.53 L. Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1922.54 F. P. Ramsey, « Étude critique : Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein », dans Logique,philosophie et probabilités, op. cit., pp. 27-44.55 Je tiens cette remarque de conversations avec la défunte sœur de Ramsey, Mrs. Margaret Paul.56 L. Wittgenstein, Letters to C. K. Ogden, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1973, p. 78.57 Idem.58 « He is no good for my work », tiré d’une lettre inédite et cité par Sahlin dans N.-E. Sahlin, « “He is no good formy work”. On the Philosophical Relations between Ramsey and Wittgenstein », op. cit., p. 64.59 Conversations avec Mrs. Margaret Paul.60 Les appréhensions de Wittgenstein, suite à cet incident, se retrouvent dans le passage cité dans la note 7 supra.

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s’est servi de l’idée de Wittgenstein selon laquelle des noms de propriétés ou des relations et passeulement des noms de particuliers peuvent apparaître dans les propositions élémentaires pourdévelopper une critique très influente au vingtième siècle de la distinction entre particuliers etuniversaux61. Deuxièmement, il prit la conception de la logique de Wittgenstein comme basepour ses analyses de la croyance et de la vérité dans « Faits et propositions » (1927) ; il y vanteen particulier la conception des quantificateurs comme conjonctions ou disjonctions infinies. Àcet article, il faut ajouter l’important manuscrit posthume de 1928 où se trouve sa formulationdes probabilités subjectives et de la théorie de la décision, « Vérité et probabilité »62, sur lequelje reviendrai. Finalement, sur la base de cette même conception de la logique, il entreprend unedéfense et une rénovation du logicisme des Principia Mathematica de Whitehead et Russell,dans « Les fondements des mathématiques » (1925) et « La logique mathématique » (1926)63.

Ces nouveaux développements ne sont pas tous dans l’esprit de Wittgenstein. Dès 1923,Ramsey savait que Wittgenstein s’opposerait à toute rénovation des Principia Mathematica : « Ilest, je le vois, un peu fâché à l’idée que Russell prépare une nouvelle édit[ion] des Principia caril pensait avoir montré à R[ussell] que l’entreprise était tellement erronée qu’une nouvelleédition serait futile »64. Un échange de lettres entre les deux hommes en 1927 confirmel’opposition de Wittgenstein65, qui reviendra souvent dans ses écrits sur la position « platoniste »de Ramsey pour la critiquer, donnant ainsi l’impression, certes superficielle et trompeuse maiscombien partagée, de n’avoir jamais été influencé par celui-ci. Il n’est pas question de nier lacritique du point de vue « platoniste » présent dans « Les fondements des mathématiques »66,mais bien de comprendre que Ramsey a changé d’avis dans les deux dernières années de sa vie,en 1928-1929, et que ses nouvelles idées préfigurent des développements importants dans lapensée de Wittgenstein, développements dont on doit admettre qu’ils ont eu comme point dedépart le contact avec les nouvelles vues de Ramsey. Un des changements les plus visibles futl’abandon par Ramsey de son « platonisme » à propos des mathématiques au profit d’une forme

61 F. P. Ramsey, « Les universaux », dans Logique, philosophie et probabilités, op. cit., pp. 45-64. Ce texte est unepreuve supplémentaire, s’il en faut, du fait qu’il n’y a pas de « nominalisme » dans le Tractatus logico-philosophicus. Cf., là-dessus, M. Marion, Ludwig Wittgenstein. Introduction au Tractatus logico-philosophicus,Paris, P. U. F., 2004, pp. 74-78.62 F. P. Ramsey, « Vérité et probabilité », dans Logique, philosophie et probabilités, op. cit., pp. 153-188.63 L’importance de l’influence de Wittgenstein sur Ramsey est partout apparente dans « Les fondements desmathématiques » (1925). Cf. à ce sujet l’excellent article d’Eva Picardi, « Ramsey fra Wittgenstein e Russell », dansR. Simili (dir.), L’epistemologia di Cambridge (1850-1950), Bologne, Il Mulino, 1987, 329-355. On ne cite parailleurs jamais la courte recension de la deuxième édition des Principia Mathematica par Ramsey, qui est quelquepeu antérieure à l’article sur « Les fondements des mathématiques », qui montre clairement, par ses critiques,l’impact de Wittgenstein sur sa pensée : F. P. Ramsey, « The New Principia », Nature, vol. 116, n. 2908, July 25,1925, pp. 127-129. Ramsey y regrette le fait que Russell n’a tenu compte ni d’une suggestion de modification de lathéorie des types par Wittgenstein — probablement l’idée de laisser tomber la ramificaton — ni de sa critique de lanotion d’identité (p. 129).64 L. Wittgenstein, Letters to C. K. Ogden, op. cit., p. 78.65 Pour la lettre de Wittgenstein, cf. L. Wittgenstein, Wittgenstein et le Cercle de Vienne, Mauvezin, T. E. R., 1991,pp. 170-172 ; pour la lettre de Ramsey : F. P. Ramsey, « Lettre à Wittgenstein », dans Logique, philosophie etprobabilités, op. cit., pp. 123-125. Pour une discussion de la question de l’identité, cf. M. Marion, « Wittgensteinand Ramsey on Identity », dans J. Hintikka (dir.), From Dedekind to Gödel, Dordrecht, Kluwer, 1995, pp. 343-371.66 J’ai discuté de ces questions en détail dans M. Marion, Wittgenstein, Finistim, and the Foundations ofMathematics, op. cit., chapitres 2 & 3.

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de finitisme67.Lorsque Wittgenstein retourne à Cambridge en janvier 1929, il renoue contact avec

Ramsey, qu’il rencontrera, selon toute vraisemblance, deux fois par semaine. Ramsey avaitmême accès aux manuscrits de Wittgenstein68. En décembre, Wittgenstein quitte l’Angleterrepour l’Autriche, dont il revient au moment de la mort de Ramsey, qui l’affectera énormément,comme en fait foi le témoignage de Frances Partridge69. Lors de ces rencontres, auxquellesWittgenstein fait allusion dans la préface aux Recherches philosophiques, Ramsey semble avoirémis des critiques dirimantes à l’endroit des vues de Wittgenstein, dont une très importantecritique de sa conception de la quantification, et lui avoir montré de nouvelles alternatives. Lapensée de Ramsey était en pleine évolution lors de l’année 1929 et sa mort subite l’a empêché derecomposer et de nous léguer un « système » aussi parfait que celui formé par les articles de1925-1928 (entre autres « Faits et propositions » et « Vérité et probabilité ») : ses nouvelles vuesse retrouvent de manière éparse dans des écrits posthumes, souvent à l’état de brouillon70. C’estdonc dans ces écrits que l’on doit trouver l’origine de l’influence de Ramsey sur Wittgenstein.Pour cela, il me faut d’abord retracer très brièvement les grandes lignes de la théorie déployéedans les articles de 1925-1928 et montrer quels sont les éléments remis en doute en 192971.

67 Cette conversion ne faisait aucun doute pour ses contemporains. Braithwaite écrivait qu’« en 1929 il était convertià un point de vue finitiste qui rejette l’existence de tout agrégat infini actuel » (R. B. Braithwaite, « Editor’sIntroduction », dans F. P. Ramsey, The Foundations of Mathematics and other Logical Essays, Londres, KeganPaul, Trench, Truebner & Co, 1931, p. xii) et Russell remarquait que « Ces derniers écrits datent tous de 1929 et ilsindiquent une tendance à adopter les vues de Brouwer » (B. Russell, « Critical notice: The Foundations ofMathematics and other Logical Essays by F. P. Ramsey », Mind, vol. 40, 1931, pp. 476-482, p. 481). De nos jours,la question a été amplement discutée, cf. U. Majer, « Ramsey’s Conception of Theories: An IntuitionisticApproach », op. cit. ; U. Majer, « Ramsey’s Theory of Truth and the Truth of Theories: A Synthesis of Pragmatismand Intuitionism in Ramsey’s Last philosophy », op. cit. ; M. Marion, « Wittgenstein and Finitism », op. cit. ; M.Marion, Wittgenstein, Finitism, and the Foundations of Mathematics, op. cit., chapitre 4.68 On retrouve ainsi parmi les papiers de Ramsey une série de transcriptions d’un manuscrit de Wittgenstein, le MS105. Il s’agit de l’article FR 004-23-01. Pour les détails, cf. M. Marion, Wittgenstein, Finitism, and the Foundationsof Mathematics, op. cit., p. 94, n. 19.69 Selon Margaret Paul, Ramsey aurait subi, sous la pression de sa famille, une opération au foie contre l’hépatite(opération dont on sait depuis qu’elle n’était pas efficace), des suites de laquelle il a contracté une infection, dont ilest mort après quelques jours, la pénicilline n’existant pas à l’époque. Pour le témoignage émouvant de FrancesPartridge, par ailleurs amie de Lytton Strachey et Dora Carrington, cf. F. Partridge, « The Death of a Philosopher »,dans Memories, Londres, Victor Gollancz, 1981, pp. 169sq.70 Un grande partie de ceux-ci sont maintenant publiés. Certains le furent dès 1931 par R. B. Braithwaite sous letitre « Last Papers » dans F. P. Ramsey, The Foundations of Mathematics and other Logical Essays, op. cit., pp.212-269. Ces textes furent repris (avec un ajout) dans les éditions subséquentes de ce volume par D. H. Mellor : F.P. Ramsey, Foundations, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1978 ; F. P. Ramsey, Phiosophical Papers, Cambridge,Cambridge Unversity Press, 1990. D’autres textes posthumes furent publiés par Maria-Carla Galavotti dans : F. P.Ramsey, Notes on Philosophy, Probability and Mathematics, Naples, Bibliopolis, 1991 ; et une ébauche de livre de1928 fut publiée pas Nicholas Rescher et Ulrich Majer : F. P. Ramsey, On Truth, Dordrecht, Kluwer, 1991. Laplupart des écrits posthumes les plus importants, tirés des volumes de Mellor et de Galavotti, sont repris dansl’édition française, F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit.71 Pour une introduction à la philosophie de Ramsey, cf. les livres de N.-E. Sahlin, The Philosophy of F.P. Ramsey(Cambridge University Press, Cambridge, 1991) et de J. Dokic & P. Engel, Ramsey. Vérité et succès, Paris, P. U. F.,2001, ou les articles suivants : P. Engel, « Ramsey. Croyance, vérité et probabilité », dans F. Nef & D. Vernant(dir.), Le Formalisme en question. Le tournant des années trente, Paris, Vrin, 1998, pp. 289-302., P. Engel & M.Marion, « Introduction », dans F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., pp. 5-23 ; D. H. Mellor,« Ramsey, Frank Plumpton (1903-1930) », dans E. Craig (dir.), Routledge Encyclopedia of Philosophy, Londres,Routledge, 1998, vol. 8, pp. 44-49.

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La thèse pragmatique énoncée à la fin de « Faits et propositions », selon laquelle « lasignification d’une phrase doit être définie en référence aux actions auxquelles le fait del’affirmer conduirait »72 est à la base de cette théorie. Comme je l’ai indiqué, Ramsey necherchait pas à donner dans ce texte une définition de la vérité mais une explication du contenudes croyances en termes de conditions de vérité. Ramsey prend pour exemple le cas d’un pouletqui croit que les chenilles d’un certain type sont empoisonnées et qui s’abstient donc d’enmanger, pour cause de maux d’estomacs. Pour Ramsey, tout ensemble d’actions dont l’utilité pest une condition nécessaire et suffisante est appelé une croyance que p et la croyance que p estvraie si p, c’est-à-dire si elle est utile :

On pourrait très bien soutenir que relativement à ce type de croyance la théorie pragmatiste estcorrecte, c’est-à-dire que la relation entre le comportement du poulet et les facteurs objectifs étaitque les actions seraient de nature telles qu’elles seraient utiles si, et seulement si, les chenillesétaient empoisonnées. Ainsi, n’importe quelle sorte d’action pour l’utilité desquelles p est unecondition nécessaire et suffisante pourrait être appelée une croyance que p, et serait vraie si p,c’est-à-dire si elles sont utiles73.

Ce passage montre que, pour Ramsey, une croyance est un « guide » pour l’action et qu’unecroyance est vraie si elle conduit à une action bénéfique, c’est-à-dire si elle est utile. Dansl’exemple de Ramsey, la croyance que la chenille est empoisonnée conduit à l’action des’abstenir de la manger et cette croyance est vraie si elle est utile, c’est-à-dire si la chenille est eneffet empoisonnée et le poulet s’évite donc des maux d’estomac. De la même manière, l’actionde manger la chenille indique la croyance que la chenille est comestible et cette croyance seraitfausse si le poulet se retrouve avec des maux d’estomac.

Il s’agit ici du cas des croyances « pleines », c’est-à-dire de probabilité 0 ou 1, maisRamsey offre aussi une explication très intéressante dans le cas des croyances « partielles » : si lepoulet ne sait pas si la chenille est empoisonnée ou pas, il devrait agir — tout en prenant encompte les fréquences objectives — de manière à « maximiser son utilité subjective », pourreprendre l’expression bayésienne. Comment mesurer celle-ci ? Étant donné que les agentsrévèlent leurs préférences dans leur conduite, Ramsey propose de déterminer les degrés deprobabilité subjective et les degrés d’utilité des agents par une méthode de paris74, mais, bien sûr,cette méthode n’est pas exacte, puisque « l’utilité marginale de l’argent est décroissante » etRamsey propose que nous considérions la théorie

… selon laquelle nous agissons suivant la manière qui nous semble la plus propice à la réalisationdes objets de nos désirs, de sorte que les actions d’une personne sont entièrement déterminées parses désirs et opinions75.

Ramsey peut ainsi jeter les bases d’une axiomatisation76 de la théorie « subjective » ou« bayésienne » des probabilités et de la première théorie quantitative du processus de décision77,

72 F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., p. 22873 Ibidem, p. 22874 Ibidem, p. 166.75 Ibidem, pp. 166-167.76 Ibidem, pp. 171sq.77 Cf. R. C. Jeffrey, The Logic of Decision, Chicago, University of Chicago Press, 2e édition, 1986, chapitre 3 ; E.Picavet, Choix rationnel et vie publique, Paris, P. U. F., 1996, pp. 172-190.

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dont il énonce même le fameux théorème du « pari hollandais »78. Son utilisation de la méthodede pari a été redécouverte par von Neumann et Morgenstern, qui en ont fait un outil pour lastatistique et l’économie79. Par ailleurs, cette méthode de mesure des croyances et des désirs est àl’origine de nombreux travaux sur la psychologie (mathématique) de la décision80.

Les croyances conditionnelles les mieux justifiées sont donc, selon Ramsey, celles qui ontles meilleures conditions de succès et qui sont corrélées à la fréquence objective la plus élevée(car Ramsey n’était pas un « subjectiviste » étroit en matière de probabilités et il reconnaissaitqu’il y a des fréquences objectives), d’où dérive le principe fondamental de Ramsey selon lequel« les croyances ont d’autant plus de chances d’être vraies que leurs conditions de succès sontgaranties »81. Cette théorie a plusieurs conséquences importantes dans la philosophie de Ramsey,telles que sa justification de l’induction parce qu’elle est fiable en tant qu’instrument pour laformation de croyances vraies82, ou encore sa définition de la connaissance comme croyancevraie « obtenue par un processus fiable »83. J’aimerais simplement attirer l’attention sur unaspect, important pour ce qui suit, de ce que Ramsey appelait la logique « inductive ouhumaine », c’est-à-dire cette partie de la logique qui a pour tâche « d’observer des méthodes depensée et de découvrir le degré de confiance que l’on devrait leur accorder »84. Pour JohnMaynard Keynes,

[Ramsey] fut amené à distinguer la « logique humaine » de la « logique formelle ». La logiqueformelle ne s’occupe de rien d’autre que des règles de la pensée cohérente. Mais nous avons aussicertaines « habitudes mentales utiles » pour la manipulation de matériel provenant de nosperceptions, de notre mémoire et peut-être d’autres sources, afin d’atteindre ou de s’approcher dela vérité ; l’analyse de telles habitudes est aussi une sorte de logique. […] En voulant distinguerune logique « humaine » de la logique formelle d’un côté et de la psychologie descriptive del’autre, Ramsey a peut être pointé du doigt le prochain champ d’étude, lorsque la logique formelleaura été mise en ordre et son domaine hautement limité proprement défini85.

78 F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., p. 174. J’aimerais profiter de l’occasion pour rectifierune erreur commise dans l’introduction de ce volume ; Pascal Engel et moi y avons fait mention de la traduction parEmmanuel Picavet de Dutch book par « argument de la pompe à phynance » (Choix rationnel et vie publique, op.cit., p. 188, n. 1). Cf. P. Engel & M. Marion, « Introduction », op. cit., p. 14, n. 1. Or il s’avère que c’est PhilippeMongin qui a mis en circulation l’expression « argument de la pompe à phynance » et, de surcroît, pour traduirel’expression « money pump argument », qui réfère à autre chose.79 J. von Neumann & O. Morgenstern, Theory of Games and Economic Behavior, Princeton, Princeton UniversityPress, 1944 ; L. Savage, The Foundations of Statistics, New York, Dover, 1954 ; D. Duncan Luce & H. Raiffa,Games and Decisions, New York, John Wiley & Sons, 1957.80 Parmi les premiers travaux sur le sujets, cf. D. Davidson, P. Suppes & S. Siegel, Decision Making. AnExperimental Approach, Stanford, Stanford University Press, 1957.81 P. Engel & M. Marion, « Introduction », op. cit., p. 14. Cette formulation se retrouve aussi dans J. Dokic & P.Engel, Ramsey. Vérité et succès, op. cit., p. 27. Une formulation plus précise se trouve à la p. 71. Cette idée est parailleurs à la source de la théorie contemporaine de la « sémantique du succès » dont font état Dokic et Engel. Cf. J.Whyte, « Success Semantics », Analysis, vol. 50 (1990), pp. 149-157 & « The Normal Reward of Success »,Analysis, vol. 51 (1991), pp. 65-73.82 F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., pp. 186-187. Thayer remarque que cette logique« humaine » n’est pas sans rappeler l’« humanisme » de Schiller. Cf. H. S. Thayer, Meaning and Action, op. cit., p.310.83 Ibidem., p. 229.84 Ibidem., p. 187.85 J. M. Keynes, Keynes, Essays in Biography, Londres, MacMillan, 1933, pp. 300-301.

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Peu importe ici la question de la faisabilité d’une « logique inductive », à la suite des travaux deCarnap et de Hintikka. Il importe seulement que ce soit à l’intérieur de ce cadre que se posait,selon Ramsey, la question « pragmatiste » des « lois » ou croyances « générales » :

Nous devons donc considérer l’esprit humain et ce qu’au plus on peut demander de lui. L’esprithumain fonctionne essentiellement suivant des règles générales ou des habitudes ; un processus depensée qui ne procéderait pas suivant une règle quelconque ne serait qu’une série aléatoired’idées ; chaque fois que nous inférons A de B, nous le faisons en vertu d’une quelconque relationentre eux. Ainsi -on peut formuler le problème de l’idéal de la manière suivante : Quelleshabitudes, en un sens général, seraient les plus profitables à l’esprit humain 86?

Ces croyances générales ou « propositions générales », pour reprendre la terminologie deRamsey, sont à l’origine de toute action :

L’esprit fonctionne à l’aide de lois générales, de sorte que s’il infère q de p , ce sera en règlegénérale parce que q est une instance d’une fonction Φx et p l’instance correspondante d’unefonction Ψx telle que l’esprit inférerait toujours Φx de Ψx87.

Les propositions générales sont des énoncés avec quantificateur, dont une forme simple serait :

∀x F(x) → G(x).

Dans « Faits et propositions », Ramsey avait adopté une convention tirée du Tractatuslogico-philosophicus, selon laquelle on lit le quantificateur universel, ∀x F(x), comme uneconjonction :

F(a) & F(b) & F(c)…

et le quantificateur existentiel, ∃x F(x), comme une disjonction :

F(a) v F(b) v F(c)…88

Pour Ramsey, un énoncé comme « tous les hommes sont mortels » doit donc être interprétécomme le produit logique de « pour tout x, si x est un homme, alors x est mortel » ou

∀x H(x) → M(x)pour toute valeur de x, soit :

(H(a) → M(a)) & (H(b) → M(x)) & (H(c) → M(x)) …

Pour des raisons qui ne peuvent être présentées ici, dans le Tractatus logico-philosophicusces conjonctions ou disjonctions peuvent être de longueur infinie89 et c’est pour cette raison queRamsey en fit par ailleurs usage dans « Les fondements des mathématiques » pour donner une

86 F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., p. 184.87 Ibidem, p. 185.88 Ibidem, p. 225.89 Cela tient à l’interprétation de passages tels que 4.2211 et 5.535.

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nouvelle définition des fonctions « prédicatives »90. Cependant, dans le cadre de la « logiquehumaine », on peut se demander s’il y a un sens à présenter une croyance générale telle que « lesoleil se lèvera demain » comme un énoncé infiniment long. Si l’esprit humain ne peut pascontempler un objet infini, comment un tel énoncé peut-il servir de « guide » pour l’action ?Dans « Vérité et probabilité », on trouve des signes avant-coureurs du changement d’opinion deRamsey sur cette question dans des passages comme ceux-ci :

… rien n’a été dit des degrés de croyance lorsque le nombre d’options possibles est infini. Je n’airien d’utile à dire à ce propos, à ceci près que je doute que l’esprit soit capable de contempler plusqu’un nombre fini d’options. Il peut envisager des questions auxquelles il y a une infinité deréponses possibles, mais afin d’envisager les réponses, il doit les amalgamer en un nombre fini degroupes. La difficulté devient en pratique pertinente quand on traite d’induction, mais, même là, ilne me semble pas qu’il y ait besoin de l’introduire. […] Il est vrai que nous pouvons convenir queles généralisations inductives n’ont pas à avoir de probabilité finie, mais les prévisions spécifiquesbasées sur des raisons inductives ont indubitablement, dans l’esprit de nous tous, une forteprobabilité numérique. Nous sommes tous plus certains que le soleil se lèvera demain, que jen’obtiendrai pas 12 au premier lancer de deux dés, c’est-à-dire que notre croyance est de plus de35/36. Si l’induction devait avoir besoin de justification, ce serait en rapport avec la probabilitéd’un événement comme celui-ci91.

On peut convenir qu’en un certain sens il revient à la logique de nous dire ce que nous devonspenser mais l’interprétation de cet énoncé soulève de considérables difficultés. On pourrait direqu’on devrait penser ce qui est vrai mais en ce sens-là, c’est l’ensemble de la science qui nous ditquoi penser, pas seulement la logique. En ce sens aussi on ne peut non plus trouver quelquejustification de la croyance partielle ; la chose idéale serait d’avoir des croyances de degré 1 entoute proposition vraie et de degré 0 en toute proposition fausse. Mais c’est trop demander à deshommes mortels et on doit convenir qu’un certain degré de doute, ou même d’erreur, esthumainement justifié92.

On peut lire dans ces passages la réflexion suivante : les limitations de l’esprit humain sont tellesque les calculs de probabilité et de décision ne peuvent comporter d’infinité actuelle mais quedes calculs numériques finis. En des termes dérivés de ceux de Herbert Simon, il semble que lathéorie des probabilités et de la décision de « Vérité et probabilité » fait appel à une conception« substantielle » et non à une conception « procédurale » de la rationalité93. Cette question mériteun examen plus approfondi94. Dans le cadre de ce texte, il suffit de noter que, dans ses écrits de1929, Ramsey abandonne l’idée de propositions générales comme conjonctions ou disjonctions,et par là même son « platonisme » en philosophie des mathématiques.

Qu’une proposition infinie ne puisse servir de « guide » pour l’action, cela est expriméclairement dans ce passage de « Propositions générales et causalité » :

Une croyance de type primaire est une carte du monde environnant qu’on utilise pour se diriger.Qu’on la complique ou qu’on la rende tout aussi détaillée qu’on voudra, elle reste et demeuretoujours une carte. Mais si on professe l’étendre à l’infini, alors ce n’est plus une carte : on ne peut

90 F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., p. 74.91 Ibidem, p. 175.92 Ibidem, p. 176.93 Cf. H. Simon, Models of Bounded Rationality, Cambridge Mass., MIT Press, 1982, 2 volumes, en particulier lesarticles de la section VIII, dans le deuxième volume.94 Cf. M. Marion, « La “logique humaine” de Ramsey : pragmatisme et finitisme », à paraître.

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pas la prendre et s’en servir pour se guider, car notre voyage est terminé bien avant d’avoir eubesoin de ses parties les plus reculées. […] Le degré de certitude qu’on pourrait lui attribuer portesur un cas particulier ou un ensemble fini de cas particuliers et non sur un nombre infini de cas quin’est d’aucune utilité et dont on n’est nullement sûr95.

Ramsey introduit une nouvelle interprétation des propositions générales comme « hypothétiquesavec variables » (variable hypotheticals) :

Les formules hypothétiques avec variables ou lois causales forment le système de croyances aveclequel le locuteur affronte l’avenir. […] Les formules hypothétiques avec variables ne sont pas desjugements mais des règles de jugement, « si je rencontre un φ, je le considérerai comme un ψ ».Celle-ci ne peut pas être niée mais celui qui ne l’adopte pas peut dire qu’il est en désaccord avecelle96. (Ramsey 2003, 241)

Qu’on me comprenne bien : ce qui distingue les formules hypothétiques avec variables desconjonctions n’est pas le fait qu’on y croit, la différence est beaucoup plus radicale. Une formulehypothétique avec variables se base le plus souvent sur une conjonction qui est différente desautres conjonctions en ce qu’on lui fait confiance pour qu’elle nous guide un pas en avant, c’est-à-dire en ce qu’on en infère une formule hypothétique avec variables97.

Bien que l’expression « variable hypothetical » provienne de John Neville Keynes98, la nouvelleinterprétation est dérivée de celle du mathématicien constructiviste allemand Hermann Weyl, quidéfinissait les propositions avec quantificateur universel comme des « règles » ou « bons pourdes jugements » (Urteilsanweisungen) et les propositions avec quantificateur existentiel commedes « abstraits de jugements » (Urteilsabstrakte)99. Cette interprétation permet une lectureconstructiviste des axiomes de la théorie de la quantification :

∀x F(x) → F(a), F(a) → ∃x F(x).

L’existence de liens entre les conceptions de Weyl et de Ramsey a déjà été fermementétablie et je ne reviendrai pas sur cette question100. On notera cependant que l’argument invoquépar Ramsey concerne la « logique humaine » et qu’il est d’ordre pragmatique. En abandonnant laconception des propositions générales qu’il a héritée du Tractatus logico-philosophicus au profitd’une conception finitiste, Ramsey n’a fait qu’inférer une des conséquences des prémissespragmatiques mises de l’avant dans « Faits et propositions » et « Vérité et probabilité ». Cetteconséquence peut apparaître après coup comme évidente. Par ailleurs, d’autres conséquencesauraient dû en découler sur la forme même d’un projet de « logique humaine », que Ramseyn’aura pas eu le temps d’inférer avant sa mort.

95 F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., p. 238.96 Ibidem, p. 241.97 Ibidem, p. 242-243.98 J. N. Keynes, Studies and Exercises in Formal Logic, Londres, MacMillan, 1889.99 H. Weyl, « Sur la crise contemporaine des fondements des mathématiques », dans J. Largeault (dir.),Intuitionisme et théorie de la démonstration, Paris, Vrin, 1992, pp. 66-105 ; p. 81.100 Cf. les textes cités dans les notes 15-17, supra.

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Nils-Eric Sahlin s’est demandé si ce fut l’adoption de cette conception finitiste despropositions générales qui força l’abandon de l’axiome d’infinité101 et donc du point de vue« platoniste » en mathématiques ou si, à l’inverse, c’est un raisonnement sur les fondements desmathématiques qui serait à l’origine, comme chez Weyl, de la nouvelle conception despropositions générales :

Une question intéressante à laquelle je suis incapable de répondre est de savoir si ce fut laconversion de Ramsey à un point de vue sur les mathématiques du type de celui de Hilbert quiprovoqua l’adoption d’une nouvelle théorie des propositions générales ou si ce fut une conceptionmodifiée du concept de propositions qui le mena à l’abandon de l’axiome d’infinité102.

Selon moi, en l’absence de textes à l’appui du premier terme de l’alternative, il faut conclure quec’est l’adoption de la conception finitiste des propositions générales, par suite d’un raisonnementtout à fait « pragmatiste », qui a forcé la volte-face à propos des fondements des mathématiques.

3. La critique de Ramsey et l’évolution de la pensée de Wittgenstein

L’année 1929 en fut aussi une de changements radicaux dans la philosophie de Wittgenstein.Certains ne voudront pas y voir le résultat d’une hypothétique influence de Ramsey. Pourtant,Wittgenstein a reconnu le rôle de la critique de Ramsey dans la préface aux Recherchesphilosophiques. Certes, les données que nous possédons ne permettent d’affirmer avec certitudeque peu de chose sur cette question. Cependant, il n’y a pas de raison de croire que Wittgensteinsoit à l’origine des dernières conceptions de Ramsey103. En effet, il n’était question pour celui-cique d’inférer une conséquence assez évidente de son pragmatisme et non d’un choc exogène. Parailleurs, les manuscrits de 1928 montrent que Ramsey avait déjà commencé à changer d’idéeavant le retour de Wittgenstein à Cambridge104. D’autre part, Georg Henrik von Wright rapporteque, lors d’une de ses premières conversations avec Wittgenstein en 1939, celui-ci lui avoua quesa plus grosse erreur dans le Tractatus fut d’avoir interprété les propositions générales commedes conjonctions et disjonctions infinies105. Cet aveu avait déjà été fait lors des cours de 1932106.Dès 1929, Wittgenstein introduit une notion d’« hypothèse », qui ressemble à celled’« hypothétique avec variable » de Ramsey ou encore des « règles pour le jugement » de Weyl.

101 Pour ne prendre qu’un passage à témoin: « Il va de soi que les mathématiques ne requièrent pas l’existence d’unnombre fini d’objets. On dit immédiatement que des objets imaginaires, c’est-à-dire des termes théoriquessecondaires, font l’affaire. Mais il n’y a pas d’objets imaginaires, seulement des mots, et les mathématiciens et lesphysicistes qui utilisent l’infini ne font que manipuler des symboles qui ont quelque analogie avec lespropositions », F. P. Ramsey, Notes on Philosophy, Probability and Mathematics, op. cit., p. 236. Pour plus dedétails, cf. la note 67, supra.102 N.-E. Sahlin, The Philosophy of F. P. Ramsey, op. cit., p. 105.103 Pour l’opinion contraire, cf. Rosaria Egidi dans « Ramsey and Wittgenstein on Scientific Theories », Theoria,vol. 57, 1991, pp. 196-210.104 À partir d’une objection en philosophie des sciences, qui lui est venue à l’esprit en lisant N. R. Campbell,Physics. The Elements (New York, Dover, 1919). Cf. F. P. Ramsey, On Truth, op. cit., pp. 33-34. Le rôle deCampbell et de la réflexion sur la philosophie des sciences, que j’ai laissé de côté dans mon exposé pour lesimplifier, est discuté dans les textes cités aux notes 16 et 17, supra.105 G. H. von Wright, « Wittgenstein sur les probabilités », op. cit., p. 162n.106 L. Wittgenstein & G. E. Moore, Philosophica I, op. cit, p. 106.

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En voici un exemple :

Une hypothèse va au-delà de l’expérience immédiate.Ce n’est pas le cas de [l’assertion]. Les assertions sont soit vraies, soit fausses.Les hypothèses fonctionnent ou ne fonctionnent pas.Une hypothèse est une loi pour construire des assertions, et les assertions sont des cas de cette loi.Si elles sont vraies (vérifiées), l’hypothèse fonctionne; si elles ne le sont pas, l’hypothèse nefonctionne pas. Nous pouvons également dire que l’hypothèse construit des prévisions qui sontexprimées dans des assertions et peuvent être vérifiées ou falsifiées107.

L’« hypothèse » comme « loi pour construire des assertions », c’est là, indubitablement, latrace de la critique de Ramsey108. Certains voudront minimiser la chose et diront que ce n’est paslà un changement majeur et que cette question n’a d’importance que pour la philosophie desmathématiques. Les remarques de la section précédente montrent qu’il n’en est rien en ce quiconcerne Ramsey. Je vais montrer dans ce qui suit qu’il en va de même pour Wittgenstein109.

Pour mieux voir ce dont il s’agit, il faut revenir aux propos de Ramsey dans la conclusion à« Faits et propositions » :

Tout ce que j’ai dit vient de [Wittgenstein], à l’exception des éléments qui manifestent unetendance pragmatiste et qui me semblent nécessaires pour combler une lacune dans sonsystème110.

À quelle « lacune » Ramsey fait-il référence ? Je crois qu’il doit s’agir de la suivante : dans laconception stoïciste du Tractatus logico-philosophicus, le « vouloir » est indépendant du mondeet le « sujet » recherchant le bonheur ne peut que s’ajuster à un monde sur lequel il n’a, semble-t-il, aucune prise, de sorte qu’aucune action ne semble être en mesure de provoquer unemodification du monde qui puisse satisfaire un désir ; les croyances ne sont pour leur partdéfinies qu’en rapport avec des états du monde et non en fonction des actions auxquelles ellesconduiraient. Cette conception stoïciste, qui constitue en quelque sorte une intrusion de l’éthiquedans la philosophie du langage, est loin d’être satisfaisante, puisqu’elle nie tout lien entrecroyances et désirs d’un côté, actions et satisfactions des désirs de l’autre, et il s’agitprobablement de la lacune à laquelle Ramsey fait référence. Sa disparition provoquera deprofonds changements.

On remarquera tout d’abord un changement de fond dans la conception de la signification.J’aimerais parler à cet égard du passage d’une conception « statique » à une conception« dynamique » de la signification. Quoique la théorie du Tractatus logico-philosophicus ne soitpas dénuée d’éléments « dynamiques »111, la conception de la signification reste « statique » ence sens qu’elle implique trois faits. En effet, nous lisons au paragraphe 3.12 que « la proposition

107 L. Wittgenstein, Les Cours de Cambridge 1930-1932, Mauvezin, T. E. R., 1988, p. 123.108 Pour une argumentation détaillée, cf. les textes cités dans les notes 14 et 17, supra.109 J’ai déjà montré le rôle central de la notion d’ « hypothèse » dans la philosophie de Wittgenstein durant lapériode de transition (1929-1933) dans Wittgenstein, Finitism, and the Foundations of Mathematics, op. cit.,chapitre 5 ; « Wittgenstein, l’intentionalité et les règles », Philosophiques, vol. 25 (1998), pp. 3-27. Je ne reviendraipas sur ces analyses.110 F. P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., p. 228.111 M. Marion, Ludwig Wittgenstein. Introduction au Tractatus logico-philosophicus, op. cit., p. 53.

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est le signe propositionnel dans sa relation projective au monde »112. Les paragraphes 3.1 et 3.11nous indiquent que la proposition est exprimée de façon à être perceptible par les sens parl’usage de signes, c’est-à-dire que les signes propositionnels sont des objets physiques —marques de craie au tableau, sons, etc. Le paragraphe 3.14 confirme cela en affirmant que « lesigne propositionnel est un fait ». Le paragraphe 3.11 propose aussi une définition de la méthodede projection : « La méthode de projection est le penser du sens de la proposition ». Qu’est-ceque « penser » le sens d’une proposition ? Le sens d’une proposition, c’est qu’elle est l’imaged’un fait. Pour utiliser un terme peircéen, il y a un « interprétant » en jeu : celui qui permet de« penser » le sens de la proposition. L’interprétant a donc devant lui deux faits: un fait« linguistique », qui est le signe propositionnel, et un fait possible, « dans le monde » mais nonlinguistique. Selon la terminologie du Tractatus logico-philosophicus, il s’agit dans ce derniercas d’une « situation ». Le « penser » consiste dans la « projection » par l’interprétant du faitlinguistique sur le fait mondain ; l’un est « pensé » comme image de l’autre. Bien sûr, ce« penser » ou cette « projection » ne sont rien d’autre que ce que d’autres philosophes ont appelé« intention de signification » ou « intentionnalité » ; Wittgenstein utilisera ce vocabulaire à partirde 1929113. Dès que le signe propositionnel est « pensé » ou « projeté » par l’interprétant, cette« projection » même, la « pensée », devient un fait dans le monde. On pourrait situer ce fait dansle cerveau et dire qu’il s’agit là de ce sur quoi la psychologie empirique fait enquête. Noussommes donc en présence de trois faits : le fait linguistique (le signe propositionnel) et le faitmondain (la situation), dont la coordination est pensée par l’interprétant, ce qui résulte dans unfait psychologique (la pensée). L’aspect « dynamique » est réduit à l’acte de « projeter » ou« penser », qui n’est pas en lui-même un fait et qui n’est donc pas capturé par l’ontologie duTractatus logico-philosophicus.

Pour Wittgenstein, cependant, l’interprétant est scindé en deux : selon lui, il y a d’une partun interprétant empirique, qui est l’objet de la psychologie, et, d’autre part, le sujet métaphysiqueou transcendantal. Le 5.542 propose une analyse des « formes propositionnelles de lapsychologie » (5.541), que sont « A croit que p », « A pense que p », etc. Selon Wittgenstein,

5.542 — Il est cependant clair que « A croit que p », « A pense que p », « A dit que p » sont de laforme « “p” dit p », et il ne s’agit pas de la coordination d’un fait et d’un objet, mais lacoordination de faits par la coordination de leurs objets.

La croyance n’est donc pas pour Wittgenstein une relation entre un objet, que serait le sujet A, etun fait p. L’expression « A croit que p » est en réalité de la forme « “p” dit p », c’est-à-dire qu’ils’agit d’une coordination de deux complexes. Le contenu de la croyance ne peut donc être qu’unfait « mental » et il n’y a pas pour Wittgenstein de « sujet » comme tel dans l’analyse de lacroyance. Wittgenstein déduit au paragraphe 5.5421 qu’il ne peut y avoir de véritable « sujet »qui soit l’objet de la psychologie empirique, à partir de la prémisse selon laquelle l’âme (Seele)est simple : la psychologie s’intéresse aux croyances, de la forme « “p” dit p », où n’apparaîtaucun « simple ». La porte est donc ouverte au sujet métaphysique du paragraphe 5.64, avec toutce qui s’en suit, sur le solipsisme (5.6 sq.), le vouloir et les valeurs (6.4), etc. J’ai émis ailleursl’hypothèse selon laquelle les éléments « dynamiques » relevés ci-haut, tels que le « penser » du

112 Pour plus de détails concernant ce qui suit, cf. M. Marion, Ludwig Wittgenstein. Introduction au Tractatuslogico-philosophicus, op. cit., pp. 42-53.113 Dans des passages comme celui-ci : « Éliminez du langage l’élément de l’intention, c’est sa fonction tout entièrequi s’écroule ». (L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, op. cit., § 20).

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sens de la proposition, sont liés au sujet métaphysique114. En effet, le sujet métaphysique doitêtre celui qui « pense » le signe propositionnel115, chaque « penser » devenant à son tour une« pensée », qui est un objet d’étude pour la psychologique empirique.

Cette conception de la signification est « statique » en ce sens que le « penser » estinstantané, immédiat. La « projection » se fait dans l’instant. Il est donc difficile de parler d’une« comparaison » entre le langage et la réalité, voire inintelligible de parler de « vérification ».Wittgenstein ne le fera d’ailleurs qu’après 1929. Le contraste avec Ramsey ressort parfaitementdans ce passage des Remarques philosophiques :

Comment entend-on une image ? L’intention ne réside jamais dans l’image elle-même, car quelleque soit la façon dont l’image est engendrée, elle peut toujours être entendue de différentes façons.Mais cela ne veut pas dire que la façon dont l’image est entendue apparaîtra lorsqu’elleprovoquera une certaine réaction, car l’intention s’exprime déjà dans la façon dont je compareactuellement l’image à la réalité116.

Wittgenstein défend ici une conception proche de celle de son Tractatus logico-philosophicus, sice n’est la même, contre une conception proche de celles de Russell dans l’Analysis of Mind etde Ramsey dans « Faits et propositions », selon laquelle « la façon dont l’image est entendueapparaîtra lorsqu’elle provoquera une certaine réaction ». Pour Wittgenstein, la propositioncomme image est entendue comme image d’une situation par le fait que l’interprétant la« pense » comme telle. C’est l’intention d’utiliser un signe propositionnel comme image d’unesituation qui donne à ce signe sa signification (et qui en fait un « symbole »). C’est « l’usagepourvu de sens » (3.326) qui permet de voir ce que l’interprétant entend par certains signespropositionnels. Ces mêmes signes pourraient très bien être utilisés pour dire autre chose. MaisWittgenstein refuse dans ce passage d’aller plus loin et de lier l’intention de signifier, à traversl’usage des signes, aux actions auxquelles celle-ci conduirait — ce qui reviendrait à adopter lathèse « pragmatiste ». Il donne pour argument que l’intention est déjà donnée dans lacomparaison actuelle entre l’image et la réalité. Un tel genre de comparaison est par définitionun processus mental ; pour Wittgenstein il ne s’agit pas de la « pensée », qui est l’objet de lapsychologie empirique mais le « penser », qui est ici un objet typiquement« phénoménologique »117. Cette conception va disparaître à partir de 1929 et les coups de boutoirde la critique de Ramsey n’y sont pas pour rien. (On notera que le caractère instantané de lacompréhension est un aspect saillant de cette conception qui sera critiqué en long et en large dans

114 Entre autres dans M. Marion, « Operations and Numbers in the Tractatus Logico-Philosophicus », WittgensteinStudien, vol. 2 (2000), pp. 105–123 ; p. 117-118.115 Je me rapproche ici de la « doctrine de l’âme linguistique » de Malcolm, Hacker, etc., mais il y a des différencesimportantes sur lesquelles je ne peux m’attarder ici.116 L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, op. cit., § 24.117 Au sens où Merril et Jaakko Hintikka l’entendent. Cf. M. B. Hintikka & J. Hintikka, Investigations surWittgenstein, Liège, Mardaga, 1991, J. Hintikka, Ludwig Wittgenstein : Half-Truths and One-and-a-Half-Truths.Selected Papers volume 1, Dordrecht, Kluwer, 1996. Je ne discuterai pas cette interprétation. Cf. M. Marion,« Wittgenstein en transition : du langage phénoménologique au langage physicaliste », dans E. Rigal (dir.), JaakkoHintikka. Questions de logique et de phénoménologie, Paris, Vrin, 1998, pp. 275-293 ; « PhenomenologicalLanguage, Thoughts and Operations in the Tractatus », dans L. E. Kahn (dir.), The Philosophy of Jaakko Hintikka,Library of Living Philosophers, LaSalle Ill., Open Court, 2004. Pour l’interprétation de ce passage, cf. en particulierJ. Hintikka, « Rules, Games and Experiences: Wittgenstein’s Discussion of Rule-Following in light of hisDevelopment », dans Revue Internationale de Philosophie, volume 43, 1989, pp. 279-297 ; p. 282 et M. Marion,« Wittgenstein, l’intentionalité et les règles », op. cit.

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les Recherches philosophiques118.)Ces coups de boutoir ont pour résultat les premiers balbutiements, dans ces mêmes

passages des Remarques philosophiques, d’une conception « dynamique ». La conception despropositions comme image y est remplacée par une conception beaucoup moins statique dans despassages comme celui-ci :

Si l’on prend les propositions comme des consignes pour construire des modèles, leur caractèred’image devient encore plus net119.

La notion de multiplicité logique joue encore un rôle, mais il ne s’agit plus pour la notationlogique de posséder de manière statique la même multiplicité que les faits qu’elle représente(4.04) ; le langage doit désormais posséder la même multiplicité que les actions auxquelles ilconduit :

Le langage doit avoir la même multiplicité qu’un poste d’aiguillage qui provoque les actionscorrespondant à ses propositions. [...] Les mots d’un langage correspondent aux manettes d’unposte d’aiguillage, qui permettent d’exécuter les choses les plus différentes120.

Un mot n’a de signification que dans le contexte d’une proposition. C’est comme si on disaitqu’un bâton n’est levier qu’au moment de son emploi. Seule l’application qu’on en fait leconstitue comme levier.Toute consigne peut être conçue comme une description, toute description comme uneconsigne121.

Avec des affirmations telles que « le langage doit avoir la même multiplicité qu’un posted’aiguillage qui provoque les actions correspondant à ses propositions », Wittgenstein serapproche considérablement de l’affirmation de Ramsey selon laquelle « la signification d’unephrase doit être définie en référence aux actions auxquelles le fait de l’affirmer conduirait ».Cette idée est neuve pour Wittgenstein et rien ne lui correspond dans le Tractatus logico-philosophicus. Je vois dans ce changement de perspective la trace d’une influence positive deRamsey. On est encore loin des conceptions caractéristiques de sa « deuxième » philosophie,mais on voit que Wittgenstein est désormais aiguillé dans cette direction.

J’aimerais ajouter à cela, dans ce contexte et pour conclure, quelques conjectures surl’importance de la notion d’« hypothèse ». Dans la section précédente, j’ai retracé l’argumentsuivant : pour Ramsey, une croyance est une « carte du monde environnant » qui sert de« guide » pour l’action. Une croyance générale ne peut servir de « guide » que si elle estmanipulable et elle ne doit pas être conçue comme une proposition générale qui serait uneconjonction ou une disjonction infinie. Les croyances générales doivent donc être comprisesautrement, d’où l’idée de les concevoir comme « bon », « règle », « loi » pour le jugement oul’assertion, du genre de « si je rencontre un φ, je le considérerai comme un ψ »122, c’est-à-dire unénoncé conditionnel qui n’est pas le résultat d’une conjonction ou d’une disjonction, finie ou

118 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques, op. cit., §§ 139-142,151-152, 155, 184, 197, 198.119 L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, op. cit., § 10.120 ibidem, § 13.121 Ibidem, § 14.122 Ibidem, p. 241.

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infinie, mais quelque chose qui génère des assertions (en nombre potentiellement infini). Ce sontlà les notions d’« hypothétique avec variable » de Ramsey et d’« hypothèse » de Wittgenstein.Nils-Eric Sahlin a montré que le projet d’une théorie de la décision de Ramsey est une sorted’explication de ce que veut dire « suivre une règle »123, car, tout comme le poulet dansl’exemple de Ramsey, nous suivons implicitement des règles lorsque nous agissons ; lesexemples triviaux du genre « si je rencontre un φ, je le considérerai comme un ψ » abondent dansla vie de tous les jours. Un philosophe comme Wittgenstein ne pouvait pas manquer de poser desquestions du genre : est-il possible de suivre une règle comme « si je rencontre un φ , je leconsidérerai comme un ψ » une seule fois ? En effet, on justifie l’usage d’espérancemathématique dans la prise de décision par son utilité au long terme124. J’ajouterai cette question aux exemples de Sahlin: comment expliquer ce que veut dire suivre la règle « si je rencontre unφ, je le considérerai comme un ψ » ? En effet, on a beau dire qu’un « hypothétique avecvariable » ou une « hypothèse » sont manipulables, à l’opposé de conjonctions ou de disjonctionsinfinies, on n’a pas expliqué pour autant comment la compréhension de la règle réussit àm’indiquer le résultat d’une nouvelle application. Quel est le statut de ces croyances générales ?A-t-on affaire à une entité mentale ? À supposer que ce soit le cas, comment être sûr que l’on suitcette règle et pas une autre ? On retrouve ici un des problèmes centraux de la « deuxième »philosophie de Wittgenstein, preuve que l’effet de la critique de Ramsey a été au cœur et non à lapériphérie des préoccupations de Wittgenstein.

Mathieu MarionChaire de Recherche du Canada en philosophie de la logique et des mathématiquesUniversité du Québec à Montréal

123 N.-E. Sahlin, « “He is no good for my work”. On the Philosophical Relations Between Ramsey andWittgenstein », op. cit., pp. 69-71.124 Ibidem, pp. 70-71.