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Sénèque, Phèdre , vers 177 à 204 Traduction : Phèdre : Ce que tu rappelles, je le sais, est vrai, nourrice. Mais la folie me contraint à suivre le pire. Mon âme avance vers l’abîme en connaissance de cause, elle revient en recherchant en vain de sages conseils. Ainsi, lorsque que le matelot fait avancer le bateau trop chargé sur un flot contraire, sa peine s’avère inutile, et vaincue la proue est emportée par le courant rapide. Que pourrait la raison ? La folie a vaincu, elle règne, et un dieu tout puisant est maître de mon esprit tout entier. Cet être ailé, tout puissant, a pouvoir sur l’ensemble de la terre, il brûle de ses flammes indomptables Jupiter blessé. Mars, le Belliqueux a senti ces feux, le dieu artisan de la foudre à trois pointes les a sentis, et lui qui sur les collines de l’Etna attise les foyers en furie, il se retrouve brûlé par une flamme si ténue. Apollon, lui-même, qui avec la corde de l’arc dirige ses traits, l’enfant l’a transpercé plus sûrement, une fois sa flèche lancée, et il voltige aussi importun pour le ciel et pour les terres. La Nourrice : Le désir, honteux et proche du vice, a imaginé que l’amour était un dieu, et afin d’être plus libre, il a donné à sa folie un faux titre de dieu. Sans doute la déesse Erycine envoie à travers toutes les terres un enfant vagabond, celui-ci volant à travers le ciel, lance de sa tendre main de violents traits, et lui, le plus petit des divinités supérieures, obtient un si grand royaume ? Un esprit dément a adopté dans son intérêt ses vaines histoires, et a imaginé la volonté divine de Vénus et l’arc du dieu. Un topos poétique : Textes de référence : toute-puissance de l’amour 1 Eros, 470-450 av. J.-C., musée du Louvre

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Sénèque, Phèdre, vers 177 à 204

Traduction :

Phèdre      :   

Ce que tu rappelles, je le sais, est vrai, nourrice. Mais la folie me contraint à suivre le pire. Mon âme avance vers l’abîme en connaissance de cause, elle revient en recherchant en vain de sages conseils. Ainsi, lorsque que le matelot fait avancer le bateau trop chargé sur un flot contraire, sa peine s’avère inutile, et vaincue la proue est emportée par le courant rapide. Que pourrait la raison ? La folie a vaincu, elle règne, et un dieu tout puisant est maître de mon esprit tout entier. Cet être ailé, tout puissant, a pouvoir sur l’ensemble de la terre, il brûle de ses flammes indomptables Jupiter blessé. Mars, le Belliqueux a senti ces feux, le dieu artisan de la foudre à trois pointes les a sentis, et lui qui sur les collines de l’Etna attise les foyers en furie, il se retrouve brûlé par une flamme si ténue. Apollon, lui-même, qui avec la corde de l’arc dirige ses traits, l’enfant l’a transpercé plus sûrement, une fois sa flèche lancée, et il voltige aussi importun pour le ciel et pour les terres.

La Nourrice      :  

Le désir, honteux et proche du vice, a imaginé que l’amour était un dieu, et afin d’être plus libre, il a donné à sa folie un faux titre de dieu. Sans doute la déesse Erycine envoie à travers toutes les terres un enfant vagabond, celui-ci volant à travers le ciel, lance de sa tendre main de violents traits, et lui, le plus petit des divinités supérieures, obtient un si grand royaume ? Un esprit dément a adopté dans son intérêt ses vaines histoires, et a imaginé la volonté divine de Vénus et l’arc du dieu.

Un topos poétique      :  

Textes de référence      : toute-puissance de l’amour   

1) Horace, Odes II, 8 v.15

Ridet hoc, inquam, Venus ipsa, rident

simplices Nymphae, ferus et Cupido

semper ardentis acuens sagittas

cote cruenta.

Elles en rient, Vénus et les naïves Nymphes,

Il en rit, le cruel Désir qui sans répit

Aiguise ses flèches de feu sur un silex

Ensanglanté.

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Eros, 470-450 av. J.-C., musée du Louvre

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2) Ovide, Métamorphoses      , I 468

« Apollon et Daphné » (I, 468-567)

Le laurier n'était pas encore; les feuilles de toutes sortes d'arbres formaient les couronnes dont Phébus ceignait sa blonde chevelure. Fille du fleuve Pénée, Daphné fut le premier objet de la tendresse d'Apollon. Cette passion ne fut point l'ouvrage de l'aveugle hasard, mais la vengeance cruelle de l'Amour irrité. Le dieu de Délos, fier de sa nouvelle victoire sur le serpent Python, avait vu le fils de Vénus qui tendait avec effort la corde de son arc : "Faible enfant, lui dit-il, que prétends-tu faire de ces armes trop fortes pour ton bras efféminé ? Elles ne conviennent qu'à moi, qui puis porter des coups certains aux monstres des forêts, faire couler le sang de mes ennemis, et qui naguère ai percé d'innombrables traits l'horrible Python qui, de sa masse venimeuse, couvrait tant d'arpents de terre. Contente-toi d'allumer avec ton flambeau je ne sais quelles flammes, et ne compare jamais tes triomphes aux

miens." L'Amour répond : "Sans doute, Apollon, ton arc peut tout blesser; mais c'est le mien qui te blessera; et autant tu l'emportes sur tous les animaux, autant ma gloire est au-dessus de la tienne". Il dit, et frappant les airs de son aile rapide, il s'élève et s'arrête au sommet ombragé du Parnasse : il tire de son carquois deux flèches dont les effets sont contraires; l'une fait aimer, l'autre fait haïr. Le trait qui excite l'amour est doré; la pointe en est aiguë et brillante : le trait qui repousse l'amour n'est armé que de plomb, et sa pointe est émoussée. C'est de ce dernier trait que le dieu atteint la fille de Pénée; c'est de l'autre qu'il blesse le cœur d'Apollon. Soudain Apollon aime; soudain Daphné fuit l'amour : elle s'enfonce dans les forêts, où, à l'exemple de Diane, elle aime à poursuivre les animaux et à se parer de leurs dépouilles : un simple bandeau rassemble négligemment ses cheveux épars. Plusieurs amants ont voulu lui plaire; elle a rejeté leur hommage. Indépendante, elle parcourt les solitudes des forêts, dédaignant et les hommes qu'elle ne connaît pas encore, et l'amour, et l'hymen et ses nœuds.

3) Properce, Elégies II, 12

Celui, quel qu’il fût, qui peignit l’Amour comme un enfant, ne penses-tu pas qu’il eut de merveilleuses mains ? Il vit d’abord que les amants vivent sans bon sens et que pour de légers émois, de grands biens périssent. Ce n’est pas en vain non plus qu’il lui ajouta des ailes de vent et fit qu’un dieu vole dans le cœur humain, puisqu’évidemment nous sommes ballotés dans les vagues d’un côté et de l’autre et que le souffle qui nous pousse ne se pose en aucun lieu. Et c’est justement que sa main est armée de flèches crochues et qu’un carquois de Gnosse est posé sur ses épaules : car il frappe avant que, nous sentant en sécurité, nous ne distinguions l’ennemi, et personne ne réchappe en bonne santé de cette blessure. Ses traits restent en moi, comme reste son image d’enfant, mais assurément il a perdu ses

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Le Bernin : Apollon et Daphné (1625)Galerie Borghèse, Rome

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ailes puisqu’hélas ! il ne s’envole jamais de mon cœur et fait assidûment la guerre dans mon sang. En quoi t’est-il agréable d’habiter des entrailles desséchées ? Si tu as quelque respect, jette ailleurs tes flèches. Il est préférable d’empoisonner de ton venin ceux qui sont intacts : ce n’est pas moi mais une ombre mince que tu malmènes. Si tu la perds, qui chantera de tels sujets (ma Muse légère fait ta grande gloire), qui chantera le visage, les doigts et les yeux noirs de mon amie et la souplesse de sa démarche ?

Commentaire du texte      :  

Introduction

Après la première tirade de Phèdre, la nourrice prend la parole et cherche à raisonner Phèdre, en lui faisant valoir que son crime ne pourra rester caché : Thésée, s’il est vrai qu’il soit mort, Minos, juge des Enfers, Le Soleil, Zeus révèleront l’horreur de ses actes, ajoutant ainsi à la condamnation qui s’attache à la maison crétoise. La nourrice rappelle aussi à Phèdre, « conscius  mentis   pavor », « animus culpa plenus et semet timens », « l’effroi de la conscience, l’âme pleine de sa faute, se redoutant elle-même ». Mais Phèdre interrompt la nourrice pour répondre à son tour.

En quoi les deux femmes ont-elles une conception opposée de l’Amour?

I La triomphe de la «      furor      »   

Phèdre balaye les objections de la nourrice, en opposant la raison, « ratio », qui est du côté de la connaissance (« scio » au vers 177, « sciens » au vers 179) de la vérité (« vera » vers 178) et de la sagesse (« sana consilia » vers 180), à la folie, « furor » au vers 178 et au vers 186. Ces deux occurrences encadrent cette première partie de la réplique de Phèdre, montrant clairement la supériorité de cette folie contre la raison.

Elle se présente elle-même comme déchirée. L’image qu’elle donne est celle d’une hésitation permanente : la passion la pousse vers l’abîme « vadit animus in praeceps » et la raison l’incite à revenir en arrière : « remeat sana consilia appetens ». Cette métaphore du mouvement est reprise par la comparaison avec le navire emporté par le courant. Le marin (variante du cocher et de l’attelage platonicien ?) apparaît incapable de diriger le vaisseau et de l’empêcher de s’abandonner au courant. La violence des flots est évoquée à deux reprises : « adversa unda » vers 181, « vado prono », vers 183, lutter est inutile « cedit in vanum labor » vers 182 (déjà au vers 180 on trouvait l’adverbe « frustra » en vain), les formules passives traduisent l’abandon : « victa », « aufertur » (vers 183). Ce passage s’achève avec le triomphe de la folie : « vicit at regnat furor », après la question rhétorique « Qui ratio possit ? ». L’emploi du subjonctif discrédite la raison, et la construction verbe au passé (« vicit »)/verbe au présent (« regnat », résultat du premier) /sujet inversé, (mise en évidence « furor ») achève le débat.

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Eros bandant son arc : Copie romaine (II siècle)Musées Capitolins

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II La toute-puissance de l’amour

L’argument que Phèdre va ensuite mettre en avant relève du topos poétique : la toute-puissance de l’amour1. Elle présente la divinité sous sa forme traditionnelle : « puer » vers 193, un enfant, « volucer » vers 186, « volitat » vers 194, ailé, « sagitta missa » vers 193, « Figit » vers 193, qui envoie des flèches. Cette toute puissance est d’abord affirmée de manière générale au vers 186 et 187 : répétition au début et à la fin de « potens », verbes marquant la domination « dominatur », « pollet », universalité de son emprise « tota mente », « omni in terra ».

Les exemples viennent ensuite à l’appui de cette affirmation : quatre dieux vaincus par l’amour. Jupiter et Mars sont évoqués chacun en un vers, tandis que Vulcain en occupe trois et Apollon quatre, sorte de gradation témoignant du pouvoir de l’Amour. L’image du feu est d’abord développée « torret » vers 187, « indomitis flammis » vers 187, « istas faces » vers 188, « igne tam parvo », en contraste avec la puissance supposée des dieux à cet égard : Jupiter est le maître de la foudre, Mars « belliger » est le dieu de la guerre, et Vulcain est le dieu de la forge. La confrontation entre « le petit feu » lancé par l’amour et la grandeur des feux (« caminos furentes » vers 190 et 191) alimentés par Vulcain sous l’Etna (« Aetnaeis   jugis » vers 190) appuie l’argumentation de Phèdre. Dans le cas d’Apollon, c’est la qualité d’archer qui est mise en cause. Apollon, spécialiste de l’arc (« tela qui nervo regit ») est lui-même vaincu par la flèche de l’amour. L’opposition entre « tela » telum, arme de jet et « sagitta » la flèche, terme qui connote davantage de légèreté va dans le même sens que l’opposition des feux dans les vers précédents : la puissance de l’amour ne se mesure ni à sa taille, ni à celle des blessures qu’il inflige, leur petitesse est gage de leur force.

Sénèque ne développe aucun de ces exemples. Certes, le public latin connaît la mythologie : les multiples passions adultères de Jupiter, l’amour de Mars et Vénus surpris par Vulcain, ou la querelle d’Apollon et de l’amour, conduisant à la passion du dieu pour Daphné. Mais on peut aussi penser que ce topos fréquent chez les poètes élégiaques ne convient ni au philosophe stoïcien, ni au dramaturge tragique.

III La dénonciation de la nourrice

La nourrice refuse d’entendre ce discours, dont elle dénonce la fausseté et la commodité : faire de l’amour un dieu, c’est s’autoriser à tout. Elle met en cause « turpis libido et vitio favens » vers 195 et vers 196, un désir honteux et tourné vers le vice, parle d’ « animus demens » vers 202, et reprend le terme de « furor » vers 197. Les verbes « finxit » au vers 196 et 203, et « addidit » vers 197 mettent en cause l’imagination et la création des hommes. Il s’agit de légendes inventées afin de donner toute liberté au désir « quoque   liberior foret » (vers 196).

Elle ironise de fait sur la puissance de l’amour, remettant en cause l’image qui s’attache à lui. Elle mentionne d’abord la déesse d’Eryx, faisant ainsi référence à l’un des lieux de culte les plus anciens consacrés à Vénus, celui situé à Eryx, en Sicile, qui passait pour avoir été fondé par Enée lui-même. Le sanctuaire, consacrée à Aphrodite était passé aux mains des Romains à la fin de la première guerre punique. Le fait qu’une déesse aussi honorée et puissante délègue son pouvoir à son fils (« mittit  natum per  omnis   terras) apparaît peu vraisemblable.

1 « Omnia vincit amor », Virgile, Bucoliques, X, vers 69).4

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Son fils est aussitôt qualifié de vagabond « natum vagum », vers 198 et est présenté de manière assez ridicule « volans per caelum ». La nourrice souligne aussi le contraste entre sa faiblesse « tenera manu », vers 200 et la violence de ses traits « proterva tela » vers 200. Elle reprend ce même contraste en soulignant sa petite taille « mininus » superlatif de parvus et la grandeur de son pouvoir « regnum tantum » vers 201. Il s’agit bien de mettre en doute les fables des poètes et cette image plutôt mignarde de l’amour.

Conclusion      :  

Ce passage permet à Phèdre et à la nourrice d’affirmer leur choix. Phèdre accepte et revendique « la furor », née de sa souffrance et n’hésite pas à recourir à la mythologie, puisque celle-ci lui offre des arguments qui confortent son choix. La nourrice en revanche la ramène à plus de réalisme. Les divinités étaient présentes dans la pièce Hippolyte d’Euripide : Aphrodite apparaissait dans le prologue et Artémis dans le dénouement venait en aide au jeune homme en train de mourir. Dans la tragédie de Sénèque, les dieux n’apparaissent pas. Phèdre peut invoquer la toute-puissance du dieu Amour, la nourrice lui renvoie la toute-puissance du désir. Si elle finit par accepter d’aider Phèdre à réaliser ses projets envers Hippolyte, elle lui refuse toute excuse.

Eros archer, Musée du LouvreOeuvre romaine du IIe siècle après J.-C. ? Marbre de Paros

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