Fatalité et liberté dans Phèdre de Racine

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FRANSKA Fatalité et liberté dans Phèdre de Racine Jonatan Botin Kandidatuppsats Handledare : VT 2012 Richard Sörman

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FRANSKA

Fatalité et liberté dans Phèdre de Racine

Jonatan Botin

Kandidatuppsats Handledare :

VT 2012 Richard Sörman

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Table des matières

1. Introduction....................................................................................................3

1.1. Objectif de l’étude ..................................................................................3

1.2. Méthode et structure................................................................................4

2. Théorie............................................................................................................6

2.1. Delmas et la mythologie dans Phèdre.....................................................6

2.2. Forestier et Donné : la tragédie du libre arbitre......................................10

2.3. Le jansénisme et la « vision tragique »...................................................11

2.4. Goldmann : la fatalité ressurgie comme vision janséniste.....................12

3. Analyse de Phèdre..........................................................................................14

3.1. Le personnage de Phèdre – innocence et culpabilité..............................14

3.2. L’homme – le plan horizontal.................................................................17

4. Conclusion......................................................................................................20

5. Bibliographie..................................................................................................22

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1. Introduction

Phèdre de Racine s’inspire, principalement, de deux œuvres de l’Antiquité : Hippolyte

d’Euripide et Phèdre de Sénèque, deux œuvres dans lesquelles la mythologie antique a une

existence réelle et joue un rôle principal. Comme dans toutes les pièces de l’Antiquité,

l’homme y est totalement impuissant devant le destin et les divinités, ces forces extérieures

qui constituent le fond de la littérature gréco-romaine. La signification de ce type de fatalité

présent dans l’œuvre de Racine est une question discutée dans de nombreux travaux

théoriques. Plus précisément, il s’agit de la question de savoir si Racine a fait renaître la

conception de la fatalité des œuvres de l’Antiquité ou si la fatalité chez Racine doit plutôt se

comprendre au sens figuré, comme l’entraînement ou l’aveuglement de la passion amoureuse.

Cité couramment dans ces travaux est, selon Georges Forestier, un vers en particulier qui est

prononcé par Oreste dans Andromaque : (Forestier dans Œuvres complètes, I de Racine, 1999,

p. 13) « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne ». Ce vers est le résultat d’une

révision faite par Racine deux ans avant sa mort, tandis que la version initiale dit : « Je me

livre en aveugle au transport qui m’entraîne ». (Racine, 1999, I,1 v. 98) Le mot « transport »

signifie dans les textes de cette époque un « mouvement causé par la passion ». (Donné dans

Phèdre de Racine, 2000, p. 222) Deux interprétations sont donc possibles et renferment la

problématique qui nous occupera dans ce mémoire : Oreste est-il un esclave de sa passion ou

une victime du destin ?

1.1. Objectif de l’étude

Nous chercherons dans le mémoire présent à examiner la signification de la fatalité dans

Phèdre. Si notre question principale est de savoir si les personnages dans Phèdre sont des

victimes d’un destin ou des esclaves de la passion amoureuse, nous serons également amené à

discuter d’autres aspects du problème tel que celui qui consiste à savoir ce que c’est que le

rôle des divinités invoquées dans la pièce, s’il est vrai qu’il s’agit d’un esclavage sous la

passion amoureuse ou celui qui consiste à savoir comment Racine, s’il s’agit d’une mise en

scène d’une fatalité externe en contrôle des personnages dans Phèdre, a pu adapter cette

pensée à un monde chrétien.

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Parmi toutes les tragédies de Racine, pourquoi choisir Phèdre pour cette étude ?

Il nous semble que l’ambiguïté entre la fatalité et l’entraînement de la passion ressort

particulièrement bien de cette tragédie. L’idée que Phèdre serait une esclave de sa passion est

indiquée par la « flamme si noire » qui la possède, mais en même temps on trouve tant

d’invocations et d’évocations des divinités antiques, ce qui semble confirmer l’idée d’une

force extérieure en contrôle des actions humaines. Phèdre est ainsi, à notre avis, susceptible

de rendre cette discussion féconde.

En écrivant un mémoire sur Racine, on est frappé par l’immense nombre de

travaux écrits sur Racine de tant de points de vue. Même avec une délimitation aussi nette que

le nôtre, on se trouve devant un grand nombre de textes théoriques. Comme le dit Forestier :

« Il n’est guère d’ouvrage sur Racine, depuis le XIXe siècle, qui ne revienne sur la question

de la fatalité tragique dans son théâtre ». (Forestier dans Œuvres complètes, I de Racine, 1999,

p. 13) Loin de chercher, dans ce mémoire, à présenter une nouvelle théorie sur le sujet, nous

nous proposons plutôt de présenter quelques théories fondamentales sur la question de la

fatalité dans Phèdre, en essayant de les expliquer d’une façon nette. Nous ferons enfin une

analyse de Phèdre en comparant ces théories différentes, en mettant à l’épreuve la pertinence

des théories présentées par rapport à la tragédie Phèdre. L’objectif du mémoire présent est

donc de servir comme une sorte d’introduction à un sujet vaste et souvent difficile à

comprendre.

1.2. Méthode et structure

Dans ce mémoire, nous mettrons les théories présentées dans deux catégories. La première

catégorie donne à la mythologie un rôle plus périphérique. Selon cette perspective la force

extérieure (les dieux, le destin, le sort) sert d’ornementation et manque d’existence réelle,

tandis que c’est plutôt la passion qui contrôle l’homme (Delmas, Forestier, Donné). Selon

l’autre perspective, on veut dire que Racine a fait renaître la fatalité par la vision janséniste.

(Goldmann) Cela veut dire que les personnages dans Phèdre se trouvent impuissants devant

une force surnaturelle semblable à la fatalité antique même si cette fatalité est dans un

deuxième temps symbolisée dans le raisonnement de Goldmann pour devenir l’image d’une

oppression sociale.

Delmas a fait une analyse très approfondie du rôle de la mythologie dans Phèdre

dans son œuvre Mythologie et mythe dans le théâtre français (1650-1676) (1985) et c’est

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pourquoi nous donnerons le plus grand espace à ces idées dans le cadre théorique. Puis nous

regarderons brièvement les théories de Forestier et Donné dont les idées peuvent, sous

certains aspects, être rapprochées de la recherche de Delmas. Pour terminer la partie

théorique, la présentation de l’interprétation janséniste de Lucien Goldmann fera contraste

aux idées des trois critiques.

Dans la partie d’analyse de Phèdre, nous étudierons quelques passages

particulièrement intéressants dans la pièce et nous verrons que les allusions faites aux

divinités antiques et au destin sont toujours présentes mais nous mettrons aussi en lumière

pourquoi il faut remettre en question le rôle ou la signification de ces allusions. C’est dans

l’analyse que la pertinence des théories de Delmas, Forestier, Donné et Goldmann devient

claire. La partie d’analyse est le point central de ce mémoire, puisque nous y essayerons de

mettre en relation les théories étudiées avec la pièce de Racine. Les résultats sont enfin

discutés dans la conclusion où nous chercherons à donner une image d’ensemble des pensées

discutées.

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2.0. Théorie

2.1. Delmas et la mythologie dans Phèdre

Commençons par regarder l’analyse faite par Christian Delmas sur le rôle de la mythologie

dans Phèdre. Le terme mythologie peut prêter à confusion, mais il s’agit ici d’interroger le

rôle du destin qui est toujours présent dans la mythologie antique et de déterminer si cette

force externe, qui est fondamentale dans les sources antiques est supposée avoir une existence

réelle ou non dans Phèdre.

Delmas commence son analyse en constatant la différence qui existe entre le

drame du XVIIe siècle et la tragédie antique. Le drame rationaliste du XVII

e siècle a une

action simple, un déroulement logique et dont les obstacles mis en scène sont « surtout

d’ordre psychologique ». (1985, p. 241) Les personnages sont des êtres humains et le

merveilleux joue un rôle périphérique. Dans la tragédie antique, au contraire, l’homme est

toujours dominé par cette force extérieure (le sort, le destin, les dieux) devant laquelle il se

trouve impuissant. Les auteurs de l’époque de Racine se détournaient souvent de cette

mythologie païenne et prenaient plutôt leurs sujets dans l’Histoire. Néanmoins, on trouve des

exemples comme Antigone de Rotrou, ou Œdipe de Corneille, pièces ressemblantes aux

tragédies antiques dans lesquelles le destin joue un rôle central, mais il s’agit dans ces deux

pièces, selon Delmas, d’une adaptation « résolument laїcisé[s] », un remaniement pour mieux

convenir à la vraisemblance de l’époque (1985, p. 242). Selon Delmas : « Depuis la crise de

l’humanisme renaissant, les dieux ont perdu leur dignité de modérateurs de l’univers [...] ».

Voilà donc l’environnement où se trouve Racine en écrivant sa Phèdre qui, selon Delmas,

correspond au goût de son temps parce que Racine y utilise la mythologie comme un élément

périphérique. (1985, p. 244). Delmas a déterminé quatre fonctions de la mythologie dans

Phèdre que nous exposons ci-dessous.

La fonction ornementale

Premièrement, la mythologie n’est pour Delmas qu’un ornement, un élément

éloigné de l’action qui n’existe que pour embellir la poésie. Comme Racine cherche à

combiner la mythologie avec la tragédie rationaliste, il a ressenti la nécessité d’obscurcir les

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éléments surnaturels. Delmas prend pour exemple la mort d’Hippolyte, un événement qu’on

ne peut guère exclure de l’action. Ce que fait Racine, c’est d’assombrir l’origine du monstre

furieux qui cause la mort du jeune homme. Quand Théramène raconte la mort d’Hippolyte

dans le dernier acte, on dirait qu’il s’agit d’une rumeur :

On dit qu’on a vu même en ce désordre affreux

Un Dieu, qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux. (Racine, 1999, V, 6, v. 1539, 1540)

Ces « on dit », on les trouve souvent chez Racine quand il s’agit du surnaturel. Cette

expression est en effet révélatrice d’une vision rationaliste : à cause d’une vraisemblance

chrétienne, il faut essayer d’assombrir les origines des divinités païennes. (1985, p. 245)

Dans les tragédies antiques, l’homme n’est qu’un jouet des dieux et ce qui décide le

dénouement est « une fatalité externe ». Dans Phèdre, dit Delmas, ce sont plutôt des

« motivations psychologiques » qui sont décisives. (1985, p. 246) Ici, le choix est à l’homme

et non pas aux dieux. Phèdre a le pouvoir sur le destin d’Hippolyte et elle a également le

pouvoir sur sa propre vie. Elle prend la décision de se tuer au premier acte et elle l’exécute au

dernier, restant donc maître de son destin. Également, la circonstance qui rend possible la

confession funeste de Phèdre à Hippolyte, la mort prétendue de Thésée, son époux, n’est

qu’une rumeur incontrôlée et c’est ainsi que Delmas dit que « ce qui était fatalité est devenu

hasard ». (1985, p. 247) Même la mort d’Hippolyte par le monstre marin n’a rien de fatal

selon Delmas : Phèdre possède tout le temps le pouvoir de l’arrêter. En outre, ce n’est pas une

décision divine de tuer Hippolyte mais la décision de son propre père, Thésée, et le monstre

marin, Neptune, n’est qu’un prolongement de sa fureur. (1985, p. 247, 248)

Ainsi, selon Delmas, la mythologie aurait perdu sa signification réelle étant donné

que les origines divines sont obscurcies et la volonté est transférée à l’homme. Selon Delmas,

la mythologie « contribue à l’élévation du style » et « au dépaysement du spectateur

transporté en des temps et des lieux fabuleux ». (1985, p. 251) Les dieux personnels de

l’Antiquité ne sont donc qu’une mémoire passive mais la mythologie comme ornement

contribue « à former ce halo poétique qui soustrait Phèdre au réalisme banal. » (1985, p. 251)

La fonction psychologique

Pour le personnage de Phèdre, cependant, les forces surnaturelles sont au plus

haut degré réelles et les dieux qu’elle invoque à travers le drame sont pour elle une force

redoutable. Comme Delmas constate, elle se considère comme une victime « d’une fatalité

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cachée qui, inexplicablement, s’acharne contre elle et sa famille ». (1985, p. 253) Ce dieu

caché devient une obsession pour Phèdre, ce qui amène Delmas à faire une comparaison avec

Oreste dans Andromaque, « lui aussi hanté par la certitude d’un destin contraire et habité de

noirs pressentiments, auxquels il s’abandonne avec frénésie. » (1985, p. 253)

Il s’agit pourtant, selon Delmas, d’une « transcendance [ ... ] toute imaginaire »

(1985, p. 254) ou une projection de la part des personnages. Ce qu’Oreste appelle le destin

n’est que sa passion et quand il se trouve chassé par les « filles d’enfer » ou les Érinyes il ne

s’agit que d’une projection des souffrances de la passion. Dans le cas de Phèdre c’est pareil, il

s’agit d’une « objectivation d’une passion subjective » (1985, p. 254) et c’est seulement par

l’effet de parole que cette passion prend la forme d’une force extérieure. Cela veut dire que

ce que Phèdre appelle « Les Dieux », ou « le Ciel », et qui semble « conspire[r] à [lui] nuire »

(Racine 1999, v.161) n’existe que dans son imagination, et ce qui est vraiment la cause de son

malheur n’est que sa passion, cette « flamme si noire ».

Delmas continue avec un approfondissement de cette pensée de la mythologie

comme un élément psychologique. Le recours de la mythologie implique une action à deux

plans : le plan horizontal où se déroulent les actions de l’homme et le plan vertical qui

signifierait pour Phèdre la relation avec le monde de dieux. Il s’agit donc de l’activité d’un

côté et de la passivité de l’autre. Passivité parce que devant une force extérieure comme le

sort ou le destin, l’homme se trouve sans puissance et sans possibilité d’agir. La mythologie

étant une force réelle pour Phèdre, elle choisit dans le premier acte la passivité ou le suicide.

Néanmoins, grâce à Œnone (à travers qui Delmas voit un prolongement de Phèdre) elle

s’engage dans l’action (le plan horizontal) à la fin du premier acte : « Vivons, si vers la vie on

peut me ramener » (Racine, 1999, v. 364) mais petit à petit elle retombe dans la passivité

jusqu’à se tuer dans la dernière scène. La décision prise à l’acte I est effectuée dans l’acte V.

Phèdre participe donc à deux plans et c’est la dialectique entre les deux qui constitue

le tragique dans la pièce selon Delmas. Il continue pourtant par remarquer que l’essentiel est

la fuite vers la passivité qui est présente à travers le drame. Phèdre refuse l’idée du libre

arbitre et elle renonce finalement à agir et reste impuissante devant une force extérieure. Cette

fuite signifie pour Delmas une « tragédie d’aliénation » et la mythologie ne devient ici qu’une

excuse et une incitation pour Phèdre à choisir la passivité. (1985, p. 255)

Encore une fois, la mythologie n’est qu’un instrument : d’un côté, rien n’est joué

d’avance, il y a des changements et des décisions soudains, mais de l’autre, pour Phèdre, tout

est joué d’avance. Plutôt que comprendre sa culpabilité elle rejette la faute sur la Déesse

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Venus. Il s’agirait donc d’une inversion de la mythologie au niveau émotionnel où les dieux

anciens ne servent que d’excuse pour la passion qui dévore l’homme.

La fonction cosmique

Delmas continue par constater que ce drame psychologique débouche sur « une vision

cosmique ». (1985, p. 263) En plus d’expliquer la psyché humaine, la mythologie met aussi

l’homme en relation avec le cosmos. Delmas veut dire que les dieux, forces impersonnelles,

évoquent les puissances qui « animent la nature, humaine et extérieure. » (1985, p. 263) Un

exemple est Hippolyte qui est descendant du Soleil et donc un « personnage solaire ». (1985,

p. 263) Le contraste avec Phèdre est, constate Delmas, nettement présenté puisque son

royaume est l’obscurité. Dans le premier acte, on apprend qu’elle s’est isolée et qu’elle ne

peut plus supporter la lumière. Cela met, selon Delmas, l’innocence et la passion coupable en

relation avec le monde extérieur, ce qui est confirmé par le fait que les éléments sont terrifiés

par l’amour scandaleux de Phèdre. Dans le récit de Théramène dans le dernier acte, qui nous

raconte la mort d’Hippolyte, on apprend la terreur sentie par le Ciel, la terre et le flot pour la

mort d’un innocent. Il y a donc un ordre dans la nature qui est dérangé et qu’il faut rétablir. La

seule chose qui puisse rétablir l’ordre universel, c’est la mort de Phèdre. Ses derniers mots le

montrent clairement. Par son suicide elle «[r]end au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté ».

(Racine, 1999, v. 1644) Il y a donc une relation entre l’homme et les éléments extérieurs et ce

rapport devient clair, selon Delmas, par le recours à des éléments mythologiques.

La fonction religieuse

Delmas constate finalement que l’action dans Phèdre est tout à fait en accord avec une vision

chrétienne du Bien et du Mal. Le motif du monstre et de l’obscurité infernale (le monstre dans

le labyrinthe et avant tout le monstre marin qui tue Hippolyte) témoignent de l’influence

négative des dieux dans le drame qui sont en quelque sorte une incarnation de l’esprit du Mal

et les dieux de l’Antiquité ont par conséquent un rôle tout négatif. (1985, p. 267, 268) Delmas

constate que le recours à la mythologie dans Phèdre n’a donc pas seulement une portée

psychologique mais aussi une dimension presque théologique, cela veut dire que les dieux

païens sont montrés sous un aspect négatif pour montrer leur fausseté. (1985, p. 268)

Pas étonnant en conséquence que l’espoir qu’Hippolyte met dans les dieux est

totalement inutile. Il met son espoir dans les déesses Diane et Junon, mais ces dieux faux ne

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peuvent pas l’aider. Même la piété d’Hippolyte est païenne, constate Delmas, parce qu’elle est

basée sur la pensée d’une sorte d’échange entre les dieux et l’homme, comme par exemple la

croyance que le sacrifice et l’encens pourraient apporter une quelconque protection, alors que

la charité doit être pure dans l’idéal chrétien.

Si les divinités anciennes sont toujours présentes dans Phèdre, elles

n’influencent pas le déroulement comme les dieux chez Euripide ou chez Sénèque. De plus,

comme le montre Delmas, on peut voir que les divinités sont données un rôle négatif à travers

un discours critique et religieux.

2.2. Forestier et Donné : la tragédie du libre arbitre

Pour montrer que la fatalité racinienne est imaginaire, Delmas a donné comme exemple,

comme nous l’avons vu, le cas d’Oreste dans Andromaque qui attribue au destin ce qui est en

réalité, selon Delmas, la souffrance de sa passion amoureuse. La même idée se trouve chez

Forestier à propos de Phèdre. Phèdre est hantée par sa passion incestueuse. Incapable ou peu

disposée de nommer la « flamme si noire » qu’elle éprouve, elle choisit d’expliquer ses

sensations comme une punition de Vénus. (Forestier dans Œuvres complètes, I de Racine,

1999, p. 1637) Forestier et Delmas semblent ainsi partager la même conception de la

mythologie chez Racine : il s’agit d’un refus de la part de Phèdre d’accepter le libre arbitre en

choisissant l’explication qu’elle serait victime d’une force supérieure.

Si les dieux manquent d’une existence réelle, cela implique que l’initiative de

l’action est transférée à l’homme, ce qu’on appellerait un appel à la liberté humaine. Le fait

que Phèdre refuse d’accepter qu’elle a un choix ne change pas le fait qu’elle a un choix.

Dans la préface à Phèdre de l’édition Flammarion, Donné exprime la même

idée. Tout en rejetant qu’il s’agirait d’une renaissance de la fatalité sous la forme d’une

tragédie janséniste, il affirme que « [l]a tragédie racinienne [...] est bien plutôt fondée sur la

liberté d’action des personnages. » (Donné dans Phèdre de Racine, 2000, p. 44) Le sentiment

de culpabilité chez Phèdre est un point central pour Donné. Ce sentiment vient, selon Donné,

du fait que Phèdre a toujours la possibilité de changer le dénouement de l’histoire. La

mauvaise conscience serait donc une preuve du libre arbitre. N’ayant pas fait les choix

qu’elle aurait dû faire pour sauver un innocent fait naître le sentiment de culpabilité chez

Phèdre.

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Quant à la fatalité dans Phèdre, il nous semble que la citation de Donné pourrait

résumer les pensées de Delmas, Forestier et Donné et ainsi servir de conclusion.

Les mythes servent d’excuse à des personnages coupables de faiblesse, incapables de regarder

en face leur esclavage volontaire : dans Phèdre, cet esclavage est celui de la passion amoureuse.

Si fatalité il y a, elle est chez Racine tout intériorisée – non plus transcendante, mais immanente

-, et c’est dans les replis obscurs de l’âme humaine qu’elle se cache désormais. (Donné dans

Racine, 2000, p. 50)

2.3. Le jansénisme et la « vision tragique »

« [N]ous croyons pouvoir dire que les pièces de Racine, d’Andromaque à Phèdre, sont

profondément jansénistes, » dit Goldmann dans son étude Le Dieu caché. (1959, p. 351- 352)

Il faut donc pour comprendre la théorie de Goldmann sous la rubrique suivante faire une

brève présentation des idées du jansénisme.

Le nom du mouvement vient de Cornelius Jansen, ou Jansénius. (1585-1638)

Avec son ami, Du Vergier de Hauranne, il a écrit un texte, l’Augustinus, qui a paru après la

mort de Jansen et qui contient les fondements du mouvement qu’on appelle aujourd’hui le

jansénisme. Le texte visait à reformer l’Église et a été condamné par la papauté.

L’idée fondamentale du jansénisme est que la grâce de Dieu est nécessaire pour

le salut de l’homme. Cette grâce, qui est une faveur gratuite de Dieu que l’homme ne peut

mériter ni refuser, est ce qu’on appelle la grâce efficace. Il faut que la grâce soit

nécessairement indépendante du mérite ou du démérite et impossible à refuser parce que,

comme l’écrit Paul Bénichou dans son étude célèbre, Morales du grand siècle : « penser

autrement c’était mettre l’homme au niveau de Dieu et rendre inutiles la venue et les

souffrances du Christ, en attribuant à la créature le pouvoir de se sauver seule. » (Bénichou,

1948 p. 102).

L’homme n’a donc pas le pouvoir de se sauver lui-même, mais doit vivre dans

l’ignorance concernant qui reçoit et qui ne reçoit pas la grâce. Un certain nombre d’hommes

seront sauvés par Dieu, mais l’homme ne peut rien faire pour influencer cette sélection. C’est

le choix de Dieu, inconnu pour l’homme.

La conception de la nature de l’homme est dans le jansénisme toute négative,

c’est-à-dire qu’on renie toutes formes de vertus humaines. Depuis la Chute (la désobéissance

d’Adam et d’Ève) « l’humanité déchue, à jamais souillée et corrompue par le péché originel,

est vouée à la perdition. » (Donné dans Phèdre de Racine, 2000, p. 43)

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En conclusion, depuis la Chute, la nature de l’homme est corrompue. Incapable

de vertus, l’homme dépend de la grâce efficace, ce choix fait par un Dieu caché. Peu de gens

recevront cette grâce, ce qui implique qu’il y a beaucoup de justes auxquels la grâce

manquera et qui sont donc sans espoir d’atteindre le salut.

2.4. Goldmann : la fatalité ressurgie comme vision janséniste

Chez Goldmann, on trouve une interprétation tout à fait différente que chez Delmas, Forestier

et Donné. Si jusqu’ici, nous avons pris en compte les théories qui renoncent à une fatalité

externe, nous verrons maintenant comment on peut lire Phèdre en prenant en compte un

aspect de l’environnement social de l’auteur : le monde janséniste.

Pour comprendre pourquoi on a interprété l’œuvre de Racine comme janséniste,

il est utile de rappeler quelques faits biographiques de la vie du poète. Enfant, Jean Racine

reçoit un enseignement janséniste au couvent Port-Royal. Plus tard, en entrant dans le monde

du théâtre, il s’éloigne de ses amis de Port-Royal et commence à mener une vie plus

mondaine à Paris. Selon Goldmann, Phèdre est cependant un essai de réconciliation de Racine

avec ses anciens amis de Port-Royal. La dernière partie de la préface de Phèdre est pour

Goldmann une preuve de cette ambition. Racine y parle de l’importance d’instruire les

spectateurs autant que les divertir. Le théâtre devrait être comme dans l’Antiquité : une école

de la vertu. (Racine, 1999, p. 819) Phèdre serait donc un essai de la part de Racine de plaire à

ses anciens maîtres qui autrement considéraient le théâtre comme dangereux pour l’âme.

Regardons donc les idées de Goldmann.

Même si les Dieux dans Phèdre sont païens, ils ne sont, selon Goldmann,

qu’une incarnation du Dieu chrétien. Il constate que « [l]e Soleil de Phèdre est, en réalité, le

même Dieu tragique que le Dieu caché de Pascal [...] » (1959, p. 352) Le Dieu caché de

Pascal, proche ami de Port-Royal, l’abbaye janséniste, est le Dieu chrétien selon la vision

janséniste. Comme nous l’avons vu, c’est un Dieu silencieux, qui ne parle plus avec l’homme.

Personne ne connaît les intentions de Dieu, personne ne sait qui a reçu la grâce ou qui l’a

manquée. C’est le Dieu mystique, le Dieu silencieux et le Dieu caché. Reprenons la citation

de Goldmann en entier où il affirme, concernant Phèdre de Racine : « Quant à Dieu, c’est le

Dieu caché – Deus Absconditus – et c’est pourquoi nous croyons pouvoir dire que les pièces

de Racine, d’Andromaque à Phèdre, sont profondément jansénistes [...] » (1959, p. 351, 352)

Phèdre à son tour est interprétée par Goldmann comme une « de ces justes à qui la grâce a

manqué ». (1959, p. 352)

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Lire Phèdre de cette façon donne, bien entendu, une compréhension tout à fait

différente de la pièce. Même si Dieu est passif et silencieux, il a quand même un programme

caché pour l’homme, ce qui revient à dire que tout serait joué d’avance. Il y aurait donc une

fatalité toute réelle dans la pièce et au lieu de la « dramaturgie du libre arbitre » (Donné dans

Phèdre de Racine, 2000, p. 44) dont parle Donné, il s’agirait d’une prédestination. Cette

vision tragique est, selon Goldmann, une symbolisation de la situation sociale de l’époque.

Ayant rendu compte des deux perspectives principales sur la fonction de la mythologie

grecque et la conception de la fatalité chez Racine, nous présenterons dans la partie suivante

notre lecture de Phèdre en essayant de distinguer quelles interprétations semblent plausibles.

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3. Analyse de Phèdre

Après cette partie théorique, rappelons l’interrogation principale de ce mémoire : comment

interpréter le thème du destin dans Phèdre ? Selon Delmas, Forestier et Donné, la mythologie

et les forces extérieures jouent dans Phèdre un rôle mineur et y servent plutôt d’ornement ou,

au plan des personnages, d’excuse à la passion amoureuse, c’est-à-dire qu’il s’agirait d’une

intériorisation de la fatalité ancienne, une inversion au plan psychologique. Selon Goldmann,

il y a toujours une fatalité externe dans Phèdre qui correspond à la prédestination janséniste

où le Dieu caché, comme les Dieux de l’Antiquité, a décidé le dénouement d’avance. Cette

fatalité est cependant, selon Goldmann, une mise en scène d’un sentiment d’impuissance qui

tire son origine de la réalité sociale de l’époque de Racine. Souvenons-nous de ces deux

points de vue en regardant quelques extraits intéressants de la pièce.

3.1. Le personnage de Phèdre – innocence et culpabilité

L’intrigue de la pièce a son origine dans la révélation de Phèdre de cette « flamme si noire »

qui la dévore, c’est-à-dire l’amour pour Hippolyte, le fils de son époux Thésée. D’où vient

cette passion brûlante ? Pour Phèdre la réponse semble évidente.

Ô haine de Vénus ! Ô fatale colère !

Dans quels égarements l’amour jeta ma Mère !

[...]

Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable

Je péris la dernière, et la plus misérable. (Racine, 1999, I, 3, v. 249, 250, 257, 258)

Pour Phèdre, la passion brûlante est une punition de Vénus, la déesse de l’amour. Racine fait

ici allusion à un épisode mythologique où le Soleil, l’ancêtre de Phèdre, a jadis dénoncé

l’adultère de Vénus et a prévenu son époux Vulcain. La passion qui maintenant dévore Phèdre

serait donc, selon elle-même, une vengeance de Vénus contre la descendante du Soleil.

L’histoire est pleine d’allusions comme celle-là, d’allusions aux divinités mythologiques.

Racine ne semble donc avoir rien fait pour débarrasser l’histoire de son encadrement

mythologique. Cela le rend difficile, à notre avis, de tout à fait accepter la position de Delmas

qui consiste à dire que Racine essaie d’obscurcir les origines mythologiques au nom de la

vraisemblance et selon le goût de son temps. Le texte est en effet imprégné de ces allusions,

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c’est pourquoi il nous semble plausible de donner à la mythologie une importance plus grande

qu’un ornement.

Phèdre exprime à plusieurs reprises dans le drame son impuissance devant ces

forces. On peut constater déjà dans le premier acte qu’elle pense que tout l’univers se retourne

contre elle : « Tout m’afflige, et me nuit, et conspire à me nuire. » (Racine, 1999, v. 161)

Dans la dernière scène de la pièce, elle tient toujours à cette idée. Après avoir admis à Thésée

son amour incestueux, elle explique sa raison :

Le Ciel mit dans mon sein une flamme funeste.

La détestable Œnone a conduit tout le reste. (Racine, 1999, V, 7, v. 1625, 1626)

Sa compréhension des mauvais conseils d’Œnone ne change pas le fait que c’est le Ciel qui,

pour le personnage de Phèdre, est la cause principale de cette passion noire et il semble donc

que Phèdre renonce totalement à une responsabilité personnelle. Comme a dit Delmas, la

mythologie, le sort inévitable, les Dieux anciens, tout est pour Phèdre une réalité concrète et

une force redoutable.

Comme nous l’avons vu, la présence des dieux doit être comprise selon Delmas

comme une projection de la part de Phèdre. En refusant sa propre responsabilité, les divinités

deviennent pour elle un moyen de rendre sa passion compréhensible. Cette explication semble

en effet logique. Tentons donc de la mettre en application sur l’extrait suivant :

Ô toi ! qui vois la honte où je suis descendue,

Implacable Vénus, suis-je assez confondue ?

Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté.

Ton triomphe est parfait, tous tes traits ont porté. (Racine, 1999, III, 2, v. 813-816)

Dans son échec de contrôler sa passion sombre, Phèdre préfère se dire qu’elle a été atteinte

d’une force divine. Comme l’a dit Delmas, il s’agit d’une « objectivation d’une passion

subjective », c’est-à-dire que le monde divin est tout imaginaire, une création de Phèdre en

refusant la responsabilité de sa passion noire. (1985, p. 254)

Il faut cependant s’arrêter un moment sur l’aspect de la culpabilité. Ce qu’on a

discuté ici semble indiquer que Phèdre se croit innocente, victime d’une force suprême. Il

semble cependant que Phèdre, malgré cela, admette sa culpabilité à un certain degré. Ce

paradoxe de la pensée chez Phèdre devient évident dans la tirade où elle désire d’abord la

mort d’Aricie mais presque subitement change d’avis.

Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer ?

Moi jalouse ! Et Thésée est celui que j’implore !

Mon Époux est vivant, et moi je brûle encore !

[...]

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Mes crimes désormais ont comblé la mesure.

Je respire à la fois l’inceste et l’imposture. (Racine, 1999, IV, 6, v. 1264-1266, 1270-1271)

Quand Phèdre parle de sa raison qui est près de s’égarer et de ses crimes qui « ont comblé la

mesure », ne peut-on pas parler d’une compréhension de la culpabilité de la part de Phèdre ?

Dans le dialogue entre Phèdre et Œnone, qui insiste sur le fait que Phèdre essaie par tout

moyen de se sauver , Phèdre paraît parfois comme une image d’une conscience chrétienne.

Œnone veut toujours ramener Phèdre « vers la vie » et elle essaie de la convaincre que son

amour incestueux est un amour excusable.

Regardez d’un autre œil une excusable erreur.

Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée.

[...]

Les Dieux même, les Dieux de l’Olympe habitants, [...]

Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes. (Racine, 1999, IV, 6, v. 1296, 1297, 1304, 1306 pp.)

Si Phèdre s’était crue victime innocente, elle aurait peut-être écouté les conseils d’Œnone.

Cependant, sa réponse est sans hésitation :

Je ne t’écoute plus. Va-t’en, Monstre exécrable.

Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable. (Racine, 1999, IV, 6, v. 1317, 1318)

Phèdre a compris qu’une réconciliation avec le monde est impossible. Comme une image

d’une conscience chrétienne, son comportement répond parfaitement à l’intention que l’auteur

exprime dans la préface : instruire les spectateurs autant que les divertir. Il nous semble donc

que l’explication de Delmas, qu’il s’agirait d’un refus de la part de Phèdre d’accepter sa

responsabilité, est insuffisante. Il faut au moins admettre qu’il y a une ambiguïté du sentiment

chez Phèdre.

Mais comment expliquer le paradoxe de la pensée chez Phèdre ? Comment

expliquer l’opposition entre l’impuissance devant les forces divines et le sentiment de la

culpabilité ? Comment être coupable si l’on est en même temps une victime des Dieux ?

Selon Donné, la mauvaise conscience de Phèdre vient de la connaissance d’avoir eu un choix,

qu’elle aurait pu choisir différemment. La mauvaise conscience de Phèdre est donc, selon

Donné, la preuve du libre arbitre. Le problème est toutefois, qu’elle se considère elle-même

une victime innocente.

La théorie de Goldmann peut apporter une perspective intéressante. Si l’on

considère la pièce comme une pièce janséniste, on pourrait voir dans Phèdre l’incarnation ou

le symbole d’une personne juste à qui la grâce manque. Malgré la connaissance de ses crimes

ou, si l’on veut, une conscience chrétienne, elle ne peut pas changer le fait que l’homme est

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souillé par le péché originel et incapable de vertus. Bénichou écrit sur la conception janséniste

que « la seule grandeur de l’homme est qu’il ressent sa misère ». (1948, p. 120) En ressentant

sa misère, Phèdre ne demeure pas moins un membre de cette grande famille déplorable,

l’humanité déchue. Phèdre parle et Dieu se tait. Le Soleil, pour Goldmann, le Dieu caché, est

passif et silencieux, mais tout se déroule selon sa volonté, ce qui correspond à la fatalité ou à

la prédestination janséniste. Dans ce cas, Phèdre est totalement incapable de changer ce fait.

Dieu a décidé à qui il va donner la grâce et l’homme ne peut rien faire pour influencer ce

choix, cela serait contraire à la toute-puissance de Dieu. On ne peut cependant pas dire non

plus que Phèdre est innocente parce que la culpabilité est un point central dans le jansénisme.

Il s’agit pourtant d’une culpabilité collective : après la Chute l’humanité est marquée par le

péché originel et « vouée à la perdition ». (Donné dans Phèdre de Racine, 2000, p. 43)

3.2. L’homme – le plan horizontal

Si l’on regarde les actions humaines dans la pièce, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup d’actions

capricieuses et des tournures subites. Delmas constate que « ce qui était fatalité est devenu

hasard ». (Delmas, 1985, p. 247) L’acte de parole de Phèdre, la révélation de son amour

devant Hippolyte, qui est le point de départ de sa misère, semble être un accident.

Que dis-je ? Cet aveu que je te viens de faire,

Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?

Tremblante pour un Fils que je n’osais trahir,

Je te venais prier de ne le point haїr.

Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime ! (Racine, 1999, II, 5, v. 693-697)

Phèdre a abordé Hippolyte pour faire appel de la part de son fils (« Tremblante pour un

fils... ») mais puisque son cœur est « trop plein de ce qu’il aime » elle révèle son amour pour

Hippolyte et par là elle règle son sort.

Plus loin, Phèdre, désespérée, accuse Hippolyte de l’avoir violée. Ayant

faussement accusé Hippolyte, Phèdre aborde Thésée avec des remords. Elle veut persuader le

roi d’épargner la vie de son fils, malgré ses accusations contre lui. En apprenant que Thésée a

invoqué le Dieu Neptune pour tuer Hippolyte, Phèdre s’écrie terrifiée : « Neptune vous la

doit ! Quoi vos vœux irrités... ». (Racine, 1999, v. 1179) Ici, elle est interrompue par Thésée

qui explique qu’Hippolyte a avoué son amour pour Aricie, ce qui remet Phèdre dans un état

furieux. Dans le monologue suivant, Phèdre nous donne l’explication de ses sentiments :

Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille ?

Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille ?

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Quel coup de foudre, ô Ciel ! et quel funeste avis !

Je volais toute entière au secours de son Fils :

Et m’arrachant des bras d’Œnone épouvantée

Je cédais au remords dont j’étais tourmentée.

Qui sait même où m’allait porter ce repentir ?

Peut-être à m’accuser j’aurais pu consentir,

Peut-être si la voix ne m’eût été coupée,

L’affreuse Vérité me serait échappée. (Racine, 1999, IV, 5, v. 1193-1202)

Cette tirade est l’un des exemples les plus nets du caractère capricieux de Phèdre. Tourmentée

des remords, elle va raconter la vérité et par là sauver Hippolyte et se perdre elle-même. Elle

est cependant interrompue par Thésée qui lui raconte l’amour d’Hippolyte pour Aricie, une

information qui change sa décision et aussi le dénouement de la pièce toute entière.

Premièrement, on peut voir dans ces exemples que Phèdre a le pouvoir. Elle

peut d’abord choisir le silence. Si elle avait gardé son secret, Hippolyte aurait été hors de

danger. Puis la situation s’inverse. Devant Thésée, elle peut choisir de rompre le silence. Elle

peut choisir de dire la vérité au Roi et, encore une fois, sauver Hippolyte, l’innocent.

Deuxièmement, on voit que c’est le hasard qui décide le dénouement de l’histoire. Une

révélation irréfléchie et un acte de parole inattendu est ce qui détermine le dénouement dans

les deux exemples. Ces deux arguments signifient pour Delmas, Forestier et Donné une

déviation d’une fatalité externe parce qu’on se trouve dès lors devant une tragédie où le

pouvoir et l’initiative sont transférés à l’homme. Il semble que le dénouement soit décidé par

le hasard et la volonté humaine et non pas par des forces externes. La profondeur

psychologique dans la pièce se montre clairement par les caprices de pensées et les

changements subits. Rien ne semble joué d’avance et le dénouement semble totalement

incertain.

Néanmoins, la tragédie est menée vers la fin qui est annoncée déjà au début de

la pièce. Phèdre prend la décision de se tuer dans le premier acte et elle l’effectue dans le

dernier. Tout semble suivre la tragédie classique et aucun hasard ne peut empêcher la fin

inévitable. Ne pourrait-on pas argumenter que ces hasards sont une preuve pour une fatalité ?

Quoi qu’il arrive, n’importe les décisions qui sont prises (la décision de Phèdre de dire la

vérité à Thésée par exemple), tout est mené vers la fin inévitable. Les actions capricieuses et

le pouvoir humain ne semblent être qu’imaginaires et l’homme semble impuissant devant une

volonté mystérieuse. Phèdre annonce dans le premier acte :

Soleil, je te viens voir pour la dernière fois. (Racine, I, 3, 1999, v. 172)

Et dans la dernière scène de la pièce, juste avant sa mort :

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Et la Mort à mes yeux dérobant la clarté

Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté. (Racine, 1999, V, 7, v. 1643, 1644)

Tout est, en fait, joué d’avance, et ce qui se passe entre la première apparition de Phèdre et la

dernière n’est qu’une attente, un bref instant d’espoir d’une réconciliation avec le monde, une

illusion bientôt rompue. Ni la volonté des hommes, ni les hasards imaginaires ne peuvent

changer le déroulement qui semble décidé par les lois de la nature. La mort de Phèdre qui

« respire à la fois l’inceste et l’imposture », « [r]end au jour, [...] toute sa pureté. » (Racine,

1999, v. 1270, 1644 ) Comme a dit Delmas, « elle purge et purifie le cosmos. » (1985, p. 266)

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4.0. Conclusion

Il nous semble que la plus grande partie de la recherche sur Racine renonce aujourd’hui à dire

que le grand poète aurait fait renaître la fatalité toujours présente dans les tragédies de

l’Antiquité dans son œuvre. Par contre, on parle souvent de la force de la passion amoureuse

qui contrôle les actions des personnages. Donné a capturé cette opinion courante dans les

mots déjà cités : « Si fatalité il y a, elle est chez Racine tout intériorisée – non plus

transcendante, mais immanente -, et c’est dans les replis obscurs de l’âme humaine qu’elle se

cache désormais. » (Donné dans Phèdre de Racine, 2000, p. 50)

Il est difficile de contredire cette explication. Comme nous l’avons vu, il y a

beaucoup de passages dans la pièce qui confirment la pensée de Phèdre comme une esclave de

sa passion. La projection de Phèdre dont parle Delmas est une interprétation intéressante et

logique qui correspond à la tragédie psychologique. Les tournures subites semblent répondre

aux caprices de l’âme humaine et Phèdre a sans doute une profondeur psychologique sans

équivalence à son époque. Il s’agit, selon Delmas, d’éléments surnaturels ou mythologiques

qui ne servent qu’à accentuer le réalisme. Dans une tragédie psychologique, l’explication

d’un esclavage sous la passion amoureuse semble plausible.

Pour un lecteur qui lit Phèdre pour la première fois, nous pensons cependant que

cette dénégation totale d’une fatalité externe peut sembler excessive. Comme nous l’avons vu,

il y a de nombreuses allusions aux divinités de l’Antiquité, et parler de la mythologie comme

seulement une ornementation peut sembler réducteur. Après une étude plus proche, on peut

cependant voir que, peut-être, au niveau fictif, les Dieux n’ont pas une existence si réelle

qu’on peut croire à première vue.

Quant à la théorie ou l’interprétation de Delmas, nous trouvons qu’elle peut

prêter à confusion. Il dit en effet que la mythologie dans Phèdre joue un rôle périphérique et

un rôle central en même temps. En tant qu’élément ornemental la mythologie a pour Delmas

perdu sa signification dans l’histoire par rapport aux tragédies antiques. Comme élément

psychologique, une projection de Phèdre en essayant d’expliquer sa « flamme si noire », le

rôle de la mythologie aurait changé sa signification mais elle resterait toujours un élément

vraiment central dans la pièce. Les deux points de vue semblent difficiles à combiner. En

prenant en compte la profondeur psychologique dans la pièce, l’interprétation de la

mythologie comme une inversion au plan psychologique nous semble plus plausible.

Delmas dit aussi qu’il y a chez Phèdre un refus total d’accepter sa culpabilité, ce

qui nous ne semble pas tout à fait vrai. Comme nous l’avons vu, il semble qu’il y ait dans une

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certaine mesure une compréhension de la culpabilité de la part de Phèdre et que, en renonçant

aux mauvais conseils d’Œnone, elle devient le symbole d’une conscience chrétienne, tout à

fait en accord avec l’école de la vertu dont parle Racine dans la préface. Si Phèdre a essayé au

début de rejeter la responsabilité de ses crimes sur les dieux, elle finit par comprendre sa

culpabilité : en admettant son crime devant son époux, elle expire et paye sa dette.

L’interprétation janséniste est sans doute captivante et elle peut donner des idées

fructueuses. En regardant la biographie de Racine, il semble aussi logique de s’imaginer que

l’auteur aurait eu l’idée d’un message chrétien et une conception janséniste en écrivant sa

tragédie. Mais les questions biographiques sont toujours complexes à élucider. On ne saura

jamais dans quelle mesure Phèdre est une tentative de Racine d’une réconciliation avec Port-

Royal. Ce qu’on sait, c’est que Phèdre est la dernière pièce profane de Racine, et qu’après

l’avoir fini, il s’est retiré du monde du théâtre. Douze ans plus tard, dans ses deux dernières

tragédies, Esther et Athalie, il traite plutôt des sujets bibliques. Il n’est donc pas étonnant que

la théorie de Phèdre comme une tragédie janséniste apparaisse si séduisante.

On continuera sans doute à discuter cette question et à trouver de nouveaux

aspects dans l’œuvre de Racine pour nourrir cette polémique comme le note Forestier : « En

somme, il en est de la récusation de ce prétendu jansénisme de Phèdre comme de celle de la

prétendue fatalité racinienne : un travail constamment à recommencer. » (Forestier dans

Œuvres complètes, I de Racine, 1999 p. 1626)

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5.0. Bibliographie

Bénichou, P. 1948. Morales du grand siècle. Paris : Gallimard.

Delmas, C. 1985. « La mythologie dans Phèdre ». Mythologie et mythe dans le théâtre

français (1650-1676). Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire ».

Goldmann, L. 1959. Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal

et dans le théâtre de Racine. Paris : Gallimard.

Racine, 1999. Œuvres complètes, I : Théâtre. Poésie, éd Georges Forestier, Paris : Gallimard,

« Bibliothèque de la Pléiade ».

Racine, 2000. Phèdre, Présentation par Boris Donné, Paris : Flammarion.