phèdre de racine

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tapes de ralisation

1Cette tragdie respecte la rgle des 3 units : 1 / Lunit daction se concentre autour de lamour et de la vengeance de Phdre. 2 / Lunit de lieu fait que laction se droule Trzne, dans une antichambre. 3 / Lunit de temps est respecte car laction se droule en une journe.

2La rgle de biensance Phdre navoue son amour Hyppolite quaprs y avoir t pousse par none, sa nourrice et confidente. Elle ne le fait pas delle-mme. Au dernier acte on raconte les morts sous la forme dun rcit, on ne voit pas : Hyppolite est mort train sur les rochers par son attelage et none sest noye.

3La fatalit qui pse sur le personnage de Phdre Phdre est marque par la fatalit car elle est la fille de Minos et Pasipha. Pasipha jalouse des infidlits de son mari, lui jette un sort le condamnant jaculer des btes venimeuses s'il couche avec d'autres femmes.On retrouve lide de prdestination du Jansnisme. Malgr cette prdestination, cela nempche pas le sens de la faute. Phdre a conscience de son erreur (Acte IV scne 6). Elle vient de sempoisonner pour ne plus tre vue coupable dans ce monde.

4Les personnages Ils sont tirs de lAntiquit (Snque) et sont connus du public lettr. Mais Racine les place dans un repre gographique et temporel loign pour rendre la faute encore plus terrible. Le respect pour les Hros augmente au fur et mesure quils sloignent de notre propre poque.

5La catharsis Il ne faut peindre les passions que pour montrer les dsordres dont elles sont la cause. Ici Phdre est coupable de son amour impossible et de sa vengeance. On la voit sur scne avouer tous ses crimes Thse. Elle le fait aprs avoir absorbe du poison.

Affaires de famille La famille et les affaires quelle induit presque naturellement est videmment au centre des proccupations de tous les protagonistes, quil sagisse du drame central (adultre / pseudo-inceste) ou de la priptie du pouvoir (le fils de Phdre / Hippolyte le fils de lAmazone / la Pallantide Aricie). On a affaire en fait 4 familles :

Phdre, la fille de Minos et de Pasiphae. La rayonnante , la brillante . Ascendance lourde sil en est, { laquelle Phdre ne manque pas de se rfrer, mais en insistant plutt sur le caractre monstrueux et contre nature de la mre, que sur celui, volage, du pre (davantage pris en charge, mais sans tre pour autant assumpar Hippolyte avec Thramne). La premire rfrence son ascendance, au dbut de la pice, est aussi la plus lointaine : le soleil, pre de Pasiphae (42-), mais auquel elle se rfre au moment prcis o elle refuse la lumire (la vie) et ne cherche qu{ se cacher (cf. aussi p. 78- songer qu{ me cacher).1

Contradiction dessence entre le chtonien (Minos) et louranienne (Pasiphae). Hors la terre, qui est lespace de la parole, des choix, et de la souffrance, Phdre na pas de lieu : descendante du soleil (ciel et lumire) dont elle veut se cacher, elle est aussi fille de Minos (terre et ombre) qui tient lurne fatale dans la nuit infernale (94). Surtout : Phdre se rfre (mais bien sr de faon trs allusive) la monstruosit de sa mre et ses garements (46-), au feu fatal tout monsang (66-), son sang dplorable (47-). Phdre relve cette hrdit et se reconnat mme si cest ngativement en elle : elle se dfinit elle-mme comme un monstre (67-), voque ses ardeurs insenses (71-). Oenone napporte pas de dngation { cette ralit mytho-biologique, quHippolyte quant { lui nprouve aucune peine { condamner : Phdre est dun sang De toutes ces horreurs plus rempli que le mien (88). Thse, figure herculenne (allusion { Alcide, autre nom dHercule, cf. p. 38) : fils dge, et pseudo-fils de Posidon. Mais son ascendance na pas ici grande importance, puisquil tient le rle du pre, et mme, du pre absolu, qui incarne lordre et la loi (significatif : le refoulement de Thse sducteur en I, 1). Grand touffoir de toutes les passions, cest son absence qui permet dabord lexpression et la prise de parole (de Phdre vis { vis dHippolyte, dHippolyte vis { vis dAricie), et qui favorise lirruption de la crise. Son retour ne fera que sceller le drame, puis le prcipiter. Hippolyte : < Thse / reine des Amazones (les Amazones sont filles dArs ( la guerre) et dArtmis ( desse de la virginit et de la force fminine) ; la filiation maternelle est pleinement vcue par Hippolyte, sans tre pour autant assume. Hippolyte est fils dHippolyt (dans la mythologie, mais dAntiope sa sur chez Racine) la reine des Amazones, dfinie dans toute la pice comme ltrangre. Dans la mythologie, Hippolyte est donn comme un chasseur (homme de lombre et de la fort), et un homme froid, se dfiant des femmes et du mariage (cf. I,1). Cest un apport romanesque de Racine au personnage (rchauffement que certains ont jug peu vraisemblable) de le faire tomber amoureux dAricie. Refoulement des frasques amoureuses du pre, renvoyes au temps de sa jeunesse (arrte 36).

Aricie, sur des Pallantides : Pallas tait un roi dAthnes, qui aida son demi frre ge semparer du trne dAthnes. Querelle ensuite. Thse tua ses cinquante fils qui prtendaient au trne, les Pallantides. Thse mort, Aricie est lhritire lgitime du trne. Aricie reste un prtexte dans la pice, toujours marginale, dfinie comme une sur, amoureuse par raccroc, ou fille de substitution, adopte par Thse quand tout est consomm. Le surgissement de la parole

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R.B. a mis en vidence le rle de la parole dans Phdre, mais ce nest pas une raison pour ne pas nous y attarder notre tour. Il y a dans Phdre trois sortes de parole : la parole innocente, on serait tent de dire normale (et par l mme aussi qui a vite fait de devenir catastrophique dans le contexte de la tragdie), une parole transitive et assure de ses fonctions de simple communication. Cette parole, cest celle de Thse, celui qui arrive, dcontextualis et innocent comme lenfant qui vient de natre : le pre qui revient du royaume des morts, qui raconte, interroge et juge, qui invoque les dieux sans mesurer lirrversibilit de ces invocations. la parole mdiatrice (relaye) des confidents : on ne peut mettre sur le mme plan Oenone et Thramne (lune intrigue, lautre se partage les fonctions plus simples daccoucheur et de narrateur), mais lun et lautre sont ceux par qui la parole arrive, et par qui la ralit advient. Thramne, avec son fameux Aimeriez-vous, seigneur ? (mais Thramne fait les questions et les rponses, et Hippolyte dans un premier temps resteinterdit), et Oenone qui est la nourrice, mais aussi laccoucheuse dune nouvelle Phdre, celle qui veut mourir et qui va prendre la parole. La parole coupable : de ce point de vue, Phdre et Hippolyte occupent des positions quivalentes, et leur culpabilit premire a le mme destinataire, ou la mme source : Thse, sous laspect du mari et des convenances sociales (pour Phdre) ou du pre castrateur (pour Hippolyte). Il est intressant dailleurs de noter que Phdre insiste sur son inceste (qui, { proprement parler nexiste pas) pour ne pas parler de sonadultre (qui existe peine, comme une simple intention, et aussi parce quelle voit en Hippolyte une figure de rechange de Thse : elle ne fait que rpter Thse travers Hippolyte ; la faute et la culpabilit importent plus au fond que le dsir et sa ralisation). En ce qui concerne Hippolyte, il est intressant de confronter la version mythologique, o Hippolyte est fils du mme, de la mme, fils dHippolyte la reine des Amazones, un3

homme froid, plus soucieux de chasse et de fort que de femmes, et la version psychologise par Racine, dans laquelle le pre intervient comme une figure videmment castratrice, et de deux faons : Thse est lhomme de la sduction, un homme femmes, qui interdit { Hippolyte dtre homme { son tour et de trouver sa place vis vis des femmes. Le refoulement est tel chez Hippolyte quil prend la dfense (croit prendre la dfense) de son pre en niant sa virilit (lindigne moiti dune si belle histoire 38 ; par un indigne obstacle il nest point retenu 36). Thse est un hros qui par l mrite dtre volage (cf. 39), ce quHippolyte ne peut (ne veut) encore prtendre.

Thse interdit Aricie, lexception, lobjet du dsir lu par Hippolyte. Hippolyte sinterdit toutes les femmes au nom de son pre, mais il y a un veto explicite et absolu de Thse sur Aricie la Pallantide : Dune tige coupable il craint un rejeton (39) dit innocemment Hippolyte (cf. commentaire). Phdre et la sortie du silenceLe vritable objet de la pice, cest le secret dun amour scandaleux qui est dissimul en vain (Phdre est malade de ce secret), puis rvl progressivement tous les personnages, Oenone, Hippolyte, Thse, les entranant lun aprs lautre dans la tragdie : Oenone devra se suicider, Hippolyte sera sacrifi par son pre, Thse devra reconnatre quil est une marionnette du destin. La fatalit tragique consiste habituellement en ce que tout secret soit dcouvert ; mais dans Phdre, ce nest pas le destin, cest la volont dun tre humain, se dclarant ou se trahissant au moment voulu, qui accomplit ce qui ne pouvait sviter : cest la ligne intrigante mise au point par4

Oenone qui conduit Phdre se trahir de faon irrversible, et par l faire entrer tous les autres personnages dans la tragdie. La passion existe, elle est dj{ l{, et mme dune certaine faon, elle a toujours t l{, programme par lascendance de Phdre ; mais la parole, la sortie du silence, est le fait dun libre choix qui prcipite dans le tragique. Phdre sort du silence trois reprises : devant Oenone (I, 3), devant Hippolyte (II, 5), devant Thse (V, 7). Devant Oenone, Phdre affirme le deuil et revendique lombre, elle reconnat malgr elle, parce quelle ne peut la contrler, la toute puissance du langage qui rvle une obsession : lombre des forts dsigne Hippolyte par mtonymie, explicite plus prcisment par le char fuyant dans la carrire (178) qui contraint justifier ce qui est dj dit, y revenir, confirmer lmotion en essayant de la cacher (v. 179 { 184). qui est une action : le langage est extraordinairement performatif en gnral pour Racine, et pour Phdre en particulier : dire, cest faire, tel point quelle se refuse { prononcer elle-mme le non dHippolyte (cest toi qui las nommv. 264), oblitr par les priphrases (ce fils de l'amazone Ce prince 263). Prononcer le nom de laim suffit { consommer le double crime de linceste et de ladultre.

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avec Hippolyte, on a affaire au dveloppement du malentendu : des mots double entente la signification transparente pour toute autre personne moins verrouille quHippolyte, qui est justement le destinataire de ce discours (le secret 601 ; prononcer votre nom 604 ; digne de votre inimiti 607 ; me trouble et me dvore 617). Les mots voils, par glissement progressif (Thse = Hippolyte, 627), deviennent une dclaration indirecte, qui saffirmera enfin en dclaration coupable (Ne pense pas quau moment que je taime 673 sq.). avec Thse, le langage est comme pacifi, libr du trouble et de lpaisseur des passions : il retrouve sa simple fonction transitive et de communication. Rvlation et explicitation du crime au seuil de la mort (il profane, incestueux ; p. 109).La parole est lobjet dun transfert : elle ne peut sannuler ni se reprendre, elle fait entrer dans le temps de faon irrversible. Cela explique la stratgie dOenone, qui retourne la parole de Phdre contre Hippolyte plutt que dessayer de lannuler. De la mme faon, pour Thse, sa parole (invocation de Neptune) fait retour sous la forme du dragon qui dvore son fils. On peut parler dun retour du monstre comme on parle du retour du refoul : Phdre (comme avatar du Minotaure), puis le dragon.

Les deux Eros

Roland Barthes parle { propos de Racine de deux sortes damour ; dune part un amour pacifi et comme lgal, lgitim par le temps, un amour sororal o lamante est une sur dont la convoitise est autorise. Dautre part, { cet6

amour possible et fond par le temps et la famille, soppose un Eros brutal, qui intervient sur le mode du surgissement et de la violence, et qui sexprime dans limmdiatet du pass simple : Je le vis, je rougis, je plis sa vue (v. 273). Cest lros - vnement qui intervient comme un saisissement, et dans lequel lorgane de la vue joue toujours un rle de premier plan (cf. citation supra, + mes yeux ne voyaient plus v. 275 ; et le voyant sans cesse v. 286 ; Mes yeux le retrouvaient v. 290 ; Jai revu lennemi v. 303. Et lors de la dclaration Hippolyte : ou tel que je vous vois v. 640 ; dans lexpression mme du dpit : Si tes yeux un moment pouvaient me regarder v. 692). Lros hypotypose. Lros - vnement signe aussi lamour impossible, moins parce quil serait interdit par la loi (Hippolyte et Aricie), que parce quil est dsquilibr, non partag. Certes, Phdre croit commettre un inceste, elle se reproche dans une moindre mesure de commettre un adultre en aimant Hippolyte, mais surtout Hippolyte ne laime pas, la ddaigne, et la renvoie son statut de mre, dpouse, et pire encore, dpouse adultre. la relation amoureuse se substitue un rapport de force, dominant / domin, homme / femme, et cette situation est particulirement riche dans le cas qui nous occupe, puisque si Hippolyte est bien, comme on la vu, une figure fminine, domine, manipule par Phdre (qui lui a fait subir lexil, lloignement), dans le temps de la pice, Phdre ne peut plus prtendre ni un statut de pouvoir virilode (la succession de Thse nest pas acquise, elle est lobjet de disputes), elle ne peut pas7

prtendre non plus tre une femme auprs dHippolyte, parce quil est indiffrent et affirme son indiffrence : Phdre incarne alors une fminit blanc. Une autre fminit pourra saffirmer par la suite { travers les figures basses de la jalousie et de la vengeance. Cest le sexe, et son expression dans le pouvoir, qui dtermine la tragdie, et il est significatif que les personnages qui en sont exclus (serviteurs et confidents) soient asexus.Thtre de la cruaut

Le rapport de force constitue le fond de la plupart des pices de Racine, et Phdre ne peut tre prise en dfaut sur ce plan. Quelle place accorder lautre ? quelle vie lui concder ? quelle identit lui reconnatre ? tels sont les enjeux du thtre racinien, que lon retrouve dans Phdre. Il y a tout dabord une place indiscutable et distributive (dexistence) qui est celle du Pre et du roi. Thse parti, la vacance du trne et surtout de la paternit absolue laisse ouvert un jour au dsordre : le fils songe avec dinfinies prcautions { accder au statut dhomme ; lpouse se dcouvre ou se reconnat femme, mme si cest dans la culpabilit et le dsir de mort. Labsence du Pre autorise surtout lexpression, la leve du silence, et par l{ le surgissement de la tragdie. On pourrait parler dune cruaut sourde, qui est celle du pouvoir qui sexerce et de Thse prsent une cruaut tacite, vidente, et qui peut faire par l{ lconomie de la parole et dune cruaut qui saffirme et saffiche quand le poids de la8

premire a disparu. Thse le hros civilisateur, le pacificateur du monde grec est avant tout dans Phdre un touffoir domestique. Aprs lannonce de la mort de Thse, une nouvelle cruaut peut encore apparatre, plus banale celle-l, la cruaut du partage du pouvoir, que peuvent se disputer dune part Phdre avec son fils, dautre part Hippolyte et Aricie. Oenone conseille Phdre de jouer Hippolyte pour elle et son fils, contre Aricie, mais il est particulirement significatif que Racine nglige cette ligne de cruaut triviale, et lui prfre la cruaut plus violente du mpris, de lindiffrence et du rejet. La fausse nouvelle de la mort de Thse dure le temps quil est ncessaire Phdre pour prendre la parole et essuyer la fin de non recevoir d'Hippolyte. Cest l{ bien sr le vritable nud du drame, puisquune fois que Phdre sest dclare, il ne sagira plus dsormais que de rattraper cette parole en trop, puis de la retourner : la cruaut est dabord relaye par Oenone (en accusant Hippolyte ; III, 3), puis pleinement assume par Phdre elle-mme quand elle apprend quHippolyte aime Aricie (IV, 5). Cruaut enfin de ce quil faut appeler le destin, ou les dieux : Thse son retour est confirm dans son statut de hros, il revient du royaume des morts, mais son jugement reste humain et essentiellement soumis lerreur : il condamne Hippolyte et fait appel Neptune (son pre, ou son pseudo-pre) pour exercer une vengeance proprement parler aveugle.9

Thse parle naturellement et na que faire de relais pour sexprimer. Mais comme celle des autres personnages, sa parole est soumise lirrversibilit, et ne peut tre reprise : elle va faire surgir un monstre des flots pour tuer son fils et signer son erreur. Cest sur Thse que pse essentiellement le destin dansPhdre : erreurs dinterprtation, incomprhension des signes, mise mort et perte du plus proche. Mais cette problmatique est dcentre, noccupe pas le devant le scne, nest pas le sujet de Phdre. La cruaut de lalexandrin (Vitez), de la part de personnages qui interdisent la vie ou promettent { la mort, mais dans des vers de douze syllabesLes monstres

Si la cruaut est le mode dexpression dominant de Racine dans Phdre, cest la monstruosit qui est le sujet de la pice, et des monstres qui occupent les premires places : Phdre, la fille de Minos et de Pasiphae (cf. supra) qui se peroit comme monstrueuse dans sa passion et qui se dit telle (p. 66 - 67). Mais dun point de vue plus mythologique que dramatique, elle figure aussi le retour du monstre, elle est une rptition du Minotaure que Thse a vaincu dans le labyrinthe, et dont il ne sait maintenant que faire. Hippolyte, le vierge effarouch et son ascendance maternelle.

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Oenone, monstre machiavlique, intrigante.Le dedans et le dehors

Il nest pas tellement question de palais, de chambre ni dantichambre dans Phdre (Vitez dans sa mise en scne a jug quunparquet dsignait de faon suffisante cette pression de lespace intrieur), mais il y a bien une problmatique de la sortie, et de lextrieur : Thse, qui est absent, ailleurs, dans le royaume des morts ; Hippolyte qui veut fuir Trzne pour le rejoindre, Phdre qui veut quitter la vie. Lextrieur, le hors scne, objective une tentation de sortie de la tragdie, exprime le caractre insupportable de lexistence : fuir la dsobissance au pre pour Hippolyte (et mme obtenir enfin sa reconnaissance) ; fuir lamour interdit pour Phdre. Thse, qui est hors scne jusqu{ lacte III, y revient pour constater le dsordre tragique.Le confident et ses solutions impossibles

Le confident est dabord un indicateur social, un marqueur du rang quoccupent les hauts personnages requis par le genre tragique. Pour des raisons lies aussi { lconomie des troupes thtrales, il figure par mtonymie et { lui seul la suite des rois ou des princes, il est un personnage collectif, et sans lui donner pour autant le statut du chur dans la tragdie antique, il est une reprsentation du bon sens et des solutions simples.

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Le hros enferm dans la tragdie est bien sr totalement hermtique aux solutions, aux alternatives, parce que labsolu, et les contradictions quil induit, doit tre compris comme un enfermement. Le dogmatisme du hros est mis en lumire par le pragmatisme du confident : lui peut sortir de la scne, agir, et parler librement ; lui connat les causalits et les accidents, la diffrence du hros qui ne connat que des essences inaccessibles et des signes obscurs. Les solutions proposes par le confident : La fuite, qui est une simple disparition, un effacement, une simple soustraction de soi et du mme coup des problmes poss par le rel ; une mort (disparition) non tragique. Dans Phdre, Hippolyte choisit de lui-mme cette fausse solution, et cela souligne la fragilit en lui de la dimension tragique. Phdre fuit sur place, dans lpuisement de soi et le dsir de mort (II, 2). Lattente, cest dire la sortie du prsent, ou de la rptition tragique : reconnatre au temps sa puissance de maturation de la ralit. vivre, qui soppose comme naturellement { lchec et { la mort (cest { dire trop facilement), soccuper dautre chose, et par exemple de rgner (solution propose par Oenone, en I, 5). Dans tous les cas, on a affaire des solutions anti-tragiques, des solutions de bon sens qui refusent de reconnatre au tragique sa pertinence propre : sortir de la parole pour passer { lacte, cesser dtre un hros. Ce bon12

sens, qui est celui de la vie et des forces vitales est li aussi au rapport de filiation secondaire qui unit les hros aux confidents : Thramne est le prcepteur dHippolyte, Oenone la nourrice de Phdre.Remarque annexe : le Confident sera relay, dans lhistoire du thtre, par le valet frondeur qui impose la ralit et le pragmatisme contre les rgressions psychologiques.

Le tragique / la tragdie

Le tragique repose dans Phdre sur une double tension : Dune part limpossibilit intrieure pour Phdre de concilier son dsir de gloire et son dsir tout court, de pouvoir dsirer en toute impunit et faire en sorte que son essence damoureuse glorieuse soit reconnu. Cette tension est exprime dans la double rfrence au Soleil (la gloire) quelle rcuse avec sa mre, et dont elle veut se cacher et Vnus (lamour) ; dans la double ascendance aussi de Minos (lordre et la loi) et de Pasiphae (la fureur monstrueuse). Lannonce de la mort de Thse (qui est un double de Minos) vient illusoirement et provisoirement rgler ce problme. Dautre part, limpossibilit pour Phdre dtre reconnue, dtre prise pour autre chose quun monstre. Elle est un monstre et un paradoxe vivant dans son dsir de concilier linconciliable, de vouloir labsolu, le dsir et la gloire. Phdre ne peut tre reconnue en tant quelle-mme, et

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elle est confronte une humanit moyenne qui la renvoie sans cesse sa dmesure : Hippolyte le fuyard (dvoilement de lillusion, et double dception, ou dception double dtente : il ne laime pas ; il en aime une autre) Thse lerrant (celui qui toujours se trompe, croit ceux qui mentent Oenone et Phdre , et ne croit pas celui qui dit la vrit Hippolyte ). Propose, selon Lucien Goldmann, une solution de comdie la tragdie, par la rconciliation finale avec Aricie. Aricie ou la solution du mariage (qui est aussi une solution de comdie). Oenone et les solutions de rechange, en dehors du tragique, hors-jeu (cf. supra propos desConfidents). ct du tragique, la tragdie dans Phdre, en tant quelle serait place sous le signe du destin, est celle de Thse, qui tue son fils et annule sa descendance, qui interprte les signes ou les paroles de faon totalement errone. On pourrait ainsi parler dune tragdie en mineur, qui met en scne un hros, retour de guerre ou dexploits (Thse revient du royaume des morts), et qui est dpossd de toute matrise sur le rel et les intrigues qui se sont noues en son absence. Si Phdre est du ct de la lumire refuse, Thse

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reste vou { la nuit (dont il sort), et { lincomprhension du rel. Il y a une dimension mythique trs forte de Thse, mais du ct de lchec : il ne sait que faire de ce nouveau labyrinthe auquel il est confront, et de la parente du Minotaure qui lhabite. Et, suprme cruaut, le destin ne le frappe pas directement, mais travers son fils, absurdement victime des dieux et de paroles irrversibles, travers Phdre qui se suicide, travers Aricie dont ladoption signe son djugement. Mais il ne faut pas sy tromper : le titre de la pice est bien Phdre, et elle est donc avant tout une mise en scne du tragique, qui pose une quivalence de lamour et de la cruaut, de la passion et de la dchance. On sait que dans sa prface, Racine prend dinfinies prcautions vis { vis de la passion :La seule pense du crime y est regarde avec autant dhorreur que le crime mme. Les faiblesses de lamour y passent pour de vraies faiblesses. Les passions ny sont prsentes aux yeux que pour montrer tout le dsordre dont elles sont cause : et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connatre et har la difformit. (Prface)

Il prend encore des prcautions avec le dnouement, dans lequel force reste la loi, travers les dernires paroles de Thse (p. 110) qui font cependant tourner la tragdie au drame bourgeois : reconnaissance des erreurs, rconciliation, et adoption dAricie qui fonctionne comme une rparation du rel catastrophique Mais il nen reste pas moins que lhrone du drame est bien Phdre, et que vis { vis de partenaires falots et tous des degrs divers dprcis (Hippolyte et la

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fuite, Thse et lerreur, Oenone et lintrigue, Aricie ?), cest bien elle qui est valorise. Une hrone non assume, que ce soit par elle-mme, ou par le spectateur : tant que lhomme est grand, ou quon le reprsente comme tel, on propose, comme cest le cas dans le thtre hroque cornlien, plutt une communionquun spectacle. Mais quand on le montre cruel ou faible, on impose une distance entre lobjet du spectacle et le spectateur auquel il est offert, on lui donne considrer une nature vis vis de laquelle la conscience prend ses distances : lhorreur spare de nous ltre qui nous linspire ; si mme nous nous identifions lui, si nous nous prenons secrtement en horreur avec lui, cest en nous divisant, en nous sparant dabord de nous-mmes, dont nous nous faisons spectateur.Les effets de sourdine (Spitzer)

Lo Spitzer, dans sa trs belle tude stylistique Leffet de sourdine dans le style classique : Racine (in tudes de style) a mis en lumire de faon particulirement efficace le fonctionnement du style racinien, fond sur le contraste : le forte (du ct de lhyperbole) mis en relief par le piano (du ct de la litote), des effets damplification provoqus et mis en relief par la sourdine. Mme si le commentaire compos de littrature compare nest pas stylistique, on peut insister sur ce point dans la mesure o la parole, la pression ou la retenue de lexpression joue un rle de premier plan dans ce thtre.16

Sans entrer dans les dtails, on retiendra cependant tout ce qui concerne lattnuation par lutilisation des indfinis (Modrez des bonts dont lexcs membarrasse v. 481), des dmonstratifs (ce fils de lAmazone, Ce prince v. 262-3) des priphrases (pour ne pas dire les noms, en insistant sur la dimension familiale : fils de, frre de, etc. ; pour ne pas dire le nom des lieux : quelle horreur dans ces lieux rpandue v. 953) la mise distance qui consiste parler de soi la troisime personne (La veuve de Thse ose aimer Hippolyte ? v. 702 ; connais donc Phdre et toute sa fureur v. 672 ; etc) la personnification des abstraits (Un dsordre ternel rgne dans son esprit / Son chagrin inquiet larrache de son lit v. 147-8); du pluriel flou (Je connais mes fureurs v. ?) les verbes phrasologiques peut-tre dirions nous modalisateurs, non pas dopinions, mais de sentiments qui permettent lexpression indirecte des actions, mdiatises par la psychologie : Jai voulu, devant vous exposant mes remords / Par un chemin plus lent descendre chez les morts V, 7 ; Mes fureurs au dehors ont os se rpandre III, 1 ; Toi dont ma mre osait se vanter dtre fille I, 3 ; Je ne me verrai point prfrer de rivale III, 1.

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lutilisation des adjectifs et des adverbes dapprciation (une juste crainte ; une juste terreur ; mon oisivejeunesse / Sur de vils ennemis a montr son adresse. / Ne pourrais-je, en fuyant un indigne repos III, 5 ; Dun mensonge si noir justement irrit IV, 2). On a souvent affaire des hypallages, comme dans : Quand pourrai-je, au travers dune noble poussire (noblesse de celui qui pilote le char), Suivre de lil un char ; respecte Thse, De ses jeunes erreurs dsormais revenu (i.e. des erreurs quil a commises quand il tait jeune). Figure de lantithse comme expression de labsurde et de la contradiction : Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi ! ; Prsente je vous fuis, absente je vous trouve. Tension extrme de loxymoron : Je gotais en tremblant ce funeste dsir. Expressions de lgarement : par la rptition solennelle (Qui sait, mme, qui sait si le roi votre pre / Veut que de son absence on sache le mystre I,1 ; Et toi, Neptune, et toi, si jadis mon courage /Dinfmes assassins nettoya le rivage IV,2). par laposiopse (interruption du discours sous leffet de la trop forte motion : Jaime. v. 673.

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par la gradation (Charmant, jeune, tranant tous les curs aprs soi ; Presse, pleure, gmis ; peins lui Phdre mourante III,1). par lutilisation de tout : Tout parle contre lui III, 3. Les rcits en mdaillon, comme une succession de prsents : I,1 (Tu sais combien mon me den abrger le cours). La force du mot propre { la fin dune succession de priphrases : Aimeriezvous, seigneur (I,1) ; quand je me meurs(III,1). Mtaphore racinienne = rincarnation du sens abstrait des mots : Vous hassez le jour que vous veniez chercher (I,3) ; Il nen faut point douter : vous aimez, vous brlez (I,1) ; Et drober au jour une flamme si noire (II,3) ; Jai langui, jai schdans les feux, dans les larmes (II,5) ; Jai pris, jai fait couler dans mes brlantes veines (V,7) etc.

RacinePhdreEd. de rfrence : Folio Thtre, p. 36

Acte I, scne 1 (p. 36 "H depuis quand seigneur") - Acte I, scne 3 (p. 42 "...et conspire me nuire")

NOTA : LES LETTRES "H, B, M" QUI SUIVENT LES NUMROS DE PAGES INDIQUENT LE HAUT, LE MILIEU OU LE BAS DE LA PAGE.

Passage qui se situe louverture de la pice, et qui consiste paradoxalement en une sortie, ou un dsir de fuite, dans le monde aventureux ou dans la mort. Au del de la dimension strictement informative que doit avoir une scne dexposition, on sintressera dans ce passage ce qui nous parat constituer les enjeux essentiels dePhdre : le statut accord la parole, la qualit de la prsence soi-mme, la position par rapport la loi. Les personnages dans Phdre, et Hippolyte au premier chef, sont essentiellement dpendants, soumis la famille et la pression de la gnalogie, cest ce que nous tudierons dans un premier temps. Cette pression dtermine les personnes, et avec elles la qualit de la parole, sous

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le signe du dtour et de lattnuation. Enfin, le vritable enjeu de cette parole nest autre que laccs difficile, voire impossible la vie et au bonheur.

I) La pression de la gnalogieLes personnages en prsence louverture de la pice nexistent pas, proprement parler, pour eux-mmes : ils ne sont et ne se pensent les uns les autres qu travers leur parent, fratrie ou ascendance.

1)

Hippolyte ou la parent mortelle

Hippolyte na pas de statut autonome : ce qui dtermine son action (le dpart) et sa position amoureuse impossible (Aricie), cest son pre, qui constitue le vritable objet de lchange avec Thramne. Il est le fils de Thse et dAntiope, sur dHippolyt reine des Amazones. Cette parent le place dans une situation impossible. Il est le descendant dune femme dont il a hrit une surfminit qui ne saurait lui garantir le statut dhomme (le cur si fier, si ddaigneux v. 67 ; limplacable ennemi des amoureuses lois v. 59), et dun pre qui lui ferme symboliquement les portes de la virilit, un double titre : Thse est un hros, mule dHrakls (cf. allusion Alcide, autre nom dHrakls, au v. 78), un homme au dessus du commun des mortels, qui a assur lordre et la loi dans toute le Grce, triomphant des brigands (Priphts dEpidaure, Sinis Corinthe, Procuste Erinos), imposant sa force (contre le roi Cercyon Eleusis), triomphant du Minotaure (v. 80 82). Si Hippolyte veut partir comme il la annonc lentre de la pice, cest pour retrouver son pre et se mettre en situation de faire ses preuves, de se trouver lui-mme et daccder son tour au statut de hros : vaincre des monstres lui aussi, et incidemment acqurir le droit de faillir comme lui 39. Dautre part, et peut tre surtout, Thse est un homme femmes , un sducteur, qui confirme et enferme Hippolyte dans ce que lon est en droit dappeler son refoulement : de la belle geste de Thse, Hippolyte ne veut garder quune moiti, celle qui concerne la victoire sur les monstres et les brigands, et veut oblitrer, censurer la geste des amours, moins glorieuse, indigne selon lui (v. 83 94).

2)

Phdre et la parent fatale

Phdre intervient demble dans le discours dHippolyte travers la clbre priphrase juge inepte par un personnage de La Recherche : "La fille de Minos et de Pasiphae" (v. 36). Une priphrase qui dit tout pourtant de Phdre, et de lintrigue qui va natre : Phdre nest voque par Hippolyte qu travers son ascendance, qui signe aussi sa contradiction : Minos incarne la loi, il est une sorte de double de Thse, hros civilisateur et lgislateur, et comme Thse aussi, sducteur impnitent, mme si Phdre dans la suite de la pice, (et linstar dHippolyte vis vis de Thse) ne voudra voir en lui quun pre digne, le juge qui sige aux Enfers. De sa mre Pasiphae, elle hrite dune double contradiction : Pasiphae est fille du soleil, du ct de la vie et de laffirmation de ltre, et Phdre louverture de la pice refuse la lumire, ne cherche la frquentation que de lombre ("Lasse enfin delle-mme et du jour qui lclaire" dit Thramne (v. 46) ; Mes yeux sont blouis du jour que je revois v. 155). Surtout, Pasiphae apparat plus monstrueuse encore que le Minotaure avec qui elle sest accouple (elle a choisi le monstre), et Phdre reconnat en elle-mme sa fureur, et des pulsions incontrlables.

3)

Aricie et la parent interdite

Le farouche Hippolyte a lu parmi les femmes la femme interdite, "reste dun sang fatal" (v. 51), celle que son pre lui refuse par un obstacle ternel (v. 104). Si Hippolyte et Phdre nexistent

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que dans leur ascendance, Aricie incarne la fratrie fautive : Hippolyte nvoque pas la possibilit de lui donner un enfant mais de donner des neveux ses frres (v. 106). Les frres dAricie, ce sont les Pallantides, fils de Pallas, le demi frre dge, qui avait aid celui-ci prendre le pouvoir Athnes, puis avec qui il stait querell. Aricie la prisonnire incarne un enjeu de pouvoir, elle est la seule survivante des descendants de Pallas, la prtendante la plus lgitime au trne si Thse disparat. Hippolyte en la choisissant prend loption de la trahison, ou tout le moins de la dsobissance (la tmrit v. 112). Choix dune autre famille, dun autre destin, mais aussi choix impossible et strile (Dune tige coupable il craint un rejeton v. 107 ; remarquable : la tige est du ct dAricie).

II) Stratgies du dtourLa pression de lascendance, dont nous venons de parler, peut tre lue comme un dtour de soi, et une impossibilit de sassumer. La pice souvre sur une sortie, et mme une double sortie de ceux qui vont constituer le nud du drame : Hippolyte veut quitter Trzne pour retrouver son pre, et Phdre sexiler de la vie. Cette dmarche dvitement est inscrite en creux dans tout le passage dont il donne la cl.

1)

La parole souffle

Dun point de vue dramatique, puisque c'est une pice de thtre que nous sommes confronts, on se doit dinsister sur lextrme violence qui conduit sur la scne nier autrui dans sa parole, le faire taire : Thramne et Hippolyte occupent ici des positions strictement antinomiques, puisque lun questionne, attend une rponse, ouvre lautre la parole (v. 8 ; v. 33 ; v. 47 ; v. 65), et lautre au contraire linterdit et la nie, en invitant au silence et au retrait ("Cher Thramne, arrte, et respecte Thse" v.22), quand il est question du statut hroque de Thse, quHippolyte veut univoque, en reprenant la parole pour la dnier ("Ami, quoses-tu dire ?" v. 66), quand Thramne ose utiliser le verbe aimer, en coupant court lchange ("Thramne, je pars, et vais chercher mon pre" v. 138), quand Thramne prononce le nom dAricie, ou encore, mais avec Phdre cette fois, en lvitant demble ("Il suffit, je la laisse en ces lieux" v. 152). Ce refus de la parole, ou, pour parler net, ce refoulement gnralis de la part dHippolyte, intervient dans cette scne dexposition comme une rptition gnrale du refoulement de la dclaration de Phdre la scne 5 de lActe II ("Dieux ! Quest-ce que jentends "). On laura compris, derrire la ngation dautrui dans sa parole, il y a aussi et surtout, une ngation de soi.

2)

Les dtours du langage

Phdre est une tragdie de lge classique, et lon ne saurait stonner dy trouver des priphrases, ou dautres figures de lattnuation. Dans la mesure o nous avons parl de refoulement, comment stonner que lobjet de ces attnuations soit lamour, la sexualit, et pour finir, soi-mme ? On peut ainsi faire le dpart entre les priphrases que lon dira "classiques", presque lexicalises, et qui sont le fait de Thramne ("le joug que Thse a subi tant de fois" v. 60, ou encore Vnus v. 61) et les priphrases ou les attnuations plus neuves, plus ngatives aussi, qui attirent dautant plus lattention, et qui sont le fait dHippolyte : ainsi de lindigne obstacle (v. 24), des faits moins glorieux (v. 83). Dautre part, Thramne joue de la palette expressive dans les deux sens, celui de lattnuation, mais aussi celui de la mise en valeur, comme dans la gradation vous aimez, vous brlez(v. 135). Mais aussi, Thramne et Hippolyte ne parlent pas de la mme chose : lun voque la puissance dun hros et lamour glorieux, et lautre, le dsir sexuel inconvenant de son pre. Lattnuation conduit mme oblitrer le mot "enfant" dans la bouche dHippolyte : Thse dfend de donner des neveux ses frres (v. 106).

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Les personnages eux-mmes sont dsigns par des priphrases : Phdre est "La fille de Minos et de Pasiphae" (v. 36), Thse "ce hros intrpide / Consolant les mortels de labsence dAlcide" (v. 77- 78), et Hippolyte se met lui-mme distance en parlant de lui latroisime personne (v. 49) comme cest souvent le cas dans les moments de crise du thtre racinien.

3)

La mconnaissance et le malentendu

La position rsolument biaise dHippolyte le conduit invitablement au malentendu et aux interprtations errones : Vis vis de Phdre, qui est celle quil devrait craindre, contre toutes les apparences de faiblesse et dimpuissance (v. 45 - 48). Phdre qui il ne veut pas montrer un visage odieux (v. 152). Vis vis de Thse, pre vnr, attendu, recherch, et castrateur (cf. supra).

Vis vis de lui-mme : on pourrait dire dHippolyte quil est un personnage de Corneille gar dans une pice de Racine ; le langage de la gloire cornlienne lui sert dissimuler son moi et son mal raciniens ; ainsi danslautoportrait quil fait de lui en jeune homme farouche : fier, ddaigneux, orgueil (v. 66 74). Hippolyte vit sur une image construite et rassurante de lui-mme (Je me suis applaudi v. 72), qui lui assure la mconnaissance de lui-mme, et lui interdit la vie. Hippolyte apparat ainsi ds louverture de la pice comme essentiellement dcal, et comme une victime offerte : il recherche le pre qui lui veut du mal, sinterdit lamour et la femme quil aime, et voit une ennemie dans celle qui laime.

III) La vie vite 1) Hippolyte et la fuite

La stratgie du dtour et de lvitement dans la parole trouve son exacte correspondance dans lattitude dHippolyte, qui est celle de la fuite : cest ainsi que souvre la scne qui nous intresse, et la pice : Le dessein en est pris, je pars Ce dpart apparat demble surprenant, puisque ce que fuit Hippolyte, cest laimable Trzne (v. 2). Hippolyte est hsitant, et dfaut dune stratgie dlibre de fuite, on pourrait parler de faux fuyant : pour justifier sa fuite, il invoque tour tour Thse (1re intervention) quil veut retrouver la fois en tant que pre et incarnation de la Loi, Phdre (v. 34) en tant quennemie et incarnation dun danger politique, finalement rcuse ("Sa vaine inimiti nest pas ce que je crains" v. 48) au profit dAricie, au moment mme o intervient le discours du refoulement, et le rappel de la loi paternelle (v. 105 sq.). Au terme de ces dtours ou de ces prtextes, Hippolyte revient sa justification premire : "Thramne, je pars, et vais chercher mon pre" v. 138).

2)

Phdre et lvanouissement de soi

Dans ce qui pourrait apparatre comme une compulsion de fuite, comment stonner encore quHippolyte vitePhdre elle-mme 151- 2) ? Mais cet vitement est superftatoire, puisque Phdre steint et sabsente delle-mme. Hippolyte veut parcourir le monde en qute de son pre ou de lui-mme, sortir, quitter le plateau ; Phdre fuit sur place, dans la mort et lvanouissement : "Une femme mourante, et qui cherche mourir"

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(v. 44) selon Thramne; "La reine touche presque son terme fatal" (v. 144) "Elle meurt dans mes bras dun mal quelle me cache" (v. 146) dit Oenone ; enfin, Phdre elle-mme : "Nallons point plus avant Je ne me soutiens plus, ma force mabandonne" (v. 153- 4). On pourrait opposer le parti pris de passivit dHippolyte, lactivit ngative de Phdre : quand Hippolyte vite, Phdre carte et rejette (v. 150 : carter tout le monde) ; alors qu Hippolyte refoule, Phdre cache (cf. v. 146 cit supra) ; Hippolyte souffre de la parole prononce, Phdre meurt de ne pouvoir dire. Les deux protagonistes de la pice, ceux entre qui le drame va se nouer sont proprement parler interdits de prsence.

BilanAinsi, nous avons vu que, plus que le destin, cest la gnalogie qui constitue le moteur de laction dans Phdre, et la rponse que trouve Hippolyte cette pression consiste dans une stratgie dvitement et de fuite qui ne rsistera pas au sursaut vital de Phdre et son accs la parole. Le spectateur sait que Phdre est une tragdie, et que la pice dit quil est impossible et interdit dtre heureux. Limpossible et linterdit, cest ce quaffirment ces premiers changes de Phdre : linterdiction dtre un homme dans la foule du pre, limpossibilit daimer la femme interdite par la famille, la forclusion de la parole amoureuse.

Racine Phdre (Folio Thtre, p. 36)HIPPOLYTE

Acte I, scne 1

Cher Thramne, arrte, et respecte Thse. De ses jeunes erreurs dsormais revenu, Par un indigne obstacle il n'est point retenu; Et fixant de ses vux l'inconstance fatale, Phdre depuis longtemps ne craint plus de rivale. Enfin en le cherchant je suivrai mon devoir, Et je fuirai ces lieux que je n'ose plus voir.THRAMNE

H depuis quand, Seigneur, craignez-vous la prsence De ces paisibles lieux, si chers votre enfance, Et dont je vous ai vu prfrer le sjour Au tumulte pompeux d'Athne et de la cour ? Quel pril, ou plutt quel chagrin vous en chasse ?HIPPOLYTE

Cet heureux temps n'est plus. Tout a chang de face Depuis que sur ces bords les dieux ont envoy La fille de Minos et de PasiphaTHRAMNE

J'entends. De vos douleurs la cause m'est connue, Phdre ici vous chagrine, et blesse votre vue. Dangereuse martre, peine elle vous vit, Que votre exil d'abord signala son crdit. Mais sa haine sur vous autrefois attache, Ou s'est vanouie, ou s'est bien relche. Et d'ailleurs, quels prils vous peut faire courir Une femme mourante, et qui cherche mourir ? Phdre atteinte d'un mal qu'elle s'obstine taire, Lasse enfin d'elle-mme, et du jour qui l'claire, Peut-elle contre vous former quelques desseins ?HIPPOLYTE

Sa vaine inimiti n'est pas ce que je crains.

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Hippolyte en partant fuit une autre ennemie. Je fuis, je l'avouerai, cette jeune Aricie, Reste d'un sang fatal conjur contre nous.THRAMNE

Quoi ! vous-mme, Seigneur, la perscutez-vous ? jamais l'aimable sur des cruels Pallantides, Trempa-t-elle aux complots de ses frres perfides ? Et devez-vous har ses innocents appas ?HIPPOLYTE

Si je la hassais, je ne la fuirais pas.THRAMNE

Seigneur, m'est-il permis d'expliquer votre fuite ? Pourriez-vous n'tre plus ce superbe Hippolyte Implacable ennemi des amoureuses lois, Et d'un joug que Thse a subi tant de fois ? Vnus par votre orgueil si longtemps mprise, Voudrait-elle la fin justifier Thse ? Et vous mettant au rang du reste des mortels, Vous a-t-elle forc d'encenser ses autels ? Aimeriez-vous, Seigneur?HIPPOLYTE

Ami, qu'oses-tu dire ? Toi qui connais mon cur depuis que je respire, Des sentiments d'un cur si fier, si ddaigneux, Peux-tu me demander le dsaveu honteux ? C'est peu qu'avec son lait une mre amazone M'ait fait sucer encor cet orgueil qui t'tonne. Dans un ge plus mr moi-mme parvenu, Je me suis applaudi, quand je me suis connu. Attach prs de moi par un zle sincre, Tu me contais alors l'histoire de mon pre. Tu sais combien mon me attentive ta voix, S'chauffait aux rcits de ses nobles exploits ; Quand tu me dpeignais ce hros intrpide Consolant les mortels de l'absence d'Alcide Les monstres touffs, et les brigands punis, Procruste, Cercyon, et Scirron, et Sinnis, Et les os disperss du gant d'pidaure, Et la Crte fumant du sang du Minotaure. Mais quand tu rcitais des faits moins glorieux, Sa foi partout offerte, et reue en cent lieux, Hlne ses parents dans Sparte drobe, Salamine tmoin des pleurs de Pribe, Tant d'autres, dont les noms lui sont mme chapps, Trop crdules esprits que sa flamme a tromps ; Ariane aux rochers contant ses injustices, Phdre enleve enfin sous de meilleurs auspices ; Tu sais comme regret coutant ce discours, Je te pressais souvent d'en abrger le cours. Heureux ! si j'avais pu ravir la mmoire Cette indigne moiti d'une si belle histoire. Et moi-mme mon tour je me verrais li ? Et les dieux jusque-l m'auraient humili ? Dans mes lches soupirs d'autant plus mprisable, Qu'un long amas d'honneurs rend Thse excusable, Qu'aucuns monstres par moi dompts jusqu'aujourd'hui, Ne m'ont acquis le droit de faillir comme lui. Quand mme ma fiert pourrait s'tre adoucie, Aurais-je pour vainqueur d choisir Aricie ?

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Ne souviendrait-il plus mes sens gars De l'obstacle ternel qui nous a spars ? Mon pre la rprouve, et par des lois svres Il dfend de donner des neveux ses frres; D'une tige coupable il craint un rejeton. Il veut avec leur sur ensevelir leur nom, Et que jusqu'au tombeau soumise sa tutelle, Jamais les feux d'hymen ne s'allument pour elle. Dois-je pouser ses droits contre un pre irrit ? Donnerai-je l'exemple la tmrit ? Et dans un fol amour ma jeunesse embarqueTHRAMNE

Ah, Seigneur! si votre heure est une fois marque, Le ciel de nos raisons ne sait point s'informer. Thse ouvre vos yeux en voulant les fermer, Et sa haine irritant une flamme rebelle, Prte son ennemie une grce nouvelle. Enfin d'un chaste amour pourquoi vous effrayer? S'il a quelque douceur, n'osez-vous l'essayer ? En croirez-vous toujours un farouche scrupule ? Craint-on de s'garer sur les traces d'Hercule ? Quels courages Vnus n'a-t-elle pas dompts ! Vous-mme o seriez-vous, vous qui la combattez, Si toujours Antiope ses lois oppose, D'une pudique ardeur n'et brl pour Thse ? Mais que sert d'affecter un superbe discours ? Avouez-le, tout change. Et depuis quelques jours On vous voit moins souvent, orgueilleux, et sauvage, Tantt faire voler un char sur le rivage, Tantt savant dans l'art par Neptune invent, Rendre docile au frein un coursier indompt. Les forts de nos cris moins souvent retentissent. Chargs d'un feu secret vos yeux s'appesantissent Il n'en faut point douter, vous aimez, vous brlez. En vain l'observer jour et nuit je m'attache. Vous prissez d'un mal que vous dissimulez. La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire ?HIPPOLYTE

Thramne, je pars, et vais chercher mon pre.THRAMNE

Ne verrez-vous point Phdre avant que de partir, Seigneur ? C'est mon dessein, tu peux l'en avertir. Voyons-la, puisque ainsi mon devoir me l'ordonne. Mais quel nouveau malheur trouble sa chre Oenone ?

SCNE IIHIPPOLYTE, OENONE OENONE

Hlas, Seigneur ! quel trouble au mien peut tre gal ? La reine touche presque son terme fatal. Elle meurt dans mes bras d'un mal qu'elle me cache. Un dsordre ternel rgne dans son esprit. Son chagrin inquiet l'arrache de son lit. Elle veut voir le jour; et sa douleur profonde M'ordonne toutefois d'carter tout le monde Elle vient.

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HIPPOLYTE

Il suffit, je la laisse en ces lieux, Et ne lui montre point un visage odieux.

SCNE IIIPHDRE, OENONE

PHDRE

N'allons point plus avant. Demeurons, chre Oenone. Je ne me soutiens plus, ma force m'abandonne. Mes yeux sont blouis du jour que je revois, Et mes genoux tremblants se drobent sous moi. Hlas ! (Elle s'assied.)OENONE

Dieux tout-puissants ! que nos pleurs vous apaisent.PHDRE

Que ces vains ornements, que ces voiles me psent ! Quelle importune main, en formant tous ces nuds, A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux ? Tout m'afflige et me nuit, et conspire me nuire.

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