VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands...

57
- 1 - VOYAGE PITTORESQUE DANS LE BOCAGE DE LA VENDÉE OU VUES DE CLISSON ET DE SES ENVIRONS DESSINÉES D’APRES NATURE, ET PUBLIÉES PAR C. THIÉNON, PEINTRE, GRAVÉES A l’ aqua tinta PAR PIRINGER ON Y A JOINT UNE NOTICE HISTORIQUE SUR LA VILLE ET LE CHATEAU DE CLISSON PARIS P. DIDOT, L’AINÉ, IMPRIMEUR DU ROI - 1817 -

Transcript of VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands...

Page 1: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 1 -

VOYAGE PITTORESQUE DANS LE BOCAGE DE LA VENDÉE

OU

VUES DE CLISSON ET DE SES ENVIRONS

DESSINÉES D’APRES NATURE, ET PUBLIÉES PAR C. THIÉNON, PEINTRE,

GRAVÉES A l’ aqua tinta PAR PIRINGER

ON Y A JOINT UNE NOTICE HISTORIQUE SUR LA VILLE ET LE CHATEAU DE CLISSON

PARIS

P. DIDOT, L’AINÉ, IMPRIMEUR DU ROI

- 1817 -

Page 2: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 2 -

NOTICE HISTORIQUE

SUR

LA VILLE ET LE CHATEAU DE CLISSON

-------------------

Les peintres de paysage, les amateurs de la belle nature, et tous ceux qui par état ou par goût vont chercher en Suisse, et surtout en Italie, sur les rives de l'antique Anio1, les heureuses inspirations que fait naître la vue d'un beau site embelli par des noms et des vestiges célèbres, nous sauront sans doute quelque gré de leur indiquer en France une contrée remarquable sous ce double rapport, et dont on ne connaîtrait point encore les beautés pittoresques, si le hasard n'avait conduit quelques artistes à Clisson, sur les bords enchanteurs de la Sèvre. Comment soupçonner en effet qu'au milieu de cette terrible Vendée, qu'au centre de cet impénétrable et sombre Bocage, il existe un pays délicieux et fertile, couvert de ruines séculaires qui rappellent tous les souvenirs historiques de notre ancienne France, comme le caractère de ses habitants en rappelle les mœurs, le courage et la loyauté.

"Le Bocage, dit madame la marquise de La Roche-Jacquelein dans ses intéressants Mémoires sur la guerre de la Vendée2, comprend une partie du Poitou, de l'Anjou et du Comté Nantais, et fait aujourd'hui partie de quatre départements, Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, Deux-Sèvres, et Vendée. On peut regarder comme ses limites, la Loire au nord, de Nantes à Angers ; au couchant, le pays marécageux qui forme la côte de l'Oréan ; des autres côtés, une ligne qui partirait des Sables, et passerait entre Luçon et là Roche-sur-Yon, entre Fontenay et la Châtaigneraie, puis à Parthenay, Thouars, Vihiers, Thouarcé, Brissac, et viendrait aboutir à la Loire, un peu au-dessus des Ponts-de-Cé. La guerre s'est étendue au-delà de ces limites, mais par des incursions seulement. Le pays de l’insurrection, la vraie Vendée, est renfermé dans cet espace.

"Ce pays diffère, par son aspect, et plus encore par les mœurs de ses habitants, de la plupart des provinces de France. Il est formé de collines en général assez peu élevées, qui ne se rattachent à aucune chaîne de montagnes. Les vallées sont étroites et peu profondes. De fort petits ruisseaux y coulent dans des directions variées ; les uns se dirigent vers la Loire, quelques-uns vers la mer ; d'autres se réunissent en débouchant dans la plaine et forment de petites rivières. Il y a partout beaucoup de rochers de granit. On conçoit qu'un terrain qui n'offre ni chaînes de montagnes, ni rivières, ni vallées étendues, ni même une pente générale, doit être comme une sorte de labyrinthe. Rarement on trouve des hauteurs assez élevées au-dessus des coteaux pour servir de points d'observation et commander le

1 Aujourd'hui le Teverone, petite rivière qui .descend des Apennins, et forme les cascades de Tivoli.

2 Madame de La Roche-Jacquelein déclare que cette partie de ses Mémoires a été rédigée par M. de

Barante, qui a longtemps administré ces contrées, d'abord comme sous-préfet de l'arrondissement de Bressuire, et ensuite comme préfet des départements de la Vendée et de la Loire-Inférieure. Nous avons cru devoir rapporter entièrement cette description si vraie et si caractéristique du Bocage, dans laquelle on reconnaît le style élégant et facile d'un observateur et d'un administrateur éclairé.

Page 3: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 3 -

pays. Cependant, en approchant de Nantes, le long de la Sèvre, la contrée prend un coup-d'œil qui a quelque chose de plus grand. Les collines sont plus hautes et plus escarpées. Cette rivière est rapide et profondément encaissée; elle roule, à travers des masses de rochers, dans des vallons resserrés. Le Bocage n'est plus seulement agreste ; il offre là un coup-d'œil triste et sauvage. Au contraire, en tirant plus à l'Est dans les cantons qui sont voisins des bords de la Loire, le pays est plus ouvert, les pentes mieux ménagées, et les vallées forment d'assez vastes plaines.

"Le Bocage, comme l'indique son nom, est couvert d'arbres, on y voit peu de grandes forêts ; mais chaque champ, chaque prairie, est entouré d'une haie vive qui s'appuie sur des arbres plantés irrégulièrement et fort rapprochés. Ils n'ont point un tronc élevé ni de vastes rameaux. Tous les cinq ans on coupe leurs branchages, et on laisse nue une tige de douze à quinze pieds. Ces enceintes ne renferment jamais un grand espace. Le terrain est fort divisé ; il est peu fertile en grains. Souvent des champs assez étendus restent longtemps incultes. Ils se couvrent alors de grands genêts ou d'ajoncs épineux. Toutes les vallées, et même les dernières pentes des coteaux, sont couvertes de prairies. Vue d'un point élevé, la contrée paraît toute verte ; seulement, au temps des moissons, des carreaux jaunes se montrent de distance en distance entre les haies. Quelquefois les arbres laissent voir le toit aplati et couvert de tuiles rouges de quelques bâtiments, ou la pointe d'un clocher qui s'élève au-dessus des branches. Presque toujours cet horizon de verdure est très borné ; quelquefois il s'étend à trois ou quatre lieues.

"Dans la partie du Bocage qui est située en Anjou, la vue est plus vaste et plus riante. Les cultures sont plus variées, les villes et les villages plus rapprochés. C'est surtout le Bocage du Poitou que j'ai voulu faire connaître.

"Une seule grande route, qui va de Nantes à la Rochelle, traverse ce pays. Cette route, et celle qui conduit de Tours à Bordeaux, par Poitiers, laissent entre elles un intervalle de plus de trente lieues, où l'on ne trouve que des routes de traverse. Les chemins du Bocage sont tous comme creusés entre deux haies ; ils sont étroits, et quelquefois les arbres joignant leurs branches, les couvrent d'une espèce de berceau ; ils sont bourbeux en hiver et raboteux en été. Souvent, quand ils suivent le penchant d'une colline, ils servent en même temps de lit à un ruisseau ; ailleurs, ils sont taillés dans le rocher, et gravissent les hauteurs par degrés irréguliers. Tous ces chemins offrent un aspect du même genre. Au bout de chaque champ on trouve un carrefour qui laisse le voyageur dans l'incertitude sur la direction qu'il doit prendre, et que rien ne peut lui indiquer. Les habitants eux-mêmes s'égarent fréquemment, lorsqu'ils veulent aller à deux ou trois lieues de leur séjour.

"II n'y a point de grandes villes dans le Bocage. Des bourgs de deux à trois mille âmes sont dispersés sur cette surface. Les villages sont peu nombreux et distants les uns des autres. On ne voit pas même de grands corps de ferme. Le territoire est divisé en métairies : chacune renferme un ménage et quelques valets. Il est rare qu'une métairie rapporte au propriétaire plus de 600 fr. de rente. Le terrain qui en dépend est vaste, mais produit peu ; la vente des bestiaux forme le principal revenu, et c'est surtout à les soigner que s'occupent les métayers.

"Les châteaux étaient bâtis et meublés sans magnificence ; on ne voyait en général ni grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une simplicité extrême. Quand leur rang ou leur fortune les avait pour un peu de temps appelés hors de leur province, ils ne rapportaient pas dans le Bocage les mœurs et le ton de Paris. Leur plus grand luxe était la bonne chère ; de tout temps les gentilshommes poitevins ont été de célèbres chasseurs ; cet exercice et le genre de vie qu'ils menaient les accoutumaient à supporter la fatigue et à se passer facilement de toutes les recherches auxquelles les gens riches attachent communément du goût et même de l'importance. Les femmes voyageaient à cheval, en litière, ou dans des voitures à bœufs.

"Les rapports mutuels des seigneurs et de leurs paysans ne ressemblaient pas non plus à ce qu'on voyait dans le reste de la France. Il régnait entre eux une sorte d'union inconnue ailleurs. Les propriétaires y afferment peu leurs terres; ils partagent les productions avec le métayer qui les cultive. Chaque jour ils ont ainsi des intérêts communs, et des relations qui

Page 4: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 4 -

supposent la confiance et la bonne foi. Comme les domaines sont très divisés, et qu'une terre un peu considérable renfermait vingt-cinq ou trente métairies, le seigneur avait ainsi des communications habituelles avec les paysans qui habitaient autour de son château ; il les traitait paternellement, les visitait souvent dans leurs métairies, causait avec eux de leur position, du soin de leur bétail, prenait part à des accidents et à des malheurs qui lui portaient aussi préjudice ; il allait aux noces de leurs enfants, et buvait avec les convives. Le dimanche, on dansait dans la cour du château, et les dames se mettaient de la partie. Quand on chassait le loup, le sanglier, le cerf, le curé avertissait les paysans au prône. Chacun prenait son fusil, et se rendait avec joie au lieu assigné. Les chasseurs postaient les tireurs, qui se conformaient strictement à tout ce qu'on leur ordonnait. Dans la suite, on les menait au combat de la même manière et avec la même docilité.

"Ces heureuses habitudes, se joignant à un bon naturel, font des habitants du Bocage un excellent peuple. Ils sont doux, pieux, hospitaliers, charitables, pleins de courage et de gaieté ; les mœurs y sont pures ; ils ont beaucoup de probité. Jamais on n'entend parler d'un crime, rarement d'un procès. Ils étaient dévoués à leurs seigneurs avec un respect mêlé de familiarité. Leur caractère, qui a quelque chose de sauvage, de timide et de méfiant, leur inspirait encore plus d'attachement pour ceux qui depuis si longtemps avaient obtenu leur confiance.

"Les habitants des villes et les petits propriétaires n'avaient pas pour la noblesse les mêmes sentiments. Cependant, comme ils étaient toujours reçus avec bienveillance et simplicité quand ils venaient dans les châteaux ; comme beaucoup d'entre eux devaient de la reconnaissance à des voisins plus puissants qu'eux, ils avaient aussi de l'affection et du respect pour les principales familles du pays. Quelques-uns ont embrassé avec chaleur les opinions révolutionnaires, mais sans aucune animosité particulière. Les horreurs qui ont été commises ne doivent pas leur être attribuées, et souvent ils s'y sont opposés avec force."

Le cours majestueux de la Loire, les rives ombragées de la Sèvre, si séduisante par ses belles cascades et l'ensemble de ce paysage poétique, feraient de cette contrée un séjour délicieux, si de tristes débris, qui heureusement disparaissent tous les jours, ne rappelaient encore le souvenir affligeant de nos discordes civiles. Les armées révolutionnaires qui combattirent les Vendéens en 1793 et en 1794 employèrent inutilement pour les réduire le fer et le feu ; la flamme atteignit les villes, les villages, les métairies, et jusqu'aux humbles chaumières, et, dans ce vaste et épouvantable incendie, Clisson ne put échapper à une ruine complète. Jamais peut-être cette petite ville ne se serait entièrement réédifiée, sans une circonstance particulière qui contribua puissamment a la faire renaître de ses cendres.

Un Nantais, Pierre Cacault, passionné pour la peinture, qu'il avait cultivée à Rome pendant un grand nombre d'années, revint à Nantes vers la fin de la guerre vendéenne ; les habitants de cette ville n'osaient encore sortir de leurs murs pour visiter leurs propriétés rurales sur la rive gauche de la Loire, lorsque cet artiste, qui avait entendu parler des beaux sites de la Sèvre, se hasarda seul à pénétrer dans le Bocage. Arrivé à Clisson, au lieu de trouver une ville peuplée et florissante, il ne vit qu'un amas de décombres au milieu d'un désert, il ne rencontra pas un seul habitant qui pût le guider, pas un toit qui pût lui servir d'asile ; le silence des tombeaux régnait partout ; de tous côtés, les traces hideuses de l'incendie et de la destruction frappèrent ses regards ; il parcourut avec effroi cette ville abandonnée et cet immense château dont les reptiles et les oiseaux de proie se disputaient les obscurs et derniers abris.

Cependant ces vestiges sanglants et ces ruines encore fumantes ne purent affaiblir la vive impression que fit sur son esprit ce paysage admirable, et il fut si frappé de la beauté de ces sites, de ces rochers, de ces cascades, et même de ces ruines, qu'il prit sur-le-champ la résolution d'habiter ce séjour plein de charme et d'horreur.

Les dissensions qui avaient déchiré ces malheureux Départements n'étaient pas alors entièrement étouffées, et pouvaient se rallumer au moindre souffle ; les routes étaient peu sûres et les excursions dans la campagne fort dangereuses ; mais rien ne put détourner M. Cacault deson dessein. Il choisit pour sa retraite une maison ruinée, dont les points de vue lui parurent ravissants ; il acheta cette propriété, la fit réparer, et vint s'y établir en 1798.

Page 5: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 5 -

Son frère, François Cacault, avait résidé longtemps en Italie, où il avait rempli auprès des différentes cours de ce pays des fonctions diplomatiques importantes. Un long séjour dans la patrie des Raphaël et des Michel-Ange lui avait inspiré un goût très vif pour les beaux-arts, et il avait consacré la plus grande partie de sa fortune et plusieurs années de sa vie à rassembler une immense collection de tableaux, de statues et de gravures. Son projet était de faire transporter cette collection à Nantes ; mais, sur les observations de son frère, il se détermina à former cet établissement à Clisson : ces deux hommes estimables étaient persuadés qu'en plaçant leur Musée dans ce lieu, il offrirait la réunion intéressante et peut-être unique des plus nobles productions des arts, encadrées, pour ainsi dire, par toutes les beautés de la nature. Ils eurent aussi la pensée généreuse qu'en attirant par ce moyen les curieux dans ce pays, peu éloigné d'une des plus grandes villes de France, cette affluence y rappellerait la population, et que l'érection des bâtiments du Musée de Clisson deviendrait le signal de la reconstruction et de la nouvelle existence de cette petite ville.

En effet, un grand nombre d'habitants, encouragés par cet exemple, rentrèrent dans leurs foyers, en relevèrent les ruines3 ; et le concours extraordinaire des amateurs qui accoururent de toutes parts pour visiter cet établissement fit promptement rebâtir plusieurs auberges.

La construction de ce Musée fut commencée en 1799 et achevée en 1804. Il est bâti sur une colline au bord de la Sèvre, non loin d'une des plus belles chutes d'eau de cette agréable rivière ; c'est un vaste bâtiment, carré et isolé, au milieu duquel se trouve une cour spacieuse. Le rez-de-chaussée, composé d'une galerie et de plusieurs salles, était destiné pour la sculpture. Au premier étage , deux grandes galeries parallèles et neuf salons renfermaient alors plus de douze cents tableaux, dont une grande partie étaient très précieux et des plus grands maîtres4. La collection des gravures, une des plus nombreuses et des plus complètes que l’on connaisse, était composée de cent soixante-quatre volumes grand in-folio, contenant dix mille six cent quarante-six estampes, classées par ordre d'école et de maître, et parmi lesquelles on trouvait des Marc-Antoine, des Lucas de Leyde, et des Rembrandt, fort rares et d'une grande pureté.

On y comptait soixante-dix morceaux de sculpture en différentes matières : des statues, des bas-reliefs, des vases, des cippes, des cheminées et des tables en marbres rares et précieux, décorées de très belles mosaïques ; on y rencontrait de plus la collection en plâtre des principales statues antiques et des meilleurs ouvrages exécutés par les plus habiles statuaires de nos jours5.

Voici comment s'exprime sur ce Musée l’auteur de la Statistique du Département de la Loire-Inférieure, imprimée à Nantes en 1802.

"La commune de Clisson possède la plus riche collection de tableaux qui existe hors de la capitale. Elle appartient à M. Cacault, ambassadeur de France à Rome. C'est sur les bords de la Sèvre, là où la nature est si belle et si riche, qu'est placé ce Musée.

"La plupart des voyageurs, qui s'y rendent en foule, demandent, en entrant dans la ville, où est le Palais ? On s'attend à traverser des portiques de marbre et des vestibules richement décorés : il n'en est pas ainsi; il faut quitter la ville, parcourir des sentiers sinueux et délicieusement ombragés, à travers des rochers que tapissent le lierre et la vigne sauvage. Tantôt on côtoie la Sèvre, sur des prairies couvertes de troupeaux ; tantôt on la voit rouler en torrent sous ses pieds, franchir, en écumant, les obstacles qu'elle rencontre, ou s'élancer en jets brillants, ou s'étendre en nappes transparentes, ou asservie aux usages de l'homme, s'échapper, en mugissant, des entraves qu'on lui donne ; des rivières, des prairies, des bois, des montagnes ; tels sont les portiques du Musée de M. Cacault. On dirait qu'à la

3 Plus de la moitié de la ville est actuellement rebâtie.

4 Outre ces douze cents tableaux, M. Cacault en perdit presque un aussi grand nombre qu'il avait fait

embarquer en Italie sur un vaisseau dont les Anglais s'emparèrent. Ces tableaux furent vendus à Londres en 1805 ; le roi et plusieurs seigneurs anglais en achetèrent une grande partie à des prix énormes, dans la persuasion où ils étaient que ces tableaux étaient destinés pour le Musée de Paris.

5 Une grande partie des ouvrages de Canova et de Julien se trouvaient dans ce Musée.

Page 6: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 6 -

manière des Anciens, il a voulu rendre sensibles les préceptes de l’imitation, et rappeler aux arts qu'ils ne peuvent produire rien de beau, rien de grand, quand ils s'écartent de la nature ; que c'est d'elle qu'ils tiennent leurs charmes et tout leur pouvoir.

"On est admis tous les jours, à toute heure. Quand on parcourt ces galeries décorées sans faste; quand on voit ces chefs-d'œuvre de toutes les écoles distribués sans luxe inutile, sous des toits qui n'insultent point aux chaumières, on admire l'homme de goût qui a, pour ainsi dire, mis en opposition les prodiges de l’art et les merveilles de la nature, en choisissant un angle de terre qui ne le cède en rien aux sites les plus renommés de Suisse et d'Italie.

"On admire l'homme de génie qui, avec des moyens bornés, sans dépenses excessives, au milieu de fonctions importantes et laborieuses, a trouvé, par une persévérance de vingt années, le moyen de se créer une collection immense et choisie que l'impatience ne parviendrait pas à former avec d'immenses trésors.

"On admire le citoyen qui voue ce qu'il possède aux jouissances et à l'utilité du public ; qui fait un aussi grand sacrifice sans ostentation, avec cette modestie, vertu particulière de nos pays, qui nuit à la célébrité, mais justifie la reconnaissance et suffit au bonheur."

Dans un discours prononcé à la Société des sciences et des arts du Département de la Loire-Inférieure, le 15 mai 1808, le même auteur s'exprime encore ainsi sur Clisson et sur le Musée.

"II faut être au milieu des merveilles et des beautés de la nature pour les apercevoir, les sentir, les produire et les peindre à l'œil ou à l'imagination.

"Combien de fois n'ai-je pas entendu dire à l'un de nos collègues, que ses occupations retiennent à Paris : Les poètes, les a artistes devraient chaque année visiter les environs de Clisson. Dans ces lieux enchanteurs, et sans s'expatrier, ils trouveraient rassemblé, distribué par des hasards heureux, tout ce qu'on va chercher en Suisse et en Italie.

"Là, sur les bords de la Sèvre, parmi les torrents, les cascades, les rochers, nos riches coteaux, nos fraîches vallées et leurs vastes ombrages, qui ne serait poète, artiste; ou qui ne voudrait l'être dans ces galeries sans faste, où le goût des arts a réuni tant de marbres et tant de tableaux, au milieu de cette nature si belle, si féconde, et qui se révèle sous des formes si variées à la méditation, à l'enthousiasme, à la mélancolie ! Qui pourrait voir, sans émotion, les lieux où le berceau d'Abailard reçut les larmes d'Héloïse, et le fruit de ses tristes amours ; les bois plantés par les mains victorieuses de La Galissonnière; les ruines majestueuses que les siècles et les guerres ont respectées, et que notre collègue conserve pour l'honneur du pays ! ruines que rendent sacrées les noms de Clisson, de Duguesclin, ces héros nos ancêtres qui les premiers délivrèrent la France du joug des Anglais..."

L'intention de M. Cacault était de laisser son Musée en toute propriété à la commune de Clisson, avec une dotation pour les dépenses annuelles de son entretien ; mais à peine cet établissement était-il terminé, que la mort surprit cet homme généreux6 avant qu'il pût faire aucune disposition à cet égard. Pierre Cacault, son unique héritier, qui partageait ses goûts et ses vues, s'empressa de faire l'année suivante un testament dans lequel cette donation se trouvait consignée conformément à la volonté de son frère y mais ayant reconnu plus tard que le passif de la succession exigerait la vente d'une partie de sa collection, il aima mieux, pour ne point en priver le Département, la céder à la ville de Nantes pour une somme très modique dont il avait besoin, que de la vendre avantageusement en en dispersant les principaux objets.

Cette vente fut approuvée par décret du 27 janvier 1810 ; et, le 29 du même mois, Pierre Cacault mourut à Clisson. Cette cession, ratifiée par le Gouvernement deux jours avant son décès, annula l'article de son testament par lequel il avait disposé du Musée en faveur de cette ville.

La perte de ces deux frères fut vivement sentie par tous les habitants de ces contrées, et leur tombeau sera longtemps l'objet de la vénération publique.

6 II mourut à Clisson le 10 octobre 1805, dans la soixante-troisième année de son âge.

Page 7: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 7 -

L'établissement du Musée n'est pas le seul service qu'ils rendirent à leur pays, et le pont du Pallet rappellera toujours leurs bienfaits. Le bourg7, situé à peu de distance de Clisson, sur la route de Nantes, était traversé par un torrent qui, dans la saison des pluies et des orages, interceptait pendant plusieurs jours toutes les communications avec cette ville, et rendait ce passage dangereux et le plus souvent impraticable. M. Gacault obtint du Gouvernement la construction d'un pont et l'élévation de la route dans cette partie ; mais il n'eut pas le bonheur de voir-achever son ouvrage. Cette entreprise, due à son active sollicitude, ne fut entièrement terminée qu'après sa mort; et le Département, en reconnaissance de cet important service, fit ériger sur ce pont, connu actuellement sous la dénomination de Pont-Cacault, un obélisque sur lequel on a gravé une inscription honorable pour sa mémoire.

Dans le dernier voyage que cet ami des arts fit à Clisson au printemps de 1805, ses vives instances déterminèrent plusieurs artistes de la capitale à le suivre. Le désir de connaître cette contrée, devenue célèbre par ses malheurs et par le courage opiniâtre que ses habitants avaient déployé pour la défense de l'antique monarchie française, suffisait pour exciter leur curiosité ; ils n'étaient préparés qu'aux sentiments douloureux que devait leur inspirer le triste aspect de ces nombreux champs de carnage, et il leur tardait cependant d'admirer ces productions du génie si singulièrement transportées et établies dans des lieux agrestes où les beaux-arts venaient de pénétrer pour la première fois.

En sortant de Nantes par le faubourg Saint-Jacques, ils entrèrent de suite dans le Bocage. Une route monotone et à peine praticable, dans un pays excessivement couvert, des villages ruinés, et des habitations désertes, ne leur donnèrent pas d'abord une idée fort avantageuse de cette partie de la Vendée où rien d'ailleurs n'indiquait des sites remarquables ; mais lorsqu'ils eurent traversé le pont de Clisson, lorsqu'ils eurent parcouru les rivages de la Sèvre, ils furent tellement frappés du grand caractère du paysage, qu'ils se crurent transportés en Italie. Ils ne pouvaient se lasser de contempler la richesse et la variété de ces tableaux où la nature semblait développer tous les genres de la magnificence pittoresque. Ils ne s'éloignaient qu'à regret de ce bois délicieux de la Garenne, qui leur offrait de toutes parts des rochers, des cascades, des tapis de verdure environnés des ombrages les plus frais, et la nuit les surprenait toujours le crayon à la main dans ces lieux enchanteurs.

Un jour en gravissant des rochers, le hasard les conduisit dans une grotte où ils ne purent lire sans la plus vive émotion les vers suivants tracés sur le granit.

Héloïse peut-être erra sur ce rivage, Quand, aux yeux des jaloux dérobant son séjour, Dans les murs du Pallet elle vint mettre an jour Un fils, cher et malheureux gage De ses plaisirs furtifs et de son tendre amour. Peut-être en ce réduit sauvage, Seule, plus d'une fois, elle vint soupirer, Et goûter librement la douceur de pleurer ; Peut-être sur ce roc assise Elle rêvait à son malheur. J'y veux rêver aussi ; j'y veux remplir mon cœur Du doux souvenir d'Héloïse.

Ils se rappelèrent qu'à peu de distance de Clisson, et en traversant le bourg du Pallet, ils avaient visité les ruines de la maison dans laquelle Abailard avait reçu le jour en 10798.

7 Le bourg du Pallet a vu naître Abailard et le fameux Barin de La Galissonnière, vainqueur de l'amiral

Byng et de Port-Mahon. La Galissonnière remporta cette victoire au mois de juin 1766, et mourut le 19 octobre de la même année, âgé de soixante-trois ans. Les Anglais, furieux d'avoir été vaincus par un amiral français, firent fusiller l'amiral Byng.

8 On voit encore les ruines du château de Bérenger, père d'Abailard, à côté de l'église du Pallet.

Abailard mourut à Châlons-sur-Saône le 31 avril 1142, âgé de soixante-trois ans, et par les soins

Page 8: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 8 -

Cette circonstance leur fit naître le désir de connaître toutes les particularités que la tradition et les anciennes chroniques du pays avaient pu conserver sur cet amant malheureux, et nous croyons devoir les indiquer ici à nos lecteurs.

Cet homme si célèbre par son savoir, ses amours et ses infortunes, amena Héloïse au Pallet lorsqu'il l’eut enlevée de chez le chanoine Fulbert, pour la soustraire au ressentiment de cet oncle jaloux et barbare ; mais, obligé de quitter cette retraite paisible pour retourner à Paris, où l'appelaient ses nombreux disciples, le soin de sa gloire et de sa fortune, Abailard confia à sa sœur sa chère Héloïse et le gage précieux qu'elle portait dans son sein. Elle accoucha au Pallet9 d'un fils d'une si rare beauté, qu'elle le nomma Astrolabe, c'est-à-dire astre brillant10. Mais l'absence de celui qu'elle adorait rendait moins vifs pour elle les doux plaisirs de la maternité ; son âme expansive et brûlante était livrée sans cesse à une inquiète et sombre mélancolie qu'elle ne parvenait sans doute à dissiper qu'en venant sur les bords de la Sèvre rêver à l'objet de sa tendresse et soupirer après son retour. Sept siècles se sont écoulés depuis cette époque, et les noms d'Abailard et d'Héloïse embellissent toujours ce délicieux rivage. On interroge avec une curiosité avide ces roches éternelles et ces grottes mystérieuses qui furent les témoins discrets de leurs peines et de leurs plaisirs. On se reporte à ces temps reculés où ces amants venaient, dans cette solitude enchanteresse, se confier mutuellement leurs vives inquiétudes ; on croit les voir s'égarer sous ces riants ombrages, et s'abandonner à toutes les inspirations de l'éloquence, à tous les charmes de la nature, et à toutes les enivrantes illusions de l'amour.

Les curieux qui visitent ces sites admirables vont ordinairement se reposer ou méditer sur le plateau le plus élevé du bois de la Garenne. De ce point, situé sur des rochers escarpés, et ombragé par de vieux chênes, ils voient au-dessous d'eux la Sèvre serpenter au fond du vallon et disparaître au loin dans le Bocage. Sur le coteau opposé ils aperçoivent ce Musée qui renfermait tant d'objets précieux d'art et d'étude, et la ville de Clisson , dont les maisons, groupées en amphithéâtre sur plusieurs collines et parmi des masses de verdure , offrent des lignes et des effets d'une rare beauté. En face domine cet antique château de Clisson, si redoutable dans les guerres de Bretagne, et aussi imposant par son aspect et ses fortifications que remarquable par le style de son architecture orientale et mauresque. Ce donjon, ces tours, ces créneaux rappellent à l'esprit ces temps de chevalerie où le mélange singulier de l'honneur, de la bravoure, de l'amour et de la religion, imprimait un caractère si poétique à ces siècles ignorants et barbares. En visitant ces ruines vénérables, qui furent le berceau d'un des plus grands Connétables de France, et du dernier Duc souverain de Bretagne11 ; en parcourant ces cours désertes et ces vestibules écroulés, on ne peut s'empêcher de regretter l'abandon de cette demeure royale, jadis le séjour des héros, l'asile des grâces et de la beauté ; on se représente ces fiers paladins, ces jeunes poursuivants d'armes, ces preux et galants chevaliers revenant vainqueurs des combats et des tournois, et franchissant sur leurs coursiers ces portes en ogives, ces doubles herses et ces triples ponts-levis, pour déposer aux pieds de leurs dames l'hommage d'une victoire souvent obtenue sous leurs yeux, et dont elles étaient presque toujours la plus noble récompense. Mais aujourd'hui un silence profond règne dans cette solitude, et sous ces voûtes, qui retentissaient autrefois du bruit des armes ou des chants de victoire et d'amour. Des ronces et des débris effrayants en défendent l'accès, des oiseaux de proie et de ténèbres habitent ces vastes galeries dans lesquelles d'intrépides guerriers suspendaient leurs bannières victorieuses et les nombreux trophées de leur valeur, l'épervier dispute au hibou ces réduits mystérieux où des beautés sensibles à la gloire autant qu'à l'amour récompensaient, par le naïf aveu de leur tendresse,, l'amant fidèle, la foi constante et le courage heureux.

de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, sa dépouille mortelle fut portée au Paraclet. Héloïse le rejoignit vingt ans après dans le même tombeau : ce tombeau se voit actuellement à Paris au Musée des monuments français.

9 En 1110.

10 Astrolabe fut pourvu, à la recommandation de Pierre le Vénérable, d'un canonicat en l'église de

Mantes; il le possédait en 1150 ; on ignore l'époque de sa mort. 11

François II, père de la Duchesse Anne, qui fut deux fois reine de France.

Page 9: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 9 -

Sous des touffes de lierre et de plantes sauvages, qui tapissent les parois de ces murailles féodales, on aperçoit une grande quantité d'inscriptions et de vers. La plupart, fort anciens et d'une écriture gothique, sont des lais et des ballades inspirées par l'amour ou l'honneur de la chevalerie ; les autres, plus modernes, ont été dictés par l'enthousiasme que la vue de ces ruines a fait éprouver aux curieux qui les ont visitées. Nous rapporterons seulement ceux-ci12 :

J'ai gravi, mesuré ces ruines sublimes ; Mon cœur s'en est ému ! De nos vaillants aïeux Tout y représentait les tournois magnanimes, Ils semblaient reparaître et combattre à mes yeux : J'entendais sous leurs coups retentir les abîmes ; Juge de leurs combats, idole de leur cœur, Du haut des tours, la dame admirait le vainqueur. Casques et boucliers, cuirasses gigantesques, Cris d'armes, mots d'amour, devises de l'honneur, Cartels pour l'infidèle ou pour le suborneur, Tout garde sur ces murs vraiment chevaleresques La mémoire d'un siècle où l'épée, où la foi, Où la galanterie étaient la seule loi.

II est difficile, en parcourant ce château, de ne pas réfléchir sur les événements dont ses murs ont été les témoins, depuis l'époque où les légions d'Honorius firent de ce lieu une barrière contre les incursions des barbares du Nord, jusqu'à ces temps de chevalerie qui virent les preux de l'ancienne maison de Clisson élever cette forteresse. Tout y retrace à la mémoire les hauts faits et les nombreux trophées de ce célèbre Connétable et de ce fameux Richard de Bretagne, dont le dévouement à Charles VII contribua puissamment à replacer ce Prince sur le trône de ses pères ; c'est dans ce château, que Richard avait conquis sur les perfides descendants de Clisson, que ce héros termina sa noble et vaillante carrière, sous les yeux de la vertueuse Marguerite d'Orléans son épouse.

Qu'est devenue cette cour galante de François II son fils? Que reste-t-il des tournois et des fêtes brillantes que ce Duc de Bretagne donnait dans cette enceinte à la belle Antoinette de Villequier sa maîtresse ? Où sont les armées royales et les nobles cortèges qui accompagnèrent dans ce château Philippe-Auguste, le pieux Louis IX, la prudente Blanche de Castille sa mère, le farouche Louis XI, le conquérant Charles VIII, le père du peuple Louis XII, le magnanime François Ier, la Reine Eléonore, le sombre Charles IX, et cette altière Catherine de Médicis ? Que sont devenus enfin les Souverains de France et de Bretagne qui visitèrent ou habitèrent cet antique manoir ? Ce donjon, où tout respirait l'effroi, est à moitié écroulé, et le soleil éclaire maintenant l'intérieur de ces prisons dans lesquelles Jean V, Duc de Bretagne, victime de la plus noire trahison, expia, par une détention horrible, la perfidie de son père envers le Connétable de Clisson.

On voit encore les ruines de cette chapelle où la belle Marguerite de Foix, dite Sein de Lis, mère de la Duchesse Anne, reçut la foi de François II ; mais ces chevaliers renommés,

ces héros fameux, ces souverains illustres, ces femmes célèbres, ces armées formidables, tout a disparu ! et ces fiers remparts qui résistèrent jadis au fougueux Duc de Bretagne Jean Ier, à la valeur de Henri IV, à l'ambition et aux armes du Duc de Mercœur, ont été livrés eux-mêmes à la destruction par le temps, l'insouciance et les affreux ravages de la guerre vendéenne.

Plus la vue de ces ruines majestueuses captive l'esprit par des méditations historiques, plus on éprouve un sentiment pénible en .songeant que ces précieux vestiges avaient atteint la dernière époque de leur existence, et qu'ils allaient subir le sort de presque tous nos anciens édifices, que des acquéreurs avides et sans goût ont complètement anéantis pour la valeur de quelques toises de pierre, si un amateur éclairé n'avait fait tous ses efforts pour que ce monument, si intéressant sous le double rapport de l'histoire et de l’art, pût échapper

12

Ils sont de Cerutti.

Page 10: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 10 -

à ce système désolant de destruction. Comment ne pas respecter, en effet, ces antiques et hautes murailles qui ont traversé tant de siècles, et que des guerres furieuses et des sièges opiniâtres n'ont pu renverser entièrement ! Celui-là ne serait pas Français qui oserait faire disparaître, par une cupidité honteuse, cette noble enceinte, au tant de héros reçurent le jour, que d'illustres personnages habitèrent, et qui rappelle enfin tant de noms fameux, et tant d'actions éclatantes d'héroïsme et de vertu.

Un admirateur de ce beau pays, et de ces ruines imposantes, a voulu ajouter aux charmes de ces lieux le charme non moins puissant des souvenirs, en cherchant avec persévérance, dans les anciennes Chroniques de France et de Bretagne, tous les faits historiques dont ce château et ses environs furent les témoins : ces recherches, qu'il n'avait faites que pour sa satisfaction particulière, n'étaient point destinées à être publiées ; mais l'artiste, qui le premier a l'avantage d'offrir au public les sites de Clisson dans une suite intéressante de dessins faits d'après nature, l’ayant fortement engagé à faire servir sa notice de texte à son ouvrage, il s'est rendu à son désir, dans l'espérance que ce léger aperçu serait suivi quelque jour d'une description plus complète et plus détaillée d'un pays dont l'histoire particulière se rattache d'une manière intime aux événements les plus mémorables de l'histoire de France. Cette simple et rapide indication ne sera pas d'ailleurs sans intérêt pour ceux qui, depuis quelques années, ont visité cette contrée peu connue ; et des gravures, exécutées d'après des dessins fidèles, pourront donner, à ceux qui ne connaissent pas le Bocage de la Vendée, une idée exacte d'un séjour qu'un artiste ne verra point sans enthousiasme, ne quittera jamais sans regret, et qui semble avoir inspiré à un poète célèbre ces vers harmonieux13.

Là, que le peintre vienne enrichir sa palette ; Que l'inspiration y trouble le poète ; Que le sage du calme y goûte les douceurs ; L'heureux, ses souvenirs; le malheureux, ses pleurs.

-------------------

CLISSON, Clissonium ou Clichia, est une petite ville fort ancienne, située à six lieues de

Nantes, au confluent de la Moine et de la Sèvre Nantaise ; elle dépendait jadis de la seconde Aquitaine, et, avant la division de la France en Départements, elle était la limite de la Province de Bretagne qui, sur la rive gauche de la Loire, touchait au Poitou et à l'Anjou par le pays que l’on appelait les Marches franches du Poitou et de la Bretagne. Aujourd'hui Clisson est encore à l'extrémité du Département de la Loire-Inférieure, dont Nantes est le chef-lieu, et son territoire forme le point de jonction de ce Département avec celui de la Vendée au Sud, et avec celui de Maine-et-Loire à l'Est.

Le château de Clisson, autrefois très fortifié, bâti sur un roc au bord de la Sèvre et en face de l'embouchure de la Moine, était encore regardé, au dix-septième siècle, comme un des remparts de la Bretagne; il domine cette cité, et fut le berceau et le principal fief de l'illustre Maison dont il porte le nom. La ville, élevée sur des collines et sur des rochers de granit qui encaissent les deux rivières de la Sèvre et de la Moine, produit, par ses constructions dans le goût des fabriques italiennes, des tableaux pittoresques qui rappellent particulièrement les sites de Tivoli14.

Les deux petites rivières qui arrosent ce pays fertile prennent leur source dans deux Départements limitrophes ; la Sèvre15 commence au-dessus de Châtillon, dans la commune

13

Delille, dans son Poème des Jardins. 14

Petite ville antique, autrefois Tibur, située dans les Apennins, à douze milles (six lieues) de Rome, et si chère aux muses par le séjour d'Horace, de Vairon, de Salluste et de Mécènes.

15 La Sèvre se jette dans la Loire à Nantes, après un cours de vingt lieues ; et la Moine se jette dans

la Sèvre à Clisson.

Page 11: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 11 -

de Beugnon, arrondissement de Niort (Deux-Sèvres), et la Moine, dans la forêt de Vezins, à l'étang de Péronne (Maine-et-Loire). Elles roulent l’une et l'autre à travers des roches de granit qui opposent des obstacles continuels à la rapidité de leur cours. Dans la Moine, ces accidents forment à chaque pas de superbes cascades; mais dans la Sèvre, qui est beaucoup plus large et plus profonde, la grande différence des niveaux y produit des cataractes d'un effet imposant ; elles animent, par leur bruissement, ce silencieux paysage dont l'aspect agreste donne l'idée des premiers âges de la nature. On ne peut se lasser, en suivant ces rivages sinueux et quelquefois escarpés, d'admirer l'heureuse variété de ces sites et le jeu brillant de ces eaux, dont les nappes transparentes vont avec impétuosité et avec fracas se briser contre des rocs énormes. Tantôt cette rivière traverse en serpentant des prairies émaillées de fleurs ; elle semble alors s'y reposer de ses chutes violentes, et quitter à regret les ombrages délicieux qui couvrent ses rives. Tantôt des chênes antiques élèvent leurs cimes majestueuses sur ses bords, se réfléchissent dans le cristal de ses eaux limpides, et y baignent quelquefois leurs branches entrelacées. A chaque pas des rochers écroulés, d'une proportion colossale, couronnés d'arbres verts, décorés de mousse et de lierre, sont amoncelés et comme suspendus à une hauteur prodigieuse, et le sentiment de crainte que fait naître d'abord cette image du chaos contraste singulièrement avec le plaisir qu'inspirent les riants objets qui les environnent.

Clisson possédait, avant la révolution, une Haute-Justice qui ressortissait au Présidial de Nantes; elle renfermait cinq églises paroissiales, Notre-Dame16, la Trinité, Saint-Gilles, Saint-Jacques, et la Madeleine-du-Temple, qui était une Commanderie de l'Ordre-de Malte. Il y avait deux prieurés, l'un à la Trinité, l'autre à Saint-Jacques, et Notre-Dame avait un Chapitre de Chanoines qui fut fondé, le 5 février 1407, par testament du Connétable de Clisson, qui dota cette Collégiale de sa terre et baronnie de Montfaucon, ne se réservant pour lui et ses successeurs que la collation des prébendes et bénéfices ; il fonda également à Clisson le couvent des Cordeliers, par un codicille en date du 6 du même mois. Il existait aussi un couvent de Bénédictins, appelé le monastère de la Trinité, fondé, en 1105, par des moines Augustins ; mais ces moines ayant été réunis par la suite aux opulents Bénédictins de Vertou, ils cédèrent cette maison à des religieuses de leur ordre, qui la possédèrent jusqu'en 1789, époque de la suppression en France de toutes les communales religieuses. Un hôpital augmentait encore le nombre des édifices de cette petite .ville; mais, en 1798, l'insurrection vendéenne ayant fait de cette contrée le théâtre d'une des plus affreuses guerres civiles qui ait jamais ensanglanté la France, Clisson, qui se trouvait au centre de cette guerre, y prit une part très active, perdit beaucoup d'habitants, et fut entièrement réduite en cendres. On évaluait jadis sa population à trois mille individus; maintenant elle s'élève à peine à douze cents. Son principal commerce consistait alors, comme aujourd'hui, en étoffes communes de laine fabriquées dans les environs, en tannerie, et surtout en bestiaux17. Un grand nombre de tisserands y fabriquaient aussi de la toile, et en fournissaient les manufactures de Cholet. La grande quantité d'usines établies sui la Sèvre, et le nombre considérable de nobles, de propriétaires, d'ecclésiastiques et de bourgeois qui habitaient ce pays, procuraient du travail et de l'aisance à la classe ouvrière18.

Il est assez difficile de dire quelque chose de positif sur l'existence ou l'importance que pouvait avoir Clisson avant le cinquième siècle ; il n'en est fait mention ni parmi les cités de la troisième Lyonnaise, ni dans la notice des Provinces de l’Empire, dressée, suivant Jacques Godefroi, en 427 ou 445, après le Code Théodosien. Cependant Ogée, dans son Dictionnaire historique et géographique de la Bretagne, assure que les Romains ayant tracé une route qui allait de Condivicnum ou Condivincum) aujourd'hui Nantes, à Limonum,

16

Cette paroisse, qui comprenait dans sa circonscription le château et la partie de la ville entourée de murailles, a été rendue au culte ainsi que l'église de la Trinité.

17 II se tient à Clisson, trois fois par semaine, un marché de bœufs ; c'est de ce pays que l’on tire en

grande partie ceux qui approvisionnent la Capitale. 18

Toutes les denrées sont dans ce pays extrêmement abondantes et à très bas prix ; une famille bourgeoise peut y vivre très honorablement avec 1500 à 2600 fr. de revenu.

Page 12: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 12 -

Poitiers19, cette voie antique passait par Clisson, Tiffauges, Mortagne et Bressuire, ce qui prouverait suffisamment l'existence de cette petite ville du temps de la domination romaine dans les Gaules. On remarque d'ailleurs, en comparant les diverses divisions géographiques faites par les Empereurs Auguste et Adrien20, que le pays de Clisson devait faire partie de la Gaule Aquitanique, dont il ne fut probablement détaché pour servir de frontière à l'Armorique, et depuis à la Bretagne, que vers le temps où les Visigoths pénétrèrent dans l'Aquitaine.

Le château de Clisson, dont on voit actuellement les ruines, fut rebâti en grande partie, en 122821, par Olivier I, Sire de Clisson, sur l'emplacement qu'occupait l'ancien manoir de sa famille, et cet antique manoir avait lui-même autrefois remplacé les fortifications élevées dans le Bas-Empire ; on croit que ces fortifications avaient été détruites par les Normands, dans les courses que ces barbares firent dans ce pays depuis le commencement du neuvième siècle jusqu'au milieu du siècle suivant, ou par des guerres féodales dont l'histoire ne nous a pas conservé le souvenir. Ce même Olivier I fit également entourer la ville de fortes murailles : Clisson devint dès lors une place régulière ; elle arrêtait des armées formidables, et celles même de nos jours ne l'eussent pas méprisée si l’on eût entretenu ses fortifications. Le Connétable, cent cinquante ans après, fit achever et augmenter ses remparts; et le Duc de Bretagne, François II, les fit entièrement réparer en 1464.

Le Sire de disson, Olivier I, s'était croisé, en 1218, avec plusieurs Chevaliers et Seigneurs Bretons22. Il est probable que ce fut à son retour qu'il fit construire cette forteresse dans le genre de celles qu'il avait vues en Syrie et sur les bords du Jourdain ; car il est bon de remarquer à cette occasion que la plus grande partie des châteaux bâtis en Bretagne, du temps des croisades, ne tiennent en rien au style gothique qui régnait alors ; c'est de l'architecture mauresque ou sarrazine dans toute sa pureté ; le plan, l'élévation et les détails de celui de Clisson ont complètement ce caractère : nous avons même observé que les profils et la forme des créneaux et des mâchicoulis étaient parfaitement semblables à ceux du château de Césarée dans la Palestine, vulgairement appelé la Tour des Pèlerins23.

Ce n'est point à un goût plus épuré dans les arts, ce qui n'est jamais que l'effet des progrès de la civilisation, que l'on dut, dans ces siècles barbares, cette innovation subite et extraordinaire dans l'architecture de ces habitations féodales, mais bien à un noble sentiment d'orgueil. Les Chevaliers croisés, de retour dans leur patrie, voulurent sans doute transmettre à leurs descendants les glorieux souvenirs de leurs faits d'armes, en construisant leurs forteresses à l'imitation de celles que leur valeur avait enlevées aux infidèles dans l'Orient ; et c'est à cette époque qu'il faut faire remonter l'usage de placer des croix au milieu des ouvertures qui recevaient le jour, ce qui fit ensuite donner le nom de croisées à ces ouvertures.

Dans les siècles antérieurs à celui où les progrès de l'artillerie firent entièrement changer le système de défense des places fortes, le château de Clisson était regardé comme un chef-d'œuvre de fortification, et les ingénieurs de nos jours les admirent encore. Son plan est

19

La ville de Poitiers a conservé beaucoup de monuments romains. L'Empereur Gallien y fit quelque temps sa résidence.

20 Auguste étendit jusqu'à la Loire la Gaule Aquitanique, autrefois bornée par la Garonne, et comprit

l'Armorique dans la Province Celtique ou Lyonnaise. L'Empereur Adrien, ayant fait depuis une nouvelle distribution des Gaules, divisa la Lyonnaise en deux, et mit l'Armorique dans la seconde ; enfin, cette seconde Lyonnaise ou Celtique ayant été encore divisée en deux, Tours devint la métropole de la troisième, qui comprenait la Touraine, le Maine, l’Anjou et la Bretagne.

21 Première année du règne de Louis VIII, Roi de France. Pierre de Dreux gouvernait alors la

Bretagne. 22

Plusieurs historiens de Bretagne rapportent qu'en 1185, un nombre prodigieux de Seigneurs Anglais, Normands, Angevins, Manceaux, Tourangeaux et Bretons, prirent la croix. Le Pape Innocent III envoya en Bretagne, en 1197, Helvain, moine de Saint-Denis, pour y prêcher une croisade. Une grande quantité de Bretons se laissèrent conduire en-Syrie par ce moine ; et, en 1218, plusieurs Seigneurs Bretons suivirent leur exemple, entre autres .Hervé de Léon, Morvau, Vicomte du Fou, et le Sire de Clisson.

23 M. Cassas, qui a vu et dessiné ces deux monuments, a confirmé notre observation

Page 13: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 13 -

irrégulier, et cette irrégularité est moins l'effet de la nature du terrain que celui d'une combinaison savante qui en défendait l'approche et la sape ; aussi, dans les divers sièges qu'il soutint, les armées, qui ne purent s'en emparer par capitulation, furent obligées, après de vains efforts, d'en lever le siège ; et, pour le battre en brèche, le canon ne fut d'aucun secours à Henri IV et au Duc de Mercœur ; leurs boulets échouèrent contre des murs de seize pieds d'épaisseur, fondés sur un roc de granit24.

La principale porte du côté de la ville était masquée par un bastion ; cette porte, du plus beau caractère d'architecture mauresque, est accompagnée de hautes murailles qui se prolongent jusqu'aux tours qui en flanquent les extrémités, et ces belles lignes produisent l'effet d'une superbe décoration théâtrale.

Olivier I ne donna d'abord à ce château que cette seule entrée; mais il pratiqua plusieurs poternes et issues masquées, ouvertes sur la campagne par de nombreux souterrains, qui, dans ces temps reculés, étaient une des principales défenses des forteresses ; et aux treizième et quatorzième siècles le château de Clisson était célèbre en ce genre, au même degré que ceux d'Auray, de Josselin, de la Roche-Derrien , de Chantocé, de Derval, de Chanteauceaux, de Craon , et de Châteaubriant, illustrés dans les temps de la chevalerie par tant de brillants faits d'armes. Outre la double enceinte de murailles et de fossés qui entouraient le château du côté de la campagne, on y ajouta encore, vers la fin du seizième siècle, des remparts, des bastions, et un large fossé extérieur, avec une contre-escarpe et des glacis. Il est probable que ces ouvrages modernes furent élevés au temps des guerres de la Ligue, car l'histoire de Bretagne fait mention qu'à cette époque les États firent considérablement fortifier ce château, et que, jusqu'à la pacification d'Angers, ils y entretinrent une forte garnison. Cette place aurait été susceptible, de nos jours, d'être encore avantageusement défendue avec de l'artillerie -, mais un abandon de près de deux siècles avait déjà mis ces fortifications en état de ruines, lorsqu'en 1793 l'armée républicaine, dite de Mayence25, s'en étant emparée de vive force, acheva de les détruire; et quoique cette forteresse fut alors ouverte de tous côtés 7 et qu'elle n'offrît plus qu'un amas de décombres, les troupes s'y réfugièrent néanmoins, et pendant la durée de cette guerre elles en firent une place d'armes, où elles n'éprouvèrent jamais les funestes résultats de ces attaques subites et terribles, si familières aux Vendéens. Pour éviter toute surprise, on plaçait une sentinelle sur la principale tour; elle pouvait facilement de cette hauteur découvrir l'approche de l'ennemi, et donner l'alarme; car, de cette tour, la vue se porte à plus de dix lieues de rayon.

Ce château n'était pas moins fortifié dans l'intérieur qu'à l'extérieur; et, pour pénétrer de vive force dans la dernière cour où se trouvaient les bâtiments qui servaient à l'habitation seigneuriale, il fallait d'abord se rendre maître de deux bastions et du donjon : ces fortifications intérieures étaient également défendues par des fossés, des internes, des mâchicoulis, des ponts-levis et des herses ; mais, depuis longtemps, la végétation s'est emparée de toutes ces constructions abandonnées, et la crête de ces vieux murs est actuellement revêtue de masses de chèvrefeuille, de rosiers, et d'autres arbustes odoriférants dont les fleurs retombent en guirlandes sur ces décombres qui rappellent tant de souvenirs.

Dans le bastion de la première cour on remarque deux ormes qui ont plus de onze pieds de circonférence, et qui couronnent majestueusement ces hautes murailles; les branches énormes de ces arbres vénérables, que la nature a produits d'elle-même et par hasard, se sont fait jour à travers des créneaux à demi ruinés ; et ces ouvertures gothiques, qui lançaient autrefois tant de traits meurtriers, sont ombragées aujourd'hui par de superbes rameaux que le vent agite et balance mollement dans les airs. Ce château fut confisqué, en 1420, par Jean V, Duc de Bretagne, sur la famille de Clisson, et possédé, jusqu'en 1480, par

24

II y a quelques années qu'en déblayant une partie de ces ruines on trouva beaucoup de boulets et d'armures de cette époque. On y trouva également une grande quantité de boulets, de pelles et de pioches provenant de l'année de Mayence.

25 On appelait ainsi cette armée parce qu'elle venait de Mayence, dont elle avait formé la garnison

pendant le siège qu'en firent, en 1793, les armées combinées de Prusse et d'Autriche

Page 14: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 14 -

la maison régnante de Bretagne. A cette époque il fut donné, par le Duc François II, à François d'Avaugour son fils naturel ; mais cette maison s'étant éteinte, en 1746, par la mort de Henri-François de Bretagne de Goello, Comte de Vertus, Baron d'Avaugour, le Prince de Rohan-Soubise hérita d'une partie de cette terre26 : non seulement il n'eut point le désir de visiter ce château, mais il renonça même à l'habiter ; et à peine fut-il en possession, qu'il en fit vendre tous les meubles27, et transporter ailleurs les archives. Tous les logements furent alors donnés gratuitement à divers particuliers, qui les occupèrent jusqu'à l'incendie de 179328. Après la mort du Prince de Rohan-Soubise29, divers héritiers se partagèrent encore les terres ; et le château sans dépendance étant tombé, en 1791, dans les domaines du Gouvernement, il fut cédé, dix ans après, à la Caisse d'amortissement, qui mit cette ruine en vente en 1807.

Il existait au milieu de la dernière cour un très beau puits, taillé dans le roc et extrêmement profond : il est actuellement comblé..., et ma plume se refuse à tracer les scènes horribles qui ensanglantèrent ce lieu en 1793 et en 1795, tristes et épouvantables effets des guerres civiles !

La moitié du donjon s'écroula verticalement vers le milieu du dix-septième siècle : on ignore si cette chute fut l'effet d'un tremblement de terre ou d'un vice de construction ; mais la partie qui est restée debout doit longtemps encore, par sa solidité, défier le temps et ses outrages.

D'anciennes traditions assurent qu'il existait autrefois sur la plate-forme de ce donjon un fanal, que l'on allumait tous les soirs pour guider les voyageurs exposés à s'égarer pendant la nuit dans un pays excessivement couvert, ef où il n'y avait .point de grande route : ce fanal pouvait aussi servir, dans les temps de guerre, à donner des signaux, à indiquer la place aux troupes qui venaient à son secours, et à diriger la garnison lorsqu'elle faisait des sorties ou des excursions nocturnes dans cette contrée, que l'on peut encore aujourd'hui comparer à un labyrinthe inextricable.

Depuis vingt siècles ce pays n'a point changé ; il était, du temps des Romains, inégal et d'un accès difficile, couvert d'épaisses forêts, coupé de rivières, de lacs, d'étangs, et de marais, principalement du côté de la mer. César, qui en fit la conquête l'an de Rome 696, dit, dans ses Commentaires, que son lieutenant Crassus eut beaucoup de peine à le fouiller et à le soumettre ; preuve antique d'un courage qui na point dégénéré : César y vint lui-même pour achever d'en réduire les habitants et les assujettir aux lois de Rome. Cette contrée; connue alors sous la dénomination d'Armorique, fut possédée pendant quatre siècles par les Romains; mais, selon l'opinion de plusieurs auteurs, Maxime, qui commandait les légions romaines dans l'île de la Grande-Bretagne, ayant été proclamé Empereur par ses troupes30, enrôla presque toute la jeunesse de cette île, passa avec cette nombreuse armée dans les Gaules, et établit ses nouveaux soldats dans l'Armorique, sous la conduite de Conan-Mériadec. Ce chef, après avoir soumis le peuple Nannetes, et choisi la ville de Nantes pour la capitale de ses États, prit le titre de Souverain, et fut le premier Roi breton. Affermi sur ce trône par son courage, et malgré la défaite de Maxime son protecteur, que Théodose fit mourir, Conan passa la Loire, porta ses armes dans l'Aquitaine, se rendit maître du pays de Retz et de Tiffauges, dont on présume que Clisson faisait alors partie, fit des courses jusqu'à la Dordogne et à la Garonne, brûlant et détruisant tout ce qu'il rencontrait sur son passage; et, en 410, il secoua entièrement le joug des Romains. Cette révolution fut le résultat de l’édit de 409, par lequel l'Empereur Honorius, fils. de Théodose-le-Grand, autorisa les villes de la Grande-Bretagne à se garder elles-mêmes contre les entreprises des Pictes et des Scots,

26

Le Marquis de La Grange-Fourville et sa sœur, mariée à Joly-de-Fleury, Procureur-Général au Parlement de Paris, héritèrent de la portion des biens maternels.

27 Cette vente dura un mois entier.

28 Tous les bâtiments modernes que les derniers Seigneurs de la maison d'Avaugour avaient fait

construire furent entièrement détruits par le feu. 29

II mourut en 1787, sans laisser d'héritiers directs. 30

L'an de J.C. 383.

Page 15: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 15 -

peuples sauvages établis au nord de cette île, et que les Romains ne purent jamais dompter. A ce signai d'impuissance, les Bretons établis dans l'Armorique, de concert avec les Armoricains, prirent les armes, chassèrent les magistrats Romains, mirent leurs villes à couvert des insultes des Barbares, changèrent la forme de leur gouvernement, et déférèrent la principale autorité à Mériadec, qui les gouvernait depuis vingt-six ans. L'année suivante, les Romains, ayant perdu l'espoir de faire rentrer ces peuples sous leur obéissance, traitèrent avec eux et les reçurent au nombre de leurs alliés ; mais, pour arrêter leurs progrès au-delà de la Loire et leurs incursions sur le territoire de l'Empire, Honorius mit des garnisons romaines dans les lieux où sont aujourd’hui situés les bourgs de Clisson, Gétigné, Cugand, Boussay, Légé, Bois-de-Cené, Saint-Étienne-du-Bois, et Tiffauges. C'est dans ce dernier endroit que fut établi le quartier-général ; mais ces garnisons, exposées à des dangers continuels, ne seraient pas restées longtemps dans le devoir, si, pour les dédommager de leurs travaux, on ne leur eût accordé des privilèges extraordinaires.

Honorius leur donna des exemptions, qui furent confirmées plusieurs fois dans la suite par les Empereurs et par les Souverains de Bretagne et de France ; ce fut là l'origine de la franchise de ce pays, que l'on appelait, avant la révolution, les Marches communes de Bretagne et du Poitou, et qui conserva longtemps l'avantage de n'être assujetti à aucun impôt régulier et annuel31.

Ce fut vers le commencement du cinquième siècle que les Saxons et les Anglais, peuples de la Germanie, qui habitaient la partie méridionale de la Chersonèse Cimbrique, couvrirent toutes les mers d'Occident, en affrontant les tempêtes, dans des barques légères faites avec des claies revêtues de peaux. Ces barbares, imprudemment appelés par les habitants de la Grande-Bretagne à leur secours contre les Pictes et les Scots, tournèrent leurs armes contre ceux qu'ils devaient défendre; et, pour s'emparer de cette île et en devenir paisibles possesseurs, ils résolurent d'en exterminer tous les habitants. Les malheureux Bretons, après avoir vainement imploré, en 446 les armes du Patrice Romain Aëtius, qui commandait dans les Gaules pour Valentinien III32, se réfugièrent dans le pays de Galles ; d'autres, qui ne se crurent jamais assez loin de si cruels ennemis, cherchèrent un asile au-delà de la mer, abordèrent dans l'Armorique, et furent reçus avec humanité par leurs compatriotes. Cette première migration, qui eut lieu en 458, ayant été suivie jusqu'en 513 par d'autres encore plus considérables, elles augmentèrent la population et la force des Bretons Armoricains. Ces nouveaux venus s'appliquèrent d'abord à défricher des terres incultes, à dessécher des marais, et formèrent, sous différents chefs, dans cette partie de la Gaule maritime, un Etat auquel ils donnèrent leur nom. Depuis cette époque, l'Armorique ne fut plus connue que sous le nom de Bretagne, et l'île de la Grande-Bretagne sous celui d'Angleterre.

Les Bretons Armoricains, devenus alors un peuple puissant, ne se contentèrent pas d'avoir au midi la Loire pour limite, ils s'emparèrent du pays situé au-delà, et fortifièrent

31

Les Marches communes de Bretagne et du Poitou consistaient en dix-sept paroisses, dont les principales étaient Paux, la Trinité de Machecoul, le Bois-de-Cené, Boin, Rétail, Gétigné, Cugand, Boussai, la Bruffière, Légé, la Garnache, Saint-Colombin, etc. Ce petit pays jouissait autrefois de privilèges fort considérables, dont le principal était qu'en payant un octroi qu'il faisait à chaque avènement aux-Ducs de Bretagne, il était exempt de tailles, de fouage et autres impôts ; mais, par la suite, il fut soumis à payer, tous les vingt ans, et quelquefois à un terme moins long, une taxe pour la conservation de ces privilèges ; les habitants furent même assujettis au paiement de la capitation ; et, lors de l'établissement du dixième, ce pays ne put obtenir d'autre grâce que d'être reçu à abonner ce droit, qui fut réglé à 10 000 livres par an, tant que cette imposition dura.

32 "Les Barbares (lui écrivaient-ils) nous poussent vers la mer, la mer nous renvoie vers les Barbares.

Si nous voulons éviter d'être égorgés, nous sommes engloutis par les flots; et, pour ne pas périr dans les abymes, nous tombons entre les mains de nos plus cruels ennemis ; enfin nous trouvons la mort, de quelque côté que nous nous tournions." Quelque zélé que fût Aëtius pour la gloire de l'Empire et la conservation de ses sujets, occupé à défendre les Gaules contre le farouche Attila, qu'il chassa d'Orléans, et qu'il défit entièrement dans les plaines de Châlons-sur-Marne, en 451, il ne répondit à cette lettre touchante qu'en protestant qu'il était dans l'impossibilité d'envoyer le secours qu'on lui demandait

Page 16: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 16 -

Clisson contre les Visigoths, qui avaient pénétré dans l'Aquitaine, qu'Honorius avait été contraint de leur céder par un traité que l’on rapporte à l’an 418. L'intérêt que les Bretons avaient à conserver cette barrière contre les entreprises de leurs voisins prouve qu'à cette époque cette petite ville devait avoir des fortifications et une population respectables ; mais, en 843, les Normands ayant brûlé et détruit de fond en comble la ville de Nantes, qu'ils avaient surprise33, ils se répandirent dans le pays de Mauges, d'Herbauges, de Tiffauges et de Clisson, et y mirent tout à feu et à sang. Après la retraite de ces Barbares, les habitants de ces contrées, échappés au massacre, relevèrent leurs villes, les fortifièrent de nouveau , et, quelques années après ce désastre, Clisson possédait encore des établissements religieux qui peuvent faire juger de son importance; car il existe une charte de 855, par laquelle Gilardus, Évêque de Nantes, céda à Actardus, qui le remplaça sur le siège épiscopal, les Doyennés de Clisson et de Retz. Cette incursion des Normands, en 843, ne fut pas la seule dont ce pays eut à souffrir ; ces Barbares, jusqu'à la moitié du dixième siècle, y renouvelèrent plusieurs fois leurs courses et leurs ravages.

Les limites du pays que les Bretons possédaient sur la rive gauche de la Loire ayant souvent donné lieu à des contestations et à des guerres, les bornes de ce territoire furent définitivement fixées, en 943, par Alain Barbe torte, Comte de Nantes, et Guillaume, Comte de Poitiers : il fut convenu, par un traité, que les pays de Mauges, de Tiflauges, d'Herbauges et de Clisson seraient renfermés dans le Comté Nantais.

Depuis Conan-Mériadec jusqu'à l'époque de la réunion du Duché de Bretagne à la France, c'est-à-dire pendant l'espace de onze cent quarante-neuf ans, ce pays fut gouverné par des Rois, des Comtes et des Ducs particuliers, qui relevaient de la couronne de France. Le Duc Conan IV, surnommé le Petit34, étant mort en 1171, laissa la Duchesse Constance, sa fille unique, héritière de ses États. Elle avait épousé Geoffroi Plantagenet, Comte d'Anjou, fils puîné de Henri II, Roi d'Angleterre. Ce jeune Prince étant allé en France à la cour de Philippe II, surnommé Auguste, se laissa tomber de cheval dans un tournoi, et mourut à Paris35 des suites de cette chute. Constance sa femme était alors enceinte du Prince Artur I, qui fut son successeur. Henri II, Roi d'Angleterre et Duc de Normandie, survécut peu de temps à ses deux fils aînés, Henri et Geoffroi; et Richard-Cœur-de-Lion son troisième fils, qui lui succéda, étant mort sans postérité36 d'une blessure qu'il reçut au siège du château de Chalus près de Limoges, la couronne d'Angleterre appartenait de droit au jeune Artur, mais Jean-sans-Terre son oncle, le plus jeune des fils de Henri II, l'usurpa au préjudice de son neveu ; il se mit également en possession de la Normandie et des autres Etats que les Rois d'Angleterre possédaient en France. Philippe-Auguste, outré de cette injustice, offrit à Constance d'être le protecteur de son fils. Elle le remit aussitôt à sa garde, et le Roi donna37 à ce jeune Prince de l'argent et des troupes pour recouvrer son légitime héritage. Artur commença par assiéger Mirebeau en Poitou, dont il se rendit maître ; mais Jean-sans-Terre, étant venu promptement au secours de cette place, surprit Artur dans Mirebeau, tailla son armée en pièces, et le fit prisonnier par capitulation. L'année suivante, pour se débarrasser de ce compétiteur dangereux, il égorgea lui-même ce jeune et malheureux Prince, l’unique espoir de la Bretagne38.

33

Elle ne fut rétablie qu'en 988 par Alain II, surnommé Barbe torte, qui parvint à en chasser les Normands. Les historiens disent qu'après la victoire il entra dans la ville pour rendre grâces à Dieu ; et, comme il n'y avait plus de chemin pour aller à la grande église, il fut obligé de s'en ouvrir un au travers des ronces et des épines avec son épée encore toute teinte du sang des Barbares, la désolation de ce lieu saint lui fit verser des larmes ; car il n'y avait plus rien d'entier que quelques murailles que le fer, le feu et les injures du temps n'avaient pas encore entièrement renversées

34 II vivait sous le règne de Louis-le-Jeune.

35 En 1186.

36 Le 6 avril 1199. Il fut enterré dans l'église de Fontevrault, auprès de .son père.

37 En 1202.

38 II conduisit ce Prince à Rouen, et l'enferma dans une tour sur le bord de la Seine. Résolu de s'en

défaire, et ne trouvant personne qui voulût exécuter l'attentat inouï qu'il avait médité, il s'enivra,

Page 17: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 17 -

Les Prélats et les Barons, ayant appris cette triste nouvelle, s'assemblèrent à Vannes, et députèrent à Philippe-Auguste pour le supplier de venger ce parricide. Guy, Comte de Thouars, qui avait épousé39 la Duchesse Constance, fut déclaré, suivant l’usage de ce temps, Comte de Bretagne, pendant la minorité de la Princesse Alix sa fille, dont il eut la tutelle.

Philippe-Auguste cita Jean-sans-Terre, comme vassal de la couronne, à venir répondre de son crime devant la cour des Pairs ; Jean ne comparut point, et fût condamné à perdre tout ce qu'il possédait en France. Le Roi, en conséquence de ce jugement, fondit d'abord sur l'Aquitaine, passa de là en Normandie; et, pendant que Guy de Thouars prenait le Mont-Saint-Michel et Avranches, Philippe s'empara du reste de cette Province. L'Anjou et le Poitou se soumirent également à ses armes; et, s'étant rendu maître de Clisson, il fit entrer ses troupes dans les villes de Nantes et de Rennes, de crainte que Jean-sans-Terre, qui avait des partisans en Bretagne, ne fît quelque tentative pour s'emparer de ce Duché.

Philippe-Auguste ayant pris la Bretagne sous sa protection, et se trouvant à Nantes en 1205; y convoqua, vers les fêtes de Pâques, les Ducs, les Comtes, les Chevaliers et tous les Seigneurs sujets à son ost40; et, parmi les Chevaliers Bretons qui parurent à cette monstre41, on distingua, disent les chroniques , Guillaume de Clisson et son fils : ces deux Chevaliers avaient suivi, l’année précédente, Guy de Thouars au siège du Mont-Saint-Michel, et avaient été du nombre de ces braves que des prodiges de valeur rendirent maîtres, en peu de jours, d'une place inexpugnable située sur un rocher escarpé au milieu de la mer.

Ce Guillaume de Clisson était probablement le frère d'Olivier I, Sire de Clisson, qui rebâtit, ainsi que nous l'avons déjà rapporté, le château de Clisson42, et qui entoura la ville de murailles, dont la plus grande partie existe encore ; mais, quoique l'histoire de Bretagne, ne commence qu'à cette époque à faire mention de cette illustre famille, il n'en est pas moins certain qu'elle possédait , dans les temps les plus reculés, le fief dont elle portait le nom. Quelques auteurs prétendent que ce fut Guy de Thouars qui créa Baron, en 1199, le Sire de Clisson Olivier I ; soit que la maison de Clisson fut depuis longtemps en possession de ce titre, soit qu'Olivier I l'eût seulement obtenu de Guy de Thouars, Comte de Bretagne, toujours est-il constant que ce Prince donna au Sire de Clisson la qualité de Baron dans une charte de l’Abbaye de Villeneuve, datée de l'an 1206, et conçue en ces termes: Testes sunt Abbas de Buzeio, Arcoit de Radesio, et Wilelmus de Clizonio, Baronet ; Willelmus de Rezai miles, Juquellus de Guerrandia, Gauterius de Pilemil et alii. L'on sait d'ailleurs que les Barons seuls avaient le droit de faire clore et fortifier le bourg ou la ville de leur fief principal.

Après le mariage de la Princesse Alix avec Pierre de Dreux43, Guy de Thouars céda le gouvernement de la Bretagne à son gendre, et se retira à Chemillé44.

Pendant que Philippe-Auguste enlevait à Jean-sans-Terre tous ses Etats, ce Prince criminel restait en Angleterre dans une indolence stupide ; il se réveilla enfin de cet

pour s'étourdir sur le crime atroce qu'il allait commettre; il prit ensuite un bateau, et, l'ayant conduit jusqu'au pied de la tour, il contraignit Artur d'y descendre. Il fut facile à ce jeune infortuné de lire dans les affreux regards de cet oncle féroce le sort qui lui était préparé. Il se jeta à ses genoux en lui prodiguant les noms les plus tendres, et le conjura, par tout ce qu'il avait de plus cher au monde, de lui accorder la vie. Jean-sans-Terre, inflexible et ne pouvant souffrir plus longtemps les cris lamentables de son neveu, le prit d'une main par les cheveux, et de l'autre tirant son épée, il la lui passa au travers du corps; l'ayant ensuite retirée toute sanglante, et voyant qu'Artur respirait encore, il lui assena un grand coup qui lui fendit la tête. Il attacha ensuite une grosse pierre à ce cadavre, et le précipita dans la rivière; mais, malgré cette précaution, des pécheurs le trouvèrent, et l'enterrèrent secrètement au Prieuré de Noire-Dame-du-Pré.

39 En 1198.

40 A son ban, ou à son armée.

41 Revue.

42 En 1223.

43 En 1212.

44 II y mourut l’année suivante, la Duchesse Constance était morte en 1201.

Page 18: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 18 -

assoupissement, mais pour se couvrir d'une nouvelle honte. Étant parti de Portsmouth45 avec une armée, il débarqua à la Rochelle; et, sans s'arrêter à réduire les Seigneurs qui étaient dans le parti du Roi de France, il traversa le Poitou, passa la Loire, entra en Anjou, et emporta Beaufort et Angers ; de là il marcha en Bretagne, se rendit maître d'Ancenis et d'Oudon ; et, ayant résolu de s'emparer aussi de Nantes, il attaqua cette place du côté du Bas-Poitou : c'était le côté le plus fort, à la vérité ; mais il s'était flatté de le trouver sans défense, et il se trompa.

Le Duc Pierre de Dreux était occupé à fortifier cette ville lorsqu'il apprit que les Anglais l'attaquaient du côté de la rivière ; sans perdre de temps, il fit sonner l'alarme, marcha au-devant d'eux, les chargea avec tant de vigueur qu'il les contraignit de prendre la fuite, et les poursuivit jusqu'au-delà de Clisson. Jean-sans-Terre, après avoir rallié ses troupes, rentra dans le Poitou, et alla mettre le siège devant Mervent, place forte, qui appartenait à Geoffroi de Lusignan ; elle fut prise d'assaut le lendemain. Il se disposait à faire le siège de plusieurs autres places lorsqu'il apprit que Philippe-Auguste s'était rendu à Loudon pour lui couper le chemin de la Rochelle. Jean se retira alors en grande hâte vers Bordeaux ; et Philippe, n'ayant pu le rejoindre, fit un grand dégât dans le Poitou, et ravagea les environs de Thouars et de Cholet jusqu'au territoire de Clisson. Mais, sur la nouvelle de la marche de l'Empereur Othon, il abandonna la conduite de cette guerre à son fils Louis, et prit la route de Flandres, où il remporta sur l'Empereur, le Comte de Flandres et d'autres confédérés, la fameuse bataille de Bouvines.

A peine Philippe eut-il quitté le Poitou, que Jean-sans-Terre rassembla toutes ses forces, vint ravager l'Anjou, et mit le siège devant la Roche-aux-Moines, petite place située sur les bords de la Loire, entré Nantes et Angers; mais à l'approche de Louis, saisi d'une terreur panique, il se retira avec tant de précipitation, qu'il abandonna ses machines, ses tentes et tous ses bagages, et la moitié de son armée périt en traversant la Loire.

Vivement poursuivi par Louis dans le Poitou, il s'embarqua pour l'Angleterre ; et, après s'être fait excommunier par le Pape, il se fit détrôner par ses sujets.

La Duchesse Alix étant morte46, Pierre de Dreux conserva le gouvernement de la Bretagne jusqu'à la majorité de Jean son fils, et il songea à se marier avec Jeanne, fille du Comte de Hainaut; mais Louis VIII, à qui cette alliance portait ombrage, fit échouer ce projet. Pierre de Dreux dissimula son ressentiment, et attendit une circonstance favorable pour se venger de la Cour de France. La mort de Louis lui en fournit bientôt l'occasion47. Ce Prince laissait le Royaume à son- fils mineur, Louis IX (Saint Louis), sous la régence de Blanche de Castille sa mère. Aussitôt le Comte de Bretagne forma un parti contre elle, de concert avec le Comte de La Marche et Thibaut, Comte de Champagne ; mais les promptes et sages mesures de la Reine dissipèrent bientôt cet orage ; car à peine eut-elle pénétré en Champagne avec le Roi son fils, que Thibaut vint implorer sa clémence. Elle marcha ensuite contre les Comtes *de Bretagne et de La Marche ; et ces derniers, se voyant abandonnés de tous leurs partisans, furent contraints de venir se jeter aux pieds du Roi, qu'ils trouvèrent à Vendôme. La nécessité de rétablir promptement la tranquillité dans l'État détermina la Régente à pardonner aux coupables, et à leur accorder des Conditions avantageuses ; mais Pierre de Dreux, l’année suivante48, recommença ses cabales ; et ses nouvelles intrigues ayant été déjouées, il passa en Angleterre, engagea vivement le Roi Henri III à le secourir, et, pour l'y déterminer, il lui fit l'hommage de ses Etats. Louis IX, informé de cette félonie, fit rendre un jugement par lequel Pierre de Dreux fut déclaré déchu de tous les avantages du traité de Vendôme. Il marcha ensuite contre lui, et se rendit maître du château de Belesme, après un siège fort meurtrier, dans lequel Blanche de Castille déploya un grand caractère et un rare courage.

45

En 1214. 46

En 1221. 47

II mourut à Montpensier, le 8 novembre 1226, en revenant d'une croisade contre les Albigeois. 48

En 1227.

Page 19: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 19 -

Le Comte de Bretagne revint d'Angleterre49 avec une nombreuse armée, commandée par Henri III. Il livra aussitôt toutes ses places fortes au Roi d'Angleterre, à l’exception de plusieurs châteaux que les Seigneurs de Bretagne ne voulurent point remettre entre les mains de Henri, et dont ils refusèrent de lui faire l'hommage ; de ce nombre était le Sire de Clisson. Louis IX, ayant appris le débarquement des Anglais, vint camper auprès d'Angers; et, voyant que leur armée restait toujours enfermée dans la ville de Nantes, il vint assiéger Ancenis, qui se rendit par capitulation ; il s’empara également des châteaux d'Oudon et de Chanteauceaux, sans que les ennemis fissent la moindre tentative pour s'y opposer. Après la reddition de ces deux places, Louis IX et Blanche de Castille se rendirent à Clisson, dans l’intention d'empêcher les Anglais de pénétrer dans le Poitou. Le Sire de Clisson, Olivier I, qui tenait le parti du Roi de France, lui donna l'entrée de cette forteresse, et le traité de Vendôme y fut renouvelé50 en faveur du Comte de La Marche, qui avait rejoint le Roi à la Flèche ; il obtint de plus, ainsi que sa femme, la propriété des terres qu'il n'avait eues que par engagement. Le Roi et la Régente, après avoir séjourné quelque temps dans ce château, repassèrent la Loire avec l'armée, et prirent le chemin d'Ancenis. Lorsque Henri III eut appris que Louis IX s'était éloigné de Clisson, il se détermina à entrer dans le Poitou ; mais il borna ses exploits à la prise de Mirebeau ; car, ayant échoué devant Saintes, il revint à Nantes sans oser attaquer le château de Clisson, dans lequel le Roi avait laissé une garnison nombreuse ; et ce que Henri eut de mieux à faire, fut de ramener promptement en Angleterre le reste de son armée, dont il avait perdu la plus grande partie par l'excès de la débauche et de la misère.

Le Comte de Bretagne, se voyant abandonné de tout le monde, fut obligé de demander pardon, et le Roi, satisfait de sa soumission, lui accorda sa grâce ; mais il allait encore renouer d'autres ligues, lorsque Jean I son fils, ayant atteint sa vingt-unième année, fut reconnu Duc par les Etats de Bretagne. Pierre de Dreux, obligé de se retirer, ne se qualifia plus que Pierre de Braisne, Chevalier. Cependant son caractère bouillant ne lui permit pas de demeurer en repos ; il prit deux fois la croix contre les infidèles, et se signala particulièrement en Egypte : il fut dangereusement blessé et fait prisonnier avec Saint Louis à la journée de la Massoure ; et, après avoir obtenu sa liberté, il s'embarqua pour revenir en France ; mais, accablé de fatigue , il mourut dans la traversée.

Le Sire de Clisson, Olivier I, que l'on nommait alors le Vieux à cause de son grand âge51, se ligua avec d'autres Barons de Bretagne52 pour faire la guerre au Duc Jean I, dit le Roux ou le Duc mauvais, fils de Pierre de Dreux. Ce Prince, aussi ennemi que son père de la puissance des Evêques et des Barons, fit tous ses efforts pour la rabaisser. Il fit raser plusieurs châteaux qui appartenaient à Olivier ; mais, ayant assiégé celui de Clisson, il échoua honteusement devant cette forteresse. Il eut alors recours au Roi de France; et, par sa protection, il obtint un arrêt du Parlement de Paris53, qui lui donna la saisine de ce fief, dont il ne parvint cependant à s'emparer qu'avec le secours des troupes royales. Il le garda deux ans54 ; mais Jean I, voulant enfin mettre un terme aux funestes divisions qui avaient jusque-là troublé la Bretagne, prit le parti de traiter avec les mécontents. Olivier de Clisson était celui qu'il regardait comme le plus à craindre, aussi l'avait-il plus maltraité que les autres ; il ne s'était pas borné à détruire ses forteresses, il avait encore fait saisir toutes ses terres. Olivier, ne pouvant se venger par les armes, se pourvut au Tribunal du Roi de France, et y appela le Duc son suzerain. Un Prince moins équitable que Louis IX aurait saisi avec joie cette occasion pour établir son autorité en Bretagne; mais il se contenta d'exiger que le Duc rendît au jeune Clisson les biens séquestrés sur son père, car il ne put jamais résoudre Jean I à pardonner au vieux Olivier ses rebellions, et il obligea le nouveau Seigneur de

49

II aborda à Saint-Malo le 3 mai 1230. 50

En 1230, histoire de Saint Louis, par Lachaise. 51

II avait alors plus de quatre-vingts ans. 52

En 1257. 53

En 1260. 54

Jusqu’en 1262.

Page 20: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 20 -

Clisson à faire hommage-lige au Duc, et à lui promettre de ne plus plaider contre lui dans aucune Cour étrangère, à moins qu'on ne lui refusât la justice dans celle de Bretagne. Toutes ces choses furent réglées par un traité fait en présence du Roi 55(i).

Olivier II du nom, Sire de Clisson, à qui Jean I, Duc de Bretagne, rendit cette seigneurie, servit Philippe IV, dit le Bel, dans ses guerres contre les Anglais. Il eut trois fils de sa femme, Isabeau de Craon ; Garnier de Clisson, Olivier III du nom, père du Connétable, et Amaury de Clisson.

Garnier de Clisson, que Froissart met au nombre des plus hauts Barons de Bretagne et des plus braves Chevaliers de son siècle, ne contracta, à ce qu'il paraît, aucune alliance, et mourut glorieusement, en 1341, en défendant le château de Brest, assiégé par le Comte de Montfort au commencement de la fameuse guerre de la succession de Bretagne.

Le Duc de Bretagne, Jean III, en revenant des guerres de Flandres, mourut à Caen56 sans laisser de postérité. Charles de Blois et Jean de Montfort, qui prétendaient tous deux à son héritage57, s'empressèrent de lever des troupes et de recourir à la puissante protection des Rois de France et d'Angleterre. Philippe de Valois soutint dans cette longue et sanglante lutte Charles de Blois, et Edouard III prit le parti du Comte de Montfort. Si cette guerre attira sur la France de grands malheurs, et fut pendant vingt-trois ans un fléau pour la Bretagne, elle fit naître du moins une foule de héros qui illustrèrent la valeur bretonne, et furent les plus fermes appuis de la monarchie française. Dans ce nombre on peut citer l'incomparable Bertrand Duguesclin, le brave Clisson, et le sage Artus de Richement, tous trois Connétables de France. Les Beaumanoir, les Tanneguy-Duchâtel, et d'autres grands Capitaines et braves Chevaliers bretons, ont également laissé à la postérité et à la reconnaissance de la patrie des noms justement célèbres et révérés.

Olivier III du nom, père du Connétable, succéda à son frère Garnier, et fit, la même année58, l’hommage-lige de ses terres à Charles de Blois, dont il soutenait le parti. Le Comte Jean de Montfort s’étant rendu maître du château de Brest après la mort de Garnier, il s'empara également des villes de Rennes-et d’Hennebont, et vint mettre le siège devant le château de la Roche-Périon. Olivier de Clisson commandait dans cette place ; et le Comte, voyant au bout de dix jours que le Capitaine était insensible à ses menaces comme à ses promesses, il se détermina à lever ce siège pour faire celui d'Auray.

Amaury de Clisson, frère de Garnier et d'Olivier III, ne suivit point d'abord, comme ses deux frères, le parti de Charles de Blois ; il s'attacha fortement, au contraire, à celui de son compétiteur ; et lorsque le Comte de Montfort fut fait prisonnier à Nantes par l'armée française, et enfermé dans la tour du Louvre à Paris59, Amaury de Clisson fut nommé, par la Comtesse de Montfort et par les Seigneurs de son parti, tuteur et curateur du jeune Comte de Montfort. La Comtesse envoya de suite Amaury en Angleterre, pour presser le secours que le Roi Edouard III avait promis à son époux. Amaury y renouvela l'alliance que le Comte avait contractée avec ce Prince, et s'engagea, tant au nom de son pupille qu'en celui de Jeanne de Flandres, à reconnaître Edouard pour Roi de France60, à lui faire hommage de la Bretagne, et à lui livrer les principales places de ce Duché. Le mariage du jeune Comte de Montfort avec une Princesse d'Angleterre fut en même temps convenu, et Edouard fit équiper un grand nombre de vaisseaux pour transporter ses troupes en Bretagne.

Pendant ce temps, la Comtesse était assiégée par Charles de Blois dans la ville d'Hennebont, qu'elle défendait avec une opiniâtreté extraordinaire ; mais, après avoir fait des

55

Au mois de février 1262. 56

Le 30 avril 1341. 57

Charles de Blois avait épousé Jeanne de Bretagne, fille de Guy de Bretagne, Comte de Penthièvre, frère de Jean III ; et Jean de Montfort était frère utérin de Jean III, né du second mariage d'Artur II.

58 En 1341.

59 Vers la fin de l’an 1341.

60 Ce Prince prétendait disputer à Philippe de Valois le trône de France, parce qu'il était fils d'Isabelle

de France, sœur des trois derniers Rois.

Page 21: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 21 -

prodiges de valeur qui étonnèrent les plus intrépides Chevaliers, les habitants réduits à la dernière extrémité se découragèrent, et ils voulaient la forcer à rendre la place. C'en était fait des hautes destinées de cette maison illustre ; la Comtesse allait éprouver le sort de son époux, et l'instant fatal approchait qui devait anéantir pour jamais toutes ses espérances. Le désespoir s'empara de son âme ; et, dans l'excès de son agitation et de sa douleur, elle porta ses regards vers une croisée qui donnait sur la mer. Quel changement subit et quelle surprise inattendue ! elle aperçoit la flotte anglaise. A cette vue, transportée de joie, elle s'écrie : Voilà le secours que j’ai tant désiré ! Les Anglais (au nombre de six mille), conduits par Amaury de Clisson, abordèrent la côte, et entrèrent dans Hennebont sans que Charles de Blois pût les en empêcher. Un bonheur aussi inespéré ranima le courage des assiégés ; et les ennemis, trouvant que cette garnison était invincible avec ce renfort, se déterminèrent à lever le siège.

Charles de Blois étant venu l’année suivante61 mettre une seconde fois le siège devant cette ville, Amaury de Clisson signala encore son grand courage et son humanité en sauvant deux braves Chevaliers d'une mort ignominieuse qui leur était lâchement préparée62 ; et il se rendit si redoutable à Charles de Blois, que ce Prince, ne pouvant le vaincre ni le détacher du parti du Comte de Montfort, confisqua toutes ses terres, et les donna à Guillaume de La Heuze. Il paraît que cette rigueur et les sollicitations de sa famille le déterminèrent enfin à se ranger sous les bannières du parti qu'il avait si vaillamment combattu. Charles de Blois, par lettre du dernier décembre 1344, confirmée par le Roi au mois de janvier suivant, lui donna l'abolition de ses rebellions , et il mourut au combat de la Roche-Derrien63, tenant le parti de ce Duc.

Robert d'Artois, ayant débarqué en Bretagne64, à la tête d'une armée anglaise, se présenta devant la ville de Vannes, et en forma le siège. Charles de Blois avait confié la défense de cette place importante au Sire de Clisson, Olivier III. Dès que ce brave guerrier vit approcher l'ennemi, il prit ses mesures pour repousser toutes ses attaques ; et Robert d'Artois, après avoir donné inutilement plusieurs assauts, était sur le point de lever le siège lorsqu'on lui indiqua un endroit de la ville où on ne faisait point de garde : il pénétra de ce côté, prit à revers les assiégés qui combattaient sur les remparts ; et, dans la confusion de

61

1342. 62

Ces deux Chevaliers, nommés Jean Le Bouteiller et Hubert Dufresnoy, avaient été pris à la Roche-Périon. Louis d'Espagne, qui servait dans l’armée de Charles de Blois, le pressa de les lui remettre, et, par un excès de fureur digne de l'ancienne barbarie, il voulait les immoler à sa vengeance. C'étaient eux, disait-il, qui l'avaient chassé, poursuivi, blessé, et qui avaient tué son neveu Alphonse, après l'affaire de Quimperlé. Il menaçait Charles, en cas de refus, de l'abandonner avec ses Génois, et de le regarder comme son ennemi personnel. Les représentations de ce Prince, et celles de tous les Chevaliers présents, loin de l'adoucir, ne firent que l'aigrir davantage : sa résolution était prise ; il voulait foire couper la tête aux deux prisonniers à la vue des remparts. Heureusement pour ces Chevaliers qu'Amaury de Clisson et Gautier de Mauny, informés du sort dont ils étaient menacés, conçurent un projet aussi généreux que le dessein de Louis était atroce. A l’heure du dîner, Clisson, avec mille archers et trois cents hommes d'armes, sort de la place, marche droit au quartier de Charles de Blois, renverse plusieurs tentes, et tue tout ce qui se présente devant lui. Cette attaque subite mit l'alarme dans le camp, et fit sortir peu à peu toutes les troupes. Il les reçut avec beaucoup de résolution, et battit en retraite jusqu'aux barrières de la ville. Là, il tint ferme, pour donner le temps à Gautier de Mauny, qui était sorti de l'autre côté par une poterne, de pénétrer avec sa troupe dans le camp ennemi, où il n'était resté que les valets. Gautier, ayant poussé jusqu'à la tente de Charles de Blois, où les deux prisonniers étaient gardés, les fit monter sur deux coursiers qu'il avait amenés, et les conduisit heureusement à Hennebont. Louis d'Espagne, ayant appris cet enlèvement, fut outré de dépit, et retira ses troupes de la mêlée. Les autres ayant suivi son exemple, Amaury de Clisson rentra triomphant dans la place. La Comtesse de Montfort alla au-devant de lui ; et, comblée de joie d'un si heureux événement, elle embrassa ce héros, pour le récompenser de sa générosité et de sa valeur.

63 Le 18 juin 1347.

64 En 1342.

Page 22: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 22 -

cette attaque imprévue, Clisson, ne pouvant regagner le château, n'eut que le temps de s'échapper par une porte secrète, avec une partie de ses gens ; mais, furieux de s'être ainsi laissé surprendre, et désespéré des soupçons que l'on pouvait concevoir contre son honneur et son courage, il rassembla promptement des troupes, tomba tout-à-coup sur Vannes, et ses mesures furent si bien concertées, qu'il emporta cette place d'assaut. Robert d’Artois, en se défendant avec une grande bravoure, y fut blessé à mort; et Philippe de Valois se vit ainsi délivré de ce Prince transfuge, son plus cruel ennemi65.

Edouard III, Roi d'Angleterre, en eut un tel déplaisir, que, pour venger la mort de ce Prince, il passa de suite en Bretagne avec une puissante armée, et vint assiéger Vannes en personne. Mais Olivier de Clisson défendait vaillamment cette place ; et son courage inspirait une si grande confiance aux assiégés, qu'ils tenaient quelquefois une de leurs portes ouverte, et se rangeaient en bataille en dehors pour défier l'ennemi. Dans une de ces sorties, Clisson, s'étant laissé emporter trop loin par sa valeur, fut fait prisonnier.

Après son échange, il se rendit à Paris, attiré par les fêtes d’un tournoi magnifique. Philippe de Valois, qui le soupçonnait de s'être engagé secrètement avec le Roi d'Angleterre, et de servir le parti du Comte de Montfort, le fit arrêter, juger et condamner à être décapité. Cet arrêt inique, rendu sans aucune formalité, et contre toutes les règles du droit des gens et les prérogatives de l'Ordre de la chevalerie, fut exécuté aux Halles, à Paris, le 2 août 1343. Sa tête fut envoyée à Nantes, et arborée sur une lance à une des portes de la ville. Quatorze Chevaliers, bretons et normands, qui l’accompagnaient, eurent le même sort ; et, pour justifier cet excès de rigueur, on fit courir le bruit qu'ils avaient voulu livrer Nantes aux Anglais. Mais leur mort fut cruellement vengée par Geoffroi d'Harcourt ; ce Seigneur, accusé de la même défection, parvint heureusement à se sauver,-et se réfugia en Angleterre.

Dès qu'Edouard eut appris cet événement, il rompit la trêve qu'il avait précédemment conclue avec la France, et donna la liberté à Henri de Léon son prisonnier, à condition qu'il irait, de sa part, déclarer la guerre à Philippe. Conduit ensuite par Geoffroi d'Harcourt, il débarqua en Normandie avec une nombreuse armée, et commença cette guerre qui fut si funeste à la France, par le ravage de ses plus belles Provinces, et la désastreuse journée de Crécy66.

De l'infortuné Olivier III et de Jeanne de Belleville son épouse, naquit, au château de Clisson, en 1336, le héros de cette Maison, l'illustre Olivier de Clisson, quatrième et dernier du nom, frère d'armes de Duguesclin ; et son successeur dans la haute dignité de Connétable de France.

II avait à peine sept ans lorsque sa mère apprit, en Bretagne, la mort tragique de son époux. C'était le siècle des femmes courageuses. Loin de s'abandonner à la douleur et aux

65

Robert d'Artois fut inhumé à Londres, dans l'église de Saint-Paul, avec tous les honneurs dus à un Prince du Sang de France. Il descendait de Robert, l’un des fils de Saint Louis. Ce fut un des hommes les plus accomplis de son temps, mais qui, par dépit, fit un très mauvais usage des grandes qualités qu'il avait reçues de la nature. Ayant beaucoup contribué, par l'influence de son rang, à faire monter Philippe de Valois sur le trône de France, il crut que ce Prince, son beau-frère, favoriserait aveuglément ses anciennes prétentions sur le Comté d'Artois. Il eut recours à une fourberie pour avoir cette investiture ; et le chagrin d'en avoir été convaincu l’engagea dans la révolte contre son Souverain. Il satisfit sa vengeance en inspirant à Edouard le dessein de disputer la couronne de France à Philippe, et fut un des principaux auteurs des maux qui affligèrent la France pendant plus d'un siècle, et surtout de ces guerres qui lui coûtèrent tant de sang ainsi qu'à l'Angleterre.

66 Village situé près de la rivière de Somme : cette bataille se donna le 26 août 1346. Après le combat,

Philippe se rendit presque seul à Amiens, où il demeura trois jours, pour tâcher de rassembler quelques troupes ; mais personne ne vint l'y trouver, excepté le malheureux Geoffroi d'Harcourt : il avait combattu vaillamment pour les Anglais, et n'avait point quitté le fameux Prince de Galles, qui gagna ses éperons dans cette journée. Après la victoire, et en parcourant le champ de bataille, Geoffroi trouva le corps de son frère, le Comte d'Harcourt. Se sentant alors coupable de sa mort, et de celle de tant de grands Seigneurs ses parents ou ses amis, il fut tellement frappé de remords, qu'il quitta seul, et sans rien dire, l'armée victorieuse, et vint, la corde au col, se jeter aux pieds de Philippe, qui, touché de son repentir, eut la générosité de lui pardonner.

Page 23: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 23 -

larmes, elle ne respira que la vengeance. Elle rassembla ses amis, leva des troupes, se mit à leur tête, attaqua et surprit plusieurs châteaux qui tenaient pour Charles de Blois, et, n'écoutant que la rage qui l'animait, elle ne fit aucun quartier aux vaincus. Bientôt ses bannières sanglantes répandirent au loin la terreur, tout fuyait devant elle, et Charles de Blois fut obligé de réunir toutes ses forces pour arrêter les progrès d’un ennemi aussi dangereux.

Cette femme extraordinaire, voyant sa troupe trop faible pour résister à l'armée nombreuse que l'on faisait marcher contre elle, prit l'étonnante résolution d'armer des vaisseaux ; elle combattit sur l'Océan avec la même intrépidité, coula à fond tous les bâtiments français qu'elle rencontra, effectua plusieurs descentes sur les côtes, et porta partout l'effroi et la mort. Le jeune Olivier, quoique dans un âge fort tendre, ne quittait point sa mère dans les combats. Elle voulait l'habituer ainsi au danger et aux horreurs de la mêlée ; et on peut dire qu'il reçut d'elle, dans ces leçons de carnage, ce caractère fier et implacable, cette bravoure surnaturelle, mais souvent féroce, qui en fit le guerrier le plus redoutable de son temps.

Le Roi, pour mettre un terme aux fureurs de cette héroïne, fut contraint de confisquer ses biens et de la bannir du Royaume67. N'ayant plus alors de ressources pour faire la guerre (car elle avait vendu tous ses bijoux pour la continuer), elle se retira à Hennebont, auprès de la Comtesse de Montfort68, qui l'accueillit avec l'intérêt et la distinction qu'inspiraient ses malheurs et son grand courage.

La Comtesse, prévoyant que le jeune Clisson serait un jour d'un grand secours à son fils, qui était du même âge, eut soin de les réunir, et de leur faire donner la même éducation. Clisson et sa mère se ressentirent des bienfaits de cette Princesse, et se trouvèrent bientôt en état d'oublier la perte de leurs biens. Ils reçurent en même temps des preuves de la générosité du Roi d'Angleterre, qui les remit en possession de plusieurs places69.

Le jeune Comte de Montfort, ayant pris le titre de Duc de Bretagne après la mort de son père, passa en Angleterre70 pour se faire reconnaître en cette qualité par Edouard et réclamer son secours, et il emmena Clisson avec lui. Le Roi combla d'amitié et de richesses ce jeune Seigneur ; et, lorsque Olivier voulut repasser en Bretagne pour faire ses premières armes71, Edouard lui fit présent d'un superbe équipage.

Il se fit bientôt remarquer par de brillants exploits, et il eut la plus grande part à la gloire de la fameuse journée d'Auray, ou le brave et malheureux Comte de Blois perdit son Duché et la vie. Au commencement de l'action, Clisson reçut un coup de lance qui lui creva un œil, ce qui ne l'empêcha point de continuer le combat et de revenir le dernier de la poursuite des fuyards. Le Duc, en le voyant couvert de sang et de poussière, courut au-devant de lui, l'embrassa avec beaucoup de tendresse, et lui dit qu'après Dieu il lui devait sa victoire. La veille de cette bataille72, le Comte de Montfort et les Capitaines Anglais qui étaient dans son

67

Il confisqua également tous ceux du feu Sire de Clisson, donna la Seigneurie de Blain, avec une maison située au faubourg de Nantes, à Louis de Poitiers, Comte de Valentinois ; et, par une lettre du 26 novembre 1343, il établit Pierre Du Lac Sénéchal et Juge dans toutes les terres du Sire de Clisson et de la Dame de Belleville.

68 Cette femme célèbre conduisait la guerre et les affaires en l'absence de son époux, prisonnier dans

la tour du Louvre, avec un courage et une prudence extraordinaires. C'est à son habileté que Jean IV son fils, dit le Conquérant, dut en partie la possession du Duché de Bretagne.

69 Le Roi Jean, par suite d'un traité fait avec le Roi d'Angleterre, rendit, en 1362, à Olivier de Clisson,

les biens qui avaient été confisqués sur son père ; et Edouard III lui avait donné également, en 1359, main-levée de tous ceux qui lui étaient échus par la mort de Jeanne de Belleville sa mère. Elle s'était remariée en troisièmes noces, en 1349, à un brave Chevalier anglais nommé Berthelée, qui possédait par droit de conquête la plus grande partie des biens de cette Dame, dont il s'était emparé pendant la guerre sur ceux du parti de Charles de Blois, à qui ils avaient été donnés. Jeanne de Belleville mourut en 1359.

70 En 1340.

71 En 1357.

72 Donnée le 29 septembre 1364.

Page 24: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 24 -

armée avaient été d'avis d'attaquer sur-le-champ Charles de Blois, qui arrivait, pour ne point lui donner le temps de se reposer et de se fortifier dans un poste avantageux. Clisson repoussa avec dédain cette proposition, et, par un scrupule chevaleresque, il représenta avec force qu'il y avait peu de gloire à vaincre des ennemis surpris et fatigués ; qu'il fallait les combattre rafraîchis et dans un terrain égal, pour leur ôter tout sujet d'excuse ; que la victoire, qui ne serait due qu'à leur valeur, en serait plus honorable. Le Comte se rendit à ces raisons, et remit l'attaque au lendemain.

Le brave Duguesclin, qui combattait dans l'armée de Charles, fut fait prisonnier dans cette bataille, donnée contre son avis, après avoir seul et longtemps soutenu tous les efforts de l'armée victorieuse.

Le Comte de Montfort, devenu, par la victoire d'Auray et par le traité de Guérande73, seul Duc de Bretagne, sous le nom de Jean IV, envoya Clisson à Paris74 auprès de Charles V. Ce Roi, qui savait apprécier les hommes, lui fit l'accueil le plus flatteur, et chercha par tous les moyens possibles à l'attirer à son service ; mais les caresses de ce Prince ne purent gagner Clisson, ni lui faire oublier la mort cruelle de son père, toujours présente à son esprit. Il retourna en Bretagne, et c'est à cette époque que commencèrent ses brouilleries avec Jean IV et son aversion pour la nation anglaise : voici quelle en fut l'origine.

Le Duc, dont l'amitié ou a haine ne connaissaient point de bornes, sacrifiait tout pour marquer sa reconnaissance aux Capitaines Anglais qui l'avaient servi, et il leur avait accordé des biens considérables. Clisson, qui supportait impatiemment la faveur dont ils jouissaient à la Cour de ce Prince, lui demanda un jour la Seigneurie du Gâvre, qui était voisine de sa terre de Blain ; mais le Duc lui ayant répondu qu'il en avait disposé en faveur de Jean Chandos, Clisson, plein de colère, lui reprocha qu’il oubliait ses vrais serviteurs pour ne penser qu'aux étrangers.

Il jura que jamais Anglais ne serait son voisin, et aussitôt, suivi d'une troupe de gens de guerre, il alla mettre le feu au Gàvre, en fit emporter les pierres, et s'en servit pour augmenter les fortifications de son château de Blain.

Le pouvoir du Duc n'était pas encore assez bien affermi pour qu'il ne dissimulât pas cette offense ; il chercha même à ramener ce fougueux guerrier. Jean Chandos, s'apercevant que le Duc était peu disposé à lui faire rendre justice, eut recours au Prince de Galles, qui était l'objet de la vénération de tous les Chevaliers du siècle. Ce Prince écrivit à Clisson, et blâma fortement sa conduite ; Clisson prit ces reproches pour une insulte, et envoya défier le Prince jusque dans son Palais.

Par le traité de Guérande, qui avait pacifié là Bretagne, le Duc devait être mis en possession de Chanteauceaux, regardé comme la clef de la Loire, et dont Clisson s'était emparé pendant la guerre. Jean IV avait employé tous les moyens de conciliation et de douceur pour être satisfait sur cet article; mais, toujours refusé, il crut son autorité méconnue, et fit emporter la place par ses troupes. Clisson, furieux, rompit entièrement avec ce Prince, et se déclara pour Jeanne de Penthièvre, veuve de Charles de Blois, dont le parti se maintenait encore dans quelques endroits de la Bretagne. Cette Princesse le nomma son Lieutenant, et la rapidité de ses conquêtes apprit bientôt au Duc tout ce qu'il avait à craindre de l'habileté d'un tel Capitaine. Aussi mit-il tout en œuvre pour le regagner, et il en vint à bout ; mais il crut également prudent d'éloigner de ses Etats un homme dont les emportements lui étaient si funestes : il le chargea d'une seconde ambassade à la Cour de France75. Le but de sa mission était d'obtenir la restitution de plusieurs terres qui appartenaient au Duc, et que Charles V retenait sous divers prétextes ; mais, lorsque Clisson pressait la conclusion de cette affaire, et donnait les assurances les plus positives de la fidélité de son maître, on apprit à la Cour la trahison de Jean IV, qui, toujours ami des Anglais, venait de traiter avec Edouard, et de donner passage à ses troupes. On se plaignit

73

Ce traité, qui termina la fameuse guerre de la succession de Bretagne, fut signé à Guérande le 12 avril 1365.

74 En 1366.

75 En 1369.

Page 25: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 25 -

amèrement à Clisson de cette fourberie ; ce brave Chevalier, indigné qu'on lui eût fait jouer un personnage si éloigné de son caractère, ne voulut pas servir davantage un Prince dont la conduite était si équivoque. Dès ce moment il prit des engagements avec le Roi, et se dévoua constamment aux intérêts de la France.

Pour donner des preuves de son zèle, il leva de suite, en Bretagne et à ses frais, une nombreuse compagnie de gens d'armes, rassembla un grand nombre de Chevaliers et d'Écuyers, et, accompagné de la sorte, il alla joindre Bertrand Duguesclin, qui guerroyait pour le Roi en Normandie. Le Connétable reçut Clisson avec beaucoup de joie, et conçut pour lui une si haute estime, qu'il le fit son frère d'armes76.

Depuis cette époque jusques à celle de sa nomination à la dignité de Connétable de France, c'est-à-dire pendant l'espace de dix ans, Clisson fit aux Anglais une guerre opiniâtre et heureuse. Il contribua puissamment avec Duguesclin à les chasser du Poitou77, de la Normandie, de la Bretagne, et d'une partie de la Guyenne. De beaux faits d'armes illustrèrent sa bravoure extraordinaire; et d'audacieuses entreprises, conduites avec une grande prudence, et toujours couronnées du succès, lui donnèrent la réputation d'un des plus grands Capitaines de son siècle. Il se montra terrible à ses ennemis autant par son caractère implacable que par sa rare habileté, et Jean IV en fit la funeste expérience ; car ce Duc ayant forcé le Roi à lui déclarer plusieurs fois la guerre, Clisson se rendit maître de presque toute la Bretagne, et l'obligea deux fois à chercher un asile en Angleterre. Il est probable que ce Prince ne serait jamais remonté sur le trône, si le projet de Charles V, de confisquer ce Duché pour le réunir à sa couronne, n'avait soulevé tous les Bretons,- qui, dans cette conjoncture, préférèrent rappeler leur légitime Souverain.

Bertrand Duguesclin mourut au siège de Châteauneuf de Randon, dans le Gévaudan, le 13 juillet 1380 ; et la France, en perdant ce héros accompli, perdit aussi, le 16 septembre suivait, Charles V, le plus sage de ses Rois, Charles VI, se conformant aux intentions que son père avait manifestées en mourant, donna l'épée de Connétable à Clisson ; ce qui ajouta encore à l'honneur qu'Olivier reçut de son Souverain dans cette circonstance, c'est que Louis de Sancerre, le Sire de Couci, le Maréchal de Blainville, et tous ceux qui pouvaient prétendre à cette haute dignité par leur rang et leur nlérite, la refusèrent et désignèrent unanimement Olivier comme le plus digne de succéder à Duguesclin78.

Le premier usage qu'il fit de sa charge fut d'établir la plus sévère discipline parmi les gens de guerre, et de conduire les troupes à Reims pour le sacre de Charles VI79. Deux ans après, le Connétable de Clisson gagna, en présence du Roi, la fameuse bataille de Rozebecq, contre les Flamands, qui perdirent dans cette défaite plus de trente mille hommes, et en laissèrent vingt-cinq mille sur le champ de bataille.

Parles conseils de Clisson, Charles VI, voulant éloigner de ses Etats le fléau de la guerre, fit travailler à un puissant armement dans le port de l'Écluse et dans ceux de la Bretagne, afin -d'attaquer jusque dans leur île les Anglais, instigateurs de toutes les guerres qui, depuis plusieurs siècles, avaient désolé la France. Le Connétable devait commander cette armée navale, composée de plus de quatre cents vaisseaux, dont la plus grande partie étaient peints et dorés; mais les retards que le Duc de Berri, oncle dit Roi, apporta par un sentiment de jalousie à l'équipement de cette flotte, fit échouer cette expédition, qui avait jeté la terreur dans toute l'Angleterre et tenu toute l'Europe en suspens. Malgré le mauvais succès de cette entreprise, le Roi, qui ne perdait point de vue cette descente, fit deux ans plus tard un second armement ; et, pour que rien ne s'opposât cette fois à la réussite de ce nouveau projet, il ne voulut point que ses oncles s'en mêlassent, et il donna plein pouvoir au Connétable. Ce général, de concert avec l'Amiral de France, fit construire à Barfleur et à

76

Cette alliance eut lieu à Pontorson le 2 octobre 1370. 77

II fit, en 1373, le siège de la Roche-sur-Yon, dont il s'empara. Son armée était campée sur le terrain où on a bâti la nouvelle ville de Bourbon-Vendée.

78 Clisson fut le quatre-vingt-deuxième Connétable de France. On en compte cent deux depuis le

commencement de la monarchie jusqu'au règne de Louis XIII : Lesdiguières fut le dernier. 79

Cette cérémonie eut lieu le 4 novembre 1380.

Page 26: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 26 -

Tréguier une nouvelle flotte qui, pour être moins nombreuse que la première, n'en était pas moins formidable ; mais cette expédition échoua encore par la perfidie du Duc de Bretagne.

Les circonstances ne pouvaient pas être plus favorables ; le jeune Roi Richard, lassé de la tutelle où ses oncles l'avaient tenu, profita de l'absence du Duc de Lancastre pour se choisir lui-même ses Ministres. Ce changement causa beaucoup de troubles en Angleterre} mais Richard, qui appréhendait encore plus l'arrivée de Clisson que les victoires de ses oncles, fit prier le Duc de Bretagne de lui donner une nouvelle preuve de son amitié en le délivrant d'un ennemi aussi redoutable. Malgré la haine que Jean IV portait au Connétable, il est probable cependant qu'il n'aurait pas osé se montrer aussi perfide qu'il le fut envers lui, si son intérêt particulier ne s'était pas trouvé lié à celui de Richard. Il avait eu avis que le Connétable traitait secrètement en Angleterre de la rançon de Jean de Bretagne, Comte de Penthièvre , fils de Charles de Blois, et qu'il se proposait de lui faire épouser sa fille Marguerite ; ce projet effraya tellement le Duc, qu'il se persuada que Clisson en voulait à sa couronne. Il se rappela que déjà plusieurs fois il lui avait fait courir les risques de la perdre, et il prit la résolution de se défaire d'un homme dangereux, dont l'ambition, et surtout la puissance, pouvaient faire triompher les prétentions de son gendre futur à la couronne ducale. Pour attirer Clisson auprès de lui et pour s'assurer de sa personne, il convoqua les Etats de Bretagne sous divers prétextes. Ils se tinrent à Vannes, au château de Lamotte ; et, lorsque les séances furent terminées, Jean IV donna un repas splendide à tous les Seigneurs. Le lendemain80, le Connétable, qui ne le cédait point à ce Prince en somptuosité, voulut également traiter tous les Chevaliers. Son intention était de partir immédiatement après ce repas pour aller coucher à Tréguier ; mais le dîner fut prolongé par l'arrivée du Duc. Il se mit à table, parla à tout le monde avec une bonté et une familiarité qui charmèrent les convives ; il congédia ensuite tous les Seigneurs, à l'exception du Connétable, du Sire de Beaumanoir, et de quelques autres qu'il retint, en les priant de venir visiter le château de l'Ermine, qu'il faisait bâtir. Comme ils ne se défiaient de rien, ils ne crurent pas devoir refuser cette satisfaction à un Souverain qui, depuis quelque temps, leur témoignait la plus grande amitié. Ils le suivirent au château ; et après avoir parcouru tous les appartements, et même visité le cellier, où le Duc leur fit goûter de son vin, il les mena à la principale tour, pria Clisson d'y entrer, de la bien examiner, et de lui dire ce qu'il en pensait, étant l'homme du Royaume qui s'entendait le mieux en fortifications. Il s'excusa de ne point l'accompagner en lui disant que, pendant qu'il ferait cette visite, il allait s'entretenir en bas avec le Sire de Laval, auquel il avait quelque chose à dire en particulier. Le Connétable, ne soupçonnant aucune trahison, et pressé de partir, monta sans hésiter ; mais, lorsqu'il fut parvenu au second étage, des gens armés, qui étaient en embuscade, se jetèrent sur lui, et, pendant que d'autres fermaient les portes, ils le traînèrent dans une prison fort obscure, où ils l'accablèrent sous le poids d'une triple chaîne.

Les Ecuyers que le Duc avait chargés de ses ordres les exécutèrent avec beaucoup de barbarie ; un seul cependant montra un peu d'humanité en se dépouillant de sa robe pour la donner au Connétable, qui, vêtu légèrement, aurait eu beaucoup à souffrir de la fraîcheur du lieu81. Quand le Sire de Laval entendit du bruit et vit fermer les porte, il commença à craindre quelque chose de sinistre, et à trembler pour son beau-frère. Il regarda le Duc, et, comme il aperçut beaucoup d'altération sur son visage, il se hasarda à lui demander s'il n'avait pas quelque mauvais dessein sur le Connétable. Jean IV, pour toute réponse, lui ordonna de monter à cheval et de se retirer sur-le-champ, en lui disant qu'il savait ce qu'il avait à faire. Le Sire de Laval protesta qu'il ne partirait point sans Clisson ; te Duc, que cette résistance outrait de colère, insistait vivement pour être obéi, lorsque Beaumanoir survint. Ce dernier, ne voyant pas le Connétable, s'informa avec inquiétude de ce qu'il était devenu. Jean IV, que la passion transportait, s'avança contre lui la dague à la main, et voulut l'en frapper au visage; Beaumanoir, qui était de sang-froid, voyant le Duc dans cet état, mit un genou en

80

26 juin 1387. 81

Cette action louable sauva la vie, quelques années après, à celui qui l'avait faite ; car, ces mêmes Ecuyers étant tombés entre les mains du Connétable, il les poignarda lui-même, excepté celui qui avait eu pour lui ce bon procédé, qu’il renvoya avec une récompense.

Page 27: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 27 -

terre, et le supplia de ne point se déshonorer par une action que tout le monde condamnerait. Or va, répliqua Jean IV, tu naîtras ne pis ne mieux que lui. On conduisit aussitôt, par son ordre, Beaumanoir dans la tour, où il fut enchaîné comme le Connétable.

Toute la Bretagne retentit bientôt de la nouvelle de cet événement ; il souleva tous les Bretons, et il ne fut plus question partout que d'aller assiéger le Duc dans son château de l'Ermine, pour tirer vengeance de ce noir attentat. Jamais perfidie ne parut en effet plus indigne d'un Souverain, et ne fut plus généralement blâmée : aussi était-elle sans exemple dans un temps où non seulement les Princes, mais les moindres Gentilshommes, ne connaissaient point de sûreté plus inviolable que leur parole.

Jean IV, qui ne voulait point borner son ressentiment à l'emprisonnement de son ennemi, fit venir Bazvalen, qui avait toute sa confiance et qui gardait le Connétable ; il le chargea de faire coudre son prisonnier dans un sac, et de le noyer à l'heure de minuit. Bazvalen, que cet ordre révolta, fit quelques observations qui furent fort mal reçues, et le Duc lui réitéra l'ordre d'obéir sous peine de la vie. Après qu'il se fut bien assuré que Clisson ne pouvait plus échapper à la mort, il se mit au lit, espérant qu'à son réveil il serait délivré pour jamais de l'objet de sa haine ; mais, quand le repos eut ralenti les premiers mouvements de sa colère, son esprit fut cruellement tourmenté par les diverses réflexions qu'il fit sur le rang de sa victime, et sur les conséquences d'une action aussi infâme. Il passa la nuit dans une agitation extrême ; et, troublé par la crainte et l'horreur que lui inspirait son crime, il envoya chercher Bazvalen à la pointe du jour. Aussitôt qu'il l'aperçut, il lui demanda avec empressement s'il avait exécuté ses ordres ? Bazvalen, en baissant les yeux, répondit qu'il avait obéi ponctuellement. Quoi, s'écria le Duc, Clisson est mort ! et, lançant alors sur cet Écuyer des regards sombres et terribles, il lui ordonna de se retirer et de ne plus paraître devant lui. Il s'abandonna ensuite à la plus amère douleur et aux plus violents remords ; il s'enferma, ne voulut voir personne, refusa de prendre aucune nourriture, et on n'entendait que ses gémissements et ses plaintes. Bazvalen, informé de la grande affliction de son maître, ne voulut pas lui laisser ignorer plus longtemps qu'il avait osé lui désobéir. A cette nouvelle, le Duc, pleurant de joie, embrassa cet estimable serviteur, et lui promit de le récompenser dignement du service qu'il lui avait rendu avec tant de prudence et de discrétion.

Le Sire de Laval, profitant de cet heureux changement, obtint enfin de Jean IV, après les plus pressantes sollicitations, la liberté du Connétable, moyennant une rançon de 100 000 livres, et l'abandon des villes et châteaux de Josselin, de Lamballe, de Broon, de Jugon, de Blain, de Guingamp, de la Roche-Derrien, de Chastel-Audren, de Châteaugui et de Clisson.

Le Connétable était dans la cruelle attente d'une mort inévitable et affreuse lorsqu'il vit entrer dans son cachot le Sire de Laval. La vue de son beau-frère, et les nouvelles qu'il lui apporta, ranimèrent son courage; mais il ne pouvait se déterminer à souscrire aux conditions rigoureuses qui lui étaient imposées, et qui lui enlevaient ses plus beaux apanages et la presque totalité de ses places fortes : cependant il fallut bien s'y soumettre, pour se tirer le plus tôt possible des mains d'un ennemi aussi cruel que perfide. A peine fut-il délivré de sa prison, qu'il se rendit en deux jours à Paris, suivi d'un seul page. Il se jeta aux genoux du Roi, et lui demanda vengeance de l'affront qu'il avait reçu. Charles VI lui promit d'assembler les Pairs du Royaume pour lui faire rendre justice. Mais Clisson, qui ne trouvait point ce moyen assez prompt pour venger son outrage, courut aux armes, fit la guerre au Duc, s'empara de plusieurs places, reprit presque toutes celles qu'il avait été dans la nécessité de lui céder, et conclut à Moncontour82 le mariage de Marguerite sa fille avec le Duc de Penthièvre. Les noces furent célébrées au château de Clisson avec la plus grande magnificence.

Le Duc de Bretagne, mandé par le Roi, fut obligé d'aller à Paris pour se justifier, et de rendre au Connétable tout ce qu'il avait exigé de lui dans la prison de l'Ermine : ce n'est pas sans effort que le Roi parvint à obtenir, au moins en apparence et pour quelque temps, la réconciliation de ces deux ennemis. Pour cimenter cet accord, le Roi invita le Duc et le

82

Le 20 janvier 1388.

Page 28: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 28 -

Connétable à dîner ; et, après avoir bu dans sa coupe, il la présenta au Duc en le priant d'y boire, et de donner le reste à Clisson en signe d'union et d'amitié. Mais ce rapprochement ne pouvait pas être bien sincère de part et d'autre> et surtout du côté de Clisson. Il était trop vindicatif pour oublier si promptement l'humiliation et les mauvais traitements que le Duc lui avait fait éprouver : on peut en juger par cette lettre qu'il écrivit peu de temps après à un de ses parents.

"Biau cousin et ami. Monsieur de La Tremblaie aïant reçu celle-ci, venez à toute outrance avec ma compagnie d'hommes d'armes et d'arbalestriers me trouver, chevauchant à hastivité ; car il est mestier que pieça nous quittions nostre maistre, qui est moult fascheux, et aillions en chevauchée trouver Monseigneur le Roi de France, qui est moult agréable, de bonne haitance, et jeune et gaillard Prince. Et donray vostre fils Pierre à Monseigneur le Duc d'Orléans, et vostre fils Drouin à Monseigneur le Roi de Sicile, mais qui soyont plus convenants d'années, du bien lour tiendrons. Pour moy, je suis vostre bon parent et favorable ami,

OLIVIER DE CLISSON.

De mon chastel de Clisson, le 2 mai 1889."

II paraît, par la date de cette lettre, que le Connétable partit immédiatement après pour Paris, car il se trouva, le 7 du même mois, à Saint-Denis, aux obsèques que Charles VI fit faire pour le Connétable Duguesclin, et il mena le deuil en sa double qualité de Connétable et de frère d'armes de l'illustre défunt.

Trois ans après, le Roi étant à Tours83, le Duc de Bretagne s'y rendit, pour donner des explications sur sa conduite relativement à ses liaisons avec les Anglais ; et, dans le traité qu'il conclut avec le Roi, ses différents avec le Connétable furent définitivement réglés et accommodés. Il donna à Clisson plusieurs Seigneurs en otage, jusqu'à parfait remboursement des sommes qu'il lui avait extorquées par la violence84.

Dans cet état de choses, le Connétable semblait n'avoir plus rien à redouter de ses ennemis, lorsque, dans la nuit du 13 au 14 juin de la même année, il fut victime d'un nouvel attentat de leur part, et ce ne fut que par miracle qu'il échappa encore à leur fureur. C'est au fatal événement que nous allons rapporter qu'il faut attribuer la cause et le commencement des malheurs qui affligèrent la France sous le règne de Charles VI. Pierre de Craon avait été banni de la Cour, et il croyait le Connétable l'auteur de sa disgrâce. Pour s'en venger, il résolut de le faire assassiner. Il se retira d'abord dans son château de Sablé en Anjou> d'où il fit partir ensuite pour Paris, et loger dans son hôtel85, plusieurs aventuriers, qui s'y rendirent les uns après les autres au nombre de quarante ; il y vint lui-même fort secrètement vers les fêtes de la Pentecôter et s'y tint caché, avec tout son monde, jusqu'à la fête du Saint-Sacrement, faisant épier par ses émissaires l'occasion d'exécuter l'attentat qu'il avait médité. Ce même jour, le Roi avait tenu Cour plénière à l'hôtel Saint-Paul; on y avait donné une fête qui s'était prolongée fort avant dans la nuit. Le Connétable en sortît à une heure du matin, pour se retirer à son hôtel près du Temple86.

Dès que Craon, qui s'était posté sur son passage au carrefour Sainte-Catherine, l'eut 83

En 1393. 84

Les historiens du temps disent que le Connétable mena avec lui à Tours une suite si nombreuse, et qu’il fit une si grande dépense, qu'il lui en coûtait quatre cent dix écus par jour.

85 Cet hôtel était situé rue de la Verrerie. Après cet assassinat il fat rasé, et l’emplacement fut donné à

la paroisse Saint-Jean pour y faire un cimetière : ce cimetière est aujourd'hui le marché Saint-Jean.

86 Cet hôtel était situé rue du Chaume, en face de celle de Braque. On en voit encore aujourd'hui deux

tourelles, qui font partie de l'hôtel Soubise, et dont les girouettes sont aux armes de Bretagne. Il fut vendu pour la somme de 60 000 livres par Philibert de Babou, Évêque d'Angoulême, à François, Duc de Guise ; et, en 1556, Charles de Guise, Cardinal de Lorraine, acheta de Bisson, Conseiller de la Cour, l'hôtel de Laval, bâti au coin de la rue de Paradis et de celle du Chaume, et séparé de l'hôtel de Clisson par un cul-de-sac qui aboutissait à l'hôtel de la Roche-Guyon. (Antiquités de Paris, par H. Sauvai, t. 11, p. 119)

Page 29: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 29 -

aperçu, il lui cria de se préparer à mourir; et, après avoir écarté les domestiques qui l'accompagnaient, et fait éteindre les flambeaux qu'ils portaient devant leur maître, il commença avec ses gens à le frapper rudement de tous côtés, Le Connétable, qui n'avait qu'une cuirasse sous son habit et un couteau de deux pieds de long, se défendit pendant quelque temps avec beaucoup de vigueur ; mais il reçut tant de coups, et-entre autres un si violent sur la tête, qu'il tomba de cheval sans connaissance. Sa chute le fit entrer dans la boutique d'un boulanger dont la porte, heureusement pour lui, était restée entr'ouverte, et c'est ce qui le sauva; car ses assassins ne voulant point mettre pied à terre pour l'achever, ou le croyant mort, s'enfuirent au même instant de Paris. Craon se réfugia auprès du Duc de Bretagne son parent, ce qui donna lieu de penser dans la suite que ce Duc n'était pas étranger à cette affaire, et pouvait fort bien l'avoir suscitée.

Le Roi allait se mettre au lit lorsqu'il fut informé de ce qui venait d'arriver au Connétable ; il accourut de suite chez le boulanger, où il trouva Clisson baigné dans son sang, mais respirant encore ; il le fit panser par ses chirurgiens, qui, après avoir visité ses plaies, déclarèrent qu'il n'y en avait aucune de mortelle. Charles VI en eut une joie extrême; il invita le Connétable à ne songer qu'à se guérir promptement, et il l'assura qu'il se chargeait du soin de le venger. Sur-le-champ il ordonna au Prévôt de Paris de poursuivre les meurtriers, et Craon ne fut manqué à Chartres que de quelques heures. Son procès lui fut fait par contumace; il fut condamné à mort, tous ses biens confisqués, et les maisons qu'il avait à Paris furent rasées.

Un Page et deux de ses Écuyers, ayant été atteints, furent ramenés à Paris et décapités, après avoir eu le poing coupé sur le lieu même de l'assassinat. Le concierge de l'hôtel de Craon éprouva le même sort, et leurs corps furent attachés ignominieusement au gibet.

Le Roi écrivit au Duc de Bretagne pour qu'il lui livrât le coupable ; mais outré de la réponse évasive de Jean IV, et voulant le punir de sa désobéissance, il résolut de marcher contre lui à la tête de son armée. Les Ducs de Berri et de Bourgogne ses oncles firent en vain tous leurs efforts pour le détourner de ce projet: ces Princes étaient jaloux du pouvoir et de la fortune de Clisson, et la haine secrète qu'ils lui portaient leur faisait saisir avec empressement toutes les occasions qui se présentaient pour lui nuire87.

Lorsque le Connétable fut en état de monter à cheval, le Roi prit la route du Mans, où il avait donné rendez-vous à ses troupes. Après avoir séjourné quelque temps dans cette ville, il en sortit le 5 août 1392 ; mais à un quart de lieue de Sablé, ce Prince, qui était fort affaibli par la fièvre et par la chaleur qui était excessive, fut tellement effrayé de l'apparition d'un homme mal vêtu, qui saisit la bride de son cheval, en lui criant de ne pas aller plus avant parce qu'on le trahissait, que sur-le-champ il en perdit la raison ; il devint même si furieux, que l’on fut obligé de le lier pour le ramener au Mans. Sa démence augmenta encore par l'accident qui lui arriva dans un bal88. Il eut cependant quelques bons intervalles ; mais cette déplorable maladie remplit son règne d'orages, et plongea la France, pendant trente-six ans, dans des troubles affreux, qui ne s'apaisèrent qu'à l'époque du sacre de Charles VII.

Les Ducs de Bourgogne et de Berri, devenus Régents du Royaume, profitèrent de leur autorité pour persécuter le Connétable. Ils le dépouillèrent de toutes ses charges, le firent condamner à une amende de cent trente mille marcs d'argent, et au bannissement perpétuel : ils donnèrent même des ordres pour le faire arrêter ; mais Clisson, prévenu à temps, se retira en Bretagne.

Le Roi, ayant recouvré la santé, apprit avec douleur la manière dont on avait traité le Connétable ; il fit rapporter les arrêts qui avaient été rendus contre lui, et ne cessa de lui témoigner le plus vif intérêt dans toutes les occasions où il pouvait encore manifester sa

87

Ce fut à cette époque que le Connétable fit son testament. Outre ses héritages qui étaient considérables, il avait 1 700 000 livres en argent comptant, somme immense pour ce temps-là. Ses dispositions ayant fiait connaître ses richesses, elles lui firent beaucoup d'envieux, et entre autres les Ducs de Berri et de Bourgogne, qui ne purent jamais lui pardonner d'être plus riche qu'eux

88 On sait que, s'étant déguisé pour aller à un bal, le feu prit à ses vêtements.

Page 30: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 30 -

volonté.

Le Duc de Bretagne, croyant la circonstance favorable pour venir aisément à bout d'un homme entièrement disgracié de la Cour, se prépara à lui faire une guerre à outrance ; mais il se trompa, Clisson sut lui résister avec avantage : car, indépendamment des secours qu'il reçut du Duc d'Orléans et de ses amis de France, il eut encore à sa disposition plus d'un quart de la Bretagne.

Après s'être fait de part et d'autre beaucoup de mal, ils furent plusieurs fois obliges de suspendre les effets de leur animosité, et de conclure des traités ; ces traités ne furent presque jamais observés, et cet état de choses dura jusqu'en 1395. Le Duc, fatigué de cette guerre civile, fit alors des réflexions sérieuses sur sa situation ; il était vieux, ses enfants étaient encore fort jeunes, il voyait son pays ruiné, et il savait que la plus grande partie des Seigneurs étaient dans les intérêts du Connétable ; toutes ces raisons le déterminèrent à faire franchement sa paix avec lui. Il lui écrivit lui-même comme au compagnon de son enfance pour lui demander une entrevue. Clisson, étonné et doutant encore de ses véritables intentions, exigea qu'il lui envoyât son fils aîné en otage. Lorsque Clisson vit arriver à Josselin ce jeune Prince, qui n'avait pas encore atteint sa sixième année, il fut si fort touché de cette marque de confiance, qu'il ne voulut point le laisser descendre de cheval ; et il le ramena lui-même sur-le-champ à son père, qui était à Vannes, au château de Lamotte. Le Duc, ravi de revoir son fils, et vaincu par la générosité de Clisson, ne put retenir ses larmes et courut l'embrasser. Ils s'enfermèrent deux heures sans témoins pour régler leurs différents, et furent si satisfaits l'un, de l'autre, qu'ils se réconcilièrent sincèrement. Cette réconciliation fut la dernière ; car, quatre ans après, Jean IV, dit le Conquérant, mourut à Nantes89, et il trouva enfin dans le tombeau le repos qu'il n'avait pu goûter un seul instant sur un trône qu'il avait été obligé de conquérir plusieurs fois. Il laissa par son testament le gouvernement du Duché et celui de ses enfants, pendant leur bas âge, au Connétable et au Duc de Bourgogne90. Clisson prouva qu'il était digne de cette confiance insigne; car Marguerite sa fille ayant voulu lui insinuer de se défaire de ses pupilles, pour mettre la couronne ducale sur la tête de Jean de Blois son époux, il fut si indigné de cette horrible proposition, que, quoique retenu dans son lit par une maladie grave, il se leva avec fureur,

et, saisissant une pique, il eût tué sa fille, si elle ne se fût hâtée de sortir de sa chambre et de descendre l'escalier ; mais elle le fit avec tant de précipitation, qu'elle se rompit une cuisse et demeura boiteuse le resté de sa vie.

Jean V, Duc de Bretagne, âgé de douze ans, fit son entrée solennelle dans, la ville de Rennes91, et fut fait Chevalier par Olivier de Clisson le même jour.

Ce fut le 23 avril 1407 que le Connétable de Clisson, l'homme de son temps qui avait joui de la plus grande célébrité et possédé les plus grandes richesses, termina, dans son château de Josselin en Bretagne, sa vie agitée et laborieuse92. Il était alors brouillé avec le Duc Jean V, comme il l'avait été avec son père. Ce ne fut que par l'entremise de plusieurs Seigneurs, et après avoir exigé une forte contribution, que ce Duc, qui venait l'assiéger dans Josselin, se détermina à le laisser mourir en paix. Il fut sincèrement regretté de toute la France, qu'il avait protégée et sauvée en continuant l'ouvrage de Duguesclin ; abhorré des ennemis extérieurs,-et surtout des Anglais, auxquels il fit une guerre d'extermination, et qui lui donnèrent le surnom de Boucher ; redouté, haï de ses vassaux, qu'il avait écrasés

89

Dans les premiers jours de novembre 1399, après un règne de cinquante-quatre ans. 90

C'est ce Duc de Bourgogne qui fut tué sur le pont de Montereau en 1419. 91

Le 22 mars 1401. 92

II mourut âgé de soixante-onze ans, et, le jour même de sa mort, le Comte de Porhoët, fils aîné du Vicomte de Rohan et de la seconde fille du Connétable, fut marié à Marguerite de Bretagne, sœur du Duc, dans la chapelle du château à Nantes. Le Vicomte donna à son fils le tiers de tous ses biens, dans-lesquels les terres de Clisson et celles de la Garnache furent expressément comprises. Le Connétable, huit jours avant sa mort, avait partagé tous ses biens, meubles et immeubles, entre ses deux filles ; la Vicomtesse de Rohan en eut les deux tiers, et la Vicomtesse de Penthièvre l’autre tiers. On ignore comment la terre de Clisson revint aux Penthièvre, mais ils la possédaient en 1420

Page 31: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 31 -

d'impôts et de corvées ; également craint et respecté dans les Cours de France et de Bretagne ; l’objet de l'enthousiasme des soldats, qui admiraient autant sa bravoure93 qu'ils avaient de confiance dans ses talents : il eut la gloire d'être un des plus grands hommes de guerre de son temps ; et on doit ajouter que, s'il n'eut pas la générosité chevaleresque de Duguesclin, personne du moins ne porta plus loin que lui le dévouement à sa patrie, et ne montra plus de fidélité à remplir ses engagements. Il conserva dans un âge avancé une vigueur infatigable ; et jamais aucun revers, jamais aucun danger ne purent ébranler son indomptable courage. Il chargea Robert de Beaumanoir, son ancien ami, de rendre au Roi Charles VI l’épée de Connétable94.

A peine Olivier de Clisson eut-il fermé les yeux, que Marguerite de Penthièvre sa fille, qui avait hérité de son ambition et de ses ressentiments, se mit en état d'hostilité contre la maison régnante ; et, après plusieurs entreprises audacieuses sur l'autorité du Duc, qu'elle ne voulait point reconnaître, elle ne tarda pas à lever tout-à-fait l'étendard de la rébellion. Cette femme altière ne pouvait se résoudre à renoncer aux droits de ses en-fants sur le Duché de Bretagne95 ; elle espérait que la guerre favoriserait ses desseins. Mais, désabusée par une lutte de sept années, dans laquelle d'inutiles efforts épuisèrent tous ses moyens et la réduisirent à la dernière extrémité, elle conçut le noir projet d'obtenir par la trahison ce qu'elle ne pouvait plus attendre de la force des armes. Elle se concerta avec ses fils, et ils résolurent de s'emparer par ruse de la personne de Jean V, pour le livrer ensuite au Dauphin96, qui, à ce qu'il paraît, leur avait promis , sous cette condition , de les aider à se mettre en possession du Duché.

Pour arriver plus facilement à ce but, le Comte de Penthièvre et ses trois frères se rapprochèrent du Duc, lui firent mille démonstrations de soumission et d'amitié, et poussèrent la dissimulation jusqu'à lui proposer de cimenter leur union par des engagements réciproques, ainsi que cela se pratiquait alors ; ils se mirent enfin si bien dans ses bonnes grâces, que Jean V retenait le plus qu'il pouvait auprès de lui le Comte et Charles d'Avaugour son frère ; plusieurs fois même il les fit coucher avec lui dans son lit. Lorsqu'ils crurent avoir entièrement gagné la confiance de ce Prince, ils le pressèrent de se rendre à Chanteauceaux, où il était invité avec instance par leur mère, pour y jouir des plaisirs de la chasse ; ils l'assurèrent en outre que les Ambassadeurs du Dauphin devaient s'y rendre pour conférer avec lui.

Le Duc, sans défiance, partit de Nantes97, accompagné de Richard de Bretagne son frère, et d'une suite assez nombreuse. II alla coucher au Loroux-Bottereau ; et le lendemain , après avoir entendu la messe, il se mit en route pour arriver à Chanteauceaux de bonne heure ; mais , lorsqu'il eut passé la petite rivière de Divatte, sur le pont de la Troubarde, les gens du Comte de Penthièvre jetèrent à l'eau les planches du pont, qu'ils avaient eu la précaution de déclouer d'avance, et séparèrent ainsi Jean V de sa suite. Ce Prince, croyant que c'était un jeu, riait de l'embarras de ceux qui étaient restés de l'autre côté de la rivière, lorsque tout d'un coup il vit sortir d'un bois un grand nombre de cavaliers armés, à la tête desquels il reconnut Charles d'Avaugour. A cette apparition subite, le Duc, fort étonné et commençant à craindre quelque trahison, demanda avec empressement au Comte ce que tout cela signifiait; mais celui-ci lui répondit, en se saisissant de sa personne, qu'il le faisait prisonnier de Monseigneur le Dauphin, et qu'avant qu'il lui échappât il lui rendrait son héritage. Charles se saisit également de Richard de Bretagne, et tous ceux qui avaient passé la rivière furent faits prisonniers. Plusieurs d'entre eux, ayant voulu s'opposer à cette violence inouïe, furent

93

Dans ces temps où la force physique et l'adresse triomphaient à la guerre, et où un général devait avoir les qualités d'un soldat, on citait comme des prodiges le coup de lance de Duçuesclin et le coup de hache d'armes d'Olivier.

94 On remarqua que Clisson fut fait Chevalier et Connétable le jour de Saint-Georges, et qu'il mourut

le même jour. 95

Le Duc de Penthièvre son mari était mort le 16 janvier 1403. 96

Qui fut depuis Charles VII. 97

Le 13 février 1420.

Page 32: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 32 -

dangereusement blessés, et le Duc eût éprouvé le même traitement si le Comte n'eût arrêté le bras d'un Gentilhomme qui allait lui donner un grand coup d'épée.

Après qu'on les eut désarmés, les Penthièvre en envoyèrent une partie à Chanteauceaux, et ils conduisirent eux-mêmes le Duc et Richard à Clisson. Lorsqu'ils furent près d'y entrer, le Comte défendit au Duc, sous peine de la vie, de jeter aucun cri qui pût émouvoir le peuple ou le faire reconnaître. Ces prisonniers traversèrent la ville les yeux bandés, les jambes liées sous le ventre de leurs chevaux et dans le plus profond silence ; le Comte craignait que les habitants émus de compassion, en voyant le Duc dans ce pitoyable état, ne fissent quelque tentative pour le délivrer, et deux hommes armés d'une demi-lance marchaient à ses côtés, en le menaçant de le tuer au moindre mouvement qu'il ferait pour s'échapper de leurs mains.

De Clisson on les mena à Palluau, de là on les fit venir à Chanteauceaux ; et, pour faire perdre leurs traces, ils furent encore transférés dans les châteaux de Noailly, de Thors, de Saint-Jean-d'Angely, du Coudray, de Salbart et de Bressuire98, d’où on les ramena enfin au château de Clisson, dans le donjon duquel ils furent étroitement renfermés. Ils y éprouvèrent les traitements les plus barbares ; plusieurs fois les Penthièvre menacèrent le Duc de le faire mourir dans les plus cruels supplices, s'il ne renonçait pas à la couronne en leur faveur. Dans cette affreuse situation} Jean V promettait tout, pourvu qu'on lui accordât la vie; et, dans son désespoir, il se recommandait à tous les saints; il fit même plusieurs vœux, qu'il accomplit très scrupuleusement aussitôt qu'il eut recouvré la liberté.

Cependant la Duchesse, fort affligée du malheur de son époux, fit prendre les armes à toute la noblesse, et s'empressa de convoquer les États. Lorsqu'ils furent assemblés, elle y exposa, avec l'éloquence de la plus vive douleur, l'horrible perfidie du Comte envers son Prince. Elle tenait par la main ses deux fils99 encore bien jeunes, les inondait de ses larmes, en priant les Etats de les protéger, et de ne point abandonner leur père. Tous les Barons, déjà indignés de l'attentat des Penthièvre, furent si fort électrisés par cette scène touchante, qu'ils jurèrent, sur la croix, de sacrifier leurs biens, et de répandre jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour délivrer leur Souverain et punir les auteurs de ce crime. D'un mouvement spontané ils coururent aux armes, et investirent presqu'en même temps les principales forteresses de ces perfides.

Les Penthièvre, espérant ralentir cette ardeur, firent courir le bruit de la mort du Duc100 ; mais ce stratagème n'eut aucun succès, et chaque jour ils apprenaient le siège ou la perte d'une place. Chanteauceaux, où l'on croyait que le Duc était détenu, fut si vivement pressé par le Comte de Porhoët, neveu de Marguerite, que cette femme cruelle et perfide, qui s'y était renfermée, fut obligée de capituler; et, pour sauver sa vie, ses fils se virent dans la fâcheuse nécessité de relâcher leur proie.

Jean V sortit du château de Clisson101, et se rendit directement à l'armée, qui venait de

98

On ne peut s'imaginer tous les mauvais traitements que le Duc eut à souffrir dans ces voyages ; oh le laissait quelquefois, après une marche de nuit longue et pénible, lié et garrotté sur son cheval, exposé à la pluie pendant que ses conducteurs se mettaient à l'abri, ou prenaient des rafraîchissements; et ce n'est qu'après les plus avilissantes supplications qu'il obtenait de ses gardes un peu de nourriture, ou la permission de descendre à terre pour satisfaire ses besoins. On avait eu la dureté de ne lui laisser aucun de ses domestiques pour le servir; cependant il eut la consolation de voir plusieurs fois, pendant ces voyages, son fidèle valet de chambre, qui trouva moyen, en se déguisant , de lui parler et de lui donner quelque argent.

99 François de Montfort et Pierre de Bretagne.

100 Ils habillèrent un valet qui ressemblait à Jean V, et le firent mener à la rivière par ceux qui avaient

jusque-là conduit le Duc. Le Comte de Penthièvre assistait à cette feinte exécution ; et le faux Duc, ayant les yeux bandés, faisait en marchant de grands signes de croix comme pour se recommander à Dieu. Ceux qui le conduisaient disaient par les chemins au peuple que c'était le Duc qu'ils allaient noyer. Ils firent monter ce feux Duc dans un bateau, et le firent descendre la rivière jusqu'à un certain lieu : on ne sait ce qu'il devint ensuite.

101 Le 5 juillet 1420. Cette détention lui coûta plus de 326 000 livres, outre plusieurs vœux qu'il

accomplit, comme de donner à Notre-Dame de Nantes son pesant d'or et à Saint-Ivid son pesant d'argent. (Le Duc pesait 380 marcs 7 onces.) Le marc d'argent fin, en 1420, était à 18 livres ; et

Page 33: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 33 -

faire le siège de Chanteauceaux, et qui avait opéré sa délivrance ; mais il n'y fit pas un long séjour, et il donna des ordres en partant pour que ce château fût entièrement rasé102.

De retour à Nantes, après cinq mois d'une affreuse captivité, il fut reçu avec une joie extrême de ses sujets. Son premier soin fut de récompenser tous ceux qui s'étaient généreusement dévoués pour lui pendant son malheur; et, à la sollicitation des parents des coupables, il consentit à leur faire grâce, pourvu qu'ils comparussent aux États pour implorer sa miséricorde. Ce projet d'accommodement leur fut porté au château de Clisson, dans lequel ils s'étaient retirés, par le Procureur de Nantes, accompagne de plusieurs Notaires.

Le Comte y souscrivit103, et donna pour otage Guillaume son frère104 et le château de Palluau ; néanmoins, n'osant se fier à l'assurance du pardon, il ne comparut point à l'époque indiquée, et les États assemblés à Vannes le déclarèrent, lui et les siens, coupables du crime de félonie et de lèse-majesté. En conséquence, ils furent condamnés à mort ; on ordonna de leur courir sus, et leurs biens furent confisqués.

Pour exécuter cette confiscation, la guerre fut résolue contre eux ; et Richard, à qui le Duc avait donné une partie des biens des Penthièvre, en dédommagement des maux qu'il avait soufferts avec lui dans sa captivité, vint, dès le mois de septembre 1420, mettre le siège devant Clisson. Les habitants et les troupes enfermés dans le château ne se laissèrent pas pousser jusqu'à la dernière extrémité ; ils se rendirent à condition qu'ils auraient les biens et la vie sauve.

Le Duc ratifia ce traité ; il donna à Richard l'investiture: de cette Seigneurie, qui ne retourna plus à la maison de Clisson ; et, peu d'années après ce grand revers, cette noble famille s'éteignit dans la ligne directe et masculine.

Toutes les places que les Penthièvre possédaient en Bretagne furent également assiégées et prises ; il ne resta de l'immense héritage que leur avait laissé le Connétable et leur père, fils de Charles de Blois, que les biens qu'ils possédaient dans le Hainaut. Ils eurent encore le chagrin d'être abandonnés du Dauphin, qui, les voyant tout-à-fait dans l'infortune, changea de dispositions à leur égard, et désavoua publiquement leur entreprise.

Ce Prince, obligé de défendre ses droits légitimes contre tous les partis qui désolaient la France, et qui s'étaient ligués avec les Anglais pour lui faire perdre la couronne, se rapprocha de la Maison de Bretagne ; et, pour s'attacher Richard et reconnaître le service que ce Seigneur lui avait rendu en retirant Madame la Dauphine de Paris, où elle avait couru les plus grands dangers lors de l'épouvantable massacre du Connétable d'Armagnac et de ses partisans105, il lui donna le Comté d'Estampes106 pour lui et ses successeurs, ainsi que toutes les terres que Marguerite de Clisson et ses enfants possédaient dans le Poitou107.

Richard de Bretagne, comblé des bienfaits du Dauphin, se dévoua à sa personne et lui mena de puissants secours, qui contribuèrent à faire triompher sa cause et à le placer sur le

comme le gros d'argent était à 11 deniers 16 grains de loi, le marc de cette espèce devait valoir au moins 17 liv. 10 s. Ainsi 360,000 livres ou 18,628 marcs 20/35 à 51 liv. 19 s. 5 d. 11/18, le marc, produiraient aujourd'hui 968,189 liv. 15 s. 9 d. 380 marcs 7 onces d'or valent actuellement 315,593 liv. 0 s. 6 d., et cette même quantité d'argent vaut 20,360 liv. 18 s. 10 d.

102 II le fit rebâtir ensuite.

103 Le 6 août 1420.

104 Ce jeune Seigneur n'avait pris aucune part à ce crime, il en porta cependant la peine ; car, otage

d'une parole mal observée, il fut détenu vingt-huit ans en diverses prisons, où, n'ayant d'autre consolation que ses larmes, il en répandit avec tant d'abondance, qu'il en perdit presque la vue.

105 Le 11 juin 1418, les partisans du Duc de Bourgogne à Paris, ayant emprisonné tous ceux qui

étaient contraires à leur faction, et qu'ils désignaient sous le nom d'Armagnacs, les massacrèrent sans distinction de rang ni de sexe.

106 Le 8 mai 1421 ; mais Louis XI reprit, en 1477, cet apanage sur le Duc de Bretagne, François II, fils

de Richard. 107

Cette donation fut encore confirmée à Poitiers, au mois d'octobre Elle comprenait les Seigneuries de Palluau, de Châteaumur, de Thouarcé, de Bourgoneaux et de Ligron.

Page 34: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 34 -

trône de ses pères.

Le Duc de Bretagne se rendit au château de Clisson, le 31 juillet 1431, pour conclure avec la Dame de Thouars, qui s'y était rendue, le mariage de Pierre son fils avec Françoise d’Ainboise.

La même année, Jean V, qui craignait, pendant l'absence de son frère Richard, les entreprises du Duc d'Alencon, donna ordre à Jean Labbé, Gouverneur des places que le Comte d'Estampes tenait dans le Poitou, d'aller avec ses troupes renforcer la garnison de Clisson. Ce Capitaine venait de démolir ce qui était resté de masures à Chanteauceaux, afin que l'ennemi ne pût en profiter pour s'y fortifier.

La Comtesse d'Estampes108 faisait sa résidence ordinaire au château de Clisson, quelle affectionnait beaucoup, ainsi que son époux. Elle n'en sortit que pour aller visiter Charles VII à Poitiers109 ; et le Dauphin son fils, qui régna depuis sous le nom de Louis XI, se trouvant à Tïffauges110, passa quelques jours au château de Clisson avec le Duc de Bretagne, qui s'y était rendu de Nantes.

Richard de Bretagne, Comte d'Estampes, conclut à Clisson, le 15 février 1438, le mariage de sa fille Marguerite avec Guillaume de Châlons, fils de Louis, Prince d'Orange, et mourut dans ce château le 3 juin de la même année. Le lendemain, son corps fut transporté, par eau, jusqu'au port de la Fosse à Nantes111, et le Duc lui fit faire des obsèques magnifiques112.

La Comtesse d'Estampes se retira, quelque temps après, au monastère de Longchamps avec ses deux dernières filles, Marguerite et Madeleine ; et, dans la crainte que cette retraite ne passât pour un engagement et une renonciation à ses prétentions sur le Duché de Milan, elle obtint du Cardinal d’Estouville une déclaration qui mettait à couvert sa liberté et celle de ses filles113.

Après la mort de Jean V114, le Duc François son fils réunit la Seigneurie de Clisson au Domaine de la couronne ducale. Ce Prince, ayant cédé à des insinuations perfides, fit périr son frère, Gilles de Bretagne, et mourut sans postérité, accablé de chagrins et de remords115. Pierre son frère, deuxième du nom, lui ayant succédé, décéda également sans

108

Marguerite d'Orléans, Comtesse de Vertus, fille de Valentine de Milan et de Louis de France, Duc d'Orléans, assassiné à Paris par le Duc de Bourgogne. Elle avait épousé Richard de Bretagne.

109 En 1425.

110 En 1430.

111 Ce qui prouve que la Sevré, dans le quinzième siècle, était navigable jusqu'à Clisson ; mais, en

1790, ce n'était qu'à l'aide d'une chaussée et d'une écluse à simples portes que sa navigation se soutenait jusqu'à Monnière. Cette chaussée ayant été détruite pendant les derniers troubles, on ne remonte aujourd'hui cette rivière jusqu'à Vertou qu'avec beaucoup de peine et à l'aide des marées

112 Il fut enterré dans l'église cathédrale de Nantes, à côté du Duc Jean IV, son père.

Richard de Bretagne et le château de Clisson ont fourni à Madame Riccoboni le sujet d'un de ses plus jolis ouvrages : l'Histoire des amours de Gertrude, Dame de Châteaubrillant. Elle y désigne le château de Clisson sous le nom de la Roche-Forte, nom qu'on lui donnait autrefois à cause du rocher sur lequel il est bâti. "Vers la fin, dit-elle, du règne de Charles VII, vivait en Bretagne le Sire de la Roche-Forte. Il était laid, vieux, goutteux, avare et fantasque. Pendant sa jeunesse, il aima les armes. Vaillant, même téméraire, on le distinguait à la Cour par le titre de Hardi. Depuis sa retraite, ses voisins le nommèrent Richard-le-Hautain ; et ses vassaux, moins polis, l'appelèrent tout bonnement Richard-le-Mauvais. "La Roche-Forte, située entre les confins de la Bretagne et du Poitou, dominait une assez vaste étendue de pays. Ses dehors offraient l'aspect d'une prison, et tout ce qu'elle renfermait inspirait la crainte ou le dégoût, etc."

113 Elle mourut à Blois le 24 août 1466.

114 II mourut, en 1442, âgé de cinquante-trois ans. Il fonda le monastère des Cordeliers à Savenay, et

fit ceindre de murailles la ville de Guérande : il fut un des meilleurs Princes qui régnèrent sur la Bretagne.

115 Le 19 juillet1450, après un règne de huit ans.

Page 35: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 35 -

enfants sept ans après116, et le trône échut alors à son oncle, le célèbre Artur, Comte de Richemont, Connétable de France, âgé de soixante-quatre ans ; mais le règne de ce grand homme ne fut pas de longue durée, car il fut empoisonné, et mourut l’année suivante117.

François II, Comte d'Estampes et de Vertus, son neveu, lui succéda. Ce Prince, qui fut le dernier Duc souverain de Bretagne, était né au château de Clisson en 1435 ; il était fils aîné de Richard, Comte d'Estampes118.

Dès qu'il eut appris la mort d'Artur III, il vint en Bretagne, accompagné de Marguerite d'Orléans sa mère, pour prendre possession de son Duché ; et, après avoir fait son entrée publique à Rennes119, il vint promptement à Clisson pour remettre sa mère en possession de cette terre, ainsi que de celle de Regnac, qu'il lui donna; et, quelques jours après, ils y reçurent la visite de Catherine d'Estampes, qui avait été mariée onze ans auparavant dans ce château au fils aîné du Prince d'Orange. Cette femme célèbre, dont la beauté, l'esprit et la vertu faisaient l'admiration de toute la Flandre, s'empressa de venir en Bretagne pour complimenter son frère sur son avènement à la couronne.

Le Duc et la Duchesse de Bretagne firent de Clisson leur résidence habituelle ; et la Reine douairière de France, Marie d'Anjou, mère de Louis XI, y envoya plusieurs reliques que le Duc lui avait demandées, dans l'intention de favoriser la délivrance de la Duchesse son épouse. Elle accoucha heureusement dans ce château120 d'un fils, qui fut appelé Comte de Montfort, et qui mourut deux mois après, malgré les vœux et les prières que l'on fit pour sa conservation.

La grande dévotion du Duc ne l'empêcha point de saisir les deniers qu'un certain abbé Chauvet, délégué du Pape Pie II, avait levés en Bretagne, en vendant, d'une manière sordide et scandaleuse, des indulgences pour une croisade ; il lui fit défense de prêcher davantage, et employa cet argent à réparer le boulevard de Nantes et les fortifications de Clisson121.

François II, l'un des plus beaux et des plus galants Chevaliers de son siècle, se plaisait beaucoup à Clisson, soit qu'il y fût attiré par l’agrément des sites, soit qu'il éprouvât fortement ce sentiment irrésistible qui nous fait trouver tant de charmes dans les lieux qui nous ont vus naître. Mais il est probable que l'amour entrait aussi pour quelque chose dans cet attrait ; il avait conçu la plus forte passion pour la belle Antoinette de Magnelais, veuve d'André de Villequier : cette Dame faisait son séjour à Cholet122 ; et c'est sans doute le

116

Le 22 septembre 1457. Pierre II, Duc de Bretagne, avait assemblé les États à Vannes, le 24 mai 1451. Le Chancelier, après un discours dans lequel il exposa que le Duc reconnaissait qu'il tenait sa Principauté de Dieu pour rendre justice à ses sujets, ajouta que les Baronnies d'Avaugour et de Lanvaux étant unies depuis longtemps au Duché, le Duc et les États y réunissaient actuellement celle de Fougères, acquise du Duc d'Alençon, aussi bien que les Seigneuries de Clisson, de l’Épine-Gaudin et de Regnac, qui étaient demeurées au Duc par le traité fait entre le feu Duc François et le Comte de Penthièvre ; il ajouta encore qu'il était vrai que le Comte d'Estampes jouissait de ces trois Seigneuries, mais que c'était à titre d'apanage et comme membre du Duché.

117 Le jour de Noël 1458.

118 Richard était fils du Duc de Bretagne, Jean IV, et frère de Jean V et d'Artur llI.

119 Le 3 février 1459.

120 Le 29 juin 1453.

121 En 1464.

122 Terre qu'elle avait achetée, en 1461, de la libéralité du Duc. Elle était nièce d'Agnès Sorel ; et,

après la mort de cette beauté célèbre, les Seigneurs de la Cour la présentèrent à Charles VII comme la plus belle personne de son siècle, dans l'espérance qu'elle parviendrait à le consoler de la perte qu'il venait de faire. Mais les charmes d'Antoinette de Magnelais ne firent aucune impression sur le Roi ; son âme était entièrement livrée à la douleur que lui causait la mort de son amie. Les chagrins et les craintes que lui donnait le Dauphin lui ôtèrent entièrement le repos ; et, peu de temps après, il se laissa mourir en s'obstinant à ne prendre aucune nourriture, de peur d'être empoisonné. Antoinette épousa ensuite André de Villequier, qui la laissa veuve peu de temps après, et dont elle n'eut point

Page 36: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 36 -

voisinage de cette ville123 et la facilité de voir plus souvent l'objet de sa tendresse qui le fixèrent, tant qu'elle vécut, sur les bords de la Sèvre, à l'extrémité de son Duché.

Le Duc, pour plaire à sa maîtresse, donnait de superbes tournois, tantôt à Cholet, tantôt à Clisson, et cette dernière ville devint le rendez-vous de tous les plaisirs. Les Dames et les Chevaliers y accouraient de toutes parts ; les premières venaient embellir les fêtes par leur présence ; les seconds faire preuve de galanterie et de bravoure dans les joutes brillantes qui se donnaient dans les prairies situées sur la rive droite de la Moine : ce terrain s'appelle encore aujourd'hui la Prairie des Guerriers.

Les amours du Duc devinrent trop publiques pour que la Duchesse pût les ignorer ; et, voyant que sa rivale captivait plus que jamais le cœur de son époux, elle s'abandonna au désespoir, et cette injuste préférence la conduisit au tombeau124.

Le Duc, pour satisfaire les vœux de ses sujets, consentit à contracter un second mariage ; et, le 27 juin 1472, on célébra, dans la chapelle du château de Clisson, ses fiançailles avec la belle Marguerite de Foix, dite Sein de Lis, fille de Gaston-le-Bon, Roi de Navarre, Prince de Béarn et Comte de Foix.

La même année, Louis XI écrivit au Duc pour se plaindre de la grande quantité de troupes réglées qu'il avait rassemblées à Clisson ; et, pour se venger d'un avantage que les Bretons avaient remporté sur ses troupes, il fit tomber son ressentiment sur Antoinette de Magnelais, en confisquant125 toutes les terres qu'elle possédait dans le Royaume.

La Dame de Villequier étant morte126, le Duc donna la Seigneurie de Clisson à François, l'aîné des quatre enfants qu'il avait eus d'elle, et qu'il aimait tendrement ; et, six ans plus tard, les États de Bretagne127, voulant faire une chose agréable à leur Souverain, lui envoyèrent une députation, pour le supplier de créer Baron d'Avaugour, première Baronnie de Bretagne, François, son fils naturel, Seigneur de Clisson. Le Duc, ayant agréé cette proposition, lui donna encore, quelques années- après128, le Comté de Vertus en Champagne.

François II, dont le caractère était excessivement faible, se laissait gouverner aveuglément par ceux qui savaient gagner sa confiance, et Landois, son trésorier, qui de garçon tailleur était devenu l’homme le plus puissant du Duché, prit un tel ascendant sur son esprit, qu'il fit trembler toute la Bretagne. Sa tyrannie et surtout son orgueil devinrent tellement insupportables à toute la noblesse, que les plus grands Seigneurs se liguèrent contre lui. Il avait mis le comble à ses excès en faisant périr de misère le Chancelier Chauvin dans un cachot du château de l'Ermine129. Mais ces Seigneurs, ayant échoué dans leur tentative pour perdre ce favori, furent obligés de fuir pour se soustraire à sa vengeance, et ils implorèrent la protection du Roi de France pour rentrer dans leurs biens, que Landois avait fait confisquer. Louis XI, selon sa politique, voulut mettre à profit ces dissensions ; et, voyant que le Duc n'avait point d'enfants mâles pour lui succéder130, il acheta, par l'entremise de ces Seigneurs, à Nicole de Bretagne131, et à son mari, Jean de Brosses, toutes les prétentions de la maison de Penthièvre sur le Duché. Ce traité fut conclu132 moyennant la somme de 50 000 livres, et l'assurance que le Roi leur donna de les mettre en possession de toutes les

d'enfants. 123

Cette ville était en Poitou, à cinq lieues de Clisson. 124

Elle mourut en 1469. 125

En 1469. 126

En 1474. 127

Assemblés à Vannes en 1480. 128

En 1485. 129

C'était un des plus grands Magistrats que la Bretagne ait produits. Ses lumières, sa sévère probité et sa fidélité envers son Prince, méritaient un autre sort : il mourut le 5 avril 1482

130 Ce Prince n'avait eu de Marguerite de Foix, sa seconde femme, que deux filles, dont l'aînée, Anne

de Bretagne, qui lui succéda, était née en 1476. 131

Elle était veuve du Comte de Penthièvre, et arrière-petite-fille de Jeanne-la-Boiteuse, épouse de Charles de Blois.

132 En 1479.

Page 37: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 37 -

places que cette Maison possédait autrefois en Bretagne, et dont la ville et le château de Clisson faisaient partie. Charles VIII, ayant succédé à Louis XI133, fit renouveler cet acte de cession.

Le Duc, pour déjouer les projets de la Cour de France sur sa succession, assembla les États à Rennes134, pour leur déclare que, s'il venait à décéder sans enfants mâles, il entendait que ses filles, Anne et Isabelle, lui succédassent au Duché, comme à toutes les Seigneuries qu'il possédait.

Les États, après avoir mûrement délibéré sur cette proposition, qui détruisait les stipulations du traité de Guérande135, et l’ordre habituel des successions dans le gouvernement de Bretagne, l'adoptèrent cependant, et jurèrent de respecter à cet égard les intentions de François II.

. Sur ces entrefaites, le Duc tomba dangereusement malade ; .et Charles VIII, en ayant eu avis, s'approcha de la Bretagne dans l'intention de recueillir cet héritage ; mais le Duc guérit, et fut si choqué de la démarche du Roi, que, dès qu'il fut en état d'être transporté, il se rendit à Clisson pour accélérer sa convalescence, et convoqua auprès de lui dans cette ville toute la noblesse du Comté Nantais.

Pour résister au Roi avec plus d'avantage, il mit dans ses intérêts tous les Princes Français, qui ne pouvaient supporter le pouvoir que Madame de Beaujeu exerçait, comme Régente, sur les affaires et sur la personne du Roi son frère pendant sa minorité.

Ces mesures de vigueur et de prudence auraient fait ajourner le dessein de Charles VIII sur la Bretagne, si les Seigneurs de Laval, de Rohan, de Rieux, et beaucoup d'autres qui s'étaient ligués contre le Duc, n'avaient déterminé le Roi à s'emparer du Duché, par la promesse qu'ils lui firent de favoriser ses armes et de reconnaître ses droits. La jalousie et la haine que ces Seigneurs portaient aux favoris qui gouvernaient alors le Duc les poussèrent à flatter les prétentions de Charles VIII, et à l'appeler à leur secours : car, depuis le supplice de Landois136, le Prince d'Orange, le Comte de Comminges, le Cardinal de Foix, frère de la feue Duchesse, et le Chancelier de Laville-Éon s'étaient emparés de l'esprit de François II, et gouvernaient despotiquement la Bretagne selon leurs intérêts particuliers.

. Pour forcer le Duc à renvoyer ces étrangers, les Seigneurs Bretons se liguèrent et prirent les armes ; et, ce qui fut le plus sensible au Duc dans cette révolte de presque toute sa noblesse, ce fut de voir son fils, le Baron d'Avaugour, se joindre aux mécontents pour lui faire la guerre. Le Roi, pour gagner ce Seigneur, lui avait offert le collier de son Ordre, et c'est en lui témoignant beaucoup d'humeur que le Duc lui permît de l'accepter; mais il lui refusa la permission d'épouser la sœur du Vicomte de Rohan : tous ces chagrins réunis, joints au déplaisir qu'éprouvait le Baron de se voir déchu, par le crédit de tant d'étrangers, du rang qu'il avait eu jusque-là auprès de son père, le portèrent à se liguer avec ceux qui, dans cette circonstance, faisaient profession de n'avoir pour but que le bien public.

La Cour de France était également agitée par un parti de mécontents, dont le but était de forcer Monsieur et Madame de Beaujeu à renoncer à gouverner le Roi et la France, et le Duc d'Orléans, qui succéda ensuite à Charles VIII, sous le nom révéré de Louis XII, était à la tête de ce parti : ce Prince ne pouvait se résoudre à reconnaître l'autorité d'une Princesse qui lui avait enlevé une Régence à laquelle il prétendait avoir seul des droits légitimes, en sa qualité de premier Prince du Sang ; et non seulement il favorisait, mais il excitait encore tous ceux que leur intérêt portait à se soulever contre le pouvoir de la Régente. Dans cette disposition d'esprit, il entra facilement en négociation avec François II, dont il espérait d'ailleurs épouser la fille, Anne de Bretagne, la plus riche héritière de l'Europe. Mais Madame de Beaujeu découvrit ses intelligences ; elle en donna avis au Roi ; et Charles VIII, craignant que le Duc

133

Louis XI mourut le 30 août 1483. 134

Au mois de février 1485. 135

Il était stipulé par ce traité que la maison de Montfort venant à s'éteindre dans la ligne masculine, le Duché devait retourner à la maison de Charles de Blois

136 II fut pendu à Nantes, sur la place du Bouffai, le 19 juillet 1485, à l’insu du Duc, qui se proposait de

lui faire grâce.

Page 38: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 38 -

d'Orléans ne prît encore une fois les armes contre lui, donna ordre au Maréchal de Gié de l'arrêter. Ce Prince, en ayant eu avis, partit furtivement de Blois, et vint par Fontevrault137 se réfugier dans le château de Clisson138.

Aussitôt que le Duc de Bretagne eut appris l'arrivée du Duc d'Orléans à Clisson, il envoya le Prince d'Orange le complimenter, et l’inviter à venir à Nantes, où le Duc reçut avec la plus grande distinction cet illustre fugitif.

Dans cette circonstance, ce fut une chose digne de remarque de voir l'héritier présomptif de la couronne de France passer dans le parti du Duc de Bretagne avec les principaux Seigneurs du Royaume, parmi lesquels on remarquait le Comte de Dunois, lorsque le fils unique du Duc et les chefs des principales maisons de Bretagne combattaient dans l'armée française contre leur légitime Souverain. Charles VIII vint assiéger Nantes139 ; mais les troupes qui défendaient cette ville, encouragées par la présence des Ducs de Bretagne et d'Orléans, du Prince d'Orange et du Comte de Dunois, forcèrent le Roi à lever le siège six semaines après140 ; il n'en poursuivit pas moins le projet qu'il avait formé de se rendre maître de toute la Bretagne. Il partit d'Ancenis141, où était son quartier-général, et vint s'établir à Clisson, place très forte, que l’on regardait alors comme la clef du Duché du côté du Poitou. Le Baron d'Avaugour, à qui elle appartenait, n'osa lui en refuser l'entrée ; mais il trouva mauvais que le Roi s'en emparât et y mît garnison. Le mécontentement qu'il en eut le détermina à se retirer auprès du Duc son père ; il paraît cependant que, par suite d'un arrangement, fait avec Charles VIII, il consentit à laisser une garnison française dans ce château, et il reçut en dédommagement une compagnie de cent lances. Le Roi, après avoir séjourné quelques jours à Clisson, en partit avec Monsieur et Madame de Beaujeu pour retourner à Ancenis, et il dirigea ensuite son armée sur Châteaubriant.

La garnison que le Roi avait laissée dans le château de Clisson ne se contenta pas de garder cette place ; elle fit encore des courses aux environs, et ravagea tout le pays. Pour l'empêcher de s'étendre davantage dans la campagne, et pour arrêter ses exactions et ses brigandages, le Duc fut obligé de lui opposer un grand nombre de gens de guerre, commandés par ses meilleurs officiers ; ce qui n'empêcha point le Roi de faire ravitailler cette garnison, et même de l'augmenter, lorsqu'il apprit que les Anglais avaient effectué un débarquement près de Guérande.

La guerre continua de part et d'autre avec acharnement ; et, dans une bataille que les Bretons livrèrent aux Français, commandés par Louis de La Tremoille, près Saint-Aubin-du-Cormier, (et qu'ils perdirent)142, le Duc d'Orléans et le Prince d'Orange furent faits prisonniers. Cette défaite ayant entièrement découragé les Bretons, le Duc François II, accablé d'ennuis, conclut un traité de paix fort désavantageux avec la Cour de France ; et, quelques jours après, ce dernier Duc de Bretagne mourut à Coiron d'une chute de cheval143.

Anne, sa fille aînée, lui succéda, et fut reconnue Duchesse de Bretagne. Trois factions, qui, pendant sa minorité, prétendaient disposer de sa main, divisèrent encore ce pays144.

137

Sa sœur Anne d'Orléans était Abbesse de Fontevrault. 138

II y arriva le 13 janvier 1487. 139

Le 19 juin 1487. 140

Le 6 août 1487. 141

Le 2 août 1487. 142

Le 28 juillet 1488. 143

Le 9 septembre 1488. Il fut inhumé à Nantes dans l’église des Carmes, où la Duchesse Anne sa fille lui fit élever un tombeau magnifique. Ce tombeau, l'un des plus beaux monuments du quinzième siècle, est exécuté en marbre blanc. Il est de Michel Colombe, sculpteur breton, qui avait étudié en Italie, et dont les ouvrages sont dans le style de l'École florentine. Voyez la description de ce tombeau dans la Description de la France, par Piganiol de la Force, t. 8, p. 287. On a détruit pendant la révolution l'église des Carmes ; mais toutes les parties qui composaient ce tombeau ayant été conservées, on a replacé ce monument dans la cathédrale.

144 La Duchesse de Bretagne fut comprise dans un traité que Charles VIII conclut avec le Roi des

Romains, et les deux Rois firent, dans le courant de novembre 1489, publier cette paix par leurs

Page 39: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 39 -

Mais la résolution qu'elle prit d'épouser Charles VIII, qui lui faisait vivement la guerre, mit enfin un terme à toutes ces hostilités, et ce mariage opéra la réunion du Duché à la France145.

Le Roi se rendit à Nantes avec son épouse au commencement du printemps ; ils visitèrent ensemble le château de Clisson146, et pendant leur séjour dans ce lieu ils donnèrent des fêtes à la noblesse, qui accourut de toutes les parties de la Bretagne pour rendre hommage à leur nouveau Souverain ; et, lorsque Charles VIII partit pour son expédition de Naples147, il laissa la garde de la Bretagne au Baron d'Avaugour, Seigneur de Clisson, et au Vicomte de Rohan.

Louis XII, ayant succédé à Charles VIII148, épousa à Nantes Anne de Bretagne, sa veuve ; et, à la mort de cette Princesse149, il céda le Duché de Bretagne à François d'Angoulême, Duc de Valois, son gendre, qui avait épousé la Princesse Claude, héritière de la Bretagne, par la Reine Anne sa mère.

Aussitôt que ce Prince eut succédé à Louis XII150, sous le nom de François Ier, il se fit confirmer par son épouse la donation de ce Duché.

François Ier vint en Bretagne151 pour faire reconnaître son fils aîné, François, Dauphin de France, auquel il avait donné en apanage le Duché de Bretagne. Ce jeune Prince fut couronné à Rennes, mais ne prit point possession du Duché, qui fut irrévocablement réuni au Royaume de France. Après cette cérémonie, il vint trouver le Roi son père, qui l'attendait à Nantes. François Ier donna dans cette ville un superbe tournoi; et, quelques jours après, il se rendit à Clisson, accompagné de la Reine Éléonore, belle-mère du Dauphin152.

A cette époque, le calvinisme ayant commencé à se répandre en France, la Bretagne fut, de toutes les Provinces de ce Royaume, celle où il fit d'abord le moins de progrès; elle fut encore assez tranquille pendant les premières années de la Ligue formée par les Guises. Mais Henri III ayant fait la faute de nommer153 le Duc de Mercœur Gouverneur de cette Province, elle se vit aussitôt agitée par les plus grands troubles. Ce Prince de la Maison de Lorraine espérait, à la faveur de la guerre civile, s'emparer de la souveraineté de la Bretagne, à laquelle il prétendait avoir des droits, par son mariage avec Marie de Luxembourg, Duchesse de Penthièvre.

Au milieu des partis qui déchirèrent la France et surtout la Bretagne dans la guerre-de la Ligue, le château de Clisson tint constamment pour le Roi Henri III, et pour son successeur Henri IV. Cependant154 un prêche protestant parvint à s'établir dans un faubourg de la ville, et les calvinistes administrèrent le baptême dans la chapelle de Saint-Gilles à Clisson, dont ils s'étaient emparés, malgré l’Édit de Charles IX155, qui enjoignait aux Ministres de sortir de Bretagne en quinze jours, sous peine d'être pendus.

Charles IX, en revenant de Bayonne, traversa le Poitou pour se rendre à Nantes ; il était accompagné de sa mère, Catherine de Médicis, alors Régente du Royaume, et d'une Cour nombreuse. Ces grands personnages visitèrent en passant le château de Clisson156.

hérauts d'armes dans les villes d'Angers, de Nantes, de Clisson et de Brest. 145

II eut lieu à Langeais le 6 décembre 1491. 146

Dans le courant d’avril 1492. 147

En 1494. 148

Le 7 janvier 1499. 149

Elle mourut au château de Blois le 9 janvier 1514. 150

Louis XIl mourut le Ier

janvier 1515. 151

En 1534. 152

La Reine Claude sa mère était morte en 1524, et ce Prince fut empoisonné et mourut à Tournon en 1536.

153 En 1562.

154 En 1562.

155 Du 14 août 1562.

156 Au mois d’octobre 1565.

Page 40: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 40 -

Henri III, qui avait succédé à son frère Charles IX, ayant été obligé, pour se soustraire aux fureurs des Ligueurs, de sortir de Paris après la journée des barricades157, le Duc de Guise ne garda plus de ménagement ; il envoya en Bretagne quatre régiments au Duc de Mercœur, pour l'engager à commencer les hostilités contre les huguenots. Le Gouverneur de Bretagne, ayant reçu ce renfort, fit sortir de Nantes cinq canons, qu'il fit conduire jusqu'au pont Rousseau, dans le dessein de s'en servir au siège de Montaigu. En attendant que tout fût prêt pour cette expédition, il résolut de faire une course en Poitou ; il envoya devant le Capitaine Gersai, l'un de ses plus braves Officiers, qui s'avança jusqu'à Saint-Georges. Le Duc de Mercœur, de son côté, vint jusque dans un des faubourgs de Montaigu ; et cette place, dont les fortifications n'étaient pas entièrement réparées, n'aurait pu résister au Duc, si le Roi de Navarre (depuis Henri IV), averti de ce projet, n'eût résolu de le faire échouer. Ce Prince, qui était à la tête du parti protestant depuis la mort de son oncle, le Prince de Condé, tué au combat de Jarnac, partit de la Rochelle avec quelques troupes, et s'avança jusqu'aux Essarts. A cette nouvelle, le Duc de Mercœur abandonna le siège de Montaigu, se retira précipitamment à Clisson, et chargea Gersai du soin de protéger sa retraite ; celui-ci, sans perdre un moment, avait déjà gagné Monnières, lorsqu'il fut atteint par le Roi de Navarre, qui le força de déloger promptement de ce poste, et le poursuivit l'épée dans les reins jusques au faubourg de Pirmil à Nantes. Gersai, avant de pouvoir effectuer son passage sur les ponts, ayant été vivement chargé, se défendit avec une grande valeur ; .mais Henri fondit sur lui avec le reste de ses troupes, l'obligea de prendre la fuite, et fit un grand nombre de prisonniers.

Depuis longtemps le Roi de Navarre avait l'intention de s'assurer de l'embouchure de la Loire en se saisissant de Guérande et du Croisic ; et pour faciliter l'exécution dé cette entreprise, et n'avoir rien à craindre du côté du Poitou, il crut devoir se rendre maître de Clisson. Après avoir été joint par La Tremoille, qui lui amenait de nouvelles troupes, il retourna à Saint-Georges, et vint de là se présenter devant les murs de Clisson ; mais, après plusieurs attaques infructueuses, trouvant cette place beaucoup plus forte qu'il ne l'avait cru, et munie de tout ce qui était nécessaire pour faire une longue résistance, il changea de résolution, et forma le dessein d'assiéger Beauvoir-sur-Mer, dont la prise pouvait également favoriser son projet.

Henri leva le siège de Clisson le 2 octobre 1588, et se dirigea sur Vertou ; de là, il continua sa marche, passa en ordre de bataille devant Machecoult, d'où il essuya quelques canonnades ; enfin il arriva le 4 à Beauvoir. Il investit cette place le même jour ; et, le lendemain, il courut risque d'y perdre la vie, dans une embuscade que les assiégés lui dressèrent : il venait de s'emparer de cette place, lorsqu'il apprit le meurtre des Guises au château de Blois

158.

L'année suivante, Henri III fut assassiné à Saint-Cloud159

; et, les Ligueurs ne voulant point reconnaître son successeur dans la personne de Henri IV, la guerre continua en France et en Bretagne avec le même acharnement entre les deux partis. Cependant les États de Bretagne, assemblés à Rennes au mois de décembre 1593, décidèrent, pour soulager la Province, qu'il n'y aurait plus de garnisons entretenues à ses frais que dans les villes de Rennes, de Vitré, Ploërmel, Malestroit, Moncontour, Montfort, Paimpol, Clisson, Conquedec, Derval et Mommuran, toutes places restées fidèles au parti du Roi, malgré les manœuvres et tes efforts du Duc de Mercœur pour les en détacher.

Henri IV fit plusieurs tentatives pour amener le Duc de Mercœur à un accommodement; et des conférences ayant eu lieu à Ancenis

160 pour traiter de la paix, les députés que le Duc de Mercœur y

avait envoyés déclarèrent d'abord qu'ils n'entendraient à aucune proposition, que Hurtaud d'Offanges, commandant à Rochepot en Anjou pour la Ligue, et qui se trouvait prisonnier et détenu dans le château de Clisson, n'eût été préalablement mis en liberté. Ces conférences n'eurent aucun résultat ; et, quelque temps après, le Comte de Vertus, Charles d'Avaugour

161, demanda au Duc de Mercœur la

157

En 1588. 158

Le 23 décembre 1580. 159

Le 1er

août 1589. 160

En 1595. 161

Charles d'Avaugour était le cinquième Seigneur de Clisson en ligne directe depuis François Ier

, fils naturel du Duc de Bretagne, François II.

Page 41: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 41 -

neutralité pour le château et la ville de Clisson. Il s'offrait, à cette condition, de lui rendre Hurtaud, qui était toujours prisonnier ; mais le Duc, qui était déterminé d’assiéger cette place, ne consentit, pour délivrer son ami, qu'à la neutralité de Chantocé-sur-Loire, autre château appartenant au Baron d'Avaugour.

Pour s'assurer la conquête de Clisson, dont il entreprit le siège dans le courant d'octobre 1595, le Duc de Mercœur avait traité d'une trêve, seulement à l'égard du Poitou, afin que cette place ne pût être secourue de ce côté ; car elle ne pouvait l'être que très difficilement du côté de la Bretagne, à cause de la Loire qui l'en sépare ; mais les Espagnols qui devaient renforcer son armée ayant refusé de passer cette rivière pour le joindre, dans la crainte de s'éloigner de la Bretagne, le Duc fut contraint de lever le siège de Clisson, et, pour s'en dédommager, il tenta une entreprise sur Thouars, qu'il manqua également.

En novembre de la même année, le Comte de Vertus, qui avait fort à cœur d'assurer la neutralité de Clisson, écrivit aux Etats, assemblés à Rennes, pour faire comprendre cette ville et le château dans la trêve qui se négociait en Anjou et en Poitou avec le Duc de Mercœur : cette proposition fut rejetée, par la raison que cette place maintenait tout le pays dans le parti du Roi.

Ce Charles d'Avaugour, Seigneur de Clisson, se distingua beaucoup par sa valeur et sa prudence dans cette guerre

162. Il présida la dernière Assemblée des États qui se tinrent pendant ces troubles, et

fit au Roi des propositions fort judicieuses pour pacifier la Bretagne.

Henri IV mit enfin un terme à tous ces désordres par l'acte de pacification conclu avec le Duc de Mercœur à Angers

163. Ce Prince rebelle quitta la France, et la clémence du Roi acheva d'étouffer,

dans cette Province, tous les germes de cette guerre de religion qui l'avait désolée pendant dix ans.

Henri IV fit ensuite son entrée à Nantes164

, et il y rendit ce fameux Édit de tolérance dont la révocation

165 fit une plaie si profonde à la France !

Depuis ces événements, la Bretagne jouit de la plus parfaite tranquillité jusqu'à la Révolution, à l'exception cependant de quelques émeutes partielles, et de quelques agitations passagères qu'occasionnèrent les Parlements à différentes époques et sous différents règnes ; mais elle ne prit aucune part aux brouilleries qui survinrent en France du temps de Marie de Médicis, ni à celles de Gaston, Duc d'Orléans, ni à tous les troubles qui agitèrent encore le Poitou sous Louis XIII. Elle resta également étrangère à la guerre de Paris et des Princes, sous la minorité de Louis XIV, et dans laquelle plusieurs autres Provinces prirent parti.

Il est probable que les Rois de France, Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, à l'exemple de leurs prédécesseurs, visitèrent le célèbre château de Clisson pendant le séjour qu'ils firent à Nantes ; mais, depuis la guerre de la Ligue, il n'est plus fait mention de Clisson dans l'histoire de la Bretagne.

La paix qui régna dans cette Province, où il n'y avait plus de frontières à défendre depuis la réunion de la Bretagne à la France, dut nécessairement faire perdre au château de Clisson son importance comme forteresse, et une habitation du douzième siècle était devenue un séjour peu agréable ; c'est probablement ce qui le fit abandonner, et l'incendie et la guerre Vendéenne achevèrent de le ruiner complètement.

Cette contrée jouissait depuis deux cents ans d'un calme profond lorsque la Révolution y fit éclater, en 1793, cette terrible insurrection Vendéenne qui signala une opposition aussi courageuse qu'opiniâtre contre le renversement du trône et de l'autel. Dans cette guerre civile, dont le souvenir ne s'effacera jamais de la mémoire des Français, l'humanité fut cruellement outragée ; et ce pays, si favorisé de la nature et jadis si heureux, devint un affreux théâtre de carnage, d'incendie et de destruction. Les villes, les bourgs, les villages, les métairies, toutes les habitations disparurent dévorées par les flammes, et le fer moissonna une grande partie des habitants ; ce ne fut qu'à l'époque où les combats et la persécution se ralentirent que les Vendéens songèrent à relever leurs ruines, à cultiver leurs champs, et ils attendirent avec calme que la Providence couronnât plus tard leurs nobles efforts on rendant à leurs vœux et à ceux de la France l'auguste Famille des BOURBONS.

162

Il rendit de grands services en Bretagne à la cause royale. Ayant été pris, en 1589, à la défaite de Château-Giron, après avoir vaillamment combattu, il fut enfermé dans le château de Nantes, d'où il sortit quelque temps après, et continua de donner des preuves de sa fidélité à Henri IV.

163 Le 20 mars 1598.

164 Le 15 avril 1598.

165 En 1685.

Page 42: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 42 -

VOYAGE PITTORESQUE

DANS LE BOCAGE VENDÉEN

OU

VUES DE CLISSON

ET DE SES ENVIRONS

-------------------

Vue de la tour d’Oudon ; on aperçoit de l’autre côté de la Loire les ruines du célèbre château de Chantoceaux

Page 43: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 43 -

Vue du pont Cacault et du bourg du Pallet, près Clisson ; derrière l’église on aperçoit les ruines de la maison d’Abeilard

Vue du torrent appelé la Sanguèse, et des ruines de la maison d’Abeilard au Pallet, sur la route de Nantes à Clisson

Page 44: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 44 -

Vue de l’Auberge du Cheval blanc, sur les bords de la Moine à Clisson

Vue de Clisson et de la maison Valentin

Page 45: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 45 -

Vue du Château de Clisson, prise des bords de la Moine

Vue de la principale entrée du Château de Clisson

Page 46: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 46 -

Vue de l’entrée du Château de Clisson, du côté de l’Esplanade

Vue du bastion aux Ormes, dans la première cour du Château de Clisson

Page 47: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 47 -

Vue de la Porte de la Cour du Donjon, dans l’intérieur du Château de Clisson

Vue du Château de Clisson, prise sous le Pont Saint-Antoine

Page 48: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 48 -

Vue d’un Rocher de Granit dans le parc de la Garenne à Clisson

Vue de la Grotte d’Héloïse dans le parc de la Garenne à Clisson

Page 49: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 49 -

Vue du Temple élevé à l’emplacement de l’Eglise Saint-Gilles à Clisson

Vue du Musée Cacault, à Clisson

Page 50: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 50 -

Vue des bords de la Sèvre, dans le parc de la Garenne à Clisson

Vue du Pont de Clisson, prise de la prairie de la Garenne

Page 51: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 51 -

Vue de la Maison de la Garenne à Clisson

Vue de la Cascade de la partie de la Rivière de Sèvre, appelée le Bassin de Diane, dans le parc de la Garenne à Clisson

Page 52: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 52 -

Vue d’un Tombeau, dans le parc de la Garenne à Clisson

Vue d’une Manufacture de papier sur les bords de la Sèvre, prise du parc de la Garenne à Clisson

Page 53: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 53 -

Vue de la Colonne Milliaire, dans le parc de la Garenne à Clisson

Vue de la Maison du Jardinier, à l’entrée du parc de la Garenne à Clisson, sur la route de Cholet

Page 54: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 54 -

Vue d’un ancien Château appelé le Fief du petit Pin, à Clisson

Vue du Bastion qui défendait le Moulin du Château de Clisson

Page 55: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 55 -

Vue du Faubourg Saint-Antoine à Clisson, prise de la maison Valentin

Vue d’une partie des Terrasses et du Belvédère de la maison Valentin à Clisson

Page 56: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 56 -

Vue des Marronniers, dans le parc de la maison Valentin à Clisson

Vue des bords de la Moine, dans le parc de la maison Valentin à Clisson

Page 57: VOYAGE PITTORESQUE - montaiguvendee.frmontaiguvendee.fr/cms/uploads/pdf/39 communes... · grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient saris faste, et même avec une

- 57 -

Vue des Bois de Diane, dans le Bois De la Garenne à Clisson