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"Nous avons derrière nous un passé très riche : la sagesse des
Pontifes, la sainteté de ceux qui ont bâti l'édifice de l'Église, la
richesse même de la Révélation et de la Tradition, si bien qu'on
est tenté parfois de penser que tout a été fait et de demeurer
passifs.
Mais lorsque l'on considère les nécessités actuelles, on est
contraint de reconnaître que nous sommes encore au début et
c'est comme si rien n'avait été fait.
C'est à nous de poser la première pierre de l'édifice qui
constituera la réalité chrétienne de demain."
Mgr MONTINI,
Rome. Décembre 1950.
SOMMAIRE
Préface de Son Excellence Monseigneur RICHAUD,
Archevêque de Bordeaux 4
Introduction 5
I. - Michel en famille 6
II. - Séminariste à Luçon 8
III. - Vicaire aux Herbiers 14
IV. - Vicaire à Saint-Joseph-la-Purée 22
V. - Retraite de départ en Mission Ouvrière 30
VI. - Matelot sur "l'Argens" 34
VII. - Docker sur le Port de Bordeaux 40
VIII. - Sacrifice total 52
Lettres de l'Archevêché de Bordeaux et de l'Évêché de Luçon 58
Bordeaux, terre païenne ? 60
Le salaire et les conditions de vie du docker FAVREAU 62
Tableau de travail du docker Michel FAVREAU 63
PRÉFACE
Dans cette biographie, il faut voir surtout une âme, une âme sacerdotale, et une expérience, une
expérience missionnaire.
Nous devons savoir gré à ceux qui ont rassemblé ces notes d'avoir mis en relief l'unité profonde de
cette évolution sincère, précipitée, vers l'héroïsme évangélique. Une âme de prêtre ne peut parvenir à
une compréhension aussi intégrale de l'Évangile et à une incarnation aussi pure de la médiation
sacerdotale sans qu'il y ait eu, à la racine et tout le long de pareille existence, d'authentiques et violentes
poussées de surnaturel, auxquelles il a été répondu avec loyauté, avec générosité.
Certaines pages de cette biographie pourront étonner ceux qui ne les replaceraient pas dans leur
contexte social. Les missionnaires doivent parler la langue du peuple, au milieu duquel ils vivent. Il leur
en faut prendre les usages. Il importe qu'ils se mêlent aux activités les plus symptomatiques du milieu à
évangéliser.
Sans dire que tout est également juste dans ce témoignage, il faut avouer qu'on ne peut le recevoir
sans être remué, renouvelé. Ce n'est pas pourtant une émotion qu'il faut chercher dans la lecture de ce
récit. Les vrais apôtres ne font pas de romantisme. C'est plutôt une lumière qui se dégagera de ces pages,
une lumière sur le Christ, sur le sacerdoce, sur le problème social.
La projection vivante de cette lumière a été trop brève. Nous pleurons encore la disparition d'un tel
prêtre. Mais, grâce à cette brochure, le faisceau lumineux continuera de se promener sur notre port de
Bordeaux et sur ses dockers. Faisceau lumineux qui est fulgurant à certains moments, quoique chargé
de beaucoup de poussières, très noires. Faisceau lumineux qui ne risque pas cependant d'éblouir et
d'aveugler. Il y a eu tant d' hésitations et de défiance de soi chez Michel Favreau ! Si, à l'instar de saint
François d'Assise et de Charles de Foucauld, il n'avait poussé si loin l'amour de l'abjection, on ne
comprendrait pas ses procédés. Rien, dans cette vie, du torrent passionné qui emporte et bouscule, mais
tout du souffle profond, retenu, puis exhalé franchement, et qui soulève. Beaucoup du poète, de l'artiste,
du chevalier.
Tous ceux qui liront ces pages sans prévention se retrouveront, à certains moments, face au Dieu
d'Abraham et de l'Évangile.
On remarquera l'esprit méthodique et jusqu'à un certain point, traditionnaliste de ce prêtre qui a l'air
d'un aventurier et d'un clochard. Il s'est inséré pa' docilité dans une expérience missionnaire. Il s'y
est-fidèlement abreuvé aux sources les plus riches du surnaturel : la Bible, le Bréviaire, la Messe,
l'impulsion de la Hiérarchie. Il a eu l'impression de voir son sacerdoce grandir. Jusqu'à quel point
celui-ci a·t-il été fécond ? C'est à Dieu seul de répondre.
Toutefois on ne peut dire que cette expérience ait été inutile. Il est certain que Michel Favreau a
réussi, sur un petit point du globe, sur les quais d'un beau fleuve, la trouée évangélique à travers une
petite portion de la masse ouvrière. Je dis la trouée. Je ne dis pas la pénétration. Le mot serait exagéré.
"Avec le Seigneur, il ne .faut pas se presser. Tout est long !" J'ose dire, encore moins, la conversion.
Cette expression, pour beaucoup, prend un sens trop extérieur. Elle ne coïnciderait pas avec
l'appréciation profonde de Michel Favreau sur la. masse ouvrière qui a tout à apprendre du Christ, mais
que sa condition souvent misérable dispose tellement au plein Évangile.
La masse ouvrière est plus loin qu'on ne pense du Christ et de l'Église. Elle est plus près qu'on ne
pense du Cœur du Christ et de la préoccupation constante, aimante, des chefs de l'Église. Qu'on ne
s'étonne pas que ceux-ci aient pu tenter des expériences !
Il appartient au seul Chef de l'Église, le Père souverain, de dire jusqu'à quel point et sous quelles
formes ces missions ouvrières locales peuvent s'intégrer dans la Mission de l'Église.
Ce 30 août 1951.
Paul RICHAUD, Archevêque de Bordeaux, Évêque de Bazas.
INTRODUCTION
POURQUOI écrire une vie de Michel FAVREAU ?
Un prêtre jeune, mort à 28 ans... comme beaucoup d'autres.
Un prêtre intégré à une équipe de la Mission Ouvrière de Bordeaux depuis 6 à 7 mois à peine...
Ses obsèques auraient pu être un triomphe... mais son équipe s'est refusée à "utiliser" cette mort.
Seule importait la valeur de ce sacrifice couronnant une vie orientée vers Dieu et ses frères humains,
sacrifice uni au Sacrifice de l'unique Prêtre.
Ces pages gardent le même esprit et n'ont aucun but de "réclame". Elles découvrent, sans plus, le
voile qui cache les richesses d'une âme de prêtre que Dieu a creusée, burinée lui-même... que Dieu a
menée par ses chemins à Lui.
Avec Michel on a devant soi un être .exigeant, avide d'absolu, mais dont l'humilité, l'honnêteté
foncière, le bon sens, marqueront "l'aventure" surnaturelle (la vie de tout chrétien !) de réalisme et par
suite d'authenticité.
Chez lui, pas de fausses notes sentimentales...
Sa marche vers Dieu devient plus rapide et plus sûre précisément lorsqu'il met ses pas dans les dures
réalités quotidiennes de sa vie de docker ou de marinier.
Quelle logique l'a conduit de sa terre de Vendée, profondément croyante, jusqu'à ces milliers de
travailleurs du port de Bordeaux, étrangers à l'Église?
C'est l'éternelle histoire de "l'Appel"… l'histoire d'Abraham, le sédentaire de cette ville évoluée
d'Our, en Chaldée, quittant la foule sur l'ordre de Dieu et, devenu nomade, cheminant sa vie entière sur
les pistes du désert ...
C'est le mouvement profond qui conduit le Fils de Dieu du sein de la' Trinité à la crèche de Bethléem
et au Golgotha. "Bien qu'il fût dans la condition de, Dieu, il n'a pas retenu avidement son égalité avec
Dieu, mais il s' est anéanti lui-même, en prenant la condition d'esclave, en se rendant semblable aux
hommes... Il s'est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la Croix. C'est
pourquoi aussi Dieu l'a souverainement élevé." (Épître aux Philippiens, II, 6-9.)
"Partout où l'Église prend conscience que sur un secteur de cette terre la Croix n'est pas plantée, elle
devient missionnaire. Elle se porte vers ces païens avec toute la sollicitude que le Christ a mise en Elle...
sans quoi Elle ne serait plus l'Église vivante du Christ vivant.
Comme jadis, Jésus se choisit des "apôtres", les "appelle" et les "envoie"…, mais il a fallu la grande
voix autorisée de Pie XI pour rappeler à tout chrétien qu'il doit s'ouvrir et s'accorder à l'inquiétude
missionnaire de l'Église. Comment un seul chrétien de France pourrait-il se croire quitte en laissant à
des spécialistes le souci de ces larges zones païennes qui couvrent le pays, le souci du prolétariat, sans
s'inquiéter davantage de ce qui intéresse la vie même de son Église.
Nous n'avons aucune raison de "maquiller" ou "d'édulcorer" la personnalité de Michel. Nous
essayons de la présenter de façon simple et vraie.
Le milieu où évoluait Michel dans la dernière partie de sa vie, inconnu de beaucoup, risque d'amener
étonnement ou incompréhension. Nous supplions ceux qui liront ces lignes de franchir l'extérieur, les
barrières immédiates, les réactions personnelles pour découvrir la Foi indiscutable que cette âme de
prêtre qui ne vivait que pour Dieu et pour les pauvres à lui confiés1.
L'équipe sacerdotale de la M. O.
1 A travers ces pages reviendront souvent les noms de deux autres prêtres de la mission ouvrière de Bordeaux, désignés
simplement par leurs prénoms : Émile BONDU et Etienne DAMORAN. Denise est la sœur de Michel ; Jean, son beau-frère. Leurs deux garçons : Jean-Michel (3 ans et demi) et Jacques (16 mois) sont
les neveux très aimés de "Tonton l'Abbé".
MICHEL en FAMILLE
Michel et moi2, nous avons eu la grâce de naître dans une famille profondément chrétienne. La
tradition veut qu'un de nos ancêtres mourut en 1793 pour son Dieu et son Roi dans un chemin creux de
Vendée des environs de Montaigu, et tous deux nous en étions très fiers.
* * * Si Michel était courageux, il avait de qui tenir. Notre père, ancien officier au 137
e R. I., avait, en
1914-1918, été cinq fois blessé et cité trois fois. Son colonel l'avait décoré de la Légion d'honneur sur le
champ de bataille et Michel m'avait demandé, depuis qu'il était à Bordeaux, le texte des citations de
papa. Michel avait hérité de lui un grand esprit d'abnégation, car c'est bien souvent que notre père avait
remplacé dans des coups durs (il commandait un corps franc) des camarades pères de famille.
De bonne heure il disait, quand on lui demandait ce qu'il ferait quand il serait grand : "Je serai pape
ou colonel de zouaves."
* * * A deux ans, il fut plâtré pendant treize mois. La guérison fut complète et à quatre ans il courait sans
fatigue et faisait, paraît-il, pas mal de bêtises avec sa grande sœur.
A l'école de Montaigu il était toujours premier et l'instituteur actuel, qui lui a fait la classe alors qu'il
avait 7 à 10 ans, dit que c'était un excellent petit écolier.
Il a 10 ans et demi lorsqu'il entre an collège Richelieu de la Roche-sur-Yon, d'où il passera, deux ans
plus tard, au Petit Séminaire de Chavagnes.
* * * A Chavagnes il n'eut pas que des bonnes notes. C'était un vrai boute-en-train, assez malicieux, très
franc, ne camouflant pas ses bêtises.
C'est l'époque où ses camarades le surnomment "Le Négus". Il participe en 1939 à la rédaction d'un
journal humoristique, "Le Petit Hitlérophobe", qui n'est pas du goût des professeurs et lui vaut la plus
mauvaise note ! Ce qui ne l'empêche pas d'enlever sa seconde partie de bac avec mention Très Bien.
Quand on l'en complimente, il répond : "Bah ! les examinateurs sont tous fous avec la guerre. S'ils
2 Notes de Denise, la sœur de Michel.
avaient eu l'esprit plus calme, j'aurais peut-être bien été recalé." Et il n'a jamais voulu dépenser 5 francs
(je crois) pour avoir le diplôme3.
* * * Pendant ses vacances, il s'occupait du patronage "Cœurs Vaillants" de Montaigu et touns les petits
gars d'alors l'ont pleuré.
Durant la guerre, il fit tout ce qu'il put pour rouler l'occupant. Et il fallait le voir rire ! Il m'obligea un
jour à l'accompagner. Nous transportions dans une brouette, sous des débris de légumes, révolvers,
fusils de chasse, balles, etc., du jardin à la maison. Nous étions très bien avec les enfants d'un chef de
Résistance4. Pendant quinze jours il garda dans sa chambre les papiers de ce dernier. Il se faisait un
malin plaisir de prendre des photos interdites.
* * * Comme dans chaque famille, deuils et joies se succèdent. Nous avions perdu papa subitement le 13
août 1939.
En avril 1946, Michel venait nous fiancer, Jean et moi. Notre mariage était fixé au 30 juillet... et le 4
nous perdions maman.
Depuis ce jour un lien de plus nous unissait. C'était en même temps mon grand et mon petit frère. Je
me sentais pour lui un cœur de maman.
* * * Michel fut bien heureux lorsque nous lui avons appris une future première naissance à notre foyer. Il
préféra faire le baptême. "Comme j'espère bien que ce ne sera pas un fils unique, je serai parrain du
second."
Nous avions ordre de le prévenir dès l'arrivée du poupon. Il vint aussitôt et pleura de joie dans notre
chambre. Ce petit Jean-Michel ! Quel bonheur il nous apporta à tous. Son oncle ne savait que faire pour
lui et lorsqu'il grandit il ne ménagea pas les conseils pour "élever" cet enfant et en faire plus tard un
homme.
* * * Puis c'est Bordeaux.
Il revint en décembre pour être parrain de notre petit Jacques. Grande joie pour lui et pour nous. "Tu
sais, me dit· il en arrivant, tu aurais peut-être préféré une, mais moi j'aime bien mieux être parrain d'un
gars !"
Durant les trois jours qu'il passe à la maison, il ne cesse de chanter "Sur le Congo solitaire" ; il monte
dans notre chambre plus de vingt fois par jour. C'est un vivant ! Quand il .repart, il nous semble que la
vieille maison est vide tant il occupe de place.
3 On s'est défié des appréciations louangeuses sur l'enfance de Michel, appréciations qui risquent, avec les années écoulées, de
s'apparenter plus à la fiction qu'à la vérité.
Comment ne pas citer cependant, après une longue conversation, le jugement de M. l'abbé Coumailleau, actuel supérieur du
Petit Séminaire de Chavagnes, un de ceux qui a le mieux connu Michel, à Richelieu en particulier : "Enfant doué, dit-il, brillant, un des plus complets que j'ai connu (ce qui est rare à cet âge). Point sans défaut, certes, ni sans malice, mais très droit.
Brillant en littérature (plus qu'en sciences), ajoute-t-il, mais il renoncera dès son grand Séminaire à se cultiver dans ce sens.
Renoncement authentique de quelqu'un qui a opté systématiquement pour l'essentiel."
M. l'abbé Coumailleau nous apprend encore que Michel a découvert sa vocation, de façon précise, à Richelieu, un jour, de Noël, "sous le signe de l'Incarnation qui restera le signe même de son sacerdoce". 4 Raymond Deflin, responsable de Libération Nord pour la Vendée, et qui habitait l'actuel 23 rue de Tiffauges à Montaigu.
SÉMINARISTE à LUÇON
L'ABBE FAVREAU5 entre au Grand Séminaire le 30 septembre 1940. Il n'avait pas encore 18 ans.
Au moment de prendre la soutane, comme à la veille de toutes les décisions importantes de sa vie,
Michel craint et hésite. Il a peur de ne pas réaliser l'idéal du sacerdoce.
* * * Mais, à peine rentré, il montre ce qu'il est une âme franche, sensible sans sensiblerie, non
conformiste, mais humble et docile, délicate jusqu'au scrupule, généreuse jusqu'à l'héroïsme.
Au Petit Séminaire il passait pour chahuteur. Il s'est assagi pendant son année de Philosophie. Dès
les premiers mois du Grand Séminaire, il observe scrupuleusement son règlement et se met au travail.
* * * Au début de l'année 1941, les Allemands occupent une partie de la maison. Michel, sur un ton
gouailleur, décrit l'invasion de l'ennemi.
"Le séminaire est une véritable caserne d'Allemands. La muqueuse de nos fosses nasales s'est
adaptée à l'odeur "sui generis" de graisse, d'orange, de tabac, de bière et d'eau de Cologne. J'apprends
à mettre en batterie à force de le voir faire, et surtout, avec la permission du lieutenant allemand, nous
pouvons passer des vivres aux prisonniers martiniquais qui viennent balayer les couloirs, empierrer la
cour et décharger les camions. Les Allemands sont impressionnés d'être au milieu de "doktors
d'Université". (Lettre du 14 février 1941.)
* * * Dans cette même lettre, il énumère soigneusement le programme de son premier examen. Pas un mot
sur ses succès. Pourtant, il s'est classé 3e sur 52 élèves. Quelques mois plus tard, il parviendra à la
première place. Mais, par modestie, il tait ses avantages. Il se bornera parfois à des renseignements
5 D'après des notes de M. l'Abbé HAURET, directeur de conscience de Michel.
vagues : "J'ai été content de mon écrit. et de mon oral." (Lettre de février 1942.) En réalité, une fois de
plus, il était sorti premier !
* * * Les études du Grand Séminaire l'intéressent beaucoup. Mais il se plaint de l'éparpillement de ses
activités. Il regrette de ne pouvoir lire davantage ni "se livrer à des œuvres de plus longue haleine".
Cependant, il lit Maritain, Pinard de la Boullaye, Léonce de Grand'Maison. Les ouvrages spirituels
l'enchantent :
"J'ai lu en lecture spirituelle "Vivre", de ARAMI (très à la portée du peuple sur la grâce), la "Petite
Voie d'Enfance spirituelle", du P. MARTIN, et je lis actuellement "Le Christ dans ses Mystères", de Dom
MARMION. Entre temps, je relis le "Traité des Saints Ordres", qui me semble un chef-d'œuvre et le
"Manuel du Séminariste", de LETOURNEAU, que j'avais décrié sans le connaître." (Lettre du 30
novembre 1941.)
* * * Tonsuré le 27 juin 1941.
* * * Dès la fin de sa première année de séminaire, il rêve de consacrer ses vacances au service des enfants
des classes populaires. Sur les instances d'un ami, il a été admis dans une colonie. Sa délicatesse en
souffre. Il craint d'être un poids mort, sans utilité, peut-être à charge :
"Je ne veux pas aller en colo, si je dois alourdir les frais sans rendre grand service, et, d'autre part,
cette dépense m'effraie. Si je ne puis y aller, je trouverai bien de quoi m'occuper au patro (de ma
paroisse), surtout que M. l'Abbé est toujours un peu fatigué."
* * * On aura remarqué l'allusion discrète à ses difficultés financières. Pendant tout son Grand Séminaire
Michel s'ingénie à ne pas grever le budget familial. Il use ses soutanes jusqu'à la corde. Lui qui aimait
tant la lecture n'achète pas ou peu de livres. A la fin de sa Philosophie, il se procurera la Somme de saint
Thomas. Il confie, triomphant, cette emplette à l'un de ses amis intimes:
"Je me suis procuré la Somme de saint Thomas pour 40 francs : reliure un peu défraîchie, mais c'est
drôlement clair !" (12 juin 1942.)
* * * En cette seconde année de séminaire, un fait important marque sa vie.
"Notre cours marche bien. Il est le mieux coté du séminaire. Nous allons essayer de le faire monter.
Sous l'impulsion d'un type de valeur, qui, malheureusement pour nous, nous quittera sans doute pour
les Missions, nous avons élaboré un "plan d'activité surnaturelle" dans notre cours. Chacun s'est choisi
ou vu désigné par quelques confrères, formant le noyau principal, un groupe de cinq ou six camarades
qu'il s'agit de faire monter à notre suite : c'est notre part spéciale de responsabilité, ceux qui par notre
libre volonté sont plus proches de nous dans la grande communion du Corps Mystique. Moyens
d'action : amélioration de nos prières, et prières pour le succès de notre action, sacrifices, acquisition
de la sympathie de nos confrères pour permettre les entretiens spirituels peu à peu ; enfin, exemple.
Pour moi, j'ai à charge plus particulièrement six confrères: je vais essayer de développer en eux cet
esprit de vrai apostolat dont la lecture de DOM CHAUTARD m'a montré la nécessité... Il faut que ce
semestre soit parfait et... Mais j'ai confiance : quand Dieu met en nous des désirs de monter, il nous
donne de quoi les réaliser." (13 février 1942.)
* * * L'abbé Michel parle d'un "type de valeur" animateur des équipes. Mais ne nous y trompons pas !
Comme d'habitude, il se cache... En réalité, il est et il sera jusqu'à la fin de son séminaire, la cheville
ouvrière. Ceux qui ont eu le bonheur de l'approcher se souviennent de sa conviction lorsqu'il parlait, et
aussi de ses silences. Parfois, le visage tendu, il se recueillait, les yeux mi-clos. Priait-il ? Puis soudain,
il sortait de son silence et explosait... Il eut pourtant des moments de découragement. On redoutait de le
suivre. Au Séminaire, comme plus tard dans le ministère, il déconcerte ceux qui, volontiers,
s'installeraient dans le conformisme ou la médiocrité.
Et son âme, avide d'absolu, souffrait au contact des contingences. Il accuse sa "timidité orgueilleuse
qui l'handicape sérieusement". (13 février 1942.) Il craint de manquer à la charité en jugeant les
confrères qui ne marchent pas à son pas. Cependant, en cette année de 1942, le vent est à l'optimisme.
"Notre année se termine : elle a vu un départ apostolique, un lancement d'esprit ; nous allons
l'entretenir pendant les vacances. Et, l'an prochain, nous aurons un chantier splendide." (12 juin 1942.)
* * * De fait, la vitalité spirituelle du Séminaire se traduit par de nombreuses vocations missionnaires. Et
il est intéressant de noter l'appréciation que l'abbé Michel porte sur ces départs :
"Il y a un formidable exode pour les Missions (et le cloître), et, chose plus intéressante,. c'est un
exode surnaturel et non un enthousiasme bête." (13 février 1942.).
"D'assez nombreuses vocations missionnaires et religieuses (Missions de France, Bénédictins,
Jésuites, Dominicains, Fils de la Charité... ) découronnent nos cours : enfin, ça vaut mieux de donner
que de n'avoir rien à donner." (12 juin 1942.)
Dès cette date, le jeune séminariste entrevoit-il, pour lui-même, une vocation missionnaire ?
* * * Quelques semaines avant son ordination aux premiers Ordres Mineurs, il écrit à un ami, pour
solliciter des prières :
"Prie bien pour moi. J'en ai besoin : il y a eu, ces derniers mois, un peu de flanchement. Le
relèvement commence. Il faut que je sois gonflé à la fin de ma retraite 23-29 juin." (12 juin 1942.)
Dans cette même lettre, il apprécie en ces termes un prêtre du ministère :
"Plus ça va, plus je l'admire ! Quel type ! Ça ne va, peut. être pas vite, mais c'est bâti sur la vie
intérieure !"
* * * Premiers ordres Mineurs, le 29 juin 1942.
* * * Vers la fin de l'année 1942 une certaine effervescence se manifeste au Séminaire. On parle de
débarquement anglais sur les côtes bretonnes. Notre séminariste reste calme :
"Depuis deux jours, les Anglais nous préviennent à la radio d'évacuer la zone côtière. Réactions
diverses. Comique ! Mais il y a des gens qui se font des cheveux ! Nous serons toujours les mêmes !"
* * * Il devient un des principaux artisans d'une grande fête mariale, organisée le 31 mai 1943, afin
d'attirer la protection de la Sainte Vierge sur ses frères soumis à l'épreuve de l'exil. Le soir, au cours
d'une veillée, les séminaristes, en présence de Mgr l'Évêque, réalisent un " Mystère de la Passion".
Michel fait le Christ en croix.
* * * Pendant cette année 1943, il organise avec ses confrères, pour resserrer l'union de tous, des feux de
camp. Dans le bois de "Barbetorte", on se réunit autour d'un bon feu, et des saynètes, sérieuses ou
comiques, se succèdent. Ces démonstrations, il le constate avec joie, assainissent l'atmosphère du
Séminaire :
"Plus de simplicité, d'allant et de joie : apostolat moins sous le manteau ... Les Vendéens, c'est dur à
remuer: Enfin, ça remue !" (15 avril 1943, Jeudi de la Passion.)
* * *
Cependant, il ressent le contre-coup des émotions de l'année. Il écrit à un de ses compatriotes:
"Prie pour moi. Je souffre. Les nerfs ! N'en dis rien à Montaigu : rien de grave, d'ailleurs je pense
que ça ne durera pas. Je préfère, avec avis de mon directeur, que chez nous on n'en sache rien."
"Je souffre !" Ces simples mots lui ont échappé. Michel ne se plaignait jamais. Il faut rapprocher
cette confidence d'une déclaration qu'il fera, un an plus tard, quelques mois avant son ordination
sacerdotale :
"Je serai prêtre soit en juin (1945), soit auparavant s'il y a mobilisation. Joie. Elle est pourtant rare
chez moi la joie. Joie aussi du ministère prochain : misereor super turbam. Don au Christ : il faudrait
qu'il soit total." (26 novembre 1944.)
* * * Depuis des mois, le séminariste traverse une douloureuse crise de scrupules. Ses confrères
remarquaient bien ses traits tendus. Mais se doutaient-ils que Michel, si ardent au, jeu, si exubérant
parfois, calme, maître de lui-même, n'arrivait pas à tranquilliser son âme ? Il connaît alors la torture
intérieure. Véritable crucifixion qui, parfois, dans l'intimité, lui arrache des larmes. Peu à peu, il
surmontera l'épreuve grâce à une obéissance absolue. Plus tard, évoquant cette pénible période, il
s'excusera auprès de son Directeur des ennuis qu'il a pu lui causer : "Comme j'ai dû vous embêter !"
Toujours la même délicatesse.
* * * Malgré son état de santé, il mène de front de nombreuses activités. Il poursuit ses études et se
maintient aux examens, aux premiers rangs. Il multiplie cercles d'études, feux de camp. Il s'intéresse à
l'évangélisation de la France paganisée. Il écrit à l'un de ses amis pour lui demander "un compte rendu
sur la déchristianisation de la France". Après le départ des séminaristes pour l'Allemagne, il organise un
service d'entr'aide pour leur soutien moral et spirituel, provoque, avec d'autres, des journées de prières
pour les absents. Bientôt, il sera nommé infirmier et, dans cette fonction, il déploiera un grand
dévouement pour les malades.
* * * Aux grandes vacances (juillet-août 1941) .il est requis pour aller, avec des jeunes de tous mi1ieux et
toutes conditions, reconstruire une digue à Bouin, en Vendée. Il reprend la tenue civile. Et là, pendant
six semaines, il va mener un véritable apostolat. Il est adoré par tous ses copains. Beaucoup de
séminaristes y sont requis. L'Évêché obtient du Chef de Camp l'autorisation qu'ils soient tous dans la
même chambrée. Ce qui est accepté, avec toutefois une réserve. "Je voudrais bien, dit-il à l'aumônier,
que vous me laissiez Michel Favreau avec les autres gars. C'est une sécurité pour moi de le savoir là."
Quand il vient en permission de deux jours, au 15 août, il est ravi, ne parle à Montaigu que du "Caïd", le
dur du camp, et apprend à sa sœur Denise : "Dans un amphithéâtre...", malgré les protestations de la
vieille grand'mère.
* * * Au cours des vacances de 1943, il note dans un billet adressé aux membres de son équipe ses
réflexions personnelles :
"J'ai trouvé - qui m'a servi pour orienter ma spiritualité de vacances, essai pour la vie apostolique
de demain - une plaquette collection Mappus : "Pour une spiritualité d'A. C." Elle vaut mieux que ses
quatre francs ! J'ai relu dimanche dernier un roman de Pierre l'Ermite : "Les Hommes sont fous" : très
chic : c'est un peu l'histoire de nous tous. Un jeune ingénieur plein de rêves et ses déceptions à son
arrivée dans l'usine, mais son redressement splendide. Autrement, je travaille un bouquin sur la grâce :
je crois que je vais arriver à simplifier et préciser mes notions et je revois un peu de philo dans
Sertillanges : "Les grandes thèses..." que je n'avais jamais eu le, courage de lire en entier. Sur les
conseils de X, je travaillerai ensuite : "Les degrés de la vie spirituelle", de Saudreau. X... m'a assuré
que même pour faire du patro sérieusement, c'était indispensable... Pour ma lecture d'Évangile, j'utilise
"Pages d'Évangile", de l'abbé Marc, avant d'essayer de voler par mes propres ailes." (Août 1944.)
* * * Dernières vacances. Désormais les grandes ordinations approchent. Depuis longtemps il s'y
préparait. Une lettre du 15 avril 1943 en fait foi.
"Il n' y aura pas de sous-diacres cette année, du moins parmi ceux qui n'ont pas été soldats. Du
moins, si, pour nous, le terme est repoussé, préparons-le."
* * * Cette dernière année s'annonce bien. Il écrit le 26 novembre :
"Ici, ça marche. L'équipe reprend avec trois nouveaux, ce qui fait sept en tout : 1'atmosphère y est.
Premier cercle Sur "1'amour de nos études" ; c'est X… qui dirigeait : il se lance bien. Prie. On a
l'impression encore plus que l'an dernier que nous sommes pour le Séminaire à une année-tournant."
Mgr Cazaux s'intéresse vivement aux "équipes" du Séminaire. A chaque visite il guide, conseille.
"Lorsque vous passez, lui dit Michel, avec sa simplicité bon enfant, vous devriez nous dire vos soucis,
vos inquiétudes, vos intentions majeures. Ça nous stimulerait !" Monseigneur souscrit bien volontiers à
cette requête.
* * * Michel est ordonné sous-diacre le 24 décembre, et deux jours plus tard, diacre :
"Je serai ordonné... diacre le 26 décembre, fête de saint Etienne."
Et il ajoute cette remarque émouvante:
"C'est symbolique cette date du premier martyr."
Et la lettre s'achève sur ces paroles :
"Nous pouvons, nous devons et nous voulons faire avec le Christ un beau sacerdoce."
* * * La plupart des confrères de son cours seront ordonnés prêtres en mars 1945. L'abbé Michel Favreau,
en raison de son âge, attendra jusqu'au 29 juin. Nous ne possédons aucun ,écrit de lui, daté de cette
époque. Mais ce que nous savons, c'est qu'il recevra le sacerdoce avec joie, mais aussi avec crainte.
Il chante sa première grand'messe à Montaigu le jour de la fête du Précieux Sang.
* * * D'aucuns suspectaient son "enthousiasme" et même son jugement. Ceux qui le connaissent attestent
que son ardeur était toujours marquée du signe de la croix. Chacun de ses projets - et il en élaborait
beaucoup : "J'ai tout un tas de projets... comme d'habitude", écrivait-il à 16 ans ! - lui coûtait beaucoup.
Pourquoi ? Parce que son esprit intuitif apercevait l'idéal. Aussitôt, car il était entier et toujours en quête
d'absolu, il voulait passer à la réalisation. Mais sa nature frémissait, indécise. Il y a, dans ses craintes et
ses appréhensions, une part qui revient à son tempérament, et une autre, toujours plus grande à mesure
qu'il avance dans le dépouillement, attribuable à la défiance de lui· même, à l'humilité.
* * * Quant à son jugement, nous avons son propre témoignage. Un jour des confrères lui disaient :
"Michel, vous réussirez certainement plus tard dans le ministère, car vous êtes intelligent et vous avez
de l'allant." Un silence. Puis l'abbé tranquillement de répondre : "Ah ! qui sait ? Je manquerai peut-être
de jugement, et je ne réussirai pas !"
Cette défiance était chez lui une garantie contre les égarements.
* * * Quelques-unes de ses paroles :
Un jour de Pentecôte, les élèves du Séminaire se rendent à la cathédrale pour les offices. Le long du
chemin, un ami fait remarquer à Michel que sa soutane était percée. Réponse : "Ah ! les apôtres, le jour
de la Pentecôte, étaient sans doute plus mal habillés que moi."
Quelques autres recueillies par un de ses amis intimes, le Père GEFFARD, actuellement missionnaire
diocésain à Luçon :
Michel, dans une circulaire à tous les responsables d'équipe :
"Nous sommes au pied du mur. C'est maintenant que notre utilité, notre efficacité vont être jugées.
Sommes-nous capables d'obtenir un résultat ?
Il ne faut pas que la prière et le sacrifice soient le refuge de notre paresse aux abois.
La valeur apostolique du clergé vendéen dans dix ans dépend pour une part· de la manière dont
nous allons réagir. A l'œuvre ! Sans quoi, nous serions accusés par le Christ d'avoir saboté son œuvre,
celle pour laquelle il est mort.
Dans une préparation de cercle d'études. A la question posée : "Jusqu'où doit aller la charité ?" Il
répondit : "Jusqu'où celle du Christ est allée."
Si un prêtre ça revient simplement à avoir une soutane sur le dos, ça n'en vaut pas la peine !"
VICAIRE aux HERBIERS
Denise nous dit les craintes de Michel en attendant sa nomination et comment il s'installe dans son
premier vicariat :
"Il tremble d'être nommé professeur. Mais un contre-ordre arrive et c'est pour partir vicaire aux
Herbiers. Pendant quatre ans il s'y dévouera corps et âme. Il commence à se dépouiller pour les
pauvres : vêtements, linge, tout va y passer. Il enlève de sa chambre le prie-Dieu. "Le Bon Dieu n'en
avait pas quand il est venu sur la terre." Le bureau : "Beaucoup trop beau pour moi." Il le remplace par
une vieille table. Toutes les chaises branlantes se donnent rendez-vous dans sa chambre et il faut se
méfier quand on veut s'asseoir. Un tiroir de sa commode est occupé par des souvenirs de famille : le
chapelet de maman, des photos, nos lettres ; un autre, par un fusil-mitrailleur. (Il est bien resté le même :
pape ou colonel de zouaves !) Ailleurs : ce n'est que des bouquins, papiers, vieilles boîtes où l'on trouve
un peu de tout (sauf souvent ce que l'on cherche)."
* * * Son curé avoue que pendant ces années on ne trouve pas de faits saillants dans la vie de Michel qui
est "un dévouement continuel réalisé tout simplement".
Les préparations des kermesses qui permettent aux écoles libres de vivre lui donnent du souci :
"Il lui était extrêmement pénible d'aller demander étoffes, sucre, chocolat et autres denrées chez les
fabricants des villes voisines au moment où tout cela était très rare pour en alimenter les comptoirs de
vente. Mais après plusieurs démarches infructueuses il avait trouvé là tellement de goût aux
humiliations que cela lui procurait, qu'il le faisait presque avec plaisir."
* * * Dans son cœur, les pauvres ont la place qu'il ne leur marchande jamais : la première.
"Un pauvre sans logis venait-il au presbytère, nous dit son curé, il fallait bien qu'il trouve le moyen
de le loger quelque part (entre parenthèses: non sans faire maugréer la bonne qui n'était pas toujours
fière de cohabiter avec des gens à mine peu recommandable).
Il ne gardait pas un sou sur lui et les emprunteurs avaient vite fait de l'apitoyer. Combien a-t-il prêté
ainsi à fonds perdus ?"
C'est M. le Curé des Herbiers qui nous apprend aussi qu'en ce domaine il n'hésitait pas à mettre la
main à la pâte pour rendre service, aidant à pousser la charrette à bras de celui qui lui paraissait fatigué,
se chargeant de petites courses..., etc.
Et il ajoute :
"Ce qui le caractérisait c'était son désir intense de faire du bien, d'aider ceux qu'il voyait dans la peine
morale ou matérielle. Cela le mettait sens dessus-dessous de voir une souffrance, de ne pouvoir
lui-même la soulager et de se rendre compte que certains auraient pu le faire si facilement parfois."
Il y a le côté pittoresque de cette vie d'un Michel ardent et très... "jeune vicaire".
Sa chambre est à tout le monde, bien sûr, aux jeunes en particulier et comme la plupart de ses
semblables, il fait monter son calvaire à Eugénie, la gouvernante du presbytère. Comment tenir des
escaliers propres avec un tel va-et-vient ? Comment arriver à mettre en ordre une chambre qui est un
capharnaüm ? Eugénie proteste. Michel respectera les marches cirées... et il attache une corde lisse dans
la cage de l'escalier. Sur sa porte, une étiquette : "Avis. - Eugénie n'est pas responsable du désordre qui
règne ici." Eugénie lève les bras au ciel... et pourtant elle aime bien ce vicaire qui lui casse son bois et en
qui surtout elle sent une âme profondément sacerdotale.
Certes, il n'est pas de tout repos.
Certes, son linge neuf disparaît de son armoire et c'est Eugénie qui doit ensuite interminablement
raccommoder des chaussettes informes ou des chemises élimées... Mais, au fond !
* * * On parle encore dans la paroisse de son "imagination furibonde", de ses "industries" pour remplir la
caisse de ses œuvres. Chaque fête connaissait une attraction nouvelle. On le vit mettre sur pied un
"motocross" pour attirer du monde.
* * * Ses réactions ont quelquefois davantage de portée. Il rend visite un jour à une famille aisée qui lui
offre à cette occasion une paire de souliers neufs (il en a grand besoin !)... mais ne souffle mot d'un
article paru dans le Bulletin Paroissial sous la signature de Michel.
La critique en sera faite deux jours plus tard à M. le Curé pour être transmise au vicaire. "Comment,
on me fait des sourires par devant, on m'offre des souliers... et la critique qu'on aurait pu faire
amicalement à cette occasion on la glisse par derrière ?" Michel bout. Il faut l'empêcher d'aller remettre
ce cadeau et de faire un drame. Mais le soir il a réunion au presbytère : "Tu as besoin de souliers, dit-il
à un gars ; combien chausses-tu ? Ça va ! Prends ceux-ci. Tu diras que c'est M. X... qui te les a donnés."
* * * Nous avons eu la joie de passer aux Herbiers une après-midi de ce mois de juin et d'y rencontrer en
un long dialogue un groupe de ces jeunes auxquels Michel s'était particulièrement attaché. Avec quelle
simplicité, . mais quelle "ferveur" ils nous ont parlé de celui qui restera "leur abbé Michel".
* * * "Il avait une prédilection pour un quartier des Herbiers, le plus pauvre. C'est là qu'il envoyait tout ce
qu'il avait, depuis ses chaussettes... jusqu'à l'édredon de la cure."
"Il ne fallait pas lui parler d'une misère, ajoute un autre, sans quoi on savait comment ça finirait."
* * * Nous avions un groupe du "Loisir Populaire" pour les jeunes ouvriers. Ce groupe était sa grande
préoccupation. Grâce à lui nous avons pu réaliser trois camps : le premier, en vélo, à cinq, du Croisic
aux Sables-d'Olonne. L'année suivante, nous partions en car, une vingtaine, pour le Massif Central, les
gorges du Tarn et Marseille. Une troisième année : vallée de la Loire, vallée du Rhône, Basses-Alpes,
Côte d'Azur, en car, mais cette fois avec 25 ouvriers.
- Qu'est-ce qui vous a frappé durant ces camps ?
- Rien ! Mais on a pu le mieux connaître et l'apprécier. Il était de corvée comme tout le monde, de
popote comme tout le monde... naturellement.
- Et ce fameux moto-cross ?
- Il s'était donné beaucoup de mal aussi. Pareille organisation n'allait pas sans difficulté. "Je ne, l'ai
jamais vu se démonter", ajoute l'un d'eux... "Et le jour-même, nous dira son beau-frère Jean qui perçut
les entrées, il paie sa place malgré les protestations."
* * * France-Dimanche, dans son numéro du 15-4-1951, a écrit (en insérant une photo qui n'est pas de
Michel) :
"Pour montrer ce dont ,était capable un prêtre, il participa en soutane, il y a un an, à une course de
bicyclette patronnée par L'Humanité. A la grande joie de la foule il arriva second. Mais cet exploit
sportif souleva une certaine émotion."
- Qu'en est-il exactement ?,
- Les sourcils se froncent. "Nous avons envoyé une lettre à fin de rectification à ce journal."
La course n'était pas patronnée par L'Humanité mais organisée par le "Vélo-Club Herbretais", un
club ouvert à tous. Elle eut lieu un dimanche ordinaire. Simple course "corporative" pour l'attribution
d'un challenge (objet d'art remis en compétition chaque année).
Michel lance : "Pourquoi que je ferais pas l'équipe des curés ?" Il demande au second vicaire s'il
accepte de courir avec lui. Refus.
Il y avait donc en ligne quatre équipes de cinq coureurs chacune. Les bouchers, les charcutiers, les
menuisiers… et la chaussure. Cette dernière équipe, incomplète, cherchait en vain son cinquième
coureur. Alors Michel : "Je me mets avec vous."
On retarde l'heure de la course pour attendre la fin des vêpres. Michel prend le départ de la course
avec la "chaussure". Il arrive deuxième.
Une autre épreuve de "marche à pieds" complète la course de vélo et compte pour le challenge. Cette
fois il arrive premier. Tous le voient encore s'épongeant le front : "Mon vieux, il fait chaud !"
Un bal doit suivre. Avant que Michel ne parte, un des organisateurs s'approche de lui : "Il manque
des chaises." Question délicate aux Herbiers car le Vélo-Club est indépendant. "Y en a au patronage !"
répond Michel et il les aide à les transporter.
Certains furent choqués une fois encore, mais s'ils réagissent c'est parce qu'il a couru avec X..., qui
est militant socialiste, ou avec Y..., qui ne pratique pas.
Or, nous disent les jeunes, ce qu'il voulait c'était "l'union de tous". Il y travaillait sans cesse et par
tous les moyens... mais "c'est une chose presque impossible", ajoute un des interlocuteurs.
Impossible ? Non ! C'est sans doute chez des non pratiquants que Michel a rencontré le plus de
sympathie. Mais nous espérons que, même s'il a choqué quelques pratiquants, l'ensemble des chrétiens
le comprend maintenant. Puisse "l'Appel" de sa vie et la force de son sacrifice entraîner vers une union
plus profonde cette ville des Herbiers.
* * * Son objectif : rapprocher et unir était le même lors du grand feu de Saint-Jean aux Alouettes (3 km.
des Herbiers), le point le plus haut de la Vendée. Service d'autobus, pick-up, parcourir la ville pour
l'annoncer avec de vieux tacots et des haut-parleurs... c'est l'extérieur.
De même lorsqu'il fallait sauter le feu. On sait la tradition : les "filles à marier" sautent d'abord afin
de rencontrer dans l'année le prince de leurs rêves. "Mais elles se font prier... Si encore c'était efficace
elles auraient un peu plus d'audace." Alors Michel n'hésitait pas à sauter le feu pour créer l'ambiance.
* * * Souci d'union qui fait de lui un des principaux artisans de la fusion des deux sociétés de football... on
l'amène à demander à ses gars de travailler aussi bien pour l'Arbre de Noël des écoles laïques que pour
l'Arbre de Noël des écoles libres.
* * * Quand il aidait une vieille femme en poussant sa brouette de linge, on entendait quelquefois : "C'est
tout de même pas le travail d'un prêtre !"
* * * En terminant, ces jeunes nous disent avec une délicatesse souriante que nous retenons : "M. le Curé
l'aimait bien. Il le comprenait. Il le soutenait... mais c'est lui qui avait la tâche difficile pour faire
comprendre cet abbé Michel qui fonçait."
* * * Michel s'est-il laissé enliser dans les occupations matérielles ? Non. Il est Directeur de patronage et
de ce fait doit s'occuper de sport... mais ne devient ni "l'entraineur" de ses équipes, ni un marchand de
crampons ou de shorts. Il s'en tient au rôle d'aumônier et use de son influence pour élever le niveau
spirituel du milieu.
Il croit d'ailleurs beaucoup moins aux cercles, aux réunions organisées, aux laïus... qu'à l'influence
directe et personnelle, au contact.
* * * Dans les réunions des, prêtres du doyenné il se faisait le boute-en-train. Quand vint son tour de faire
une conférence sur un sujet donné, il s'amusa à jeter le désarroi chez les bons curés qui l'écoutaient par
le paradoxe de sa pensée. Il devait nous en parler plus tard à Bordeaux, les yeux pétillants de malice.
"J'aurais pu copier des idées dans des bouquins. Tout le monde aurait trouvé ça très bien et serait parti en
disant : Amen... Moi j'aime pas ça !"
Était-ce tellement un jeu ?
* * * Des confrères de son cours de séminaire notent à cette époque la "fidélité" de ses amitiés, fidélité qui
tiendra malgré la séparation et se poursuivra après son départ à Bordeaux.
Mais en ce domaine, comme en tout autre, Michel ne cède pas à la facilité. Un prêtre, qui est son ami
de toujours, lui téléphone à Pâques 1949 en lui demandant s'il peut le recevoir ce jour-là. Non, répond-il.
Je déjeune et je pars visiter ·les malades pour les communions pascales."
* * * Pourtant ce ministère aux Herbiers ne suffit pas il combler les aspirations de son âme. Il s'en ouvre à
M. le Curé et à Mgr Cazaux.
La Vendée est une terre chrétienne, un secteur privilégié, Michel aspire à autre chose.
Est-ce à dire que tout prêtre généreux quittera une paroisse chrétienne pour un apostolat en Mission
étrangère..., ou au cœur des masses déchristianisées ? Non. "Il y a beaucoup de demeures dans la
Maison du Père." - "C'est le même esprit, mais il y a diversité de dons. Il y a diversité d'opérations, mais
c'est le même Dieu qui opère tout en tous." (1re
Épître aux Corinthiens XII, 4-6.) - "Vous êtes le Corps
du Christ et vous êtes ses membres, chacun pour sa part... tous sont-ils apôtres ? tous sont-ils
prophètes ? tous sont-ils docteurs ?..." (Même Épître XII, 27 et 29.)
La "vocation" de Michel est ailleurs, tout simplement. Il va lui falloir trouver "sa" place dans le
Corps du Christ. Recherche laborieuse, mais qui ne s'apparente pas à la pure fantaisie puisqu'elle se
poursuit avec l'aide de ceux qui le connaissent, de ceux qui ont charge de lui, de son Évêque en
particulier qui représente officiellement l'Église.
Il peut partir en Indochine comme aumônier militaire. Les soldats manquent de prêtres là-bas.
Il peut venir à Bordeaux où il trouvera la masse ouvrière dont il pressent les besoins.
De ces deux voies, la première fait vibrer en lui le sens de l'aventure en même temps que des désirs
apostoliques. Elle a ses préférences humainement. Par l'intermédiaire de son Évêque, l'Église met
l'accent sur la seconde et la lui conseille. Michel n'essaiera pas de manœuvrer pour obtenir ce qu 'il
"veut". Il ira où l'appelle le Seigneur6.
* * * Après sa mort, nous avons relu en équipe la lettre que Mgr Cazaux lui écrivit de Luçon à ce sujet le 2
mars 1949. La grande force de la Mission doit être son sens de l'Église, son attachement à l'Évêque,
successeur des Apôtres. Mgr Cazaux a toujours tenu dans le cœur de Michel une très grande place. Il
avait reçu de lui le sacerdoce, il se savait toujours compris. Il s'appuyait sur lui comme sur un guide
sûr… mais plus encore il l'écoutait avec toute sa fidélité à l'Église.
Évêché de Luçon, 2 mars 1949.
BIEN CHER ABBE,
M. l'Abbé B... m'a écrit pour me demander ce que je pense de votre candidature pour l'Aumônerie
militaire en Indochine.
J'ai réfléchi. J'ai consulté. Entre temps j'avais vu Mgr Feltin qui cherche des prêtres pour ses
ouvriers bordelais. Tout mûrement pesé, voici quelles sont mes dispositions et mon avis.
Je suis décidé à ne plus vous retenir, si rien ne vient contrecarrer cette décision, de manière grave.
Mais j'ai été assez, je demeure assez votre Père, pour me croire autorisé à vous donner ma pensée
toute loyale sur votre cas. A mon avis mieux vaudrait Bordeaux que Saïgon. Votre santé n'est pas
tellement forte, votre prudence pas tellement excessive... et surtout le soutien que votre âme sacerdotale
désire, plus qu'aléatoire et épisodique en Extrême-Orient. Au contraire, j'ai pensé spontanément à vous
lorsque Mgr Feltin nous a parlé en assemblée provinciale des besoins des milieux ouvriers dans les
paroisses populeuses des bords de la Gironde en particulier. Là vous trouveriez à réaliser plus
vraiment ce qui m'a paru être votre vocation de toujours. Et, sans que vous soyez obligé de faire des
vœux et un noviciat, une communauté sacerdotale, dont Monseigneur l'Archevêque m'a garanti le zèle,
l'esprit fraternel et sacerdotal ..
Je désirerais avoir votre réponse, avant de répondre moi-même à l'Abbé B... Mon avis est formel. Il
peut n'être pas le meilleur. Je vous laisse toute liberté pour réfléchir, prier, consulter... C'est avec toute
l'affection et tout l'intérêt que je vous porte que je prie pour vous et que je vous bénis! -
ANTOINE-MARIE,
Évêque de Luçon.
* * * Michel a pu "choquer" aux Herbiers, "étonner" quelquefois.
C'était un esprit original et inventif. Dans ce presbytère des Herbiers, au cours d'un repas, Mgr
Cazaux lui dit en souriant : "Vous êtes un peu bohème, mais c'est pour ça qu'on vous aime !"
Nous tenons de la bouche même de son évêque ce jugement : "Michel allait tout droit."
"En l'envoyant à Bordeaux, ajoute-t-il, je ne pensais pas l'envoyer au sacrifice suprême, à la mort."
Et l'évêque de Luçon fait alors, avec beaucoup de Vendéens, le rapprochement entre cette vie de
Michel et celle de l'abbé René Giraudet, prêtre-ouvrier volontaire pour l'Allemagne et mort des suites de
son internement à Bergen-Belsen. Il rappelle la phrase de René Giraudet pour décider son évêque à lui
donner la permission de partir en Allemagne : "Ne m'épargnez pas !"
Michel avait une véritable dévotion pour René, son ami, dont l'image souvenir marquait l'office du
jour dans son bréviaire.
* * *
6 Que Michel n'ait pas été compris de toute le monde, une phrase entendue en Vendée tendrait à le prouver : "S'il était resté à sa place, celui-là, ça ne lui serait pas arrivé !" Sur les lèvres qui l'ont prononcée, et dont il vaut mieux ne rien dire, ce Jugement
frise l'aberration et n'a d'égale qu'une autre réflexion, à Bordeaux, après l'offrande totale du 7 avril. Un chrétien de milieu
bourgeois s'adresse à un autre chrétien, ardent militant a la C.G.T.: "Vous ne pensez pas que ce soit un coup des communistes
pour se débarrasser de lui ?" Il faut n'avoir, pour parler ainsi, aucune idée, non seulement des valeurs ouvrières, mais au moins de ce coude à coude du travail qui "rapproche" toujours ceux qui peinent. En tout cas, nous avons vu, pour toute réponse,
pleurer de honte et de souffrance le militant ouvrier... sans un mot pour exprimer l'indignation qui lui serrait la gorge.
Dans l'express qui le conduit des Herbiers vers Bordeaux, le cœur inquiet et serré, il regarde défiler
le paysage familier de sa Vendée. En gare de La Roche-sur-Yon monte l'abbé Coumailleau, qui vient
d'être nommé Supérieur du Petit Séminaire. Joie de Michel. Conversation amicale au cours de laquelle
chacun apprend à l'autre l'orientation nouvelle de sa vie. Au bout d'un moment : "Et maintenant, si on
priait", dit Michel.
Arrivé à Luçon, l'abbé Coumailleau s'apprête à descendre... En lui, Michel perd un peu plus de sa
terre natale (ce prêtre lui-même disait récemment : "Visiblement, il ne partait pas le cœur gai. On sentait
un véritable arrachement.") Alors se mettant à genoux dans le couloir, sous les regards étonnés :
"Bénissez moi avec les âmes qui m'attendent !"
Chiqué ? Originalité inutile ? Non... mais absence de respect humain chez un Michel dont la Foi
éclate.
Nous avons retrouvé dans les affaires de Michel un carnet "intime" bourré de noms, d'objectifs
précis, de détails concrets qui servaient de base à sa prière, à son amour sacerdotal.
Il a écrit ces pages entre juillet 1946 et avril 1948, pendant son vicariat des Herbiers.
Ce carnet n'est qu'une étape dans l'évolution spirituelle de Michel. Il avancera dans 1'amour du
Christ entre les Herbiers et sa mort... Et durant cette dernière période, il n'écrira plus guère, bien sûr !
Il est important cependant de citer quelques phrases de ce carnet. A travers la jeunesse qui se
retrouve dans l'expression, on est relié très logiquement, par l'effort continu et tenace de Michel, au
prêtre plus mûr qu'il sera devenu au moment du sacrifice.
"Il y a trop de prêtres corrects, honnêtes, bons. Il n'y a pas assez de prêtres dont l'âme soit à
l'unisson de celle du Christ...
Il faut que j'aie l'obsession de révolutionner la paroisse, et que cette obsession me fasse toujours
chercher de nouveaux moyens, et surtout qu'elle soit pour moi un continuel stimulant à la prière. D'où
sacrifice ! Méditer la vie du curé d'Ars...
Un prêtre ne peut rester médiocre longtemps. Il sent bon ou mauvais... Ou alors c'est un zéro.
Ma messe égale ma vie. Est-ce vrai ?
Je dis "mes militants", alors que ce sont les militants du Christ. Je n'ai pas le désintéressement
sacerdotal. Je tiens au succès, à la bonne marche de "ma" section, de "mes" cerclés !
Le grand moyen de gagner du temps : prier !
M'occuper de Dieu pour Dieu (non comme un moyen d'arranger mes affaires)."
(Retraite juillet 1946.)
"L'amour du Christ pour moi n'est pas un amour . passé, l'amour de quelqu'un qui m'a aimé voici
1.900 ans - et 1.900 ans c'est si vieux - mais un amour présent. Le Christ n'est pas un ami d'autrefois,
c'est un ami d'aujourd'hui...
Attention : ne pas simplement paraître aux yeux des gens un autre Christ, mais en être un. Sinon, ce
serait de l' hypocrisie."
(27 novembre 1946.)
Je n'arriverai à faire aimer Dieu que si moi-même Je suis passionné pour Lui. Les chrétiens sentent
comme d'instinct si le prêtre est passionné de Dieu...
Il ne faut pas rabaisser l'apostolat : l'apôtre vrai est animé plus encore par la passion de Dieu que
par la passion des âmes."
(7 décembre 1946.)
"Esprit-Saint, Vous, Vous seul, Vous pouvez transformer les 4000 hommes qui me sont confiés."
(9 décembre 1946.)
"Ce soir, je me sens découragé. Je me trouve sans militants : des types qui ne s'y crèvent pas. Et tant
de travail : on n'en sort pas. Démissionner ou devenir rapidement un saint. Je n'ai pas de choix à faire
ailleurs."
(27 décembre 1946.)
"Est-ce que très souvent le point de départ de mon action n'est pas une sorte de sentiment du devoir,
impersonnel, quelque reste de mes scrupules d'autrefois. Et puis surtout le "Moi", ma section, mes
efforts, mes réunions... et l'opinion qu'on a de moi, ce qu'on dit de moi, ce que je parais. L'œuvre du
Christ ? Mon œuvre à moi ? Je ne sais. L'orgueil a gangrené toute mon activité, tout mon zèle."
(3 janvier 1947.)
"La recherche trop ardente du succès est le signe de l'orgueil."
(4 janvier 1947.)
"Au soir de la vie, vous serez jugés sur l'amour." Me rappeler souvent cela.
(Cette phrase du 14 janvier 1947, il l'écrira à nouveau - la toute dernière - avant de mourir.)
"Prêtre toujours et partout : donc hantise de Jésus à faire aimer partout et toujours. Le prêtre ne se
comprend pas sans cet amour fou de Jésus...
Prier, prier et me sanctifier : secret de ceux qui ont bouleversé le paganisme."
(14 mars 1947.)
"Patience et hardiesse à la fois."
(24 mars 1947.)
"L'appel des âmes : S.O.S..., S.O.S."
(26 mars 1947.)
"Beaucoup de gars de la masse viennent jouer au foot sur le champ de foire, le soir après la
débauche."
(18 avril 1947.)
"Prier Marie, et me jeter vers elle (deux chapelets par jour)."
(28 avril 1947.)
"Aujourd'hui, coup de pompe, avec peut-être paresse... Le Christ n'est vraiment pas pour moi un ami
dont la pensée m'obsède. Quand je pense que des gars, à longueur de journée, rêvent de leur fiancée, et
que moi qui le matin ai dit la messe, j'oublie le Christ et "je renâcle" pour faire une visite au
Saint-Sacrement."
(7 mai 1947.)
"Le Christ, représenté par Monseigneur l'Évêque, m'a envoyé dans cette paroisse des Herbiers avec
mission de la rendre plus chrétienne... Je n'ai pas à chercher des trucs ou des méthodes, et à m'y
réfugier comme si c'était là l'explication profonde de la conversion des foules. Mais j'ai à devenir un
saint... Ce qui me manque, c'est la volonté de monter très haut, très rapidement."
(11 mai 1947.)
"Sainte Vierge Marie, priez pour que Jésus ne soit plus pour moi cet être lointain,·sans personnalité,
pour lequel je n'ai pas d'affection, mais qu'il soit désormais pour moi, pour tous les prêtres, pour tous
les militants, pour tous les baptisés, le Jésus Vivant, Ami intime, qu'Il est en réalité."
(15 mai 1947.)
"Sine sanguinis effusione, non fit remission (sans effusion de sang, il n'y a pas de rachat)."
(16 mai 1947.)
"Tu connais, toi, des passions qui ne coûtent rien" (dans Le Père Tranquille, Noël-Noël). Si j'ai la
passion du règne de Dieu, ça me coûtera cher, en peines, en sacrifices, en souffrances. Et cette passion,
il faut qu'elle soit en moi forte comme dans le Christ."
(18 mai 1947.)
"Hantise des âmes. Un chrétien qui n'est pas un apôtre est un apostat. Un prêtre "fonctionnaire" est
un traître."
(7 juillet 1947.)
"Je manque de confiance, beaucoup. J'ai pourtant pour moi le sang du Christ...
Je ne prie pas au sens de supplier. Prier égale désir ardent, désir farouchement exprimé..."
(9 juillet 1947.)
"Je ne me suis pas fait prêtre pour faire des travaux matériels. C'est évidemment plus facile, mais ce
n'est pas ma fonction. Donc ne pas croire que ma journée a été remplie quand je l'ai occupée à
arranger des lits ou arroser le jardin. Sans doute je dois rendre service, mais attention à ne pas prendre
le change. Je ne suis pas fait non plus pour enterrer des morts, même administrer les sacrements...
Prêcher. Prier. Offrir. Or, j'ai nettement l'impression que ma vie se laïcise. J'attends autre chose. Ce
n'est pas une vie de prêtre."
(28 juillet 1947.)
"Grâce à demander : Comprendre mieux ce qu'est le sacrifice de la messe. Célébrer toujours plus
parfaitement la messe. M'unir à Jésus, Prêtre et Victime, par la participation chaque jour plus complète
à ses sentiments de prêtre et de victime. Demander ces grâces pour moi et les autres prêtres."
(9 août 1947.)
"La première qualité d'une prière, c'est d'être sincère. Une prière qui ne correspond pas à un désir
n'est qu'un mot et souvent une hypocrisie. Plus le désir est profond, violent, plus la prière est prière."
(Retraite 1947.)
"Monter ou descendre. Monter beaucoup et vite ou descendre beaucoup et vite. Si je fais le bien à
demi, si je me contente d'un idéal à 50 %, ce sera pour moi la décadence plus ou moins rapide, rapidité
qui dépendra des circonstances où la vie me jettera."
(3 septembre 1947.)
"Sans amour on ne fait rien. Il faut que cet amour soit fort, fort comme la mort... C'est-à-dire
capable de me détacher de tout."
(4 septembre 1947.)
"Le premier boulot du missionnaire, c'est de construire une église, au moins de mettre un autel. Ce
que le prêtre emporte toujours : un autel portatif. La grande œuvre du prêtre : dire la messe. C'est le
moment le plus important de sa journée. Le prêtre est pour la messe."
(4 octobre 1947.)
"Avec le Christ, je ne sais pas quoi dire... Honteux ! S'ennuyer avec le Christ, alors que 5000 juifs en
oubliaient de manger pour accompagner Jésus. Mon Dieu, augmentez ma foi."
(10 octobre 1947.)
"Devant Vous, O Jésus, je répondrai et dès maintenant je réponds de ces 4000 âmes. Faites que ce
sens de nos responsabilités devienne plus vif, plus crucifiant, dans chacun de vos prêtres."
(2 novembre 1947.)
"Il y a trois ans, j'étais diacre. Diacre comme saint Etienne... A force de vivre plongé dans le travail
sacerdotal, je m' y suis comme habitué, blasé, et je n'en suis plus frappé par la noblesse et la beauté
uniques. Esprit-Saint, ravivez ma foi dans mon sacerdoce."
(26 décembre 1947.)
VICAIRE à SAINT-JOSEPH-la-PURÉE
A mesure que je rassemble mes souvenirs7, revient vivant en moi un Michel que j'avais presque
oublié depuis septembre et le départ de l'équipe à trois : Michel vicaire de paroisse. J'avais cru à une
rupture complète dans sa vie lors de son départ en Mission. C'est faux. La physionomie de Michel
m'apparaît aujourd'hui comme un tout, unifié dans une logique solide et continue : le dépouillement de
la Foi la "réalisation" du Sacerdoce en lui. Cela je ne voudrais par le trahir !
* * * MICHEL ARRIVE A BORDEAUX - JUIN 1949
* * * L'équipe sacerdotale de Saint-Rémi prépare la Communion Solennelle. Au repas de midi ce jour-là
ils se retrouvent quatre au lieu de trois. "Voyez, avait dit Mgr Feltin, si vous pouvez intégrer dans votre
équipe ce jeune prêtre vendéen que Mgr Cazaux veut bien nous envoyer. Il a demandé son départ pour
l'Indochine en qualité d'aumônier volontaire ; Mgr de Luçon vous le confierait à titre d'essai. C'est un
prêtre qui a songé beaucoup à l'apostolat ouvrier. Chez vous il pourrait étudier sa vocation."
Trois regards scrutateurs observent le nouveau venu. Il est le deuxième du genre, volontaire pour
l'Indochine et venu chez nous pour rechercher sa vocation. Sera-t-il lui aussi un original qui repartira au
bout de quelques semaines ? Et qu'est-ce qu'on pourra bien lui donner à faire ? Il arrive de Vendée,
quittant une paroisse de chrétienté aux activités multiples et absorbantes. Dans le secteur missionnaire
de Saint-Rémy-Saint-Joseph le nombre des pratiquants est si faible qu'il est loin d'absorber les
occupations de quatre prêtres. Bien sûr il y a tout le vaste secteur païen, notre raison d'être au fond, mais
il faut consentir à perdre apparemment beaucoup de temps, sans résultat visible. La transition risque
d'être brutale pour Michel. Peut-être y aurait-il à Bordeaux d'autres paroisses moins décevantes...
Michel écoute. S'il est un homme en quête d'aventure ou de réussite, son enthousiasme ne tiendra pas
devant un tableau si peu encourageant. Mais il est d'accord : "Je n'ai pas envie de me retrouver à
Bordeaux ce que j'ai été en Vendée : le vicaire d'œuvres. Il vaudrait mieux alors que je reste là-bas. Si
vous m'acceptez dans votre équipe, je chercherai avec vous. Je vais réfléchir encore..."
Et il repart aux Herbiers, emportant dans sa poche la clef du presbytère... puis, plus de nouvelles.
A-t-il changé d'avis ? Est-il parti en Indochine ? Nos lettres restent sans réponse.
7 Notes rédigées par Émile BONDU (qui a vécu avec Michel cette année 1949-1950) et complétées par des extraits de lettres.
* * * Il faut l'avouer, il est un peu original lui aussi. Que veut· il au juste ? Est-ce bien sérieux son désir de
quitter la Vendée ? L'Indochine ou Bordeaux ? Entre les deux il y a tout un monde. Quelle angoisse
profonde se cache derrière ce regard mystérieux, inquiet et rêveur ? Il est plutôt timide et taciturne.
Quand il parle, sa voix douce passe du ton grave au ton aigu de façon capricieuse, mais il a parfois des
réparties sans réplique de Vendéen têtu. Son front, d'ailleurs, est volontaire, et son visage, malgré sa
douceur, trahit un caractère dur à lui-même.
Ce qu'il cherchait, c'est maintenant que nous le savons, depuis que sa mort a déchiré le voile du
mystère qui se cache en tout homme, et jeté sur sa vie la pleine lumière. Oui, c'est vrai, Michel était un
rêveur et un aventurier : c'est à cause de cela, pour une part, qu'il voulait partir en Indochine ou plus tard
à Terre-Neuve... Pour une part seulement, car il vivait une autre aventure, celle d'Abraham, le vagabond
de la Foi qui part sans savoir où il va, partout où Dieu le mène. Le Vendéen têtu, à la fois timide et
courageux, était prêt à tout, à verser son sang sur le sol indochinois ou sur le pavé du port. L'un ou
l'autre, au fond, ça lui était égal. L'essentiel pour lui était de ne pas lâcher Dieu qui le cramponnait et
Auquel il s'était accroché comme le Vendéen s'accroche à sa terre. Son Évêque avait décidé pour lui que
Bordeaux serait le lieu de son sacrifice. Michel, longtemps scrupuleux, reste en tout cas toute sa vie
disponible à la volonté de Dieu, dans la Foi, et disponible à la Volonté de Dieu exprimée par les
hommes et par les événements. "Aux moments importants de ma vie, disait-il, ce n'est jamais moi qui ai
choisi : tout seul, j'aurais toujours hésité. Pour mon sous-diaconat, pour mon sacerdoce, j'ai fait
confiance à mon directeur... J'avais pensé à l'Indochine, on m'envoie à Bordeaux..."
Et à Bordeaux, comme aux Herbiers, il reste étrangement disponible à son Dieu, jusqu'au don du
sang, épousant de tout son être la volonté de salut de Dieu sur le monde, accompagnant son Christ
jusque parmi les derniers, dans le dépouillement le plus complet de l'amour. C'était là vraiment
l'aventure de sa vie!
* * * Michel nous arrive donc ayant épousé, comme il l'écrivait à sa sœur, "Dame Pauvreté". Il débarque
presque sans bagage et sans argent..., quelques livres seulement, parmi lesquels ses préférés : "France,
pays de Mission" et "La Pauvreté du Prêtre", cadeau de Denise, sa "sœur-maman" qui connaissait bien
l'âme de son jeune frère.
Un vieux béret troué ("mais ça fait prendre l'air"), un blouson kaki américain dûment rapiécé sur une
Soutane élimée, une musette en bandoulière contenant son bréviaire et son cahier de notes, un vieux
vélo... voilà son équipement !
Ça fait un peu original, mais ça lui plaît. S'il ne voulait pas choquer les pauvres, il n'était pas si
mécontent de choquer les riches... ou les confrères ! "Un genre", penseront certains. Peut-être, mais
combien de bourgeois d'Assise ont pensé aussi autrefois que François "faisait du genre". Et Michel est
heureux de raconter la méprise d'une brave bonne de presbytère qui s'était confondue en excuses après
l'avoir retenu sous la pluie devant la porte et sans le faire entrer, comme un vagabond. Il est vrai que sa
barbe de plusieurs jours et ses ,bottes boueuses n'avaient rien de particulièrement "ecclésiastique". C'est
à la suite de cela que lui vient ,l'idée (jamais réalisée évidemment) de faire, déguisé en clochard, tous les
presbytères de la ville pour voir comment on y accueillait les pauvres.
Sous cet accoutrement et derrière ces boutades, vit un cœur passionné pour les petits, les derniers. Sa
pauvreté matérielle est à la fois une vocation et un moyen de communion. Le peu d'argent qu'il a, il le
confie au Père Curé : "Un souci de moins... et puis je ne suis pas capable de me débrouiller avec
l'argent… Si j'en ai besoin je viendrai vous en demander" Et il en a rarement "besoin". "J'ai des impôts à
payer, mais je n'ai rien que "mes hardes", comme ils disent... ils ne peuvent rien me prendre... En
Vendée, ils ont fini par se décourager... ceux de Bordeaux en feront bien autant." Dans une lettre du 23
avril 1950 à sa famille... "Je n'ai aucun besoin d'argent, ayant comme saint François, contracté mariage
indissoluble (plus encore que la République) avec Dame Pauvreté, qui est très bonne, très douce et très
accommodante. D'ailleurs la paroisse s'appelle Saint-Joseph-la-Purée... Il faut toujours un peu de rêve
dans la vie."
* * *
Les mois d'été et de vacances amènent une certaine accalmie dans les activités paroissiales. Arrivé
en septembre 1949 Michel trouve la paroisse quasi sans vie. Mais nous sommes à ce moment-là occupés
à la construction d'une chapelle de secours dans le quartier de l'usine à gaz à Bacalan. Il peut disposer de
tout son temps et s'y consacre à tel point qu'il nourrit longtemps le projet de l'habiter et de faire du
quartier qui l'entourait "son" quartier. Le projet ne se réalise jamais puisque Michel devait quitter le
secteur avant la fin des travaux, mais on peut bien dire que la chapelle du gaz était "sa" chapelle. S'il
n'était pas encore bordelais quand la construction en fut décidée, c'est bien lui qui y passe le plus de
temps; démontage de la baraque au camp Saint-Médard - transport des matériaux - reconstruction. On
avait pensé qu'en quelques semaines tout serait fini, mais il faudra presque un an et demi de travail avant
de pouvoir ouvrir au culte la nouvelle chapelle. Le travail avait débuté dans l'enthousiasme: les prêtres
de la paroisse, les gens du quartier, les ouvriers sollicités se retrouvaient sur le chantier, décidés et
pleins d'ardeur. Dès le début de l'hiver la dispersion commence : le clergé retrouve ses activités
paroissiales, l'ouvrier son travail et sa maison. Pendant des· mois Michel est le seul artisan ou presque à
y travailler. Dès qu'il a quelques temps libres il y court avec quelques camarades fidèles, André ou
Raymond, pour le crépissage à l'intérieur ou à l'extérieur et divers aménagements.
* * * C'est au travail qu'on juge l'ouvrier. La construction de la chapelle du Gaz nous fait découvrir dès le
début les qualités maîtresses de Michel : son corps qu'il n'a jamais flatté, sa volonté tenace et
persévérante. Apparemment, il ne connaît ni la fatigue ni la lassitude, toujours un sourire, une chanson
ou une boutade aux lèvres.
Dès le début aussi se manifeste son amour pour les pauvres. Il avait le don de les rencontrer et de se
lier avec eux d'amitié : les sans-travail, les clochards et même les poivrots. Il a pour eux un penchant
naturel, une sorte de parti-pris, qui fait sourire parfois ou qu'à certains jours même on lui reproche, car il
aime ingénument, excuse leurs faiblesses, et fonde sur eux des espérances d'enfant émerveillé de sa
trouvaille. Passer une après-midi entière à catéchiser des nomades sous leur tente, accroupi avec eux à
l'orientale sur des nattes, tirer la charrette de quelque collecteur de ferraille à travers les terrains vagues,
remettre sur son vélo le gars qui a trop bu... et Michel rentre au presbytère aussi rayonnant que s'il avait
découvert le militant idéal. Il les entrevoit déjà dans le royaume de Dieu - il cherche de quel amour
miséricordieux le Seigneur peut bien les aimer... et comment ils participent au progrès de l'Évangile ?
Ses préférences spontanées vont aux plus humbles, aux plus simples, aux plus pauvres, aux plus
éloignés. Il est vraiment leur frère, de leur race et de leur famille, chez eux il se trouve heureux. II les
regarde et les aime avec des yeux et un cœur d'enfant. Partager leur vie lui est naturel en même temps
qu'un besoin : la condition du pauvre est le bouillon de culture de son sacerdoce.
* * * Parmi les enfants du catéchisme on a constitué à part un groupe de retardataires et de "croûtes" dont
la présence alourdissait les autres groupes, et en retardait les progrès. Michel se propose comme
volontaire pour les "croûtes". Il les aime ces jeunes âmes peu éveillées et pas très délicates, et
doucement, patiemment, les oriente vers le Christ. Quand l'un d'eux a su faire quelques bonnes
réponses, ses camarades le trouvent "un peu fortiche"…, leur capacité d'attention n'est pas très
développée, mais tous ces jeunes durs ont pris à cœur de vivre en chrétien. Ils sont entre eux, entre
"croûtes", et Michel est leur grand frère qui les comprend. De ce seul fait ils reviennent et retrouvent une
espérance.
* * * Le nombre étonnant de témoignages recueillis après sa mort a révélé à quel point était réelle cette
longueur d'onde commune entre son cœur de prêtre et le monde de la pauvreté: c'est une petite vieille
qui arrive en pleurant : "Vous savez, on l'aimait bien notre abbé...", c'est un vieux ménage, abrité dans
une masure, et qui deux mois après, n'a pas encore réalisé que Michel est mort... , un ouvrier sans
profession ni domicile fixe qui raconte sa première entrevue avec Michel. L'abbé, qui passait, avait
sauté de dessus son vélo pour donner un coup de main au déménagement. Le travail fini ont se rend au
bar du coin. "Alors, Monsieur l'Abbé, qu'est-ce que vous prenez ? Un café soviétique ?" – "D'accord."
Et on trinque. Quelques jours plus tard le gars explique à son frère qu'il a trouvé "un curé un peu bien".
Cela se passe encore dans un petit bar. Michel se trouve juste à passer. Le brave homme bondit, fait
signe : "Adieu, ça va ?" Vous arrêtez pas ?" On cause un peu. "Qu'est-ce qu'on va boire ?" – "Un rouge",
répond Michel. Et l'homme, se retournant vers son frère : "Hein, qu'est-ce que je t'avais dit ?" C'est le
petit côté anecdotique de la rencontre, le geste extérieur d'un cœur fraternel largement ouvert. Mais le
Seigneur connaît tous ceux qui en ont profité pour se décharger du poids de leur souffrance et sont
repartis soulagés, réconfortés par sa charité, un peu plus nourris d'espérance. L'apostolat du verre de
rouge, peut être un "genre" qui réussit en période électorale ; celui qui le pratique peut lui-même s'y
tromper, mais les pauvres, eux, ne s'y trompent pas. Ils ont vite flairé la tactique du curé qui veut les
avoir ou bien "ils savent si le cœur y est".
* * * Michel aime les chansons populaires, surtout celles qui expriment la misère, qui crient la souffrance
humaine. Il les chante de tout son cœur, religieusement, avec sa Foi, et sur ses lèvres elles deviennent
prières. Tout d'un coup il s'arrête pour en approfondir l'expression. Il prend dans son cœur de prêtre ces
sentiments parfois terre à terre, ces angoisses, ces espérances, plus ou moins gauchement traduits, et
comme dans une liturgie, il les présente au Seigneur. Il a ainsi ses rengaines et les reprend
inlassablement :
- Y'a pas d'printemps, le long d'ma vie.
- Du gris que l'on prend dans ses doigts
Et qu'on roule...
ou bien encore lorsque nous revenions tard dans la nuit et seuls dans les rues de nos visites au Cours de
la Marne :
- Un air de chanson populaire
Un air qui sort des vieux faubourgs
Ça fait ram' dam'
Ça fait du tam' tam'
Dans les rues et jusque sur le macadam
- On chante dans mon quartier.
* * * Il aime courir à travers les terrains vagues de la base sous-marine, fouiller dans les vieilles ferrailles
de quoi réparer son vélo, ramener un vieux réservoir qui lui servira de batterie pour accompagner ses
chansons. C'est là qu'il retrouve ses petits frères, les "croûtes" de son catéchisme, et les clochards du
quartier.
Saisir toute la vie, partager la condition la plus humble est pour lui un besoin jamais rassasié. A
Saint-Joseph, Mme A... le surveille pour qu'il ne se dépouille pas du strict nécessaire. El1e tient en
réserve, sans le dire, une paire de souliers pour le jour où il aura donné les siens. Pour lui faire accepter
quelques chemises, dont il a vraiment besoin, on les lui fait offrir par les petits, du catéchisme.
Cette pauvreté amoureuse et volontaire, dans son cœur et dans sa vie, fait de lui et naturellement
l'expression vivante de tout un peuple de prolétaires en marche vers le Seigneur. Sa pauvreté est
sacerdotale. Partageant la vie des humbles, il les précède dans la Foi comme le Prophète marche devant
son peuple, et la foule qui suivait son corps vers l'église de Belcier, le soir du 9 avril 1951, traduisait
concrètement la marche vers Dieu d'un monde toujours à la remorque des vrais témoins du Dieu
Sauveur.
* * * Michel est une âme en perpétuelle recherche et jamais satisfaite. Longtemps scrupuleux, il n'a trouvé
de vraie lumière et de paix que dans les dernières semaines de sa vie (quand il fut jugé mûr par le
Seigneur pour le sacrifice).
Il y a dans son tempérament quelque chose d'inquiet, qu'il camoufle volontiers sous des boutades et
de la bonne humeur. La peur qu'il éprouve en face de chacun des grands engagements de sa vie,
sacerdoce, départ en Mission Ouvrière, la façon dont il recueille à la communion de la Messe les
dernières parcelles d'hostie ou les dernières gouttes du Précieux Sang, le "trac" qui le saisit au moment
de commencer son catéchisme ou sa prédication du dimanche et même parfois une certaine gaucherie
dans l'expression8, l'appréhension qu'il a au moment de faire une visite, surtout si elle est délicate..., tout
cela dénote une méfiance de soi, un doute instinctif. Mais s'il doute de lui, il ne doute jamais de Dieu et
sa Foi est de grande classe. C'est par' la Foi qu'il est fort et courageux, tenace et persévérant.
* * * Son ministère à Bordeaux coïncide providentiellement sans doute avec une éclosion, un
épanouissement de sa foi et une redécouverte de son sacerdoce.
Michel n'aime pas les solutions bâtardes ou les demi-mesures. Un jour il découvre dans une lettre
venue de Lisieux, la pensée dont il va faire le directoire de son sacerdoce missionnaire, une pensée qui
exprime déjà toute sa vie (il la souligne d'ailleurs de trois traits de crayon, et il la relit souvent pour s'en
pénétrer).
Il est question des conditions de pénétration de l'Évangile en milieu païen ; le passage concerne la
vie du prêtre missionnaire :
- N'ayons pas une vie moins dure que la leur qui ,est très dure. Le Seigneur nous donnera toujours
la force nécessaire si c'est son œuvre que nous faisons.
- Rappelons-nous que nous avons choisi d'être immolés comme le Christ, et non de mener une
existence raisonnable et inspirée par les conseils de la prudence. Un dévouement raisonnable
ne porte pas témoignage pour un amour exclusif selon la Foi totale. (Souligné trois fois.)
- Notre efficience surnaturelle n'est pas fonction de notre "durée", mais de notre disponibilité à
l'appel de la Croix.
(Lettre aux communautés : 11-2-50, page 10.)
Ces quelques lignes expriment Michel tout entier : il le sait et il le veut, et le Seigneur a permis que
ce programme se réalise à la lettre.
* * * Foi et Sacerdoce sont rapidement devenus son unique problème. Foi et problème du Salut,
Sacerdoce et problème de l'Église. Son expérience. personnelle et aussi les Sessions régionales des
prêtres de la Mission de France auxquelles il participe lui ont fait découvrir l'urgence de ce double
problème. Les classes laborieuses ne se tournent plus du côté de l'Église pour en recevoir le salut.
L'Église peut épuiser ses ressources en œuvres charitables, elle est battue souvent sur le terrain de
l'efficacité temporelle. Le monde actuel n'est plus sensible à une charité qui semble l'offenser; d'ailleurs
le milieu populaire a beaucoup à nous apprendre en fait de solidarité, d'entr'aide, de générosité. Le
Seigneur dont se réclament les chrétiens n'apparaît pas comme Sauveur à des gars préoccupés de leur
salut temporel. Dans la construction de la civilisation moderne, l'Église est une entreprise à côté des
autres, utile ou gênante suivant le cas. Il faut retrouver la communauté de Foi qui porte le témoignage
scandaleux de la Croix. Il faut un Sacerdoce épuré qui apparaisse moins comme une fonction que
comme la prise en charge dans l'amour de tous les efforts des hommes, un sacerdoce prophétique qui
oblige les hommes à se dépasser en face du mystère qu'il représente. Il faut une Église missionnaire, non
plus coupée de la vie mais présente au monde qui avance, lui reposant à chaque pas le problème de
Dieu. Il faut des témoignages absolument purs.
* * * Cette prise de conscience s'accentue au-dedans de lui-même. Inviter à la Foi, éveiller la Foi,
provoquer à croire, vivre en fonction de cela son Sacerdoce, voilà pendant cette année 1949·1950 sa.
hantise et sa prière. Il a fait au séminaire de brillantes études, mais il souffre de ce que sa culture
théologique (solide) soit restée celle d'un intellectuel. Longtemps il a recherché la synthèse vivifiante de
8 Son premier sermon à Saint-Joseph - il raconte un fait vécu : impossible de trouver une expression adéquate à sa pensée pour
dire qu'il pleuvait. Une vieille expression du terroir vendéen finit par sortir : "Mes Frères, ce jour-là ça mouillait..." (Sourires
dans l'assistance.) Ou encore, à propos d'une collecte : "Pour éviter de faire deux quêtes, et laisser libre la générosité de chacun, on a placé au fond
de l'église un.... une... une écuelle !
tout ce qu'il a appris et retenu. La Bible lui fournit la réponse attendue. Il lit et médite le "Dessein de
Dieu"9...; son âme commence à respirer. Elle entre en possession de son unité intérieure.
Le ministère paroissial de cette année-là est l'écho de ses recherches et de ses découvertes.
Le catéchisme aux enfants est fortement axé sur la profession de Foi qui doit en être le
couronnement.
Il y a dans cette année de catéchisme des jours inoubliables. Les fêtes du Baptême - de Noël - la
Communion Solennelle en particulier. Il faut par tous les moyens faire prendre conscience à ces jeunes
âmes de baptisés, du mystère de salut qui se déroule en elles et dans le monde. Michel a un don pour
expliquer l'Écriture aux enfants, les enthousiasmer pour le Christ et l'Évangile. Il veut des instructions
vivantes, concrètes, adaptées, des chants appropriés, "bourrés de mystique" comme il dit, beaucoup de
chants, de jolis chants, des messes vivantes, des gestes d'enfants accompagnant leurs découvertes:
décoration des salles, gestes de charité, prières composées par eux-mêmes, formule personnelle de
Promesse chrétienne, etc.
Grâce à l'aide de catéchistes dévouées, c'est une bonne année, dont Michel reparle souvent. Sans s'en
douter les petits enfants de Saint-Joseph... et les "croûtes" de Bacalan conduisent leur abbé sur les
chemins du Seigneur, ils activent l'approfondissement de sa Foi, l'obligent à se pénétrer de la Bible qu'il
leur enseigne. Volontiers il fait siennes les prières composées par les enfants, il les utilise comme thème
pour les faire prier ensuite. Il s'inspire de leurs dessins pour ses explications. Ces petits, qui ne l'ont pas
oublié, sont pour quelque chose dans le témoignage de son sang versé par amour "selon la Foi totale".
* * * Tout se résume en effet au seul problème de la Rédemption, à l'adhésion totale au Christ Sauveur.
Michel s'efforce de faire saisir avec acuité cette vérité fondamentale aux chrétiens de la Paroisse. Les
prédications de l'année ont pour thème l'Église... et l'on raconte l'histoire du peuple de Dieu sauvé par sa
Foi vécue dans la communauté. Les confrères de Saint-Vincent-de-Paul sont invités à ressourcer leur
activité charitable dans la méditation du Grand Mystère.
* * * Voici comment Michel décrit à sa sœur ses activités de Carême avec Émile (Lettre Pâques 1950) :
"A Saint-Joseph nous avons, Émile et moi essayé une petite mission de carême. Nous avions prévu
six réunions dans des bistrots, mais nous nous sommes rendus compte que c'était trop pour faire du
travail sérieux et que nous n'avions personne sur qui compter pour préparer le boulot. Alors, nous
avons réduit le nombre en décidant de prévenir nous-mêmes toutes les familles de ces quartiers, en leur
portant à domicile un tract. Un jeune dont la mère tient une petite imprimerie nous a fait ces tracts à
l'œil (heureusement car l'E.C.E.P.U.: Entreprise Communautaire d'Évangélisation du Prolétariat
Urbain est sans fonds !). Aidé de deux ou trois autres et de quelques gosses on les a écrits, préparé les
salles, etc. Première réunion au quartier du Pont-de-Laroque, environ 120 familles : très pauvres, dans
les marais, rouge ; un seul café ; la patronne est d'accord ; c'est là qu'ont lieu habituellement les
réunions communistes ; on est heureux c'est vraiment en pleine masse. Le mercredi on commence à
visiter le quartier ; nous voilà partis tous deux à travers les rues après une petite prière ; accueil un peu
surpris, mais très sympa. Le jeudi midi : première tuile ! la patronne du bistrot ne marche plus : "Ça
vous ferait des histoires à vous et à moi." Le jeudi soir je découvre un garage-hangar ; impossible de
l'utiliser ; on va voir une vieille salle de bal que tenait un noir ; elle est démolie ; on renonce ! Enfin ces
visites nous avaient fait connaître le quartier ; contacts très chics. On lance une deuxième réunion pour
le Mardi-Saint : quartier du cimetière Nord ; moins rouge, pas pratiquant car loin de toutes les
paroisses ; on commence le lundi les visites ; (la première condition pour les visites est de n'avoir pas
peur des chiens ; il y a des clebs dans chaque maison, parfois deux ou trois !) On avance dans le
quartier accompagné par des aboiements ! Au bout de cinq ou six maisons, deuxième tuile ! Le mardi,
réunion pour l'élection du comité des fêtes du quartier ! On repousse au mercredi et on continue ;
accueil des plus sympa. On prépare le local : un vaste hangar ; un bistrot nous prête des bancs ; on
transporte le reste du matériel avec une remorque et le mercredi soir, à 9 h. 1/4, on commence, non sans
avoir le trac ! Résultat épatant : 60 adultes dont plusieurs hommes et une quinzaine de jeunes gens, et
9 Ouvrage de S. de Dietrich, éditions Nestlé.
20 gosses; auditoire vraiment empoigné. On pense y revenir dans quelque temps dire la Messe. En
rentrant vers 11 heures on prend un café et on monte le reposoir du Jeudi-Saint. Le jeudi on fait
distribuer tous les tracts qui restent dans le quartier environnant l'église et dans une grande cité
ouvrière, ainsi que dans tout le Pont-de-Laroque. Pour le Vendredi-Saint (local paroissial) : 120 ou
130 adultes dont des figures absolument inconnues, et une ribambelle de gosses. Le dimanche des
Rameaux avait amené la grande (!) foule : 5 à 600 personnes ; c'est peu pourtant pour les 5200
habitants ; l' église, trop petite, ressemble à une forêt ! Je bénis en silence les rameaux pendant
qu'Émile explique et fait chanter des chants français ; au refrain "hosannah" on demande de lever et
d'agiter les rameaux en signe d'acclamations au Christ ; ça se fait et ça paraît religieux. Nous étions
contents, si on peut l'être quand on pense aux 4600 qui ne sont pas venus. Le Jeudi-Saint environ 80
communions y compris les enfants, et ce matin environ 150 (surtout adultes). Pour presque 6.000
personnes, Pâques n'est qu'un jour de repos doublé du lundi ! Ce tantôt j'étais à un match de foot, après
l'office de 3 heures qui remplaçait les Vêpres : c'était l'équipe des dockers. Conversations très chics. On
termine en prenant un blanc sur le zinc dans un petit bistrot tenu par la mère du secrétaire C.G.T. des
dockers."
En fin de lettre... détail piquant :
"J'ai reçu un avis de saisie de mon mobilier (!) pour le 31 mars ! On est le 9 avril et... rien. Ça devait
être un poisson d'avril du percepteur !"
* * * Michel en est là, pauvre dans ses biens, pauvre dans son cœur, volontairement pauvre aussi dans les
moyens d'apostolat, mais riche de Foi, d'Écriture, d'esprit sacerdotal.
Il a bien compris la Vie Ouvrière... lui qui écrit à son beau-frère, employé à l'E.D.F. à Nantes : "Si tu
es en grève, ça doit tirer dur à la maison. Ici les métallos commencent leur quatrième semaine de grève ;
ce matin nous avons lancé un appel aux chrétiens pour leur venir en aide." (19 mars 1950.)
Huit jours auparavant, il encourageait Jean à se mettre en grève : "Il vaut mieux souffrir tous
ensemble qu'abandonner les plus déshérités."
Déjà, en décembre 1949, après une courte absence de Bordeaux, il revient à Bacalan et' écrit : "J'ai
retrouvé mes quais et mes usines. Toujours heureux." Et voici comment il décrit Bacalan à son petit
neveu Jacques, en mars 1950 :
"Si les feuilles poussaient sur les cheminées d'usine, les bras de grues et les mâts des bateaux, on
pourrait se croire à la campagne. Hier on a vu la première hirondelle. J'aime mieux les hirondelles que
les gros "Halifax" de la base de Mérignac qui volent sans cesse au-dessus de nos quartiers. Les
hirondelles ça fait plus gai et plus pacifique. Il est vrai que toi, à 90 jours, tu te moques pas mal des
hirondelles et des Halifax. Tu n'as, guère d'autre souci que ton lait. Ton papa, lui, c'est le pain
quotidien... chacun ses soucis."
Et cette petite anecdote qu'il "sent" profondément, au cours de la construction, de la chapelle de
l'usine à gaz :
"L'autre soir, je passe prendre à la maison B... un camion 10 tonnes pour transporter une partie des
pièces de la chapelle. J'étais en bleu, sale, grande barbe, poussiéreux. Je me présente au directeur : très
chic et chrétien. Il ne s'est pas aperçu évidemment que j'étais prêtre; j'ai dit seulement que je venais de
la part du curé, -un de ses amis d'enfance. Si j'avais été en soutane j'avais un fauteuil, petit verre, etc.
Là, comme j'étais en ouvrier, on m'a tenu debout dans le couloir ! Quand donc les chrétiens
comprendront-ils qu'aux yeux du Christ il n'y a ni patrons, ni ouvriers, mais tous des frères égaux dans
le péché et dans la Rédemption." (Lettre à Denise.)
* * * C'est alors qu'Étienne vient le solliciter pour se joindre à l'équipe de la Mission Ouvrière de
Bordeaux : "Tu es venu de ta Vendée, attiré par les païens de la masse ouvrière. Te voilà à Bordeaux. Tu
résides dans un secteur païen ? Les prolos sont partout autour de toi... mais tu ne les rencontres jamais.
C'est d'ailleurs d'autant moins possible que le secteur est plus païen. Le mouvement normal de ta
recherche t'amène à la Mission."
Pour Michel, ce n'est pas une question de réussite. En Vendée il n'a pas (( réussi )). Il a vu au
contraire se dissoudre entre ses mains d'excellentes sections de J.O.C. dont il était chargé. Son court
ministère paroissial à Bordeaux (un an) n'a pas eu le temps de porter des fruits visibles.
La Mission, c'est pour lui l'occasion de vivre en plénitude sa Foi et son Sacerdoce.
"Partir de Ur, en Chaldée,
Tout quitter, tout laisser, tout !"
* * * Bien qu'il soit prêt, Michel est soudain repris par ses inquiétudes et ses appréhensions. Il a plus que
d'autres le pressentiment du dépouillement que cela comporte pour lui. Une seule hésitation de la part de
l'Autorité ecclésiastique l'eût replongé dans le désarroi. La hantise de l'Indochine revient. (Mme
A... lui a
caché ses feuilles d'adhésion à l'Aumônerie militaire.) Parfois le désir reparaît de retrouver sa Vendée.
Les obstacles extérieurs cependant, incompréhension, opposition, conseils défavorables, ne sont pas les
plus sérieux. Que l'autorité dise: non, et il obéit sans sourciller. Les vrais obstacles sont en lui : sa peur
de ne pas répondre à la Grâce du Seigneur, sa peur de ce nouveau plongeon dans l'inconnu.
"Qu'est-ce que tu veux, dit-il, il est indispensable que la Mission existe... il n'est pas dit que nous en
soyons les artisans indispensables. Si c'est oui, j'irai, mais je ne vois pas où cela nous mènera. On a tout
exposé à Monseigneur, il a grâce d'état pour décider. Si c'est non, je te répète, je ne sais pas ce que je
ferai : l'Indochine... on curé de. campagne chez moi en Vendée."
A l'avis favorable de Mgr Richaud, Michel répond par un "oui" de principe peu enthousiaste. Une
retraite de départ de quinze jours est prévue pour la fin août. Il réserve sa réponse définitive pour le
retour.
"Ce n'est pas vous qui m'avez choisi. - C'est moi qui vous ai choisis", dit le Seigneur.
A quoi Michel répond par son chant préféré du moment :
"Le Seigneur nous mènera
Par les chemins qu'il lui plaira."
* * * En retour, Michel "embrayera" dans la foi, avec assurance, mais pas emballé. La lumière totale ne
viendra que huit mois plus tard. Il ne prend pas "une vie moins dure que la leur (celle des dockers) qui
est très dure, il prend leur vie tout simplement, ayant "choisi d'être immolé dans le Christ", sans se
demander s'il mènerait une "existence raisonnable et inspirée par les conseils de la prudence", prêt à
porter le "témoignage d'un amour exclusif selon la Foi totale" disponible dès le point de départ "à l'appel
de la Croix".
RETRAITE de DÉPART en MISSION OUVRIÈRE
Durant plusieurs semaines nous retournons ensemble sous tous ses angles le problème de notre
départ en Mission Ouvrière en équipe à trois, Émile, Étienne et Michel.
Nous rencontrons Mgr Richaud souvent. A cœur ouvert nous lui disons comment nous voyons la
Mission, ses exigences, Lui-même nous souligne les conditions indispensables à une vie spirituelle
sérieuse. Fin juillet, Monseigneur a décidé que cette équipe était suffisamment préparée... et c'est le
"départ" en Mission. "En vous envoyant en Mission, dit-il, - et il insiste sur cet aspect de l'Église qui
délègue ses prêtres en secteur païen - je vous envoie à la sainteté." Cette idée bouleverse Michel. Il
répètera la phrase de son Archevêque plusieurs fois durant la retraite de départ.
* * * L'équipe, en ,effet, commence par "fuir au désert". Pour nous, le désert sera la- chaîne des Pyrénées,
dans la vallée d'Ossau. Un ami a de la famille en vacances à Bilhères. Nous aurons là-bas une grange
isolée pour gîte.
Deux séminaristes de Lisieux se joignent à nous au départ de Bordeaux. Ils partent avec Émile en
"stop"... Michel et Etienne empruntent jusqu'à Pau un camion qui entraîne vers une excursion un groupe
des Auberges de la Jeunesse. Avec eux, ils font suivre ainsi bagages et ravitaillement.
* * * Le camion file sur l'interminable route des Landes. La matinée est fraîche et chacun se serre contre
son voisin. Peu de paroles échangées, lorsque à Rochefort, nous traversons une ville en effervescence.
Une fête se prépare. Michel va· dégeler l'atmosphère. Le voilà qui se hisse sur la cabine du camion,
bientôt imité par deux ou trois audacieux et ils cherchent à saisir au passage quelques fanions au fil des
guirlandes tendues au travers de la rue. A l'allure rapide du camion, c'est "du sport"... Étienne tremble et
prodigue en vain des conseils de prudence.
Michel arbore trois fanions de toile comme des trophées de guerre. Le voyage s'achève dans les
chants et la joie.
De Pau, un petit train de montagne conduit les deux voyageurs et leur chargement à la gare de Bielle,
village blotti dans le creux de la vallée.
Il faut monter, après avoir renoncé à emporter une partie des bagages qui est confiée à la tenancière
d'un bar.
C'est la montée, les sacs qui tirent aux épaules, le soleil qui brûle maintenant, la faim qui tenaille...
avec l'espoir d'un repos là-haut seulement, au bout de cette route interminable.
Enfin toute l'équipe est rassemblée. Après un repos bien gagné on repère les lieux, on s'organise, on
envisage concrètement ces jours de recueillement.
* * * Le coin est ravissant avec sa vue plongeante sur la vallée, avec les maisons minuscules des deux
villages de Bielle et de Bilhères ramassés dans des creux de verdure comme pour un jeu d'enfant. En
face, la chaîne des grands pics pyrénéens inondés de soleil. La cabane de pierres sèches, couverte
d'ardoises, nous offre un gîte suffisant dans l'abondance d'un foin rentré depuis peu. Deux pierres
suffisent à édifier un foyer qu'alimentera le bois mort de la forêt. A quelques pas, l'eau de source pour
boire, cuisiner, se laver. Ce que nous cherchons surtout, nous l'avons trouvé, la solitude, le silence
absolu dans ce cadre de beauté où il semble facile de se taire intérieurement et de rencontrer Dieu. "Et il
s'en alla dans la montagne pour prier." (Évangile.)
* * * Nos "15 jours" commencent. Ils seront des jours de grâce. Le programme en est simple. La Messe
dite au début du jour par l'un des trois prêtres et à laquelle tous participent. Un petit déjeuner rapidement
expédié avant que chacun s'égaille pour une demi-journée de silence absolu. Michel affectionne les
sommets. Un livre de spiritualité, quelques feuilles blanches pour prendre des notes, sa Bible, son
bréviaire et il va se percher au sommet d'un rocher. Si le temps est frais, brumeux, il s'enveloppe dans
une pèlerine noire... et durant des heures nous l'apercevons, immobile. Il prie.
Dans l'après-midi nous disons une partie de l'office divin en commun, nous lisons ensemble des
passages de la Bible, en coupant cette lecture de silences. Nous méditerons ainsi la Genèse, l'Exode, une
partie d'Isaïe et des prophètes, certaines pages des Actes de saint Paul, de l'Évangile...
Ainsi chaque après-midi le petit groupe chemine à travers les sentiers, descend ou remonte les
pentes... avec des arrêts fréquents pour ces lectures ou ces échanges. Michel se plonge avec avidité dans
la Parole de Dieu. Il a l'impression, dit-il, de lire pour la première fois ces textes connus... mais c'est
qu'ils rentrent profondément en lui. Le visage d'Abraham prend à ses yeux\ un relief saisissant, il y a
entre cette aventure du Père des Croyants et sa propre vie, un lien de parenté. Michel lira et relira ces
pages, seul ou en groupe. Il revient sans cesse. Dix fois par jour, inlassablement, il chante le chant de la
Foi d'Abraham :
Partir de Our en Chaldée
Tout quitter, tout laisser, tout !
Lâcher tout !Partir sans bien, sans rien
Couper tout lien. Rien !
Partir de Our en Chaldée
Sur l'ordre de Dieu
A la voix de Dieu qui dit : « Va !"
Lâche tout et va !
Partir de Our en Chaldée
Dans le désert, dans la nuit.
Partir de Our en Chaldée
Sur les seuls gages de Dieu
Vers la terre d'abondance
Vers la terre d'allégresse
Vers la postérité innombrable
Comme les sables du rivage
Comme les étoiles innombrables des cieux
Partir vers Dieu !
Partir de Our en Chaldée...
* * *
Il ne faudrait pas croire cependant que Michel a brusquement trouvé la lumière, que tout est clair et
facile.
En lui Jacob lutte encore avec l'ange. Dans les jours qui précédèrent la retraite, tandis qu'il gardait la
paroisse Saint-Joseph, en attendant l'arrivée du nouveau pasteur, il cherchait visiblement à rester ignoré.
Lutte âpre, douloureuse.
Au Cours de la Marne, centre de la Mission, on n'entendait guère parler de lui. Il y venait plus
rarement. Comme Jonas qui prit le bateau pour fuir loin de Ninive où Dieu l'envoyait, il cherchait. tous
les prétextes pour retourner en Vendée. La veille du départ il paraissait pas songer à faire son sac. Il
aurait été content qu'on l'oublie à Bordeaux.
En arrivant à Bilhères, un de ses premiers mots : "Attendez ! ! pour moi, rien de décidé encore !" Et
le soir, tendu sur le foin de notre couche : "Et maintenant, je fonce tête baissée dans le grand silence."
Un de premiers jours de cette retraite, Michel retrouve au dos d'une image la prière de Zundel qu'il
connaît déjà : "Donnez-nous, Seigneur, ce qu'on ne peut attendre que de soi !" Cette phrase il l'aime.
Elle traduit bien pour lui le problème mystérieux de la grâce et de sa volonté à lui... Au cours de la
veillée, il regarde une autre phrase de Zundel : "Je veux l'insécurité et l'inquiétude, je veux la tourmente
et la bagarre !" – "Non, dit-il, je ne peux pas demander cela !"
* * * Aux heures de détente, quand nous sommes réunis, il exprime une joie exubérante, il plaisante, il ne
tarit pas, il raconte sans fin des histoire désopilantes (avec cet humour qui porte parce que précisément il
n'est pas un désir de se faire valoir). Il propose des "chasses à l'ours", refuse de continuer à boire de l'eau
et réclame un "pèlerinage" jusqu'au bistrot du village... Il faut le supplier de s'arrêter. Mais il nous confie
un jour : "Quand vous me voyez comme ça, c'est que ça ne va pas. Si je chante, si je blague, c'est que je
suis terriblement travaillé."
Il arrive aussi que ses boutades soient le simple jaillissement de sa nature exubérante.
Pour améliorer le menu nous ramassons des champignons... nous essayons (en vain !) de prendre des
oiseaux au piège... nous allons trois ou quatre fois a la pêche. La truite serait un plat de luxe. Nous nous
contentons de prendre des cc vairons" à la bouteille, ces minuscules poissons des eaux fraîches. Un
berger qui passe s'amuse de ces villageois qui pêchent des "pesquites", mais nos prises sont abondantes
et Michel le fait "marcher", explique sans sourciller qu'a Bordeaux on a toute une technique de cette
pêche-là et que ces simples bouteilles ont les appelle des "chaluts" (allusion aux chalutiers, de
Terre-Neuve). Devant l'air ébahi du berger, devant les explications volubiles d'un Michel en grande
forme, nous avons peine ! à garder notre sérieux. Quant à lui, il décide de baptiser "Pesquite" un
membre de l'équipe et lui gardera ce titre jusqu'au retour.
* * * Nous avons rendu visite à la famille qui nous a procuré notre gîte et ce cadre idéal. Milieu bourgeois
mais chrétien et compréhensif à l'égard de la Mission. Michel dit son amour des plus pauvres .et son
désir de se consacrer à eux. Il pense à ceux qui crochètent les poubelles pour ramasser ferraille et vieux
chiffons. S'adressant alors à une jeune infirmière qui l'écoute : en rentrant à Bordeaux, voulez-vous que
nous "fassions la gueille" ensemble. Tout le monde rit en devinant la figure que feraient les "gens bien"
qui les reconnaîtraient... Mais le visage de Michel est devenu étrangement sérieux : "Vous ne pouvez
savoir, dit-il, la joie qu'on a d'être ainsi le dernier des derniers, d'être regardé de haut, méprisé, de se
faire enguirlander, d'être traité comme un "pauvre type".
Michel, nous sommes alors tous entrés en nous-mêmes à tes paroles et notre silence est devenu
prière...
Avec un peu de recul et malgré les différences de circonstances, comme ton âme nous semble proche
de celle du "poverello d'Assise".
* * * Un soir, pour la veillée, nous avons allumé un feu. Les chants partent d'eux-mêmes. D'abord des
chants de camping, des chants scouts. Chants de "jeunes", bien sûr, assez sentimentaux, reflet d'une
évasion qui peut tourner à la facilité et éloigner d'une vie quotidienne dure. La voix de Michel dans la
nuit rompt le charme : "Ça, c'est des chansons de riches." Pour les autres, il n'y a de vrai que "Y'a pas
d'printemps" ou "Du gris". Aucun parti-pris dans la calme réflexion de Michel mais immédiatement
nous sentons qu'il a rejoint dans son cœur "ses" pauvres.
* * * A mesure que les jours passent, la lumière se fait peu à peu en lui. Cheminement laborieux, mais
combien sûr. Comme Jésus, Michel peut dire : "Ma nourriture est de faire la volonté du Père". Toute la
retraite de Michel a été centrée sur cette "volonté divine". Combien d'autres à sa place auraient passé ces
longues heures à envisager concrètement les modalités d'une vie aussi nouvelle... ou du moins
n'auraient pu s'abstraire de ces questions de détail. Pour Michel ce n'est même pas une tentation.
Il n'est là que pour "rencontrer Dieu", se perdre en Lui, disparaître, se nourrir de sa volonté... le reste
il aura le temps d'y penser et d'en parler plus tard. Témoin cette lettre à Denise le 30 août, donc plusieurs
jours après la retraite. Il n'est pas encore bien fixé :
"J'ai fait une très chic retraite. Je resterai a Bordeaux comme prêtre-ouvrier, spécialement chargé du
sous-prolétariat (dockers, clochards, etc.). J'ai une chambre en vue dans un garni, dans un quartier qui
n'a rien de reluisant. Comme travail j'ai plusieurs perspectives : dockers, boueux (ramasse-bourrier),
chiffons, matelot sur les chalands qui tirent le sable de la Garonne. Ce sont des métiers de
sous-prolétariat)10
. Je ne désespère pas d'ailleurs, mais pas pour l'instant, de partir faire une campagne à
Terre-Neuve."
* * * Nous gardons le souvenir d'une des dernières et décisives rencontres. Assis dans un chemin creux les
trois prêtres de cette équipe qui se soude dans le Seigneur nous reprenons les doutes et les scrupules de
Michel. Nous lui montrons que cette peur de sa faiblesse n'est pas un obstacle (au contraire !). Nous lui
répétons que c'est le même sentiment qui anime tout prêtre au moment d'accéder au sacerdoce et que la
question n'est pas de savoir ce que vaut l'instrument mais si, oui ou non, on est "appelé". Il finit par dire :
"Émile, Étienne, je m'en remettrai à ce que vous déciderez. Il en a toujours été ainsi aux grandes heures
de ma vie. Sous-diaconat, Prêtrise, Bordeaux. Je n'ai jamais rien décidé moi-même." Michel n'est pas un
indécis, pas un faible, mais très humblement dépouillé.
10 Le prolétaire est caractérisé par sa dépendance dans l'entreprise et son état d'insécurité matérielle. Le prolétaire d'aujourd'hui "prend conscience" de son état dans la société et lutte pour l'améliorer. C'est dans le prolétariat qu'on rencontre les militants du
"Mouvement Ouvrier".
Le sous-prolétaire est caractérisé par un état de plus grande misère (salaires les plus bas) et par une certaine apathie dans cette
misère. Les dockers professionnels sont des prolétaires et dans l'ensemble très militants, presque toujours à la pointe du "combat"
ouvrier.
Parmi les non-professionnels un certain nombre appartient au sous-prolétariat.
Cette distinction n'est qu'une vue de l'esprit, toute théorique. Elle indique simplement ici que Michel se sentait appelé en premier lieu vers la misère, même celle qui paraît sans réaction.
Nous verrons qu'il n'ignorera pas cependant le "mouvement ouvrier" et participera à la vie syndicale.
MATELOT sur "l'ARGENS"
Après avoir "embrayé" sur le Port, au bout de quelques semaines, le travail manque.
Michel quitte Bordeaux, il va naviguer sur le canal du Midi comme matelot à bord de la péniche
"Argens".
Mais il reste en liaison étroite avec son équipe par lettres.
Ces lettres de Michel, avec trois autres écrites à sa famille, suffisent à le faire revivre dans ses
occupations... et à nous restituer son âme sacerdotale.
* * * (Lettre à Denise, arrivée le 5 décembre à Nantes.)
"Changement dans ma vie. N'ayant pas assez de travail aux quais pour pouvoir vivre, j'ai été obligé
de chercher autre chose. Je suis embarqué comme matelot sur une péniche qui part après-demain pour
Sète par le canal du Midi. Le boulot n'est pas dur. Je couche à bord et mange avec le patron (l'équipage
se compose de moi seul). Le patron est marié et a deux enfants : une fillette de trois ans, un garçon de
cinq jours. On met douze jours pour aller à Sète. Autant pour revenir. Je ne sais combien de temps on
restera là-bas. Il faut m'écrire toujours 188, cours de la Marne ; on fera suivre mes lettres à Sète.
J'ignore l'adresse là-bas. Je compte faire seulement un voyage. Je regrette les dockers ! A mon retour,
je pense aller vous dire bonjour. Que ferai-je ensuite ? C'est à la grâce de Dieu."
* * * Le soir du départ, notre équipe est réunie pour le dîner au 188. Les habitués, quelques camarades de
passage sont là. Le repas terminé, Michel prend son sac de matelot. Adieux bruyants. Les trois prêtres
de l'équipe nous partons vers la Garonne. Il tombe une pluie fine dans cette nuit de décembre. Au bout
de la rue Peyronnet une quinzaine de péniches sont amarrées très proches, longues formes noires sur
l'eau sale. Tous les trois nous passons sur les planches étroites, nous sautons de péniche en péniche,
jusqu'à la dernière : "l'Argens". Une lampe tempête à la main, le patron nous accueille. Présentation :
nous sommes des copains de Michel.
A l'avant de "l'Argens", deux pièces minuscules réservées à la famille du patron. A l'arrière, nous
descendons l'échelle qui conduit au moteur. Un réduit formé par les tôles de coque et celles d'une
cloison qui sépare le moteur de la cargaison. Un 30 cv Diésel, des accessoires et de l'outillage. A même
la paroi de métal et au-dessous du niveau de flottaison, une planche étroite... c'est le lit de Michel.
Michel croyait embarquer pour partir le lendemain comme prévu. Mais le bébé attendu par l'épouse
du patron est né cette nuit. Dans ce métier de marinier où la famille tient nécessairement une grande
place puisqu'elle vit sur la péniche, les événements de ce genre ont leur répercussion. Michel est
embarqué, mais le départ effectif est repoussé de huit jours.
* * *
(Lettre à l'équipe. - Quelque part sur le canal un peu après Valence-d'Agen (environ 110 km. de
Castets).
Dimanche soir.
En vitesse quelques nouvelles pour l'équipe et toute la maisonnée.
Je viens de passer mon premier dimanche sur le canal. Journée identique aux autres. Voici à peu
près l'horaire. A 7 heures, jus. On chauffe le moteur (chacun son tour : l'estomac d'abord, le moteur
ensuite, pour prouver que let machine passe après l'homme !) ; je largue les amarres et on part. On
navigue sans arrêt jusqu'à environ 7 heures le soir (sauf ce soir où une écluse a arrêté à 6 heures moins
le quart). A chaque écluse je saute à terre pour attraper le filin et aider l'éclusier. Je tiens la barre une
grande partie du temps, mais je suis obligé d'appeler le patron quand on passe sous des ponts très
étroits ou qu'on croise un autre bateau (environ six par jour). Le soir, quand il fait noir, c'est le patron
qui gouverne. Une fois arrivé le soir, j'amarre et je nettoie le moteur et vidange les pompes. Bref, douze
heures environ sans interruption notable de travail ; et surtout même quand on ne travaille pas (il y a
aussi le pont à laver, etc.) il faut être prêt (v. g. pour veiller aux feux de route, à l'écoulement de l'eau
des pompes... ). Aussitôt le travail fini, on mange.
Impossible d'avoir Messe ou communion. Ce soir, par exemple, où j'ai environ trois quarts d'heure
avant souper, je suis à plusieurs kilomètres (2 ou 4) du patelin. j'ai faim de la Messe. En ce sens c'est
bon, j'ai beaucoup le temps de prier, et quand je suis seul à la barre, je chante : les chants de la
Mission, le Congo, des chants qui me sont une prière. Le moral est bon. Je fais une cure de silence ; ça
ne fait pas de mal. J'espère dire la Messe à Toulouse où je crois nous serons mercredi dans la matinée.
Je pense qu'on y passera la journée.
Voici mon adresse à Sète :
Michel FAVREAU
Matelot sur l'Argens
Compagnie de Navigation HPLM
Quai de la Bordigue
SETE (Hérault)
Je m'entends à merveille avec mon patron, sa femme, sa belle-sœur. Le bébé profite. Tout va bien à
bord.
Cependant je n'oublie pas l'équipe et je vous embrasse tous bien fort à la vendéenne.
Dites bien des choses aux deux Jacques.
Ça me fait beaucoup de bien de vivre par moi-même sans avoir un nid où me raccrocher chaque
soir. C'est pas marrant, mais c'est mieux : "Cum essem parvulus..."
* * * (Lettre à Jean et Denise.)
Toulouse, mercredi après-midi.
Dans la journée je prie beaucoup. Le travail est moins dur que sur les quais, mais tenir la barre
demande beaucoup d'attention (le canal n'a que quinze mètres de large). Heureusement que je suis leste
car à chaque écluse (une cinquantaine entre Bordeaux et Toulouse) il faut sauter à terre pour faire la
manœuvre.
Depuis hier soir il pleut sans arrêt. Heureusement j'ai un imperméable huilé américain en deux
pièces (veste et pantalon) et mes bottes ; comme ça je suis bien à l'abri. Je ne sais pas combien de temps
je resterai à Sète. En tout cas, à mon retour à Bordeaux, je sauterai jusqu'à Nantes.
Vous me demandiez ce qui' me ferait plaisir pour mes étrennes. Je verrai ça avec vous à Nantes. Je
vous envoie une image du Christ que j'ai dessiné dimanche soir, ce n'est pas un chef-d'œuvre, mais il me
paraît exprimer vraiment la souffrance de la flagellation dans toute son horreur.
Je vous embrasse de tout cœur en attendant de le faire pour de bon.
Votre petit Michel,
prêtre.
* * * (Lettre à l'équipe.)
Jeudi soir, entre Toulouse et Castelnaudary.
C'est presque un besoin pour moi d'écrire ce soir à l'équipe, bien que je n'aie pas grand'chose à dire
et que je ne sais pas quand ni où je pourrai poster cette lettre.
Nous avons fait une dure journée, treize heures de navigation sans arrêt ; j'ai été occupé presque
tout le temps ; nous étions partis de Toulouse à 5 heures ce matin ; nous avons dû faire environ 45
kilomètres. A chaque écluse c'est une vraie gymnastique ; si seulement j'avais les jambes et les bras
d'Étienne ! Le canal du Midi est plus dur que le canal latéral, car il est tout en tournants serrés et la
barre est dure à remuer.
C'est épatant comme retraite : ascèse, silence, etc.
Hier midi à Toulouse, j'ai été communier, car je n'ai su que dans l'après-midi qu'on coucherait à
Toulouse. Le soir j'ai été voir les gars de la Mission. Très chic. Ils sont lancés à plein eux aussi sur le
problème de la Paix. Mgr Garrone va dîner chez eux mardi, soir pour parler de leur action.
Hier soir aussi j'ai vu L...; je le trouve de plus en plus au poil. Il vous envoie le bonjour à tous et
pense souvent à Bordeaux et surtout à Bacalan où il serait heureux de revenir comme prêtre... si le
Seigneur et Monseigneur le veulent... Il y a à Toulouse trois stagiaires au poil.
Voici mon itinéraire probable : demain dans la matinée, Castelnaudary ; samedi, Carcassonne,
ensuite Béziers, où nous nous arrêterons une journée, le patron y ayant de la famille. Je me
débrouillerai pour retrouver l'adresse des parents de Jean-Claude et dire la Messe chez un curé sympa.
Puis Sète, où nous serons sans doute mardi ou mercredi.
J'ai parlé hier à Toulouse avec un jeune matelot de 18 ans, d'une autre péniche ; il cherche à devenir
inscrit maritime. Comme il va peut-être retourner à Bordeaux avant moi, je lui ai dit d'aller voir Pierre
ou Jacques au 188 ; ne soyez donc pas étonnés si vous le voyez rappliquer un de ces jours.
Je termine mon bavardage· pour ce soir ; ça m'a fait du bien d'écrire tout ça. Maintenant, je vais
dire Complies, lire un peu de Bible (les Juges ; j'ai fini Josué) et après m'endormir dans la vapeur de
mazout (ça ne vaut pas le rhum de Jacques).
Je compte bien avoir dès mon arrivée à Sète lettre détaillée sur les problèmes de la Paix à Bordeaux
et la vie de l'équipe.
* * * (Lettre à l'équipe.)
Dimanche soir.
Journée comme les autres. Hier soir, j'ai eu la chance d'arrêter dans un bled où il y a un curé sympa,
et où, ayant un peu de temps, j'ai pu sauter jusqu'à l'église pour communier. Je trouve dans le silence et
dans cette privation de tout ce qui faisait jusqu'à présent ma journée de prêtre, un approfondissement
de mon sacerdoce.
Je comprends mieux que le caractère sacerdotal n'est pas lié à quelques actes, mais que c'est tout
dans ma journée, depuis le jus du matin jusqu'au dernier coup de chiffon sur le moteur qui est
sacerdotal.
Avec la famille du patron, je suis vraiment de la famille. Le boulot, ça va. Hier j'entendais le patron
dire à un autre qu'il était content de son nouveau matelot (vous pensez si je me rengorgeais). Je suis en
pleine forme physique ; jamais je n'ai fait autant de sport, ni pris autant de grand air. Paysage
splendide; la montagne Noire (couverte de neige à gauche ; les Pyrénées (également blanches) à
droite ; souvenirs du Benou et des mines de cuivre, mais aucun ours en vue. Temps froid ; la nuit
dernière il a neigé et le pont, ce matin, une patinoire. Demain soir nous serons à Béziers. Enfin, deux
jours et demi pour aller de Carcassonne à Béziers !
Je termine pour tâcher de poster cette lettre demain afin que vous l'ayiez pour la réunion d'équipe.
Bons baisers. Bien des choses à Denise (et André que devient-il ?), à Pierrette si elle est encore là et à
tous ceux qui vivent autour du 188.
Vachement unis.
Avez-vous des nouvelles pour mon embarquement à Terre-Neuve ? Je serai content de le savoir au
plus tôt, car on ne sait pas combien de temps on restera à Sète, et surtout il n'est pas du· tout sûr que
mon bateau revienne à Bordeaux. Il peut aussi bien aller à Marseille ou sur le Rhône... ça me serait une
raison pour le quitter, si j'étais sûr pour Terre-Neuve11.
* * * (Lettre à l'équipe.)
Béziers, mardi après-midi.
Hier soir nous sommes arrivés, après onze heures de route, à l'écluse qui précède Béziers (huit
bassins consécutifs ; heureusement le fonctionnement des portes et des vannes est électrique). J'ai
essayé aussitôt, par l'annuaire téléphonique, de retrouver l'adresse de Jean-Claude, mais il y a bien une
quinzaine de B... qui ont le téléphone. Alors, macache... Aujourd'hui, nous avons descendu l'écluse ;
c'est fête à bord et j'en suis : repas avec toute la famille (beau-frère, oncles, etc.) car c'est le baptême du
petit bébé. Ça me gêne un peu pour ma liberté, mais je ne puis refuser de m'asseoir à cette fête de
famille. Demain dans la journée nous serons à Agde et jeudi, si le mistral n'est pas trop fort, nous
traverserons l'étang pour arriver à Sète vers la fin de la matinée. Écrivez-moi à l'adresse indiquée mais
pas après Noël (sauf contre-ordre). En effet, probablement, nous repartirons aussitôt le cuivre
déchargé, à vide pour la Nouvelle (entre Béziers et Perpignan) afin d'y prendre un chargement de liège
pour Toulouse. Mais ce n'est que du probable. Je vous donnerai des tuyaux plus sûrs une fois à Sète.
Peut-être aussi chargerons-nous du sel pour Bordeaux.
Je continue à lire la Bible. Je suis surtout frappé dans les Juges que Dieu se sert de types vraiment
pas bien extraordinaires pour faire son œuvre et que celle-ci s'accomplit malgré les rivalités des ,tribus
d'Israël. Et aussi par le fait de la miséricorde de Dieu. Il y a une flopée de Juges qui se ramènent
toujours à l'heure H quand tout va mal, malgré les fautes d'Israël. Et je pense que dans l'Église ce doit
être pareil.
Malgré absence de Messes, vie spirituelle très sérieuse (du moins, il me semble). Je crois que nous
manquons de silence dans la vie ordinaire. Ici j'en ai peut-être trop... je ne crois pas cependant que ça
m'ait fait du mal. La grosse tentation pour moi est de débarquer pour retourner à Bordeaux, afin de fuir
cette solitude à deux. Si vous saviez la joie que c'est de voir d'autres figures que toujours les mêmes !
Mais je continuerai loyalement le jeu. Cette impression de solitude chaque matelot de péniche doit
l'avoir ; il est juste que je l'aie et que j'en souffre. Je crois que c'est ça le plus dur dans le métier,
beaucoup plus dur que la fatigue physique. Et à deux on devient vite nerveux, susceptible... Si encore
nous avions la radio à bord... c'est le rêve de la patronne et de sa sœur, et je les comprends. On vit
coupé du monde. Pour un petit frère du Père de Foucauld ce serait l'idéal ; à signaler à Mgr
l'Archevêque, le cas échéant...
Et à Bordeaux ? La Paix ? C..., l'avez-vous revu ? Mgr l'Archevêque ? etc. Je me pose un tas de
questions. J'ai envoyé une carte chez Dédé et chez Achourd. J'ai écrit aussi à E... Je crois que c'est utile
pour garder le contact avec ces différents milieux.
Pour mon avenir à Bordeaux (si on peut parler d'avenir) je crois que ma vie actuelle, caractérisée
par l'absence d'un chez soi, m'incline à avoir une piaule à moi. Je me demande quand même si c'est un
bien (pour moi, dont la vocation semble plus orientée vers le sous-prolétariat) ou un besoin d'évasion,
d'installation... Ce sera à voir en équipe quand je reviendrai. C'est vraiment une déchéance de n'avoir
pas de chez soi. Je me demande si personnellement j'ai le droit de la refuser."
Bons baisers. Bonjour aux voisins.
11 Michel va connaître à cette période deux tentations : - Il est parti sur sa péniche parce que sans le sou et qu'il lui fallait gagner sa vie ici ou là. Si le voyage doit se prolonger, la
péniche ne revenant pas directement à Bordeaux, mais s'orientant vers le Rhône, il propose de donner son congé de matelot et
de rentrer à Bordeaux. L'équipe n'est pas d'accord et lui demande de rester "soudé" à sa péniche, d'aller jusqu'au bout, même si
c'est dur et plus long qu'il n'avait pensé. - Il espère partir pour Terre-Neuve. L'équipe là aussi fera des réserves, connaissant le sens de l'aventure qui habite de façon
indéniable le cœur de Michel. Il ne s'agit pas de "papillonner". Une question d'argent, par exemple, peut amener ce nouveau
départ, mais pas une recherche de nouveauté, Michel l'avait pleinement compris dans les derniers mois de sa vie. "Maintenant,
disait-il, je peux être amené à partir pour Terre-Neuve... mais peu importe... j'ai compris et ce ne sera plus pareil. Je suis marié au Port."
Je vais sans doute envoyer une carte à B... Je crois que c'est aussi un contact humain à garder,
parmi d'autres.
N'oubliez pas surtout les renseignements pour Terre-Neuve. Il faudrait que je les aie à Sète (sauf
impossible évidemment).
4 heures 1/2. Je viens de sortir en ville (deux heures de liberté). J'ai été dans une église. Trouvé un
curé et un vicaire au poil. Dit la Messe. Indiqué un prêtre de Sète, dont G... à Toulouse m'avait parlé et
dont l'église est tout près du Port; il m'accueillera à bras ouverts. C'était la première messe depuis mon
départ de Bordeaux. Tout va bien.
* * * (Lettre à l'équipe.)
Sète, vendredi matin.
Depuis hier vers 10 heures 1/2 nous sommes à Sète.
En arrivant après avoir amarré et nettoyé, j'ai été chercher le courrier. J'étais vachement heureux.
Je les ai relues deux et trois fois chacune ces lettres. Les détails donnés par les "autorités compétentes",
comme dit Étienne, m'ont fait revivre la vie du 188. Les lettres d'Étienne et d'Émile (celle-ci reçue hier
soir) m'ont permis de faire une réunion d'équipe évidemment d'un genre spécial.
Aujourd'hui, c'est l'inaction, plus encore qu'à Bordeaux, car avec l'eau de mer impossible de laver le
pont de tôle. On ne le lave qu'une fois par semaine en le rinçant à l'eau douce. A part quelques petites
corvées (bâches à plier, courses à faire) je suis libre ; malgré tout il faut que je sois présent. Je lis, je
prie, récris. J'ai commencé à lire "Signification du Marxisme". Je me rends compte de plus en plus que
si j'ai été intellectuel, il y a longtemps que ça m'est passé... Cette lecture m'en fait baver plus que les
sacs de 100 kilos. Je suis entièrement d'accord, comme tu le disais, pour rester soudé à ma péniche. J'ai
médité le chant "Le Seigneur nous mènera par les chemins qu'il lui plaira" et je crois que j'ai peut-être
trop souvent envie de choisir moi-même le chemin. Je mets cependant une réserve ;; au cas où nos
pérégrinations dans le Midi dureraient trop longtemps (le patron m'a dit qu'ils sont parfois de six ou
sept mois sans retourner à Bordeaux) je pense qu'il serait mieux de débarquer pour reprendre ma place
aux quais; je crois que sur cette réserve vous devez être d'accord ; qu'en pensez-vous en équipe ?
Voici mes raisons : milieu trop restreint, convenant mieux à un petit frère contemplatif qu'à un
prêtre ouvrier ; d'autre part, j'ai pris ça comme expérience et pour pouvoir manger. Or six ou sept mois
seraient une incrustation plus qu'une expérience, et vaudrait comme prépation d'une vie consacrée à la
batellerie. A ce sujet, il y a, paraît-il, à Toulouse, une Aumônerie de la batellerie et cependant les
péniches y sont moins nombreuses et y séjournent moins longtemps qu'à Bordeaux ; d'où conclusion...
D'autre part, j'imagine mal quel serait le travail d'un Aumônier... Ce peut être à dire à l'Archevêque
lors de mon retour pour orienter un vicaire de Sainte-Croix ou de Saint-Michel vers cette
préoccupation ? ? ?
Nous avons reçu hier des feuilles pour les élections aux Caisses d'Allocations ; mon patron est
C.G.T. sans conviction, mais ça doit être le seul syndicat sur le Midi, la C.F.T.C. ayant surtout la
Basse-Seine, le Rhin, le Nord...
Hier soir j'ai pris contact avec le clergé de Sète (30.000 habitants, 4 paroisses, 8 prêtres), ville
indifférente, 6.000 voix communistes aux élections.
A l'église où je suis rentré hier soir pour voir te Curé, la récitation du chapelet groupait (il était 6
heures) une dizaine de vieilles personnes. Contraste pénible avec la fête foraine qui tournait à 150
mètres de là et avec l'animation des rues. On conserve vraiment les cendres sans s'apercevoir que
d'autres ont pris feu... Ce n'est pas que je sois contre le chapelet... mais une église de vieux... tout juste
un quarteron de bigotes. Je ne pourrai dire la Messe dans une paroisse, à cause du scandale de cette
Messe du soir dite par un type en civil (ajoutons que ce type à force de vivre dans le mazout est de plus
en plus crasseux et noir). Mais le Curé m'a conduit chez des religieuses qui m'ont reçu à bras ouverts.
J'y dirai la Messe chaque soir, et pour Noël aussi. Conversation avec le Curé: Quel apostolat
faites-vous ? J'ai essayé de faire comprendre sans le scandaliser (mais ça c'est du mal) que je ne
voulais convertir personne, que mon rôle n'était pas un rôle de conquête, mais de présence, et que
l'important pour nous n'était pas un changement d'individus, mais l'insufflation de l'esprit de l'Évangile
dans les bouillonnements du monde ouvrier ; nous parlions deux langages différents. Enfin mon
célébret et les petits à-côtés pénibles que comporte toute vie de prêtre-ouvrier lui ont fait bonne
impression... mais évidemment on sent, une fois de plus, combien le clergé paroissial est loin de la vie,
même quand il est très chic et très accueillant.
Dernière nouvelle ; nous partirons dans la semaine qui suit Noël pour Aigues-Mortes prendre un
chargement de sel pour Bordeaux. Dans ce cas, je serais peut-être à Bordeaux vers le 15 janvier. Mais
tout cela n'est peut-être qu'un bruit. Dans ce milieu fermé, on a besoin de bruits et de bobards.
Hier j'ai été voir le Port. Il y a beaucoup moins de trafic qu'à Bordeaux. Le port n'est pas entouré de
grilles. Je n'ai pu causer avec aucun docker. Nous n'avons pas encore déchargé. Ce sera pour après
Noël. J'y travaillerai car ici le débarquement des péniches se passe en famille. Quelle ambiance
différente des quais de Bordeaux. On sent que c'est le pays où personne ne se casse trop la tête.
Pour le moment je ne vois plus grand chose à vous dire.
Je vous embrasse tous et vous souhaite un bon Noël.
MICHEL.
J'oubliais : au sujet d'E..., entièrement d'accord pour qu'il ne se fourvoie pas là-dedans. Il a sa place
ailleurs que dans une procession et son boulot c'est de sauver les dockers, de s'intégrer de plus en plus
dans le mouvement des quais et d'y mettre le Christ. C'est plus difficile, plus obscur, mais plus grand.
* * * (Lettre à son dernier petit neveu.)
Aigues-Mortes, 2 janvier 1951.
MON CHER PETIT JACQUES,
C'est à toi aujourd'hui que j'adresse cette lettre. Je la commence aujourd'hui, mais je ne sais pas
quand je la posterai. Tu as dû recevoir par l'intermédiaire de ta maman et de ton papa mes vœux et mes
baisers pour le Premier de l'An ; en tout cas, je t'en fais un second et volumineux envoi. J'espère que tu
vas bien, que tu es un mignon bébé moins diable que ton parrain, et qu'autour de toi tout le monde est
heureux. Et ton grand frère ? Est-ce que tu le soignes bien ? Est-ce qu'il devient plus solide ?? Il faudra
me dire tout cela sur la prochaine lettre que tu m'écriras.
Pour moi, ça va bien. Toujours en voyage, J'ai passé les fêtes de Noël à Sète, où j'ai dit la Messe tous
les jours (y compris la Messe de Minuit).
Suite à Bordeaux, le 16 janvier.
Je suis arrivé samedi à 2 heures à Bordeaux après un voyage très pénible où sur la fin nous avons
travaillé jusqu'à 50 heures en deux jours et demi. J'ai débarqué définitivement hier à midi. Ce matin j'ai
été toucher ma paye. Je pense avec ça m'habiller de vêtements chauds. Ce midi je vais voir pour mon
embarquement pour Terre-Neuve. Je pense que ça va marcher. Je vais vous tenir au courant et dès que
je le pourrai (d'ici une semaine peut-être) je sauterai à Nantes. Je vous quitte en vous embrassant tous
car on va se mettre à table et je suis en retard, m'étant levé ce matin à 9 heures 1/2. A bientôt et mille
gros baisers de votre petit
MICHEL.
DOCKER sur le PORT de BORDEAUX
Quel est le secteur missionnaire de Michel ? L'équipe a décidé qu'il prend "les quais". Cette longue
installation portuaire de Bordeaux qui épouse sur plusieurs kilomètres le croissant du fleuve pour
s'achever dans les docks le long des deux bassins à flot, jusqu'à la base sous-marine, voilà "sa paroisse".
II vivra désormais sous ce ciel zébré par les mâts de charge des cargos, par les flèches des grues, derrière
les hautes et lourdes grilles qui ferment au profane ce domaine à part, au milieu des tracteurs, des
camions, parmi les sacs de café, d'arachide, de sucre, les caisses de liqueurs, de rhum, le vin, les
madriers, les poteaux de mine. Dans ce dédale, 4000 hommes vont et viennent, 4000 hommes qui ne
retiennent guère l'attention que par la valeur marchande de leur main-d'œuvre, 4000 hommes courbés
sous la charge des sacs ou le visage tendu vers la griffe géante qui promène là-haut les lourdes tonnes
des "palanquées"… 4000 dockers qui sont "à lui" désormais, dans le plan de Dieu, à la fois ses frères et
ses enfants.
Ces dockers se répartissent en deux grandes catégories : les "professionnels" qui ont la carte,
travailleurs plus stables dont le nombre est fixé par statistiques en fonction des besoins normaux du
Port. Mieux défendus par leur syndicat ils embauchent les premiers, ils profitent d'une caisse de
compensation qui vient combler une partie de leurs journées creuses en cas de chômage forcé. Quand ils
le peuvent, ils choisissent un peu leur travail.
Quant aux "occasionnels", presque aussi nombreux que les professionnels, ils n'embauchent qu'une
fois terminée l'embauche des professionnels, ils viennent comme une main-d'œuvre de surcroît, une
main-d'œuvre assez mouvante, difficile à défendre par une organisation syndicale, sujette à une
insécurité totale et ne pouvant attendre de façon ordinaire que les travaux durs ou sales, les travaux les
moins rétribués aussi. Michel est docker occasionnel.
* * * Qui n'a pas vu l'embauche aux grilles du Port, deux fois le jour, n'a pas idée des survivances de
l'esclavage de notre temps ! Plusieurs centaines d'hommes attendent qu'on les appelle pour entrer dans
une équipe. Et chaque fois, dix, vingt, cent de ces hommes restent sur le pavé, les bras ballants. Pas
assez forts..., trop vieux..., ou peu de travail !... Pour eux l'espoir du pain quotidien s'est envolé.
Michel aura bientôt ses lieux d'embauche préférés avec ses camarades plus intimes : place
Bir-Hakeim, Jean-Jaurès, le Hangar 20... Il connaît lui aussi l'attente nerveuse et inquiète... et d'être
laissé pour compte en supputant ce qui reste d'argent dans sa poche...
Ces dockers que Michel va aimer passionnément, d'un amour tenace et confiant (ils le lui rendront,
sans phrase, de la même manière virile), que sont-ils par rapport à l'Église ?
Des étrangers !
A notre connaissance, un seul d'entre eux est chrétien pratiquant...
Le prêtre de paroisse les rencontre rarement... Leur vie se passe en ces longues heures de travail
derrière les grilles fermées du Port, dans les petits bistrots des quais où ils se rencontrent, en famille ou
dans leurs contacts de quartiers, à la Bourse du Travail, dans leurs réunions syndicales ou politiques.
Leurs préoccupations, surtout celle du pain à gagner, leur vie très dure, les enferment dans un cercle
à eux... où l'Église est absente. de fait, où elle semble n'avoir rien à faire, où souvent elle est suspectée
comme une ennemie !
L'aumônier du Port, lui-même, peut les croiser ici ou là, peut secourir tel ou tel. Il n'a pas davantage
pied dans cette vie.
Un abîme se creuse donc tous les jours entre l'Église et les dockers pour deux raisons :
- sociologiquement ils sont "un monde à part" rendu plus solidaire par la misère et des soucis
communs12
;
- ils n'attendent rien de l'Église... ou la suspectent d'appartenir à d'autres groupes humains, à une
autre classe sociale contre laquelle il leur faut lutter.
* * * Michel sait tout cela. Un double souci l'anime :
- Se placer au niveau même des plus pauvres (pour que les bergers, les "derniers", puissent venir
librement adorer le Messie, il fallait le dénuement de la crèche de Bethléem... et on se souvient que pour
cette adoration ils ont été appelés de façon positive et les "premiers") ;
- Être en contact avec les forces vives de ce monde dans sa vie collective, militants syndicaux, par
exemple...
Michel sait aussi, dans quel esprit et avec quel respect il doit aborder ceux qui lui sont confiés. Pas
comme un maître, pas comme un "docteur de la loi"..., comme un serviteur et comme un "élève",
intérieurement dépouillé, pauvre, avide de recueillir dans la Foi des richesses évangéliques inconnues
ou inattendues... avec la certitude que sur cette fraction de l'humanité repose le sang du Christ, sa
volonté rédemptrice, sa volonté de salut..., la présence de l'Esprit.
Se perdre et disparaître, pour que par lui, serviteur aussi inutile que possible, passe la grâce, pour une
œuvre d'avenir dont seule la science de Dieu connaît le secret et qu'il va lui falloir découvrir pas à pas,
docilement...
12 Il y a ainsi dans la classe ouvrière des "blocs humains" absolument en marge de l'Église..., même sociologiquement.
C'est le cas des "grands routiers". En dehors des "transitaires" qui circulent dans la ville ou dans les environs immédiats (110
entreprises ayant leur siège à l'intérieur des boulevards) Bordeaux qui est peut-être parmi les centres routiers, un des plus importants de France, compte 830 entreprises (chiffre de la Chambre de Commerce). Ce chiffre s'entend pour la ville seule, il
faudrait ajouter les banlieues. 830 entreprises dont les poids lourds sillonnent les routes en étoile autour de la capitale du
Sud-ouest : Bordeaux-Paris et le Nord, Bordeaux-Clermont-Ferrand et Lyon, Bordeaux-Toulouse et Marseille, Bordeaux-Dax
et Bayonne, Bordeaux-Arcachon, Bordeaux-la Rochelle Nantes et l'Ouest. Placez-vous, par exemple, à l'entrée du Pont-de-Pierre et comptez durant une heure l'interminable défilé des citernes de vin ou
d'essence, des camions avec leurs lourdes remorques, portant le nom de tous les départements, de toutes les destinations.
Regardez, place du Pont, place des Anciens-Abattoirs, l'envahissement progressif des poids lourds à l'affût d'un espace libre
pour stationner. Comment vivent ces milliers d'hommes. Pendant que vous dormez, beaucoup ,d'entre eux roulent. Ils dormiront pendant que
vous travaillerez. Le calendrier n'existe pas pour les routiers. Leur dimanche tombe aussi bien lundi que mercredi.
Vous ne les connaissez pas, même si leur femme et leurs enfants habitent votre rue, votre immeuble. Eux se connaissent entre
eux, s'entr'aident. C'est une "famille" que celle des grands routiers. On les appelle "les seigneurs de la route". Ils ont leurs risques, leurs vertus, leur discipline et même leur panache, leurs lieux de rencontre et leurs habitudes !
La nuit où nous ramenions le corps de Michel en Vendée, nous arrivions dans un coin de Charente. Dans la nuit, dix à douze
points oranges ou rouges brillent à un mètre du sol : les feux de position des camions énormes, alignés comme des monstres,
les flancs alourdis de marchandises sous les bâches. Cette maison perdue dans la campagne, c'est une halte de routiers, leur gîte. Les fenêtres jettent de la lumière sur la route et dans la grande salle des hommes mangent, boivent et causent. Au premier
étage, derrière les volets clos, d'autres dorment.
Que peut l'Église pour les routiers à partir de ses paroisses ou de ses mouvements ? Rien ou presque rien. Ce n'est pas
seulement une question de bonne volonté, de préoccupation..., c'est une impossibilité matérielle qui tient à la structure même du monde d'aujourd'hui.
La "Route" appartient à la Mission.... Par la Mission, l'Église sera présente à la Route.
* * * Il prend la chambre laissée par A..., un stagiaire du Séminaire de Lisieux, rue du Cancéra, dans le
quartier Saint-Pierre. Une quinzaine de familles s'entassent dans ce vieil immeuble autour d'une
courette, sorte de puits du jour. Un escalier grimpe, permettant à Michel de saluer ses voisins au
passage. Au troisième, un couloir obscur et tout au long de ce couloir des chambres qui s'ouvrent,
réduits sans air et sans lumière... à peine une étroite lucarne laisse descendre du toit un demi-jour. Un lit
de fer occupe les deux tiers de la surface, une chaise, un bout de table... et il ne reste guère de place pour
l'occupant.
Michel se trouve bien... A un ami venu lui rendre visite : "Je suis fait pour être clochard avec eux.
C'est le plus, clair de ma vocation", dit-il. Il prend alors ses repas dans un bistrot surtout fréquenté par
des Nord-Africains.
* * * L'équipe va lui demander de quitter et sa chambre et ce bistrot après quelques semaines.
Sa chambre ne "cadre" pas avec les exigences de sa vie de prêtre-ouvrier. Il peut y dormir, il lui est
humainement impossible d'y séjourner durant ses heures de chômage forcé pour se reposer, lire, prier.
Elle est d'accès difficile pour ses camarades (où pourraient-ils s'asseoir d'ailleurs ?)13
Quant au restaurant, il n'y l'encontre pas les dockers vers qui il a été envoyé. Mieux vaut changer vite
que d'être obligé de rompre - c'est toujours difficile - un enracinement dans cette misère qui elle aussi le
sollicite.
* * * Par un camarade, E... connaît Dédé, qui tient un autre bistrot, au bout de la rue des Pontets, à deux
pas des quais et de la place Bir-Hakeim..., un bistrot fréquenté par des dockers. Michel aura du mal à
quitter sa rue du Cancéra, mais après le premier pas, comme il s'attache à la rue des Pontet. Il va être là
pleinement chez lui. Mme
Dédé lui a trouvé une chambre tout près, rue de la Rousselle, en attendant une
pièce libre sur place.
Très-vite, chez Dédé, il est en famille. Il parle sans cesse de Dédé... "qui en connaît un bout sur la
question", qui a roulé sa bosse sur les mers, qui lui aussi a été docker au Port. Mme
Dédé, c'est "la
patronne", une vraie maman pour tous. Elle connaît son monde, plaisante avec les uns et les autres, mais
il faut qu'on "se tienne". La tentation viendrait à d'autres de gagner un argent facile en ce quartier
propice... mais Mme
Dédé éconduit avec fermeté "protecteurs et protégées".
Ici, tout le monde devient bientôt un ami pour Michel. Les copains dockers dont il partage la vie. Ils
partent à l'embauche ensemble, ils se retrouvent quand il n'y a pas de travail, ils se passent les derniers
tuyaux sur le boulot... Paul, le noir, qui vend ses cacahuètes et vit de son petit commerce..., les
Espagnols en exil qui gardent au cœur l'espérance du retour au pays.
Michel est à l'aise. On est tellement chez soi. On met la main à la pâte. Tour à tour, l'un, l'autre,
donne un coup de balai, ramasse le couvert, met en place la barrique de vin ou ferme le volet. Pour rien
au monde il n'aurait donné sa place pour accompagner Mme
Dédé aux "Capucins" (les Halles Centrales),
lui porter son sac de légumes.
Le dimanche matin, c'est fête chez Dédé. On se rase, on fait toilette. On part en petits groupes faire
un tour sur... "les fossés". "Le Marché du dimanche, ça c'est le marché des ouvriers", dit Michel. On va,
on vient, du "casseur d'assiettes" au, marchand de pierres à briquet, à travers les petits étalages où on
trouve de tout, sous le boniment des camelots. On retrouve les copains, on cause (pour une fois qu'on est
libre et pas pressé), on boit un verre. Michel est à son aise.
* * *
13 A cette période il dit sa Messe cours de la Marne, dans notre petite chapelle...
Mais, après en avoir parlé à l'équipe il emporte notre autel portatif. Avant de quitter la rue de Cancéra il veut qu'une Messe soit
dite là-haut dans cette mansarde misérable..., que le Sacrifice Parfait soit offert au milieu de ces familles. Il gardera au fond de son cœur une secrète prédilection pour ce secteur et de sa péniche griffonnera un projet de "Crèche moderne" qu'il intitule ; "Si
le Christ naissait rue du Cancéra."
Il reviendra avec les achats les plus hétéroclites. On se moque de lui... Lui, sans se démonter : "Tu
comprends, personne lui achetait rien à ce pauvre type !"
Il fera ainsi l'emplette d'une "chevalière". "300 francs, c'est pas cher, et puis c'est de l'argent, et puis
c'est ciselé !" On rit de le voir justifier la valeur d'un tel achat... "Vous comprenez rien, finit-il par
ronchonner. Il en avait besoin, lui, de ces 300 francs." Cette quelconque chevalière d'argent, le
beau-frère de Michel la porte maintenant avec fierté.
* * * Début avril, une semaine avant l'accident, l'un de nous passe pour voir Michel entre midi et deux
heures. Une poignée de main à Dédé : "Bonjour, ça va ? Michel travaille ?" – "Oui, dans cinq minutes il
sera là." Michel entre bientôt. Il pousse devant lui son vélo (lamentable) et l'appuie sur d'autres le long
du mur. Son vieux béret enfoncé, toujours le même, celui (déjà troué) qui le suivit de Vendée voici deux
ans. Visage creusé par la fatigue. Son imperméable difforme de matelot, celui· là qu'il portait sur sa
péniche... et qu'il portera à l'heure où la mort viendra le cueillir. En bandoulière, sa musette avec le sac
de toile qu'il met en capuchon sur sa tête pour se protéger le cou et les épaules. En apercevant un frère
d'équipe, son visage se détend. dans ce grand sourire direct où il passe tout entier. Avec Dédé et un autre
camarade on boit un verre en signe de joie... "C'était la dernière fois que j'apercevais ta silhouette de
docker, Michel, dans ce bistrot bien à toi..., avant la dernière réunion de l'équipe le mardi suivant. Tu
étais ce travailleur fatigué, semblable en tout à ceux qui t'entouraient, un d'entre eux... pleinement."
* * * Aux cartes il manque d'entraînement, mais il y met du cœur, de la conscience. "Il faut que j'arrive à ta
per la belote comme il faut."
* * * Le travail se poursuit avec ses hauts et ses bas, comme pour ses camarades.
Dans ses lettres à Denise, il écrira :
Tantôt :
"Ça va; j'ai travaillé toute la semaine." (20 septembre 1950.)
Tantôt :
"Il n'y a pas trop de boulot. Je prends ce que je trouve. Cette semaine j'ai fait deux jours dans un
frigo (780 francs par jour) et un jour et demi à décharger un bananier (1.914 francs en tout).
Aujourd'hui j'ai déchargé 12 tonnes de Saint-Emilion (800 francs pour 4 heures de travail)." (26
novembre 1950.)
ou le 5 février 1951 :
"J'ai eu du travail ce qui va me permettre de payer mon loyer" mais il a été à deux doigts de partir
avec un camarade comme "soutier" sur un cargo norvégien (par manque d'embauche et donc d'argent).
"Ça peut m'arriver un jour ; ce ne serait que pour un voyage. Je vous préviendrais de toute façon. En
attendant, dormez (comme moi) sur vos deux oreilles."
* * * Après les premières semaines de son rude apprentissage, il tient. Il écrira à Denise en octobre 1950 :
"Ma santé, ça va ! Je supporte la fatigue aussi bien que les autres dockers."
A la même époque : "Je suis habitué maintenant et je fatigue bien moins qu'au début." Il ajoute : "Je
ne suis pas encore connu comme prêtre sur les quais, ni dans mon quartier, mais je commence à avoir
des copains."... et cette phrase d'une grande importance : "Je ne suis plus un étranger."
Cependant, dans sa correspondance avec sa famille, un mot de ci, de là, avoue : "Je vous laisse après
cette lettre bien courte, mais je suis un peu "vaseux", aujourd'hui le travail a été assez (?) dur, surtout
avec le mauvais temps."
Nous l'avons vu arriver certain soir, Cours de la Marne, roulant les épaules, de cette démarche
d'homme épuisé, si caractéristique chez ceux qui peinent durement. Il allait s'asseoir, le dos voûté, sans
le courage de se lever... et récupérait peu à peu, en causant un moment, avant la Messe.
Un jour, il tousse : "Tu devrais faire gaffe, t'arrêter", lui dit, P... , un employé de bureau. Il rétorque,
brusque : "Et les copains, tu crois qu'ils s'arrêtent. E..., il va au boulot avec 39°."
* * * De temps en temps, quand ses finances le lui permettent, il complète son vestiaire : "Je me suis
acheté un bleu neuf, un pantalon de travail en velours..."14
. (Lettre à Denise.)
* * * C'est encore une lettre d'octobre 1950 qui montre à la fois son intégration progressive an milieu ...
avec cette prédilection que l'on sait pour les derniers.
"Tout va à bloc. Je me suis fait de bons copains (malheureusement à peu près tous sont d'anciens
repris de justice, ou de "futurs" repris de justice...). Malgré ces fréquentations, je reste un "bon
chrétien". Je pense bien souvent à vous. Je vous envoie quelques cartes qui illustreront ma vie et vous
donneront une idée. Mardi prochain, je vais souper à l'Archevêché, et je ramènerai ce qu'il me faut
pour dire la Messe chez moi. Je travaille en moyenne cinq jours par semaine et je suis considéré comme
un type "travailleur, costaud et pas buveur". Samedi et dimanche, je serai à Limoges en session de
prêtres-ouvriers."
Parmi ces conquêtes d'un genre spécial, il en est un qui a ses préférences... Docker de fraîche date
parce que récemment libéré après trente ans de bagne. Son nouvel ami évoque ses souvenirs, parle de
Cayenne... et tapant sur l'épaule de Michel :"Je te dis ça, tu comprends. Ça peut servir... si tu vas au
bagne !" Michel exulte...
* * * Un dimanche nous partons en groupe du 188 pour une soirée dans un cinéma de quartier. On entre
dans la salle, cherchant des places libres. Presque à l'entrée, un client dort dans son fauteuil, ivre-mort,
le buste renversé sur le fauteuil voisin. Inutile de dire qu'on ne se bouscule pas autour de lui malgré
l'affluence. Michel s'assoit simplement à son côté, met la tête de l'ivrogne sur son épaule et l'homme y
restera la séance entière.
* * * Son amour des pauvres le conduit à des attitudes parfois violentes où les parti-pris d'un caractère
frondeur se mêlent à la plus pure charité.
Il sait la dureté du travail de docker, cela il le sent jusque dans sa chair. Or que voit-il ? Partout des
douaniers, des agents, pour certains bateaux une masse de C.R.S., mitraillette à l'épaule, revolver au
côté. Il sait bien certes qu'une société a besoin d'un "ordre". Il sait (mieux que personne) qu'il y a des
éléments douteux parmi ceux qu'il côtoie..., mais il rencontre sans cesse d'imposantes forces armées
prêtes à s'opposer à la moindre révolte de ses frères, ces frères dont la condition lui apparaît comme
"injuste", comme une plaie honteuse au flanc de cette société. Il aimerait voir des·C.R.S. occupés à
autre chose, au moins de temps en temps, qu'à stopper par la force les réactions peut-être brutales, mais
bien explicables de ses camarades de labeur.
Ses rancœurs, il les exprime. Un matin, un C.R.S. s'est égaré auprès d'un groupe de dockers. On
échange quelques mots..., le C.R.S. cherchant à faire oublier un instant ce qu'il est, avance : "Moi aussi,
j'ai travaillé autrefois comme vous." La réponse a jailli des lèvres de Michel, froide, cinglante :
"Peut-être, mais tu l'as oublié depuis !" et l'homme s'éloigne.
On décharge du café... et évidemment lorsque les dockers ont transporté des centaines de sacs il y a
du café partout. Les uns et les autres ils en ramassent sur le ciment des hangars. On les fouille en sortant
et Michel a vu retourner des musettes pour l'épandre, dans la boue, une livre ou deux de café..., du café
désormais perdu pour tout le monde. Ces jours-là nous voyons arriver un Michel blanc de colère.
* * *
14 En particulier avec sa paye de matelot qu'il a touchée en bloc en débarquant de "l'Argens".
Aucun déploiement de police ou de contrôle n'empêchera la "gratte", une gratte qui va plus loin
parfois qu'une livre ou deux de café, nous le savons.
Nous ne jugeons pas et nous pensons seulement au maigre salaire du docker... Il nous revient en
mémoire un des principes de l'ancienne Loi en Israël, un des principes qui n'avait d'autre but que
d'inculquer un "esprit" aux hébreux : "Tu ne musèleras pas le bœuf qui foule l'aire !"
Michel, en tout cas, englobait dans la même antipathie le percepteur et la police... parce qu'à son
point de vue ils tyrannisent ceux précisément qu'il aime, les plus humbles.
Michel a du caractère, certes, mais son caractère n'explique pas tout. Nous affirmons avec insistance
que dans ses réactions, parfois intempestives ou exagérées contre les forces de l'ordre, le mobile
profond était son amour des pauvres.
* * * La dureté de la condition de ses camarades dockers, Michel saura l'exprimer au besoin.
Il. assiste un soir à une réunion au Foyer Henri Bazire. Il s'agit, je crois, de la position du chrétien
dans le temps présent. L'auditoire (150 à 200 personnes) : ,ingénieurs, docteurs, assistantes sociales,
fonctionnaires...
Au cours de la discussion une dame s'exclame : "On parle toujours de la condition des ouvriers. Elle
n'est pas si mauvaise que cela !"
Michel est assis sur une table de restaurant au fond de la salle. A ses lèvres monte une exclamation,
véritable cri de souffrance jailli du fond de son être indigné.
Le visage de la dame s'enfonce dans la fourrure de son manteau et l'orateur n'a pas besoin de
répondre. Les trois mots de Michel (qui ne dira plus rien) ont suffi.
* * * Un autre soir, notre équipe a accepté (ce qui est rare parce que en marge de notre ligne propre) la
visite d'un étudiant en médecine et de deux ou trois de ses camarades. Michel est le seul qui soit libre ce
soir-là. Il reste avec eux, sans enthousiasme, et bien que très fatigué, pour un dialogue qu'il voudrait
utile.
Dans un mot reçu peu après, le futur médecin avoue : "Tout ce que nous avons appris ce soir-là, a été
pour moi une révélation si violente et si douloureuse que tout commentaire de ma part m'aurait paru
verbiage inutile et idiot.
Soyez bien sûr pourtant que nous sommes sortis, mes camarades et moi, bouleversés par la
découverte de la condition de tous ces hommes que vous côtoyez dans votre travail. Bouleversés et
écrasés aussi par un sentiment d'impuissance face à ce drame, de totale inutilité personnelle. Si jamais
parole du Christ nous est douloureusement rentrée dedans, c'est bien ce soir-là, celle concernant les
serviteurs inutiles. Bienheureux encore sommes-nous si nous n'avons à nous reprocher que notre
inutilité : mais l'angoisse nous saisit à la pensée qu'on est peut-être inconsciemment du côté des
bourreaux, des bénéficiaires du système, tant que le quotidien morceau de pain ne nous a pas encore
manqué. Notre relative sécurité matérielle face à cette misère absolue, devient quelque chose de
honteux, comme une sorte de péché contre la charité fraternelle.
Peut-être y a-t-il là illusion d'une sensibilité blessée, et la soumission à Dieu exige-t-elle de supporter
sans mot dire le déchirement qu'il y a à rester, et visiblement, dans la classe des privilégiés tout en
reniant intérieurement tous ces privilèges, et en étant en esprit de l'autre côté de la barrière. Mais
combien ces apparents détachements spirituels sont parfois lourds d'équivoque et de faux·-semblants !
Le plus petit acte fait en faveur des autres serait tellement plus rassurant pour l'esprit."
* * * Michel qui souffre avec ses frères de l'insécurité de la vie de docker, qui, avec eux, se voit plus ou
moins à la merci des puissances d'argent, Michel sent main. tenant avec force la nécessité pour les
dockers de s'unir. La solidarité, l'unité, voilà leur seule planche de salut..., ce qu'on appelle "le
mouvement ouvrier" (les dockers étant, bien sûr, liés aux autres professions dans la classe ouvrière toute
entière).
Désormais la vie syndicale prend de l'importance dans sa vie. Il lit les journaux professionnels, les
revues, il suit les réunions, il prend contact avec les responsables aux divers échelons, au fur et à mesure
des questions qui se posent à lui.
Dans l'équipe où il travaille le syndicat sait que les droits des travailleurs seront scrupuleusement
respectés...
Michel n'a cependant pas sa carte syndicale. "Tu comprends, lui dit un militant, on n'est pas en
mesure de défendre les occasionnels. Alors si on te faisait payer le timbre on te prendrait ton argent pour
rien., Et Michel admire cette délicatesse et ce sens de la justice."
* * * Occasionnels et Professionnels sont divisés parce que de fait leurs intérêts s'opposent par moments.
Un matin des occasionnels ont été embauchés alors qu'il restait encore des professionnels. Une
délégation vient en cours de travail exiger que les conventions soient respectées, qu'on débauche les
occasionnels pour les remplacer par des professionnels. Que va faire Michel ? Il explique calmement à
son équipe qu'il faut que les camarades défendent les droits de la profession... Mais se tournant vers les
délégués : "Il ne faut pas que nous perdions notre salaire !" Ils partiront avec les délégués au bureau de
paye, exiger que cette matinée soit payée intégralement aux camarades embauchés à la place des
professionnels et qui maintenant ne pourront trouver du travail ailleurs..., la faute revenant à
l'employeur.
Le lendemain, les professionnels lancent un mot d'ordre de grève par solidarité avec les dockers
anglais (en grève) afin que ne soient pas chargés les cargos en partance pour l'Angleterre.
Michel montrera aux occasionnels de son équipe le bien-fondé de cette décision et la nécessité de
faire bloc.
La grève est totale. Un vieux professionnel s'approche alors de lui : "Il te reste de l'argent ?" – "Pas
beaucoup." – "Tiens, prends mon casse-croûte ! A midi, tu viendras manger à la maison." En dévorant
le pain qu'on lui a tendu, Michel refuse l'invitation pour midi. Il peut encore payer chez Dédé... Mais le
camarade conclut : "Si tu es à sec tu te souviendras qu'il y aura toujours des patates pour toi à' la
maison."
* * * Michel souffre de la division professionnels-occasionnels. Il en parle souvent. Il retourne ce
problème sous ses divers aspects. Il s'informe. Il désire ardemment l'unité de ses frères.
A la Bourse du Travail les militants du syndicat des dockers sont réunis le dimanche 2 avril. La
question des occasionnels est à l'ordre du jour. Michel suit cette journée de bout en bout sans ouvrir la
bouche. Mais il est un de ceux qui a rappelé la nécessité de trouver une solution à ce problème.
* * * En attendant que la péniche "Argens" quitte Bordeaux pour Sète, Michel est quasiment libre à bord.
Il voit alors une Société de Manutention dont les camions s'arrêtent auprès du groupe des péniches.
Avec quelques autres il est embauché en priorité. A midi, on paye : "Mon ticket de Sécurité Sociale ?"
demande Michel. - "Il n'yen a pas pour vous !" lui répond le payeur. Michel a compris. Certes ce travail
lui fait doubler sa paye puisqu'il touche aussi celle de matelot, mais il enlève du travail à ses camarades
occasionnels qui en manquent déjà... et il favorise une Société qui (sans changer rien au salaire)
économise pour elle la part des charges sociales qui revient à l'employeur et celle qu'il "retient" pour
l'employé (les mariniers étant couverts par les charges sociales du bord). Michel refusera désormais ce
travail, il dénoncera cette manœuvre, il ne cache pas son dégoût15
.
* * *
15 Michel travaille un jour sur le Port pour une de ces Sociétés de Manutention. Un des patrons est là. Une caisse de sardines a
été éventrée. Pour s'éviter des histoires, ce patron fait récupérer des boîtes vides de la même marque, les fait mettre en place et reclouer la caisse... Cinq minutes plus tard le camion part vers le dépôt. Le même patron envoie un de ses employés Sur le
camion avec les dockers... pour les surveiller de peur qu'ils ne volent en route !
Dans les :dernières semaines, Michel obtiendra la "Carte Blanche" (n° 8054) qui le met dans une
situation intermédiaire entre occasionnels et professionnels, l'acheminant vers cette dernière catégorie.
Mais Michel n'est pas seulement le docker n° 8054, il est aussi prêtre de la Mission de Bordeaux.
* * * La petite équipe de la Mission tient une grande place dans sa vie. Elle est certes une solide amitié
réciproque, mais bien plus que cet appui humain, la forme communautaire de sa vie religieuse.
Dans cette vie difficile, les membres de l'équipe vont être comme "contraints" à une communion
profonde dans le Seigneur,
- précisément par ces difficultés qui l'approchent toujours,
- par la communauté d'orientation et de préoccupations,
- pour le besoin personnel d'un appui intérieur en même temps que par la nécessité d'un contrôle
réciproque (contrôle de l'engagement, contrôle de la vie spirituelle).
L'unité de l'équipe ne se fait pas du dehors, mais par le dedans....
* * * Michel entre pleinement dans la vie de notre équipe qui tourne autour de deux pôles : la réunion
d'équipe chaque mardi, la journée de silence chaque mois (du samedi midi au dimanche soir).
* * * Chacun a sa manière et son tempérament. Michel n'aime pas tellement se torturer l'esprit le mardi
soir pour "récapituler" sa semaine d'une façon qui lui paraît artificielle. Il préfère rencontrer l'un ou
l'autre de nous souvent (une heure... ou cinq minutes) en cours de semaine et dire ce qu'il porte en lui au
fur et à mesure. Il laisse volontiers à l'un ou à l'autre le soin de rappeler le mardi ce qu'il a ainsi livré de
lui-même et qui amènera le jugement de l'équipe (à noter sa fatigue de docker qui remonte en lui dans
cette réunion d'équipe prise sur le sommeil... et dont il se méfie). Ce qu'il a livré, il est sûr de ne pas
l'oublier. L'équipe peut ensuite s'exprimer et jouer son rôle.
* * * Durant la mauvaise saison, l'équipe se retrouve chaque mois pour la "journée de silence" dans une
maison de repos à quelques kilomètres de Bordeaux, en pleine forêt de pins. Avec un accueil
sympathique nous trouvons une chambre silencieuse... et l'absence de tout souci pour le gîte ou le
couvert. A la belle saison nous partons à la campagne.
* * * C'est ainsi que le jour des Rameaux, Michel vient avec nous à Carcans, près de l'Océan, dans le
presbytère d'un ami prêtre (qui appartient aussi à une équipe missionnaire, mais paroissiale). Arrivés
vers 14 heures, ce samedi 17 mars; nous réservons cette après-midi au recueillement. Michel entre dans
l'église du village et s'agenouille devant l'autel du Saint-Sacrement, sa Bible et son Bréviaire posés à
côté de lui. Quand nous le cherchons pour le repas, à 19 h. 30, c'est là que nous le retrouvons... Michel a
faim de cette présence eucharistique dont il est davantage privé dans sa vie de tous les jours.
* * * Dans la ligne de cette vie d'équipe, il attache une grande importance aux contacts avec les prêtres en
Mission dans les autres villes de France ou de Belgique. Il participe à une rencontre régionale à
Limoges (une vingtaine de prêtres-ouvriers autour de Mgr Rastouil).
Il profite aussi pleinement d'une Session à Paris qui groupe des représentants de toutes les équipes.
"La session a été au poil, écrit-il à sa sœur, très encourageante à tous points de vue, en particulier ce
que nous a dit Mgr Feltin."
(F..., de la Mission de Paris, qui rencontre Michel pour la première fois, nous dira après sa mort : "Je
garde de lui le souvenir d'une âme profondément libérée par l'Évangile.")
* * *
Michel attache en outre de l'importance à l'unité nécessaire dans l'effort à poursuivre,: unité entre
prêtres et laïques, unité entre les membres du clergé, qu'ils soient orientés vers les paroisses, l'Action
Catholique ou la Mission. Il insiste en équipe pour qu'on y pense.
* * * Le corollaire. de cette vie d'équipe c'est l'étroite liaison de ses membres avec leur évêque, Mgr
Richaud.
Un curé de paroisse peut s'appuyer sur des principes juridiquement codifiés et sur l'expérience d'un
long passé. Le lien du prêtre en Mission Ouvrière avec l'Église repose, non seulement sur un "envoi"
officiel au point de départ mais aussi par la suite, sur une union très étroite avec l'Évêque. Des visites
fréquentes permettent à l'équipe d'apporter les données concrètes de sa vie, de ses engagements, de ses
préoccupations, de ses réflexions... Au Père du diocèse la sûreté de l'enseignement d'Église, le rappel de
ses consignes, l'adaptation du Message évangélique au temps présent, le rappel des exigences
spirituelles ainsi que des conseils pour une vie sacerdotale authentique. D'ordinaire c'est à l'archevêché
(soit l'équipe toute entière, soit le responsable de cette équipe) qu'ont lieu ces rencontres. Mais un soir
Monseigneur accepte notre invitation et avec une simplicité qui nous touche s'assoit à notre table, cours
de la Marne. Michel est à côté de lui. L'équipe a parlé de sa vie, c'est maintenant notre archevêque qui
nous livre quelques-uns de ses soucis, ses préoccupations. Michel se tournant alors vers lui : "C'est dur
d'être docker, mais je préfère mon boulot au vôtre."
* * * Nous entendons souvent : "Mais dans cette vie, vous ne devez pas avoir le temps de prier", Michel
avouait n'avoir jamais autant prié que depuis sa venue au Port. La prière était devenue pour lui comme
une exigence qui s'enracinait dans tous les détails de sa dure existence. Il priait des heures sous la charge
des sacs, s'unissant au Christ du Chemin de la Croix.
Dans une journée normale, il disait de son Bréviaire : Primes le matin, Complies le soir..., mais dès
qu'il a un peu de liberté, d'instinct il reprend plus longuement l'office divin.
Il avouait autrefois, au Grand Séminaire, sa pratique des "oraisons jaculatoires" de ces courtes
phrases qui reviennent comme un leitmotiv. Il garde cette pratique, il "remâche en quelque sorte telle
phrase d'Évangile, tel texte de l'Écriture, il "s'en nourrit", il avance à grands pas sur les chemins du
Christ parce que le christianisme ne peut plus être pour Michel que ce qu'il est radicalement : une Vie !
* * * On sait déjà son habitude de "sublimer" ces chants de la misère qu'il entend chanter ou qu'il chante
lui-même et qui, à travers son cœur de prêtre, deviennent "prière".
Si au Grand Séminaire il éprouve le besoin d'avoir des "modèles" pour incarner sa spiritualité - dans
une préparation de cercle il cite : le Curé d'Ars, saint François de Salle, sainte Thérèse de Lisieux, le
Père Chevrier... - il aime maintenant encore à appuyer sa prière sur un homme : Abraham, tel ou tel Juge
dans l'histoire du Peuple de Dieu, Jonas. A Carcans, le jour des Rameaux, comme on lui demande de
dialoguer la Passion avec le prêtre qui officie et Émile : "Quelle partie veux-tu prendre ?" lui
demande-t-on. – "Moi, je ferai Barabbas." On s'étonne et il explique : "Barabbas, c'est un pauvre type.
Personne ne lui demande son avis. Rester en prison ou être libéré ne dépend pas de lui. Il est à la merci
de cette foule du prétoire qui va crier un nom." Dans sa forme cette réponse ressemble à une boutade...
Quand on connaît Michel on sait que le visage de Barabbas appuie en ce moment sa prière. Il en parlera
d'ailleurs plusieurs fois dans les jours suivants.
Un samedi soir, rapporte P... , nous allons ensemble voir "Rendez-vous de Minuit", une pièce de
théâtre montée par des frères protestants. Il exulte. Un nègre surtout retient son attention : "Le Nègre qui
vient mourir au pied de la crèche touché à la tête par les pierres destinées à son Maître.
Tu vois, ça me botte à plein."
* * * Une autre manière de fixer ses aspirations intérieures : il dessine. Son cahier de préparation au
catéchisme, à Saint-Joseph, est couvert de croquis ou de véritables tableaux. On a déjà parlé de son
projet de "Crèche moderne". De sa péniche il envoie à sa sœur un "Christ flagellé"» dessiné comme il le
.voit. Dans sa chambre, rue de la Rousselle, la décoration est simple et peu coûteuse :: quelques
coupures de journaux, quelques photos... et un dessin de lui. Nous l'avons retrouvé après sa mort piqué
à la tapisserie par quatre punaises. Humble feuille quadrillée qu'il a arrachée à un cahier d'écolier. Le
profil d'un lourd' navire à quai dont la mâture se détache en plein ciel... avec ces mots écrits de sa main :
"Ce n'est point une Croix... c'est un mât de charge de cargo... Ceux qui l'ont fait n'ont point pensé à toi,
ô Jésus crucifié pour tous. A cause d'elle cependant, tu regardes avec amour ces milliers de dockers qui
travaillent à son pied... Sans s'en douter, pliant sous leurs sacs ou leurs caisses qui leur scient les
épaules, ils font avec toi leur chemin de Croix... Ils sont des milliers... que tu aimes... et que tu
sauveras... parce qu'une Croix est dressée dans leur vie."16
.
* * * De temps en temps l'un ou l'autre d'entre nous accepte de diriger une retraite, une récollection, bonne
occasion de réfléchir, de lire, de prier davantage. Avec quelle conscience, Michel prépare longuement la
Réco-jociste qu'on lui a confiée, pour un dimanche de mars. Dès février, il écrit à Denise :"Je profite
d'un peu de temps libre pour préparer une Récollection. J.O.C.F. qui sera dans un mois. Ça me rappelle
le temps où j'étais aumônier aux Herbiers."
* * * En dehors du dimanche réservé mensuellement par l'équipe, Michel n'hésite pas à partir un autre
dimanche s'il en éprouve le besoin, par exemple à la maison dont on a déjà parlé.
Dans une lettre aux siens ::
"Je vous écris d'une maison de repos, perdue dans la forêt de pins. Je suis venu y passer un jour et
demi pour changer d'air et retrouver le calme. C'est vraiment épatant pour cela : cadre - atmosphère -
tout y est."
* * * Sous ses habits élimés de pauvre, dans cette vie de docker si différente de celle d'un vicaire de
paroisse, qu'est devenu le sacerdoce de Michel ? Michel est plus prêtre que jamais.
Sa Foi s'est purifiée. "Sa Foi est toujours au beau fixe", comme dit de lui P..., après lui avoir confié
ses difficultés et reçu sa réponse : "Mon vieux, avec le Seigneur, il ne faut pas se presser. Tout est
long !"
Il est heureux de marquer de souffrance son Vendredi-Saint 1951. En travaillant "j'ai eu le pied droit
écrasé. Heureusement aucune fracture, aucun nerf atteint, plaie superficielle. J'ai eu huit jours de repos,
mais déjà je marche à peu près normalement. Pour un Vendredi-Saint, c'était an poil." (Lettre à Denise.)
Dans une lettre suivante il exprime il la fois une lassitude humaine réelle et une joie plus profonde
que jamais.
"Avec tes loupiots si ingénieux la vie n'est pas monotone. Tandis qu'ici... si tu connais la chanson
"Y'a pas d'printemps" c'est là toute ma vie, du moins extérieurement...
…Car la Semaine Sainte a été vraiment pour moi une grande semaine. Je n'ai rien pu réaliser encore :
ni Messe chez Dédé, ni autre chose : ce n'était pas encore mûr ; mais le Seigneur m'a aidé à voir plus
clair dans ma mission et à marcher plus droit. Maintenant la plupart de mes camarades savent que je suis
prêtre ; les dirigeants de la C.G.T.-Dockers le savent aussi ; amitié de plus en plus grande entre nous ; je
sais, que certains ont été remués en l'apprenant, mais l'heure du Seigneur sonnera quand Il le voudra ;
c'est Lui et non pas moi qui peut changer une âme.
Cette nuit j'ai suivi l'office de la Vigile Pascale dans une paroisse missionnaire de Bordeaux ; il y
avait deux baptême d'adultes ; deux jeunes filles d'une vingtaine d'années ; c'était prenant. On se serait
cru au temps des premiers chrétiens tant la ferveur de la communauté paroissiale paraissait grande."
16 Cette humble page de cahier nous a paru tellement émouvante que nous l'avons faite tirer à un certain nombre d'exemplaires
par le procédé industriel de reproduction de documents. On peut se procurer ce tirage ainsi que la photo du visage de Michel, prise quelques heures après sa mort, 188, cours de la
Marne, Bordeaux.
Il porte au cœur comme une blessure permanente le "Péché du Monde", l'injustice sociale dont il
souffre avec ses frères, la misère morale qu'il rencontre à chaque pas...
Et de plus en plus il s'efface, il se dépouille de lui-même. Il a "misé" non pas sur ses propres forces
mais sur la grâce de Dieu.
Quand on le questionne, il explique patiemment qu'il n'est pas là pour un apostolat, mais pour une
"présence"17
. Pour "pourrir sur place" selon une expression familière.
"Si le grain ne meurt pas..."
* * * Il a découvert le fond même du Sacerdoce : "Être Médiateur". Sa vocation de médiateur il la vit
intensément chaque jour... avec d'autant plus de force que ceux qu'il a charge de relier à Dieu sont plus
inconscients de cette médiation, absents au monde de la Foi.
Pour ces hommes que l'Église lui a confiés, il ne peut être question de culte ou de sacrements...
Puisqu'il ne peut assurer sa médiation sacerdotale à cc niveau, il va plus loin, plus bas, il assure une
médiation plus radicale encore.
Cette médiation, elle vit dans la Foi ardente qui brûle son cœur de prêtre, dans sa prière constamment
sacerdotale et surtout dans sa Messe.
Cette Messe, le soir, la rude journée achevée, elle est le "tout" de sa vie sacerdotale, le sommet, la
clef. Et s'il la dit sans affectation, on sent qu'il passe tout entier dans cette offrande.
P... qui, de temps en temps, lui répond la Messe, nous confie : "J'étais frappé de voir le soin avec
lequel il prépare l'autel." – "C'est difficile de garder du linge propre avec le boulot que je fais... La
Messe, ça engage. Il faut la vivre ensemble."
* * * Il faut mettre en relief une qualité maîtresse de Michel, une ligne de force de son âme, qui le
caractérise : "le dépouillement".
Cette lente mort à soi-même (qui ouvre tous les chemins de la sainteté) c'est le sentier montant qu'il
a commencé à gravir dès son séminaire.
Le dépouillement de Michel se situe au delà de sa charité fraternelle, du simple service des autres.
"Pourquoi c'est-y toi qui fais toujours le c... à remplacer les vieux ?" lui demandait un copain. On
pourrait s'arrêter sur les fiorettis de sa charité. Mais pour lui ça ne comptait plus.
Dépouillement... au delà de sa pauvreté matérielle (nous la revoyons dans son "cuir" ramassé sur un
tas de détritus, soigneusement nettoyé, ciré... , une ficelle pour ceinture et une autre ficelle pour fermer
l'encolure parce qu'il n'y avait pas de boutons).
Dépouillement... au delà de sa pauvreté intérieure.
Lui, l'intellectuel de jadis, il répétait souvent : "Moi, je n'ai pas d'idées..." Et lorsqu'un contremaître
lui expliquait ce que veulent dire les mots :"Haut" et "Bas" sur les énormes caisses stockées sur les
quais, en partance pour les colonies, afin qu'il ne les mette pas à l'envers, Michel était radieux. Radieux
tout simplement d'avoir été pris sur sa mine pour un illettré, radieux comme d'un signe de Dieu venant
lui montrer que sa voie était bonne, qu'il était bien le dernier parmi les derniers.
A qui sait voir, tout le fond de l'âme de Michel est là. Dépouillement absolu en cette fin de sa vie,
dépouillement dans la Foi. Dépouillement du serviteur inutile qui permet à la grâce de passer et n'a pas
besoin d'autre chose. Ne nous y trompons pas, Michel était de la postérité d'Abraham, un fils
authentique de ce géant de la Foi.
C'est ce dépouillement qui, avec sa délicatesse naturelle, le rend attachant dès l'abord, sans qu'on
sache pourquoi.
C'est ce dépouillement qui lui permet d'être vraiment prêtre. Homme de Dieu parmi les dockers, sans
avoir à s'inquiéter d'aucun truc, d'aucune méthode.
C'est ce dépouillement qui rend possible, qui conditionne sa "Présence" et sa "Médiation
sacerdotale".
17 Nous soulignons avec insistance l'expression "présence d'Église" pour définir la Mission et sommes heureux de la
rapprocher de l'opinion de Mgr Cazaux, évêque de Luçon, qui définit le Curé : "une présence."
* * * Il nous l'este à citer une lettre de lui, une de ses dernières lettres, datée du 17 janvier 1951, à un prêtre
ami de Vendée :
Bordeaux, 17 janvier 1951.
MON CHER JEAN,
J'ai reçu ta lettre vers la Noël; si tu savais comme cela m'a fait plaisir. Je pensais en effet que tu
devais être maintenant au noviciat, mais je n'en étais pas sûr du tout ; le Seigneur ne nous mène pas
souvent par les chemins que l'on voudrait choisir. Pour moi, ici, j'ai passé une année de
bouleversement. Après être resté un an vicaire dans une paroisse de faubourg, j'ai été appelé par Mgr
l'Archevêque pour quitter le ministère paroissial et devenir prêtre-ouvrier. C'était en projet depuis
plusieurs mois. Cet été j'ai été faire quinze jours de retraite et au retour j'ai embrayé. Ce n'était pas
sans appréhension, tu peux le croire. D'un côté, je sentais depuis longtemps la nécessité de cette forme
de vie sacerdotale; on sent l'Église si loin du milieu populaire, malgré l'Action Catholique, malgré le
dévouement d'un tas de prêtres. Coupé de la masse non seulement quant au nombre, mais ce qui est plus
grave il y a un tel fossé de mentalité, de vie..., etc., qu'on ne voit pas vraiment comment le prolétariat
peut entrer un jour dans l'Église de forme paroissiale. Si tu as lu "France, Pays de Mission", de l'abbé
Godin, il n'y a rien d'exagéré dedans, tout au contraire. Maintenant, je travaille comme docker ; j'ai fait
aussi un mois et demi comme matelot sur une péniche qui faisait Bordeaux-Sète ; maintenant je
reprends le travail sur les quais à moins que je ne trouve un embarquement pour Terre-Neuve. On m'a
confié en effet la Mission du Port. Mais tout ceci : travail, chômage, fatigue, froid..., ce n'est que
l'extérieur. Intérieurement j'ai trouvé dans cette vie un approfondissement de mon sacerdoce. Celui-ci
s'est épuré. Aux Herbiers, je l'avais matérialisé terriblement ; je risquais d'être un directeur d'œuvres,
un animateur, un conseiller spirituel même, et j'en oubliais la note essentielle : être avant tout un
médiateur, comme le Christ totalement Dieu et totalement homme, sauf le péché. La prière m'est
beaucoup plus facile que dans le brouhaha des préparations de séances ou de kermesses. Quand on
porte les sacs ou les caisses, à l'ombre des mâts de charge qui ont la forme des croix, il est si facile de
s'unir au Christ crucifié. C'est "Vendredi-Saint tous les jours"… Tentations d'ordre moral beaucoup
moins graves et lancinantes que dans une vie de vicaire. La grosse tentation c'est d'avoir marre de cette
vie, de ne pas l'épouser à fond, de chercher des évasions, des adoucissements, somme toute de ne pas
réaliser dans ma vie, ni le mystère de l'Incarnation, ni celui de la Croix. Ma Messe a pris pour moi une
valeur beaucoup plus grande qu'auparavant. J'ai découvert aussi la Bible. Sentiment pénible aussi :
celui de se sentir et de se savoir incompris de la presque totalité du clergé paroissial ;; de se sentir
aussi étranger qu'un véritable prolétaire quand on rentre dans un presbytère ou une église. Je te confie
tout cela pêle-mêle. Ce serait en parlant plus qu'en écrivant qu'on pourrait communier à fond. Mais je
sais qu'avec toi du moins, malgré la grosse différence de nos genres de vie, il n'y aura jamais de ces
coupures qui me semblent si lourdes et que nous nous retrouverons unis dans la mesure où nous
approfondirons, chacun dans notre ligne, notre sacerdoce et notre identification au Christ. Au revoir.
Prions.
MICHEL.
* * * Arrivé à ce qui est le plus profond de l'âme et de la vie de Michel les mots nous échappent.
Sous l'action de la grâce qui a buriné son être, tout est devenu si simple et de ce fait comme
insaisissable.
- Michel s'efforce d'être "présent" aux hommes et à Dieu (Incarnation).
Présence dans ce prolétariat du Port par sa vie de travail et sa vie chez Dédé.
Présence à Dieu par son dépouillement, sa prière, sa Foi.
- Il s'efforce d'être le "Prêtre-médiateur" d'une médiation en deçà des gestes on des paroles,
médiation radicale dont la Messe est chaque soir le sommet (Rédemption et Sacrifice eucharistique).
- Il assure en cette zone païenne, une présence d'Église. Lui, prêtre de l'Église, envoyé par elle et qui
reste uni de façon permanente au Corps vivant du Christ.
Lui, qui posé les premiers jalons pour qu'un jour, dans ce prolétariat, la Croix soit plantée18
(1).
18 Ces lignes ne prétendent pas dessiner un aperçu théologique Sur le sacerdoce... même pas souligner les traits particuliers du sacerdoce en secteur missionnaire.
Elles partent des faits, sans plus... de ce dont a vécu intérieurement le prêtre missionnaire Michel Favreau.
SACRIFICE TOTAL
Le 7 avril 1951 chacun vaque à ses occupations. Émile est au chantier. Étienne qui ne travaille pas le
samedi à son atelier est allé au marché des Capucins.
* * * 8 heures 30. Des coups de téléphone se succèdent : "Michel vient d'être grièvement blessé." G...
saute dans un tram et aperçoit Étienne place de la Victoire. Ils courent à l'hôpital... et retrouvent le corps
de Michel à l'amphithéâtre, sans vie.
Il est 9 heures. Étienne lui donne l'absolution sous condition.
Frappé par une palanquée de madriers un peu après 8 heures, une ambulance du Port l'a
immédiatement transporté à l'hôpital Saint-André. Il expirait en arrivant à la salle 31, treize minutes
après l'accident19
.
* * * La nouvelle de sa mort se répand.
Durant deux heures les dockers cessent le travail. Le Port est immobile en signe de deuil. Les
camarades qui travaillent dans le secteur du Bassin à Flot n° 2 ne reprendront pas de la journée.
La consternation règne chez Dédé... où les dockers qui le connaissent le mieux resteront cette
journée, ensemble, à parler de lui.
Mme
Dédé nous dira, plusieurs jours après, quel vide il laisse dans la maison.
* * * Les journaux du lundi annoncent la mort de Michel à toute la ville et aux banlieues.
Dans les quartiers ouvriers, sur bien des chantiers, au bistrot entre deux tournées, le nom de Michel
est prononcé. Des questions se posent. Une sympathie naît ou grandit.
* * * Ce samedi soir, 188, cours de la Marne, les allées et venues se succèdent. Après un repas pris en
commun, comme on peut, avec ce qu'on a, des chrétiens se retrouvent, s'entassent dans la petite
chapelle.
Longuement, ils prient, lisent les textes d'Écriture qui paraissent significatifs à l'un ou à l'autre. Ils
chantent aussi. Les âmes passent de la souffrance aiguë à l'action de grâce, à l'espérance portée sur les
ailes de la Foi.
19 Voir en fin de chapitre j'extrait du rapport du Commissariat du Port.
* * * Dans la nuit, E... va annoncer la nouvelle à ses camarades de la Cité des Castors à l'Alouette.
Court dialogue avec les hommes qui assurent la garde du chantier et informeront demain ceux qui
viendront travailler.
Ils devaient décider par la suite qu'une des rues de cette nouvelle cité ouvrière porterait le nom de :
"Père Michel Favreau."
* * * Dimanche matin. Denise, la sœur de Michel, arrive avec son mari, Jean, et une tante. Souffrance
aussi, mais ils ont réalisé, dans la Foi, la portée dn sacrifice de ce Michel très aimé.
* * * Vers midi on transporte son cercueil de l'hôpital au cours de la Marne.
Des groupes se forment sur les trottoirs. Des visages paraissent aux fenêtres, émus.
* * * Notre petite chapelle l'accueille.
Sur cet autel où mardi dernier Michel célébrait la Messe d'équipe, on pose son cercueil de chêne.
Cercueil nu sur l'autel nu, humble pain de l'offrande. Sur le cercueil, son calice.
On allume, comme pour la Messe, les deux cierges.
C'est bien-la Messe qui continue, l'offrande de Michel, son sacrifice, unis à l'Offrande et au Sacrifice
du Christ-Prêtre.
Elle se poursuivra dans le Ciel pour cette "Médiation" qui, par lui, rattache à Dieu les 4000 dockers
du Port de Bordeaux.
* * * Auprès de son corps, un long défilé commence qui ira s'amplifiant jusqu'an lundi· soir.
Camarades de travail, mais aussi chrétiens de toutes les c1asses de la société...
L'un d'entre eux, un inconnu, vient à quatre reprises dans la journée. Il reste longuement immobile
devant ce cercueil, il part, il revient encore.
* * * Le soir venu, notre chapelle se remplit à nouveau de chrétiens. La Messe est célébrée près du corps
du frère d'équipe.
C'est le même souci, intense chez les premiers fidèles des Catacombes, qui amena l'Église à lier le
sacrifice des siens au sacrifice du Chef, en demandant que des reliques de martyrs soient scellées dans
toute pierre d'autel.
* * * Vers le matin, Émile et Étienne achèvent seuls cette nuit de veille avec lui. Avec lui, ils font leur
dernière réunion d'équipe.
Tour à tour, près de son cercueil, ils parlent. Ils disent à Michel ce qu'il a été pour eux. Ils le
remercient. Ils égrènent leurs préoccupations.
Tout lui est confié auprès de Dieu.
"Michel, dont le sang a rougi les pavés du Port de Bordeaux, ton sacrifice a rejoint le sang du Christ
dans le Calice. Tu es désormais une pierre de base solide sur laquelle s'appuie la Mission."
* * * Dans l'après-midi du lundi, la foule se presse dans le couloir, dans la cour du 188.
Il faut demander à chacun de ne rester qu'un court moment auprès de Michel.
* * *
18 heures 30. Le Port débauche. Par les grilles ouvertes, les dockers, musette à l'épaule, sortent
rapidement.
Beaucoup d'entre eux se dirigent vers le cours de la Marne. Les vélos s'entassent.
Un camion s'arrête. Une vingtaine d'ouvriers du bâtiment sautent de la benne. Habits de travail,
bottes boueuses, ils arrivent directement de leur chantier de la Cité des Castors.
* * * 19 heures. La circulation est maintenant interrompue sur le Cours de la Marne.
Poitrine contre poitrine, en rangs serrés, plusieurs centaines de dockers attendent Michel, délégués
syndicaux en tête.
Aussitôt après Denise et Jean, après l'équipe, les quelques parents et les amis intimes, ils s'avancent
maintenant. Ils ont droit à la première place. Ils sont "sa famille" à lui.
Le long cortège s'ébranle vers l'église Saint-Jean-de-Belcier, derrière la gare, dans un silence
impressionnant.
* * * Par les rues adjacentes, d'autres travailleurs arrivent, leur journée finie. Ils s'arrêtent. Les "trottoirs
sont noirs de monde.
Dans ce quartier où le va-et-vient des voyageurs rend propice l'industrie qu'on devine, -des "filles" se
sont rassemblées. Ce sont des habituées. Elles savent qui est Michel. Silencieuses, elles lui font une haie
d'honneur.
Que de fois en passant par là il a prononcé cette phrase du Christ dont il pénétrait toute la force et
tout le sens : "Les prostituées et les étrangers vous précéderont dans le Royaume des Cieux." Les
regardant, il murmurait : "Nous précéderons dans le Royaume des Cieux."
* * * Toute cette foule ne peut entrer dans l'église, bien qu'on ait sorti les chaises pour faire plus de place !
On s'entasse jusqu'au chœur, enserrant à le toucher le cercueil de Michel.
Tout près de Monseigneur l'Archevêque de Bordeaux, qui préside, les dockers se serrent. L'un d'eux,
fatigué, s'appuiera durant la cérémonie sur le dossier du fauteuil épiscopal.
Pour une fois, ils sont chez eux dans cette église, les dockers de Bordeaux, parce que Michel est "à
eux".
* * * Le Père Damoran remercie ceux qui sont venus :
Michel a vécu sans phrase ... Il est mort sans phrase ...
Lui-même aurait refusé qu'on "utilise" sa mort comme une réclame.
Inutile de lui jeter des fleurs.
La vie et la mort de Michel se suffisent à elles-mêmes.
Je dirai simplement auprès de lui ce qu'il a voulu :
1° Embrasser les difficultés et la dureté de votre vie, dockers ses frères. Être docker parmi les
dockers.
Voici quelques semaines, un de ses anciens camarades de Vendée lui disait : "C'est beau ce que vous
faites, Monsieur l'Abbé."
"Lorsque vous passez sur le Port de Nantes, répondit-il, et que vous voyez les dockers au travail,
vous dites que c'est beau ? Alors ? Je ne suis qu'un docker parmi les autres."
"Chez Dédé", le bar de la rue des Pontets, où il vivait, un de ses camarades, Pierrot, disait : "C'était
un copain irremplaçable."
Irremplaçable... , non, mais on sait ce que celà veut dire.
2° Mener loyalement avec vous les "luttes ouvrières". Martinez, secrétaire du syndicat des dockers,
nous le disait samedi soir à la Bourse.
Il avait "lié son sort" totalement aux milliers de dockers bordelais.
3° En même temps, pleinement, il était le prêtre de l'Église catholique comme en témoigne :
- la présence de nombreux prêtres, ses frères, dans le même sacerdoce,
- la présence de Mgr Richaud, père de ce diocèse.
Il a souffert de tout ce qui sépare les ouvriers, les dockers en particulier, de "son" Église... sans vous
en parler, mais plus que vous ne pensez !
En tout cas, écrasé, quand on l'a relevé, amas de vêtements, de chair, de boue et de sang, il venait de
rencontrer la mort dont il n'avait pas osé rêver..., semblable au. Christ crucifié.
J'ai le devoir de vous remercier au nom de Michel lui-même,
au nom de Denise, sa sœur, de Jean, son beau-frère, de sa famille,
au nom d'Émile et de moi-même qui formions avec lui la petite équipe à trois des prêtres-ouvriers de
Bordeaux.
Braves gens du quartier de la gare du Midi... Merci.
Camarades de "chez Dédé"… Merci.
Camarades de son équipe de travail ce matin-là... Merci.
Vous tous qui êtes venus... Merci.
Camarades anonymes comme ceux de la petite entreprise du Bouscat, qui avez porté gerbes ou
bouquets... Merci.
"Union des Femmes Françaises" du quartier qui nous avez aidés et marqué plus que de la
sympathie... Merci.
Syndicat des dockers qui avez apporté cette gerbe magnifique au nom de l'Union Départementale et
qui êtes ici représentés officiellement... Merci.
Vous tous que j'ai oubliés dans ma peine... Merci.
Auprès de ton corps mutilé, Michel, toi qui as versé tout ton sang sur ces quais que tu aimais, tu nous
appelles à "l'UNION".
Tu nous appelles à comprendre que chacun peut rester lui-même et bannir l'esprit de parti.
Ceux qui ont la Foi, tu les appelles à sentir la force de ton sacrifice.
Tous, croyants, incroyants, tu nous appelles à servir courageusement, chacun à notre place, chacun
à notre manière, les grandes causes chères à ton cœur.
Tu nous appelles à lutter "ensemble" pour :
plus de Justice,
plus d'amitié entre nous,
pour la Paix du monde.
* * * Le Père Bondu commence la Messe.
* * * Près de l'autel un groupe d'hommes chante :
Sur un sol pétri de haines
Nos cœurs feront germer l'amour.
Donnons tout le sang de nos veines
Pour que se lève enfin le jour
Où les humains de par le monde
Iront en se serrant la main.
Hardi les gars, l'ouvrage abonde
Sur la terre de demain...
Les textes liturgiques sont lus à haute voix, introduits par un court commentaire.
L'Offertoire est lui aussi chanté :
L'immense foule des hommes courbés sur le travail
De la mine à l'atelier 1
De la charrue au moulin
A formé ce pain.
Oh ! Seigneur, qu'il est beau ce pain !
Avant la Communion, bon nombre des assistants récitent ensemble la prière des baptisés : "Notre
Père."
* * * La Messe terminée, Mgr Richaud prend la parole, visiblement accablé par sa peine.
Son Excellence manifeste toute son émotion de père devant l'holocauste d'un prêtre qui lui était si
cher par tant de dépouillement et de surnaturel.
Monseigneur dit .également à tous les ouvriers présents combien leur sympathie le touche et quelle
sympathie il éprouve lui, le père du diocèse, pour la masse prolétarienne de Bordeaux.
Il exprime sa vive reconnaissance envers la Vendée qui lui a envoyé un tel apôtre.
Il élève les pensées de tous jusqu'à ce sacrifice que très certainement, Michel Favreau a, par avance,
offert en union avec sa Messe, en union avec le Sacrifice du Christ.
Monseigneur donne maintenant l'absoute et la cérémonie s'achève.
Le vent monte sur la plaine
Nous allons nous dire adieu
Si nos cœurs ont de la peine
Que la joie brille en nos yeux
Nous partons, mais l'âme pleine
D'un impérissable feu.
La Mission qui nous entraîne
Nous rassemblera chez Dieu.
* * * La foule s'écoule lentement. Le cercueil de Michel reste exposé dans l'église en attendant de partir
pour la Vendée le lendemain matin.
Dans la nuit, par la porte grande ouverte, on aperçoit de la place Belcier la flamme discrète des
cierges. Des' amis viennent encore. C'est leur dernière veillé avec ce Michel qui les a conquis.
Le lendemain on trouvera dans la boîte aux lettres de cette église un billet de 100 francs épinglé à un
petit papier portant ces mots : "Pour le prêtre-ouvrier qui nous a aimés."
* * * Mardi, 4 heures 30. Le fourgon mortuaire arrive.
Nous chargeons nous-mêmes le cercueil. Nous prenons la route.
* * * 10 heures 30, Montaigu.
A l'entrée de ]a ville c'est aussi une foule nombreuse et plus de 80 prêtres qui accueillent le fils de
cette paroisse.
* * * La cérémonie se déroule. Michel reçoit les honneurs que l'on réserve aux prêtres dans cette Vendée.
Déploiement de la liturgie.
Ferveur de Chrétienté.
* * * Mgr Cazaux, en tournée de confirmation, a délégué Mgr Masse qui préside et parle avant de donner
l'absoute :
"Monsieur l'Abbé Favreau continuera dans le Ciel son œuvré inachevée, car il avait la hantise des
âmes.
Quelques-uns prétendaient qu'il avait le goût de l'aventure. Il est plus vrai de dire qu'il possédait le
cœur d'un apôtre avec ses initiatives et ses audaces, ne calculant pas avec le dévouement, payant de sa
personne, se dépouillant de tout pour les autres...
Au témoignage de l'exemple, M. l'Abbé Favreau ajouta le témoignage suprême : celui du sacrifice.
C'est parce qu'il a voulu partager les risques et les dangers des dockers qu'il est tombé.
C était la veille du second Dimanche après Pâques, où les prêtres récitèrent à la Messe l'Évangile
du Bon Pasteur. Il n' y a pas de plus grande marque d'amour que de donner sa vie pour ceux qu'on
aime, affirmait le Maître. En vrai disciple, ce prêtre-ouvrier a donné vie pour les ouvriers, ses amis.
Son œuvre se poursuivra..."
* * * Sa paroisse natale accompagne maintenant Michel à sa dernière demeure. Son cercueil est descendu
dans la tombe de famille auprès de ceux de son père et de sa mère.
Sur cette tombe, le Père Damoran remercie la Vendée comme l'a déjà fait Mgr Richaud à Bordeaux :
"Merci de nous l'avoir donné, vous la Vendée chrétienne, vous la Vendée de la Foi, qui envoyez
chaque année tant de vos prêtres vers les pays qui manquent du Christ.
Deux jours son corps est l' resté sur l'autel de notre chapelle, symbole de cette Messe qui a toujours
été et qui reste au sommet de sa vie sacerdotale.
C'est ici, dans la vie quotidienne, qu'avec Michel enfant vous avez dialogué les prières au bas de
l'autel.
L'offrande a eu lieu au cours de cette ordination reçue à Luçon des mains de Mgr Cazaux. Elle s'est
poursuivie dans son premier ministère aux Herbiers.
Mais l'heure de la consécration a sonné le 7 avril 1951 à 8 heures sur le Port de Bordeaux.
Et nous vous le rendons comme une Hostie pure au moment de la communion.
Ensemble, si vous le voulez, il nous reste à chanter dans l'incompréhensible de la volonté de Dieu,
dans la Foi, notre action de grâce."
* * * Sur sa table, dans sa chambre, nous avons retrouvé par la suite ses humbles affaires : son bréviaire
marqué à l'office du jour..., sa Bible..., un petit ouvrage des éditions du Cerf : le livre de Job... et
quelques notes.
Quelques jours auparavant il était passé cours de a Marne. "Je n'ai plus rien à lire." – "Te voilà le
livre de Job", et c'est ce livre du dépouillement extrême, de la souffrance incompréhensible et divine qui
arrache l'homme à ses suffisances et à ses sécurités que Michel a lu en dernier.
Ses dernières notes sur une page blanche couverte aux trois quarts de son écriture, simples réflexions
sur deux passages de l'Épître aux Hébreux, l'Épître sur le Sacerdoce dont voici les trois dernières lignes,
après quoi il n'est vraiment rien besoin d'ajouter :
"AU SOIR DE NOTRE VIE NOUS SERONS JUGES SUR L'AMOUR (saint Jean de la Croix) ON PEUT DIRE
AUSSI NOUS SERONS JUGES SUR LA FOI, FOI égale ATTACHEMENT DE TOUT L'ETRE AU CHRIST."
EXTRAIT DU RAPPORT DU COMMISSARIAT DU PORT
COMMISSAIRE DE POLICE DU PORT
SECURITE PUBLIQUE (54-00)
20 avril 1951.
A Monsieur le Procureur de la République à Bordeaux.
Le 7 avril, vers 8 heures, le docker Michel Favreau, prêtre du diocèse de Luçon, était mortellement
blessé par la chute d'une "palanquée", en travaillant au chargement de fonds de wagons sur le S/S
Mary-Stone.
Transporté à l'hôpital, il devait succomber quelques instants plus tard d'un traumatisme crânien
important.
L'accident s'est produit sur le terre-plein du bassin n° 2 au Poste IV-V, où sont entreposés des bois en
instance de chargement.
Favreau appartenait à une équipe de 8 dockers qui avaient pour travail de former les palanquées et de
les fixer à la grue qui les enlevait. Les palanquées sont des charges de 40 à 50 fonds de wagon
représentant un poids maximum de 1500 kg. sous lesquels passent deux élingues avec, chacun, 2 crocs.
Ces crocs sont destinés à être placés dans un anneau fixé au croc du câble de levage de la grue. Il était
nécessaire pour que les ouvriers accomplissent leur travail qu'ils se hissent sur ces fonds de wagon qui
formaient un tas régulier de 3 m. de haut environ.
La grue utilisée, qui porte le n° 162, est mobile sur un pont roulant. La manœuvre complète de la
grue comporte, le levage vertical de la charge: la grue "vire" - l'avance ou le recul sur le pont :: la grue
"chariotte" - la rotation de la flèche : la grue "oriente" et enfin, la descente de la charge ou palanquée.
Cette descente s'effectue toujours en utilisant le frein pour ralentir la vitesse de chute.
Dès le début du travail, à 7 heures, le grutier L... s'est aperçu que son frein ne fonctionnait pas
parfaitement et les dockers qui travaillaient dans la cale du navire lui ont également signalé le danger
que présentait son engin.
L... a alors arrêté le travail et a orienté la flèche perpendiculairement au pont roulant, c'est-à-dire en
dehors du chantier de manutention et a fait appel au mécanicien J... pour que ce frein soit remis en état
de fonctionnement. Les freins de ce type d'engin, les ouvriers et l'ingénieur chargé de l'outillage sont
d'accord sur ce point, se dérèglent fréquemment au contact de l'humidité dont ils sont mal défendus.
Le mécanicien doit alors essuyer les garnitures du frein avec de l'étoupe et le faire fonctionner à
plusieurs reprises pour qu'il s'échauffe et éliminer ainsi l'humidité.
Le chef d'équipe A... a été prévenu de la cause de l'arrêt et les dockers ont tous été informés de
l'opération.
Après 20 minutes, environ, que le mécanicien employa à faire sa mise au point, L... orienta à
nouveau sa flèche vers le tas de madriers qui devaient être enlevés.
Les dockers Favreau, Diau, Gauthier et Arcenso ont préparé une palanquée de 46 planches et l'ont
fixée au crochet de la grue pour qu'elle soit enlevée. Cette opération faite, A... a signalé par geste à L...
qu'il pouvait virer. Les dockers se sont éloignés pour éviter d'être blessés par le balancement possible de
la palanquée et la charge a été soulevée verticalement par la grue d'une hauteur de 2 m environ.
Les ouvriers dockers sont alors revenus sur les lieux pour reprendre le travail et Favreau ; aidé de
Diau, se hissait sur le tas de bois au moment où L... débrayait en serrant le frein. Le frein ne fonctionnant
pas, la palanquée tomba en chute quasi-libre sur Favreau qui fut atteint à la tête.
J'ai fait relever par photographie la position de la victime au moment de l'accident et j'ai également
fait procéder, par deux fois, à la manœuvre de la grue avec la charge même qui a frappé Favreau. Par
deux fois, les freins n'ont pas fonctionné. Il est donc certain qu'il faut attribuer l'accident à ce défaut
mécanique.
CONCLUSION : le décès de Favreau est purement accidentel. Le décès est dû à un défaut de
freinage de la grue 162 du Port Autonome.
LE COMMISSAIRE DU PORT.
LETTRES DE L'ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX
ET DE L'ÉVÊQUE DE LUÇON
(Semaine Catholique du Diocèse de Luçon. N° 15.
Samedi 14 avril 1951.)
Je tiens à faire moi-même part à mes diocésains du décès tragique de l'abbé Michel Favreau. Émule
de l'abbé René Giraudet, ce jeune prêtre, vivant, sympathique, généreux, vient de tomber au champ
d'honneur du travail, victime de sa charité pour la classe ouvrière.
Mieux que toute autre chose, l'allocution de Mgr Masse à Montaigu et la lettre que je reçois de Mgr
l'Archevêque de Bordeaux feront ressortir les circonstances et le prix d'une mort qui laisse dans nos
cœurs une peine -immense et une consolation, une fierté plus grandes encore !
Luçon, le 12 avril 1951.
ANTOINE-MARIE,
évêque de Luçon.
ARCHEVECHE DE BORDEAUX
10 avril 1951.
Cher Monseigneur,
Je vous écris le cœur navré. En rentrant samedi soir, j'ai appris l'affreuse nouvelle de la mort de M.
Michel Favreau et j'ai tout de suite songé à l'immense peine que vous en ressentiriez. Il était si
sympathique dans son surnaturel et son désintéressement complets. Je ne vous ai pas écrit tout de suite
parce que mon secrétaire avait correspondu avec vous et me disait que vous viendriez probablement
aux obsèques. Elles ont eu lieu hier soir, à l'église Saint-Jean-de-Belcier, avec une foule considérable
de dockers et d'ouvriers qui n'ont pu tous pénétrer dans l'église.
Mais quel recueillement, . quelle compréhension, quelle sympathie! Il est difficile d'assister à des
funérailles plus émouvantes. Merci de nous avoir donné un prêtre qui en si peu de temps a su faire une
telle trouée dans la masse ouvrière de Bordeaux ! Je pense à votre chagrin personnel, car je sais toute
l'affection que vous aviez pour Michel Favreau. En union de prières avec vous et tout votre diocèse
pour le repos de son âme, je vous assure, cher Monseigneur, de ma respectueuse et très douloureuse
sympathie.
PAUL,
Archevêque de Bordeaux.
* * *
BORDEAUX, TERRE PAIENNE ?
(Extraits d'une enquête menée par la Mission Ouvrière de Bordeaux, en février 1950.)
LA REALITE DES FAITS
Le prolétaire bordelais ne va plus à la messe du dimanche. Dans sa vie ordinaire, il n'attend rien de
l'Église, quand il ne la considère pas comme une ennemie. Il n'aime pas les curés ; il meurt sans
sacrements... mais sa famille le fait enterrer à l'église à cause d'une certaine répugnance pour
l'enterrement civil.
Le prolétaire bordelais fait baptiser ses enfants (sans aller lui-même à la cérémonie, lui le père, et les
hommes de sa parenté) parce que c'est l'habitude et l'occasion d'un bon repas, suivi d'un bal parfois... ou
de réjouissances sans lien aucun avec le baptême. Il suffit d'entendre le récit de ces fêtes le lundi par le
père singulièrement fatigué de la veille... Quand on n'a pas choisi pour cette fête, Pâques ou Pentecôte.
Aucun lien liturgique... simplement le lundi chômé pour continuer la fête ou récupérer.
La plupart de ces prolétaires se marient à l'Église... la première fois. Si cela ne va pas en ménage, il
n'est pas très sûr qu'ils divorceront, mais ils quitteront ce conjoint pour vivre à la "colle" avec un autre.
Ils ont du mal à se débrouiller des difficultés administratives... et ils s'en passent toujours quand ils
peuvent.
* * *
COMMENT LE PROBLEME SE POSE
Premier aspect
Il existe en dehors de l'Église un bloc humain, le Prolétariat.
L'unité de ce prolétariat se manifeste par une psychologie profonde et commune... et repose sur des
conditions concrètes de vie : salaires, habitat, situation de dépendance absolue dans une "Économie
Capitaliste", position de "Mineurs" dans l'entreprise, impuissance à sortir de son état de salarié, menace
de chômage, insécurité relative, mais réelle en face de la maladie (insuffisance de la Sécurité Sociale).
Ce bloc humain est massivement hors de l'Église. Il le sait. Il l'accepte. Il le veut. L'Église pour lui est
liée à la Bourgeoisie et au Capitalisme. Elle reste un danger, sinon toujours une ennemie.
Il est insuffisant pour l'Église d'arracher à ce bloc des individus. Ils ne deviendront pour leurs frères
ouvriers que des transfuges. D'où nécessité absolue de voir en face le problème dans sa vérité, dans
toutes ses dimensions. Il faut mettre fin au divorce de l'Église et du Prolétariat.
Le peuple, le peuple tout court, n'est plus "le peuple de Dieu". Il n'y a pas d'autre question.
L'Église est en présence d'une zone païenne. Devant ces païens modernes d'un pays à tradition
chrétienne, l'Église ne peut partir simplement de la structure paroissiale, structure d'ordre géographique.
Si on trouve le prolétariat bordelais par blocs assez compacts dans certains quartiers : Saint-Michel,
Saint-Pierre, Bacalan, dans certains secteurs de banlieue : Floirac, Cenon, la Souys, une partie de
Bègles, Verthamon, ou dans les quelques cités H.B.M. de la ville, on le rencontre aussi dans les taudis
qui voisinent avec le grand commerce, les artères les plus importantes, de vastes appartements
bourgeois. Par ailleurs, l'ouvrier habite souvent loin de son lieu de travail et la difficulté de se loger
accentue encore ce fait. L'ouvrier des grosses usines de la rive droite habite aussi bien Carbon-Blanc,
Libourne, Pessac... que les petites rues autour de la place Gambetta. Il suffit de voir aux heures
d'embauche et de débauche le mouvement des vélos sur l'avenue Thiers, le Pont-de-Pierre, les
boulevards, la rue Lecoq (bitumée), la rue de la Béchade (bitumée) ou les artères qui conduisent en
banlieue.
L'Église n'est pas en face d'un secteur territorial païen, mais en face d'une réalité humaine païenne et
relativement indépendante de la géographie... un peu comme on envisage le problème de
l'Évangélisation sous l'angle des sectes dans l'Inde, sous l'angle de l'Islam en Afrique du Nord.
L'Église doit tenir compte de cette réalité vivante.
Il lui faut non seulement faire vivre ses paroisses géographiques, mais aussi cette famille païenne,
cette "Gens". "Docete omnes gentes." ("Enseignez toutes les familles humaines.") - Saint Matthieu
XXVIII, 19.
Deuxième aspect
Il manque à l'Église vivante une de ses pierres de base... la présence des "pauvres" dans son sein.
"Nos Seigneurs les Pauvres."
Or, les prolétaires sont les Pauvres d'aujourd'hui, non plus des pauvres juxtaposés à qui nous devons·
l'aumône d'un morceau de pain, mais des pauvres dans un temps nouveau, des pauvres rassemblés, unis
par des points communs et vitaux malgré les consignes de chefs aux vues divergentes.
Il ne s'agit pas de savoir si, moralement les pauvres sont bons ou mauvais, si les prolétaires sont
impurs, orgueilleux, aveugles, haineux, partisans, inintelligents, maladroits... car nous aussi nous
sommes tout cela. Il s'agit de savoir si oui ou non les pauvres, les prolétaires ont chez nous la première
place (de droit et, de fait), la place que leur assigne l'Évangile dans le programme divinement parfait du
Christ. Le prolétaire doit apporter au corps vivant du Christ une richesse, richesse pour toute l'Église
comme le fera la conversion de l'Inde ou de la Chine.
LE SALAIRE ET LES CONDITIONS DE VIE DU DOCKER FAVREAU
Avons-nous raison de porter un jugement sévère sur les conditions qui sont faites aux ouvriers
dockers... le jugement même de Michel ?
Plus un travail est pénible, plus il use un homme, plus il prend de sa vie, plus il doit être rémunéré. Et
combien dur est le travail sur le Port.
Plus l'ouvrier court de risques20
, plus son salaire doit être élevé.
Michel tenait à jour un tableau de son travail pour percevoir quelques primes, d'ailleurs minimes et
qui n'étaient payées qu'avec plusieurs semaines de retard.
Voici ce tableau entre le 22 janvier et le 5 avril 1951 (avec les chiffres cités au passage plus haut, il
donnera une "idée" du "salaire" du docker) :
Certes, Michel n'était qu'occasionnel (le salaire du professionnel est légèrement supérieur). Par
ailleurs l'occasionnel est moins souvent embauché... il faut qu'il vive cependant.
En mars, par exemple, mois durant lequel il a réussi à travailler 15 journées, soit 127 heures, il a
gagné 13 404 francs. Avec les primes, il n'arrivera pas à 15 000 francs.
A cette période son repas lui revient à 150 francs..., soit 350 francs de nourriture par jour (avec le
casse-croûte). Pour les 31 jours de ce mois de mars il dépense 10 850 francs. Il loue sa chambre 2000
francs par mois. Il lui faut donc 12 850 francs pour vivre et se loger !
20 Quatre mois après le décès de Michel, le 3 août 1951, au poste 7 des docks, un jeune marin avait aussi la tête écrasée par une
palanquée de madriers au cours du chargement du cargo panaméen "Wear".
TABLEAU de TRAVAIL du DOCKER MICHEL FAVREAU - n° 8054
JANVIER
Lundi 22 ½ journée Rouméga 340
Mardi 23 1 – 10 h. Colin-Barbé 1082 Utrecht
Mercredi 24 1 – 8 h. – 778 Ellewoudsuk
Jeudi 25 1 – 8 h. – 778 Willem Barendz
Vendredi 26 1 – 8 h. – 778 Tourteaux
Mardi 30 ½ – 4 h. – 419 Brazza (déchargement)
Mercredi 31 ½ – 4 h. Chargeurs 419 Brazza (déchargement)
FÉVRIER
Jeudi 1 1 journée 9 h. Chargeurs 968 Brazza (déchargement)
Vendredi 2 1 – 9 h. Chargeurs 930 Brazza (déchargement)
Samedi 3 1 – 9 h. Chargeurs 980 Brazza (déchargement)
Mardi 13 1 – 9 h. Docks industriels 973 Hilaire Maurel (déchargement)
Jeudi 15 1 – 9 h. Colin-Barbé 848 Matinée s/ (chargement)
Jeudi 22 1 – 9 h. Chargeurs 930
Vendredi 23 1 – 9 h. Chargeurs 930 Le Foucauld (déchargement)
Mardi 27 2 – 16 h. Bitaly 1872 Centaure (chargement)
Mercredi 28 1 – 9 h. Worms 930 Ville de Tananarive (déchargement)
MARS
Vendredi 2 1 journée 9 h. Worms 930 Ville de Tananarive (déchargement)
Samedi 3 1 – 10 h. Worms 1080 Ville de Tananarive (déchargement)
Mardi 6 1 – 10 h. Docks industriels 1248 Aragon (déchargement)
Mercredi 7 ½ – 5 h.
½ – 4 h
Transat 541
Colin-Barbé 389
Atlas (déchargement)
Malin Mead (chargement)
Jeudi 8 1 – 9 h. Colin-Barbé 1010 Malin Mead (chargement)
Vendredi 9 1 – 8 h. Colin-Barbé 658 Malin Mead (chargement)
Lundi 12 1 – 8 h. Chargeurs 778 Cap Saint-Jacques (déchargement)
Mardi 13 1 – 9 h. Chargeurs 930 Cap Saint-Jacques (déchargement)
Mercredi 14 1 – 8 h ½
Grève
Chargeurs 853 Cap Saint-Jacques (déchargement)
Jeudi 15 1 – 9 h. Chargeurs 930 Cap Saint-Jacques (déchargement)
Vendredi 16 1 – 9 h. Chargeurs 930 Cap Saint-Jacques (déchargement)
Lundi 19 ½ – 4 h. Colin-Barbé 389 Manutention
Mardi 20 1 – 8 h. ½
Grève
Chargeurs 853 Baffa (5 H. Bigue et St-Roux 4 H.)
Mercredi 21 1 – 9 h. Chargeurs 930 Baffa (chargement)
Vendredi 23 1 – 9 h. Docks industriels 955 Hilaire Maurel (déchargement)
ACCIDENT (la reprise du travail a eu lieu le 2 avril)
AVRIL
Lundi 2 1 journée 9 h. Bitaly 930 Halcience (chargement)
Mardi 3 5 h.
4 h.
Bitaly 540
Bitaly 410
Halcience (chargement)
Wagons
Mercredi 4 1 – 9 h.
Grève
Transat 778 La Hague (déchargement)
Jeudi 5 1 – 8 h. Colin-Barbé 808 Magasin